Les grandes chroniques de France (2/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis
CI COMENCENT LES GESTES DU DÉBONNAIRE ROY LOYS.
* * * * *
I.
ANNEES: 778/785.
De sa mère, qui elle fu, et quant il fu né; et coment son père lui octroia le royaume d'Acquitaine, pour ce qu'il y avoit esté né, et establit sages hommes pour l'enfant garder et gouverner. Après, coment l'empereur alla à Rome et luy livra le royaume, et puis coment l'empereur le manda par deux fois.
Cy commence la vie et les fais du débonnaire roy Loys, fils Charlemaines, qui roy fu et empereur. Mais pour ce qu'il porta couronne, et fist aucuns grans fais au vivant de son père, nous conviendra parler du roy Charlemaines jusques ça avant.
Plusieurs femmes eut l'empereur Charlemaines: en elles engendra grant lignée de fils et de filles. La première de ses femmes eut nom Hildegarde, noble dame fu de la lignée de Sassoigne. Deux hoirs masles conçut ensemble la première fois[720], desquels l'un commença près d'aussi tost à mourir comme à naistre. L'autre qui, par la volonté Nostre-Seigneur, nasquit plein de vie et bien fourmé; baptisé fu, et par nom appellé Loys, en l'an de l'Incarnation sept cens et soixante dix et huit. Et pour ce qu'il fu né en Acquitaine, le père lui octroia dès lors le royaume, sé Dieu lui donnoit vie, et voult qu'il en fust sire clamé.
Note 720: Vita Ludovici Pii imperatoris, Caroli magni filii. —III. A compter d'ici, le moine de Saint-Denis traduit la vie anonyme de Louis-le-Débonnaire, publiée par un de ses contemporains, peu de temps après la mort de l'empereur (voyez la Dissertation). L'original de cette vie a été inséré dans le 6° vol. des Historiens de France, page 80 et suivantes.
Bien savoit l'empereur, qui tant estoit sage, que un royaume est ainsi comme le corps d'un homme, qui souvent est heurté et débouté de diverses et grans maladies, et tost mourroit aucunes fois s'il n'estoit secouru par le conseil de phisique; et tout ainsi est-il du corps d'un royaume ou d'un empire, qui tost gaste et destruit par discordes et par guerres, sé il n'estoit secouru et gouverné par le conseil des sages hommes. Pour ce voult-il ordonner et establir contes et autres menistres par tout le royaume d'Acquitaine de la gent de France[721], qui feussent si sages et si puissans, que nul ne peust à eulx contrester par malice né par force, et qu'ils eussent la cure des cités et du païs.
Note 721: De la gent de France. Cette observation est précieuse; elle nous permet de supposer que les comtes et les vassaux, nommés par Charlemagne, n'étoient pas originaires des provinces aquitaniques. «Ordinavit comites, abbatesque, nec non alios plurimos quos vassos vulgò vocant, ex gente Francorum.» Quelle est cette langue vulgaire, de laquelle, au temps de Louis-le-Débonnaire, faisoit partie le mot vassos ou vassaux? Auparavant, dans le chap. II, le même auteur exprime l'aspérité des côtes dans les Pyrénées, par les mots: asperitate cautium.
En la cité de Bourges establit premièrement le comte Imbert[722]; en la cité de Poitiers, Albouin[723]; en Pierregort, Wibode; en Auvergne, Ytier; en Vallage[724], Oulle; en Toulousain, Corsone[725]; en Bourdelois, Seguin; en Albigois, Haimon; en Limosin, Rogier.
Note 722: Imbert. Le latin porte: «Primo Humbertum, paulo post Sturbium præfecit comitem.» A propos de Sturbium, je remarquerai que l'un des vassaux les plus ordinairement cités dans les Chansons de geste des Lorrains, de Roncevaux, etc., est Estormis de Boorges, qui sans doute est le méme que Sturbium, ou plutôt Sturminium, comme on le voit écrit dans l'édition d'Aimoin, de 1567, page 524.
Note 723: Albouin. Latinè: Abbonem. Chansons de geste: Aubouins.
Note 724: Vallage. M. Guerard pense qu'il faut entendre par Vallagia, la Vallée, petit pays de l'Anjou (voyez la liste des provinces et pays de France, dans l'Annuaire de la société de l'Histoire de France, 1836, page 143).
Note 725: Corsone. Peut-être le même que le héros de roman Orson. Seguin de Bordeaux, Haimes et Roard (latinè Rothgarium), sont également célèbres dans d'autres chansons.
[726]Et quant l'empereur eut ainsi ordonné au royaume d'Acquitaine, il trespassa le fleuve de Loire et repaira à Paris. Pou de temps trespassa puis qu'il lui prist volenté d'aller en Rome, pour visiter les apostres, et pour recommander soy et son fils en leur garde. Et ainsi comme il le proposa, ainsi le fist. L'enfant fist porter ainsi comme en un berceuil; car il n'estoit encore pas d'aage né de force qu'il peust souffrir le chevauchier, né le travail de si longue voie. Et quant il vint, il fu moult honnourablement reçu du clergié et du peuple. Là, fu l'enfant enoing et couronna à roy par la main l'apostole Adrien.
Note 726: Vita Ludovici Pii.—IV.
Quant le père eut là de mouré une pièce, il retourna en France en prospérité, luy et tous ses osts. Le roy Loys, son fils, envoia en Acquitaine, et luy livra tout le royaume. Un noble prince qui avoit nom Arnoul et mains autres menistres luy livra pour luy garder et conduire. Jusques à Orléans l'emportèrent en un berceuil; et là meisme, avant qu'il entrast au royaume d'Acquitaine, luy appareillèrent armes et chevauchée telle comme il afféroit à son aage. En sa terre fu reçu des barons si comme il dut. Quatre ans y demoura sans guères yssir du païs; mais son père qui maintenoit les guerres et les assauts continuels contre la gent de Saissoigne, si comme l'histoire l'a plainement devisé en ses fais, se doubta moult de luy, et eut paour que le peuple d'Acquitaine ne montast en aucune présumpcion contre l'enfant, pour ce qu'il estoit si loin de luy; si se doubtoit encore plus que l'enfant n'accoutumast mauvaises meurs et mauvaises enfances de la manière de la gent du païs[727]: car quant tel aage est nourri en mauvaises tèches[728], il ne les désaprent pas légièrement. Pour ce luy manda qu'il vinst à luy. L'enfant qui estoit grant et bien chevauchant, ordonna son royaume au conseil de Arnoul, son maistre, et laissa ès provinces et ès marches contes et ballifs, pour la terre gouverner et deffendre, se mestier en feust[729].
Note 727: «Cavens ne….. peregrinorum aliquid disecret morum.»
Note 728: Teches. Habitudes; d'où nous avons gardé entiché.
Note 729: L'auteur latin, sans parler d'Arnoul, de comtes ni de baillis, dit simplement: «Relictis tantùm marchionibus qui fines regni tuentes, omnes, si fortè ingruerent, hostium arcerent incursus.» On voit que d'abord les marquis étoient essentiellement des chefs préposés à la défense des marches ou limites. Il y a loin d'eux aux marquis des temps modernes; mais aussi combien avons-nous de comtes qui aient des comtés, de ducs qui aient des duchés, de barons qui aient des baronnies? et nous sourions des enfants qui jouent à la poupée!
A grans gens meust et vint à son père là où il le manda[730], en habit de Gascon estoit atourné, si comme le père luy avoit mandé, luy et les autres nobles hommes de son aage qui avec luy chevauchoient par compaignie. Si avoit vestu ainsi comme une cloche roonde[731], et les manches de la chemise longues et pendans. Les esperons laciés sur les chauces[732] et un javelot en sa main. Avec le père demoura une pièce de temps, et avec luy alla jusques à Heresbourc.
Note 730: Où il le manda. A Paderborn. «Ad Patrisbrunam.» Ce dernier mot n'a pas été compris par le moine de Saint-Denis, qui va plaisamment le traduire par: si comme le père lui avoit mandé.
Note 731: Comme une cloche roonde. C'est à peu près ce que nos paysannes portent encore et nomment thérèse, sans doute du nom de l'Espagnole sainte Thérèse. Le texte latin dit amiculo rotondo, cape ronde, et Catel a remarqué avec raison, à propos de ce passage: «que dans Paris, encore aujourd'hui(1633), on appelle une cloche, les chapes que les Parisiennes portent, qui couvrent la tête et ne passent point la ceinture.» (Histoire du Languedoc, liv. 1.)
Note 732: Tout cela est librement rendu. Il falloit: «Si avoit une cloche roonde, les manches de la tunique (ou camisia) amples, le vestement des jambes large, les éperons fixés à la chaussure, etc.»
Quant l'esté fu auques trespassé et ce vint le temps de septembre, il rinst congié au père et retourna pour yverner en Acquitaine.
[733]En ce temps advint que un Gascon qui avoit nom Adereliques[734] prist Corson de Thoulouse, si ne peut eschapper de ses mains jusques à temps qu'il se feust alié à luy par serrement contre le roy. Le roy qui ce sceut assembla parlement par le conseil des barons pour prendre vengeance de ce fait. Cil Adereliques semont[735], mais il ne voult avant venir, pour ce qu'il se sentoit meffait, jusques à tant que le roy luy eut livré ostage de seureté.
Note 733: Via Ludovici Pii.—V.
Note 734: Adereliques. Le latin porte: Adelericus. C'est évidemment le même nom que Alori, l'un des traîtres les plus fameux de la race de Ganelon, dans les anciennes Chansons de geste. C'était le fils de Loup, ou plutôt de Ganelon lui-même. Chorson doit être l'Orson des mêmes épopées.
Note 735: Semont. Le roi manda cet Adereliques; le latin ajoute: In loco Septimaniæ cujus vocabulum est mors Gothorum. C'est peut-être Morganz, aujourd'hui village du département des Landes, tout proche de Saint-Sever.
Au parlement vint toutes voies, mais l'en ne lui osa mal faire sur l'asseurement le roy, et meismement pour le péril des ostages qu'il tenoit par devers luy. Ainsi luy fist-on donner dons au départir.
Les ostages du roy rendit et les siens receut; si se départit de court en telle manière à cette fois. Au temps d'esté qui après vint, mut le roy pour aler à son père, qui mandé l'avoit, à simple chevauchée et sans grant compaignie. Avec luy demoura tout l'iver et tout l'esté. Là fut amené cil Adereliques en la présence des deux roys, et fu mis à raison[736] du cas dont il estoit acusé. Et pour ce qu'il ne s'en put purgier, il fu envoyé en essil, sans aucun rappel.
Note 736: Mis à raison. Interrogé.
Et cil Corson fu osté de la duchié pour ce qu'il s'estoit consentu à la volenté de l'autre. En son lieu fu mis un autre qui avoit nom Guillaume. (Si n'estoient pas, au temps de lors, ces duchiés par héritage, ains estoient ainsi comme ballifs que l'on mettoit et ostoit à temps[737].) Cil Guillaume trouva les Gascons moult fiers et moult orgueilleux au commencement, comme gens qui par nature sont légiers et muables, meismement pour le Gascon Adereliques que le roy eut envoyé en essil: mais il fist tant en pou de temps et par sens et par armes qu'il les fist tenir tout en paix; et abatit si leur orgueil qu'ils n'osèrent rien emprendre contre lui[738].
Note 737: Cette parenthèse est une réflexion du traducteur.
Note 738: Voici encore l'un de nos héros de roman, le célèbre Guillaume, surnommé tour à tour d'Orenge, d'Acquitaine, de Gelloue, Fiere-Brace et au Court Nez. Ainsi l'histoire vient-elle en aide à nos anciennes poésies beaucoup plus nettement qu'on ne l'a cru jusqu'à présent. Guillaume est surtout représenté par nos poëtes comme le soutien du trône chancelant de Louis-le-Débonnaire. Il faut entendre ici le trône d'Aquitaine que Louis occupa effectivement plus de vingt ans avant la mort de son père.
II.
ANNEES: 790/796.
Des messages de divers princes sarrasins et du parlement que le roy tint à Thoulouse: et coment son père le fist chevalier et le mena ostoier avec luy sur les Wandres. Après, coment il ala aidier Pepin son frère en Lombardie. De la conspiration de Lothaire contre son père, et puis coment le roy Loys quitta au pays d'Acquitaine le treu de blé que ceulx du pays luy devoient.
En celle année meisme tint le roy général parlement en la cite de Thoulouse. Là vindrent les messages Abutaire un roy sarrasin, et mains autres messages d'autres princes sarrasins qui au royaume d'Acquitaine marchissoient. Divers dons apportoient et requeroient pais et aliances, selon sa volenté. Si les receut le roy et puis les congéa.
[739]En l'an qui après vint, mut le roy pour aler encontre son père, en un lieu qui a voit nom Ingeelham. D'ilec ala avec luy à Renebourg[740]. Lors commanda le père qu'il retournast, jusques à tant qu'il feust revenu de celle besoigne, et demourast, tandis, avec sa marrastre, la royne Fastarde. Avec luy[741] demoura tout cel yver. Et avant que l'empereur fust retourné, luy et ses osts qu'il eut menés sur les Wandres[742], il manda à son fils qu'il s'en alast au royaume d'Acquitaine, et qu'il appareillast si grant ost comme il pourroit et alast aider à Pepin, son frère, en Italie. Si comme son père le commanda le fist. Ses osts appareilla et ordonna de son royaume si comme il dut. Les mons[743] trespassa et entra en Lombardie. La Nativité célébra en la cité de Ravenne.
Note 739: Vita Ludovici Pii.—VI.
Note 740: Renebourg ou Renesburg. C'est Ratisbonne. Il y a immédiatement après une phrase et le commencement d'une autre, dont la traduction manque dans tous les manuscrits de la Chronique de Saint-Denis, et que peut-être le traducteur aura réellement omis de rendre. Les voici: Ibiquè ense, jam appellens adolescentiæ tempora, accinctus est, ac deindè patrem in Avares exercitum ducentem usque ad Chaneberg comitatus, jussus est reverti, et usque ad reversionem, etc.
Note 741: Luy. Elle.
Note 742: Wandres ou Avares.
Note 743: Les mons. «Per montis Cinisii….. anfractus.» Les monts Cenis.
Quant il fu venu à son frère, ils assemblèrent leurs osts et entrèrent en la province de Bonivent; un chastel prirent et dégastèrent le païs; vers le nouveau temps, se mistrent au retour pour venir au père; mais en ce qu'ils retournoient, leur furent comptées telles nouvelles dont ils furent dolens. Car il leur fut dit que leur frère Pepin s'estoit allié à plusieurs nobles princes contre son père et jà estoient retenus et atains du fait. Tant errèrent toutes-voies qu'ils vindrent en Bavière où leur père estoit en un lieu qui est appelé Salz. A grant joie les receut. Toute celle saison demoura le roy Loys avec son père qui moult estoit en grant cure de luy, et moult se doubtoit qu'il ne feust pas bien pleinement introduit et enseignié en bonnes meurs, et qu'il ne feust corrompu par aucunes mauvaises accoustumances[744].
Note 744: Aucunes mauvaises accoustumances. «Aut externa inhærescentia in aliquo deshonestarent.»
Quant le printemps fu revenu, il prist congié de retourner en son royaume: mais tant[745] aprist de luy, avant qu'il s'en départist, que nul prince ne peut estre sé povre non et souffreteux qui pense seulement de ses propres choses et met en non chaloir les choses communes. Et, pour ce, voult le père mettre conseil en ceste chose au royaume d'Acquitaine. Mais moult se doubtoit que les barons du païs ne conceussent haine et mauvaise volenté contre son fils, sé il leur soustraioit par sens ce qui leur avoit esté souffert et octroié par folie. Pour ce voult-il que ceste besoigne feust faite comme de par luy. Ses propres messages envoia là, pour ce faire, Willebert qui puis fu arcevesque de Rouen, et le conte Richart pourvéeur et ordonneur de ses villes; et leur commanda que les villes qui jusques au jour de lors avoient servi aux us du palais fussent rendues et establies aux communs us du païs et du peuple. Ainsi fu fait[746].
Note 745: Tant. Le sens de ce mot se rapproche de ainsi ou telle chose.
Note 746: Tout ce passage de l'historien du Débonnaire est obscurément rendu. Charlemagne voyoit avec peine que les grands du royaume d'Aquitaine eussent obtenu de la foiblesse de son fils des concessions de terres trop considérables, et il y remédia. «Interrogatus est ab eo cur rex cùm foret, tantæ tenuitatis esset in re familiari ut nec benedictionem quidem, isi ex postulato, sibi offerre posset; didicitque ab illo quia privatis studens quisque Primorum, negligens autem publicorum, perversa vice, dum publica vertuntur in privata, nomine tenus dominus factus sit omnium penè indignus. Volens autem huic obviare necessitati… misit illi missos suos Willibertum… et Richardum comitem, villarum suarum provisorem, præcipiens ut villæ quæ catenus usui servierant regio, obsequio restituerentur publico. Quod et factum est.»
Notre traducteur semble voir ici une distinction du domaine public et du domaine royal: je pense qu'il se trompe. L'historien a voulu seulement exprimer élégamment la même chose de deux manières. Usus regius, et obsequium publicum.
[747]Et tantost comme le roy eut receu les messages son père, il monstra bien le sens et la miséricorde qui estoit en luy de nature. Le sens, en ce qu'il ordonna comment il yverneroit chascun yver en quatre lieux de son royaume[748]; en telle manière que chascun de ces lieux le recevroit à son tour; et seroit si garni quant il y devroit venir, que la garnison suffiroit aux despens du palais jusques à l'autre saison. Sa miséricorde monstra, en ce qu'il commanda que les villes et le peuple ne rendissent plus aux princes et aux chevaliers aucunes rentes de blés qu'ils leur avoient paiés jusques au temps de lors[749]. Et jà soit ce que les princes luy en portassent grief, il regarda, selon sapience, la povreté de ceux qui ces rentes paioient et la cruaulté de ceulx qui les recevoient, et puis la perdition des uns et des autres. Et mieux aima donner aux siens du sien propre, que ce qu'ils feussent en péril des ames, et que le peuple en feust grevé. Et en ce meisme temps quitta-il aussi treus de blés et de vins que l'on paioit, chascun an, en la terre d'Albijois dont le païs estoit moult grevé. Avec luy estoit lors un loyal homme et sage que son père luy avoit renvoie, Meginaires avoit nom. Sage estoit du proufit temporel et de l'onnesté du palais qui y appartenoit[750]. Et tant plurent au père ces choses quant il en oï parler, qu'il s'esjoïssoit forment des fais et des beaux commencemens de son fils. A l'exemple de luy, laissa-il en aucuns lieux de France, en ce temps, rentes de blés que le peuple devoit aux chevaliers.
Note 747: Vita Ludovici Pii.—VII.
Note 748: L'auteur latin nomme ces lieux: Theoduadum palatium,
Cassinogilum, Andiacum et Evrogilum. C'est Doué, en Anjou,
aujourd'hui petite ville du département de Maine-et-Loire.
—Chasseneuil_, dans l'Agenois.—Angeac-Champagne, dans l'Angoumois.
—Et Ebreuil, sur la Sioule, en Auvergne.
Note 749: «Inhibuit à plebeiis ulterius annonas militares quos vulgò foderum vocant dari.» Foderum est la même chose que le fuerr ou fourrage; ce qui forme la litière des chevaux.
Note 750: «Gnarumque utilitatis et honestatis regiæ.»
III.
ANNEES: 798/804.
Des messages aux Sarrasins, et coment le roy Loys espousa femme, et coment il ferma chasteaux et cités. Coment il prist plusieurs cités en Espaigne. Coment il suivit son père en Sassoigne. Coment l'empereur visita Bretaigne et Normandie. Coment le roy Loys fist jugement des Gascons selon leurs fais.
[751]En pou de temps après, s'en alla le roy en la cité de Thoulouse: là, tint général parlement de ses barons. Les messages Alphonse le roy de Galice, qui pour paix et pour alliance estoient venus à grans présens, receut et congéa. Et les messages Bahaluc, un prince sarrasin[752], qui pour autel besoing estoient à luy venus, reçeut et congéa. Et par la volenté de son père espousa une noble dame, fille le conte Ingram, qui Hildegarde[753] avoit nom.
Note 751: Vita Ludovici Pii.—VIII.
Note 752: Un prince sarrasin. Il étoit des environs d'Huesca, comme nous l'apprend M. Reinaud (Invasions des Sarrasins, page 110), et comme le fait naturellement supposer le texte latin: «Qui locis montuosis Aquitaniæ proximis principabatur.»
Note 753: Hildegrde. Le latin porte: Hermengardem.
Après ces choses, mist bonnes gardes par toutes les contrées et marches d'Acquitaine. La cité d'Aussonne[754], le Chastel de Cardone, de Casteserte, et mains autres chastiaulx qui pour le temps avoient été gastés et déserts, fist refremer et habiter, et y mist bonnes garnisons; puis les livra en la garde le conte Borel.
Note 754: Aussonne. Le latin porte Ausona; ce doit être Ozon ou Ossun, en Gascogne, aujourd'hui village du département des Hautes-Pyrénées, près de Tarbes.—Cardone, dans le territoire d'Ossun.—Casteserte, aujourd'hui Castel-Sagrat, près de Valence.
[755]Vers la nouvelle saison, le père, qui contre les Saisnes s'appareilloit, luy manda qu'il venist à luy à tant de gens comme il pourroit. Tantost s'appareilla et vint à luy à Ais-la-Chapelle. Ensemble tindrent parlement en un castel qui siet sur le Rin, si est appelle Fremersheim. Après entrèrent en Sassoigne et ostoièrent jusques vers la feste saint Martin. Au repairer de cet ost, s'en retourna Loys au royaume d'Acquitaine. Si estoit jà trespassé grant partie de l'yver.
Note 755: Vita Ludovici Pii.—IX.
[756]Quand ce vint au nouvel temps, le père luy manda qu'il s'appareillast pour mouvoir avecques luy en Italie. Mais assez tost après eut autre conseil et luy manda qu'il ne se meust. En Italie vint le roy Charlemaines sans luy, et avant qu'il retournast de celle voie le firent les Romains empereur de la cité de Rome, si comme l'istoire devise en ses fais. Mais endementiers que ce advint, ala son fils en la cité de Thoulouse; son ost appareilla et vint en Espaigne.
Note 756: Vita Ludovici Pii.—X.
Et quant il approucha de la cité de Barcinone, Zadon, le duc de la ville, qui jà estoit à luy subgiet, luy vint au devant, mais il ne luy livra pas la cité. Le roy passa oultre jusques à une cité qui a nom Hilerde[757], et par force la prist et puis la craventa. Chastiaulx et forteresces prist, gasta et ardit; puis passa tout oultre, jusques à une cité qui a nom Osque[758]. Les champs qui estoient plains de blés soièrent[759] et gastèrent; tout ce qu'ils trouvèrent dehors les murs de la cité mistrent en feu et à destruction. Et quant l'yver approcha, le roy et son ost retourna en son païs.
Note 757: Hilerde. C'est Lerida.
Note 758: Osque. Huesca.
Note 759: Soièrent. Coupèrent, ou comme on dit encore en Champagne: scièrent.
[760]Quant le printemps fu venu, Charlemaines l'empereur s'appareilla pour ostoier en Sassoigne: à son fils manda qu'il le suivist, et qu'il s'appareillast aussi comme pour demeurer tout l'yver en cette terre. Si fist le commandement du père: à une ville vint qui Neuscie[761] avoit nom; le Rin passa et se hasta moult de venir à son père. Mais avant qu'il venist à luy, encontra un message en un lieu qui avoit nom Ostephale[762], qui luy dit que son père luy mandoit qu'il ne se travaillast en avant, mais tendist ses héberges en aucun convenable lieu, et l'attendist là. Car il n'estoit pas mestier qu'il se travaillast en avant, pour ce que l'empereur s'estoit jà mis au retour, à grant victoire de ses ennemis. Le roy luy ala à l'encontre quant il sceut qu'il approchoit, et le receut à grant joie et le baisa et l'acola plusieurs fois. Moult le louoit l'empereur de tous ses fais et se tenoit à beneuré de ce que nostre Seigneur luy avoit donné tel hoir.
Note 760: Vita Ludovici Pii.—XI.
Note 761: Neuscie. «Ad Neusciam venit, Rhenum ibidem transiit.»
Note 762: Ostephale. «Ostfaloa.» Les Ostfaliens ou Est-phaliens étoient établis entre l'Elbe et le Weser; mais on ne connoît plus de lieu particulièrement nommé Ostphale.
A la par fin, quant les batailles et les longues guerres furent finées que l'empereur eut si longuement maintenues contre la gent de Sassoigne, et qui trente trois ans dura, si comme nous avons parlé plus plainement et devisé en ses fais, il cessa de guerroier, et le roy Loys son fils se départit de luy et s'en ala yverner au royaume d'Acquitaine.
[763]Après la fin de l'yver, l'empereur vist qu'il avoit temps et lieu de visiter aucunes parties de son royaume. Et pour ce meismement qu'il avoit toutes guerres affinées et estoit en paix demouré, il s'en ala ès parties d'Occident et avironna le royaume de France, selon le rivage de la mer de Bretaigne et de Normendie[764]. Quant le roy Loys le sceut, il luy manda et pria par un message qui avoit nom Adimaires, qui à luy vint en la cité de Rouen, qu'il daignast venir en Acquitaine et visiter le royaume qu'il luy avoit donné, et veoir son nouveau palais de Cassinoge[765]. L'empereur receut volentiers la prière de son fils, et moult le loua et mercia de ce qu'il luy avoit mandé; mais toutes voies ne luy octroia-il pas sa requeste, ains luy manda qu'il venist encontre luy à la cité de Tours. A luy vint, et le père le receut à grant joie. Au retourner en France le convoia jusques à Vernon, et de là s'en retourna en Acquitaine.
Note 763: Vita Ludovici Pii.—XII.
Note 764: Le latin dit seulement: «Coepit circuire loca sui regni mari contigua.»
Note 765: Son nouveau palais de Cassinoge. «Ad locum qui
Cassinogilum vocatur venire.» Il est assez probable que notre
traducteur aura lu: «Ad locumque Cassinogil novum castrum, veniret.»
[766]Ainsi passa l'yver. Zadon, le duc de Barcinone, vint jusques à arbonne par l'amonnestement d'un sien ami, si comme il comptoit; là fu pris et amené au roy, et le roy le renvoia tantost à son père[767].
Note 766: Vita Ludovici Pii.—XIII.
Note 767: Ermoldus Nigellus, dans son poëme historique sur
Louis-le-Débonnaire, fait prendre Zado à la suite du siége du
Barcelone.
En ce temps tint le roy parlement à Thoulouse. En ce point mourut Burgondion, le comte de Frédence[768]. Sa conté donna le roy à un autre qui avoit nom Liutaire. De ce furent les Gascons si courrouciés, et montèrent en si grant présumpcion qu'ils tuèrent assez des hommes à celluy conte Liutaire. Pour ce, furent semons en parlement. Premièrement refusèrent à y venir: à la par fin vindrent avant, à quelque paine. Et le roy les fist juger selon leurs fais. Si en furent les uns ars et les autres occis; car d'autelle mort avoient-ils fait les autres tous mourir. Si n'est nulle loi plus droiturière que faire mourir les homicides d'autelle manière de mort comme eulx mesmes occirent[769].
Note 768: Fredence. «Fedentiacus.» C'est Fesenzac.
Note 769: Cette dernière réflexion, qui réduit à leur mince et juste expression tous les arguments des adversaires de la peine de mort, est du moine de Saint-Denis.
IV.
ANNEES: 807/809.
Coment le roy Loys entra en Espaigne à trois osts. Coment il prist Barcinone, et de la famine qui fu dedens la cité de Barcinone. Et coment son père luy envoya Pepin en secours. Et après, coment il entra de rechief en Espaigne et puis coment il asségia la cité de Tortouse.
En pou de temps après, eut le roy conseil à ses barons d'asségier la cite de Barcinone. Son ost devisa en trois parties. L'une en retint avec luy en un lieu qui avoit nom Tutelle[770]; la seconde livra à un sien prince nommé Rostaires[771], pour assiégier la cité d'Osque[772]; la tierce envoia après la seconde au siége, pour secours faire sé mestier feust. Mais ceulx de la cité, quant ils se virent asségiés, mandèrent secours au roy de Cordes, qui tantost s'appareilla pour eulx secourre. Et quant la tierce partie de l'ost le roy, qui aloient aider à ceulx qui tenoient le siège, furent venus jusques à la cité de Sarragoce, il leur fu dit qu'ils devoient encontrer les Sarrasins qui venoient au secours de la cité d'Osque[773]. De celle ompaignie estoient chevetains Hademaire, et Guillerque[774] qui avoit la première banière.
Note 770: Le latin porte: Dans le Roussillon, «unam Ruscellioni ipse permanens secum retinuit.»
Note 771: Rostaires. «Rostagnus.»
Note 772: D'Osque. Il ne s'agit pas ici d'Huesca, mais de Barcelone; et notre traducteur aura lu sans doute: «Alteri obsidionem Oscæ injunxit,» au lieu de urbis qu'il devoit y avoir.
Note 773: D'Osque. Ce mot est encore de trop, et notre traducteur a mal entendu toute cette phrase qui présente en effet quelque obscurité. C'est l'armée sarrasine envoyée au secours de Barcelone, qui, apprenant à Sarragosse que les Chrétiens alloient leur fermer la route de la ville assiégée, se rejettent sur les Asturies, puis reprennent le chemin de Cordoue. Alors, le corps d'armée de Guillaume, n'ayant plus à craindre les secours des Cordubiens, revient sous les murs de la ville assiégée.
M. Reinaud, qui a décrit le siége de Barcelone dans ses Invasions des Sarrasins (f° 113 et suiv.), dit que les guerriers de l'émir de Cordoue «se portèrent contre les Chrétiens des Asturies qui les mirent en fuite.» Il est bien vrai que dans le texte donné par Duchesne on trouve: «In Asturias sese verterunt, clademque eis improvisè importaverunt, sed multò graviorem reportaverunt.» Toutefois ces derniers mots ne sont pas dans les trois manuscrits de la bibliothèque du Roi, comme l'a remarqué D. Bouquet, ni dans l'édition du même texte, publiée à la suite d'Aimoin en 1567. D'un autre côté, pour expliquer la prise de Zadon sous les murs de Narbonne, que notre chronique mentionne plus haut, on peut supposer qu'il avoit suivi l'armée de Cordoue dans son invasion des Asturies, et que de là il avoit eu l'imprudence de s'aventurer dans l'Aquitaine.
Note 774: Hademaire et Guillerque. «Erat autem ibi Willelmus, primus signifer, Hademarus et cum eis validum auxilium.» C'est le fameux Guillaume d'Orange, et sans doute Aimerl de Narbonne, que les poëtes lui donnent pour père.
Quant ils oïrent les nouvelles, ils tournèrent autre voie et alèrent sur une gent qui s'appelle Hasturiens, et leur firent moult de dommages et d'occisions, et puis alèrent tout droit aux autres[775] qui la cité avoient assise. Quant ils furent assemblés, ils contraindrent si fortement ceulx de dedens, qu'ils n'en laissoient nul né entrer né saillir. Si longuement les contraignirent en celle manière, qu'ils eurent dedens si très-grant famine, qu'ils arachoient les cuirs viels des portes et des huis; si les mettoient tremper en eaue, et puis les mangeoient pour viande. Et les autres qui mieulx aimoient à mourir que à languir en tel douleur, se laissoient cheoir des murs à terre. Aucuns y en avoit qui cuidoient que les François, par le fort yver qui approchoit, se deussent départir, mais ceulx de dehors qui bien pensoient que ceulx de dedens avoient telle espérance, firent apporter buches et ramées pour faire loges et maisons, ainsi comme pour demourer tout l'yver. Quant ceulx de dedens virent ce, ils chaïrent tantost en désespérance.
Note 775: Aux autres. C'est-à-dire: porter secours aux autres.
Lors eurent conseil les plus grans qu'ils vendroient aux Crestiens, et leur rendroient Hamur, leur prince, qui cousin estoit Zadon le seigneur de la ville, lequel Zadon à celluy l'avoit baillé en garde; par telle condicion que quant ils auroient celluy Hamur et la ville rendue, qu'ils s'en peussent aller sauves leurs vies. Ceulx de dehors qui bien savoient que la cité ne se povoit plus tenir, et qu'elle estoit au prendre ou au rendre, eurent conseil qu'ils manderoient au roy qu'il venist au siége, pour ce que à grant honneur luy seroit atourné sé si puissant et si noble cité estoit en sa présence prise. Le roy s'y accorda volentiers, et vint à tout son ost hastivement. Par six sepmaines fist la cité assaillir continuellement, et furent les Sarrasins si menés qu'ils ne se peurent plus tenir; ains rendirent au roy et leurs corps et la cité à sa volenté.
Quant ils eurent ainsi la cité rendue, le roy y envoia tantost bonnes gardes de par luy; dedens ne voult pas entrer devant ce qu'il eust ordonné coment il y peust mieulx entrer à la louenge nostre Seigneur, et coment il sacreroit ceste victoire au souverain vainqueur. Lendemain fist revestir le clergié, et les fist ens entrer à procession, en chantant hympnes et respons en la louenge nostre Seigneur; et commanda qu'ils alassent droit à une églyse de Sainte-Croix qui en la ville estoit[776]. Lors entra après les processions en rendant graces et louenges à nostre Seigneur.
Note 776: Je pense que notre traducteur a rendu exactement ici le sens de l'annaliste latin, et qu'il ne faut pas admettre l'explication du père Pagi, qui voit une anticipation dans le nom de Sainte-Croix donne ici à un temple religieux de Barcelone. Il est assez naturel de supposer que le gouverneur musulman de Barcelone étant depuis long-temps tributaire du roi d'Aquitaine, l'une des premières conditions des rapports bienveillants entre les deux nations avoit été la tolérance d'une église chrétienne dans la ville.
Après ces choses se départit le roy de la cité, et retourna en Acquitaine pour yverner. Mais il laissa là le conte Bera[777], et luy laissa grant aide de la gent des Gothiens[778] pour la cité garder. Quant le père sceut[779] qu'il estoit là allé ostoier, il se doubta moult de luy pour le péril des Sarrasins; pour ce luy envoya Charles son frère[780], qui jà estoit alé jusques à Lyon. Mais quant le roy le sceut, il luy manda tantost qu'il ne se travaillast en avant pour ce que la cité estoit prise, et cil qui moult liés fu de ces nouvelles retourna à son père.
Note 777: Bera. Sans doute celui que les Chansons de geste nomment Berard de Montdidier. Ce vassal (ou chevalier) picard pouvoit bien avoir suivi Louis en Aquitaine.
Note 778: Gothiens. Espagnols chrétiens.
Note 779: Sceut. Avant la prise de Barcelone.
Note 780: Son frère. Frère de Louis.
[781]Tandis comme le roy yvernoit en Acquitaine, le père luy manda qu'il venist à luy à parlement à Ais-la-Chapelle, à la Chandeleur. Le roy acomplit son commandement. Avec luy demoura une pièce de temps, et quant vint vers le karesme, il prist congié au père, et retourna en Acquitaine.
Note 781: Vita Ludovici Pii.—XIV.
Quant l'esté fu repairé, le roy esmut ses osts de rechief, et entra en Espaigne. Par la cité de Barcinone trespassa, et vint jusques à une autre qui a nom Tarascon[782]. Les Sarrasins qu'il y trouva prist, et aucuns s'en fouirent; tous les chastiaux et les forteresces dégastèrent ses gens jusques à la cité de Tortouse. En lieu qui avoit nom Columbe[783] départit son ost en deux parties; la plus grant partie retint avec luy, et les mena contre Tortouse. Ysambar, Hademaire, Beire et Borel fist chevetains de l'autre partie, et leur commanda qu'ils alassent au-dessus d'un fleuve qui est nommé Yberus; et quant ils aroient trouvé le passage, qu'ils courussent sus hardiement à leurs ennemis qu'ils trouveroient despourveus. Le roy se départit d'eulx, et conduit son ost droit à Tortouse. Ceulx chevauchièrent si longuement, selon le fleuve d'Yberus, qu'ils trouvèrent le passage. Oultre passèrent, et un autre fleuve après qui avoit nom Tingue[784]. Six jours chevauchièrent ainsi par nuit si tost comme ils povoient, et par jour se tapissoient en valées et en forests. Et quant ils furent ainsi passés bien avant sans dommage, ils s'espandirent par la terre de leurs ennemis, et dévastèrent tout, et alèrent jusqu'à une belle grand cité qui avoit nom Ville-Rouge[785]. Moult y firent grans gains et grans proies; car ils trouvèrent les Sarrasins despourveus qui pas ne se gardoient de celle adventure; et ceulx qui eschapèrent s'espandirent par le païs et esmeurent toute la contrée. Lors assemblèrent Sarrasins et Mores en grant multitude, et leur vindrent à l'encontre à l'entrée d'une valée qui est appelée Val d'Ilbane[786]. Celle valée si est faite en telle disposition, qu'elle est parfonde ès-plaines, et de toutes pars environnée de haultes montaignes; et s'ils ne l'eussent eschevée[787], par la volenté nostre Seigneur, ils eussent esté pris ou craventés de pierres, sans grans travaulx de leurs ennemis. Et endementiers que les Sarrasins se garnissoient lèz le païs, les nostres trouvèrent une autre voie qui estoit plus haulte et plus plaine. Et quant les Sarrasins et les Mores virent ce, ils cuidèrent qu'ils ne le féissent mie tant seulement pour eulx garder et eschever le péril, ains cuidèrent qu'ils le féissent plus pour la paour qu'ils eussent d'eulx. Lors les commencièrent à enchacier par derrière; et les nostres laissièrent la roie devant eulx[788] quant ils les apperceurent, et tournèrent les faces devers leurs ennemis; hardiement et vertueusement leur contrestèrent, et firent tant, à l'aide de nostre Seigneur, qu'ils firent tourner leurs ennemis en fuite, puis revindrent à leur proie, et estoient tant joyeux, qu'ils vindrent au roy, à très-petite perte de leur gent, au vingtième jour qu'ils s'estoient partis de luy; et le roy, qui moult fu lié de leur venue, retourna en Acquitaine quant il eut gasté la terre des Sarrasins.
Note 782: Tarascon. C'est Tarragone qu'il falloit. «Tarraconam.»
Note 783: Columbe. « Sanctæ Columbæ.»
Note 784: Il falloit, comme l'auteur latin, dire qu'ils passèrent d'abord la Ciuga, puis l'Yberus ou l'Ebre. La Ciuga, qui prend sa source dans les Pyrénées, se jette dans la Segre, à Mequinença, un peu au-dessus de l'Ebre.
Note 785: Ville-Rouge. Aujourd'hui Villa-Rubia, sur le Tage, à deux lieues d'Ocagna. Les nombreuses foires et les importants priviléges dont elle se glorifie attestent encore aujourd'hui son ancienne splendeur. L'annaliste latin dit: Villam corum maximam.
Note 786: Val d'Ilbane. Latinè: Vallis-Ibana. Ce doit être le lieu que nomme Ausone dans l'une de ses epigrammes:
Valiebanæ res nota, et vix credenda poetis…..
Note 787: Eschevée. Esquivée.
Note 788: Devant. C'est-à-dire: derrière. «Retro.» Toutefois le mot du traducteur sembleroit mieux convenir ici.
V.
ANNEES: 810/812.
Coment de rechief il envoya son ost sur la cité de Barcinone et de Tortouse, et coment ils firent nefs pour passer le fleuve d'Yberis, et coment ils furent aperceus. Et puis de leur victoire contre Abaidon le roy de Tortouse. Après coment le roy meisme vint à prendre la cité; et puis comme ils asségièrent la cité d'Osque et gastèrent tout le païs.
[789]Un pou de temps après, s'appareilla de rechief pour ostoier en Espaigne; mais le père li manda qu'il n'y alast pas par soy. En ce temps faisoit faire nefs et galies en tous les grans fleuves qui chéoient en la mer, encontre les assaulx des Normans. Et pour ce manda-il à son fils qu'il en féist aussi faire en sa terre sur le fleuve de Gironde et sur le Roosne. Le roy Loys ne vint pas en Espaigne pour ce que le père luy avoit deffendu, et le père luy envoya un sien prince qui Ingobert estoit nommé, qui représentast la personne du fils et conduisist les osts pour le fils et pour le père.
Note 789: Vita Ludovici Pii.—XV.
Ainsi demoura le roy en Acquitaine, pour garnir les fleuves de nefs et de galies; et son ost erra tant qu'il vint à Barcinone. Là, prindrent conseil les chevetains, coment ils pourroient surprendre leurs ennemis. Si s'accordèrent à ce qu'ils feroient petites nefs; et puis partiroient chascune en quatre parties, telles que chascune peust estre portée jusques au fleuve, à deux chevaux ou à deux mules, et puis feussent jointes ensembles à bendes et à clous, et puis estoupées d'estoupes, de craie, de cire et de pois.
Quant ils se furent tous à ce accordés, Ingobert prist grant partie de l'ost et s'en ala vers Tortouse. Ademaire et Bera, et les autres qui pour ceste besoigne avoient esté esleus chevauchièrent par trois jours. Si n'avoient couverture fors du ciel, car ils n'avoient né tentes né paveillons, et ne faisoient feu, sé petit non, pour qu'ils ne feussent apperçeus par la fumée; le jour se reposoient ès bois, et par nuit erroient tout comme ils povoient. Au quart jour firent joindre les membres de leurs nefs ensemble, et les garnirent d'estoupes et de pois. Dedens entrèrent, et passèrent en telle manière le fleuve d'Yberus, et les chevaux firent noer[790] tout oultre. Ce fait leur donna bon commencement; et pour ce, peussent avoir accomplie une grant partie de leur volenté s'ils n'eussent esté apperçeus. Car en ce point que les nostres estoient ainsi au dessus du fleuve d'Yberus, entour trois journées, Abaidons, le duc de Tortouse, gardoit les rivages du fleuve, que les autres ne passassent oultre. Si avint que un More entra au fleuve pour se baigner, et vit fiente de chevaux qui avec l'eaue descendoit; il la prist et la mist à son nez, et sentit bien que c'estoit. Lors commença à crier: «Esgardez, esgardez, seigneurs compaignons! mestier vous est que vous vous gardez; car ceste fiente n'est pas d'asne, né de mule né de beste qui ait acoustumé à paistre en herbages, ains est de cheval si comme il appert par l'odeur de la fiente: et pour ce je vous prie et loe que vous vous gardez sagement; car, si comme il me semble, nos ennemis nous espient au dessus de ce fleuve.»
Note 790: Noer. Nager.
Tout maintenant, deux de leurs compaignons envoièrent à cheval pour savoir se ce estoit voir ou non; et ceulx qui bien apperceurent les nostres retornèrent maintenant et nuncièrent à leur duc Abaidons ce qu'ils avoient trouvé. Lors eurent si grant paour, qu'ils s'en fuirent maintenant tous, et laissèrent leurs hesberges, et quanqu'ils avoient dedens. Et les nostres qui passés furent descendirent selon le fleuve jusques à leurs paveillons, et quanqu'ils trouvèrent ens, ravirent; et hébergèrent celle nuit dedens. L'endemain vint encontre eulx à bataille Abaidons, le duc de Tortouse, à grant compaignie de Mores et de Sarrasins, qu'il eut assemblé de toutes pars. Et combien que les nostres féussent mains[791] que ceulx n'estoient, si se combatirent si fort, qu'ils les firent tourner en fuie; et si ne finèrent d'enchacier et d'occire jusqu'à tant qu'il fust nuit, que les estoiles apparurent au ciel. Après ceste victoire retournèrent à leurs compaignons; longuement sistrent devant la cité, et puis retournèrent à leur païs quant ils eurent le païs destruit et gasté.
Note 791: Mains. Moins.
[792]L'année après, le roy rassembla ses osts, et ala luy-meisme asségier Tortouse. Avec luy eut Haribert, Luitart, et Ysembert, et grant aide de la gent de France. Ses engins fist lancier aux murs et aux tours de la cité, et tant en craventa que ceulx dedens qui assez perdoient de leurs gens aux assaulx se désespérèrent et luy rendirent les clefs de la cité, qu'il envoya depuis à Charlemaines, son père. Moult furent espouventés les Sarrasins et les Mores de celle contrée, et doubtoient moult qu'ils ne perdissent leurs forteresses par autre adventure. Mais le roy retourna en Acquitaine quarante jours après ce que le siège fu commencié.
Note 792: Vita Ludovici Pii.—XVI.
[793]L'année après rassembla le roy son ost pour asségier la cité d'Osque. A celle fois fu livrée au conte Haribert, que son père lui avoit envoyé. La vindrent sa gent, et asségièrent la ville. Tous ceulx qu'ils encontroient prenoient vifs ou chaçoient en fuie. Mais tandis comme ils furent en ce siège, leur advint un meschief pour ce qu'ils ne se tenoient pas si sagement comme mestier leur feust. Car aucuns des hardis bataillons de l'ost venoient trop près des murs pour hordoier à ceulx de dedens, et de si près ils parloient à eulx et les laidengeoient[794], et leur lançoient javelos et sagettes; et ceulx de dedens qui bien virent qu'ils s'estoient trop éloingnés de l'ost, et qu'ils aroient à tart secours, eurent moult grant despit de ce qu'ils les laidengeoient; et pour ce meismement qu'ils estoient si pou de gens, les portes ouvrirent et vindrent assembler à eulx, et ceulx les receurent hardiement. Si en eut assez d'occis d'une partie et d'autre. A la parfin se retrairent ceulx de la cité, et les autres retournèrent à l'ost. Longuement tindrent le siège devant la cité, et moult y firent de dommages; et quant ils eurent le païs gasté et leurs ennemis grevés, quanqu'ils peurent, il leur convint retourner pour le fort yver qui approchoit. En Acquitaine vindrent au roy, qui en ce temps se déduisoit en gibiers et en chaces, si estoit jà la saison vers la fin de septembre. Grant joie eut le roy de la venue de sa gent. Tout cel yver demoura en sa terre sans ostoier.
Note 793: Vita Ludovici Pii.—XVII.
Note 794: Ladengeoient. Injurioient.
VI.
ANNEE: 812
Coment le roy ala contre les Gascons, en leur terre entra, et les contraint de venir à merci. De l'agait qu'ils bastirent au retour. Et coment il refourma l'us de chanter et de lire en son royaume. Des églyses qu'il restora; et puis de la paix où son royaume estoit; et puis de la mort de ses frères.
[795]Au nouvel temps tint le roy parlement de ses barons. Quant ils se furent assemblés, il leur compta nouvelles qu'il avoit oïes, que une partie de Gascons qui à luy estoient obéissans et en sa subjection, s'appareilloient d'eulx rebeller contre luy; et que par estouvoir[796] convenoit que l'en y envoyast, pour eulx abatre et chastier. Et les barons s'accordèrent à la volenté le roy, et distrent que ceste besoigne ne devoit estre entrelaissiée qu'ils ne feussent abatus de leur présumpcion. Son ost appareilla et y vint. Et quant il vint à une ville qui a nom Aix[797], il manda à ceulx qui contre luy se rebelloient qu'ils venissent à luy. Ceulx refusèrent à venir, et le roy entra en leur terre et mist tout à destruction.
Note 795: Vita Ludovici Pii.—XVIII.
Note 796: Par estouvoir. Par force.
Note 797: Aix. Aquis villam. C'est Acqs ou Dax.
A la parfin quant il eut tout gasté et mis à destruction quanques à eulx appartenoit, ils vindrent à merci. Et jasoit ce qu'ils eussent aussi comme tout perdu, si furent tous liés quant il leur voult pardonner leurs vies. Et tout oultre passa le roy parmi les mous de Pirenne, et vint jusques à Pampelune Là, demoura un pou de temps, et ordonna des choses au commun proufit du païs, puis se mist au retour par celle meisme voie où il estoit alé; mais les Gascons, qui par nature sont pou estables et pou loyaux, firent embuschement ès destrois des montaignes pour les assaillir. Grans dommages peussent avoir fait, et meismement en tels trespas où force de chevalerie n'a mestier, sé sa pourvéance n'eust eschivée leur malice. Car l'un qui premier venoit fu pendu et pris. Et ainsi furent prises les femmes et les enfans de tous les autres, et tenues jusques à tant que tout l'ost eut tous les périls passés, et quant ils furent en lieux que les Gascons ne les povoient de rien grever.
[798]Ainsi le roy retourna en Acquitaine. Jà soit ce qu'il amast et doubtast Dieu dès les jours de s'enfance, et eut volenté de garder et d'essaucier sainte Églyse, cil bon propos ne chayt pas de son cuer, ains crut et multiplia si comme il monstra par œuvres qui mieulx monstroient qu'il déust mieulx estre prestre que roy. Car avant que le royaume d'Acquitaine venist en sa main, l'évesque et le clergié de la terre, pour ce qu'ils habitoient soubs tirans, estoient plus ententis à chevauchier en armes et à brandir javelos, selon la coustume du païs, qu'ils n'estoient au service nostre Seigneur; et pour le service nostre Seigneur refourmer qui estoit oublié, fist-il venir de dehors de la terre maistres qui reprenoient l'us de chanter et de lire, et estoient maistres de divinité[799] et des autres sciences; si avoit assez plus[800] grant cure et plus grant compassion de l'estat des moines et d'autres religieus qui avoient laissié les choses du monde pour desservir la joie perdurable. Si estoit en si povre point le païs[801], avant qu'il venist en son gouvernement, qu'il estoit ainsi comme tout coulé. Mais en son temps fu si recouvré et en si bon estat, que luy-meisme eut grant volenté de guerpir le siècle et d'entrer en religion, à l'exemple de Charlemaine[802], le frère le roy Pepin son aïeul, qui ainsi l'avoit fait; et bien éust mis à œuvre son propos, sé le père l'eust souffert; mais[803], à droit parler, la volenté nostre Seigneur qui pas ne vouloit que homme de si grant bonté et de si grant pitié eust cure de soy tant seulement; ains vouloit que le proufit de plusieurs feust par luy gardé et multiplié.
Note 798: Vita Ludovici Pii.—XX.
Note 799: Divinité. Théologie.
Note 800: Assez plus. C'est-à-dire: principalement. Le latin dit:
præcipuè.
Note 801: Le païs. C'est-à-dire, sans doute, les établissements
religieux du pays.
Note 802: Charlemaine. Carloman.
Note 803: Mais. C'est-à-dire: ou plutôt.
Maintes églyses et maintes abbaïes restaura et édifia, desquelles plusieurs sont cy nommées: le moustier Saint-Philebert[804], le moustier Saint-Florent, le moustier de Carioz, le moustier de Conches, le moustier Saint-Maixent, le moustier de Grandlieu, le moustier Saint-Savin, le moustier Saint-Théofrit, le moustier Saint-Passant, le moustier Sainte-Marie-des-Pucelles, le moustier Sainte-Ragonde, le moustier Saint-Deuthère en la terre de Thoulousain, et plusieurs autres qui ne sont pas ci nommés. A l'exemple de luy faisoient plusieurs des prélas, et non mie tant seulement les évesques, mais les gens lais qui restoroient les églyses qui estoient cheues, et en faisoient aucunes nouvelles. Si estoit jà la chose commune si bien gouvernée et en si grant proufit portée, que combien que le roy feust en son palais ou hors du royaume, à paine fust trouvé aucun qui se plaignit de tort ou de grief que on luy eust fait; car le roy avoit accoustumé à séoir aux plais du palais trois fois en la sepmaine, pour oïr terminer les causes.
Note 804: Saint-Philebert. Saint-Philibert-du-Pont-Charrau, en Poitou, aujourd'hui village du département de la Vendée. Saint-Florent, en Anjou, aujourd'hui hameau du département de Maine-et-Loire, près de Saumur.—Carioz. Charrou.—Conches. Conques, en Rouergue, aujourd'hui chef-lieu de canton du département de l'Aveyron.—Saint-Maixent, en Poitou.—Grant lieu, Maulieu, en Auvergne.—Saint-Savin, en Poitou, à quatre lieues de Montmorillon.—S.-Theofrit vulgò S.-Chaffe, dans l'arrondissement de Puy en Velay.—Mabillon avoue ne pouvoir reconnoître les abbayes de S.-Pascent et d'Uter ou Deuthere.—Sainte-Marie, en Limousin.—Sainte-Ragonde. Sainte-Radegonde, en Poitou.
En ce temps, envoya le père au fils l'un des contes du palais, qui Archambaut avoit nom, pour aucunes parolles du père au fils et du fils au père; et quant il fu retourné à son seigneur, il luy compta l'ordonnance de choses qu'il avoit veues au royaume d'Acquitaine, et la grant paix dont le peuple s'esjoïssoit par le sage gouvernement du roy. De ce fu le père si liés, qu'il commença à plourer de joie et dist à ceux qui en tour luy estoient: «O seigneurs! grant joie devons avoir, quant nous qui sommes viels sommes surmontés par les sens de ce jeune homme.» Et puis si toucha une parole de l'Évangile et dist: «Pour ce qu'il a loyalement multeplié le besant, son seigneur luy a baillé et donné le pouvoir en la masse et en tout le royaume son père.»
[805]En ce temps, trespassa Charles, l'un de ses frères; et Pepin l'autre, qui roy estoit de Lombardie, estoit jà trespassé long-temps avoit devant. Plus n'y avoit que luy demouré de tous les hoirs masles de son père; et pour ce estoit en luy mise toute l'espérance de tout le royaume. Et en ce point envoya Guerri l'évesque de Capes[806] au père, pour conseil querre d'aucunes besoignes. Tandis comme il demouroit là pour attendre la response, plusieurs furent, François et Allemans, qui luy distrent qu'il amenast le roy et qu'il venist à son père, et que il se tint désormais près de luy; car vieillesse et le dueil de ses fils qui mors estoient l'avoient moult afleboié. Cil Guerris retourna et compta au roy ceste chose. Le roy à son conseil se conseilla, et ils luy loèrent[807] presque tous qu'il le féist. Mais le roy eut conseil de soy-meisme né ne voult ainsi faire, pour ce que le père ne l'eust soupçonneux, et qu'il n'y notast aucune chose; pour ce n'y voult pas aler, ains demoura en Acquitaine. A ceulx à qui il avoit guerre et qui paix lui requirent donna trèves jusques à un an.
Note 805: Vita Ludovici Pii.—XX.
Note 806: L'evesque de Capes. «Capis prælato.» Le contre-sens étoit difficile à éviter. Il falloit mettre: le préposé aux oiseaux de proie, ce qu'on a plus tard nommé le fauconnier. Voy. Ducange, au mot capus.
Note 807: Loerent. Conseillèrent.
VII.
ANNEE: 814.
Coment le père manda le fils, et puis s'en retourna. De la mort Charlemaines, et coment les barons mandèrent te roy Loys après le décès de son père; coment il le fit ensepoulturer, et coment il rendi son testament. Puis parle moult d'autres diverses choses.
Entre ces choses, le père, qui sentoit bien que il afleboioit et qu'il approuchoit de la fin de son aage, se doubtoit moult que le royaume qui en si hault estat et si noblement ordonné estoit ne venist à confusion après sa mort, et que il ne feust troublé par estranges guerres ou par les dissensions des princes meismes du royaume. Pour ce manda son fils qu'il venist à luy. A grant joie le receut et le retint avec luy tout cel esté.
Tandis comme il demoura avec luy, l'enseigna-il de ce qu'il sentoit qu'il n'estoit pas souffisamment introduit. C'est assavoir coment il devoit vivre et régner, et son royaume tenir et gouverner. Après se départit de luy et retourna en Acquitaine. Le père, qui jà aprouchoit de sa fin, commença à afleboier moult durement, et luy prindrent aucunes maladies qui luy nunçoient sa fin. Au derrenier accoucha du tout au lit; et en pou de jours après ce qu'il eut ordonné son testament, il trespassa à la joie de paradis.
De laquelle mort demoura le royaume de France plein de douleur et de tristesse; mais la vérité de l'Escripture fu esprouvée en celluy qui après vint; qui[808] dist ainsi pour reconforter les cuers de ceulx qui de tels mors sont dolens: «Mors est l'homme droiturier. Et si est ainsi comme s'il ne feust pas mort, car il nous laisse hoir à luy semblable.» En la quinziesme[809] kalende de février trespassa le glorieux empereur, en l'an de l'Incarnacion huit cens et quatorze. De son trespassement et de sa sépulture n'est pas maintenant mestier de reprendre ce que nous avons dit en ses fais. En ce temps, ainsi comme entour la Purification Nostre-Dame, tenoit l'empereur Loys parlement des barons en un lieu qui a nom Thédats[810]. Les barons palazins[811] et les autres princes qui furent à son trespassement envoyèrent à luy tantost un message qui avoit nom Ramps, pour luy dénuncier la mort de son père, et luy mandèrent qu'il venist là au plus tost qu'il pourroit. Par Orléans s'en ala le message. Théodulphe, l'évesque de la cité, qui moult estoit sage homme, s'apperceut bien pourquoy il estoit envoyé. Tantost manda à l'empereur par un autre message se il vouloit qu'il alast contre luy ou qu'il l'attendist en la cité; et l'empereur luy remanda qu'il vouloit qu'il alast à luy. Ne demoura puis longuement que le second message vint, et puis le tiers; et le cinquiesme jour après que les messages furent venus, mut l'empereur à moult grant gent; car l'en se doubtoit que Walla, qui au temps son père estoit le souverain du palais, n'appareillast aucun mal et aucune conspiracion contre l'empereur; mais il ne le fist ainsi, ains vint à luy tantost, et obéyt à luy comme à son droit seigneur, selon la coustume de France[812]. A l'exemple de luy firent tous les autres barons; si luy vindrent à l'encontre à grans tourbes, et luy firent obédience et hommage comme à leur droit seigneur.
Note 808: Qui. Laquelle Escripture Sainte. Ecclesiaste, 34.
Note 809: Quinziesme. Il falloit la quinte.
Note 810: Thedats. Theothuadum. C'est Doué.
Note 811: Les barons palazins. «Proceribus Palatinis.»—Vita
Ludovici Pii.—XXI.
Note 812: Plusieurs manuscrits ajoutent: car François aiment par
amour leur seigneur. Mais il n'y a rien de pareil dans le latin.
A Haristalle vint, et entra en Ais-la-Chapelle au trentiesme jour qu'il se partit du royaume d'Acquitaine. Tout feust-il débonnaire par nature, si avoit-il esté courroucié par plusieurs fois d'une honte et d'un reprouche qui couroit par le palais au temps de son père, de ses sereurs. Si en estoit la court diffamée tant seulement de ce, et non d'autres choses. Pour ce, voult mettre conseil en ceste chose, que le diffame ne renouvellast qui estoit esmeu par Odille et Hiltrude[813] une de ses sereurs. Pour ce commanda à quatre des maistres de sa court, avant qu'il venist à Ais-la-Chapelle, à Walle et Garnier, Lambert et Ingobert, qu'ils s'en alassent devant, et qu'ils gardassent que esclandres ne venissent plus en son palais; et tous ceulx[814] qu'ils trouveroient coupables d'avoutire et ceulx qui par orgueil seroient rebelles encontre luy, qu'ils les méissent en prison, et feussent bien gardés jusques à tant qu'il seroit venu. Mais aucuns qui se sentoient meffais en tels cas vindrent à luy entre-voies. Tant le prièrent, qu'il leur pardonna tout, et puis leur recommanda qu'ils retournassent et déissent au peuple que il venoit, et que hardiement attendissent sa venue.
Note 813: Odille. «Odilonem et Hiltrudem.» Odillon, ancien duc de Bavière. Hiltrude, sœur de Pepin-le-Bref. Le latin est moins obscur: «Cavens ne quod per Odilonem et Hiltrudem olim acciderat, revivisceret scandalum.»
Note 814: Tous ceulx. Le latin dit: aliquos, certains, ce qui est déjà bien assez.—Avoutire. Adultère.
Entre ces choses, Garnier, l'un des quatre dont nous avons dessus parlé, appella un sien nepveu qui Lambert avoit nom, et manda par luy à celluy Odille[815] qu'il venist à luy; car il le vouloit prendre et garder jusques à la venue l'empereur. Si fist ceste chose sans le sceu Walle et Ingobert. Mais Odille, qui en sa conscience se sentoit coulpable, se pourveut aigrement et cruellement contre luy. Cil vint si comme il l'avoit mandé, et quant Garnier le cuida prendre, celui l'occist[816], et Lambert son nepveu navra en la cuisse si qu'il en fu long-temps afolé; mais au derrenier fu occis. Si en fu l'empereur moult courroucié quant il luy fu dit. Et tant fu dolent de la mort de Garnier qu'il commanda que Tulles, qui en ce meisme cas estoit coulpable, et à qui il avoit jà oncques son méfiait pardonné, eut les yeulx crevés.
Note 815: Odille. Il falloit Hodoin, que notre traducteur confond bien à tort avec l'Odille cité dessus.
Note 816: Celui l'occist. Hodoin occit Garnier.
[817]Quant l'empereur vint à Ais-la-Chapelle, il fu reçu moult honnourablement du peuple et de ses amis, et d'aucuns chevaliers de France qui là estoient, et fu de rechief de tous clamé empereur. Après ces choses il ala orer[818] sur la sépulture son père et prier pour luy, et rendre graces à nostre Seigneur de tous bénéfices. Ses amis et ses prouchains qui longuement avoient esté en pleurs et en tristesce pour la mort de son père reconforta; et sé deffaute eut esté aux obsèques et au service, il le restaura et rendit. Son testament fist réciter devant luy, et voult qu'il feust tenu entièrement, tout en la manière qu'il l'eust devisé; et chascune églyse métropolitaine, c'est-à-dire arceveschié, eut sa partie du testament, qui par nombre furent vingt-et-un. Les joyaux et les aournements qui espécialement afferoient[819] à la personne de l'empereur laissa au trésor à luy et à tous ceulx qui après luy régneroient. Après ordenna de ce que l'en donroit aux fils et aux filles de ses fils, aux nepveux et aux sergens du palais qui son père avoient servi. Après ordenna de ce que l'ent donroit aux povres communelment selon la coustume de Crestienté. Ainsi accomplit-il et rendit tout le testament son père entièrement, si comme l'escript le devisoit.[820] La compaignie des femmes, qui trop estoit grande au palais, fist mettre hors, fors aucunes qui furent retenues en la court pour servir en aucuns offices. A ses sereurs rendit ce que leur père leur avoit donné, et les envoya en leurs propres lieux; et à ceux à qui il n'avoit rien laissié donna raisonnablement.
Note 817: Vita Ludovici Pii.—XXII.
Note 818: Orer. Prier.
Note 819: Afferoient. Appartenoient.
Note 820: Vita Ludovici Pii.—XXIII.
VIII.
ANNEE: 814.
Des messages l'empereur de Constantinoble, et coment le roy manda Bernart son nepveu qui roy estoit de Lombardie, et coment il rendi aux Saisnes et aux Frisons leurs terres. Et de la justice que le pape Léon fist à Rome, et coment le roy y envoya Bernart son nepveu pour savoir la vérité de ceste chose.
Messages receut l'empereur de diverses parties, qui à son père estoient envoyés; diligemment et volentiers les oyt, largement leur pourveut[821], dons leur donna et puis les congéa. Les plus sollempnels estoient les messages Michiel, l'empereur de Constantinoble. A celluy Michiel avoit envoié Charlemaines l'empereur messages avant qu'il trespassast. Ces messages furent Amauri, arcevesque de Treves, et Pierre, abbé de Nanthules[822]; pour confirmacion de paix et d'alliance estoient alés là. Avec eulx amenèrent ces deux messages, Christofle et Grégoire, qui à Charlemaines aportoient response de ce qu'il avoit mandé par escript. Avec eulx envoia Loys l'empereur en messages, Léon l'évesque de Regie[823], et Ricod le conte de Poitiers, pour reuouveller l'amour et l'alliance entre les deux empereurs.
Note 821: Largement leur pourveut. « Dapsiliter curavit.»
Note 822: Nanthules. «Nonantulæ.» Je pense que ce doit être Nonantola, ville d'Italie, dans le duché de Modène, dont l'abbaye est des plus anciennes.
Note 823: Leon, évesque de Regie. Contre-sens. Il falloit à Léon, nouvellement substitué empereur, Nortbert, évêque, etc.
En celle année tint l'empereur général parlement à Ais-la-Chapelle. Par toutes les provinces de son royaume envoia preudes hommes et loiaulx de son palais, et esprouvés en droit pour amender les forfais et pour faire à chascun droit et justice. Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, manda: cil y vint volentiers, et l'empereur luy donna grans dons et le congéa.
En ce temps vindrent à court les messages Grimoart, le prince de Bonivent, pour obéir à la volenté l'empereur. Pour leur seigneur jurèrent qu'ils rendroient, chascun an, sept mille souls de deniers d'or ès trésors l'empereur.
[824]Trois fils avoit l'empereur: Lothaire, Pepin et Loys. L'istoire ne parle pas quand né coment ils furent nés, et pour ce nous en convient taire. [825]Lothaire envoia en Bavière, pour le pays gouverner; Pepin en Acquitaine; Loys, le tiers, retint encore avec luy pour ce qu'il estoit trop jeune.
Note 824: Cette phrase est une addition du traducteur.
Note 825: Vita Ludovici Pii.—XXIV.
En ce temps vint à court Heriols, le prince de Dannemarche, que les fils le roy Godefroy avoient chacié du royaume. A l'empereur vint à garant; si se rendit à luy et luy fist hommage à la coustume de France[826]. L'empereur le reçeut et luy dist qu'il alast en Sassoigne, et attendist tant qu'il li peust envoier secours pour sa terre recouvrer. Et en ce mesme temps rendit-il aux Saisnes et aux Frisons leurs terres et leurs héritages qu'ils avoient perdus au temps de son père.
Note 826: Et lui fist hommage. «JuxtLa morem Francorum, manibus illius se tradidit.» De là sans doute l'expression que nous conservons encore: se mettre entre les mains de quelqu'un.
De cette chose parlèrent plusieurs diversement, qui diversement estoient meus: car les uns disoient qu'ils cuidoient qu'il eust ce fait par debonnaireté et par franchise de son cœur; les autres disoient que c'estoit par non sens et mauvaise pourvéance, et disoient que tels gens sont par nature cruels et desloyaux, et devroient tousjours estre si restrains et si chastiés qu'ils n'eussent povoir de guerre esmouvoir né rebeller. Mais l'empereur qui mieulx amoit à vaincre par débonnaireté que par armes, le fist pour ce que il les peust vaincre par franchise et par amour, et que ils feussent plus tenus à luy, pour ce que il leur faisoit plus grant miséricorde. Si ne fu pas deceu d'espérance, car ils obéirent tousjours depuis humblement et dévotement à luy.
[827]En tour un an après ces choses, fu racompté à l'empereur que aucuns des plus puissans de Rome estoient jurés et aliés encontre l'apostole Léon. La chose fu descouverte et attainte: et pour ce les fist l'apostole décoler selon les lois et les anciens establissemens des empereurs de Rome[828]. L'empereur qui oï ce dire, porta grief de ceste vengeance, et non pas pour ce qu'elle ne feust bien selon les lois, mais pour ce que le souverain preslat et le chief spirituel de tout le monde avoit osé faire si roide justice. Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, y envoia pour savoir sé c'estoit voir ou non. Et luy commanda par un messagier qui avoit nom Girout, qu'il en sçeut amander la vérité.
Note 827: Vita Ludovici Pii.—XXV.
Note 828: Les annales attribuées à Eginhard racontent le même fait, mais sans les réflexions de l'astronome limousin: «Lege Romanorum in id conspirante.» Elles omettent également la réflexion de la phrase suivante, dont voici le texte latin: «Velut à primo orbis sacerdote tam severè animadversa.» Or, ce passage des Annales d'Eginhard doit donner à penser que le mécontentement de l'empereur venoit de ce que le pape avoit fait, dans ce cas, acte d'usurpation sur les droits de l'empereur, unique souverain de Rome et seul juge des crimes politiques.
Quant le roy Bernart fu à Rome, il enquist de la chose et manda à l'empereur ce qu'il avoit trouvé. L'apostole Léon qui bien sçeut que l'empereur estoit meu contre luy pour ceste chose, envoia tantost ses messages à l'empereur; les messages furent Jehan, abbé de Blanche-Selves, Théodore le donneur et le duc Serges.
IX.
ANNEES: 815/817.
Coment le roy envoia ses osts sur les Saisnes et sur les Abrodites[829], et coment leurs terres furent gastées, et des fils Godefroy de Dannemarche; du pape et des Romains; du revel[830] des Gascons; de la mort le pape Léon, et coment le pape Estienne vint en France; et d'autres incidences.
Note 829: Inexactitude fondée sur le contre-sens de la première phrase de ce chapitre.
Note 830: Revel. Soulèvement, révolte.
En ce temps fist l'empereur un commandement que les princes de Sassoigne et les Abrodites qui au temps son père estoient subgiés, feussent chastiés et humiliés, et que leurs propres royaumes leur feussent rendus[831]. Pour ceste besoigne fu envoie le conte Baudri[832], à grant ost; le fluve d'Egidore[833] trespassèrent, et entrèrent en la terre des Normans, en un lieu qui a nom Sinelhandi[834]. D'autre part furent les fils Godefroy qui jà fu roy de Dannemarche, à grant ost, et si avoient navie[835] de deux cens nefs. Avant n'osoient venir né plus faire; si se départirent à tant d'une part et d'autre, sans bataille. Les gens l'empereur gastèrent et ardirent tout le pays devant eulx; le païs ramenèrent en l'ancienne subjection. Quarante ostages receurent des barons et du peuple de la terre et retournèrent à l'empereur qui lors tenoit parlement en un lieu qui a nom Paderbrun. A ce parlement estoient venus les plus grans princes des Esclavons orientels.
Note 831: Voici un gros contre-sens. Il falloit traduire, comme l'a remarqué Dom Bouquet: L'empereur avoit ordonné que l'on réunit à Heriols, prince danois, les comtes saxons et les Abrodites, autrefois tributaires de Charlemagne, pour l'aider à se mettre en possession du royaume de Danemarck.
Note 832: Le comte Baudri. Ou plutôt le légat, qui va reparoître
au chapitre XII.
Note 833: Egidore. C'est aujourd'hui l'Eyder, rivière de
Danemarck.
Note 834: Sinelhandi. «Sinlendi.» J'ignore la position de ce lieu.
Note 835: Navie. Flotte.
Droit en ce temps, requist à l'empereur trèves de trois ans, Abulas un roy sarrasin. Premièrement furent accordées et octroiées, mais puis furent rappellées pour ce qu'elles ne tenoient nul proufit, et fu mandée bataille aux Sarrasins[836]. Et en ce temps, repairèrent de Constantinoble l'évesque Norbert et le conte Ricon, que l'empereur eut là envoiés en message. Si rapportèrent pais et aliances confirmées entre les François et les Grieus.
Note 836: Voyez plus loin, Chapitre XII. Abulas, suivant M. Reunaud, est le même que l'émir de Cordoue Hakan, surnommé Aboulassy, ou le méchant, à cause de ses crimes.
En ce meisme temps, avint que l'apostole Léon acoucha malade; et tandis comme il gisoit au lit, les Romains, qui pas ne l'aimoient, prisrent et saisirent, sans attendre justice né jugement, tout quanques ils disoient qui leur avoit esté tollu, champs, vignes, jardins et maisons que l'apostole avoit faites nouvelles. Mais, au commencement, leur deffendi ceste chose le roy Bernart, par Guinigise le duc des Vaulx de Spolite[837], et manda à l'empereur toutes ces choses par certains messages. [838]Quant ce vint vers la nouvelle saison, l'empereur commanda que les François orientels et aucuns de la gent de Sassoigne s'appareillassent contre les Sorabiens et les Esclavons, qui s'étoient fors traïs de sa subjection, et jà s'appareilloient contre luy. Mais leur effort fu tost et légièrement plaissié[839] et abatu. Les Gascons qui habitoient près des montagnes se rebellèrent aussi en ce temps contre l'empereur du tout en tout, selon la ligière manière qu'ils ont de nature. La raison pour quoi ils se retournèrent, si fu pour ce que l'empereur osta Seguin[840], le conte de la terre, pour son meffait et pour ses mauvaises meurs, et pour la diversité qui en luy estoit si grant et si cruelle que à paine la povoit-on souffrir. Mais ils furent si domptés et si batus par deux batailles tant seulement, qu'ils vindrent à merci et se repentirent de leur folie, mais trop tard.
Note 837: Des Vaulx du Spolite. De Spolète.
Note 838: Vita Ludovici Pii.—XXVI.
Note 839: Plaissié. Comprimé.—Leur effort, l'effort des
Sorabiens.
Note 840: Seguin. «Sigwinus.» Etoit fils d'Alori ou «Adeloricus,»
et nos chansons de geste ont également célébré sa félonie.
Entre ces choses vindrent nouvelles à l'empereur de la mort l'apostole Léon; si estoit trespassé en l'uitiesme kalende de jugnet[841], ou vingt et un au de son siége. Après luy fu au siège Estienne Diacone. Assez tost après son sacre, mut pour venir à l'empereur. Si estoient à peine passés deux mois quand il vint à luy; mais avant eut envoié messages à l'empereur, qui li firent satisfacion de son sacre et de son ordenement.
Note 841: Jugnet. Juin.
Quant il oït nouvelles de son advènement, il manda Bernart son neveu qu'il alast contre luy et que il le compaignast. Et quant il sceut qu'il approchoit, il envoia autres messages pour luy amener à grant honneur, et puis s'en ala à Rains et attendit sa venue là. Et envoia de rechief contre luy Hildebault, son maistre chapelain, et Theodulphe, l'évesque d'Orléans. Après commanda à Jehan, l'arcevesque d'Arle, qu'il alast devant à grant compaignie des ministres de sainte Eglyse, revestus en chapes et en garnemens de soie. Au derrenier mut l'empereur et ala encontre l'apostole Estienne, environ demie lieue loin de l'églyse Saint-Remi, honnestement et dévostement le receut comme le vicaire saint Père, et il mesme le soustint à ses mains quand il entra en l'églyse Saint-Remi. Et tandis comme les religieux et le clergié chantoient Te Deum laudamus, le soustenoit tousjours l'empereur. Après les graces qu'ils eurent à Dieu rendues, l'apostole les acomplit par une oraison qu'il dit en la fin. Lors se départirent et alèrent aux hostels. Et l'apostole si descouvrit à l'empereur sa besoigne et luy dit la raison pour quoi il estoit venu: Léans mangièrent ensemble. Après mangier repaira l'empereur en la cité, et l'apostole demoura en l'abbaïe. L'endemain semonist[842] l'empereur l'apostole pour mangier avec luy, honourablement et largement fu toute la cour servie, et fu l'apostole honouré de grans dons. Au tiers jour après semonist l'apostole l'empereur au mangier et luy donna aussi plusieurs riches dons. Et lendemain qui fu jour de dimanche porta l'empereur couronne tandis comme l'en célébra en l'églyse la grant messe.
Note 842: Semonist. Invita.
A la parfin, quant l'apostole eut impetré la besoigne pour quoi il estoit venu, il prist congié à l'empereur et s'en retourna à Rome, et l'empereur se partit de Rains et s'en ala à Compiègne, et demoura trente jours au plus. Là reçeut et oït les messages Abdirame, le fils le roy Abulas, puis s'en ala yverner à Ais-la-Chapelle.
[843]Devant ce, avoit commandé aux messages le roy sarrasin que ils l'attendissent à Ais-la-Chapelle; mais si avoient jà demouré environ trois mois avant qu'il venist là, et quant il fu venu, il les oït et congéa. Là meisme vint à luy Nicephore, messagier Léon, l'empereur de Constantinoble; oultre les amistiés et les aliances estoit contenue en sa légation la composicion de la paix faite entre les deux empereurs, du contens qui estoit des contrées des Esclavons et des Romains. Mais à ceste fois ne put estre le contens abaissié, pour ce que ceulx-ci n'estoient pas présens, né Cadolac le bailli de ces parties, sans lesquels la cause ne povoit estre terminée. Mais, pour ceste besoigne mettre à fin, furent envoiés en Dalmacie Albigaire et Cadale, sires et princes de ces parties.
Note 843: Vita Ludovici Pii.—XXVII.
En ce temps envoyèrent les deux fils Godefroy de Dannemarche messages à l'empereur, pour requérir paix et aliance. Car Hériols les guerrioit et grevoit durement; mais l'empereur refusa leurs aliances, pour ce qu'elles sembloient estre faintes et sans nul proufit, et commanda que l'en envoiast secours à Hériols qui la guerre maintenoit contre eulx.
Incidence.—En celle année, ès kalendes de febvrier, fu éclipse de lune et apparut la comète au signe du Sagitaire. Au tiers mois après ce qu'il fu retourné de France, trespassa l'apostole Estienne. Après luy fu au siège un qui Pascases eut à nom. Tantost comme il fu sacré, envoia Théodoire à l'empereur, et luy euvoia présens et un prestre par qui il luy signifioi qu'il n'avoit pas esté esleu de sa volenté né par convoitise, mais par droite élection du clergié et du peuple. Et quant cil Théodoire eut impetré vers l'empereur l'amistié et les convenances anciennes, il retourna dont il estoit venu.
X.
ANNEE: 817.
De la bleceure l'empereur, et coment il réforma l'estat des abbaïes. Et coment les prélas lessièrent le boban du siècle à l'exemple de luy. Coment il ordenna de ses fieus; coment Bernart se revéla contre luy, et puis coment il se repenti.
[844]En celle année meisme, le dimanche de la quinte sepmaine de la quarantaine, qui est le jour de Pasques flouries, advint que quant le service qui affiert à sollempnité du jour fu chanté, l'empereur issit d'une églyse pour aler au palais, par unes alées de fust où il le convenoit passer. Si estoient vieilles et pourries de l'umeur[845] de l'eaue qui chéoit dessus. Quant l'empereur fu dessus et grant tourbe de gens et de ses princes, ces alées fondirent tout à un fais, et donnèrent si grant effroi, que tous ceulx qui au palais estoient eurent grant paour; tous se doubtèrent que l'empereur ne feust mort; mais Dieu qui l'amoit le garantit en ce péril. Avec luy chaïrent plus de vingt, que contes que barons, sans les chevaliers et les sergens qui entour estoient et furent bléciés en diverses manières. Mais l'empereur n'eut nul mal, fors tant seulement que le poumeau de son espée luy heurta au pis, et l'une des oreilles fu un petit escorchée; et l'une des cuisses bien à mont les illeis[846], fu un peu serrée entre deulx fusts. Mais assez tost fu guarri de toutes ces bleceures par le conseil des cirurgiens, si qu'il chevaucha et chaça entour vingt jours après. Général parlement fist assembler à Ais-la-Chapelle. Si ne fu pas ceste assemblée tant seulement des barons, ains fu d'arcevesques et évesques, d'abbés et de tous les estais de sainte Églyse. Là fu bien monstrée la ferveur et la dévotion qu'il avoit à sainte religion. Car il fist faire et ordenner un livre de la vie canoniale, en quoi toute la perfection de ceste ordre est contenue, si comme il appert par ceulx qui la gardent et la mettent en œuvre.
Note 844: Vita Ludovici Pii.—XVIII.
Note 845: L'umeur. L'humidité.
Note 846: Les illeis. Les entrailles. Variante du manuscrit 8302: Outre les yllières. Le latin dit: «Juxta inguina.»
En ce livre meisme fist-il ordenner de la quantité du pain et de la mesure du vin et autres choses nécessaires; si que tous chanoines, moines et nonains qui soubs ceste ordre serviront nostre Seigneur ne feussent destourbés né empeschiés pour deffault né pour nécessité. Et quant ce livre fu compilé et ordenné, il commanda qu'il feust porté, par sages hommes et honnestes, par toutes les cités et les abaïes de son empire, et qu'ils le féissent escripre en tous les lieux. De ce eurent les églyses et les abaïes grant joie. Et le très-débonnaire empereur en acquist louenge en nostre Seigneur et mémoire perpétuel. Après establit que un abbé qui Benoit avoit nom, preud'homme et religieux, et aucuns autres moines honnestes et de honneste vie en toutes choses alassent et venissent par les abaïes de moines et de nonnains, et informassent[847] ceulx et celles qui mestier en auroient, selon la règle saint Benoit.
Note 847: Informassent. Instruisissent.
Après regarda l'empereur que c'estoit laide chose que les sergens Dieu fussent subgiés à nulle humaine servitute. Et regarda que tels seigneurs sont, aucunes fois, de si grant rapine qu'ils font moult de griefs aux abaïes où ils ont de leurs hommes. Pour ce, establit que quelconque personne de serve condicion qui seroit digne en meurs et en science d'estre appellée en religion et aux saintes ordres du sacrifice de l'autel feussent franchis de leurs propres seigneurs, que leurs seigneurs feussent ou clers ou lais. Et voult et ordenna que chascune personne et sergens et chambrières, ès abaïes du royaume, eussent leur droite livraison, si que chascun sceust qu'il devroit avoir; si que par oultrage et par mauvais gouvernement les abaïes ne feussent gouvernées né grevées né apovries, et que le service nostre Seigneur ne feust mis en négligence. En toutes choses preschoit humilité le saint empereur, par œuvre et par bouche; et disoit que quiconque s'umilioit, à l'exemple de Jhesu-Crist, qu'il seroit assis ès cieulx; si que par son amonnestement les prélas et les clers commencièrent à laisser et à mettre jus les baudrés et les ceins d'or et d'argent, chargiés d'aumosnières de soie et de coutiaux à manches d'or et de pierres précieuses; les robes de draps espéciaux, les frains et les espérons dorés; et disoit le saint empereur que ce lui sembloit monstre, quant les personnes de sainte Eglyse qui exemple doivent donner au peuple, usent de tels aournemens, selon la vaine gloire du monde. [848]Mais l'anemi de paix ne souffrit pas longuement sans bataille et sans temptacion la sainte dévocion du preudomme; ains s'efforça en toutes manières de luy troubler par luy et par ses membres, et esmeut contre luy et prélas et barons et meismement ses propres fils, si comme nous vous dirons ci après.
Note 848: Vita Ludovici Pii.—XXIX.
Quant il eut ordenné ces choses, ainsi comme vous avez oï, il ordenna après l'estat de ses fils. De Lothaire l'ainsné fist empereur et voult qu'il feust empereur clamé. Pepin, l'ainsné après, envoia en Acquitaine au royaume, et Loys, le tiers, en Bavière; pour ce que le peuple scéust à qui il deust obéir. Tantost après ces choses, vindrent nouvelles que les Abrodiciens qui estoient en sa subjection s'estoient tournés encontre lui, et aliés au fils le roy Godefroy, et jà dégastoient cette partie de Saissoigne qui siet sur le fleuve d'Albe[849]; mais l'empereur y envoya tantost souffisans messages et chevalerie qui assez tost les abatirent et mistrent au dessoubs. Selon la coustume françoise ala l'empereur chacier en la forest de Vouge[850]. Après repaira pour iverner à Ais-la-Chapelle.
Note 849: Sur le fleuve d'Albe. «Saxoniam Transalbianam vexabant.»
Note 850: La forest de Vouge. «Vosagi lustra.» Ce sont plutôt les monts des Vosges.
En cette voie lui fu compté comment Bernart son nepveu, le roi de Lombardie, qui par luy avoit esté couronné, au temps le roy Charlemaines son père, s'estoit tourné contre luy par le conseil d'aucuns traiteurs. Et si s'estoient à luy aliés et jurés tous les princes des cités du règne de Lombardie, et jà avoient mis garnisons ès destrois des montaignes et à toutes les entrées de la terre.
Quant l'empereur sceut certainement la vérité, par le tesmoingnage Suppone et l'évesque Rathal, il assembla ses osts moult efforciement de toutes les parties de France et d'Alemaigne; au plus hastivement qu'il put mut et vint jusques à la cité de Chalon. Mais Bernart qui bien vit qu'il ne pourroit durer envers luy à la parfin né à bonne fin venir de cette besoingne (car plusieurs de ceulx qui s'estoient à luy aliés luy failloient), du tout chaït en désespérance. Les armes mist jus et vint à l'empereur, à ses piés se laissa chéoir et luy regehi[851] qu'il s'estoit vers luy meffait. A l'exemple de luy firent tons les autres. Tous désarmés vindrent avant et se mistrent haut et bas en sa merci et en son jugement, et recongnurent à la première fois toute la traïson, et par quel ennortement et comment et à quelle fin ils béoient à en venir.
Note 851: Regehi. Confessa.
De ceste traïson furent principaulx Egidion, que l'empereur cuidoit son ami especial, et Renier, qui conte eut esté du palais, au temps de Charlemaines son père, fils le conte Mehenier; et Reginal, prevost et chambellen de la chambre le roy. Si n'estoient pas seuls en ce cas; ains avoient plusieurs compaignons et clers et lais. Des clers fu l'un, Anselm, arcevesque de Millan, Volfouth, évesque de Tremoigne[852], et Theodulphe, évesque d'Orléans. Quant la traïson fut plaineinent descouverte et les traiteurs furent mis en prison, l'empereur s'en repaira pour yverner à Ais-la-Chapelle, si comme il avoit proposé devant.
Note 852: Tremoigne. Pour Cremone.
XI.
ANNEES: 818/819.
Coment l'empereur fist justice de Bernart son nepveu, le roy de Lombardie, et des autres traiteurs. Et de la présumpcion des Bretons et de leur subjection. Et coment l'empereur espousa la royne Judith, et du mandement Leudevit à l'empereur. Et coment le duc Bourna occist trois mil hommes de la gent Leudevit.
[853]Tout cel yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle. La Nativité et la Résurrection y célébra sollempnement. Après la feste, fist traire de prison Bernart son nepveu, qui jusques alors eut esté roy de Lombardie, et les autres traiteurs qui, selon les lois, devoient les chiefs perdre. L'empereur ne voult pas qu'ils feussent dampnés par si cruelle sentence; mais, toutes fois se consentit que ils eussent les yeux crevés, contre la volenté d'aucuns qui vouloient que ils feussent dampnés selon les lois, sans miséricorde. Mais, au derrenier[854], fu jugement parfait. Car Bernart et Renier furent décolés pour ce qu'ils portoient impaciamment ce qu'ils estoient aveuglés et qu'ils ne savoient gré de la vie qu'il leur avoit donnée. Des trois évesques qui estoient parçonniers de la traïson ne se voult l'empereur autrement vengier, mais qu'il les fist dégrader de leurs ordres par leurs compaignons évesques, et les fist tondre en religion. A tous les autres, fors à ceulx qui ci sont nommés, ne fist oncques tollir né vie né membres, mais que les uns en furent tondus et les autres envoiés en essil.
Note 853: Vita Ludovici Pii.—XXX.
Note 854: Au derrenier. A la fin.
Après ce, vindrent nouvelles à l'empereur que les Bretons ne luy vouloient plus obéir né estre de sa seigneurie; ains appareilloient armes contre luy, et avoient jà fait un roy qui avoit nom Marmanon. Mais l'empereur ne mist ceste besoingne en délai, ains appareilla ses osts hastivement, pour entrer en leur terre. En la cité de Vannes tint parlement, et puis entra en Bretaigne. En pou de temps et en pou de travail destruit tout le païs né ne voult oncques cesser jusques à tant que Marmanon, leur roy, fust occis. Si l'occist la garde des destriers du roy qui avoit nom Choslo. Puis que leur roy fu occis, toute Bretaigne fu abatue et vaincue, et tous vindrent à l'empereur à merci en telle condicion comme il luy plaisoit; ostages donnèrent tels comme il demanda; de la terre ordonna à sa volenté.
[855]Puis retourna en France par la cité d'Angiers. Là estoit la royne Hermengars qui longuement avoit esté malade. Puis que l'empereur fu là venu, vesquit deux jours tant seulement. Au tiers trespassa, en la quinte nonne d'octobre.
Note 855: Vita Ludovci Pii.—XXXI.
Incidence. En cette année fu éclipse du soleil en l'uitiesme yde de juillet. L'empereur fist honnestement mettre la royne en sépulture, puis se partit et s'en alla par Rouen et par Amiens, et se retrait pour yverner à Ais-la-Chapelle, par Héristalle[856]. Ainsi qu'il entroit au palais, les messages Sigon, le duc de Bonivent, se présentèrent devant luy, grans présens apportèrent devant luy et accusèrent leur seigneur de la mort le duc Grimouar son devancier.
Note 856: Ici le texte n'est pas exactement rendu. «Recto itinere ad hiberna se Aquis contulit. Cui revertenti et Heristalium intranti palatium, occurrere missi Sigonis, etc.»
Avec ces messages vindrent autres de diverses nations, les messages des Abrodiciens et des Godescans[857] et les messages Leudevit, prince de la petite Pannonie, et les messages des Thimothées, qui nouvellement avoient laissié la société et l'aliance des Boulgres, et s'estoient joins et alliés à l'empereur. Les messages Leudevit venoient pour accuser Cadale de ce qu'il estoit de si mauvaises meurs et si divers, comme ils disoient, que nul ne pouvoit à luy durer. Mais ils mentoient si comme il apparut apres. Et quant il eut oï ces messages et il eut ordonné des besoignes pour quoi ils estoient venus, et il les eut honnourés et congéés, il demoura au palais d'Ais pour yverner.
Note 857: Des Godescans. «Abodritorum videlicet et Goduscanorum et
Timotianorum qui, Bulgarorum societate relictâ, etc.»
Endementiers qu'il se yvernoit là, les princes de Saissoigne luy amenèrent et luy rendirent Schlaomire, le roy des Abrodiciens. Devant fu accusé de ce qu'il s'estoit tourné encontre luy. Et pour ce qu'il ne se peust pas bien purgier de ce cas, fu-il chacié en essil, et son royaume baillé à un autre qui avoit nom Céadrague; fils estoit à un prince qui Trasconis estoit nommé.
[858]En ce temps advint que un noble homme de Gascoigne, qui avoit nom Lup Centule, se combatit contre Guérin le conte d'Auvergne, et contre Bérengier le conte de Thoulouse. Mais en cette bataille perdi Gersane, son frère, et plusieurs autres; si eust esté mort ou pris, s'il ne feust fouy; puis fu-il pris et amené devant l'empereur, et contrains à dire pourquoi il avoit ce fait. Et pour ce que ce fu chose prouvée qu'il avoit guerre commenciée et en son tort, fu-il chacié en essil[859]. En ce palais demoura l'empereur tout cel yver, et y tint général parlement. Devant qu'il s'en partist retournèrent les messages qu'il avoit envoies par tout son royaume, pour l'estat de l'Eglyse réfourmer. Et par dessus y adjousta aucuns chapitres de lois (par lequel deffault les causes n'estoient pas bien jugiées), qui moult sont profitables et sont gardées, jusques aujourd'hui en jugement.
Note 858: Vita Ludovici Pii.—XXXII.
Note 859: Cette punition de Loup-Centulle est l'une des bases sur lesquelles repose la fameuse charte de Charles-le-Chauve en faveur de l'abbaye d'Aloon, charte dont l'authenticité a si fréquemment été soutenue et contestée. Voyez, en dernier lieu, l'ouvrage de M. Fauriel. (Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, tome 3. Appendices.)
En ce temps n'avoit point l'empereur de femme, car la royne Hermengars avoit esté morte nouvellement. Ses amis luy amonnestèrent qu'il se mariast; si le faisoient plus plusieurs, pour ce qu'ils cuidoient qu'il voulsist déguerpir l'empire, pour entrer en religion. Et à la parfin s'i accorda, et ils luy requistrent et amenèrent de toutes pars nobles pucelles, filles de hauts barons. Une en épousa qui avoit nom Judith, si estoit fille le conte Velpon. Au nouveau temps se départit et s'en alla en son palais de Hengelehem. Là vindrent à luy le peuple et les barons; si oït nouvelles de son ost qu'il avoit envoie en Pannonnie contre Leudevit. Si demoura ceste besoigne sans perfection; et pour ce qu'elle fu ainsi entrelaissée, sans mener à fin, Leudevit monta en si grant orgueil qu'il manda par ses messages à l'empereur que s'il vouloit recevoir tels conditions comme il mandoit, volentiers luy obéiroit ainsi comme il eut fait devant. L'empereur eut en despit ses messages et ses mandemens, né pas ne receut ses condicions. Et Leudevit, qui ainsi demoura en sa desloyauté, attraioit à lui tous ceulx qu'il pouvoit contre l'empereur; et s'accompagnoit à tous ceulx qu'il cuidoit qui eussent mal cuer vers lui. Un petit après ce que l'ost fu retourné de Pannonie, et que Leudevit estoit en tel point comme vous avez oï, Cadolac, le duc d'Acquilée, mourut. Après luy fu un autre qui avoit nom Baudris. Et quant ce duc Baudris fu venu au païs, et il entroit en la contrée, il trouva l'ost Leudevit dessus un flun qui a nom Draves. Et combien qu'il eut pou de gens avec luy, si leur courut-il sus, et les chaça hors de la contrée. Et quant Leudevit fu ainsi desconfit et chacié, il se rapareilla à bataille contre Bourna, le duc de Dalmatie, sur le flun de Calapie[860]. Et quant Bourna s'apperceut que les Godescans qui aider luy devoient l'eurent traï, et il vit que les siens mesmes s'enfuyoient et le laissoient en péril, il s'enfouit et eschapa ainsi des mains à ses ennemis. Mais puis se vengea-il bien de ceulx qui guerpi l'avoient à son besoing, quant ils le dussent aidier.
Note 860: Calapie, ou Colapie. C'est aujourd'hui le Kulpe, qui coule en Hongrie.
En cel yver qui après vint, Leudevit entra en Dalmacie de rechief; tout mist à destruction par feu et par occision. Le duc Bourna qui bien sceut qu'il ne pourroit contrester à son effort, se pourpensa comment il le pourroit grever autrement par malice. Il assembla sa gent et espia son point et ferit en son ost si soudainement, que cil né sa gent ne s'en pristrent garde. Si grant occision en fist que le nombre des occis fu esmé[861] à trois mille. Là perdit Leudevit chevaux et armes et plusieurs autres richesses, et s'enfuit de la contrée tout desconfit. Ces nouvelles furent apportées à l'empereur à Ais-la-Chapelle qui moult en fu lié durement.
Note 861: Esmé. Estimé.
XII.
ANNEES: 820/822.
Coment son frère Pepin ostoia sur les Gascons, et coment le duc Bourna sivit Leudevit par l'empire. Coment les Normans vindrent en Acquitaine, et coment l'empereur pardona son mautalent à tous ceulx qui traï l'avoient, et puis coment il mit la pais entre ceulx qui se descordoient.
Entre ces choses et en celle année meisme, avint en Acquitaine que les Gascons, qui par nature sont discordables et de legier esmouvement, se rebellèrent contre l'empereur; mais il envoia Pepin, son fils, qui en pou de temps les chastia, si que nul ne fu si hardi qui s'osast troubler contre l'empereur.
Après ces choses, se partit de sa gent et s'en alla à petite compaignie chacier en la forest d'Ardenne. Et quant le temps d'iver fu repairé, il se retrait vers Ais-la-Chapelle. Là repairèrent à court le peuple et les barons si comme ils souloient.
[862]A court vint le duc Bourna, et se complaignit à l'empereur des griefs et des dommages que Leudevit luy faisoit. Et l'empereur luy livra aide et gent par quoi il peust celluy grever et sa terre mettre en destruction. En trois parties se devisèrent. Et quant ce vint vers le printemps, ils entrèrent en la terre Leudevit et la dégastèrent presque toute; mais Leudevit n'en vint onques à eulx à parlement né à bataille, ains se tint tousjours en un chastel qui moult estoit fort et haut.
Note 862: Vita Ludovici Pii.—XXXIII.
Quant Bourna et la gent à l'empereur s'en furent repairés, ceulx de la cité de Charente[863] et mains autres qui avoient esté de la partie Leudevit, se rendirent au duc Baudri qui de par l'empereur estoit duc d'Acquilée.
Note 863: Ceulx de la cité de Charente. Le latin porte:
«Carniolensos et quidam Carentanorum.» Aujourd'hui les peuples de la
Carniole et de la Carinthie.
Une chose advint là en ce point, que Sanilla appella de traïson Bera, le comte de Barcinone. A cheval se combatirent selon leur coustume et selon leur loy[864], car l'un et l'autre estoient Gotiens; mais à la parfin fu vaincu Bera et deust avoir perdu le chief selon les lois: si trouva-il si très-grant débonnaireté en l'empereur, qu'il n'en porta autre paine fors qu'il fu envoie en essil à Rouen, à la volenté et au rappel l'empereur.
Note 864: Ni les lois écrites des Goths, ni la loi romaine qui étoit celle de plus grand nombre des Aquitains, n'admettoient les combats judiciaires; mais l'usage de ces combats prévaloit, surtout chez les Goths. L'astronome limousin confond donc ici cet usage, qui avoit plus de force que la loi, avec la loi même.
Entre ces choses vindrent nouvelles à l'empereur, à court, de treize nefs et de plusieurs galios plains de robeurs qui s'estoient parties de Normandie[865] et s'adréçoient vers France, pour le païs gaster. Lors fu commandé que tous les pors de Flandres et de Neustrie (qui ores est nommée Normandie) feussent bien gardés et deffendus; par espécial l'entrée de Seine là où elle chiet en mer: lors furent bien deffendus. A donc Normans s'espendirent par la mer et vindrent en Acquitaine. Les pors trouvèrent sans défense. Pour ce, entrèrent légièremént en la terre, et quant ils orent gasté le païs[866], ils retournèrent en leurs contrées.
Note 865: De Normandie. «A Northemannæ sedibus mare conscendisse.»
Note 866: Le latin dit: «El vastato vico cujus vocabulum Buin.» Les annales d'Eginhard nomment le même lieu Bundium, et les annales de Saint-Bertin Burnad. Hadrien Valois pense que cette dernière leçon est la meilleure, et qu'il faut reconnoître ici Born, ou Saint-Pol de Born, en Languedoc.
[867]En ceste saison yverna l'empereur à Ais-la-Chapelle, et là fist parlement au mois de febvrier. De là furent envoiées trois légions pour gasler la terre Leudevit, le prince de Pannonie. Les aliances qui avoient esté fermées à Abulas, un roi de Sarrasins, furent rompues, pour ce qu'elles ne sembloient pas loyaulx né profitables, et fu bataille mandée et criée contre les Sarrasins.
Note 867: Vita Ludovici Pii.—XXXIV.
Quant ce vint vers les kalendes de may, l'empereur assembla parlement vers la cité de Noion[868]. Là fist réciter tout de nouvel, devant les barons, tels partis[869] comme il avoit fais à ses fils, et les fist confirmer par les seaulx de tous les princes qui furent présens. A ce concile vindrent les messages l'apostole Pascase, lesquels avoient à nom Léon, le donneur de noms, et Pierre, évesque de Cencelles; si comme il dut les honnoura, et puis les oï et les congéa. De Noion se partit, et s'en ala pour yverner à Ais-la-Chapelle. Mais ainçois qu'il venist là, il s'en ala par Remiremont et par les plains et forests de Vosges; si fu jà passé tout l'esté et la moitié de septembre ayant qu'il venist à Ais.
Note 868: Noyon. «Noviomagus.» C'est plutôt Nimègue, dont le nom latin est le même.
Note 869: Partis. Partages.
En ce temps mourut cil Bourna dont l'istoire a là devant parlé. En son lieu mist l'empereur Landas[870]. En ce point vint à court un messagier qui apporta nouvelles de la mort Léon, l'empereur de Constantinoble, et du couronnement Michiel. Au mois d'octobre qui après fu, tint l'empereur parlement à Théodone[871]. Là meisme fist espouser à Lothaire, son ainsné fils, Hermengart la fille le conte Huon. A celles espousailles furent présens les messages l'apostole, Théodoire et Floriens. De par l'apostole présentèrent dons de diverses manières; et combien que l'empereur feust tousjours de merveilleuse débonnaireté et piteux et miséricors vers toutes gens, si le montra-il plus encore à ce parlement; car il rappella d'essil ceulx qui estoient traiteurs et qui estoient convaincus de traïson et de conspiracion encontre luy. Et ne leur donna pas tant seulement la vie et les membres qu'ils devoient perdre par jugement selon les lois, ains leur rendit entièrement leurs terres et leurs possessions. Aalard, abbé de Saint-Pierre de Corbie, qui estoit ainsi comme en essil au moustier Saint-Philebert, rappella en son églyse et en son office. Et Bernard, un sien frère, qui ainsi restoit au moustier Saint-Benoist, rappela et envoia en son propre lieu. Ces choses ainsi faites, il envoia son fils Lothaire pour yverner en Dalmacie, et il retourna à Ais-la-Chapelle.
Note 870: Landus. «Nepotem suum, nomine Ladasdeum.»
Note 871: Theodone. Thionville.
[872]En l'an qui après fu, assembla parlement en un lieu qui a nom Atigni. A ceste assemblée furent évesques et abbés et autres ministres de sainte Église; et si y furent aussi les barons du royaume. Là se réconcilia et apaisa à tous ceulx qu'il avoit fait tondre en religion, contre leur volenté, et à tous ceulx qu'il cuidoit avoir de riens grévés, combien qu'ils l'eussent desservi, et confessa et dist devant tous qu'il s'estoit envers eulx meffait et en print pénitence de sa volenté, ainsi comme l'empereur Théodoire avoit fait jadis, comme sé il eut ce fait sans raison et sans jugement. Et se repentit et prit pénitence de ce qu'il avoit fait à Bernart son nepveu, qui par droit jugement avoit esté puni. Selon son meffait s'amanda de quanqu'il se put pourpenser qu'il se fust meffait en telles choses: et mettoit grant cure à apaisier à nostre Seigneur, pour les choses qu'il tenoit à péchié, et par aumosnes et par les oroisons de sainte Eglyse, ainsi comme s'il eust fait par déloyauté et par cruauté ce que il avoit fait par droit jugement.
Note 872: Vita Ludovici Pii.—XXXV.
En ce temps envoia gens qui murent de Lombardie contre Leudevit, le prince de Pannonie. Et quant cil sceut ce, il ne les osa attendre, ains guerpit sa terre et s'en fouit à garant à un prince de Dalmacie. Cil le receut en sa cité, mais il luy en rendit mauvais guerredon; car il meisme l'occist puis en traïson, et se mist en possession de la seigneurie de la ville. Aux gens l'empereur ne fist oncques bataille né parlement, mais il leur manda par messages que moult s'estoit mesfait vers l'empereur et que volentiers vendroit à luy à merci.
En ce temps vindrent nouvelles à la court et fu compté à l'empereur que sa gent qui gardoient les marches d'Espaigne avoient passé le fleuve de Sichore[873] et estoient entrés bien avant en la terre; tout avoient ars et destruit devant eulx, et estoient retournés à grant gains sans dommages; et ceulx aussi qui gardoient les marches de Bretaigne estoient aussi passés oultre, et avoient tout gasté par feu et par occision; et tout ce estoit meu par un Breton qui avoit nom Guiomart, lequel se commençoit à rebeller et enforcier contre eulx. Après le parlement, envoia l'empereur son fils Lothaire au royaume de Lombardie; un moine, qui Wale avoit nom, luy bailla pour le garder, si luy appartenoit de lignage, et avec luy Géront son chambellan: et lui commanda qu'il ouvrast par leur conseil et redresçast les privées choses et les communes du royaume. Pepin son fils envoia aussi au royaume d'Acquitaine, pour le royaume garder et gouverner. Mais avant, le fist espouser la fille le conte Théodebert[874].
Note 873: Sichore. La Segre.
Note 874: Theodebert. Il étoit comte de Madrie, contrée de la
Neustrie, située entre Evreux et Rouen. Théodebert fut père du comte
Odon d'Orléans, et de Robert duquel descendit Robert-le-Fort.
Après ces choses ainsi faites, quant ce vint le mois de septembre, il ala chacier et soi déporter en deduis de bois, selon la coustume de France; et puis passa le Rin, pour yverner, en un lieu qui en Thiois est nommé Franquoforch[875]. Là fist assembler parlement de toutes les nacions qui delà le Rin obéissoient au royaume de France; avec les princes du païs ordena en ce parlement de toutes les choses qui appartenoient au proufit de la terre. En ce parlement oït et congéa deux paires de messages des Normans et des Avares qui ores sont appellés Hongres, si comme aucuns veullent dire. Dons et présens apportoient, et requéroient renouvellement de pais et d'aliance. En ceste ville demoura l'empereur tout l'yver, et fist rappareiller et refaire de nouvel œuvre aucuns nouveaux édifices qui pour le temps d'yver lui estoient proufitables.
Note 875: Franquoforch. Francfort.—Thiois. Allemand.
[876]Quand ce vint au nouvel temps, droit au mois de may, fist-il assembler un parlement, avant qu'il se partist, des François Austrasiens et des Saisnes et autres nacions qui à ces parties marchissoient. A ce parlement vint à fin la guerre de deux frères, qui entre eulx estoit pour un royaume. Mileguast et Celeadrages estoient nommés, gentilshommes estoient et eurent esté fils au roy Luibi, qui eust esté occis en une bataille contre les Abrodites. Si estoit pour ce le contens, que le peuple s'acordoit à Celeadrages le plus jeune, et non mie à Mileguast l'ainsné, pour ce qu'il estoit, si comme l'en disoit, plus lasche et plus paresseux que mestier ne seroit au royaume gouverner. Et ceste discorde mut devant l'empereur. Et quant la volenté du peuple fu cognue et sceue, le royaume fu donné au mineur de ces frères. L'empereur les honnoura moult et leur donna grans dons, jurer les fist qu'ils seroient amis et loyaux l'un vers l'autre et vers luy-mesme; si se départirent atant.
Note 876: Vita Ludovici Pii.—XXXVI.
XIII.
ANNEE: 823.
Coment l'apostole Paschases corona à l'empire Lothaire: coment Dreues, le frère l'empereur, fu évesque de Mez; de la souspeçon de l'empereur et de l'apostole. Coment il s'escusa par messages. Des signes qui avindrent, et coment Charles le chauf fu né, et de moult d'autres choses.
Entre ces choses, Lothaire, un des fils l'empereur, à qui l'empereur eust commandé le royaume de Lombardie pour gouverner, par le conseil de ceulx qui il eut avec luy envoiés, si comme là dessus est dit, proposa à retourner à son père; mais entre ces choses, Paschases lui envoia ses messages, et si luy mandoit en priant qu'il alast à Rome et qu'il y fust à la Résurrection nostre Seigneur. Cil obéit à son commandement, et l'apostole le receut moult honnourablement le jour de Pasques en l'églyse Saint-Père; la couronne impériale lui mist sur le chief et fu appelé empereur-auguste, puis prist congié de retourner en France. En la cité de Pavie demoura un pou de temps, pour ordonner d'aucunes besoignes. Après s'en partit, et vint au père, et luy compta les choses si comme elles estoient avenues: lesquelles estoient parfaites, et lesquelles estoient commencées et demourées sans perfection. Et pour ce que l'empereur voulloit que le royaume fust loyaument et entièrement gouverné, il envoia Maringue et Aalart, le conte du palais, pour les besoingnes ordener et mettre à fin.
En ce temps trespassa Gondulphe, évesque de Mez. Un frère avoit l'empereur, qui Dreues avoit nom; clerc estoit et chanoine de l'églyse, et vaillant homme, et menoit belle vie et honneste; tout le peuple et le clergié le requistrent d'un cuer et d'une volenté aussi comme sé ce feust élection faite par le Saint-Esprit. Si fu moult merveilleuse; car aussi comme l'empereur et les barons s'i accordèrent, aussi le peuple et tout le clergié; n'oncques n'en fu un seul trouvé par qui il feust contredit. Moult en fu lié l'empereur, et moult volentiers leur octroia leur requeste.
En ce point fu compté à l'empereur que Leudevit le tyran estoit mort, et qu'il avoit esté occis en traïson. A tant se départi le parlement, et un autre fu crié à Compiègne au mois de septembre.[877] En ce temps meisme vindrent nouvelles à court, que Théodore, secrétaire de l'églyse de Rome, et Léon, donneur de noms,[878] estoient occis. Si leur avoit-on premièrement les yeux sachiés[879], et après couppé les chiefs au Latran, en la maison l'apostole. Si disoit-on que ce avoit esté fait par envie pour ce qu'ils estoient loyaux amis Lothaire, le fils l'empereur. En ce fait estoit l'apostole moult diffamé, car on lui mettoit sus que ce avoit esté fait par son assentiment. De ce fu l'empereur moult esmeu vers luy, et pour savoir sé c'estoit voire ou non, y envoia-il Adelinge, abbé de Saint-Vast, et le conte Onfroy; mais avant qu'ils départissent de court, sourvindrent les messages l'apostole Pascase, Jehan, évesque de Blance-Selve, et Benoist, arcediacre de l'églyse de Rome: si les eut envoiés à l'empereur, pour soy excuser du devant dit cas dont il estoit souspeçonné; leur excusation fu oïe; congié prindrent, et puis s'en retournèrent à telle response comme l'empereur leur donna. Mais pour ce ne demoura pas qu'il n'y envoiast les devant dis messagiers, pour enquerre la vérité.
Note 877: Vita Ludovici Pii.—XXXVII.
Note 878: Donneur de noms. Nomenclator. Ce titre appartenoit à l'officier chargé de proclamer le nom de ceux qui avoient l'honneur de dîner avec le pape ou l'empereur.
Note 879: Sachiés. Arrachés.
Par son royaume chevaucha l'empereur en visitant le païs, et demoura en chascun lieu tant comme mestier estoit. Droit à Compiègne s'en ala pour tenir le parlement qu'il avoit fait crier. Là retournèrent à luy les messages qu'il avoit envoiés à Rome et luy comptèrent comment l'apostole Pascase estoit purgié de la mort de ceulx qui eurent esté occis par son serement, et par le serement de plusieurs évesques; mais il ne put livrer ceulx qui estoient coupables du fait; et disoit bien que ceulx qui estoient occis l'avoient bien desservi. Les messages à l'apostole qui avec eulx estoient venus se présentèrent devant l'empereur; ces messages estoient Jehan, évesque de Blance-Selve, Quirius, son diacre, et Léon, le maistre des chevaliers. L'empereur ne voult pas plus faire de vengence de celle occision, comme cil qui par nature estoit miséricors; et si luy pésoit-il bien qu'il n'en povoit autre chose faire. Aux messages l'apostole donna response, si s'en partirent à tant.
En ce temps apparurent plusieurs signes moult espouventables qui moult espouventèrent l'empereur. Le palais d'Ais-la-Chapelle croulla par mouvement de terre, et grans sons et grans tumultes furent oïs par nuit. Une pucelle jeuna doze mois, sans boire et sans mangier; foudres et tempestes chéirent souvent, pestilences d'hommes et de bestes coururent en plusieurs lieux. Pour ce commanda l'empereur que chascun s'esforçast de donner aumosnes, et jeunast et depriast à Nostre-Seigneur qu'il gardast son peuple, et que ses prestres chantassent messes et en féissent prières au Créateur de toutes choses; car il luy sembloit que ces signes qui advenoient, sénéfioient mortalité et déchéement de peuple.
En celle année, au mois de juin, eut la royne Judith un fils. Si voult la royne et l'empereur qu'il eut nom Charlon. En ce temps envoia l'empereur deux chevetains, Eble et Asinaire, oultre les mons de Montgieu[880], à tout grant gent. Jusqu'à la cité de Pampelune passèrent; bien firent ce pourquoi ils y furent envoiés; mais l'istoire n'en dit plus. Au repairer furent entrepris entre les montaignes par ceulx du païs, qui par nature sont desloyaulx et traiteurs. Toutes leurs gens perdirent et eux-meismes furent pris. Le conte Eble envoièrent à Cordes en Espaigne au roy des Sarrasins. Mais le conte Asinaire déportèrent[881], pour ce qu'il estoit de leur lignage.
Note 880: Montgieu. «Trans Pyrinæi montis altitudinem.»
Note 881: Déportèrent. Il falloit traduire: Espargnièrent.
«Pepercerunt.»
[882]Puis que Lothaire fu venu à Rome, si comme nous l'avons dit, l'apostole Eugène le receut moult honnorablement. Ainsi comme ils parloient une heure des choses qui estoient advenues, Lothaire luy demanda pourquoi ceulx qui estoient amis vers l'empereur et à ceulx de France avoient esté occis, et ceulx qui pas n'avoient esté occis estoient gabés et despités des Romains, et pourquoi si grans querelles et tantes estoient entre luy et les Romains; au derrenier fu sceu et fu trouvé que ceulx du peuple avoient perdu plusieurs édifices, héritages et possessions par l'ignorance et négligence de l'apostole et par la convoitise et la rapine des juges. Mais Lothaire fist rendre au peuple possessions et héritages et tout quanqu'il leur avoit tollu sans raison. Moult en fu le peuple lié, et moult lui sceurent bon gré de ceste chose. Après ce, si fu establi, selon l'ancienne coustume, que ceulx qui de Rome seroient juges, convendroit qu'ils feussent du palais et du costé l'empereur et tels que ils féissent loyaux jugemens aussi aux pauvres comme aux riches.
Note 882: Vita Ludovici Pii.—XXXVIII.
Après ces choses ainsi ordenées, repaira Lothaire en France. A son père conta toutes ses besoignes, qui moult fu lié de ce que mauvaistié et tricherie estoit abatue, et loyauté et justice soustenue.
XIV.
ANNEES: 824/825.
De divers messages qui vindrent à court, et des messages au roy de Boulgrie, qui requeroient abonnement des deux royaumes; et coment Heriols, un prince des Normans, fu baptisié, et d'autres incidences.
[883]Au mois de mai qui après fu, tint l'empereur parlement à Ais-la-Chapelle. Là vindrent les messages des Boulgres qui longuement avoient démené bataille[884] en Bavière, par le commandement l'empereur. Si estoit telle leur entencion qu'après la confirmation de paix et l'aliance, que l'on traitast de bonner[885] les marches entre les Boulgres et les Alemans et les François-Austrasiens. A ce parlement furent aussi les messages des Bretons; si y estoient les plus grans de leurs gens. Moult s'umilièrent et promistrent subjection et obédience. Entre les autres estoit Guiomart, qui tous les autres surmontoit de pouvoir et de noblesse; si fut cil dont l'istoire a parlé, qui par son orgueil esmut l'empereur à ce qu'il entrast en Bretaigne. Sa terre luy gasta, puis vint à merci. Et l'empereur luy pardonna tout, à luy et à tous ceulx de sa partie et plus; il luy donna dons et le laissa aller en sa terre tout délivre. Mais cil qui estoit mauvais eut tost oublié les bénéfices que l'empereur luy eut fais. Car tantost comme il fu retourné en son païs, il courut sus à ses voisins et meismement à ceulx qui obéissoient loyaument à l'empereur. Toutes voies fu la fin telle au derrenier que les hommes le conte Lambert l'occistrent en sa maison meisme.
Note 883: Vita Ludovici Pii.—XXXIX.
Note 884: Avoient demené bataille. Le latin ne dit pas précisément cela. «Legatio… quæ diu in Bajoaria, secondam præceptum ejus substiterat.»
Note 885: Bonner. Borner. Abonnement, imposition de bornes, démarcation.
Quant tous ces messages se furent partis et le parlement fu fini, l'empereur s'en alla chacier en la forest de Vouge; jusques au mois d'aoust demoura en ce déduit. Après retourna à Ais-la-Chapelle pour tenir le parlement qu'il eut fait devant crier. Là fu la paix confermée que les Normans requeroient.
Après ce parlement envoia Loys, le meindre de ses fils, en Bavière. Et il repaira à Noion[886], luy et Lothaire son autre fils. Tout le mois de septembre se déduisit en chasce de bois; vers le commencement d'yver s'en alla à Ais-la-Chapelle. Assez tost après, fist assembler parlement. Là vindrent de rechief les messages le roy de Boulgrie, qui moult portoit grief ce que l'empereur luy avoit mandé, et de ce qu'il n'avoit pas impetré vers l'empereur ce qu'il requeroit. Pour ce avoit arrière envoiés ses messages et luy mandoit par grand présumpcion, si comme il estoit contenu en sa lettre, que certaines bonnes feussent mises entre les deux royaumes, ou qu'il gardast ses marches au mieulx qu'il pourroit. De ce fu toute la court esmeue et disoient tous que le roy qui ce mandoit avoit bien desservi de perdre terre. Et pour ce que l'empereur voulloit estre certain de ce roy, s'il avoit ceste chose mandée ou non, commanda que les messages feussent retenus jusques à ce que l'on eust là envoié; et pour ceste chose y fu envoié Bertrique, le conte du palais, qui raporta que ce n'estoit pas voire. Et l'empereur délivra les messages quant il en fu certené.
Note 886: A Noyon, ou plutôt: à Nimègue.
[887]En celle année vint Pepin à son père qui yvernoit à Ais-la-Chapelle. Assez tost luy commanda le père qu'il s'en retournast et qu'il feust tout appareillé, s'il avenoit par aventure qu'aucun besoing sourdist par devers Espaigne. Quant ce vint vers les kalendes de juillet, l'empereur repaira vers Hengelihem; car il avoit commandé que les barons et le peuple feussent là assemblés à parlement. A celle assemblée establit moult de choses qui estoient profitables à l'estat de sainte Eglise; là receut et conjoït les messages l'apostole et les messages l'abbé de Mont-Olivet[888]. A ce parlement furent présens deux princes de deux manières de gens; Céadrague, un duc des Abrodiciens, et Tonglones, un duc des Sorabiens. Devant l'empèreur furent accusés d'aucuns cas. Et pour ce que la preuve estoit assez clère, l'empereur les punit et chastoia et puis les renvoia en leur païs. Là meisme, vint à court Heriols, un prince des Normans, et luy et sa femme et ses enfans et grans compaignies de Danois. Baptizié fu et sa femme et ses enfans et toute sa compaignie. Moult luy fist grant honneur l'empereur et luy donna grans dons. Et pour ce qu'il doubtoit que l'on ne le chaçast hors de son païs, pour ce qu'il estoit crestien, ou que l'on lui féist aucun grief, lui donna-il une contrée de Frise, qui a nom Riustre[889], afin qu'il péust là venir à garant, sé mestier en estoit.
Note 887: Vita Ludovici Pii.—XL.
Note 888: L'abbé de Mont-Olivet. «Legationes tàm à sanctâ sede romanâ quàmque à monte Oliveti per Dominicum abbatum perlatas suscepit, audivit atque absolvit.»
Note 889: Riustre. «Quemdam comitatum in Frisiâ, cujus vocabulum est Riustri.»
En ce temps estoient gardes et deffendeurs de toute Pannonie Baudin et Giron[890]. Ce Baudin vint lors à court et amena à l'empereur un prestre qui Georges[891] avoit nom. Preudomme estoit et de honneste vie, et disoit qu'il savoit faire orgues à la manière de Grèce. Moult en fu l'empereur lie, si rendit graces à Nostre-Seigneur de ce qu'il avoit trouvé maistre de tel art qui onques n'avoit esté en us au royaume de France. A Radulphe le trésorier[892], commanda qu'il luy administrat despens et tout quanques mestier lui seroit à celle besoigne.
Note 890: Baudin et Giron. «Baldricus et Geraldus.»
Note 891: Georges. Les éditions du texte latin portent: Gregoire.
Note 892: Radulphe le trésorier. «Tanculfo sacrorum scriniorum prælato.»
XV.
ANNEES: 826/828.
Coment Azon, un roy sarrasin, degasta la terre l'empereur par devers Espagne. Et coment l'empereur y envoia secours, mais il vint trop tart. Et de la mort l'apostole Eugène, et de la paresce des princes qui la terre déussent garder; et coment il envoia Pepin son fils pour garder les marches d'Espaigne, et moult d'autres choses.
En mi le mois d'octobre fist le roy parlement de la gent d'Allemagne, oultre le Rin, en un lieu qui a nom Salz. Là vindrent nouvelles à court que Azon, qui du palais s'en estoit fouy, fu receu en une cité qui a nom Auxonne, puis prist une autre ville et la destruist et craventa. A ceulx qui la deffendoient fist moult de maux; en tous les chastiaux qu'il prenoit si mettoit garnison. Si envoia un sien frère à Abdirame un roy des Sarrasins, pour secours querre; et il luy envoia grant plenté de sa gent. De ceste nouvelle fu l'empereur moult esmeu et entalenté de ceste honte vengier; mais toutes-voies n'en voult-il rien faire de soy, ains attendit le conseil de sa gent.
Incidence. Hildoins, l'abbé de Saint-Denis en France, envoia lors de ses moines à Rome, à l'apostole Estienne[893], et lui requist le corps saint Sébastien le martir. Et l'apostole qui vit sa dévocion luy octroia sa requeste, et luy envoia par ses messages le corps saint Sébastien en un écrin portant. Cil le receut dévotement et le porta à Soissons, et le mist moult honnorablement de lès le corps monseigneur saint Mard de Soissons. Là fist nostre Seigneur tant de si beaux miracles, en l'avènement et en la présence du corps saint, que à paines pourroit-on en compter le nombre.
Note 893: Estienne. Il falloit: Eugène.
[894]Cil Azon dont nous avons parlé s'efforçoit en toutes les manières qu'il povoit de gaster la terre à l'empereur; tant avoit aide de Mores et de Sarrasins, qu'il convint qu'aucuns qui jusques alors avoient tenu leurs terres et leurs chastiaulx de l'empire, s'enfouissent et guerpissent le païs; et plusieurs se tournèrent à force contre leur seigneur, et s'alièrent à luy. D'iceulx furent les uns Guillemot, le fils Bère, et plusieurs autres. Pour sa terre doncques deffendre et à sa gent donner espérance, ordenna l'empereur de ceste besoingne: Elissacar et le conte Hildebran envoia devant et leur commanda qu'ils préissent en leur aide les Gothiens et les Espaignos, et meismement Berard[895] le conte de Barcinonne, qui son païs vertueusement deffendoit. Et quant Azon sceut ce, il requist de rechief secours des Sarrasins et fist tant qu'il eut en son aide un roy sarrasin, qui Armaran avoit nom[896]. Jusques à Sarragoce dévastèrent tout le païs et puis jusques à Barcinonne. Après les premiers que le roy eut là envoiés y envoia-il Pepin son fils, le roy d'Acquitaine, et deux contes de son palais, Hue et Mainfroy. Mais ils demourèrent tant et chevauchèrent si lentement, que ceulx eurent gasté Barcinonne et la contrée de Gironde[897], avant qu'ils venissent là.
Note 894: Vita Ludovici Pii.—XLI.
Note 895: Berard, ou Bernard, fils de Guillaume de Gellone.
Note 896: «Quem exercitum impetratum cum duce suo Amarvan….»
Note 897: De Gironde. C'est-à-dire de Gironne.
Un pou de temps avant que ce avinst, furent veus signes en l'air comme batailles de chevaliers armés, resplandissans de feu, et aussi comme tains et souillés de sang humain.
A Compiègne estoit le roy quant ce advint. Là eut receu dons et présens que l'en luy faisoit en l'an une fois, aussi comme de coustume; et quant il sceut ces nouvelles, il envoia encore gens de rechief pour celle marche deffendre. En la forest de Compiègne chaça et se déporta en tel déduit jusques vers l'entrée de l'yver. En cette année, droit au mois d'aoust, trespassa l'apostole Eugène. Après fu eslu Valentin, cardinal-diacre. Cil ne vesquit puis plus longuement d'un mois.
Après luy, fu esleu Grégoire, prestre-cardinal du tiltre saint Marc; mais la consécration de luy fu prolongée jusques à tant que l'empereur eust sceu l'élection[898]. Mais il s'y acorda volontiers, quant il eut examiné la fourme de l'élection. Au mois de septembre que l'empereur estoit à Compiègne, vindrent à court les messages Michiel, l'empereur de Constantinoble. Dons et présens lui apportèrent, honnorablement furent receus, largement visités, de dons honnourés et à la parfin conjoïs. Hildoins, abbé de Saint-Denis, qui estoit un des plus sages hommes de ce temps, envoia lors à Rome, et impetra le corps de deux glorieux martirs, saint Père et saint Marcelin. En France les fist apporter à ses propres despens, et les fist mettre en l'églyse Saint-Mard de Soissons[899], là meisme où il eut fait apporter le corps saint Sébastien. Mains miracles y demonstra depuis nostre Seigneur, par les mérites des corps sains.[900] Au mois d'octobre, qui après vint, tint l'empepereur parlement à Ais-la-Chapelle, et certainement sceut que la besoingne d'Espaigne où il eut envoié sa gent contre Azon le desloyal eut mauvaisement et pereceusement esté faite, par la négligence des chevetains de l'ost. Ceulx pour qui le deffault fu ainsi avenu ne voult autrement punir; mais il les osta de l'onneur où il les avoit mis. Baudri, le duc d'Acquilée, osta de la duchié, car il sceut certainement que les Boulgres avoient gasté toute celle région par son deffault et par sa paresce. La terre qu'il eut tenue départit en quatre et la livra à garder à quatre contes. Mais il emploia mauvaisement la grace qu'il fist à ceulx qui le corps et la vie avoient meffais par droit. Car en guerredon de si grant bénéfice comme de la vie donner furent armés contre luy de toute cruaulté et de toute mauvaistié et desloyauté, si comme l'istoire contera ci-après.
Note 898: Eust sceu l'élection. Le latin dit: «Ad consultum imperatoris.»
Note 899: Deux manuscrits du texte latin appellent cet abbé Heinardus, et n'indiquent pas que les reliques aient été déposées à Soissons. «In proprio territorio propriisque sumptibus recondidit.»
Note 900: Vita Ludov. Pii. XLIII.—Le texte publié porte: Mense februario.
En ce temps, vindrent d'oultre-mer Halitcaire, évesque de Cambrai, et Auffroy, abbé de Nonantule. Moult se louèrent de Michel, l'empereur de Constantinoble, qui moult honnourablement les avoit receus. Au temps d'esté tint parlement l'empereur à Hengilehem. Là receut dons et présens par les messages de l'églyse de Rome, Quirius et Théophile; honnourablement les recent et les conjoït, et de là se départit après ce parlement, et s'en alla à Théodone[901]. Grant renommée estoit lors que Sarrasins devoient venir ès marches d'Espaigne; pour ce, commanda à Lothaire qu'il se traisist vers ces parties, et féist ost des François-Austrasiens. Ainsi le fist comme il luy fu commandé; son ost conduisit jusques à Lyon sur Rosne. Là attendit un message qu'il eut avant envoie pour savoir la certaineté des Sarrasins. Tandis comme il demouroit là, Pepin, son frère, vint à luy parler; tandis, vint le message de devers Espaigne, et rapporta certainement que les Sarrasins et les Mores, jà bien avant estoient venus à grans osts: mais ils s'estoient retrais arrière né à celle fois ne béoient plus à faire. Quant les deux frères furent certains de ceste chose, ils se départirent; si s'en alla Pepin on Acquitaine, et Lothaire s'en retourna au père.
Note 901: Theodone. Thionville.
Entre ces choses, advint que les deux fils Godefroy de Dannemarche chacèrent hors du royaume Heriols. Devant ce, a voient ces deux frères faites aliances à l'empereur. Et pour ce qu'il voulloit aider cellui Hériols, il leur manda par aucuns contes de Sassoigne qu'ils le tenissent en paix et le tenissent en autelle amour et en autelle compaignie, comme ils estoient devant. Mais Hériols ne put pas tant attendre que la paix feust du tout confermée; ains entra en leurs terres, les proies prist et gasta, et ardit aucunes de leurs villes. Ceulx cuidèrent certainement qu'il eust ce fait par l'assentement et par la volonté les gens l'empereur; pour ce, passèrent le fleuve d'Egidore[902], et vindrent soudainement sur eulx, qui de tout ce ne se prenoient garde; en fuye les chacièrent et ravirent tout quanqu'ils trouvèrent dedens leurs tentes, quant ils furent dedens entrés. Mais quant ils eurent après la vérité sceue, et que Hériols n'avoit pas ce fait par eulx[903], ils se doubtèrent moult du courroux l'empereur et qu'il n'en préist vengence. Pour ce, envoièrent premièrement à ceulx à qui ils avoient meffait, et puis à l'empereur; et recongnurent bien qu'ils avoient vers luy mespris, et que près estoient de l'amender à son plaisir, mais qu'ils eussent sa bonne volenté comme devant. Et l'empereur qui naturellement estoit débonnaire et misericors, et meismement[904] à ceulx qui vers luy s'umilioient, leur pardonna tout son mautalent.
Note 902: Egidore. L'Eyder.
Note 903: Par eulx. Par les gens de l'empereur.
Note 904: Meismement. Surtout.
Incidence. En ce temps avint que le comte Boniface, qui estoit prévost et garde de l'isle de Corse, de par l'empereur, monta sur mer entre luy et Berard son frère, en une petite nef coursière[905] ainsi comme galie, et gens assez bien appareillés, pour la mer cherchier et pour encontrer, sé aventure fust, les galies et les robeurs qui en celle isle de Corse faisoient souvent moult grant dommage. Mais ils n'en trouvèrent nuls en celle fois. En l'isle de Sardaigne arriva: de là, s'esmeut pour aler en Aufrique, par le conduit de ceulx qui savoient la mer et la voie. Si arriva au port dessous Carthage. Encontre luy vint grant multitude d'Aufricans, qui par cinq assaus se combatirent à luy et à sa gent. Et par cinq fois furent vaincus, et moult en y eut d'occis; et si en y eut d'aucuns, tout feussent-ils desconfis, qui moult requeroient leurs ennemis asprement et hardiment. Et le conte Boniface rassembla ses compagnons, si rentra en sa nef, et retourna à tant en l'isle de Corse. Et les Aufricans auxquiels il sembloit qu'oncques mais n'eussent trouvé si fières gens, demourèrent en grant paour en leur terre.
Note 905: Nef. Il falloit: Flotte. «Conscensâ parvâ classe.»
En celle année fu apporté à l'empereur une manière de blé d'une contrée de Gascongne, dont le grain estoit moindre que de fourment, et disoit l'on qu'il estoit chéu du ciel.
Tout cet yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle. [906]Et quant ce vint vers la fin du caresme, que la sollempnité de Pasques aprouchoit, si grant croulle et si grant mouvement de terre fu que à poy que le palais et les tours ne chéirent. Après ce croulle, venta si durement que la force du vent ne descouvrit pas tant seulement les petits édifices, mais le palais d'Ais et le moustier Nostre-Dame, qui estoit couvert de grant entaillement de plomb.
Note 906: Vita Ludovici Pii.—XLIII.
Après ce que l'empereur eut demouré à Ais pour aucunes grans besoingnes, il s'en partit vers les kalendes de juin, et s'en alla à Garmaise, pour tenir parlement qui là devoit estre au mois d'aoust Mais ce parlement dut demourer pour aucunes nouvelles qui vindrent à court. Car l'en disoit que les Normans voulloient briser les convenances qu'ils avoient à l'empereur, et s'appareilloient pour courre sur la terre qui est delà le fleuve d'Albe. Mais ces nouvelles que l'en comptoit ainsi n'estoient pas vraies. Tenu fu le parlement et fu là ordenné des besoingnes au commun prouffit du païs. Après ce parlement se partit de court Pépin, et s'en ala en Lombardie.
XVI.
ANNEES: 829/830.
Coment l'empereur s'apperceut de la traïson que les siens meismes luy bastissoient; et coment ils esmeurent ses fils meismes contre luy, et coment ils le cuidèrent prendre, et puis coment l'empereur les fist mettre en prison.
En ce parlement s'apperceut premièrement l'empereur de la traïson de ceulx à qui il avoit les corps et la vie pardonné. Et sceut certainement la traïson et la conspiration que ils bastissoient. Comme traiteurs s'en aloient cherchant et fuironnant à chascun[907], pour esmouvoir les cuers de ses barons contre luy. Pour ce, se voult garnir aussi comme d'une tour et d'une deffense, contre leur malice. Car il fist le conte Berart[908] chambrier et conte du palais, qui devant ce gardoit les marches par devers Espaigne. Mais ceste chose esmut plus le mal et le venin de leurs cuers que devant, et en furent plus esmeus vers luy. Et pour ce ne se descouvrirent-ils pas à cette fois; car ils virent bien qu'ils ne pourroient accomplir leur propos, ains attendirent qu'ils eussent temps et lieu convenables.
Note 907: Fuironnant. Furetant. «Quasi per quosdam cuniculos sollicitare.»
Note 908: Berart, ou Bernart, duc de Septimanie.
Après ces choses s'en ala l'empereur oultre le Rin, à une ville qui est nommée Franquefort; en chaces de bois se déporta une pièce de temps. Et quant ce vint vers la Saint-Martin, si repaira pour yverner à Ais-la-Chapelle. Tant demoura que la Nativité fu passée. [909]Vers le temps de la quarantaine estoit jà la saison passée, quant les traiteurs ne se peurent plus tenir célés, qu'ils ne descouvrissent le mal qu'ils avoient en pensée contre si doulx et si débonnaire seigneur. Premièrement se descouvrirent les plus grans et firent qu'ils s'alièrent à eulx en traïsoa; les mendres déceureut aussi par parolles, par promesses, et firent tant et sus et jus, qu'ils eurent grant nombre de compaignons.
Note 909: Vita Ludovici Pii.—XLIV.
Et quant ils virent qu'ils eurent les plus grans de leur acort, si s'en alèrent à Pepin, l'un des fils de l'empereur; à luy se complaignirent de ce que l'empereur les avoit estrangiés et esloigniés de luy, dont ils estoient chéus en despit, eulx et tous les autres; et Berart estoit tout sire du palais, qui jà estoit monté en trop grant orgueil. Et plus grant desloyauté luy faisoient-ils entendant; car ils disoient qu'il honnissoit l'empereur de sa femme, et qu'il estoit si atourné par sorcerie, qu'il ne s'en povoit venger, né soi-meisme avertir de ceste chose. Si estoit grant honte à l'empereur premièrement, et puis à luy et à tous ses frères; et appartenoit, ce disoient-ils, à bon fils et loyal de porter grief la honte de son père, et de luy remettre et restablir en dignité et en bonne mémoire; et le bon fils qui ce feroit au père ne desserviroit pas tant seulement renommée et louange de vertu, mais accroissement d'honneur terrienne. Par telles parolles et par autres semblables déceurent le jeune homme et l'esmeurent si contre son père, qu'il les crut des grans desloyaultés qu'ils luy faisoient entendant. Avec eulx mut à grant gens et vint jusques à Orléans. Au duc qui de par l'empereur y estoit, ostèrent la duchié et y mistrent un autre qui avoit nom Mainfroy. Puis se mistrent à la voie et s'en vindrent jusques à Verberie. L'empereur qui certainement savoit qu'ils avoient faite conspiration contre luy, contre Judith sa femme et contre Berart, pour ce appela-il Berart, et lui dist qu'il s'en fuist; que les traiteurs ne le trouvassent entour lui. A Judith l'emperéis commanda qu'elle demourast à Laon, et qu'elle se tinst en l'églyse Nostre-Dame. Après ce, il s'en vint à Compiègne. Les traiteurs qui estoient à Verberie sceurent jà bien comment il eut ouvré; pour ce envoièrent Guérin et Lambert à Laon, et leur commandèrent que sé la royne faisoit nul dangier, que ils la tirassent hors de l'églyse. Et quant elle les vit si eut paour: ceulx firent ainsi comme on leur eut commandé. Quant elle fu là venue, ils luy firent souffrir assez de paines et de griefs; et, pour paour de mort, la contraindront à ce qu'elle leur promist que s'elle povoit parler à son seigneur, elle luy ammonnesteroit et prieroit qu'il mist jus le baudré de chevalerie[910] et le signe d'empereur, et puis se feist tondre en religion; et puis leur promist que elle-meisme metroit voile sur son chief, et devendroit nonnain. Et de tant comme les traiteurs désiroient plus ceste chose, de tant créoient-ils plus légièrement que ce peust avenir. Pour parler de ceste besoigne, l'envoièrent à Compiègne en grant compaignie de leurs gens. Et quant elle put parler à luy premièrement, elle luy pria qu'il souffrist qu'elle mist le voile de lin sur son chief, pour eschiver la mort. De ce que les traiteurs requeroient pour luy, il respondit qu'il en aroit conseil.
Note 910: Le baudré. Le baudrier. Cette expression répond au cingulum militiæ.
De si très-grant haine haioient les traiteurs et sans raison le roy, qui toujours avoit vescu si débonnairement vers toutes gens; et leur pesoit dont cil vivoit[911] par lequel bénéfice eulx-meismes vivoient, qui par leur meffait deussent mourir selon les lois. Après ce que la royne fu retournée et elle eut compté la response à l'empereur, ils l'envoièrent maintenant en essil, en l'abbaïe de Sainte-Ragonde.
Note 911: Dont cil vivoit. De penser que celui-là vivoit aux bienfaits duquel eux-mesmes devoient la vie, etc.
[912]Entour le mois de mai, Lothaire, l'un des fils l'empereur, vint de Lombardie à Compiègne, et alla droit où l'empereur estoit lors. Tantost s'en alèrent à luy les traiteurs, pour savoir sé ils le pourroient esmouvoir contre le père et traire de leur parti; et tout luy pleust-il bien[913], par adventure, ce que les traiteurs avoient fait, toutes voies ne fist-il au père né honte né villenie. A Heribert, frère Berart, firent les traitres sachier[914] les yeux, dont l'empereur fu moult dolent. A un autre, qui son cousin estoit, si avoit nom Ode, firent mettre jus le baudré de chevalerie, et l'envoyèrent en essil; pour ce, disoient-ils, qu'ils estoient tous deux coupables du fait qu'ils mettoient sus à Berart et à la royne.
Note 912: Vita Ludovici Pii.—XLV.
Note 913: Et tout lui pleust-il bien. Et quoiqu'il eût sans doute pour agréable…
Note 914: Sachier. Arracher.
En celle tribulation demoura l'empereur tout cet esté; si n'avoit d'empereur fors le nom. Et quant ce vint vers le mois de septembre, les traiteurs tendoient à ce qu'ils peussent faire un parlement[915] en aucun lieu de France. Mais l'empereur qui plus se fioit ès Alemans que ès François, pour ce que les traiteurs les avoient aussi comme deceus, ne s'y accordoit pas; ains travailloit à son pouvoir repostement, qu'il feust assemblé en aucun lieu d'Alemaigne. Toutes voies, fu-il fait ainsi comme il le désiroit, et fu le parlement crié à Maience[916]. Et pour ce qu'il se doubtoit que la grant plenté des traiteurs et de ceulx qui à eulx se tenoient ne surmontast le petit nombre de ses amis, il fist commander que chascun venist à ce parlement simplement, sans armes et sans grant compaignie. Au conte Lambert manda que le païs et la contrée fussent bien gardés; si envoia avec luy l'abbé Hélisachar, pour faire droit et justice.
Note 915: Un parlement (conventum generalem.). «La coutume de ce temps,» dit Hincmar, Epistolata de ordine Palatii, «étoit de convoquer tous les ans deux assemblées générales (Placita). La première, à l'ouverture de l'année, pour ordonner l'état de toute l'administration; et la nécessité la plus rigoureuse pouvoit seule changer l'époque de cette première assemblée. L'autre réunion avoit pour but de distribuer les récompenses aux seigneurs et aux principaux officiers du conseil. On y préparoit aussi les matières sur lesquelles on auroit à statuer dans l'assemblée de l'année suivante, etc.» C'est de cette seconde réunion dont il s'agit dans notre texte.
Note 916: Le texte latin porte Neomago, Nimègue.
A ce parlement vindrent de toutes pars, au terme qui fu mis. Efforciement y vint aussi comme toute Alemaigne[917], pour aider à l'empereur, sé mestier en feust. Il se pourpensa comment il pourroit abaissier la force de ses ennemis; pour ce reprist-il et blasma l'abbé Hilduin, et luy demanda pourquoi il estoit là venu, et ainsi garni comme contre ses ennemis, contre le commandement qui avoit esté fait. Pour ce qu'il ne put nier, il luy fu commandé qu'il s'en yssit hors du palais, et qu'il s'en allast yverner en son paveillon, à pou de ses gens, de lès une ville qui a nom Patebrune[918]. Et à l'abbé Walle de Corbie, refu aussi commandé qu'il s'en allast en s'abbaïe, et vesquit en son cloistre selon sa ruille[919].
Note 917: Comme toute Alemaigne. Pour ainsi dire toute l'Allemagne.
Note 918: Patebrune. Paderborn.
Note 919: Ruille. Règle. On peut voir la fureur des partisans de Wala contre Berard ou Bernard, dans la vie de cet abbé de Corbie, rédigée par Paschasius Radbertus. (Historiens de France, tome VI, p. 279.)
Et quant les traiteurs et ceulx de leur partie virent ce, ils se desperèrent forment[920]. Oncques toute celle nuit ne finèrent d'aller né de venir et de comploter ensemble. A l'ostel Lothaire, le fils l'empereur, s'assemblèrent tous et luy donnèrent en conseil qu'il convenoit par force qu'on se combatist ou qu'on se départist du parlement, maugré l'empereur; en tel conseil despendirent toute la nuit. Quant ce vint au matin, l'empereur manda son fils Lothaire, qu'il ne creust pas le conseil de ses ennemis, ains revenist à luy, comme le fils doit revenir au père. Toutes voies y alla contre la volonté des traiteurs, qui moult en furent courroucés. Et l'empereur ne le reprist pas laidement né asprement, ains le chastoia doulcement et courtoisement, et entra avec luy au palais. Le peuple qui dehors estoit, si se commença à merveiller et forsener contre luy et contre sa gent. Et fu la forsenerie à ce montée qu'ils se feussent entre occis aux espées et aux coustiaux, sé ce ne feust le sens à l'empereur qui entendit la noise. Car jà estoient en tel point qu'il n'y avoit que du férir, quant l'empereur et Lothaire se montrèrent aux fenestres du palais; puis qu'ils eurent veu l'empereur et Lothaire ensemble, et il eut à eulx parlé, la forsenerie du peuple fu apaisiée. Tous les principaux de la traïson fist prendre l'empereur, et mettre en prison. Après les fist mettre en jugement, et comme le droit et les lois donnassent qu'ils deussent tous perdre les chiefs, sa miséricorde et sa débonnaireté fu si grant qu'il ne voult oncques que nul en receust mort. Né oncques de si grant fait n'en portèrent paine oultre, fors que les lais[921] furent tondus en lieux convenables, et les clers furent gardés en moustiers de religion.
Note 920: Desperèrent forment. Désespérèrent fortement.
Note 921: Les lais. Les laïcs.
XVII.
ANNEES: 831/832.
Coment l'empereur envoia querre la royne Judith, et coment elle se purgea du blasme que les traiteurs li mettoient sus; et coment Berart offri son gage du blasme de la royne. Coment l'empereur chastoia Pepin, son fils, de ses mauvaises meurs, et coment il fu mis en prison.
[922]Après ces choses que vous avez oïes, repaira l'empereur à Ais-la-Chapelle pour yverner. Son fils Lothaire tint adès[923] avec luy, puis envoia querre la royne Judith que les traiteurs avoient envoiée en essil en Acquitaine, au moustier Sainte-Ragonde, et ses deux frères Conrat et Rodulphe, qu'ils avoient fait tondre en abbaïe; mais oncques ne voult-elle à luy habiter né porter honneur d'espouse, jusques à tant qu'elle se feust purgiée, selon les lois, du blasme que les traiteurs luy avoient mis sus. De ce se purgea loyaulment si comme elle dut.
Note 922: Vita Ludov. Pii.—XLVI.
Note 923: Adès. Toujours; les Italiens disent dans un sens analogue: Adesso.
A la feste de la Purification qui après fu, donna l'empereur la vie à tous ceulx qui estoiènt jugiez à mort. Ses trois fils qui avec luy estoient renvoia en leurs contrées; Lothaire en Italie, Pepin en Acquitaine et Loys en Bavière; et il demoura à Ais toute la saison, jusques après la Résurrection. D'Ais se départit et alla en Ingeleham. Là n'oublia pas sa débonnaireté et sa miséricorde, qui avec luy estoit créée et née, ainsi comme dit Job, et qu'il avoit apportée du ventre de sa mère. Car tous ceulx qu'il avoit envoiés en essil pour leurs meffais, rappela et leur rendit leurs héritages et leurs possessions. Et tous ceulx qu'il eut fait tondre en abbaïes, fist-il aussi rappeller, ceulx qui revenir s'en voulloient. Après s'en alla vers Remiremont, par Vousge trespassa[924], et se déporta là, une pièce de temps, en pescheries et en chasces de bois. Son fils Lothaire qui à luy estoit venu envoia en Italie. Vers le mois de septembre tint parlement à Théodone[925]; à celle assemblée vindrent trois messages de par les Sarrasins d'oultre-mer. De ces trois furent les deux Sarrasins et le tiers Crestien. Paix et amour requeroient. Divers présens aportoient d'espices aromatiques et draps de soie. Ce qu'ils requistrent leur fu octroié. Congié prisdrent et puis s'en retournèrent.
Note 924: «In partes Rumerici montis, per Vosagum transiit.» Par les
Vosges.
Note 925: Theodone. Thionville.
A ce parlement revint Berart, qui pour la paour des traiteurs s'en estoit fouy en Espaigne. A l'empereur vint et luy dist qu'il estoit tout prest de soi purgier et demoustrer, par son corps et par ses armes, selon la coustume de France, qu'il n'avoit coulpe au cas que l'en lui avoit mis sus; et sé nul estoit qui de ce le vousist accuser, qu'il l'accusast; mais il ne put estre trouvé. Et pour ce que parolle et fumée eut de ce esté, il se purgea par serement.
A son fils Pepin eut l'empereur commandé qu'il feust à ce parlement, mais il ne vint à court jusques à tant que il feust failli: dont l'empereur fu courroucié, et pour ce qu'il le volloit chastoier et reprendre de ceste inobédience, et d'aucunes autres mauvaises meurs qui en luy estoient, luy commanda-il qu'il demourast avec luy; jusques à la Nativité le tint. Mais luy, qui pas n'y demouroit volentiers, s'en partit sans le sceu du père et s'en alla en Acquitaine: et l'empereur demoura tout cel yver à Ais-la-Chapelle.
[926]Vers la nouvelle saison vindrent nouvelles à court et fu compté à l'empereur qu'aucuns esmouvemens de guerre estaient sours en Bavière. Tantost s'appareilla et vint jusques à Hausbourt, et assez tost après estaint tout et appaisa tout le païs[927]. En France retourna et tint un parlement en la cité d'Orlians. A son fils Pepin manda qu'il feust là à l'encontré de luy, et cil y vint: toutes voies ce fu contre sa volenté. Lors s'apperceut l'empereur qu'il estoit desvoié de bien faire et corrompu d'aucuns mauvais hommes, et meismenient par Berart, qui en Acquitaine demouroit, et par qui conseil il ouvroit au temps de lors. Pour savoir de ceste chose trespassa Loire l'empereur, et vint à Joquegny en son palais, qui est en Limosin[928]. La cause de Berart fu enquise et débatue. Accusé fu de desloyauté, mais l'accuseur se tira arrière, né ne voult aler avant en la besoigne, jusques au gage de bataille. Toutes voies pour ce que l'en avoit de luy souspecon et grant présumpcion, fu-il osté de son estat et de l'onneur où il estoit. Et l'empereur envoia Pepin à Trèves en prison, pour le chastier de ses mauvaises meurs. Quant il fu là mené, ceulx qui garder le devoient luy firent si grant laschée, ou appenséement[929] ou par négligence, qu'il s'en eschapa par nuit. Par le païs s'en ala celle part où il voult. Si ne retourna pas en Acquitaine, jusques à tant qu'il[930] s'en fu parti.
Note 926: Vita Ludov. Pii.—XLVII.
Note 927: Estaint tout, etc. Le latin dit plus simplement:
«Insurgentia sedavit.» Hausbourt. Variantes: Heresbourc.
Note 928: Joquegny. «Ad Jocundiacum palatium venit, in territorio
Lemovico situm.» C'est aujourd'hui Joac suivant Don Germain, IVème
livre De re dipptomaticâ.
Note 929: Ou appenséement, ou avec méditation. Cette phrase répond
à ces mots latins: «Cùm indulgentiùs haberetur.»
Note 930: Qu'il. Que l'empereur.
En ce point voult mettre l'empereur bonnes et devises[931] entre le royaume Lothaire et le royaume Charlot, son mainsné fils; mais sa besoigne ne fu pas parfaite pour aucuns empeschemens dont nous parlerons ci-après.
Note 931: Bonnes et devises. Bornes et séparations.
En tour la feste Saint-Martin fist l'empereur querre Pepin son fils, et luy manda qu'il venist à luy. Et cil se defuioit, et pas ne vouloit aler en Acquitaine, jusques à tant que son père s'en feust parti. Retourner s'en vouloit en France l'empereur, mais l'yver commença si fort et si aspre comme l'on n'avoit veu long-temps devant. Premièrement commença par plouages, et après fu la terre molle et destrempée. Et puis gela si très-fortement que nul n'estoit qui peust aler à cheval. D'Acquitaine se partit, et vint à une ville qui a nom Reste[932]. Le flun de Loire trespassa et s'en vint yverner en France. [933]Mais trop fu travaillé et luy et sa gent des griefs qu'ils souffrirent en celle voie.
Note 932: Reste. Aujourd'hui Rest, sur la Loire, à peu de distance de Mont-Soreau.
Note 933: Mais trop fu travaillé, etc. Le latin porte: «Quod et fecit, sed minùs honestè quàm decuit.» C'est-à-dire, avec moins de dignité qu'il ne convenoit à son rang.
XVIII.
ANNEE: 833.
Coment tout le peuple se tourna devers ses fils, et de la déception l'apostole. Coment ses fils le prindrent luy et sa femme et Charlot son petit fils. Coment ils despartirent le royaume; de la complainte que il fait de ses fils; puis coment il gaba le serjant qui le gardoit à Saint-Maard de Soissons.
[934]L'ennemi contraire à tout bien et à toute paix ne cessoit, chascun jour, de troubler la sainte pensée de l'empereur par ses menistres, qui firent entendant à ses fils qu'il les vouloit trahir et déshériter. Si ne regardoient mie à ce qu'il estoit si débonnaire et si humain à toutes gens, neis[935] à ceulx qui avoient sa mort jurée, comme luy-meisme savoit bien; coment donc pouvoit ce estre qu'il feist cruaulté né traïson vers ses enfans? Mais pour ce que mauvaises parolles corrumpent bonnes meurs, et la goute d'eaue qui chéit continuellement cave la pierre dure, il advint aussi que les menistres du diable pourchacièrent tant qu'ils assemblèrent tous ses fils à tant comme ils purent avoir de gens, chascun endroit soy. Et l'apostole Grégoire firent aussi venir par malice sous la couleur de pitié, ainsi comme pour mettre paix, sé il peust, entre l'empereur et ses enfans. Mais la vérité fu après apperceue. D'autre part vint l'empereur à Garmaise à grant ost. Là demoura grant pièce pour luy conseiller et aviser qu'il feroit. A la parfin, envoia à ses fils l'évesque Bernart[936] et autres messages, et leur mandoit qu'ils venissent à luy comme fils devoient venir à père.
Note 934: Vita Ludov. Pii.—XLVIII.
Note 935: Neis. Même.
Note 936: Bernart, évêque de Worms, ou Garmaise.
A l'apostole manda que s'il voulloit faire ainsi comme ses devanciers avoient fait, pourquoi il tardoit tant à venir à luy. Toutes voies s'espandit partout renommée, et raconta ce qui estoit vérité des autres. De l'apostole redisoit l'en qu'il n'estoit pour autre chose venu fors pour escommunier l'empereur et les évesques, s'ils estoient contraires à ses fils, et s'ils estoient de riens inobédiens à luy. Mais quant les prélas oïrent ce, ils respondirent que jà en ce cas ne luy obéiroient. Et sé il venoit pour eulx escommenier, il s'en iroit luy-mesme escommenié. Car l'autorite des anciens canons, ce disoient-ils, sentoit tout autrement.
Quant ce vint à la feste Saint-Jehan-Baptiste, l'empereur et ses fils d'autre part vindrent en un lieu qui puis icelle heure fu tousjours nommé Champ aux menteurs ou Champ plain de mençonges, pour ce que ceulx qui à l'empereur promettoient foi et loyauté luy mentirent en place[937]. Et pour ceste raison en demoura tousjours depuis le nom. D'une part et d'autre estoient jà les eschielles ordonnées pour assembler. Si n'avoit mais que de la bataille commencier, quant l'en dist à l'empereur que l'apostole venoit à luy; et quant l'empereur le vit venir qui jà estoit ordenné en sa bataille, il le receut toutes voies, mais ce fu à mains de révérence que ne dut; et luy dit qu'il ne venoit pas à luy en la manière qu'il devoit, car il avoit grant souspeçon contre luy. Aux hesberges fu mené. Là parla à l'empereur et luy affirma pour vérité qu'il n'estoit pour autre chose venu, fors pour mettre paix et concorde entre luy et ses fils. Car il avoit oï dire, ce disoit-il, qu'il estoit esmeu contre eulx, et qu'il ne voulloit oïr nulle prière. Ses causes et ses raisons l'empereur oï et demoura avec luy ne scay quans jours.
Note 937: Campus-Mentitus. On croit que ce lieu est situé entre
Basle et Argentières; en allemand: Rotleube.
Au départir, luy dist l'empereur que quant il seroit retourné qu'il pourchassast la paix envers ses fils. En tant de temps comme l'apostole fu avecques l'empereur, estoit jà tout le peuple tourné encontre luy, et s'en estoit alé en l'ost de ses fils. Si avoient les uns attrais par dons, les autres par prière, et les autres par menaces. Né l'apostole ne retourna puis à luy si comme il luy avoit commandé. Car ses amis ne souffrirent pas qu'il retournast. Moult fu l'empereur afleboié quant ses ennemis luy eurent ainsi sostraites les grans compagnies qu'il avoit amenées et le menu peuple. Et quant ce vint à la Saint-Pierre et Saint-Pol, la menue gent crioit contre l'empereur par flaterie, et d'autre part ses fils le menaçoient que ils courroient sur luy. Et le preudomme qui vit qu'il ne pourroit durer contre leur force se doubla moult de la cruaulté du menu peuple. Lors manda à ses fils qu'il ne feust pas livré ès-mains des menues gens: et ils luy remandèrent qu'il issit de ses hesberges et venist contre eulx et ils vendroient contre luy. Ainsi le convint faire. Encontre luy revindrent d'autre part, et descendirent des chevaux quand ils approuchièrent de luy. Lors les admonnesta qu'ils gardassent vers luy ce qu'ils luy avoient promis, et non mie taut seulement vers luy, mais vers sa femme et vers son fils. Et ils luy respondirent qu'il feust asseur de ce et que si feroient-ils. Lors les baisa, si les suivit jusques à leurs tentes. Tout maintenant luy fu sa femme ostée et menée en la tente Loys; et Lothaire fit mener elle et Charlot son petit fils en sa heberge, et commanda qu'ils feussent bien gardés.
Les traiteurs prindrent les seremens du peuple et partirent l'empire en trois parties aux trois frères. Loys prist la royne Judith et l'envoia de rechief en essil, en Italie, en une ville qui a nom Tartone[938]. Le pape Grégoire, qui près estoit là, commença à plourer quant il vit que les choses estoient ainsi menées, et s'en retourna à Rome.
Note 938: Tartone. Tortonne.
A tant se départirent les deux frères. Loys s'en ala en Bavière et Pepin en Acquitaine. Lothaire prist le père et le fils et les fist mener loin de luy privéement, à chevaucheurs armés, qui moult bien les gardoient. A une ville vint qui a nom Melangi[939]. Là demoura un pou, pour ordonner d'aucunes besoignes. Au peuple qui estoit avec luy donna congié et fist crier un parlement à Compiègne; par le païs de Vouge trepassa et par une abbaïe qui a nom Maurmoustier, et s'en ala tout droit à Mez et de là à Verdun; puis retourna en France. En la cité de Soissons s'en ala et laissa là son père en estroite prison en l'abbaïe Saint-Maard, et commanda qu'il feust estroitement gardé. Et Charlot son petit fils[940] fist aussi garder. Mais toutes voies ne commanda-il pas qu'il feust tondu. De là se partit et s'en ala en déduis de chaces et de gibiers, et y demoura jusques vers la fin de septembre.
Note 939: Merlegium villam. C'est l'ancien château de Marlenheim, à quatre lieues de Strasbourg, vers les Vosges.
Note 940: Son petit fils. Le jeune fils de l'empereur.
(DES CHRONIQUES SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.)
La complainte que l'empereur fait de ses fils, de leur cruauté et du deffault de foi et de desloyauté de ses barons et de ses prélas; et parle en telle manière en sa propre personne[941].
Note 941: Dom Bouquet dit ici en note: «Cette complainte, qui est une fable, ne se trouve pas dans la vie latine de Louis-le-Débonnaire.» J'avoue que je ne vois rien de fabuleux dans cette complainte, dont l'original étoit, suivant les plus grandes probabilités, conservé dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, quand les Chroniques françoises de Saint-Denis furent rédigées, c'est-à-dire vers la fin du XIIIeme siècle. Rien n'est invraisemblable dans la narration du malheureux empereur, et l'on ne voit pas bien comment on auroit inventé un monument de ce genre deux ou trois siècles après les événements auxquels il se rapportoit? On ne le retrouve plus aujourd'hui que dans la traduction du moine de Saint-Denis, voilà pourquoi si peu de personnes en ont remarqué le caractère et discuté la sincérité.
«Je Loys, César et empereur Auguste de l'empire des Romains, par la grace de Dieu. Comme je gouvernasse le monde qui est soubmis à l'empire de Rome, et je féisse plus grant lasche[942] de justice pour miséricorde que je ne déusse vers aucuns de mes gens, ceulx meismes que j'avois ainsi laschiés et donnée la vie qu'ils avoient meffaite par droit furent de si grant cruaulté qu'ils ne s'esmeurent pas tant seulement contre moy, ains misrent mes chiers enfans en telle forsenerie que eulx-meismes gettèrent les mains à moy et me misrent en prison et mon petit fils Charlot; et ma femme Judith envoièrent en essil. Tourmenté fu et grevé par ceulx à qui je n'avoie fait nul grief; mais toutes voies portoie-je ces maulx paciemment pour ce qu'il me sembloit que la volonté nostre Seigneur me pugnesist pour mes péchiés, en telle manière. En la cité de Soissons fu amené, en l'abbaïe et au couvent Saint-Maard et Saint-Sébastien. Et pour ce qu'ils savoient bien que je amoie bien le lieu, ils se conseillèrent et cuidèrent que je me deméisse, de ma volonté, de mes armes et de mon sceptre par aventure, après si grant tribulation et si grant desconfort.
Note 942: Lasche. Relâchement.
»Et quant ils m'eurent léans mis en estroite prison, pour faire ce qu'ils avoient devant pourparlé, ils envoièrent à moy aucuns de leurs menistres, et me firent entendant que l'emperéis Judith, ma femme, estoit vestue et voilée en une abbaïe de nonnains; et disoient qu'ils cuidoient encore mieulx qu'elle feust morte. Et pour ce que ils savoient bien que j'amoie moult Charlot, mon petit fils, sur toutes créatures, me disoient-ils aussi qu'il estoit tondu et vestu comme moine, au couvent de léans. Et quant je oï ce, je ne me peus tenir de plourer; si ne fu pas merveille; car j'estoie desposé et getté hors de la dignité d'empereur, et avoie perdu ma femme et mon doulx fils. Plusieurs jours fu en telles douleurs, en cris, en pleurs; si n'avoie nul qui de riens me reconfortast, et bien sentoie que je me dégastoie tout et afleboioie durement, pour le grant courous que j'avoie; si n'avoie confort de nully fors de Dieu. Car les huis et les entrées estoient si gardées que nul ne povoit à moy venir. Toutes voies y avoit-il une petite voie estroite par quoi l'on povoit aler au couvent des frères et en l'églyse; mais elle estoit moult curieusement gardée. Lors me pourpensay que je iroie; et quant je fus là venu, je m'agenoillay devant tous les frères et leur monstray comme à sages mires la maladie dont je me douloie, et leur priay moult dévotement qu'ils feussent en oraisons pour moy envers mon seigneur saint Maard et mon seigneur saint Sébastien, et qu'ils priassent pour l'ame ma femme, car je cuidoie certainement qu'elle fu trespassée, si comme ils m'avoient fait entendant. Et les preudommes qui grant compassion avoient de ma douleur me reconfortèrent moult, et ainsi comme s'ils feussent certains des choses qui estoient à avenir, me promirent que sé je mettoie du tout m'espérance en Dieu, que j'aroie prochainement confort et médicine de mes douleurs, par les prières et les mérites des glorieux confesseurs. Et quant ils m'eurent ainsi bien réconforté, et prié pour moy, ils me ramenèrent arrière, jusques à l'uis de la prison. Ens entray, et fu dedans aussi comme devant. La nuit qui après vint, estoie en la chartre, et moult désiroie à véoir l'estoile journal[943], pour la nuit qui trop me duroit.
Note 943: L'estoile journal. Lucifer. L'étoile du jour.
»Quant ce vint après matines, si m'en entrai en une petite chapelle dédiée de la trinité qui estoit près de la prison; et demouray illec grant pièce de nuit. Si regarday par aventure parmi une fenestre, et vis l'un des sergens qui me gardoit, qui sans raison me faisoit tant de maux comme il povoit; si estoit couchié près des fondemens, dessoubs la couverture, pour garder que je n'eschapasse, parmi celle fenestre. Et quant je me perceu qu'il dormoit comme cil qui estoit ivre et plain de vin, je montai en une eschièle qui estoit en un anglet de la chapelle, et pris une corde qui pendoit à un las, et la liai à une des hantes[944] qui léans estoit pour porter les enseignes en rouvoisons[945]; puis fis un las en la corde et la gettai parmi la fenestre. Par tel engin sachai à moy l'espée de celuy qui dormoit et la jettai en un fossé plain de fange et d'ordure, qui estoit près du fondément du mur. Lors appelai le sergent par son nom et lui dis: O bon sergent et bonne guaite[946] et espérance de tous tes compaignons, dors-tu ou sé tu veilles? Et il me respondit: «Je veille, je veille. Et je luy dis: Que fais-tu? Et il me respondit: Que te chaut? Et je luy dis: Sé besoing estoit, tu n'aroies point d'espée. Lors jetta les bras à son chief et puis se leva pour querre s'espée. Lors luy redisis: Hé bon sergent, sé tu m'éusses aussi bien gardé comme tu as t'espée, je ne feusse pas or ci. Et il me respondit: quoi qu'il soit fait de m'espée, je t'ai bien gardé jusques ci si comme il m'est commandé, et garderai encore. Je lui respondis: Pour ce doncques que tu es si bonne guaite et si sage, en guerredon de ton bon service, va et si prens t'espée que tu as si honteusement perdue en ce beau lieu et net qui est tout fait pour garder armeures. Et ainsi fu le ribaut escharni, qui maint despit m'eut fait en son povoir.
Note 944: Hantes. Perches.
Note 945: En rouvoisons. Pendant les rogations. Il s'agit ici des bannières d'église.
Note 946: Guaite. Sentinelle.
»En ce jour meisme, les frères de léans qui estoient en grant paine de savoir coment ma besoigne se portoit par dehors, me mandèrent la vérité en escript, en un rollet, par Hardouin, qui, chascun jour chantoit une messe devant moy. Si ne le m'osa bailler appertement, pour ceulx qui me gardoient. Mais quant j'alai offrir à sa main[947], pour l'ame de ma femme que je cuidoie qu'elle feust morte, il m'estraint la main de lès l'autel et jetta tout bellement le rollet en un saquelet devant moy, si que nul ne l'apperceut.
Note 947: Offrir à sa main. Sans doute, déposer en ses mains une offrande.
»Quant la messe fu chantée et ils furent tous hors issus, je pris ce rollet et commençai à lire. Lors vi bien que ma femme n'estoit pas morte et que mon fils n'avoit nul mal, et que plusieurs barons se repentoient moult de ce qu'ils s'estoient vers moy fauscé, et qu'ils m'avoient ainsi relenqui.
»Et vi après qu'ils s'appareilloient durement par armes que je feusse restabli. Et tant amenda ma besoigne de jour en jour par les mérites des glorieux confesseurs, que ils parfirent bien ce qu'ils avoient commencié, si comme il apparut en la fin.
XIX.
ANNEES: 833/834.
De la repentance des barons qui contre luy furent, et de la fausse cautele des traiteurs. Coment Lothaire l'emmena à Ais-la-Chapelle. Coment les barons s'alièrent pour luy délivrer. Coment il fu laissié à Saint-Denis et il s'enfuit à Vienne, et coment il fu restabli en l'empire.
[948]La saison fu jà si avant passée que le septembre approucha. Entour les kalendes d'octobre repaira Lothaire à Soissons. Son père prinst qui estoit en l'abbaïe de Saint-Maard en estroite prison et le mena avecques lui à Compiègne. Là vindrent les messages Constantin, l'empereur des Griecs[949], Marc, arcevesque d'Ephèse, et Tules, maistre-sergent du palais[950]. A l'empereur estoient envoiés. Si luy apportoient présens; mais le fils ne voult le souffrir, ains oït les messages et receut les présens. Au parlement qui là fu assemblé se purgèrent aucuns[951] par serement et aucuns par simples parolles des cas que on leur mettoit sus. Si furent plusieurs qui avoient si grant pitié du père, qu'ils se repentoient, dont ils s'estoient consentis au fils contre luy, et estoient tous en celle répentance, fors ceux tant seulement qui la traïson avoit pourparlée. Et pour ce que les traitres se doubtoient que les choses qui estoient avenues ne se tournassent en cas contraire, ils se pourpensèrent d'un malice qui moult leur povoit valoir, ce leur sembloit. Car ainsi comme l'empereur avoit fait commune pénitence et plaine satisfaction au peuple de ce dont ils l'encolpoient, tout feust ce par faulceté, ainsi voulloient-ils qu'il féist plaine satisfaction à sainte Eglyse et qu'il méist jus les armes et baudré de chevalerie sans nul rappel, et qu'il ne feust pas tenu pour chevalier; contre le jugement des canons et des lois qui dient que nul ne doit estre puni né jugié deux fois, en un meisme cas. Pou en y eut qui ce jugement contredéist. La plus grant partie s'i accorda de parolle tant seulement, si comme il advient souvent en telles besoingnes, pour ce qu'ils n'eussent le mautalent des plus puissans. Ceste chose firent les traitres par le conseil d'aucuns évesques qui estoient parçonniers de la traïson.
Note 948: Vita Ludov. Pii.—XLIX.
Note 949: Le latin porte seulement: «Legatio Constantinopolitani imperatoris.» Cet empereur se nommoit Théophile et non pas Constantin.
Note 950: Et Tules, etc. Le latin porte: «Marcus archiepiscopus Ephesi, et protospatarius imperatoris.» La charge de protospataire (premier porte-glaive) répondoit assez bien à celle de grand écuyer, chez nos rois.
Note 951: Le latin ajoute: «Cum multi insimularentur devotionis in patrem.»
Ainsi jugièrent le preudomme qui pas n'estoit présent, et qui oncques n'avoit esté oï né convaincu du cas dont ils le jugièrent: et à ce le contraindrent que luy-meisme se déposa de l'ordre de chevalerie, et mist ses armes devant l'autel saint Sébastien le martir; et luy firent vestir une gonne[952] et puis garder comme devant en estroite prison. Après se départit le parlement droit à la feste Saint-Martin; si repaira chascun en sa contrée dolent et triste de ce qu'il estoit avenu à l'empereur. Et tout l'empire et tout le royaume de France en grant tumulte et en grant esmay. Le peuple de France et de Bourgoingne, d'Acquitaine et d'Alemagne s'assemblèrent, chascun en sa contrée, et se complaignoient ensemble de la honte et des griefs que l'en faisoit à l'empereur.
Note 952: Gonne. Robe longue. Variante du manuscrit 8299. Coulle: du latin cucullus. «Pullaque indutum veste.»
Guillaume le connestable de France et le conte Egebart travailloient moult à ce que l'empereur feust restabli. Tous ceulx qu'ils savoient de ceste volonté alioient ensemble; les contes Berart et Guérin refaisoient ainsi en Bourgoigne. Le peuple faisoient assembler et les attraioient à cest accort, les uns par promesses, les autres par beaux admonnestemens, et les autres lioient par seremens. Loys l'un des fils l'empereur qui jà estoit tourné devers son père, et qui lors demouroit en Alemaigne, et l'évesque de Mez, Dreues, qui frère estoit l'empereur, et mains autres qui là s'en estoient fouis, envoièrent le conte Huon[953] en Acquitaine à Pepin, l'autre frère, pour l'attraire à leur partie.
Note 953: Le comte Huon. Le latin édité porte: «Hugo abbas.»
C'étoit l'abbé de Saint-Quentin, fils de Charlemagne et frère de
Dreues de Metz aussi bien que de l'empereur.
[954]Quant l'yver fu trespassé et la nouvelle saison fu revenue, Lothaire prist son père et se partit d'Ais, et mut à venir droit à Paris. Parmi la terre de Hasbain trespassa, et fist assavoir à tous ceulx qu'il cuidoit que l'amassent qu'ils venissent encontre luy à Paris. Mais le conte Egebart et les autres barons de celle contrée avoient tandis assemblé grans gens. Contre Lothaire s'en alèrent pour délivrer l'empereur; si eussent encommencié ce qu'ils avoient en propos, mais l'empereur qui ce sceut regarda le peuple et le péril de luy et des autres, et fist tant à quelque paine qu'ils n'en firent plus.
Note 954: Vita Ludov. Pii.—L.
Tant chevaucha Lothaire toutes voies qu'il vint à Saint-Denis en France[955]. Pepin, qui jà s'estoit parti d'Acquitaine à grant gent, vint jusques au fleuve de Loire. Là s'arresta, car il ne put passer pour les pons qui estoient despéciés et les nefs enfondrées. Jà estoient partis de Bourgoigne le conte Warin et le conte Berart à grant compagnie de gens d'armes et estoient venus au fleuve de Marne.
Note 955: Vita Ludov. Pii.—LI.
Là demourèrent un pou en une ville qui a nom Bonnueil, pour le temps mauvais qu'il faisoit, et pour aucuns de leurs compaignons attendre. Ne sai quans jours demourèrent ainsi en celle ville et ès autres villes voisines; si estoit jà la saison vers caresme.
Quant ce vint doncques le jeudi de la première sepmaine de caresme, ils envoièrent à Lothaire en messages l'abbé Rambaut et le conte Gaucelin, et luy mandèrent qu'il leur rendist leur droit seigneur tout délivré: et sé il voulloit ce faire sceust-il qu'ils seroient pour luy envers son père, et jà pour chose qu'il eust faitte, despis ne luy en feroient, né jà n'en seroit courroucié né aménuisé de santé né de honneur; ou sé ce non, certain feust qu'ils leur seroient à l'encontre et requerroient leur droit seigneur par armes, et se combatroient à luy, sé il le convenoit faire[956], pour loyauté et pour justice à l'aide de nostre Seigneur.
Note 956: Sé il le convenoit faire. S'ils s'y trouvoient obligés.
A ce respondit Lothaire que nul ne devoit estre plus dolent de la honte né du grief du père, né plus lie né plus joyeux de son bien né de son honneur que luy meisme; né de ce ne luy en devoit-on pas mettre sus le blasme né la coulpe, pour ce qui avoit esté fait par le commun accort des anciens princes et des prélas, par lequel jugement il avoit esté déposé et mis en prison. A cette response se partirent les messages et retournèrent à ceulx qui envoiés les avoient. Mais tant leur dist[957], au départir, que le conte Guerin, Ode, Fouques et l'abbé Hue revenissent à luy pour traitier comment leur besoingne seroit faite; et commanda à sa gent qu'ils luy feissent assavoir quant ils devoient venir pour aler encontre eulx, et pour traitier de la besoingne. Mais toutes voies changea-il son propos et son conseil, quant il se fu conseillé à ceulx qui plus estoient de son cuer; car quant ce vint à lendemain, il laissa son père tout délivré à l'abbaïe Saint-Denis, et s'en ala en Bourgoingne, et chevaucha tant qu'il vint à Vienne et demoura là une pièce du temps; et ceulx qui avec l'empereur furent demourés luy admonnestoient qu'il repréist le sceptre et la couronne impériale; mais il ne le voult faire, jà soit ce qu'il eust esté déposé contre droit, jusques à tant qu'il eust esté réconcilié à sainte Église, par le ministère des évesques, ainsi comme il avoit esté dégradé. Le dimanche doncques qui après fu, fu réconcilié sollempneément par les évesques devant le maistre autel et luy ceint-on l'espée et le baudré de chevalerie, ainsi comme au commencement. Pour sa restitution, fit le peuple merveilleusement grant joie et grant léesce: meisme les élemens s'en réélescièrent, si comme il sembloit; car jusques à ce jour estoient cheutes fouldres et tempestes et si grans pluies que nul ne recordoit qu'il eust oncques si grans veues: et les vens avoient si fort venté que nul ne povoit passer les eaues, né à nefs né à bateaux.
Note 957: Leur dist: Ajoutez: Lothaire.
[958]De Saint-Denis se départit l'empereur, son fils ne voult ensuivre, jà soit ce que plusieurs luy ennortassent. Par Nanteuil passa et s'en ala à Carisi. Là attendit son fils Pepin etles barons qui séjournoient oultre le fleuve de Marne, et son fils Loys qui à luy venoit et amenoit avec luy tous ceulx qui oultre le Rin s'en estoient fouis. Si avint aussi que tous ses amis vindrent à luy, le dimanche de la mi-caresme que sainte Église s'esléesce, et que l'en chante Letare Jherusalem, en signifiant la grant joie qui là fu à ce jour. Liement et débonnairement les receut l'empereur. Moult les mercia tous, et leur rendit graces de leur bonne amour et de la foy enterine qu'ils luy avoient portée. Liement donna congié à Pepin son fils de retourner en Acquitaine. Et aux autres aussi donna congié en grant dévocion et humilité, quant ils se vouldrent partir. De France se partit et s'en ala à Ais-la-Chapelle: là receut sa femme l'empéreis Judith, que Boniface et l'évesque Rataut[959] luy eurent amenée de Lombardie, où ils l'avoient envoiée en essil, et Charles son fils qu'elle avoit tousjours avec luy. La Résurrection célébra à Ais-la-Chapelle; après la feste, s'en ala chacier en Ardaine, et après la Penthecoste s'en ala vers Remiremont pour soy déduire en chaces et eh pescheries.
Note 958: Vita Ludov. Pii.—LII.
Note 959: Ratoldus, évêque de Vérone.
XX.
ANNEE: 834.
Coment Lothaire ardi et prist la cité de Chalon, et coment l'empereur vint au secours, mais ce fu trop tart. Coment il le chaça jusques à Blois, et coment il vint à luy à merci, et coment l'empereur accusa les traiteurs par devant ses barons.
Quant Lothaire s'en fu fouy en Bourgoingne, si comme vous avez oï, le conte Lambert et le conte Mainfroy[960], qui sa partie soustenoient, furent demourer en Normandie et plusieurs autres de leur accort; la terre gardoient et la voulloient tenir à force contre l'empereur. Moult en avoit grant despit le conte Ode et mains autres de la partie l'empereur. Gens assemblèrent pour eulx chacier hors du païs et pour combatre encontre eulx, sé autrement ne povoit estre; mais ceste entreprise leur tourna à dommage et à confusion, pour ce qu'elle ne fu pas si bien né si sagement administrée comme elle deust; car leurs ennemis leur coururent sus, une heure qu'ils ne s'en prenoient garde; et ceulx qui furent esbahis de leur venue soudainement tournèrent en fuie. Là fu occis le conte Ode et Guillaume et un sien frère et mains autres de leurs gens, et ceulx qui eschaper purent par fuite et estre sauvés, s'en fouirent.
Note 960: Lambert étoit comte de Nantes, et Mainfroyon Malfredus avoit été dépouillé du comté d'Orléans en 828. (Note de Dom Bouquet.)
Ceulx qui eurent ainsi victoire demourèrent aussi comme en désespérance; et bien virent qu'ils ne povoient pas demourer illec seurement, car Lothaire leur estoit si loin qu'ils ne povoient avoir de luy secours; si se doubtoient encore assez plus que l'empereur ne venist sur eulx, ou qu'il n'y envoiast, ou qu'ils ne feussent encontrés de luy ou de sa gent s'ils se mettoient en voye pour aler à Lothaire. Pour ce se hastèrent d'envoyer à luy, et luy mandèrent la besoingne, le péril où ils estoient, et qu'il ne laissast pas qu'il ne les secourust. Et quant il oï ce, il proposa qu'il les secourroit. Le conte Warin et ceulx qui avec luy estoient garnirent en ce point la forteresce de Chalon, pour ce qu'elle leur feust refuge et deffense contre leurs ennemis, sé mestier feust. Lothaire qui ce sceut cuida là venir soubdainement, mais il ne peut à cette fois. Et toutes voies y vint-il à la fin, le chastel assist, et ardit tout quanqu'il trouva dehors la forteresce. Grant assault donnèrent ceulx de dehors, et ceulx dedens firent grant deffense. Quinze jours dura l'assault moult grant et moult aigre, et au derrenier fu la cité rendue. De trop grant cruaulté furent les vainqueurs, car ils robèrent premièrement toutes les églyses et toute la cité, fors seulement une petite églyse qui estoit fondée en l'onneur de saint George qui eschapa par miracle; car en ce point que toute la cité ardoit, la flambe qui tout dévouroit de toutes pars de la chapelle, prendre ne s'y put né nul mal ne luy fit; si ne fu-ce pas de la volonté ni du commandement Lothaire que la cité fu arse et destruite.
Tant cria la chevalerie contre Gaucelme, contre le conte Sanila et contre Madalesme, que ils eurent les chiefs coupés[961]. Et Gerberge, qui eut esté fille le conte Guillaume, fu noiée comme sorcière et enchanteresse[962]. La raison pourquoi les autres furent décolés ne savons-nous pas, car l'istoire s'en taist à tant. [963]Endementiers que ces choses advindrent, l'empereur et son fils Loys s'en alèrent en la cité de Langres; là luy furent premièrement ces nouvelles contées, qui moult le firent triste et dolent. Et Lothaire, qui ainsi eut exploité comme vous avez oï, se partit de Chalon, et par la cité d'Ostun s'en ala droit à Orléans; de là mut et s'en ala au Mans à une ville qui à nom Matulle[964]; l'empereur et son fils les suivirent à grans osts. Et quant Lothaire, qui jà avoit les sieus receus qui de Normandie s'en estoient à luy fouis, sceut que son père le suivoit, il fist tendre ses herberges assez près de l'ost l'empereur. En ce point démourèrent quatre jours, pour messages qui aloient des uns aux autres. Et la quarte nuit, Lothaire fist deslogier son ost, et commença tousjours à s'en aler de l'empereur et l'empereur à luy par une adresce, jusques à tant qu'il vint jusques au fleuve de Loire près du chastel de Blois, là endroit à une petite eaue qui a nom Cize qui chiet en Loire. Les hesberges tendirent d'une part et d'autre.
Note 961: Voici le latin édité: «Adclamatione porro militari, post
captam urbem, Gotselmus comes, itemque Sanila comes, nec non et
Madalelmus vassallus dominicus….» Gerberge étoit la femme de
Gaucelme.
Note 962: La phrase suivante n'est pas traduite du latin.
Note 963: Vita Ludov. Pii.—LIII.
Note 964: Matulle. En latin: Maduallis. On croit que c'est aujourd'hui la ville de Laval.
En ce point vint Pepin à tout grant gent à son père, et quant Lothaire sceut ce, il vit qu'il ne pourroit durer. A donc vint humblement à son père, et le père qui fu doulx et debonnaire ne luy fist autre mal fors qu'il le chastoia et reprinst de parolles. Les seremens prist de luy et de ses barons en telle seureté comme il voult, et puis le renvoia en Italie. Et pour eschiver les périls qui pourroient avenir, fist garder et fermer les destrois des montaignes et des chemins de Lombardie, que nul n'y peust passer sans le congié de ceulx qui les gardoient. Après s'en ala à Orléans; Loys son fils mena avec luy. Là luy donna congié de soy en retourner et aux autres; d'ilec s'en retourna à Paris. Après la feste de saint Martin tint parlement au palais de Attigni. Là fu ordonné coment aucunes mauvaises accoustumances des églyses et des choses communes feussent amendées; pour ce manda à son fils Pepin que toutes les choses qui avoient esté en sa terre tollues aux églyses, lesquelles luy et ses devanciers avoient données, feussent rendues et restablies sans demeure. Des messages envoia par les cités et par les abbaïes, et leur commanda que l'estat de sainte Églyse qui jà estoit déchoy feust refermé, et puis commanda aux messages qu'ils cerchassent les contrées pour les larrons et pour les robeurs, qui à ce temps faisoient moult de maulx; et, quant mestier leur serait, qu'ils appellassent en leur aide les princes et les seigneurs du païs et les hommes des éveschiés et des abbaïes pour prendre et pour chacier les maufaiteurs, et puis repairassent à luy, pour denuncier ce qu'ils auroient fait de ceste besogne, en Garmaise, où il devoit tenir parlement à l'issue de l'yver.
[965]Grant partie de cette saison demoura à Ais-la-Chapelle. Devant la Nativité s'en partit et s'en ala à Théodone, et d'ilec à Mez. Là célébra la sollempnité de Noël avec Dreues, l'évesque de la cité, qui son frère estoit. De là se partit et célébra la purification nostre Dame à Théodone. Là assembla parlement de ses barons, si comme il avoit ordonné devant.
Note 965: Vita Ludov. Pii.—LIV.
En cette assmblée fist sa complainte, devant tous les princes, des évesques qui avoient esté contre luy, et qui estoient cause de sa déposicion et de sa honte; mais aucuns s'en furent fouis en Lombardie, et aucuns, tout feussent-ils semons, ne vouldrent ou ils n'osèrent avant venir. De tous ceulx que l'empereur accusoit n'en y eut que un seul qui avoit nom Ébons[966]. Contraint fu à rendre raison de son meffait; si se complaignoit moult durement de ce, et disoit que l'en se prenoit à luy tant seulement de ce dont les autres devoient estre aussi en coulpe, et en laquele présence ce eut esté fait. A la parfin, quant la chose luy tourna à ennuy, il confessa tout plainement sa coulpe par le conseil d'aucuns évesques, et conferma par sa parole meisme qu'il n'estoit plus digne d'estre évesque né prestre, et jugea-il meisme qu'il devoit estre déposé d'office et de bénéfice, et puis bailla à l'empereur le libelle de cette sentence par les évesques meismes. Après ce fu Agobart, arcevesque de Lyon, deposé de l'arceveschié, pour ce qu'il avoit esté semons trois fois, né point n'estoit venu avant.
Note 966: Ébons. C'est le fameux archevêque de Reims.
Tous les autres évesques parçonniers de ce cas s'en estoient fouis en Italie. Le dimanche, qui fu après devant la Quarantaine, l'empereur et tout le peuple qui eurent esté à ce parlement vindrent à Mez; tandis comme l'en chantoit la grand messe, vint devant le maistre autel de l'églyse et fist lire, sur son chief, sept oroisons par sept arcevesques, en réconciliation de luy à sainte Églyse. Car ce ne suffisoit pas, si, comme il luy sembloit, il n'estoit réconcilié et restabli selon la manière qu'il avoit esté déposé; et moult en fu le peuple lie et en rendirent graces à nostre Seigneur; car ils virent qu'il fu restabli plainement en l'empire.
Après s'en retourna l'empereur et le peuple à Théodone, et le dimanche qui fu le premier jour de la Quarantaine, donna congié à chascun de retourner en sa contrée. Mais il se mut de la ville jusques à la fin de caresme et fist à Mez la sollempnité de la Résurrection. Après la Pentecoste, ala tenir général parlement en la cité de Garmaise.
En cette assemblée furent les deux fils Pepin et Loys. Lors n'entrelaissa pas l'empereur qu'il ne pensast du prouffit de la chose commune selon la coustume; car il fist avant venir les messages qu'il avoit envoyés par tout le royaume, et enquist diligeament à chascun coment ils avoient exploitié. Et quant il sceut que aucuns de ses comtes avoient esté lasches et péresceux en leurs terres garder et en prendre vengence des larrons et des malfaiteurs, il les condempna par diverses sentences, et les punit de telles sentences comme ils avoient desservi par leur paresce. ([967]Ci ne doit-on pas entendre que ce feussent comtes qui feussent princes, né hauls barons qui teinssent les comtés par héritages; ains estoient ainsi comme ballifs que l'on ostoit et mettoit à certain temps et punissoit de leurs meffais, car ils le desservoient; et si releva et adréça aucuns preudommes que ses fils avoient mal menés et grevés à tort.) Et reprist ses fils des griefs qu'ils faisoient à ceulx qu'ils devoient garder, et leur deffendit que plus ne le féissent, s'ils ne voulloient estre inobédiens à ses commandemens, et sé ils ne le faisoient il l'amanderoit selon droit jugement. Mais avant qu'il départist, on fist crier un autre parlement après Pasques à Théodone. Après ces choses, se traist à Ais-la-Chapelle pour yverner. A son fils Lothaire manda qu'il luy envoyast aucuns de ses plus nobles hommes pour traitier d'amour et de concorda entre eulx deux.
Note 967: Cette parenthèse n'est pas traduite du latin. Notre moine de Saint-Denis s'exprime ainsi pour expliquer une sévérité qui auroit scandalisé les barons du XIIIème siècle.
XXI.
ANNEES: 835/836.
De la requeste Judith l'empéreris; coment Lothaire ne put venir à son père pour sa maladie. Des chastoiemens qu'il luy manda, pour les griefs qu'il faisoit à sainte Églyse. Des messages l'apostole que Lothaire retint; de la mort des barons Lothaire, et coment l'empereur manda ses fils au parlement; et d'autres choses.
L'empéreris Judith, qui bien veoit que l'empereur afléboioit et envieillissoit trop durement, et moult se doubta et apensa que il mourroit en tel point que elle et Charlot son fils seroient en péril, s'ils ne faisoient tant vers l'un des frères qu'il feust de leur accort, de ce se conseilla aux princes et au conseil l'empereur, et ils luy loèrent que ce feust Lothaire; car il leur sembloit que ce feust le plus profitable à l'empire. A l'empereur prièrent qu'il luy envoyast les messages de paix et d'amour, et qu'il luy priast de ceste chose. Et l'empereur, qui tousjours aima paix et concorde et non mie tant seulement de ses fils, mais des étranges et de ses ennemis meismes qui aucunes fois avoient sa mort jurée, le fist volentiers. [968]Mais en ces entrefaittes vindrent à court les messages Lothaire, desquels Walle fu le souverain[969]. L'empereur leur toucha de la besoingne devant dite. Et quant elle fu affinée et accordée, l'empereur revoult estre réconcilié à sa femme et à celuy Walle premièrement; car ils avoient eue sa male volonté pour aucunes raisons dont l'istoire a dessus parlé, et tout maintenant leur pardonna tout quanqu'ils avoient vers luy mespris, et manda Lothaire son fils par ses messages meismes qu'il venist à luy, et s'il y venoit, ce seroit son preu. Arrière retournèrent les messages et comptèrent à Lothaire ce qu'il luy manda et qu'il venist à luy. Mais il ne put à cette fois pour une maladie qui le prist. Ne demoura pas puis longuement que cil Walle accoucha malade et mourut. Long-temps languit Lothaire de celle maladie. Et l'empereur, qui par nature estoit piteux et compatient, fu moult dolent quant il sceut que son fils estoit cheu en langueur. Huon, son frère, et le conte Algaire envoya pour le visiter, et voult savoir coment il luy estoit. Et leur commanda qu'ils luy rapportassent certainneté de son estat. A l'exemple du roy David, qui moult fu dolent de son fils Absalon, qui tant avoit fait de mal au père et de persécutions.
Note 968: Vita Ludov. Pii.—LV.
Note 969: Souverain, premier.
Quant Lothaire fu eschappé de celle maladie et il fu du tout guari, il fu compté à l'empereur qu'il avoit rompu la paix et la concorde qu'il avoit promise, et gastoit jà moult durement la terre de l'églyse de Saint-Pierre de Rome et occioit les hommes que Pepin, son aïeul, et Charlemaines, son père, et luy-meisme avoient receue en garde.
De ces nouvelles fu l'empereur si esmeu et si courroucié qu'il y envoyast tantost ses messages, et ne voult qu'ils eussent ou pou ou néant d'espace pour eux appareiller à faire si longue voie. A son fils manda en admonnestant qu'il ne féist né ne soufrist à faire si grant desloyauté, et luy souvinst que quant il luy bailla à garder le royaume d'Italie, qu'il luy jura la cure de l'Églyse, et il la receust en telle manière qu'il la garderoit et deffendroit vers tous adversaires, et toutes ces convenances conferma-il par son serement: et bien sceust-il que s'il le brisoit, il courrouceroit Dieu et en seroit jugé au jour du jugement. Après ce, luy manda qu'il féist garnir les trespas de quanque mestier leur seroit jusques à Romme. Car il y béoit à aler pour visiter les apostres. Et sans faille il y feust meu; mais les Normans, qui soudainement s'embatirent en Frise, luy destourbèrent celle voie. Car il convint qu'il y alast à grant ost; mais il envoia tandis messages à Lothaire, l'abbé Foulcaut et un autre abbé qui avoit nom Rambaut et le comte Richart. Et leur commanda que le comte Richart et l'abbé Foulque luy apportassent la response de Lothaire, et que l'abbé Rambaut s'en alast tout oultre pour conseil querre d'aucuns cas à l'apostole George[970], et pour luy-mesme luy faire savoir la volonté l'empereur d'aucunes besoingnes. Au mandement l'empereur respondit Lothaire que volentiers feroit rendre les choses qui auroient esté perdues ou tollues à aucunes églyses de Lombardie. Mais le commandement qu'il luy mandoit d'aucunes autres choses ne pourroit-il garder né accomplir.
Note 970: Georges. Il falloit Gregoire.
A tant s'en partirent les messages et retournèrent à l'empereur, qui jà estoit retourné luy et son ost de Frise, et avoit les Normans chaciés de la terre. En son palais de Franquefort le trouvèrent, là estoit demouré en déduit de bois tout le mois de septembre. [971]Après celle saison s'en ala pour yverner à Ais-la-Chapelle. Et l'abbé Rambaut, qui fu alé jusques à Romme, si comme il luy fu commandé, trouva l'apostole Gregoire malade de flum de sang. Et jà soit ce qu'il le laschast aucunes fois par ailleurs, il le rendoit aussi continuellement par les narilles; mais il fu si très lie de la venue du message à l'empereur, que luy meisme dist qu'il avoit aussi comme tout oublié sa douleur. Avec soy le fist mengier et luy donna grans dons. Au départir envoia avec luy deux messages qui estoient évesques, si avoit l'un nom George et l'autre Pierre. Lothaire, qui bien sceut qu'il envoioit messages à l'empereur, envoia à la cité de Bouloingne Léon, qui au temps de lors tenoit grant lieu en sa court. Les deux messages à l'apostole trouva, durement les espovanta et leur commanda qu'ils ississent de la cité. Et quant l'abbé Rambaut, qui message estoit à l'empereur, vit ce, il prist tout coiement la lettre que l'apostole envoioit à l'empereur et la bailla à un sien sergent qui la porta jusques oultre les mons, en l'abit d'un pauvre mandient de la cité. Puis se partit et repaira à l'empereur.
Note 971: Vita Ludov. Pii.—LVI.
En ce temps, avint une mortalité et une pestilence ès barons et au peuple qui de France s'en estoient alés avec Lothaire si très grande qu'elle est merveilleuse à raconter et à oïr. Car en si pou de temps comme il a des kalendes de septembre jusques à la Saint-Martin, moururent tous ceulx qui sont ci nommés: Joucelin[972], évesque d'Amiens; Élizée, évesque de Troies; Walle, abbé de Corbie; Hue, Lambert, Godefroy et les fils de Godefroy; Aginbert, comte du Perche; Bulgaire et Richart. Ce Richart eschapa premier; mais il en rechay, puis il mourut. Tous estoient de si grant affaire et si sages que l'en disoit que France estoit demourée orpheline de sens et de noblesce et de force, puis que ceulx s'en estoient partis. Après la mort de ces nobles hommes, monstra bien nostre Seigneur coment c'estoit profitable chose de garder ses commandemens; car il dit que le sage ne se doit pas glorifier en son sens, né le fort en sa force, né le riche en sa richesse[973]. Mais qui est cil qui ne se doie esmerveiller du fin cuer et de la bonne volenté l'empereur, et comme saintement et dignement nostre Seigneur le gouverna à tous les jours de sa vie, car quant il oït la mort de tous ces nobles hommes, qui pour haine de luy l'avoientdéguerpi et s'en estoient alés à Lothaire son fils, il ne s'en esjoï oncques en son cuer, né ne s'esléesça pour la mort de ses ennemis, ains commença à plourer et à batre sa coulpe[974] et à prier nostre Seigneur qu'il leur pardonnast leurs péchiés.
Note 972: Joucelin, c'est-à-dire, Josse, autrefois… C'est le Josse olim du texte latin qui a trompé notre traducteur.—Jessé avait été privé du siége d'Amiens en 830.
Note 973: Jeremie, ch. 9, v. 23.
Note 974: Sa coulpe. L'habitude de prononcer, en se frappant la poitrine, le mea culpa, avait fait confondre ce mot avec celui qui désignait la poitrine même. De la l'expression si fréquente de battre sa courpe ou coulpe.
En ce temps se rebellèrent les Bretons derechief: mais aussi légièrement furent-ils chaciés et abatus, comme l'empereur mist s'espérance à cellui que l'en dit: biaux Sire Dieu, tu as povoir quant tu veulx[975]. En ce temps environ la Chandeleur, assembla l'empereur grant parlement à Ais-la-Chapelle et meismement d'évesques; là fu ordonné de l'estat de l'Églyse. Et fu faite la complainte des rapines et des griefs que Pepin et les siens avoient faits aux églises. Pour ce fut ordené que Pepin et sa gent feussent admonnestés à com grant péril des ames ils avoient tollues et ravies les choses des églyses. Si tint ceste admonicion bonne fin; car Pepin et sa gent receurent débonnairement l'admonnestement l'empereur, et obéit volontiers à son père; car il rendit aux églyses leurs biens et leurs possessions, et conferma la restitution par son séel, et voult que sa gent se tenissent dès lors de telles rapines.
Note 975: Sagesse, c. 12, v. 18.
[976]Après cestuy parlement, en fist l'empereur assembler un autre ou temps d'esté, en la contrée de Lyon en un lieu qui s'appelle Stramat[977]. A ce parlement vinrent ses deux fils Pepin et Loys. Lothaire n'i fut pas, car il estoit encore trop foible après sa maladie. En ce parlement furent débattues les causes de l'églyse des arceveschiés de Lyon et de Vienne qui estoient vagues et sans pasteurs; les évesques qui semons estoient au parlement s'en estoient destournés, si comme l'évesque Agobars et Bernart, arcevesque de Vienne. Ce Bernart y vint toutes voies, mais il s'en refouyt tantost; si ne fu pas ceste besoingne parfaite pour ce que les prélas n'estoient pas présens.
Note 976: Vita Ludovici Pii.—XLII.
Note 977: Stramat, en latin Stramiacum. C'est aujourd'hui Crémieux.
En ce parlement fu aussi plaidoié et débatu la cause des Gotiens qui estoient divisés en deux parties; car l'une soustenoit la partie Berart et l'autre celle de Berengier, le fils le comte Huironne[978]. Et ceste cause fu terminée par une aventure qui advint; car celluy Berengier mourut. Et la seigneurie et le povoir demoura toute à Berart.
Note 978: Huironne. Le latin porte: H. Turonici quondam comitis filius.
XXII.
ANNEES: 838/839.
De la comète qui apparut. Coment l'empereur donna à Charlot, son petit fis, partie de l'empire, dont les frères furent moult courouciés. Coment il le couronna. De la complainte du peuple contre le comte Berard. Coment il donna grant terre à Lothaire, pour ce que il feust garde de son fils Charlot, et coment Loys ostoia contre son père.
Après ce parlement et ces choses, se départirent tous, et donna l'empereur congié à ses fils; en chaces de bois se déporta vers le mois de septembre; vers la Saint-Martin se traist vers la Chapelle pour yverner. Tout cet yver y demoura et y célébra la sollempnité de Noël et de Paques. [979]Lors apparut au ciel un signe espouvantable que l'en nomme l'estoille comète; si dient les astronomiens qu'elle signifie mort de princes. L'empereur qui l'estudioit volentiers en telles choses, l'apperceut premièrement: tantost fist venir devant luy deux clercs qui de cel art savoient, et leur demanda qu'il leur sembloit de ce signe? L'un de ces deux clercs fu celluy qui ceste histoire escript, si comme il dit là endroit. Lors luy dit le clerc qu'il attendist la response de luy de ce qu'il demandoit, jusques à lendemain qu'il auroit mieux l'estoille pourveue et la signification congnue; et l'empereur cuida, si comme il estoit voir, qu'il ne luy déist fors pour passer temps et pour ce qu'il avoit paour que il ne feust contraint à respondre telle chose dont l'empereur fu courroucié. Lors luy dit: «Va tost sur les murs de ce palais et me saches à dire la vérité de ce que tu auras veu; car je sai bien que c'est l'estoille et le signe dont nous avons aucunes fois parlé. Va doncques, et si m'en saches à dire ce qu'il t'en semblera.»
Note 979: Vita Ludovici Pii.—LVIII.
Adont luy respondit le clerc, quant il eut celle estoille veue; aucunes choses dist et d'aucunes se tut. Et l'empereur qui bien s'en apperceut luy dit lors: «Une chose y a, dont tu ne parles mie. Car je scay bien que ce signifie mort de princes et mutacion de règne.» Le clerc luy mist avant l'authorité du prophète pour lui appaisier, qui dist ainsi: N'aies paour des signes du ciel qui les gens espouvantent[980]. Et l'empereur respondit par grant sens et par grand fermeté de cuer et de foi: «Nous ne devons,» dit-il, «nulle riens doubter tant comme celluy qui créa l'estoille. Et nous-mesmes ne povons pas assez louer né merveiller sa débonnaireté qui nous daingne admonester par tels signes, pour que nous qui sommes pécheurs et sans repentance, nous retraions de nos péchés. Et pour ce que ce signe touche moy et tous les autres, chascun se devroit efforcer de sa vie amender, que nos péchiés ne nous tollent à avoir sa grace et sa miséricorde.» Quant il eut ce dit, il demanda le vin[981], si but; et puis tous les autres. Presque toute celle nuit veilla en prières et en oroisons. Au matin appella les ministres du palais et leur commanda que l'en donnast aux moustiers et aux povres, aux moines, aux chanoines et aux autres gens de religion. Messes fist chanter à tant de prestres comme l'en peut trouver. Si ne se doubtoit pas tant de luy come de l'estat de Sainte Églyse qu'il avoit à garder.
Note 980: Jeremie, chap. 10, v. 2.
Note 981: Il demanda le vin. Le latin dit: «Paulisper mero induisit.» C'est bien là le vin du coucher; sorte de collation que nos pères faisoient avant de reposer, et dont il est si souvent parlé dans les Chansons de geste.
Après ces choses, s'en ala pour chacier en la forest d'Ardaine. Et, ainsi comme l'en disoit, toutes les choses que il voult ordenner et faire en ce temps luy vindrent à bonne fin[982]. Le mois d'aoust approchant, fu à Ais-la-Chapelle. Là donna une partie de l'empire à Charles son fils, en la présence des ministres du palais et des contes palazins qui là furent assemblés. De ce furent moult courrouciés les autres frères quant ils le sceurent. Pour ce firent parlement ensemble; mais quant ils virent qu'ils ne le pourroient pas contredire, ils faingnirent et souffrirent ce que l'empereur avoit ordonné. Ainsi demoura le père tout cel esté. Quant ce vint vers le septembre, il assembla parlement vers la ville de Carisi; là vint son fils Loys du royaume d'Acquitaine, et fu présent à celle assemblée. Avant que le parlement départist, fist l'empereur chevalier son fils Charles, et le couronna et vestit de garnemens royaux, et luy donna Neustrie que Charles, son aïeul[983], avoit tenue. Tant comme il put s'efforça de garder la paix entre ses fils.
Note 982: Vita Ludovici Pii.—LIX.
Note 983: Son aïeul. «Quam homonymus ejus Karolus….»
Après, donna congié à Loys de retourner en Acquitaine, et Charlot envoia en la partie qu'il luy avoit donnée. Mais avant qu'il se partist du père, les barons de Neustrie qui là estoient luy firent feaulté et hommage. Et ceulx qui pas n'estoient là luy firent autel serment quant il fu retourné en son royaume.
En ce temps vindrent à cour presque tous les plus nobles d'Espaigne[984]. Tous se plaignoient de Berart, le duc de ces parties, et disoient qu'il tolloit aux hommes et aux églyses leurs biens sans raison, tout à sa volenté. Pour ce, requeroient à l'empereur, qu'il les receust en sa garde et après y envoiast tels qui fussent si sages et si forts qu'ils rétablissent les choses tollues aux l'églyses et aux peuples, et féissent tenir et garder les anciennes coustumes et lois du païs. Volontiers s'accorda l'empereur à ceste requeste. Pour ceste besoingne furent esleus le comte Donnat, le comte Boniface et l'abbé de Flavigni. A tant se départit de là l'empereur et s'en ala chacier en bois vers le septembre, si comme il avoit accoustumé; vers yver se retraist vers Ais-la-Chapelle.
Note 984: D'Espaigne. «Penè omnes Septimaniæ nobiles.»
Quant le fort yver fu passé[985], droit ès kalendes de janvier, l'estoille comète apparut au ciel au signe de l'Escorpion. En pou de temps après mourut Pepin, l'un des fils l'empereur, l'empéreris Judith ne mist pas en oubli la besoingne qu'elle avoit encommenciée; car si comme nous avons jà dit, elle s'estoit conseilliée au conseil du palais, coment elle auroit en son aide l'un des fils l'empereur. Après la mort du père, derechief s'en ala aux barons et les pria de ceste besoingne. Et ils prièrent à l'empereur qu'il envoiast querre Lothaire, et luy mandast qu'il venist à luy par telle condicion que s'il voulloit amer et garder Charles, son frère, sceust-il certainement qu'il luy pardonneroit bonnement quanqu'il avoit oncques vers luy meffait, et qu'il luy donroit encor moitié de l'empire, fors Bavière tant seulement. Ceste chose pleut à Lothaire et à sa gent, et luy sembla que c'estoit son preu. [986]Après Pasques vint à son père en la cité de Garmaise, Le père le receut liement luy et sa gent. Largement leur fist livrer et administrer quanque mestier leur fu. Et l'empereur luy dist qu'il luy tiendroit volontiers ce qu'il luy avoit promis; et que dedens trois jours seroit conseillé et avisé, entre luy et sa gent, coment l'empire seroit départi et devisé, en telle manière toutes voies que luy et Charles auroient avantage de prendre avant à leur choix. Et Lothaire eut conseil qu'il s'accorderoit à ce; mais que l'empereur devisast l'empire à sa volenté. Toutes voies, disoit-il bien que ceste particion ne pouvoit estre égaument faite, pour ce que l'on ne savoit pas né les lieux né les régions. Lors départit l'empereur l'empire au mieux et au plus justement qu'il peut en deux parties, fors le royaume de Bavière qu'il eut donné à Loys son autre fils. Les barons et le peuple appella. A Lothaire donna tout le royaume d'Austrasie, si comme il se comporte jusqu'au fleuve de Meuse. Et l'autre partie de deçà devers occident donna à Charles, son petit fils; et confirma ceste partition par ses parolles, devant les barons et devant tout le peuple. Si lié estoit de ces choses qu'il avoit ainsi ordonnées, qu'il en rendit graces à nostre Seigneur et admonnestoit ses fils qu'ils s'entramassent entièrement, et se gardassent l'un l'autre. Et à Lothaire pria et commanda qu'il eust grant cure de son frère et qu'il luy souvenist qu'il estoit son père; et à Charles commanda qu'il luy portast honneur comme à son père espirituel et comme à son ainsné frère.
Note 985: La plupart des leçons latines portent hieme transactâ; mais Dom Bouquet a judicieusement préféré celle de quâ hieme.
Note 986: Vita Ludovici Pii.—LX.
Quant le père qui tousjours ama paix eut ainsi fait paix et amour entre les frères et entre les barons à son povoir, il donna congié à Lothaire de retourner en Italie. Mais avant luy donna de grans dons et sa benéiçon. Et si luy admonnesta qu'il gardast sa loyaulté et ce qu'il luy avoit promis. Tout cel yver demoura à Ais-la-Chapelle et célébra la Nativité et la Résurrection avant qu'il s'en partist. [987]Moult porta grief ceste partition Loys, le roi de Bavière. Ost assembla et saisit toute la terre delà Rin. L'empereur, qui ces nouvelles oït, le souffrit jusques à Pasques. Tantost après la feste esmut son ost et trespassa le Rin et la cité de Maïence et ala jusques à Tribure[988]. Là demoura un pou pour accueillir et pour attendre son ost. Lors s'en partit et vint jusques à la cité de Bodomat[989]. Là vint à luy son fils moult humblement quelque grief qu'il en eust; des parolles du père fu blasmé et repris; et luy recongnut qu'il avoit mal fait et promist qu'il amenderoit tout. Et le père qui tousjours fu doulx et débonnaire luy pardonna tantost. Avant le chastia et reprit de parolles dures si comme il l'avoit desservi; après le blandit et assouagea de belles paroles. A tant luy donna congié de retourner en Bavière. Et l'empereur se mist au retour; le Rin passa et entra en Ardaine pour chascier, si comme il avoit accoustumé en celle saison.
Note 987: Vita Ludovici Pii.—LXI.
Note 988: Tribure, ou Tribourg. Entre Mayenne et Oppenheim,
au-delà du Rhin.
Note 989: Bodomat. Latin: Bodomia. Il y avoit dans ce lieu de
Germanie un palais de nos rois.
XXIII.
ANNEES: 839/840.
De la discorde des barons et du peuple du royaume d'Acquitaine. Du parlement que l'empereur tint à Chalon, de l'ordonnance du royaume d'Acquitaine, et de l'estat de sainte Églyse. Coment son fils Loys esmut de rechief ses osts contre luy; de la maladie qu'il en eut et de son mautalent; et coment il accoucha au lit de la mort en la cité de Maïence.
Encore se déportoit l'empereur en chaces et en gibiers, quant certaines nouvelles luy vindrent d'Acquitaine par messages qui à luy venoient; et affirmoient, ce qui voir estoit, que une partie des plus nobles hommes de la terre attendoient son ordonnement et sa sentence du royaume d'Acquitaine; et les autres estoient courrouciés de ce qu'ils avoient oï dire qu'il avoit donné son royaume à Charles, son mainsné fils. Et pour ceste besoigne vint à luy Ébroin, l'évesque de Poitiers, et luy dist que luy et les autres des plus grans hommes du royaume d'Acquitaine attendoient à oïr sa volenté, et estoient tous près d'accomplir son commandement; si estoient en ceste volenté et en ceste ordonnance les plus grans du païs, si comme luy-meisme, le comte Regnault, le comte Gérart, qui gendre estoit Pepin, le comte Rothaire et mains autres qui estoient de leur volenté. Mais l'autre partie du peuple et meismement Emein, le plus grant et le plus chevetain, n'estoient pas de celle volenté, ains avoient prins l'enfant Pepin, son nepveu, pour ce qu'il devoit estre droit hoir du royaume; et s'en aloient par toute la terre et mettoient toutes leurs cures en faire rapines; et pour ce prioit l'évesque Ébroin à l'empereur pour Dieu qu'il méist hastivement conseil en ceste besoigne, et venist tost au païs, et ordennast du royaume à sa volonté avant que ceste pestilence moutepliast plus. L'empereur regracia moult l'évesque Ébroin pour sa bonne volenté et pour sa loyaulté et tous les autres aussi qui à son accort se tenoient. Arrière les renvoia et manda aucuns qu'ils feussent à luy à Chalon en Bourgoigne au mois de septembre, car il proposoit à y faire parlement. Si ne doibt-on pas cuider que l'empereur eust courage de l'enfant Pepin son nepveu deshériter. Mais il voulloit mettre conseil en sa besoigne et chacier et reprendre la légièreté des gens du païs, car il cognoissoit leur manière et leur desloyauté comme cil qui avoit esté norri au païs; et sçavoit qu'ils estoient gens où il n'avoit point d'espérance de seureté. Et pour ce qu'ils peussent corrompre et convertir les mauvaises meurs, Pepin son frere, le père de l'enfant, chacièrent-ils au commencement hors du royaume ceulx que luy-meisme avoit là envoiés pour luy garder et enseigner, ainsi comme ils avoient esté baillés à luy-meisme au temps Charlemaines son père. Et quant ils les eurent hors boutés, si s'abandonnèrent à faire leurs grans desloyautés parmi le royaume, toutes rapines et homicides si comme il est apparent, et comme savent ceux qui encore sont vivant. En toutes manières voulloit que l'enfant feust saintement nourri et enseigné, si qu'il peust prouffiter à soy et aux autres. Si luy souvenoit de cil qui ne vouloit donner terres à ses fils tant comme ils estoient jeunes; et quand on luy en parloit, il se excusoit en telle manière: «Je ne suis pas tant esmeu par envie contre mes enfans que j'ay engendrés de moy, que je veuille qu'ils ne soient à grant honneur. Mais pour ce, je scai bien que l'on admoneste légièrement à si jeunes gens de faire cruaulté, et ceux qui sont jeunes volontiers si accordent et assez légièrement.» Vers le mois de septembre s'en alla l'empereur à Chalon. Là assembla parlement si comme il avoit ordenné. Là fu traitié des besoignes de sainte Église et des besoignes du royaume communes et privées.