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Les grandes chroniques de France (2/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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Note 590: En la quarte fère. «In junio mense et in hebdomada secunda, in jejunii scilicet quatuor temporum quartâ feriâ.»

Note 591: Jeun. A jeun.

Note 592: Ce passage prouve assez bien, il me semble, contre l'opinion de beaucoup d'antiquaires, que le premier objet de l'institution du lendit ou landit, ou foire de Saint-Denis, fut d'exposer et de laisser voir les reliques précieuses que l'église se glorifioit de posséder. Comme les religieux ne pouvoient s'astreindre à recevoir toute l'année les dévots que l'espérance de contempler la chemise et la ceinture de la sainte Vierge, la couronne d'épines, les clous et partie de la croix du Sauveur, etc., etc., auroit chaque jour attirés en foule, on assigna, on indiqua trois jours de l'année pendant lesquels on seroit admis à les adorer. Ces trois jours prirent le nom de «temps indiqué, indictum,» vulgairement l'indict ou lendit. En même temps, une somptueuse foire ne manqua pas de se tenir et d'obtenir de grands priviléges auxquels l'abbaye de Saint-Denis perdoit fort peu de chose. On a souvent fait honneur à Charles-le-Chauve de l'institution du lendit; il est probable que cette solennité remonte à l'époque primitive de la célébrité des reliques de l'abbaye de Saint-Denis. Tant que le catholicisme fut la seule religion de la France, le lendit resta fidèle aux motifs de sa fondation; mais, au temps des protestants, les châsses et les sanctuaires cessèrent de s'ouvrir, et le lendit ne fut plus qu'une grande foire surveillée par MM. les suppôts de la police.

Note 593: Pour quoi. Pourvu que.

Et ce firent et establirent tous les prélas qui là furent, arcevesques, évesques, abbés, desquels les noms sont cy mis. Premièrement, le pape Léon; Turpin, l'arcevesque de Rains; Justin, arcevesque de Mont-Laon; Johan, arcevesque de Lyon; Arnoul, arcevesque de Tours; Pierre, arcevesque de Milan; Orsent, arcevesque de Ravenne; Théodore, arcevesque de Penthapole de Libie; Haimbert, arcevesque de Sens; Gosbert, arcevesque de Bourges; Grimaud, arcevesque de Rouen; Achilas, arcevesque d'Alixandre; Théophile, patriarche d'Antioche; Umbert, évesque de Saintes; Guibert, évesque d'Orléans; Jehan, évesque d'Abranches; Giuffroy, évesque de Noyon; Israël, évesque de Mez; Rodulphe, évesque de Cambray; Goubert, évesque de Troyes; Richart, évesque d'Amiens; Rotard, évesque de Flandres; Geron, évesque de Pavie; Hardoin, évesque de Versel; Eusèbe, évesque de Boulongne; Estienne, évesque d'Auguste; Marchaire, évesque de Belge; Fromont, évesque de Liége; Robert, évesque de Soissons; Anthonie, évesque de Placence; Torpe, évesque de Pise; Désier, évesque de Langres; Licon, évesque d'Angiers; Lupicus, évesque de Valence; et Fortunas, arcediacre de cette églyse. Ces deux mistrent le suaire nostre Seigneur sur le corps d'un mort qui maintenant fu résuscité.

Ce miracle voult faire nostre Seigneur devant son peuple, si comme je croy, pour ce qu'il feust lumière de foy et de créance aux présens, et après à ceulx qui après luy vendroient. Tous les prélas qui là furent et tous ceulx que nous nommerons après distrent qu'ils eurent veu ce miracle qui estoit œuvre de Dieu, le Père tout puissant.

Les abbés furent Fourré, abbé de Saint-Denis en France; Florent, abbé de saint Benoit du Mont-Cassin; Lupicius, abbé de Lyon; Pierre, abbé de Laon; Serges, abbé d'Angiers; et Serges, abbé de Rains; Jehan, abbé de Châlons; Pierre, abbé de Nivelle; Aubert, abbé de Saint-Quentin-du-Mont; Jehan, abbé de Saint-Quentin en l'Isle; Carbonel, abbé de Limedon; Rabode, moyne de Saint-Praiest, et Guidon de ce meisme lieu; Anthoines, évesque de Verdun; Ponce, évesque d'Alle; Nicholas, arcevesque de Vienne; et Soltain, son arcediacre; Dasée, évesque de Thoulouse; Machaire, évesque de Troyes; et Antoine, un sien arcediacre; Raimbaut, évesque de Marseille; Rigomers, évesque de Meaulx. Tous ces prélas qui cy sont nommés et mains autres dignes personnes conformèrent par leurs scaulx celle constitution que l'empereur establit, et demourèrent là un mois et trois jours pour garder les saintes reliques à l'honneur de Dieu et au profit du peuple.

Mais avant qu'ils se départissent[594], l'empereur leur fist une requeste et leur dit en telle manière: «Seigneurs tous qui cy estes assemblés, vous premièrement, sire pape de Romme, qui estes chief de toute crestienté, et trestous seigneurs prélas, arcevesques, évesques, abbés, je vous requiers que vous m'octroiez un don.» A ce respondit Turpin, l'arcevesque de Reims, pour tous:

«Très-doulx empereur et sire, quanqu'il te plaira à requerre, nous te octroions doulcement et de bonne volenté.»—«Je vueil donc,» dist-il, «que vous et devant tous dessevrez de la compaignie de Dieu et de sainte Églyse, tous ceulx qui empescheront et destourberont en quelque lieu que je muire, que le corps de moy soit apporté à Ais-la-Chapelle et mis en sépulture. Car je désire à estre là mis honnourablement et en la manière que l'en doit roy et empereur mettre en sépulture, sur tous autrès lieux.»

Note 594: Dans la chronique latine, cette requête de Charlemagne est faite à plusieurs années de là, mais à peu près dans les mêmes termes, ainsi que les réponses des prélats.

L'apostole et tous les prélas qui là furent assemblés obéirent à la requeste l'empereur. A tant se départirent, et retourna chascun en sa contrée, en loant et glorifiant le roy qui règne et régnera par tous les siècles des siècles. Amen.

Cy endroit peut-on demander coment les saintuaires et la bonne foire du lendit furent puis translatés en France. Les saintuaires sont en l'églyse monseigneur Saint-Denis, et la foire du lendit siet entre Saint-Denis et Paris. La raison pourquoy ce avint si fu telle: Charles-le-Grant, dont nous avons parlé et parlerons encore cy après, eut un fils qui Loys eut à nom, roy fu et empereur. Cil Loys eut quatre fils de diverses femmes, Lohier, Pepin, Loys et Charles. Charles si fu leur frère de père tant seulement, et fils de la royne Judith que le père espousa dernièrement. Après la mort du père, l'empire fu départi aux quatre frères. Lohier eut l'empire d'Alemaigne, Loys le royaume d'Acquitaine, Pepin eut celui de Lombardie, et Charles le royaume de France.

Entre les frères monta contens pour la terre; les trois frères guerroièrent Charles, premier pour ce qu'il leur sembloit avoir en partie le plus noble royaume; merveilleux ost amenèrent contre luy, et il se rappareilla d'autre part encontre eulx moult efforciement.

Au temps de lors estoit l'églyse de Saint-Denis en France couverte d'argent par-dessus les martirs; et pour ce que le roy n'estoit pas encore si riche d'avoir qu'il peut moult grans osts conduire sans aide, il vint à Saint-Denis au couvent et à l'abbé, et parla ainsi et leur dist: «Beaux seigneurs, j'ai mestier d'avoir[595], pour mes guerres maintenir; et vous avez couverture d'argent sur vostre moustier qui de riens ne vous sert; je la prendrai s'il vous plaist; et si Dieu me donne victoire de mes ennemis, je le vous rendray largement, et recouvriray l'églyse aussi richement ou plus comme elle est maintenant.»

Note 595: J'ai mestier d'avoir. J'ai besoin de secours.

L'abbé et le couvent respondirent: «Sire, faites vostre volenté et vostre plaisir de ce que nous avons.» Le roy prist l'argent, son ost conduist contre ses ennemis, et eut victoire par l'aide de nostre Seigneur. Pas n'oublia les convenances qu'il eut à l'abbé et au couvent. A l'églyse vint, et leur dist: «Seigneurs, je vous ay telle chose en convenant; prest suy que je le face, et vous aurez conseil que vous prengiez en eschange de ceste chose ces reliques et la foire du lendit, que mon ayeul le grant Charles establit à Ais-la-Chapelle. Je vous délivreray et reliques et foire à tousjours-mais, et le feray cy venir aussi franchement et à telles coustumes comme par-devant ala.» Eulx se consentirent et eurent conseil qu'ils préissent les saintes reliques et la foire du lendit. En telle manière fu-elle en France translatée.

Cy fine le tiers livre des fais et gestes le fort roy Charlemaines.

LE QUART LIVRE DES FAIS ET DES GESTES LE FORT ROY CHARLEMAINES.

* * * * *

I.
ANNEE: 800.

De la vision et du signe que Charles vit au ciel; et coment monseigneur saint Jaques s'apparut à luy, et luy dist qu'il délivrast la voie là où son corps gisoit. Et coment Pampelune fu prise et toute la terre jusques au perron Saint-Jaques; et puis coment il fist baptiser tous les Galiciens et occire ceulx qui baptesme ne vouldrent recevoir.

Quant l'empereur Charles eut conquises toutes ces terres et ces estranges cités et chasteaux sans nombre de l'une mer jusques à l'autre, par l'aide de nostre Seigneur, et il les eut soustraites des mains aux mescréans, et convertis à la foy crestienne, si comme l'istoire a devant parlé, il fu moult traveillé et debrisié des grans osts qu'il eut tant de fois conduits sur ses ennemis, et des grans travaulx et continuels dont il avoit tant eu. Lors en son cuer proposa qu'il n'ostoieroit plus, et qu'il useroit le remanant de sa vie en paix et en repos, sé sainte églyse n'avoit de luy mestier. Mais nostre Seigneur, qui encore vouloit que la foy crestienne feust par luy multipliée, luy changea son propos en la manière que nous dirons.

Une nuit regarda vers le ciel, et vit un chemin d'estoilles qui començoit, si comme il luy sembla, à la mer de Frise, et s'adreçoit entre Alemaigne et Lombardie, entre France et Acquitaine, entre Bascle et Gascongne et entre Espaigne et Navarre, tout droit en Galice où le corps monseigneur saint Jacques reposoit sans nom et sans mémoire.[596] En telle manière vit ce signe par plusieurs nuis; lors commença fortement à penser en son cuer que ce povoit signifier.

Note 596: En Champagne, et sans doute en d'autres provinces, on appelle encore la voie lactée le chemin de Saint-Jacques.

Tandis comme il estoit une nuit en cette pensée, un homme plain de plus grant beauté que nul ne sauroit deviser s'aparut à luy et luy dist ainsi: «Beau fils, que fais-tu?» Et Charles luy respondit: «Sire, qui es-tu?»—«Je suis,» dit-il, «Jaques, l'apostre et disciple Jhésu-Crist, fils Zebédée, frère Jehan l'évangéliste, que nostre Seigneur eslut par sa grace sur la mer de Galilée, pour preschier la foy au peuple, et suy celluy que le roy Hérodes martiria par glaive. Moult me poise de ce que mon corps est en Galice, sans nule mémoire, laidement traitié entre mains des Sarrasins: dont je me merveille moult que tu n'as délivré des mescréans la terre où mon corps gist, qui tant de cités et tant de régions as conquises en ton temps.

»Pour laquelle chose je te fais à savoir qu'autres si comme nostre Seigneur t'a fait puissant sur tous autres roys terriens, aussi t'a-il eslu à délivrer ma terre des mains aux Sarrasins, et à faire la voie aux pélerins, là où mon corps repose; pour que il te doint couronne de victoire en la joie de paradis. Et ce chemin d'estoilles que tu as veu en ciel segnifie que tu iras à grans osts en ces parties, pour destruire la païenne gent et pour délivrer ma sépulture des mains aux Sarrasins; et que tout le peuple qui habite de l'une mer jusques à l'autre et en autres diverses régions, iroit après, tous en pélerinage, pour empetrer vers nostre Seigneur pardon de leurs péchiés; et puis le temps de la vie jusqu'à la fin de ce siècle raconteront les vertus et les miracles que nostre Seigneur a fais pour ses amis.

»Appareille-toy doncques, et meus[597] au plus tost que tu pourras; car je seray en ton aide par tout, et sera ton nom tousjours-mais en louenge, et je impétreray vers nostre Seigneur à toy couronne pardurable en la joie de paradis.»

Note 597: Meus. «Remues, pars.»

En telle manière s'aparut messire saint Jaques par trois fois à Charlemaines. Quant Charles eut ce oï, il fu très lie, meismement pour la promesse que l'apostre luy avoit faitte de la joie de paradis. Ses osts assembla de toutes parts, et entra efforciement en Espaigne pour destruire les ennemis de la foy crestienne et pour essaucier le nom Jhésu-Crist.

Pampelune fu la première cité qu'il asséist. Trois mois y fu, né prendre ne la peut, car elle estoit trop forte et de murs et de siége. Lors fist sa prière à nostre Seigneur et dist ainsi: «Jhésu-Crist, sire, pour laquelle foy essaucier je suy venu en ce païs pour destruire la gent sarrasine, donne-moy que je preigne ceste cité à la gloire et à louenge de ton nom; et tu, sire saint Jaques, sé c'est vérités que tu t'aparus à moy, prie nostre Seigneur qu'il me laist ceste cité prendre.»

Tout maintenant que il eut ce dit, les murs de la cité froissèrent et fondirent jusques en terre. Lors entrèrent ens François; les Sarrasins qui baptesme vouldrent recevoir demourèrent et furent gardés en vie; et les autres qui en mescréandise vouldrent demeurer furent occis. Quant la merveille de ce miracle fu par le pays espandue, les princes sarrasins venoient au-devant de Charles partout où il aloit; devant luy s'inclinoient et se humilioient humblement. Les cités rendoient, et les autres qui pas jusques à luy ne venoient luy envoioient treus[598]. Si fist en telle manière toute la terre d'Espaigne tributaire.

Note 598: Treus. Tributs.

Moult s'esmerveilloient Sarrasins de ce qu'ils véoient la gent de France si belle et si forte, si fière et si bien appareilliée d'armes et de chevaux et d'autres harnois. Leurs armes mettoient sus, et les recevoient paisiblement et honnourablement. En telle manière trespassa Charles à tous ses osts toute Gascongne, Navarre et Espaigne jusques en Galice, en prenant villes et chastiaux. La sépulture mon seigneur saint Jaques visita dévotement, puis passa oultre jusques au perron[599] sans contredit. Sa lance ficha en la mer, et quant il vit qu'il ne povoit oultre passer, il rendit graces à Dieu et à mon seigneur saint Jacques, par qui aide et par qui assentement il estoit venu.

Note 599: Perron. Monceau de pierres; peut-être les cailloux qui tapissent les bords de la mer. Je serois assez disposé à croire que dans le trésor de nos rois on conserva long-temps cette prétendue lance avec laquelle Charlemagne avoit sondé la mer. Du moins, le serment ordinaire de Philippe-Auguste étoit-il, Par la lance saint Jacques! Voyez la Chronique de Reims.

Les Galiciens qui puis la prédication nostre Seigneur et mon seigneur saint
Jaques et de ses disciples estoient reconvertis à la païenne loy, fist
Charles baptiser par la main l'arcevesque Turpin. Ces choses ainsi faites,
il erra par toute la terre d'Espaigne de l'une mer jusques à l'autre.

II.

ANNEE: 800.

Des noms des cités et des villes que Charlemaines prist en Espaigne, et coment la cité de Luiserne fondi à sa prière. Puis de quatre cités que il maudist. Puis de l'imaige Mahomet qui a nom Salamcadis et de la force que elle a par une légion de dyables qui dedans est enclose. Puis des églyses que Charlemaines édifia, de l'or et des richesses que les roys d'Espagne luy donnèrent.

[600]Les cités et les greigneurs[601] villes que il prist en Espaigne, sont ainsi nommées ou estoient ainsi appellées au jour que elles furent prises et conquises; car, par aventure, le nom d'aucunes se sont puis changées si comme il avient souvent ailleurs. Visunia[602], Lamegue, Dumia, Colimbre, Luge, Orenes, Uria, Thuda, Medoine, Bracara, maistresse cité en ces parties; Sainte-Marie, Wimarana, Erine, Compostelle, qui en ce temps estoit encore petite, et en cette cité gist le corps de mon seigneur saint Jaques. Toutes ces cités conquist en Galice. Celles qu'il conquist en Espaigne sont telles: Auscala[603], Godelfare, Xalamanca, Uzda, Ulmas, Canalias, Madritas, Maqueda, Sainte-Eulalie, Thalaveria, qui moult est plantureuse; Medina Celum, qui vault autant comme: haulte cité; Berlanga, Osma, Segoncia, Segovia, qui moult est grant cité; Aavilla, Salamancha, Sepulveda, Thoulete, Kalatrava, Badajot, Turgel, Ventosa, Luiserne, qui est par autre nom appellée Carcensa, si siet en un lieu qui a nom Vauvert, Caparra, Austurga, Ovetum, Legio, Karrion, Burgues, Nadere, Balagurria, Urance, Clathahus, Miraclar, Tuthela, Sarragoce, Pampelune, Baionne, Jasque, Osque, qui seult estre fermée de quatre vings tours; Theraconne, Barbatre, Boras, Urgalle, Elna, Geronne, Barcinone, Terferida, Tortosa, Aurelium, qui est aussi cité trop forte; Alganatte, Adanie, Ispalide, Escalonne, Hora, Burriane, Ubeda, Baccia ou Troissa, Petrousa, en cette cité fait-on le fin argent; Valence, Denia, Sathive, Granade, Sebile, Cordes, Abula, Accintine. En celle celle cité gist le corps saint Torquat, confesseur qui fu sergent mon seigneur saint Jaques; a sa sépulture est un olivier qui flourist et porte flour chascun an, le jour de sa feste par miracle. Si est ès ydes du mois de may. Après est la cité Biserte, en celle cité sont les très-forts chevaliers qui sont appellés Arabis. Les grans isles, Bougiu, par coustume est royaume; l'isle d'Agabibe, la cité de Boaram, qui est en Barbarie; Meloide, Evice, Formentere, Alchoras, Almarie, Moneque, Gilbathar, Carthage, Septe, qui siet ès destrois d'Espaigne, là où le cours de la mer est plus estroit; Gesir et Tarifa. Si ne conquist pas Charles toutes ces terres tant seulement, mais la terre Landaluf et toute la terre de Portingal, toute la terre de Serrane, toute la terre de Cateloine, toute la terre de Navarre, toute la terre de Bascle, et maintes autres régions qui pas ne sont cy nommées, pour eschiver la confusion.

Note 600: Cette première phrase n'est pas dans le texte latin ni dans la plupart des anciennes traductions.

Note 601: Greigneurs. Les plus grandes.

Note 602: Visunia, ou Vesunna. C'est aujourd'hui Périgueux. —Lamègue, ou Lamego, sur la frontière du Portugal, vers Galice, et peu éloignée de Coïmbre, ou Colimbre.—Dumia, ou Dume, en Galice, vers Braga.—Luge, ou Lugo, en Galice.—Orenes, en latin Aurenias, aujourd'hui Orense, en Galice.—Uria, ou Urie, en Galice.—Thuda, s. d. Tuy, en Galice.—Medonia, aujourd'hui Mondonedo, en Galice.—Bracara, Braga, archevêché, aujourd'hui la Corogne.—Wimarana; c'est Guimaraens, dans la province de Tras-los-Montès.—Erine, variante: Crunia.

Note 603: Auscala, Alcala.—Godelfare, Guadalaxara, près d'Alcala.—Uzda; c'est Uzeda, à huit lieues d'Alcala.—Ulmas; c'est Olmeda, à dix lieues d'Uzeda.—Cavalias, ou Canalias? —Madritas, Madrid.—Maqueda, dans la Nouvelle Caslilte. —Sainte-Eulalie?Berlanga, Barlonga, dans la Vieille Castille, de même que Osma. Segoncia, Siguenza.—Aavilla, Avila, dans l'Estramadure.—Turgel?Godiana(?)Emerita, ancien nom de Merida, dans l'Estramadure.—Altancora, aujourd'hui Antequerra, au royaume de Grenade.—Palence, aujourd'hui Palencia, au royaume de Léon.—Luiserne ou Lucena, dans l'Andalousie.—Ventosa, au royaume de Léon.—Caparra, ou l'ancienne Capara, aujourd'hui Las Ventas de Caparra, dans l'Estramadure.—Austurga, aujourd'hui Astorga, même royaume.—Ovetum, ancien nom d'Oviedo, dans l'Asturie.—Legio, ancien nom de Léon.—Karrion, ou Carrion de los Conde, dans le royaume de Léon.—Burgues, ou Burgos. —Nadere, «Nageras;» c'est Nagera, dans la Vieille Castille; aujourd'hui petite ville, autrefois cite puissante.—Balagurria, autrefois encore Balesguer, et aujourd'hui Balaguer, en Catalogne.—Urance, le latin porte: Urantia quæ dicitur Arcus Stella.—Clathahus, latiné: Klattahus; ce doit être: Calataiud, dans l'Aragon.—Miraclar. Le texte latin de Notre-Dame porte: Miradam; c'est Miranda de Ebro, dans la Vieille Castille. —Tuthela, Tudela, dans la Navarre.—Jasque, aujourd'hui Jaca, dans la Navarre.—Osque, aujourd'hui Huesca.—Theraconne, aujourd'hui Taracona, sur la frontière de Navarre et de Castille. —Basbastre, aujourd'hui Balbastro, en Aragon.—Boras, aujourd'hui Borja, à trois lieues de Taracona.—Aurelium, ou Aurelia, nom d'une ancienne ville de Lusitanie, depuis nommée Carissa Regia.—Alganetta, dans le latin: Alganensis urbs(?). —Adanie(?).—Ispalide, c'est Séville.—Escalonne, ou Escalona, à huit lieues de Tolède.—Hora, sans doute Oreja, lieu de l'Estramadure, sur le Tage.—Burriane, aujourd'hui Borriano, château fort à sept lieues de Valence.—Baccia, l'ancienne Bacca, dans l'Andalousie. Petrousa(?). Le manuscrit de Notre-Dame porte: «Baccia vel Troissa, in quâ fit argentum optimum.»—Sathive, ou Xativa, au royaume de Valence. Cordes, Cordoue.—Abula, ancien nom d'Avila.—Accintine, sans doute le même nom qu'Accitum, territoire des anciens Accitani.—Biserte est, en Afrique, au royaume de Tunis.—Les Grandes Isles; c'est Majorque.—Bougie, encore en Afrique.—L'Isle d'Agabibe, la cité de Boaram. Le latin porte: «Agabiba insula: Boaram quoe est urbs in Barbariâ. Mais je crois qu'il faudroit lire: «Insula Boaram, Agabiba quoe est urbs in Barbariâ.» Nous trouverions ainsi: Azebila, sur la côte de Barbarie, et l'ile d'Alboran, qui n'en est pas éloignée.—Meloide(?).—Evice; c'est Yvica, l'une des Baléares.—Formentere; c'est le cap Formentelli, dans l'île Majorque.—Alchoras, ou Alcazaz, dans la province de la Manche. —Almarie, ou Almerie, port de mer dans le royaume de Grenade, célèbre dans nos anciens romans chevaleresques pour les riches draps qu'on en tiroit.—Moncque, sans doute Almuneca, assez près d'Almerie.—Carthage: c'est Carthagène.—Septa, Ceuta. Gesir; c'est Algesiras.—La terre Landaluf, l'Andalousie. —Serrane. Le latin porte: «Sarracenorum tellus.

Toutes ces cités et ces régions devant nommées estoient obéissans à luy et à son commandement. Aucunes de ces cités conquist sans bataille et aucunes par grant engin et par grant bataille. Mais la cité de Luiserne qui siet en un val qui a nom Vauvert ne put-il prendre jusques au dernier; car elle estoit trop forte et trop garnie. En la parfin l'assegia et fut entour quatre mois; mais quant il vit que il ne la pourroit prendre par force, il fist sa prière à Dieu et mon seigneur saint Jaques; lors chaïrent les murs et demoura sans habiteurs. Et une grant eaue ainsi comme estanc, leva en mi la cité noire et obscure et horrible; si nooient dedans grans poissons tous noirs qui jusques aujourduy sont veus noer[604] parmi cel estanc. Et aucuns des anciens rois de France et des empereurs de Romme prindrent aucunes fois de ces cités devant nommées, si comme Clovis le premier roy chrestien, Clotaire, Dagobert, Pepin, Charles Martiaus; ceulx conquistrent l'Espaigne en partie, et en partie la laissèrent. Mais Charles le grant la conquist toute entièrement en son temps et la fist obéir à ses commandemens. Quatre cités y eut qu'il maudist quant il les eut conquises par grant travail; si sont maudites et sans habiteurs jusques aujourduy. C'est assavoir Luiserne, Ventouse, Caparra et Adama, et tous les temples et toutes les idoles des Sarrasins qu'il trouva en Espaigne destruist du tout en tout, fors une tant seulement qui est en la terre Landaluf, si a nom Salamcadis, si vault autant à dire comme le Dieu de Cadis. Car ce mot de Cadis si est mis pour le propre nom du lieu; Salam en Arabie si vault autant comme sire Dieu. Si dient les Sarrasins que leur Dieu Mahommet fist cel image en son propre nom, quant il vivoit, et enclost et scella dedens une légion de diables par l'art de nigromance, qui celle image tiennent en si grant force que nul ne la peut fraindre né brisier; et s'aucun crestien aproche près, tantost meurt, ou il est en grant péril de mort. Mais s'aucun Sarrasin s'aprouche, il s'en retourne sain et haitié; et s'aucun oisel s'y assiet par avanture, tantost meurt.

Note 604: Noer. Nager.

Si voulions icy deviser le siége de l'image. Sur le rivage de celle mer est une haulte pierre moult bien ouvrée d'ancienne œuvre sarrasinoise, large et quarrée par dessous, et par dessus estroite et haulte, tant comme un corbel peut voler. Sur celle haulte colombe[605] est celle image sur ses piés en estant, de cuivre fin et esméré, et si est fait te en forme d'omme. En sa destre main tient une clef, la face a tournée devers midi. Si ont sorti[606] les Sarrasins que celle clef luy doit chéoir de la main en celle année que un roy sera né en France ès derreniers jours de ce siècle[607], qui toute la terre d'Espaigne convertira à la foy crestienne; et quant ceulx de la terre verront que celle clef luy sera chéue, ils répoudront[608] leurs richesces en terre et guerpiront la terre d'Espaigne[609].

Note 605: Colombe. Colonne.

Note 606: Ont sorti. Ont vu par le sort, par sorcelleries. Le latin et plusieurs leçons de la traduction partielle de la Chronique de Turpin portent: «Ut ipsi Sarraceni asserunt.» La clef auroit dû tomber dans le XVème siècle, à la naissance de Ferdinand le catholique. Il est vrai qu'il n'est pas né en France.

Note 607: De ce siècle du monde. In novissimis temporibus.

Note 608: Ils répoudront. Ils enfouiront, feront rentrer. «Gazis suis in terrâ reconditis.»

Note 609: On peut croire que l'occasion de cette fable a été l'ancien temple d'Hercule à Cadix, célèbre dans l'antiquité; surtout pour les colonnes de bronze qui en ornoient le péristyle. «Hercule, dit Strabon, n'y étoit représenté par aucune image personnelle; mais on y voyoit des colonnes de bronze de huit coudées de haut, sur lesquelles étoit écrite en lettres phéniciennes la dépense qu'on avoit faite pour la construction du temple.» Ce temple passoit pour conserver les os de plusieurs des compagnons d'Hercule; les navigateurs venoient y faire des sacrifices, et les échappés de naufrage y pendoient des ex-voto. (Voyez Montanus, note des Commentaires de César, page 543; édition Elzevirienne d'Amsterdam, 1661.)

De l'or et des richesses que les rois et princes d'Espaigne donnèrent et présentèrent à Charlemaines fist-il faire l'églyse Saint-Jaques, par trois années que il demoura au païs. Patriarche et chanoines y establi, selon la constitution et la règle saint Isidore le confesseur; noblement l'estora et la garni de campanes, de draps de soie, de livres, de textes, de croix, de calices et d'autres aournemens.

Du remenant de l'or et de l'argent que il apporta d'Espaigne estora-il et fonda maintes églyses, quant il fu retourné en France. C'est à savoir l'églyse Nostre-Dame-Sainte-Marie d'Ais-la-Chapelle, et l'églyse Saint-Jaques en celle ville meisme. Une autre églyse de Saint-Jaques en la cité de Bédiers[610], et en la cité de Thoulouse, une autre églyse de Saint-Jaques; et la quarte de Saint-Jaques en Gascongne, entre la cité d'Axa et Saint-Jehan-de-Sorges[611], sur le chemin aux pélerins. La quinte aussi de Saint-Jaques en la cité de Paris, entre le fleuve de Saine et Monmartre[612]; et moult d'autres églyses et abbaïes que il estora et fonda sans nombre, parmi tout le monde.

Note 610: Bediers. Beziers.

Note 611: De Sorges. «Inter Axa et Sanctum Johannem Sorduæ. C'est évidemment Ax et le village de Sorgeat dont il s'agit. Mais qu'est devenue l'église Saint-Jean?

Note 612: C'est Saint-Jacques de la Boucherie, dont il ne reste plus que la haute tour, ouvrage du XVème siècle.

III.

ANNEE: 800.

Coment le roy Agolant reprist la terre d'Espaigne puis que Charlemaines fu retourné en France, et coment Charlot mut contre luy. D'un exemple qui monstre quel péril il a de retenir exécution de mort; et puis coment Charlemaines quist tant Agolant que il le trouva. Des batailles que François firent contre Sarrasins, autant contre autant. Des lances qui reprisrent en terre de ceulx qui devoient mourir en bataille; du meschief où Charlemaines fu et coment il retourna en France.

En pou de temps après ce que Charles fu retourné en France, un roy païen de la terre d'Aufrique qui avoit à nom Agolant entra à grant ost en Espaigne. La terre que Charlemaines avoit prise conquist, et occit et jeta fors des cités et des chastiaulx les Crestiens qu'il avoit laissiés à garder la terre. Quant Charles oït ces nouvelles, il assembla ses osts et entra de rechief en Espaigne; et celle fois fut meneur de ses osts le duc Miles d'Aiglant[613].

Note 613: Le père de Roland.

Cy endroit voullons raconter une merveilleuse aventure qui avint en cel ost, pour donner exemple d'amendement aux exécuteurs qui retiennent les lais qu'ils doivent départir aux povres, pour les ames des mors. Un jour estoit l'ost logié en la terre des Bascles, de lès une cité qui a nom Baionne. Là prinst maladie à un chevalier qui avoit nom Romarique; au lit accoucha, et quant il se sentit agrégier[614], il fist sa confession à un prestre et receut son Sauveur. A un sien cousin commanda qu'il vendist un cheval qu'il avoit et départist l'argent aux povres pour s'ame; cil trespassa. Son cousin vendit le cheval cent sous, mais les deniers qu'il déust départir pour l'ame du mort despendit-il en robes et en viandes. Et pour ce que la venjance du souverain juge seult[615], aucunes fois, ensuivre le meffait tout maintenant, le mort s'aparut au vif au chief de trente jours. Si gisoit lors en son lit, ainsi comme en transes, et luy dist ainsi: «Saches-tu que nostre Sire m'a pardonné mes péchiés. Et pour ce que tu as trente jours retenues mes choses que je te commanday à donner aux povres pour le remède de m'ame, j'ay autant de temps demouré ès peines du purgatoire; hors en suis, par la miséricorde de Dieu, et si saches certainement que je seray demain assis en la gloire du paradis, et tu seras mis ès tourmens d'enfer.»

Note 614: Agrégier. Aggraver.

Note 615: Seult. A coutume.

A tant s'esvanoy le mort, et le vif se leva et fu en moult grant paour et en grant angoisse de cuer. Au matin commença à raconter à tous ceulx qui oïr le vouldrent celle avision. Tost fu partout espandue celle nouvelle, et tandis comme l'ost estoit en bruit et en murmure de celle chose, horribles voix furent en l'air ouyes soudainement, endroit celluy qui la vision comptoit, et sembloit que ce féust urlemens de loups, et ruimens[616] de lions; et tout maintenant le ravirent les diables, en la présence de tous ceulx qui entour luy estoient. Par quatre jours fu quis de gens à cheval par montagnes et par valées; mais il ne peut oncques estre trouvé. Entour douze jours après que ce fu avenu chevauchoit l'ost par la terre de Navarre. Lors fu trouvé le corps de luy par aventure, tout défroissé sur le couperon d'un sault[617], à quatre journées de la devant dite cité. A celle heure que les diables le ravirent, ils le portèrent hault en l'air par l'espace de trois lieues par devers la mer; là le jettèrent et l'ame de luy portèrent ès peines d'enfer[618].

Note 616: Ruimens. Rugissements.

Note 617: Le couperon d'un sault. «In cujusdam rupis fastigio.»

Note 618: Il y a dans le roman du Saint-Graal une histoire qui a beaucoup d'analogie avec celle-ci: Nascien, le frère du roi Mordrain, est ainsi ravi, pendant la nuit, par des esprits invisibles qui le transportent sur le faite d'un rocher, au milieu de la grande mer. Toute la différence, c'est que le rapt est, dans Turpin, l'œuvre des démons, et dans le Saint-Graal, celle des anges.

Pour ce, sachent tous ceulx qui les testamens des mors retiennent eu leur propre vie, qu'ils se dampnent perpétuellement.

Charlemaines et le duc Miles d'Aiglant qui des osts estoient conduiseurs, commencièrent à quérir Agoulant parmi la terre d'Espaigne. Tant et si sagement le quistrent qu'ils le trouvèrent en un païs qui est appellé la Terre des Chans, sur un fleuve qui est appelle Cheia[619], en mi une praerie qui siet en un païs plain qui est grant et large. En ce meismes lieu fonda Charlemaines une églyse en l'onneur des deux martirs Faconde et Primitif, et une abbaïe où les corps des deux martirs reposent. Puis y eut ville grant et plantureuse qui siet en ce lieu.

Note 619: C'est la Tierra de Campos, province du royaume de Léon, et cette rivière est la Ceiga.

Tant chevaucha Charlemaines que les deux osts s'aprochièrent; lors demanda Agoulant bataille à Charlemaines, en telle manière comme il vouldroit; vingt contre vingt, quarante contre quarante, cent contre cent, mille contre mille, deux mille contre deux mille, ou un contre un. Charles envoya cent Chrestiens contre cent Sarrasins; si furent tantost occis les Sarrasins; et puis en envoya Agoulant autre cent qui furent tantost occis, et puis deux cens contre deux cens qui furent tantost occis.

A la parfin envoya Agoulant deux mille contre deux mille, dont les uns furent tantost occis, et les autres s'enfuirent.

Quant Agoulant vit qu'il perdoit ainsi ses gens en toutes manières, il getta son sort privéement[620], et trouva que Charlemaines perdroit; lors luy remanda bataille plennière à lendemain, et Charlemaines le receut et fu octroié d'une partie et d'autre. Aucuns des Crestiens appareillèrent leurs armes et moult bien et moult bel, à combattre à lendemain, et fichièrent au soir leurs lances en terre devant leurs herberges en la praerie, selon le devant dit fleuve; et au matin trouvèrent-ils, reprises en terre et couvertes d'escorces et de foilles, les lances de ceulx seulement qui en celle batailledevoient martire recevoir pour la foy Jhésu-Crist.

Note 620: Il fit en particulier une conjuration.

Lors s'esmerveillèrent plus que ne pourroit nul cuider, et tournèrent toute voie ce miracle à louenge de nostre Seigneur; les lances coupèrent après terre, et les escos qui demourèrent se monteplièrent, et y eut puis grans bois, qui jusques aujourd'huy apparoissent encore en ce lieu meismes; car il y eut moult de lances[621].

Note 621 Cette forêt seroit-elle ou auroit-elle été proche du lieu nommé, de temps immémorial: Pena de Francia (Roche de France)?—Le latin dit: «Erant autem multæ ex hastis fraxineæ.»

Ce signe fu merveilleuse chose, et grant joie et grant profit des ames signifioit, et grant occision et martire de corps. Que vous diroit-on plus? Lendemain vindrent en bataille d'une part et d'autre; là furent occis quarante mille Crestiens, et Miles d'Aiglant, père Rollant et Chevetaine de l'ost. Si furent occis ceulx desquels les lances flourirent le soir devant la bataille. Tous ceulx receurent martire pour l'amour de nostre Seigneur.

Là fu Charles à tel meschief que son cheval fu soubs luy occis. Si eut encore en tour luy deux mille Crestiens à pié. Quant se vit l'empereur sus ses piés, il trait Joyeuse, s'espée, et se ferit par grant vertu au milieu des Sarrasins.

Là trancha mains païens par mi, et fist en tour luy merveilleuse occision. Au vespre se retrairent les païens et les Sarrasins, et les Crestiens aussi vers les herberges. Lendemain vindrent secourre Charlemaines quatre marchis d'Italie, à tout quatre mille hommes; mais Agoulant qui bien sceut que secours luy estoit venu se retraist arrières, et Charlemaines retourna lors en France à tout son ost.

Au miracle devant dist des lances qui reprindrent est entendu le salut des ames de ceulx desquels les lances flourirent et de nous-meismes. Car ainsi comme les chevaliers Charlemaines appareillèrent leurs armes contre les ennemis, ainsi devons-nous appareiller nos armes: c'est-à-dire bonnes vertus contre les vices. Et sé nous avons donc foy contre l'érésie des bougres[622], charité contre envie, largesse contre avarice, humélité contre orgueil, chasteté contre luxure, oroison contre temptacion, povreté contre les bonnes aventures des choses terriennes, persévérance contre légièreté de propos, silence contre tençon, obédience contre charnel courage; nos hantes[623] flouriront devant nostre Seigneur au jour du jugement.

Note 622: «Contra hereticam pravitatem.»

Note 623: Hantes. Bois de lance.

O! comme sera ores beneurée et flourie l'ame en paradis du vainqueur qui loiaument se sera combatu contre les vices! car nul ne sera couronné, fors ceulx qui loyaulment se seront embatus contre les péchiés; et ainsi comme les chevaliers Charles moururent en bataille, ainsi devons-nous mourir quant aux vices et vivre au monde en saintes vertus, si que nous puissions desservir couronne flourie en la joie de paradis.

IV.

ANNEE: 800.

Des grans osts que Agoulant assembla contre Charlemaines; puis coment il manda à Charlemaines que il venist à luy; coment Charlemaines ala à luy en guise de message pour luy espier. Des batailles que il fist contre Agoulant; coment Agoulant s'en fui; coment Charlemaines retourna en France pour rassembler ses osts; puis parle des noms des haus homes que il mena avec luy en cette voie.

En tant de temps comme Charlemaines demoura en France pour ses osts assembler, Agoulant se pourchaça de toutes pars et assembla merveilleusement grans osts de diverses nacions, Mores, Moabithiens, Éthiopiens, Sarrasins, Turcs, Aufricains et Persans, et tant de rois et de princes sarrasins comme il put avoir de toutes les parties du monde; Théosime, le roy d'Arabe; Buriabel, le roy d'Alixandre[624]; Avithe, le roy de Bougie; Hospine, le roy d'Agaibes[625]; Fauthime, le roy de Barbarie; Alis, le roy de Marocli; Maimon, le roy de Mèque; Ebrechim, le roy de Sébile; et l'Aumaçor de Cordes[626].

Note 624: Alixandre. Alexandrie.

Note 625: Une leçon latine porte: Regem Algabriæ; les autres: Regem Acie Agabilæ. J'ai suivi la leçon françoise du manuscrit 7871. Ce sont les Algarves, souvent nommées, autrefois royaume de Garbe.

Note 626: Le latin porte: «Altumajorem, regem Cordubæ.» A la même époque le calife de Bagdad, le plus célèbre des princes musulmans, se nommoit Almanzor. De lui, je pense, aura été formé le nom d'Aumaçor, si célèbre dans nos anciens poëmes.

Ainsi vint Agoulant à tous ses osts jusques à une cité de Gascongne qui a nom Agen et par force la prist. Lors manda Agoulant à Charlemaines qu'il venist à luy paisiblement à petite compagnie de chevaliers, en promettant qu'il luy donneroit or et argent, et soixante chevaux chargiés d'autres richesces, s'il voulloit tant seullement estre subgiet à luy et obéir à ses commandemens. Pour ce le mandoit, que il le voulloit congnoistre et qu'il le peust plus légièrement occire en bataille. Mais Charlemaines, qui bien pensoit le malice, prist avec luy deux mille hommes des plus esleus de sa gent, et vint près à quatre milles de la cité d'Agen, où Agoulant et sa gent estoient. Repostement les laissa en un embuschement, quant il approcha près de la cité; mais il en prist soixante avec luy tant seulement et mena jusques sur une montagne dont il peut pleinement voir toute la cité. Là les laissa et changea son habit, et fu en guise de message sans lance, son escu tourné sur son dos, ainsi comme messages vont au temps de bataille; un seul compagnon prist et vint jusques en la cité. Aucuns des Sarrasins issirent hors encontre eux, et leur demandèrent qu'ils queroient?

«Nous sommes messages,» dirent-ils, «du grant roy Charlemaines, qui nous a envoiés à toy çà, pour parler à Agoulant.» Les Sarrasins les prisrent et les menèrent devant Agoulant, et là distrent ainsi: «Le roy Charlemaines nous a envoyés à toy, Agoulant; Charlemaines te mande qu'il vient parler à toy à tout soixante chevaliers tant seulement pour faire ton commandement, et veult chevauchier avec toy et estre ton homme, sé tu luy veuls accomplir ce que tu luy as promis. Pour ce te mande que tu viengnes à luy à tout soixante de tes hommes sans plus, si parleras à luy paisiblement.» Lors leur dist Agoulant que ils retournassent arrières à Charlemaines et luy déissent que il l'atendist.

Quant ceulx s'en furent partis, Agoulant s'arma luy et les siens que il béoit mener avec luy. Il ne cuidoit pas que ce feust Charlemaines qui à luy parlast. Là le congnut l'empereur et les rois sarrasins qui avec luy estoient. Le siége de la cité vit, et tempta de quelle part elle estoit plus légière à asséoir et à prendre. Aux soixante chevaliers que il avoit laissiés en la montaigne retourna et puis aux deux mille; et Agoulant le suivit à tout sept mille Sarrasins pour luy occire s'il péust; mais ils s'avancièrent si, par tost chevauchier, que Agoulant ne les peut atteindre. Adoncques retourna Charlemaines en France; et quant il eut ses osts assemblés il retourna en Espaigne[627], et vint jusques devant la cité où Agoulant estoit: le siége mist entour, et assist Agoulant dedens et ses gens. Là fu entour six mois; au septiesme fist drecier ses perrières et mangoniaux; et ses truies fist fouir[628], ses chastiaux de fust venir et approchier des murs de la cité. Et quant Agoulant vit qu'il estoit en tel destroit, luy et les plus grans de son ost s'en issirent une nuit repostement par les chambres privées[629] et trespassèrent le fleuve de Gironde qui près de la cité couroit.

      Note 627: On donnoit encore ordinairement, au XIVe siècle, à tout le
      Languedoc, le nom d'Espagne.

Note 628: Et ses truies fist fouir. Variantes du manuscrit 7871: «Et ses truies et ses moutons.» Le latin porte: «Et troiis et arietibus, cæte risque artificiis ad capiendum,» etc. La truie est une machine de guerre qui sert à protéger les mineurs et ceux qui creusent des fossés autour de la place assiégée.

Note 629: «Per latrinas et foramina.»

En telle manière eschapa à celle fois Agoulant des mains Charlemaines; lendemain entrèrent en la cité les Crestiens à grant joie. Des Sarrasins qui furent trouvés en la cité, les uns furent occis et les autres s'en fouirent par le fleuve de Gironde. Mais toutes voies en y eut-il d'occis plus de dix mille. Puis vint Agoulant et sa gent jusques à la cité de Xaintes qui estoit et commandement des Sarrasins[630], Charlemaines ala après, et luy manda qu'il luy rendist la terre et la cité. Mais Agoulant remanda qu'il ne la rendroit point; mais s'il voulloit bataille, il l'aurait par tel convent que la cité feust à celuy qui vaincroit. D'ambedeux pars fu la bataille octroyée.

Note 630: Notre auteur, qui ne connoît bien que la topographie de l'Espagne, fait faire à Agoulant une marche rétrograde, c'est-à-dire inverse de celle qu'il devoit suivre. Nouvelle preuve que la relation est l'ouvrage d'un Espagnol et non d'un François.

Mais le jour devant que les eschièles des Chrestiens feussent rangiées et ordonnées devant les héberges, pour combatre, avint une merveilleuse chose ès prés qui sont entre la cité et un chastel qui a nom Taillebourc[631]. Là fichèrent aucuns leurs lances en terre devant les tentes; lendemain les trouvèrent reprises et pleines d'escorces et de feuilles ceux tant seullement qui pour l'amour de Jhésu-Crist devoient mourir et recevoir martire en celle bataille. Celluy meisme miracle estoit jà avenu en une autre bataille si comme l'istoire l'a dessus racompté[632]. Ceulx qui leurs lances virent foillues et reprises furent moult liés de ce miracle; maintenant les coupèrent près de terre, tous ensemble se mistrent en une eschiele et se férirent les premiers en la bataille; moult de Sarrasins occistrent, mais à la parfin moururent-ils en bataille, martirs pour l'amour de nostre Seigneur; si furent ceulx qui furent occis environ quatre mille. En celle bataille fu Charles à si grant meschief que son cheval fu soubs luy occis, et fu-il moult empressé par la force des païens. Son cuer et sa force reprist, avec sa gent a pié se férit en eux par grant vertu, et en fist moult grant occision; et à la parfin les Sarrasins ne peurent endurer sa force, ains guerpirent la bataille et s'enfouyrent en la cité; et Charlemaines les suivit et assegia la cité de toutes pars fors par devers le fleuve.

      Note 631: Taillebourg est effectivement à trois lieues environ de
      Saintes.

      Note 632: Cette réflexion est de notre traducteur de Saint-Denis.
      Elle n'est pas dans le texte latin, ni dans les autres versions
      françoises.

Lendemain, ainsi comme après mienuit, se mist Agoulant à la fuite, par devers le fleuve qui a nom Charente. Mais Charles et sa gent qui bien les aperceurent les enchascièrent; et en tel enchaus fu occis le roy d'Agaibes et le roy de Bougie, et environ quatre mille des autres Sarrasins.

Lors déguerpit Agoulant la terre de Gascongne, les pors[633] passa et vint en Pampelune. La cité garnit et commença à refaire les murs par où ils estoient cheus. A Charlemaines manda qu'il l'attendroit là, et qu'il auroit à luy plainière bataille. En ces entrefaites Agoulant rapareilla de toutes pars sa force. Maintenant assembla plusieurs eschièles de combatteurs et fist moult grant appareil de bataille. Et quant Charles oï ces nouvelles, ne le voult plus ensuivre, pour ce que ses osts estoient las et travailliés d'errer et de combattre, et si estoit moult afleboié et apeticié pour la mort de mains bons preudommes.

Note 633: Les pors, ou passages, de l'espagnol puerto, qui a ce dernier sens. Les pors de Pampelune, dont il est si souvent parlé dans les Chansons de geste, commencent à la ville de Saint-Jean-Pied-de-Port.

Pour ce retourna en France et meismement pour plus grans osts assembler. Tous les rois, les princes et les ducs assembla, et fist par tout crier que tous contens feussent accordés et que ferme paix feust faitte; à tous ceulx qu'il haoit pardonna son mautalent; à ceulx qui à bataille ne se povoient appareillier par povreté, donna armes et garnemens[634].

Note 634: Il importe de remarquer que, pour la première fols ici, notre traducteur de Saint-Denis se départ de la bonne foi qui le caractérise: il modifie sciemment le texte du pseudonyme Turpin, sans doute afin de ne pas ôter à son abbaye le bénéfice de l'affranchissement des serfs, dont il parlera plus loin. Non-seulement toutes les traductions partielles de Turpin, mais encore celle des chroniques de France qui précéda le travail des moines de Saint-Denis (manuscrit du roi 8396.2.), reproduisent exactement le passage de l'auteur latin. Voici donc la leçon des chroniques anciennes:

«Quant Karlemaines oï ce, il repaira en France, et accueilli ceus de partout son règne, et manda et commanda que tous ceus qui estoient sers de mauveses coustumes rendans, et qui estoient desous mauvez seigneurs nés, de son chief sers, que ils fussent quites de tous servages, et fussent toutes les mauveses coustumes abatues et d'eus et de toute leur ligniée qui est et qui à venir est, et qu'ils fussent quites et franchis à tous jours. Et fist crier par toute France simplement que tuit cil qui iront en Espaigne avecques luy sus la gent sarrasine seroient riches…. Et encore fist li roy Karlemaines plus, car il commanda que tuit cil qui estoient emprison fussent délivrés et assous quelque forfet que ils eussent fet. Et encore plus; car à tous ceus qui estoient povres donna richesce et revesti les nus; il acorda tous les anemis et les déshérités releva et les remist en leurs possessions. Et tous ceus qui savoient armes porter, tous iceux fist-il chevaliers….. Et tous ceus que li rois assembla en sa compaignie pour aler en ce voiaige, Turpins li arcevesques, de l'autorité Jhésu-Crist et de saint Pierre et saint Pol, les assout de tous leurs péchiés.» Ce passage rend exactement le texte de la plupart des manuscrits; mais celui de N. D., n° 133, offre un sens encore plus net et plus hardi: «Mandavitque per totam Franciam ut omnes servi qui sub jugo duro et malis exactionibus pravorum dominorum religati tenebantur, soluti à servitute proprii capitis, et venditione depositâ, cum omni suâ progenie semper liberi permanerent.» Voyez la bonne traduction en vers que Philippe Monskes a donnée de ce passage, dans l'excellente édition de M. de Reiffenberg. Bruxelles, 1836, tome 1, p. 205.

Ci sont après nommés les plus grans des princes qui alèrent avec luy en
Espaigne.

Le duc Rollant, comte du Mans et sire de Blaives, nepveu Charlemaines et fils de sa sœur Berte et du duc Milon d'Aiglant, conduiseur des osts et guieur[635] des batailles: cil vint à quatre mille combatans. Olivier, comte de Gênes, fils au comte Renier, vint aussi à quatre mille. Estouz, le comte de Langres, à tout trois mille; Arastannes, le roy de Bretaigne, vint à tout sept mille, car à ce temps avoit roy en Bretaigne[636]; Angelier le Gascoing, duc d'Acquitaine, à tout quatre mille; Gaiffier, roy de Bourdiaux, à tout quatre mille; Gerin et Guerier, Salemon, Estous l'Escot[637], et Baudouin, frère Rollant: tous ceux y amenèrent dix mille combatans. Gondebeuf, roy de Frise, y vint à tout quatre mille; Hoyaus, le comte de Nantes, y en amena deux mille; Ernaut de Biaulande, deux mille; Naymes, le duc de Bavière, dix mille; Constentin, le prévost de Romme, vingt mille; Ogier, le roy de Dannemarce, dix mille[638]; Lambert, le prince de Bourges, deux mille; Sanses, le duc de Bourgoigne, dix mille; Regnault d'Aubespin, Gaultier du Termes, Guielin, Guerin, le duc de Loheraine, en amenèrent quatre mille; Begues, Auberis le Bourgoing, Bernart de Nubles, Guimart, Estormis, Thierri, Yvoire, Bérengier et Hoton; tous ceulx y amenèrent grant ost. Turpin l'arcevesque de Rains et Ganelon, le traitre qui vendi les douze pers au roy Marsilion, y amenèrent grand gent. L'ost de la propre terre Charlemaines estoit prisié à quarante mille chevaliers; d'autre gent et de gens à pié n'estoit nul nombre. En telle manière entra Charlemaines à tout son ost en Espaigne, et pourprist les montaignes qui sont devant la cité de Pampelune, où Agoulant l'attendoit à bataille; mais quant il vit les grans osts amener, il se commença forment à merveillier de son pouvoir. Si grant paour le prist qu'il n'osa à luy combatre, ains requist trèves pour parler à Charlemaines, et l'empereur les luy octroia volontiers.

Note 635: Guieur. Conducteur. D'où, guide.

      Note 636: Le texte latin est mal rendu: «Alius tamen rex tempore
      ipsius in Britanniâ erat.»—Arastanes. «Adelstanes.»

      Note 637: Estous l'Escot. Le texte latin porte: Salomoni, Socius
      Estulli.

Note 638: Le manuscrit de Notre-Dame ajoute à l'article d'Ogier: «De quo usquè in hodiernum diem vulgò canitur; quia innumera fecit mirabilia.» Ces merveilles ne se rattachent pas à l'expédition d'Espagne, dans laquelle Ogier le Danois ne tint que le second rang, mais aux exploits précédents, dont les Chansons de geste sont remplies. Au reste, ce passage suffisoit pour prouver que l'auteur de cette relation d'Espagne n'étoit pas contemporain de Charlemagne. Mais, d'un autre côté, comme il écrivoit certainement avant le XIIème siècle, il faut en conclure qu'au XIème les poèmes vulgaires sur Ogier étoient fort célèbres en France. Les autres manuscrits de Turpin et les imprimés rapportent cette réflexion, avec moins de probabilité, au comte de Nantes Oël; la traduction renfermée dans le bon manuscrit 7871 porte: «Ogier de Danemarche, dont on chante et chantera toz jorz des grans proccesque il fist.» Bernart de Nubles. —Variante: Berard de Meilli.—Latinè: Bernardus de Nublis.

V.

ANNEE: 800.

Coment Agoulant vint parler à Charlemaines en trèves; de leurs paroles et de leur disputoison. Coment ils repristrent bataille autant contre autant, et coment les Sarrasins furent tousjours desconfis; coment Agoulant vint à Charlemaines pour baptesme recevoir; coment il s'en parti mal paié pour les povres que il vit mengier en bas; et puis coment il prist jour de bataille à lendemain.

Puis que trèves furent données et ce vint à lendemain, Agoulant issit de la cité, luy et sa gent; de lès la ville laissa son ost; soixante des plus hauls de ses hommes prist, et vint à Charlemaines qui estoit à un mille de la cité. Les osts des Crestiens et des Sarrasins estoient logiés en un trop biau plain et trop grant, assez près de la cité. Si avoit bien six milles de long et de lés. En mi estoit le chemin de Saint-Jacques qui les deux osts devisoit, et quant Agoulant fu devant Charlemaines, il[639] luy dist en telle manière:

«Es-tu ce Agoulant qui ma terre m'a tollue par tricherie et par desloyauté? Je avois conquise Gascongne et Espaigne à l'aide nostre Seigneur, et les avois convertis à la foy crestienne; les rois et les princes avois soubmis à ma seigneurie et à mon empire, et tu as mes Crestiens occis, et mes cités et mes chastiaux pris, et la terre dégastée par feu et par occision, tandis comme j'estoie retourné en France. Pour laquelle chose je me plaing moult durement.»

Note 639: Il. Charlemaines.

Quant Agoulant entendit que Charlemaines partait à li en arabic, il se merveilla moult, et moult en fu lié; car Charlemaines avoit appris sarrazinois en la cité de Tholette, où il demoura une partie du temps de son enfance. Lors respondit Agoulant: «Je te prie,» dist-il, «que tu me dies tant pour quoy tu as tollue la terre à nostre gent qui pas ne te vient par héritage; car ton père né ton aïeul né ton bisaïeul né nul de ton lignage ne la tindrent onques.»

Et Charlemaines respondit: «Pour ce disons-nous que la terre est nostre, que nostre Seigneur Dieu Jhésu-Crist, créeur du ciel et de la terre, a esleu nostre gent crestienne sur toutes autres, et a establi que elle soit dame et maistresse de tout le monde. Et pour ce ay-je convertie ta gent sarrasine à nostre loy tant comme je ai peu.»

Agoulant respondit: «Ce n'est pas,» dist-il, «digne chose que nostre gent soit subjette à la vostre; car nostre loy vault mieux que la vostre, et nous avons Mahommet qui est messagier Dieu et fu envoié à la gent sarrasine; lesquels commandemens nous tenons; et si avons nos dieux tous puissans qui, par le commandement Mahommet, nous démonstrent les choses qui sont à venir. Ces dieux nous créons et cultivons par lesquels nous vivons et régnons.»

«Agoulant,» dit Charlemaines, «tu erres, en ce que tu dis que vous tenez les commandemens de Dieu. Car vous avez les commandemens et la faulse loy d'un homme mort plain de toutes vanités; et créez et aourez le diable en vos faulses idoles. Mais nous tenons les vrais commandemens de Dieu, et nous créons et aourons Dieu le père et le fils et le Saint-Esprit; dont nos ames vont en la joie de paradis, par la sainte foy que nous tenons; et les vostres si vont au parfont puis d'enfer, pour la faulse loy que vous tenez. Et pour ce appert que nostre foy vault mieulx que vostre loy. Pour laquelle chose je t'ammoneste que toy et ta gent recevez baptesme, ou tu envoies qui tu vouldras contre moy à bataille. Si recevrez douloureuse mort de corps et d'ames.»—«Jà ce n'aviengne,» dist Agoulant, «que je reçoive baptesme né que je renie Mahommet mon dieu tout puissant! Ainsi me combatray-je, moy et ma gent, contre toy et la tienne, par tel convent que se nostre loy plaist mieulx à Dieu que la vostre, vous serez vaincus; et se la vostre loy vault mieulx que la nostre vous serez vainqueurs; si soit honte et reprouche à tousjours-mais aux vaincus, et louenge et honneur aux vainqueurs! Et s'il avient que nostre gent soit vaincue, je recevray baptesme, sé je puis tant vivre.»

Ainsi fu octroié d'une part et d'autre; et se départirent à tant. Et lors envoia Charlemaines vingt Crestiens contre vingt Sarrasins; et tantost furent les païens occis. Et puis quarante contre quarante; et tantost furent occis. Et puis cent contre cent; à cette fois furent Crestiens occis pour ce qu'ils s'en fouirent pour paour de mort. Ceulx qui ainsi moururent pour ce qu'ils fouirent, segnifient la perte d'aucuns qui laschement se combattent contre les vices. Car ainsi comme ceulx qui se combatent pour la foy ne doivent oncques fouir né ressortir; ainsi ne doivent ceulx qui se combatent contre le deable; car s'ils ressortissent, ils meurent en péchié. Mais ceulx qui fortement se combatent vainquent légièrement le deable qui les péchiés amenistre.

Après furent envoiés deux cens contre deux cens; et puis mille contre mille, et tousjours furent occis les Sarrasins. Lors requist Agoulant trèves à Charlemaines, pour parler à luy, et dist que la foy crestienne valoit mieulx que la leur; et Agoulant vint, et luy dist que luy et sa gent recevroient baptesme le lendemain. A tant retourna à ses gens et dist à ses roys et à ses gens qu'il voulloit estre baptisé, et commanda à toute sa gent qu'ils s'appareillassent à recevoir le baptesme, dont aucuns se consentirent et aucuns le refusèrent.

Lendemain, en droit l'eure de tierce, vint Agoulant à Charlemaines pour recevoir baptesme. A l'eure qu'il vint estoit Charlemaines assis au mangier luy et sa gent. Tout maintenant qu'il le vit séoir à table, et maintes autres tables appareilliées entour luy, et vit ceulx qui mangeoient en divers habis, les uns en habis de chevaliers, les autres en habis d'évesques, les autres en habis de moines, les autres en habis de chanoines réglés, et les autres en habis de clers, il demanda de chascun ordre, et quels gens c'estoient?

«Ceulx,» dit Charlemaines, «que tu vois vestus de draps de soie et d'une couleur, ce sont les évesques et les prestres de nostre loy qui nous preschent et exposent les commands nostre Seigneur: ceulx nous absolvent de nos péchiés et nous donnent la bénéiçon nostre Seigneur. Ceulx que tu vois en noir habit, ce sont moines et abbés, et sont plus saintes gens que les autres; si ne cessent de prier la divine majesté pour nous. Ceulx que tu vois après qui sont en blanc habit, ils sont appelles chanoinés réglés, qui vivent selon la règle des meilleurs sains, et prient aussi pour nous, et chantent messes et matines et heures, pour l'estat de nostre foy.»

Entre les autres choses regarda Agoulant d'autre part, et vit trèze povres vestus de povres draps, qui mengeoient à terre sans nappe et sans table, si avoient pou à manger et pou à boire. Lors demanda à Charlemaines quels gens c'estoient. «Ce sont,» dist-il, »les gens Dieu, messages nostre sire Jhésu-Crist, que nous paissons chascun jour eu l'onneur des douze apostres.» Lors respondit Agoulant: «Ceulx qui sont entour toy sont beneurés, et largement mengent et boivent, et sont bien vestus et noblement; et ceulx que tu dis qui sont messages de ton Dieu, pourquoy souffres-tu qu'ils aient faim et mesaise, et qu'ils soient si povrement vestus et si loing de toy assis né si laidement haitiés? Mauvaisement sert son Seigneur qui ses messages reçoit si laidement. Grant honte fait à son Seigneur qui ainsi ses messages sert. Ta loy que tu disoies qui estoit si bonne monstres bien, par ce, qu'elle soit faulse.» Après ces paroles, se départit de Charlemaines, et s'en retourna à sa gent, et refusa le saint baptesme qu'il vouloit recevoir. Lendemain manda bataille à Charlemaines. Lors entendit bien l'empereur qu'il eut baptesme refusé pour les povres qu'il vit si laidement traitiés. Pour ce commanda Charlemaines que les povres de l'ost feussent honnourablement vestus et suffisamment repeus de vins et de viandes.

Cy endroit se peut chascun avertir qui cil est en grant coulpe vers nostre Seigneur qui ses povres ne paist en temps de nécessité. Sé Charlemaines perdit ainsi le roy Agoulant et sa gent qui ne furent baptisés, pour ce qu'il vit les povres laidement traitiés, que sera-il, au jour du jugement, de ceulx qui en ceste mortelle vie ont eu les povres en despit et malement les ont traitiés? Coment pourront-ils oïr cette horrible sentence, quant il dira: «Alez-vous, maléois[640], au feu pardurable: car j'ai eu faim, vous ne me donnastes pas à mengier.» Pour ce devons regarder que la foy et la loy nostre Sire vault pou aux Crestiens? sé elle n'est acomplie par œuvres, selon l'apostre qui dit que aussi comme corps est mort sans ame, aussi est foy morte sans bonnes œuvres. Et aussi comme le roy païen refusa baptesme, pour ce qu'il ne vit pas en Charlemaines droites œuvres, ainsi me doubte-je que nostre Seigneur ne refuse en nous la foy du baptesme, au jour du jugement, pour ce qu'il n'i trouvera pas les œuvres.

Note 640: Maléois. Maudits. Comme on a fait de Benedictus, bénéoit.

VI.

ANNEE: 800.

Coment tous les Sarrasins furent desconfis et Agoulant occis, fors aucuns qui eschapèrent. Coment François furent occis par leur convoitise, quant ils retournèrent par nuit au champ de la bataille; coment le roy Fourré se combatit à Charlemaines, et cornent li et sa gent furent occis. Et puis de ceulx qui moururent sans bataille.

Lendemain vindrent tous armés au champ de bataille, d'une part et d'autre, par le convent des deux roys. Le nombre de la gent Charlemaines estoit esmé[641] à cent et trente-quatre mille; de la gent Agoulant cent mille. Quatre batailles firent les Crestiens de toutes leurs gens, et les Sarrasins en firent cinq. Celle qui première assembla à nostre gent fu tantost vaincue; après vint la deuxième, qui tantost refu desconfite. Quant les Sarrasins virent qu'ils perdoient ainsi leurs gens, ils mistrent leurs autres trois batailles en une, et Agoulant au milieu; et quant les Crestiens virent ce, si les attaindrent de toutes pars. D'une part, Ernault de Biaulande, à tout son ost; d'autre part, le comte Estous de Langres, à toute sa gent; d'autre part, le roy Gondebeuf de Frise et son ost; d'autre part, le roy Constentin et sa gent; et d'autre part, Rollant et Olivier; et d'autre part, Charlemaines à tout son ost.

Note 641: Esmé. Estimé.

En eulx se ferit premier Ernault de Biaulande; tant en occist à destre et à senestre, qu'il vint jusques au roy Agoulant qui au milieu de sa gent estoit. Tant s'esvertua, qu'il le occist de s'espée. Lors leva merveilleux cris de tous sens. Es Sarrasins se férirent les Crestiens de toutes pars, et tant y férirent et chaplèrent[642], qu'ils les occirent tous.

Note 642: Chaplèrent. Frappèrent.

Là fu l'occision des Sarrasins si grant, que nul n'en eschapa, fors le roy de Sebile, et l'aumaçor de Cordes et aucuns de leurs gens. Ceulx s'en fouirent à petite compaignie. En celle journée y eut tant de sanc respandu, que ceulx à pié estoient en sanc jusques au gros des jambes. Prise fu la cité, et tous les Sarrasins qui dedens furent trouvés, occis.

Et pour ce occist Charlemaines Agoulant qui se combatit à luy, pour l'estrif et pour le convenant de la foy crestienne. Pour ce apert qu'elle surmonte toutes manières de loys et de créances par sa bonté; mais simplement toutes manières de créances sont erreurs et mescréandises, et elle seule surmonte en ciel les anges et les archanges.

O tu, Crestien, sé tu tiens bien ta foy et accomplis les commandemens de l'Évangile par œuvres, tu surmonteras les anges en paradis avec ton chief, Jhésu-Crist, dont tu es membre. Sé tu désires donques si hault monter, croy fermement; car ainsi comme dit l'escripture: «Cil qui croit fermement peut tout faire.»

Lors assembla Charlemaines ses osts de toutes pars, liés et joieux, en rendant graces à nostre Seigneur, pour si grant victoire; il ala jusques au pont d'Arge, qui est en la ville Saint-Jacques[643]. Là fist ses trefs tendre pour hébergier; mais aucuns Crestiens retournèrent la nuit au champ de bataille, où les Sarrasins gisoient mors, sans le sceu Charlemaines, pour la convoitise de l'or et de l'argent et des autres richesces; et ils cuidèrent à l'ost des Crestiens retourner chargés de despoilles de mors. L'aumaçor de Cordes et autres Sarrasins qui de la bataille estoient eschapés et qui se tapissoient entre les autres montaignes leur coururent sus et les occistrent tous, du plus grant jusques au meneur.

Note 643: En la ville Saint Jaques. Le latin dit: Via Jacobitana.

En tour mille estoient, par nombre, ceulx qui ainsi furent occis. Tels gens segnifient ceulx qui en ce siècle se combatent contre le monde; car autresi[644] comme ceulx qui retournèrent aux charoingnes des mors qu'ils avoient devant vaincus, pour convoitise des terriennes choses, et furent occis de leurs ennemis, ainsi est-il de ceulx qui les vices ont ainsi vaincus et jà en ont fait pénitence; ils ne doivent pas retourner aux vices, qu'ils[645] ne soient occis des diables par mauvaise fin. Et ainsi comme ceulx qui retournèrent aux estranges despoilles perdirent la présente vie et reçeurent laide mort, aussi est-il des gens de religion qui le siècle ont adossé et guerpi, et puis retournent aux terriennes honneurs.

Note 644: Autresi. De même.

Note 645: Qu'ils. Afin qu'ils.

Tels gens, s'ils ne se gardent, perdent la célestiale vie et embrassent la mort pardurable.

A lendemain fu dit à Charlemaines qu'un prince de Navarre qui Fourré avoit nom s'appareilloit à bataille contre luy; si estoit en un chastel qui estoit sur la montaigne de Garzin[646].

Note 646: Apud montem Garzin (manuscrit 133 de Notre-Dame). Mont-Jardin, manuscrit du roi 7871, et Philippe Mouskes, f° 228.

Là vint Charlemaines, et les Sarrasins s'appareillèrent contre luy. Le jour devant le jour de la bataille, fist Charlemaines prière à nostre Seigneur que tous ceulx qui en cel estour devoient mourir feussent cognoissans des autres; et quant l'ost se fu armé, nostre Sire fist telles démonstrances, que croix rouges apparurent par dessus les haubers sur les espaules de ceulx qui en celle bataille se devoient mourir. Lors les dessevra Charlemaines des aultres, et les enclost en une chapelle pour ce qu'ils ne feussent occis.

Que vous compteroit-on plus? La bataille fu faitte, et les Sarrasins furent desconfis. Le prince Fourré fu occis et trois mille Sarrasins; et les Crestiens que Charlemaines eut enfermés à la chapelle furent trouvés mors; par nombre estoient cent et cinquante. O! comme sont les jugemens et les voies nostre Sire repostes[647]! Comme est benoiste la compaignie des champions nostre Sire, qui pas ne voult que leurs mérites feussent péries; car jà soit qu'ils ne feussent pas occis par les glaives de leurs ennemis, ne perdirent-ils pas la victoire du martire. Quant Fourré et sa gent furent ainsi occis, Charlemaines prist le chastel de Montgarzin et toute la terre de Navarre.

Note 647: Repostes. Cachées.

VII.

ANNEE: 800.

Coment Fernagu le jaiant vint contre Charlemaines d'oultre la mer. De sa force et de sa grandeur. Et puis coment il emporta les barons Charlemaines en la cité de Nadres l'un après l'autre. Coment Rollant se combati à luy toute jour; et puis coment il demanda trêves à Rollant pour dormir, et coment Rollant li mist une pierre sous le chief pour ce qu'il ronflast.

Ces choses ainsi faittes, nouvelles furent dites à Charlemaines que Fernagu[648], un jaiant du lignage Golias, estoit venu en la cité de Nadres[649], des contrées de Surie. Si l'avoit envoie l'amirant de Babilonne contre Charlemaines, pour deffendre la terre d'Espaigne, à tout vingt mille Turs. De si grant vertu estoit, qu'il avoit la force de quarante hommes des plus fors que l'on péust trouver. Cop d'armes né de lances né de saiette ne doubtoit. Là vint Charlemaines le plus tost qu'il peust.

Note 648: Fernagu. Le latin porte: Ferracutus, que l'on a, depuis, traduit plus exactement: Ferragus.

Note 649: Nadres. Je crois bien que c'est une faute des premiers copistes de Turpin, et qu'il faudroit lire Jadres, ou Cadres (Cadix).

Quant le jaiant sceut qu'il venoit, il yssit hors du chastel et de la cité tout armé, et demanda bataille d'un seul chevalier corps à corps. Premièrement, y envoia Charlemaines Ogier le Danois. Quant Fernagu le vit tout seul en champ, il s'en ala tout bellement de lès luy; à la main destre le prist, et l'embraça et l'emporta à toutes ses armes au chastel, voyans tous, aussi ligièrement comme s'il fust une brebis. Si grant estoit, qu'il avoit douze coudes de long, sa face un coude, son nez une paume, ses bras et ses cuisses de quatre coudes, et les dois de sa main trois poiguiés de lonc. Après Ogier, y ala Regnault d'Aubespine; et le jaiant le prist à un seul bras, si l'emporta en sa chartre.

Après furent envoiés vingt chevaliers des plus puissans de l'ost, et le païen tous les emporta deux à deux en la cité, et mist en sa chartre.

Quant l'empereur vit la force du jaiant, il n'y osa plus nuls envoier. Si estoit tout l'ost esbahi des merveilles que cil faisoit. Rollant, qui onques nul homme ne redoubta, s'en vint lors à Charlemaines, et lui requist bataille contre Fernagu; et l'empereur, qui se doubta, lui otroia à grans prières. Rollant s'arma et ala contre le païen. Le Sarrasin le prist tantost par la main destre, et le leva légièrement sur le col de son cheval.

Ainsi qu'il l'emportoit vers le chastel, Rollant le prist par le menton, et luy tourna la tête si devant derrière, qu'ils chaïrent ambedeux à terre. Tantost saillirent sus et montèrent sur leurs chevaux; vers luy s'en vint Rollant, l'espée traite, car il le cuida occire; à luy faillit, mais il férit le cheval si qu'il le coupa parmi à un seul coup. Moult fu dolent Fernagu de son cheval, quant il le vit occis, et il fu à pié en mi le champ. Lors commença fortement à menacer Rollant, et s'en vint vers luy l'espée traite. Mais Rollant, qui le vit venir, s'avança, et le férit parmi le destre bras. Pas ne le navra, mais il luy fist voler l'espée en mi le champ. Et le jaiant, qui trop fu courroucié, s'en vint vers luy poing clos pour luy férir; mais il asséna son cheval en mi le front, si que il le férit et le rua mort. Ainsi se combatirent tout à pié, sans espées, des poings et des pierres qui estoient en mi le champ, jusques à l'heure de none; et quant ce vint vers le vespre, Fernagu demanda trèves à Rollant jusques à lendemain.

En telle manière furent les trèves prises, qu'ils vendroient lendemain au champ de la bataille, sans chevaux et sans lances; à tant se départirent. Si retourna Rollant à l'ost, et le païen en la cité. Lendemain bien matin, s'en revindrent au champ, si comme ils avoient devant devisé. Mais Fernagu apporta s'espée, et Rollant un baston tort et gros, dont il se combatit toute jour à luy; mais onques blécier ne le put, pour ce qu'il estoit trop bien armé.

Au champ avoit grant plenté de pierres grosses et rondes dont Rollant le feroit souvent, là où il l'assenoit; n'onques blecier né navrer ne le put. Ainsi se combatirent jusques à midi que le païen fu las et pesant, et eut moult grant talent de dormir. Trèves demanda à Rollant tant qu'il eust dormi; car moult estoit travaillié, et Rollant les lui donna volentiers. Fernagu s'endormi, qui moult estoit las et travaillié; et Rollant? qui estoit jouvencel fort et alègre, luy apporta une pierre dessous le chief pour ce qu'il dormist plus volentiers. Car né Rolant né autres ne luy osoient nul mal faire, tant comme les trèves duroient, pour la constitution qui estoit telle[650] que sé Crestien donnast trèves à Sarrasin, né Sarrasin à Crestien, l'un n'osoit mal faire à l'autre; et cil qui brisoit les trèves avant qu'il eust défié, estoit par droit occis.

Note 650: «Quia institutio talis erat inter eos, ut.»

VIII.

ANNEE: 800.

De la desputoison de la foy que Rollant faisoit au Sarrasin, et coment Rollant se combati à luy pour soustenir la foy crestienne. Coment le jaiant le geta sous luy, mais il se releva tost à l'aide de Dieu. Et coment la cité fu prise quant le jaiant fu occis.

Quant Fernagu eut assez dormi, il s'esveilla et se tint en séant, et Rollant s'assist de lés luy, et luy demanda coment il estoit si fort qu'il ne doubtoit coup de lance né de bas ton né d'espée. «Par nul sens,» dist le païen, «je ne puis estre occis né navré, fors par le nombril.» Si parloit en langue espagnoise[651], que Rollant entendoit assez. Lors le commença le jaiant fort à regarder, et s'émerveilloit moult de sa prouesse et coment il povoit avoir vers luy tant duré. Lors luy demanda coment il avoit nom. «J'ay nom Rollant,» dist-il.—«Et de quel lignage es-tu, qui si fort te combas à moi et si fort me travailles?»—«Je suis,» dit Rollant, «né du lignage de France.» Lors lui demanda Fernagu quelle loy les François tenoient; et Rollant luy respondit: «Nous sommes Crestiens, par la grace nostre Seigneur, et tenons les commandemens de Jhésu-Crist. Si estrivons et nous combatons pour sa foy tant comme nous povons.»

      Note 651: «Lingua hispanica.» Philippe Mouskes entre dans le sens de
      son texte en traduisant:

      «En sarrasinois li gehi.»
      «Et Rollant moult bien l'entendi,»
      «Si qu'il ne s'en est percéus.»

(Éd. de M. de Reiffenberg, p. 236.)

Quant le païen oï le nom de Jhésu-Crist: «Qui est,» dist-il, «cil Crist que tu crois?» Et Rollant respondit: «C'est,» dit-il, «le Fils Dieu le Père, qui de la Vierge voult naistre et souffrir mort en la croix pour nos péchiés, et fu en sépulture enseveli, et au tiers jour ressuscita et retourna ès cieulx à la destre du Père, où il règne et régnera sans fin.» Lors lui dist Fernagu:—«Nous créons que le créeur du ciel et de la terre est un seul Dieu. N'onques n'eut né fils né père, et aussi comme il n'est engendré de nulluy, aussi n'engendra-il onques nulluy. Dont il me semble qu'il soit un seul Dieu et non une trines.»—«Tu dis voir,» dist Rollant, «quant tu dis qu'il est un seul Dieu; mais tu cloches en la foy quant tu dis qu'il n'est pas trines. Car qui croit en Père, il croit en Fils et en Saint-Esprit, et en un seul Dieu qui parmaint en trois personnes.» Lors respondit Fernagu: «Se tu dis que le Père soit Dieu, et le Fils soit Dieu, et le Saint-Esprit soit Dieu, dont sont-ils trois Dieux, et non un seul.» —«N'est pas ainsi,» dit Rollant; «mais je te préesche un seul Dieu en Trinité; car il est un et terne, toutes les trois personnes sont ensemble pardurables et vives; et comme le Père est, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit; en personnes est propriété, en essence unité, en majesté est aourée équalité. Un seul Dieu et terne aorent les anges en ciel[652]. Abraham en vit trois, et si n'en aoura qu'un seul.»—«Or, me monstre,» dit le païen, «coment trois choses sont une,»—«Je te le monstreray,» dist Rollant, «par l'exemple d'umaine créature: il y a trois choses en la harpe quant elle sonne, l'arc, les cordes et le son; et si n'est que une seule harpe. Ainsi a-il trois choses en Dieu; le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et si est un seul Dieu. Et ainsi comme tu vois en l'amande trois choses, l'escorce, la coquille et le noel[653], et si est une seule amande; ainsi sont trois personnes en Dieu, et si est un seul Dieu. Au soleil a trois choses, blancheur, resplandisseur et chaleur, et si est une meisme chose. En la roe de la charrete a trois choses, le moieu, les rais, les jantes, et si est une seule roe. En toi-meisme a trois choses, le corps, les membres et l'ame, et si est un seul homme. Tout aussi est en Dieu unité et trinité.»

Note 652: Tout cela est emprunte à la préface du sacrifice de la messe: «In personis proprietas, in essentiâ unitas, et in majestate adoratur equalitas. Quem Trinum laudant angeli,» etc.

Note 653: Le noiau.

«Or entens-je,» dit Fernagu, «coment Dieu est trines et un; mais je n'entens pas cornent il engendra le Fils si comme tu dis.»—«Crois-tu,» ce dist Rollant, «que Dieu fourmast Adam, le premier homme?»—«Je le crois,» dit le jaiant.»—«Ainsi,» dist Rollant, «comme Adam, qui de nulluy ne fu engendré, engendra fils; ainsi Dieu le Père, qui de nulluy ne fu engendré, engendra Fils de soy-mesme, si comme il voult, devant tous temps, en la manière que nul ne porroit dire né penser.»—«Ce me plaist,» dist le jaiant, «que tu dis; mais je ne voi pas que cil qui estoit Dieu feust fait homme.»—«Cil,» dist Rollant, «qui créa toutes choses, et ciel et terre de noient, fist son Fils prendre humaine chair, sans semence d'omme, en la Vierge, par la vertu du Saint-Esprit.»—«De ce me merveil,» dist Fernagu, «et à ce entendre veux-je travailler, coment il nasquit de Vierge sans semence d'omme si comme tu dis.»—«Je te le monstreray,» dit Rollant: «Dieu, qui fourma Adam sans semence d'omme, voult que son Fils nasquit de Vierge sans semence d'omme. Car ainsi comme il nasquit du Père sans mère, ainsi nasquit-il corporelement de mère sans homme, parce que tel enfentement affiert à Dieu.»—«Moult me merveil,» dist le jaiant, «coment la Vierge enfanta sans homme.»—«Je te le monstreray,» dist Rollant, «que cil qui fait au pois ou en fève engendrer un ver, les bouteurs[654] et les serpens sans semence de masle, cil meisme fist que la Vierge conceupt Dieu et homme sans nulle corrupcion de soy et sans semence d'omme. Cil qui fist le premier homme sans semence d'autrui, si comme je t'ay monstré, légièrement peut faire que son Fils feust fait homme au corps de la Vierge, et que il nasquit homme sans humain attouchement.»

Note 654: Bouteurs. Crapauds.

—«Bien peut estre,» dist Fernagu, «qu'il fust né de Vierge si comme tu dis; mais sé il fu fils de Dieu, il ne put en croix mourir, puisque Dieu ne meurt pas.»—«Tu dis voir,» ce dist Rollant, «en ce que tu dis qu'il peut naistre de Vierge; et en ce que tu recongnois qu'il fu fait homme, doncques il mourut comme homme; car toute rien qui naist meurt. Mais pour ce qu'il nasquit Dieu et homme, et prist au corps de la Vierge ce qu'il n'estoit pas devant, sans perdre ce qu'il estoit devant, il mourut en la croix selon l'umanité, et veilla tousjours, selon la déité, par laquelle vertu il résuscita; et comme il fu Dieu et homme, il mourut en la croix comme homme, et il résuscita du sépulcre comme Dieu.

»Qui croit donques à sa nativité, il doit croire donques à sa passion et à sa résurrection.»—«Coment,» dist Fernagu, «doit-on croire à sa résurrection?»—«Pour ce,» dist Rollant, «que il nasquit, il mourut; et il résuscita au tiers jour, selon la déité, si comme je t'ay dit.»

Quant le jaiant entendit ces parolles, il se merveilla moult, et dist à Rollant: «Rollant, Rollant, pourquoy me dis-tu telles parolles desvées? Ce ne peut estre que homme mort reviengne en vie derechief.» Et Rollant respondit: «Je te di que le Fils-Dieu ne résuscita pas seul. Ains te di que tous les hommes qui nasquirent depuis le commencement du monde jusques en la fin seront résuscités au jour du jugement devant le trône de la majesté Jhésu-Crist. Illec recevra chascun sa desserte, selon sa mérite, quelle qu'elle soit, ou bien ou mal. Que cil Dieu qui le petit arbre fait croistre en hault, et le grain du forment qui est mort fait revivre et croistre et fructifier, résuscitera chascun de mort à vie au derrain jour, en sa propre chair et en son propre esprit; et de ce peus-tu prendre exemple à la nature du lion.

»Sé le lion résuscite son faon au tiers jour par son flair et par s'alaine, quelle merveille fu-ce dont sé Dieu le Père, le tout puissant, résuscita son Fils au tiers jour par sa divine puissance? Si ne te doit pas sembler nouvel miracle. Quant Hélie le prophète plusieurs mors fist vivre, plus légièrement donques résuscita Dieu le Père son Fils; et luy-meisme, qui plusieurs mors résuscita devant sa passion, en nulle manière ne povoit estre tenu pour mort; car la mort fuit devant luy, et à sa voix et à son commandement résuscitent les mors à grandes tourbes.»

Lors dist le jaiant: «Je voy assez ce que tu dis; mais coment il monta ès cieulx, ne puis-je veoir.»—« Cil,» dist Rollant, «qui du ciel descendit, aussi légièrement y peut-il monter; cil qui de soy-meisme résuscita de mort, par sa meisme puissance trespassa-il les cieulx. Et ce peux-tu veoir légièrement par mains exemples. Vois-tu la roe du moulin tant comme elle descent aval d'amont? autant remonte-elle d'aval amont. L'oisel qui vole en l'air, autant comme il monte, autant ravalle-il quant il veult. Tu-meisme, sé tu descens d'une montaigne, tu peus bien monter de là où tu es descendu. Le soleil se leva hier par-devers orient et se coucha en occident; en ce meisme lieu où il est huy levé revendra. Là donques d'où le Fils de Dieu descendit, là meisme retourna-il par sa propre vertu.»—«Je me combatray,» dist le jaiant, «à toy; que sé celle foy que tu presches est vraye, que je soie vaincu; et sé elle est fausse, que tu soies maté; et soit perpétuel reprouche au vaincu et à sa gent, et aux vainqueurs et aux siens soit louenge et gloire.»—«Je l'octroie bien ainsi,» dist Rollant.

Lors se levèrent et vindrent à bataille derechief. Rollant envaït le jaiant et le férit de son baston, et le jaiant jetta un coup de s'espée vers luy; mais Rollant, qui fu légier et hastif, saillit à senestre, et receut le coup sur son baston. Le coup du jaiant, qui grant fu et pesant, coupa le baston par mi. Lors saillit avant Fernagu, et saisit Rollant aux poings, vers terre l'inclina, et le jetta légièrement soubs luy. Quant Rollant vit qu'il ne pourroit autrement eschapper en nulle manière, il commença à réclamer dévotement le Fils de la Vierge Marie, et il[655] aida tant à son champion, qu'il se sourdit, et tourna le jaiant soubs luy. Lors jetta la main à s'espée, et le férit au nombril. Lors commença le jaiant à crier à haulte voix, et réclama son dieu Mahommet: «Mon Dieu, secourre-moy, car je muire.» A tant se départit Rollant, et s'en ala sain à l'ost des Crestiens.

Note 655: Il. Le fils de la Vierge Marie.

Maintenant descendirent du chastel les Sarrasins, et issirent de la cité et emportèrent leur seigneur entre leurs bras envers la forteresce. Lors brochièrent les Crestiens, et se mistrent avec les Sarrasins qui emportoient Fernagu; au chastel entrèrent par force, qui estoit fermé au-dessus de la cité. Occis furent le jaiant et les Sarrasins, le chastel et la cité prise, et les prisonniers délivrés par la vertu nostre Seigneur.

IX.

ANNEE: 800.

Coment l'aumaçor de Cordes et le roy de Sebille rappareillèrent bataille contre Charlemaines, puis qu'ils furent eschapés; de la cautèle malicieuse que les Sarrasins firent pour les chevaux des nostres espouventer, et du remède que l'empereur trouva contre ce, et coment le roy de Sebille fu occis, et l'aumaçor eschapa qui puis fu baptisé.

En pou de temps après ces choses ainsi faittes, fu raconté à Charlemaines que en la cité de Cordes l'attendoient à bataille l'aumaçor de celle cité meisme, et Hébraïm, le roy de Sebille, qui s'en estoient eschapés de la bataille de Pampelune, où Agoulant fu occis. Si estoient à eulx venus en aide les Sarrasins de sept cités, de Sathine, de Dénie, de Rebode, de Abule, de Baécie, de Sebille et de Grenade.

Quant il oït ces nouvelles, il ordonna son ost pour chevauchier contre eulx à bataille. En ce qu'il s'approchoit de la cité de Cordes, les deux roys issirent tout armés contre luy à bataille rengée, et chevauchièrent contre Crestiens, entour quatre milles loing de la cité. Si estoient environ dix mille, et les nostres entour sept mille. Lors devisa Charlemaines son ost en trois batailles. La première fu de chevaliers très-preux, la seconde de gens à pié, la tierce de chevaliers. Tout en telle manière devisèrent les Sarrasins leurs gens.

En ce point que nostre première bataille dut assembler à la première des Sarrasins, une grant tourbe de leurs gens à pié se mist devant les chevaux à nos combateurs, et avoit chascun en sa teste une barboire[656] cornue noire et horrible, ressemblant à deable, et tenoist chascun deux timpanes en ses mains, qu'il heurtoit ensemble, et faisoit une noise et un tumulte grant et si épouventable, et les chevaux de nos combateurs eurent si grant paour, qu'ils s'enfouirent arrière, ainsi comme tout forsenés, maugré ceulx qui les chevauchoient.

Note 656: Barboire. Masques barbus. «Larvas barbatas

Après la première, furent les autres deux; et couroient les chevaux si fort tost comme sajette nouvellement descochiée. Moult estoient liés les Sarrasins de ce qu'ils véoient. Lors commencèrent nos Crestiens à aler pas pour pas jusques à tant que nos gens vindrent à une montaigne qui estoit à deux milles de la cité. Là se rassemblèrent les Crestiens, et firent murs de eulx-meismes.

De rechief se mistrent en conroy, et les attendirent; et les Crestiens tendirent leurs tentes et demourèrent illecques jusques au matin, au point du jour, qu'ils se levèrent; et se conseilla Charlemaines à sa gent qu'ils feroient. Lors fu crié par tout l'ost que chascun couvrist la teste de son cheval de toile ou de drap, si qu'ils ne peussent veoir les barboires, et estoupassent forment les oreilles, si qu'ils ne peussent oïr les cris des Sarrasins né le son des timpanes.

Ce grant engin et soutil trouvèrent, encontre le malice des Sarrasins. Quant ils eurent ainsi fait, les chevaux alèrent hardiement avant, que pou de force faisoit leur épouventement, pour ce qu'ils ne véoient né oïoient. Lors commencièrent les Crestiens la bataille hardiement, et forment se combatirent jusques à l'eure de midi, et moult en occidrent; mais ils ne les peurent pas vaincre tous, car ils estoient toujours ensemble. Si avoit au milieu d'eulx un char que huit bœufs menoient, et, dessus, une enseigne à quoy ils se ralioient. Mais tantost comme Charlemaines l'apperceut, il se férit en la tourbe des Sarrasins, garni et avironné de la vertu nostre Seigneur. Lors commença à occire et à craventer à destre et à senestre, jusques à tant qu'il vint à l'estendart qui sur le char estoit; et tantost comme il eut couppé la perche qui la bannière soutenoit, se desconfirent les Sarrasins, et commencièrent à fouir en diverses parties. Les Crestiens se pristrent lors à crier et à huchier, et se férirent ès Sarrasins, et en occidrent huit mille. Là fu occis le roy de Sebille, et l'aumaçor de Cordes eschapa et s'en fouit à tout deux mille; en la cité se mist. Lendemain la rendist à Charlemaines par tel convent qu'il recevroit baptesme, et la tendroit de luy, et des ore en avant obéiroit à ses commandemens.

Ces choses ainsi faittes, Charlemaines départist les terres et donna les contrées à ses chevaliers et à ceulx de ses gens qui demourer y vouldrent. Aux Bretons donna la terre de Navarre et des Bascles; aux François, la terre de Castille; aux Puillois, la terre de Nadres et de Sarragoce; la terre d'Arragon aux Poitevins; aux Thiois, la terre de Landaluf qui siet sur la marine; la terre de Portugal aux Danois et aux Flamans; Galice ne vouldrent François habiter, pour ce qu'elle leur sembloit trop aspre[657]. Puis celle heure ne fu nuls hommes, né hault né bas né duc né prince en toute la terre d'Espaigne, qui contre Charlemaines osast combatre né contrester.

      Note 657: Philippe Mouskes ajoute ici, de sa propre autorité, au
      texte de Turpin, exactement traduit par le chroniqueur de
      Saint-Denis, le passage suivant:

      Li manestrel et li jongleur
      Orent Prouvence, si fu leur.
      Par nature encor çou trovons,
      Font Provenciel et cans et sons
      Miliors que gens d'autre païs,
      Pour çaus dont ils furent nays.

M. de Reiffenberg, dans son excellente édition de Mouskes, fait ici une remarque malicieuse qu'on me permettra de relever. «Cette origine,» dit-il, «qui donne pour aïeux aux Provençaux des musiciens et des poètes, est gracieuse et ingénieuse à la fois. MM. Raynouard et Fauriel l'adopteront sans doute volontiers; mais ainsi ne fera point M. P. Paris.»

M. de Reiffenberg veut bien établir entre mon sentiment et l'opinion de MM. Raynouard et Fauriel une sorte de comparaison qui doit naturellement m'être défavorable; cependant, j'oserai dire ici que ce passage d'un poète de la fin du XIIIème siècle ne préjuge aucunement la question de l'antériorité des poètes hispano-provençaux sur les poètes françois. Que les premiers aient été plus habiles dans le grand art des petits couplets, des tençons, et des jeu-partis, c'est une opinion que j'adopterois volontiers; mais il y a loin de là à la composition des grandes chansons de geste, qui restent le véritable titre de gloire de l'ancienne poésie françoise.

X.

ANNEE: 800.

De la seigneurie que l'empereur establit au siége de Compostelle, que les rois et les prélas d'Espaigne feussent obéissans au prélat du siége. Après lesquels sont les principaus églyses de tout le monde. Et coment l'arcevesque Turpin qui présent fu par tout, raconte les meurs et la qualité de Charlemaines.

Quant Charlemaines eut ainsi Espaigne conquise, et nul ne fu qui contre luy osast puis se rebeller, il laissa en la terre des plus grands princes de son ost, et ala en Galice visiter et aourer le corps monseigneur saint Jaques; et les bons Crestiens qu'il trouva au païs conferma en la foy, et ceulx qui par la force et desloyauté des Sarrasins l'avoient relenquie et s'estoient tournes à la loy Mahommet né pas voulloient laissier, fist occire, et aucuns en envoya en essil. Par les cités establit évesques et menistres de sainte Églyse. En la cité de Compostelle, où le corps mon seigneur saint Jaques repose, assembla conseil d'évesques et parlement de barons; là establit en l'onneur monseigneur saint Jaques que tous les arcevesques et les évesques, les roys et les autres princes d'Espaigue et de Galice présens et avenir fussent obéissans à l'arcevesque de Compostelle. En une ville qui est appellée Irie[658] n'establit point d'évesque, car il ne la tint point pour cité; mais il voult et ordonna qu'elle feust obéissante au siége de Compostelle; et je, Turpin, arcevesque de Rains, qui fu présent en ce conseil de soixante évesques, dédiai l'églyse et l'autel de monseigneur saint Jaques, à la requeste Charlemaines, ès kalendes de juillet. A celle églyse soubsmit Charlemaines toute Espaigne et Galice, et la luy donna ainsi comme douaire, et commanda que chascun chief d'ostel luy rendist, chascun an, quatre deniers de droite rente, et feussent quittes par tout de tous servages.

Note 658: Irie. Iria. Tout ce paragraphe vient singulièrement en aide à ceux qui attribuent aux prêtres de l'église de Compostelle la rédaction de Turpin. Il est à supposer que, dans les dernières années du onzième siècle, il existoit entre les deux siéges d'Iria la métropole, et Compostelle la suffragante, une rivalité que Calixte II, devenu pape, fit cesser en transportant à cette dernière ville le droit do métropole, dont la première jouissoit depuis un temps immémorial. Cette révolution diocésaine eut lieu vers 1124; mais on voit évidemment que la question n'étoit pas encore résolue quand fut rédigé notre Turpin.

Puis establit en ce meisme conseil que celle églyse feust toujours-mais appellée siége d'apostre, pour ce que le corps monseigneur saint Jaques y reposé; et que tous les conciles de tous les prélas y feussent tenus et les dignités et les croces données, et les évesques sacrés, et le roy d'Espaigne et de Galice enoingt et sacré par la main l'arcevesque du siége, en l'onneur de Dieu et de monseigneur saint Jaques l'apostre. Et sé la foy feust faillie ès autres cités, et que question feust mue sur aucuns articles, qu'elle feust réformée et réconciliée par l'arcevesque et le concile du lieu. Et à bon droit doit estre la foy réformée et réconciliée en celle honnourable églyse; car ainsi comme Ephèse est siége d'apostre, ès parties d'Orient, pour la raison de monseigneur saint Jehan, frère monseigneur saint Jaques, ainsi doit estre en Occident le siége de Compostelle, siége où la foy soit réformée et réconciliée; ce sont les deux siéges que la mère de deux fils Zebedée requist à nostre Seigneur que l'un séist à la destre et l'autre à la senestre de son règne.

En tout le monde n'a que trois églyses principaulx qui par excellence sont honnourées sur toutes autres, celle de Rome, celle de Compostelle et celle d'Ephèse[659]. Ce n'est mie sans raison; car autresi comme nostre Seigneur establit principaument saint Père, saint Jaques et saint Jehan, et les honnoura plus que nuls des autres, en ce qu'il leur révéloit les secrès, si comme il appert par les évangiles; ainsi voult-il que leurs siéges feussent honorés sur tous autres; et par raison sont des principaux. Car ainsi comme ces trois apostres eurent plus de grace et plus de digneté que les autres, ainsi doivent avoir les lieux où ils preschièrent la foy et où leurs sains corps reposent.

      Note 659: Remarquez qu'un membre du clergé de France n'auroit jamais
      avancé chose semblable.

L'églyse de Rome est avant mise; car saint Père, le prince des apostres, la dédia par sa prédication, et la sacra par le sang de sa passion.

La seconde est celle de Compostelle; car messire saint Jaques qui, après saint Père, eut plus de grace et de digneté, la sacra premier par son sang et par sa prédication.

La tierce doit estre celle d'Ephèse, en laquelle saint Jehan l'évangéliste escripvit celle excellente évangile: In principio erat Verbum, et l'Apocalipse où il nous descouvre les célestiaux secrès; qui tant eut de grace envers nostre Seigneur qu'il eut le privilége de savoir sur les autres.

Tant doivent avoir ces trois églyses d'onneur et de digneté, que sé jugemens, soient divins, soient humains, ne peuvent estre terminés aux autres églyses qui sont par tout le monde, ils doivent estre traitiés et deffinis en ces trois églyses[660].

Note 660: C'est-à-dire que s'il arrive qu'une question ne puisse être résolue ni jugée dans les autres églises, il faut qu'elle le soit dans l'une de ces trois métropoles.

En la manière que l'istoire a lassus raconté fu Espaigne et Galice délivrée des mains aux Sarrasins, par la vertu nostre Seigneur et de monseigneur saint Jaques, et par l'aide Charlemaines.

Cy endroit fait l'istoire mencion des meurs et de la quantité[661] Charlemaines, et de la manière de vivre. Voir est que l'istoire a là-dessus parlé de ce meisme; et s'on demande pourquoy elle en parle en deux lieux, l'en peut respondre que c'est selon les divers auteurs. Car Éginaus, qui fu son chappellain, et d'enfance nourri en son palais, et qui fu tous jours présent en tous ses fais, met la premiere descripcion, et nous escript toutes ses batailles et tous ses fais jusques à la bataille d'Espaigne.

Note 661: Quantité. Taille.

D'ilec en avant les prist l'arcevesque Turpin, et les nous descripvit jusques à la fin de sa vie, certain de toutes les choses qui depuis avindrent, comme celluy qui tousjours fu avecques luy, et dit ainsi[662] que Charlemaines estoit brun de chevelure et vermeil en face, noble et avenant de corps, mais fier estoit en regardeure. En estant[663] avait huit piés de long, à la mesure de son pié meisme, qui moult estoit grant. Par pis[664] et par espaules estoit très-large; ventre et reins avoit convenables selon le corps; gros bras et grosses cuisses avoit. Très-fort estoit de tous membres; en batailles chevalier très-aigre et très-sage. De face avoit paume et demie de long; de barbe une paume, de nez demi-paume, de front un pié de lonc. Tantost estoit espoenté celuy qu'il regardoit par mautalent; nul ne povoit longuement durer devant luy qu'il regardoit par courroux à yeux ouverts. Le ceint de sa courroie avoit huit paumes de long, sans ce qui pendoit dehors la boucle de sa courroie. Pou de pain menjoit; petit de vin et trempé buvoit; bien menjoit un quartier de mouton ou deux gélines, ou une espaule de porc, ou un paon, ou une grue, ou un lièvre. De si grant force estoit plain qu'il coupoit un chevalier armé, c'est assavoir un de ses ennemis séant sur son cheval, dès la teste jusques aux cuisses, à un seul coup, et luy et le cheval, de Joieuse s'espée. Les bras et les poings avoit si fors, qu'il estandoit légèrement quatre fers de cheval tous ensemble; un chevalier armé levoit sus sa paume jusqu'à son chief, à un seul bras. Par raison habundoit en parolles, en jugemens très-droiturier, très-large en dons.

Note 662: Ce portrait de Charlemagne et tous les détails biographiques réunis ici ne se trouvent pas dans la bonne et ancienne leçon du manuscrit de Notre-Dame, n° 133. C'est une amplification du récit d'Eginhard.

Note 663: En estant. Debout.

Note 664: Pis. Poitrine.

En Espaigne tant comme il y demoura tenoit chascun an feste pleinière, et portoit sceptre et couronne aux quatre festes solemneles: à Noël, à Pasques, à la Pentecoste et le jour de la feste Saint-Jaques. Et faisoit tenir s'espée toute nue devant son trosne, selon la manière des anciens empereurs. Pour son corps garder veilloient chascune nuit six vings hommes preux et loyaulx; les quarante faisoient la première veille de la nuit; dix au chevet, dix aux piés, dix à destre et dix à senestre. Si tenoit chascun en main destre une espée nue, et en la senestre un cierge ardent.

Tout en telle manière faisoient les autres quarante la seconde veille de la nuit, et les autres quarante la tierce jusques au jour. Qui tous vouldroit raconter ses fais et ses merveilles, avant fauldroit main et paine que l'istoire ne feroit. Mais en la fin nous convient raconter coment il retourna en France et la meschéance qui luy advint de ses barons en Roncevaux, par la traison du trahie Ganelon.

Ci finit le quint livre des fais et des gestes Charlemaines.

LE SIXIESME LIVRE DES FAIS ET DES GESTES LE FORT ROY CHARLEMAINES.[665]

Note 665: C'est avec les événements racontés dans ce dernier livre que commence la fameuse Chanson de geste, de la Déroute de Roncevaux. L'origine s'en perd dans l'obscurité des IXème, Xème et XIème siècles; mais elle a certainement précédé la pseudo-relation de l'archevêque Turpin, et c'est elle dont on a exploité la popularité au profit des légendes et de l'église Saint-Jacques-de-Compostelle. Voici le début de la vieille chanson, telle que la publie actuellement M. Francisque Michel, d'après un manuscrit de la bibliothèque Bodléienne:

      Carles, li reis, nostre emperere magne,
      Set ans tuz pleins ad ested en Espaigne,
      Tresqu'en la mer conquist la terre altaigne,
      N'i a castel qui devant luy remaigne,
      Mur né cités n'i est remés à fraindre
      Fors Sarragoce qui est une muntaigne.
      Li reis Marsille la tient qui Dieu n'en aime….

* * * * *

I.
ANNEE: 800.

Du message Ganèlon et de la traïson que il fist au roy Marsile. Des présens que le roy Marsile et les Sarrasins firent au roy et aux combateurs par malice. Et puis de la bataille, coment les Crestiens furent occis.

Puis que Charlemaines, le très-puissant et très-renommé, eut conquise toute Galice et soubsmise à la foy crestienne, à l'onneur de Dieu et de monseigneur saint Jaques, il retourna en France et fist ses osts heberger delès Pampelune. En ce temps demouroient en la cité de Sarragoce deux rois Sarrasins, Marsile et son frère Baligans. Si les avoit envoiés contre Charlemaines le soudan de Babilonne pour deffendre Espaigne, des parties de Surie, à tout grans osts. A l'empereur estoient subgiez et volentiers luy obéissoient par semblant, mais c'estoit faussement, car ils ne l'osoient refuser.

Le roy Charlemaines qui pas ne voulloit qu'ils demourassent ainsi en la terre après luy, sé ils n'estoient crestiens ou tributaires, leur manda par Ganelon qu'ils receussent le baptesme ou qu'ils luy envoiassent treu. Et ils luy envoyèrent pour luy decevoir trente chevaux chargiés d'or et d'argent et d'autres richesces, et autres quarante chargiés de très-pur vin et très-doulx, qu'ils présentèrent aux princes et aux combateurs de l'ost, et mille belles Sarrasines pour eulx servir en péchié de fornication[666]. A Ganelon le traitre, qui le message avoit fait, présentèrent pour luy decevoir vingt chevaux chargiés d'or et d'argent et de draps de soie, pour ce qu'il leur livrast, pour occire, Rollant et Olivier et les autres combateurs de l'ost. Et le traitre s'i accorda et receut les richesces.

Note 666: «Ad faciendum stuprum.» La chanson de geste ne compte pas ces femmes dans les présents que Blancandin est chargé par Marsille de distribuer en France.

Quant ils eurent ainsi la traïson pourparlée et conferinée, Ganelon retourna à Charlemaines. Les richesces que ces deux rois envoièrent présenta, et dist que Marsile désiroit moult à estre crestien et qu'il s'appareilloit moult pour venir après luy en France baptesme recevoir, et pour luy faire hommage de toute Espaigne. Charlemaines crut bien le traiteur, dont ce fut grant doleur. Et ordonna coment il passeroit les pors de Cisaire[667] pour retourner en France. Par le conseil de Ganelon, commanda à Rollant son nepveu, duc du Mans et conte de Blaives, et Olivier son compagnon, conte de Gennes, et aux autres combateurs de l'ost, qu'ils demourassent en Roncevaux à tout vingt mille François pour faire l'arrière garde, jusques à tant que l'ost eust passé les pors de Cisaire. Ainsi fu fait comme il devisa. Les plus grans barons de l'ost qui l'arrière-garde faisoient, receurent le vin tant seulement que les Sarrasins avoient envoyé et les autres menu-peuples prisrent les femmes. Et pour ce que aucuns des Chrestiens avoient esté ivres, la nuit devant, du vin sarrasinois, et aucuns avoient péchié ès Sarrasines et ès autres femmes crestiennes meismes qu'aucuns avoient amenées de France, voulut nostre Seigneur qu'ils feussent occis. Et sans faille l'entencion aux Sarrasins qui les avoient envoiés estoit telle, que sé les Crestiens prenoient les présens des vins et des femmes, qu'ils pourroient bien péchier en yvresse et en fornication, et pour ce se courrouceroit leur Dieu à eulx et les lesseroit occire.

      Note 667: Portus Cisereos. C'est le passage de Pampelune à
      Saint-Jean-Pied-de-Port.

Que vous conteroit-on plus? quant ce vint au matin que Charlemaines et ses osts passoient les pors entre luy et Ganelon et l'arcevesque Turpin, et que Rollant et Olivier et les autres nobles combateurs de l'ost furent démourés en Roncevaux pour faire l'arrière-garde, Marsile et Baligans issirent des bois moult matin, à tout cinquante mille Sarrasins armés; des montagnes et des vallées issoient espessement où ils s'estoient répons et célés deux jours et deux nuis, par le conseil Ganelon; et deux batailles firent de toutes leurs gens tant seulement. La première fu de vint mille et la seconde de trente mille. La première qui de vint mille fu vint soudainement, et commença à férir et à lancier aux nostres par derrière. Et les nostres se retournèrent vers eux; dès le matin jusques à l'eure de tierce se combatirent et les occirent tous; si que de tous les vint mille n'en demoura mie un seul.

Tantost revint après l'autre bataille des Sarrasins qui estoit de trente mille. Nos Crestiens trouvèrent las et travaillies des autres qu'ils avoient occis et du fort estour qu'ils avoient rendus le jour meisme. Tous les occirent, par la volonté nostre Seigneur, si que nul n'en eschappa, fors Tierri et Baudouin, si comme vous orrez cy-après. Les uns furent tresperciés de lances, les autres décolés d'espées, les autres destranchiés de coingniés et de haches, les autres occis en traiant de sagettes et de javelos; les autres furent tués de perches, les autres escorchiés de coutiaux; les uns ars en feu, les autres pendus aux arbres. Tous furent occis, fors Rollant, Baudouin et Tierri[668]. Baudouin et Tierri se tapirent ès bois, et puis eschapèrent-ils.

Note 668: Le latin ajoute: «Et Turpinum et Ganelonum.»

Cy endroit peut-on demander coment nostre Seigneur souffrit que ceulx fussent occis qui pas n'avoient péchié en avoutire[669] n'en ivresce; car plusieurs ne péchièrent mie. Et à ce peut-on respondre qu'il ne voulloit mie qu'ils retournassent plus en péchié, en leur païs, et qu'il leur voulloit rendre maintenant la couronne de gloire pour leur passion.

Note 669: Avoutire. Adultère.

Ceulx qui péchièrent en avoutire et en ivresse voulut qu'ils préissent mort, car il voulloit qu'ils purgeassent leurs péchiés par martire. Si ne doit-on pas croire que le débonnaire Dieu ne leur guerredonnast les paines et les travaulx qu'ils avoient pour luy souffers, quant en la fin avoient son nom réclamé et leurs péchiés confessés; car jà soit ce qu'ils eussent péchié, si furent-ils occis pour luy.

Ci doivent prendre exemple ceulx qui leurs femmes mainent avec eulx ès osts et es batailles; car Daire, le roy de Perse, et Anthoine et autres princes terriens menèrent leurs femmes en leurs compaignies, quant ils aloient ès osts et ès batailles, et pour ce furent desconfis et occis; Daire, par le grant Alixandre, et Antoine par l'empereur Octovien; pour ce mesmement ne devroit nul prince mener femmes en bataille. Car elles ne sont fors empéeschement.

Ceulx qui péchièrent en ivresse et en fornication signifient les prestres et les gens de religion qui se combatent contre les vices, et qui en nulle manière ne se doivent enivrer né couchier avec les femmes. Et s'ils le font ainsi comme autres hommes, il advient qu'ils sont dévourés de leurs ennemis, c'est des diables; et enchéent, par aventure ès autres vices où ils sont pris et dampnés[670] par mauvaise fin.

Note 670: Pris et dampnés. Surpris et condamnés par suite d'une mort subite qui ne leur permet pas de se repentir.

II.

ANNEE: 800.

Coment les Sarrasins furent desconfis et s'enfuirent. Et coment Rollant les suivit tout seul pour savoir quelle part ils tournoient. Et puis coment il sona son olifant, pour ses compagnons rassembler, qui pour la peur des Sarrasins se tapissoient par les bois. Coment il occit le roy Marsile, et puis coment il fendi le perron quand il cuida despecier s'espée. Et puis coment il sona derechief l'olifant que Charlemaines oït de huit milles.

Quant la bataille fu faite et les Sarrasins se fureut retrais ainsi comme à deux mille loing, Rollant alloit tout seul parmi le champ pour enquerre quel part ils estoient tournés. Ainsi comme il estoit encore loing d'eulx, il trouva un Sarrasin, aussi noir comme arrement[671], qui las estoit de combatre et s'estoit reposé au bois. Tout vif le prist et le lia fermement à quatre hars torses. A tant le lessa et monta une haulte montaigne, pour savoir quel part les Sarrasins estoient alés. Lors les choisit auques loing de luy[672], et vit qu'ils estoient moult grant multitude. Lors descendit de la montaigne et ala après eux parmi la vallée de Roncevaux, par celle meisme voie que Charlemaines et ses osts aloient qui jà avoient passé les pors; lors sonna son cor d'olifant[673] qu'il portoit par coustume en bataille pour aucuns des Crestiens rappeler, et s'aucuns en fussent demourés. A la voix du cor vindrent à luy environ cent Crestiens qui par les bois estoient muciés. Avecque soy les mena et retourna au Sarrasin que il avoit lié à l'arbre.

Note 671: Arrement. Encre.

Note 672: Les choisit auques. Les aperçut quelque peu loin de lui.

Note 673: Olifant. D'éléphant. Le plus souvent on disoit simplement un olifant, comme dans le titre de ce chapitre.

Quant il l'eut deslié, il leva Durandal s'espée toute nue sur luy, et le menaça qu'il luy coupperoit la teste s'il n'aloit avec luy et s'il ne luy monstroit le roy Marsile: car Rollant ne le cognoissoit pas; et s'il voulloit ce faire il le laisseroit aler tout vif. Le Sarrasin alla avec luy et luy monstra Marsile de loin, entre les compaignies des Sarrasins, à un cheval rouge et à un escu rond.

A tant le laissa Rollant aler, si comme il luy avoit promis. Lors se férit entre les Sarrasins, luy et tous ceulx qui avec luy estoient hardis et encouragiés, de bataille seurs et avironnés de la vertu nostre Seigneur. Un Sarrasin choisit qui plus estoit grant que nul des autres; celle part se trait et le férit si qu'il le fendit tout dès le chief jusques en la selle, et coupa luy et le cheval, si que l'une moitié de luy et du cheval chaï à destre et l'autre à senestre.

Et quant les Sarrasins virent si ruiste coup et si merveilleux, ils commencièrent à fouir çà et là, et laissièrent Marsile au champ, à petite compaignie. Et Rollant et les siens qui en son aide avoit la vertu nostre Seigneur se férit entre les Sarrasins plus fier que un lion, et commença à étrenchier à destre et à senestre et à craventer, tant qu'il s'approucha du roy Marsile, et quant cil le vit venir, il commença à fouir. Mais Rollant qui de près le suivoit l'enchaça tant qu'il l'occist entre les autres Sarrasins par l'aide de nostre Seigneur.

En celle dernière bataille furent tous ses cent compaignons occis. Lui-mesme fu navré de quatre lances et griefment feru de perches et de pierres; mais toutes voies eschappa-il de cette bataille par l'aide de nostre Seigneur.

Tantost comme Baligant sot la mort de son frère, il s'en fouy de ces contrées entre luy et ses Sarrasins. En ce point, estoient parmi le bois Baudouin et Thierri, et aucuns autres Crestiens qui se reponoient[674] pour la paour des Sarrasins. Et Charlemaines et son ost passoient les pors, qui encore rien ne savoient de l'occision qui en Roncevaux avoit esté.

Note 674: Reponoient. Cachoient.

Lors commença Rollant à repairer parmi le champ de la bataille, las et travaillé des grans coups qu'il avoit donnés et receus, et angoisseux et dolent de la mort de tant de nobles barons qu'il véoit devant luy occis et détranchiés. Grant doleur demenoit, et s'en vint en telle manière parmi les bois jusqu'au pied de la montaigne de Cisaire, et descendit de son cheval de lès un arbre, près d'un grant perron de marbre qui ilec estoit drécié, en un moult biau pré, au dessus de la vallée de Roncevaux. Si tenoit encore en son poing Durandal s'espée. Durandal si vault autant à dire comme donne dur coup, ou fiert durement Sarrasins. L'espée estoit esprouvée, sur toutes autres clère et resplandissante et de belle façon, tranchant et afilée si fort qu'elle ne povoit fendre né brisier: si fine estoit que avant faulsist bras que espée.

Quant il l'eut sachée[675] toute nue et il l'eut grant pièce regardée, il la commença à regreter ainsi comme tout en plourant, et dist en telle manière:

«O espée très-belle, clère et flamboiant que il ne convint pas fourbir ainsi comme autres espées, de belle grandeur et d'avenant largeté, forte et belle, ferme sans nulle malmeteure, blanche comme ivoire, par l'enhoudure entresseignée de croix, d'or resplandissant, aournée de pommiau de beril, sacrée et aournée du saint nom de nostre Seigneur A. et Omega., et avironnée de la force nostre Seigneur Jhésu-Crist! Qui usera plus de ta bonté? qui t'aura? qui te tendra?

»Cil qui te portera ne sera jà vaincu n'esbahi, né jà paour n'aura de ses ennemis, né ne sera surpris, né déceu par fantosme né par illusion; mais toujours aura en son aide la divine vertu. Par toy sont Sarrasins vaincus et occis; la foy crestienne essauciée; la louenge nostre Seigneur montepliée et acquise. O tantes fois ay-je vengié par toi le saint nom Jhésu-Crist! O quans milliers des ennemis de la foy j'ai par toi occis! quant Sarrasins que juifs et autres destruis! La justice de Dieu est par toy soustenue et remplie; les piés et les mains acoustumés à larrecin sont par toy du corps esrachiés. Ah! tant de fois comme j'ai par toi occis ou Sarrasins ou desloyaux juifs, autant de fois cuidé-je avoir vengié le sanc de Jhésu-Crist! O très-benereuse espée, en tranchant et en aguisement très-isnelle[676], à laquelle ne fu né ne sera jamais nulle ressemblée! Celluy qui te forgea, n'avant n'après ne peut oncques puis faire une telle? Qui de toy fu navré ne put oncques puis vivre? J'ai trop grant deuil, sé mauvais homme et pereceux t'a après moy. J'ai trop grant dueil sé Sarrasins ou autres mescréants te tiennent ou te manient.»

Note 675: Sachée. Tirée.

Note 676: Isnelle. Prompte.

Quant il eut s'espée regretée, il la dreça contre mont et féru trois merveilleux coups au perron qui devant luy estoit, si qu'il la cuida brisier; pour ce qu'il avoit paour qu'elle ne veinst ès mains des Sarrasins.

Que vous compteroit-on plus? le perron fu coupé d'amont jusques aval en terre, et l'espée demoura toute saine, sans nulle briseure. Et quant il vit qu'il ne la pourroit despécier en nulle manière, si fu trop dolent.

Son cor d'ivoire mist à sa bouche et commença à corner par grant force, si que il peust plus savoir s'aucun des Crestiens qui par le bois estoient repost, pour la paour des Sarrasins, venissent à luy; ou que ceulx qui jà avoient les pors passés venissent à luy et préissent s'espée et son cheval, et enchassassent les Sarrasins qui s'enfuyoient. Lors sonna l'olifant par si grant vertu qu'il le fendit parmi, pour la force de l'alaine qui issit de sa bouche et lui rompirent les nerfs et les vaines du col.

Le son et la voix du cor ala jusqu'aux oreilles Charlemaines par le conduit de l'ange qui jà s'estoit logié en une valée qui jusques aujourduy est apellée le Vau-Charlemaines. Si estoit loin de Rollant entour huit miles, vers Gascoigne. Tantost comme Charlemaines entendit la voix du cor Rollant, il voult retourner comme celluy qui entendit par la voix de l'olifant que il avoit mestier d'aide; mais le faulx Ganelon, qui la traison avoit faite et pourparlée, et bien estoit coupable de la mort Rollant si luy dist: «Sire, ne retournez jà en arrière, pour doubte que vous aiez de Rollant; car il a de coustume qu'il corne volentiers pour petit de chose. Sachez qu'il n'a mestier de vostre aide. Ainsi va orendroit chaçant et cornant après aucune sauvage beste parmi ce bois.» O desloyal Trichierre! O le conseil Ganelon qui bien doit estre comparé à la traïson de Judas.

III.

ANNEE: 822.

Coment Rollant fist sa confession à Dieu, et coment il regéhi[677] de son cuer les articles de la foy. Et puis coment il pria Dieu por ses compaignons qui en celle bataille et autres avaient receu martire. De Baudoin son frère et de Tierri qui survindrent à son trespassement; et de la grant soif que il eut; et coment il rendit à Dieu son esprit.

Note 677: Regehi. Avoua, reconnut.

Après ce que Rollant eut ainsi le cor sonné, et les nerfs et les vaines luy furent routes[678] du col, il se coucha sur l'erbe et eut plus grand soif que nul ne pourroit penser.

Note 678: Routes. Rompues.

A Baudouin son frère, qui en ce point survint, fist signe qu'il lui apportast à boire. Et en grant paine s'en mist du querre[679]; mais il n'en pot point trouver. A lui retourna isnelement, et quant il vit qu'il commençoit à trère[680], et qu'il estoit jà près de mort, il bénéit l'ame de luy, son cor et s'espée prist, et monta sur son cheval et s'enfouit à Charlemaines et à son ost; car il avoit paour qu'il ne fust là occis des Sarrasins.

Note 679: Du querre. D'en chercher.

Note 680: Trère. Être oppressé.

Tantost comme il s'en partit, Thierri survint là où Rollant moroit; forment le commença à plaindre et à regreter et luy dist qu'il garnisist son corps et s'ame de confession. Ce jour meisme s'estoit Rollant confessé à un prèstre, et avoit receu son Sauveur avant qu'il alast en bataille; que la coustume estoit telle que les combateurs se confessoient et recevoient leur Créateur, par les mains des prestres et des gens de religion qui en l'ost estoient avant qu'ils se combatissent. Si estoit la coustume et belle et bonne[681].

Note 681: Ce passage est précieux, en ce qu'il prouve qu'au temps de la composition du faux Turpin, l'usage de se confesser avant d'aller au combat n'étoit plus établi. Au XIIème siècle, il étoit revenu, comme on peut le voir par les historiens de la bataille de Bouvines, par Villehardoin et par tous les annalistes des croisades. Cela est si vrai que Philippe Monskes, au XIIIème siècle, ce traducteur scrupuleux du texte de Turpin, omet cette réflexion du conteur latin.

Rollant le benoist martir leva les mains et les yeux au ciel, de bon cuer fist sa confession, et pria nostre Seigneur en telle manière: «Sire Dieu Jhésu-Crist, pour laquelle foi essaucier, je guerpi mon païs et suis venu en ceste estrange contrée pour confondre gent sarrasine, et pour qui j'ai tantes batailles de mescréans vaincues par ta divine puissance, et pour qui j'ai souffert tant coups, tantes plaies, tantes faims, tantes soifs et tantes autres angoisses, je te commant m'ame en ceste derrenière heure; ainsi, Sire, comme tu daignas naistre de la Vierge, et pour moy souffrir le gibet de la croix, et mourir et estre au sépulcre enseveli, et au tiers jour résusciter, et au saint jour de l'Ascension monter ès cieulx, et à la destre du Père estre assis que ta déité n'avoit oncques laissiée; ainsi vueilles-tu m'ame délivrer de perdurable mort. Car je me rens coupable et pécheur plus que je ne pourrois dire; mais tu, Sire, qui es débonnaire pardonneur de tous pécheurs, et ne hez rien que tu aies fait, qui oublies les péchés de ceulx qui à toi repairent, quant ils ont repentance de leurs meffais en quelque heure que ce soit, qui espargnas au peuple de Ninive, et délivras la femme qui estoit reprise en avoutire, et pardonnas à Marie-Magdelène ses péchés, et à saint Père pardonnas son meffait quant il ploura; et au larron ouvris la porte de paradis quant il te réclama en la croix, ne me vueilles-tu pas béer pardon de mes péchiés? Délaisses-moy tous les vices qui en moy sont, et vueilles m'ame saouler et repaistre de pardurable repos. Car tu es cil en qui nuls corps ne périssent quant ils meurent, ains sont mués en mieux; qui as coustume de délivrer l'ame du corps et mettre en meilleur vie, qui dis que tu aimes mieulx la vie du pécheur que la mort.

»Je crois du cuer et regehis de bouche que tu veulx m'ame oster de ceste mortelle vie transitoire, pource que tu la faces vivre plus béneureusement, sans comparaison; après la mort, meilleur sens et meilleur entencion aura; et telle différence comme il a entre homme et son ombre, autant aura-elle meilleure vie en la célestiale région.»

Lors prist Rollant, le glorieux martir, la pel et la char d'entour ses mamelles, à ses propres mains, ainsi comme Thierri qui présent estoit raconta puis, et commença à dire à grans larmes et à grans soupirs: «Dieu Jhésu-Crist, fils Dieu le Père et de la Vierge Marie, regehis[682] de tous mes sens et de toutes mes entrailles, et croi que tu es mon raembeeur[683], que règnes et vis sans fin, et que me résusciteras de terre au derrenier jour, et que je te verray Dieu, et mon Dieu et mon Sauveur, et en ceste moie char.» Et tant comme il disoit ceste parole, il prist par trois fois sa pel et sa char à ses mains forment et dist ces meismes paroles par trois fois.

Note 682: Regehis. Je regehis, je reconnois.

Note 683: Raembeeur. Rédempteur.

Après mist ses deux mains sur ses yeux et dist ainsi par trois fois: «Et ces miens yeux te verront.» Après ces parolles il ouvrit les yeux et commença à regarder au ciel et garnist son pis et tous ses membres du signe de la croix et dist: «Toutes terriennes choses me sont en vileté. Car voy maintenant, par le don de nostre Seigneur, ce que yeux ne virent oncques, n'oreilles n'oïrent; et ce que cuer d'omme ne peut penser que nostre Seigneur appareille à ceulx qu'il aime.» A la parfin leva les yeux contre mont vers le ciel, et pria pour les ames de ses compaignons qui on la bataille avoient esté occis; et dist ainsi: «Sire Dieu, ta pitié et miséricorde sont esméues sur tes féaux, qui pour toy sont occis en ceste bataille, qui de lointaines terres sont venus çà en estranges contrées, pour combatte contre les gens mescréants; qui pour ton saint nom, pour ta foy déclairer, et vengier ton précieux sang gisent mors ci en droit par les mains des Sarrasins. Mais tu, biau Sire, leur vueilles leurs péchiés pardonner et les ames délivrer des paines d'enfer. Envoie, nostre Seigneur, trois anges et trois archanges qui défendent leurs ames des régions de ténèbres et les conduient au célestial règne, si qu'ils puissent régner avec toy en la compaignie des glorieux martirs, qui vis et règnes sans fin avec le Père et le Saint-Esprit par tout les siècles des siècles. Amen

En la fin de celle glorieuse confession, se partit Thierri de Rollant, et la benoite ame se partit du corps après ceste prière. Si remportèrent les anges en pardurable repos où elle est en joie sans fin, pour la dignité de ses mérites, en la compagnie des glorieux martirs[684].

Note 684: Dans les chansons de geste de Roncevaux, les derniers instants de Roland sont moins exclusivement pieux et bien plus touchants pour nous. J'en ai donné une leçon dans la préface de Berte aus grans piés; on peut la comparer au précieux texte que vient d'en publier M. Francisque Michel, et que j'ai déjà cité plus haut:

      Li quens Rollans se jut desus un pin
      Envers Espaigne an ad turnet son vis:
      De plusurs choses à remembrer li prist,
      De tantes terres come li bers cunquist,
      De dulce France, des homes de son lin,
      De Carlemaigne, son seigneur qui l'nurrit,
      Ne peut muer n'en plurt et n'en suspirt,
      Mais lui méisme ne volt metre en obli,
      Claimet sa culpe si pria Dieu merci, etc.

      Voilà de la poésie, de l'épopée chrétienne; tandis que le texte de
      Turpin n'est qu'un rabâchage monacal de ce que tout le monde
      connoissoit déjà parfaitement sans lui.

[685]Pour la mort de tel prince déust bien faire toute crestienté grant dueil et lamentation. Car comme il fu noble de lignage comme celuy qui estoit de royal ligne, plus fu noble en fais et en prouesce de corps que nul qui en son temps né puis vesquist, ne déust oncques à luy estre comparé. Plain estoit de vertus et de bonnes meurs, pui et fontaine de créance, pillier et soustenance de sainte Eglyse, confort de peuple par ses dignes parolles, médicine contre les plaies et les griefs, du païs défendeur et espérance du clergié, tuteur des veuves et des orphelins, pain et récréation des besoingneus, large aux povres, fols large aux hostels, pour ce espandit tousjours et sema ses richesses ès églyses et ès mains des souffreteux.

Note 685: Le paragraphe suivant est la traduction d'une pièce de vers qui manque dans plusieurs exemplaires latins et qui porte souvent le titre d'Epitaphium comitis Rotolandi.

Tant parfu sages en toutes choses et meismement en la doctrine de la foy et de la créance, que son cuer estoit aussi comme une aumaire pleine de livres[686]. Tous ceulx qui à luy venoient pour conseiller povoient aussi en luy puiser comme en une grant fontaine; sages estoit et de très-grant sens et conseil, débonnaire de cuer, et franc et doulx en parolles; tant avoit en luy de tous biens que toutes manières d'onneurs et de graces se traveilloient en sa louenge[687].

Note 686: Dogmata corde tenens, plenus velut archet libellis. Le texte donné par M. Ciampi et par M. de Reiffenberg porte à tort libellus. La leçon du Msc. de N. D. est préférable.

      Note 687: Notre traducteur n'a pas rendu les deux derniers vers de
      l'épitaphe:

      Pro tantis meritis hunc ad coelestia vectum
      Non premit urna rogi, sed tenet auta Dei.

IV.

ANNEE: 800.

De l'avision l'arcevesque Turpin; coment il fu certain de la mort Rollant et de la mort le roy Marsille. Et puis de Baudoin, coment il aporta vraies nouvelles, et raconta la manière de la mort et de la confession Rollant. Et puis coment Charlemaines et tout son ost retourna en Roncevaux; et du dueil Charlemaines, et des regrets qu'il fist de Rollant.

Que vous raconteroit-on plus? en ce point que la sainte ame glorieuse du glorieux martir le conte Rollant se départit du corps, je, Turpin, arcevesque de Reims, estois avec l'empereur en un lieu qui est nommé le Val Charlemaines, et en celluy jour meismes qui fu en la seconde kalende de juillet avois-je célébré le sacrement de l'autel. Lors fus soudainement ravis en esprit[688], et estois en tel point comme cil qui ne dort né ne veille. Si ouy grand voix de compaignes qui se aloient à mont, chantant vers le ciel; si me merveillay moult que ce povoit estre. Ainsi comme ils s'en aloient à mont, chantant en telle manière, je tournai ma face par devers moy, si vis une tourbe aussi comme de chiens tous noirs, si sembloit bien qu'ils vénissent de praer, ou de tollir, ou de rapiner. Par devant moy trespassèrent à tout leur proie, urlant et braiant, et criant, et disant; et je leur demanday que ils portoient, et ils me respondirent à briefs mots, isnelement: «Nous portons,» distrent-ils, «Marsille et ses compaignons en enfer, et Michel porte vostre buisineur[689] et plusieurs autres lassus aux cieulx.» Rollant appelloient buisineur, pour ce qu'il eut tousjours acoustumé à porter son olifant en bataille.

Note 688: Dans la vieille chanson de geste, c'est Charlemagne qui, dans un songe, croit voir l'annonce de la mort de Roland.

Note 689: Buisineur. «Buccinator,» corneur.

Quant je eus la messe chantée et je me fus désarmé des armes nostre Seigneur Jhésu-Crist, je vins au roy et luy dis: «Roy, saches-tu certainement que Rollant ton nepveu est trespassé de cette mortelle vie, et que saint Michel, l'ange nostre Seigneur, emporte l'ame de luy et de mains autres Crestiens qui receu ont martire avec luy, en paradis, en pardurable repos. Mais je ne say mie le lieu où il est mort, et les déables d'enfer emportent l'ame de Marsille et de mains autres Sarrasins en enfer le puant.»

Tandis comme je disoie ces porolles à Charlemaines, Baudouin vint sur le cheval Rollant, esperonant de grant ravine[690], plourant et doulousant, et grant due il demenant, qui raconta tout maintenant au roy Charlemaines et à tous ceulx qui entour luy estoient tout ainsi comme les choses estoient alées, et coment il avoit laissié Rollant sur la montaigne, de lès le perron, où il trajoit à la mort, et toute la manière de sa confession et de ses plains et de ses regretemens. Lors commencièrent tous à crier et à plourer parmi l'ost, et très-grand dueil à démener et à retourner arrière en la voie de Roncevaux.

Note 690: Ravine. «Force.»

Charles trouva tout premièrement Rollant son nepveu, le très-puissant prince et très-vaillant tant comme il fu en vie et en plaine santé, et le trouva tout mort enversé. En vers[691] gisoit, les mains croisiées sur son pis, ainsi comme il avoit réclamé notre Seigneur Jhésu-Crist et batu sa coulpe. Le roy se laissa chéoir sur luy, et commença à plourer et à gémir, et à soupirer et à faire dueil trop merveilleux et si très-grant que nul ne le pourroit penser. Tant avoit grant douleur et grant angoisse au cuer, qu'il ne povoit mot sonner né parler. Dieu! qui le véist son très-grant dueil demener et faire, com grant pitié il péust avoir au cuer! Ses poings destordoit et féroit ensemble, la face derompoit, et agratinoit aux ongles sa barbe, et ses cheveux sachoit à poingnées, et quant il put parler si cria à haulte voix:

«O Rollant! beau doulx nepveu, destre bras de mon corps, honneur de France, espée de justice haulte, roide sans ploier, haubert fort et entier, heaume de salut, par prouesce comparé à Judas Machabée, semblable à Sanson le fort, à Saül et à Jonathas comparé par fortune de mort, en bataille chevalier très-preux et très-sage, courtois et amiable, chevalereux sur tous autres chevaliers, le fort des forts, le preux des preux, lignié des roys, destruiseur de gent sarrasine et de gent mescréande, défendeur des Crestiens, mur de clergie, baston d'orphelins et de veuves, viande et récréation des povres, releveur d'églyses, langue sans mensonge, sage et discret en tous jugemens, duc et conduiseur des osts et des batailles, le bon des bons, esleu sur tous autres pillier et soutenance de toute crestienté, pourquoi t'amené-je en ce païs et en ces estranges contrées? Pourquoi vis-je plus sans toy, et pourquoi ne muiré-je avecques toi? Pourquoi me laisses-tu triste et dolent, et courroucié et fresle en ceste mortelle vie? Hélas! que pourroi-je faire? Que pourroi-je dire? Que pourroi-je devenir? Biau très-doux nepveu, l'ame de toy soit avec les confesseurs, avec les vierges sans fin, et s'esjoïsse en la compaignie des martirs, en la gloire de nostre Seigneur Jhésu-Crist. Tous les jours de ma vie me convient mais plourer, plaindre, gémir et souspirer sur toy, comme David fist jadis sur Absalon son fils, et sur Saül Jonathas. Jamais jour de ma vie n'aurai joie, né resconforté ne serai; de plourer ne cesserai.» Par telles parolles et par semblables plaingnit et regreta Charlemaines son nepveu, tant comme il vesquit puis[692].

Note 691: En vers. «Sur le dos.» D'où notre à l'envers.

Note 692: Les regrets de Charlemagne, d'abord assez semblables à ceux-ci, finissent d'une manière bien plus touchante dans la vieille chanson de geste, texte de M. Francisque Michel:

      «Ami Rollans, jo m'en irai en France;
      Com jo serai à Loun en ma chambre,
      De plusurs regnes vendront li home estrange;
      Demanderont: U est li quens Cataignes? (capitaine)
      Jo lur dirai qu'il est morz en Espaigne.
      A grant dulur tendrai puis mun realme
      Jamais n'ert jur que ne plur né n'en pleigne.
                                 (Couplet 205.)

V.

ANNEE: 800.

Coment Charlemaines fist logier son ost, et se reposèrent celle nuit meisme là où le corps Rollant gisoit; et coment chascun trova son ami mort ou navré. Coment Olivier fu trové, et coment Charlemaines enchauça les Sarrasins et les occist; et coment Ganelon fu détrait à chevaus pour la traïson; et puis coment chascun emportoit son ami, les uns mors et les autres navrés.

Quant Charlemaines eut ainsi regreté Rollant, son très-chier nepveu, et il eut cessé à plourer, il reprist son cuer, si commanda isnelement et sans aloigne[693], à tendre trefs, aucubes et paveillons en ce lieu mesme où Rollant gisoit mort. Là se reposa l'ost, celle nuit, dolent et desconforté de leurs amis qui gisoient mors parmi les champs; le corps de Rollant fist ouvrir Charlemaines, le desconforté, et puis laver et nétoier, puis embaumer de basme et de mirre. Les obsèques et le service de mors fist chanter aux menistres de sainte Églyse, aux arcevesques, aux évesques, aux abbés et aux moines, à très-grant luminaire. Toute celle nuit mena l'ost dueil et plours très-grans et très-merveilleux, et ce n'estoit pas de merveille, de tantes nobles personnes qui là gisoient mors. Grant luminaire et grant feu firent, parmi les bois, à mont et à aval, çà et là, jusques à tant qu'ils virent le jour apparoir. Au matin s'armèrent tous communément, petits et grans, viels et jeunes, et forts et foibles, et murent et vindrent isnelement en la valée de Roncevaux, au lieu où la bataille avoit esté le jour de devant, et où les barons gisoient mors et enversés, et les autres chevaliers qui à la bataille n'avoient pas esté: là trouvèrent mort Rollant. Là, trouva son ami chascun, dont les plusieurs estoient mors et les autres non; mais ils estoient navrés à mort. Le très-vaillant Olivier, le très-preux, trouvèrent mort, tout en vers, estandu ainsi comme en croix, lié de quatre fors hares à quatre pieux fichiés en terre, et escorchié de couteaulx agus, du col jusques aux ongles des piés et des mains. En plusieurs lieux estoit trespercié de saiètes et de javelots et d'épées, et froissié de coups et de bastons.

Note 693: Aloigne. Retard.

Lors commença le pleur et le cri merveilleux et horrible par toute la valée; si très-merveilleux et si grant que les montaignes en résonnoient, les valées et les bois de toutes pars. Chascun regretoit son fils ou son frère, ou son cousin ou son ami. Et ce n'estoit pas de merveille sé le pleur et le cri y es toit très-grant pour tantes nobles personnes qui là gisoient mors et enversés. Lors jura le roy, par le roy tout puissant, qu'il ne cesseroit de courre jusques à tant qu'il trouveroit ses ennemis, et non fist-il[694]; car tout maintenant, commanda que l'enchacement feust commencié tost et hastivement. Là fist nostre Seigneur apperts miracles pour luy, très-grans et très-merveilleux: car le soleil se tint en sa lueur par l'espace de trois jours. Tant les chaça nostre empereur et sa gent, qu'ils les trouvèrent de lès la cité de Sarragoce, les uns gisans, les autres manans, sur le fleuve d'Esbra. Tant se combatirent et tant en abatirent les nostres, que trente mille en y eut par nombre occis et mors, et les plusieurs saillirent par paour de mort du fleuve, et se noièrent; environ dix mille en y eut de noiés, si comme aucuns livres disent cy endroit[695].

Note 694: Et non fist-il. Et ne cessa-t-il pas.

Note 695: Aucuns livres. Lesquels? Ici notre chroniqueur de Saint-Denis renchérit sur Turpin, qui parle seulement de quatre mille hommes tués, et qui se tait des noyés.

Quant la bataille fu defénie et les païens occis et noiés au fleuve, les nostres se retrairent, et retournèrent à leurs amis qui gisoient mors en Roncevaux. Les mors et les navrés furent isnelement portés là où le corps de Rollant gisoit.

Lors fist l'empereur enquerre se c'estoit voir que Ganelon eust Rollant et les autres barons de France et d'Angleterre trahis et vendus au roy Marsille, si comme chascun disoit communément parmi l'ost. Pris fu isnelement, et tost retenu et emprisonné comme souspeçonneux de si grand traïson comme l'on disoit. Lors quant Pinabaux de Sorente entendit la nouvelle que Ganelon son oncle estoit pris pour cause de traïson des François qui mors estoient, il se trait avant pour luy deffendre comme son oncle. Tantost comme Thierry l'Ardennois, qui escuier avoit esté Rollant, le vit qui sa voit moult bien toute la convine comme celuy qui avoit esté en la bataille dès le commencement jusques au deffinement, et présent à la mort Rollant son maistre, si tendit son gage contre luy, et dist ainsi que la traïson avoit-il faitte et pourparlée, et qu'il lui feroit regehir de bouche et recognoistre, et qu'il en avoit eu trente somiers chargiés d'or et d'argent et d'autres richesses.

Tout maintenant s'alèrent armer et montèrent aux chevaux, sans nul respect, et furent ensemble mis devant tous. Lors brochièrent des espérons l'un contre l'autre, et férirent et chapelèrent tant comme ils peurent l'un sur l'autre. Mais tout maintenant fu Pinabaux occis et mort sans nul retour. Lors fu la traïson du félon Ganelon découverte et congneue tout appertement; et tout maintenant qu'il eut congneue la traïson, sans plus faire d'aloigne, l'empereur fist quérir quatre des plus forts roncins de tout l'ost, et le fist lier tost et apertement par piés et par mains. Tant fu trait et sachié çà et là, qu'il fu despécié tout par membres.

Telle fu la vengeance des barons qui furent mors par traïson, telle fin eut le déloyal par qui tant de preux hommes furent occis, dont France se dolut après moult longuement, et Charlemaines s'en dolut tous les jours de sa vie.

Lors prindrent les François les corps de leurs amis, de leurs fils, de leurs frères, de leurs cousins, et les atournèrent au mieulx qu'ils peurent pour porter avec eulx. Moult fust le cuer dur et fort qui ne plourast s'il véist coment ils les atournoient: ils les fendoient parmi les ventres, et jettoient hors les entrailles d'eulx, et les embasmoient de basme et de mirre qui avoir le pouvoit, et ceulx qui avoir ne le pouvoient si les atournoient de sel et les saloient. Los uns les troussoient sur leurs cous, les autres les portoient entre leurs bras, les autres sur mules, et les autres sur chevaux; elles autres faisoient bières de fust et les couchoient dedens, et les autres portoient les navrés, qui n'estoient encore mie mors, sur eschieles, à leurs couls; les autres les enterroient là meisme; les autres les portoient, les uns jusques à tant qu'ils fleroient[696], et puis les enterroient, et les autres portoient leurs amis jusques en France ou jusques à leurs propres lieux. En telle manière les démenèrent, comme vous avez oï; grant pitié et grant pleur y avoit, mais dueil à démener riens ne vault, car ne le povoient recouvrer.

Note 696: Répandoient de l'odeur.

En ce temps estoient deux grans cimetères; l'un estoit en Alle, en un lieu qui a nom Aleschamp; et l'autre estoit à Bordeaux sur Gironde[697]. Ces deux cimetères avoient sacré sept évesques sains hommes: saint Maxime d'Osque[698]; saint Trophime, évesque d'Alle; saint Pons, évesque de Narbonne; saint Saturnin, évesque de Thoulouse; saint Fourcis, évesque de Pierregort; saint Marceau, évesque de Liége; saint Eutrope, évesque de Xaintes. En ces deux cimetères que je vous ay nommés, que ces sains hommes benéirent et sacrèrent à leur vivant, furent enterrés les François les plus grans, et la plus grant partie de ceux qui furent occis en Roncevaux, et ceux évesques qui moururent sans glaive en la montaigne de Garganc, dont l'istoire a là-dessus parlé.

Note 697: Le pseudonyme Turpin s'empare ici de la tradition en vogue de son temps et qui se rapportoit d'une part au fameux Eliscampi, Aleschans ou Champs-Elysées d'Arles, de l'autre au cimetière de Saint-Seurin de Bordeaux. Aleschans étoit consacré par les chansons de geste de la famille d'Aimery de Narbonne; c'est là que Vivien avoit été enterré, que Guillaume avoit vu ses compagnons les plus braves tomber sous le fer des Sarrasins. Mais la première source des légendes sur Aleschans étoit sans doute la multitude de tombes romaines et de monuments antiques dont la plaine étoit jonchée. On aura voulu naturellement faire l'histoire de ces tombes, et les lier à celle des héros les plus chers aux souvenirs nationaux.

Pour Saint-Seurin y c'est dans les chansons de geste des Lorrains, lesquelles je m'obstine à regarder comme antérieures à celles de Roncevaux même, qu'il faut chercher la source de sa primitive célébrité. C'est là qu'avoient été inhumés tous les chefs des deux illustres familles de Fromont de Lens, et de Hervis de Metz; mais ni dans les chansons de geste des enfants d'Aimery, ni dans celles des enfants d'Hervis, on ne voit d'allusions aux tombes des héros de Roncevaux dans Aleschans et dans Saint-Seurin. Preuve décisive que ces chansons étoient antérieures au pseudonyme Turpin, c'est-à-dire à la fin du XIème siècle. En effet, à peine divulgué, le texte de Turpin fut considéré comme un article de foi et prit sa place au milieu des croyances les plus profondément enracinées. Un trouvère n'auroit donc jamais osé célébrer, après lui, les mêmes localités, sans faire concorder exactement le récit de la légende et celui de son poëme.

Note 698: Osque. Huesca.

VI.

ANNEE: 800.

Coment le corps de Rollant fu porté en la cité de Blayes, et enterré en l'église de Saint-Romain; et coment Charlemaines renta l'églyse. Et puis de divers lieus où Olivier et les autres barons furent portés; et puis des aumosnes que Charlemaines fist pour les morts; et coment Turpin demora à Vianne.

Le corps de Rollant fist Charlemaines porter en la cité de Blayes, dont il estoit sire et duc, sur deux mules, en bière dorée couverte de riches pailes de soie, en l'églyse qu'il avoit fondée fut posé, et mis dedens[699] chanoines ruillés. Là le fist-on ensépulturer moult richement et moult honnourablement, si comme à tel prince afféroit qui de si grant renommée et de si hault estoit que tous ceux qui oioient parler de luy, et à qui il avoit guerre, le creignoient. S'espée Durandal fist pendre au chief, et aux piés son olifant, en l'onneur de nostre Seigneur Jhésu-Crist, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et en l'honneur de sa très-haulte renommée et prouesse; mais l'oliphant fu puis porté à Bourdeaux sur Gironde, en l'églyse saint Severin[700]. Beneurée est la très-noble cité de Blayes, qui est aournée de si grant hoste de cui aide elle est garnie, de cui prouesce elle est esjoïe. A Belin[701] fu enterré le très-noble Olivier, qui seul fu comparé par prouesce à Rollant, et estoit son compaignon juré en armes et fiance; le roy Ogier de Danemarche; Gondebœuf, roy de Frise; Aratans, le roy de Bretaigne, et Garin, duc de Lorraine, et mains autres barons: tous ceulx furent enterrés à Belin, qui de tant et de si nobles princes est honnouré.

Note 699: Et mis dedens, et furent mis.—Ruillés. Réguliers.

Note 700: La plupart des leçons latines portent:

«Sed et tubam postea aliam in beati Severini basilicam apud Burdegalam condignè transtulit.» L'excellent manuscrit de N.D., n° 133, porte: «Sed alius posteà tubam in B. Severini basilicam apud Burdigalam indignè transtulit.» Et la chronique du temps de Philippe-le-Bel, renfermée dans le Msc. 8396, dit: «Mès le cor en fist puis porter, ne sai quel sire, en la chapèle S. Severin à Bordeaux.»

      Philippe Mouskes de son côté nous dit que Durandal fut ensuite remise
      entre les mains de Charlemagne:

      Mais par tant qu'ele estoit si bonne
      L'en ostèrent puis li Kanonne
      Si l'envoièrent Carlemaine
      Qui grant joie et grant dol en maine.
                         (Vers 9024.)

      Note 701: Belin. Lieu dont les chansons des Lorrains avoient
      précèdemment fondé la célébrité. Voyez Garin le Loherain.

A Bourdeaux au cimetère Saint-Severin refurent enterrés ces nobles barons: Gaiffier, duc de Bourdeaux et d'Acquitaine; Gelin et Gelier, Regnault d'Aubespine, Gaultier de Termes, et Guelin, et Bègue, et bien d'autres personnes. Hoël, comte de Nantes, en fu porté pour mettre en terre et en sépulture à Nantes en Bretaigne la cité, avec mains autres barons.

Quant tous ces nobles barons furent ainsi ensépulturés comme vous avez oï en divers lieux, Charlemaines fist donner aux povres robes et à mengier, et départit pour l'amour de nostre Seigneur Jhésu-Chrit, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, douze mille onces d'argent et autant de besans d'or, à l'exemple de Judas Macbabée. Et toute la terre qui est à six milles de la cité de Blayes, et la cité meisme, donna à saint Romain, et toutes les appartenances de la ville, en l'honneur de Dieu et de son cher nepveu Rollant, et pour tous ceulx qui avec luy avoient receu mort. Le lieu et les personnes franchit; car il ne voult qu'ils féussent subgiés à nulle humaine personne, et les lia par serrement, eulx et ceulx qui après eulx vendroient, qu'ils revestiroient et paistroient trente povres, chascun an, au jour de l'aniversaire de son chier nepveu Rollant, pour l'ame de luy et de tous ceulx qui furent occis en Roncevaux; et feroient chanter autant de vigilles et de messes; et ainsi firent le serement, et promistrent à tenir comme il voult deviser.

Après cest establissement, je Turpin et l'empereur, et une partie de nostre ost, nous despartismes de la cité de Blayes, et nous en alasmes par Gascongne, par la cité de Thoulouse, droit en Alle-le-Blanc. Là trouvasmes l'ost des Bourgoignons, qui s'estoient despartis de nous dès Roncevaux, et estoient là venus à tous leurs mors navrés, parmi Molaine[702] et Thoulouse. Si les emportoient en charettes et en litières, et aucuns sur mules et sur chevaux, pour enterrer au cimetère d'Aleschans, dont nous avons là meisme dessus parlé.

Note 702: Molaine. Aujourd'hui Mauléon.

En celluy cimetère furent enterrés, par nos mains, ces nobles barons:
Estouz de Langres, Salmon et Sanse, le duc de Bourgoigne, Hernault de
Beaulende, Auberri le Bourgoignon, Guimart et Estormis, Attes et Thierri,
Yvorin et Yvoire, Bérengier, et Berart de Nubles, et Naimes le duc de
Bavière, et dix mille autres personnes. Mais Constentin, le prévost de
Rome, et avec luy mains autres barons romains et puillois furent portés par
mer en la cité de Rome, et noblement ensépulturés.

Pour les ames de tous ceulx qui là furent enterrés fist Charlemaines donner aux povres, en la cité d'Alle, douze mille onces d'argent et autant de besans d'or, à l'exemple de Judas Machabée, ainsi comme il eut fait en la cité de Blayes.

Et après ces choses, nous nous en alâmes tous ensemble en la cité de Vianne, et je Turpin demorai en la cité, moult travaillé et moult affoibli des grans travaux et des coups et des plaies que j'avois souffers en Espaigne; et Charlemaines s'en ala droit à Paris à tout son ost, qui moult restoit jà afoibloié pour les travaux, et plus encore pour le dueil de Rollaut son nepveu, et d'Olivier le preux et des autres barons.

VII.

ANNEE: 800.

Coment Charlemaines retourna en France, et fist concile de prélas et parlement des barons; et coment il rendi graces au benéoit martir saint Denis, et li donna et lessa en gage toute France en la présence des barons; et puis coment il s'en ala à Ais-la-Chapelle. Et puis de la vision Turpin de la mort Charlemaines.

Quant Charlemaines fu retourné en France, il vint à Saint-Denis. Là fist assembler conseil des prélas et des barons; à Dieu et monseigneur saint Denis rendit graces et, merci de ce qu'il luy avoit donné force et pouvoir de vaincre et confondre la gent sarrasine. Là fist un tel establissement, qu'il donna toute France à l'Églyse en l'honneur des martirs; ainsi comme saint Pol l'apostre et saint Clément luy avoient jadis livré[703] pour convertira la foy crestienne; et voult et ordonna que tous les rois de France et tous les prélas présens et à venir fussent obéissans à nostre Seigneur et au pasteur de l'Églyse, et que nul roy ne peust estre couronné sans son assentement et sans son conseil, né évesque ordonné en court de Rome né dampnés ne receus sans sa volenté et sans son assentement.

Note 703: Luy avoient, avoient livré la France à Saint-Denis. En effet, les deux donations ont la même authenticité.—Toute France à l'Églyse. Toute l'Ile-de-France à l'églyse de Saint-Denis.

A la parfin, après plusieurs dons et plusieurs privilèges qu'il donna à l'Églyse, establit-il et commanda que chascune personne chief d'ostel de toute France rendist chascun an en l'églyse quatre deniers, non pas par servitude, mais par franchise, et que tous ceulx qui cerfs estoient[704] devant fussent franchis. Par tant, si ne doit-on pas cuider que ce soit servage, ains est droit establissement de franchise. Car ainsi fist Alexandre-le-Grant quant il eut conquis tout Orient, que tous ceulx qui luy rendoient quatre deniers feussent quittes de toute autre coustume. Dont les roys de France paient chascun an quatre besans d'or et dessus leurs chiefs les offrent aux martirs, en recognoissance qu'ils tiennent de Dieu et de luy tout le royaume de France; ce qu'ils ne féissent en nulle manière sé ce feust en nom de servage[705]. Après prist le roy sa couronne et la mist sur l'autel. La couronne de France livra en garde de Dieu et de saint Denis, et se démist de toutes honeurs terriennes.

      Note 704: Il falloit ajouter avec le texte latin: Et qui donneroient
      librement ces deniers
, «qui hos nummos libenter darent.»

      Note 705: Voici un exemple bien coupable de fraude pieuse que je
      suis obligé de signaler.

1° Tout ce qui suit la mention de l'affranchissement des serfs qui donneroient à Saint-Denis quatre pièces d'argent (quatuor nummos), ne se trouve dans aucun exemplaire de la chronique latine de Turpin; c'est une addition, une invention du traducteur de Saint-Denis, et l'on n'en voit pas de traces dans la Chronique des rois de France, rédigée sous Phillppe-le Bel, mais non pas dans l'abbaye méme de Saint-Denis.

2° Tout ce qui regarde l'église de Saint-Denis et les privilèges exorbitants que Charlemagne lui auroit prodigués, est une interpolation criminelle, faite dans le XIIIe siècle, au texte déjà bien criminel du faux Turpin. Il semble, car on ne peut être ici trop sévère, que les moines de Saint-Denis aient voulu partager avec Saint-Jacques-de-Compostelle les bénéfices de la fraude dont s'étoient rendus coupables les rédacteurs du faux Turpin, et qu'ils n'en aient admis le contenu que sous la condition d'y faire quelques suppressions et surtout quelques additions à leur profit. Auroient-ils donc fait ouvertement trafic du mensonge? je ne le pense pas. Quand la Chronique de Turpin fut admise au milieu des chroniques nationales, il y avoit déjà long-temps que l'opinion publique la regardoit comme authentique; mais possesseurs des textes les plus respectés de toutes nos annales, il fut facile aux moines de Saint-Denis de faire à celle de Turpin quelques additions dont personne n'eut la pensée de discuter l'authenticité.

Cependant un manuscrit nous est resté, le plus ancien, le plus exact de tous ceux qui renferment le psoudo-Turpin; on voit que je veux parler du n° 133 de Notre-Dame, copié vers la fin du XIIème siècle, alors que les moines de Saint-Denis n'avoient encore aucune autorité sur l'histoire nationale; il ne contient pas le fameux passage, et son silence est ici la condamnation patente de la fraude du traducteur de Saint-Denis. Voici donc le texte qu'il nous offre:

«Rex debilitatus, cum suis exercitibus parisiacam rediit urbem. Deindè, veniens ad ecclesiam beati Dionysii, eumdem locum honoravit et obsecrationibus et oblationibus. Qui cùm aliquantis diebus ibi moram fecisset, tandem apud Aquisgrani versus Leodium pervenit, etc.»

On voit qu'ici il n'y a plus que des prières et des offrandes, au lieu d'un concile, d'un don de toute la France, d'une suprématie effrontée accordée à Saint-Denis dans toutes les questions d'ordre politique et religieux. Il est d'autant plus important de relever cette fraude audacieuse, entée sur celle des moines de Saint-Jacques de Compostelle, que si l'on ne prouve cette interpollation dans le texte primitif du faux Turpin, il sera impossible d'admettre qu'un moine espagnol en ait été l'auteur.

Au reste, l'interpolation fut adroitement faite. Ses auteurs avoient eu soin d'y rappeler les intérêts de l'église Saint-Jacques, et d'y flatter l'orgueil national. Mais le chroniqueur de Saint-Denis a omis cette sorte de confirmation, qu'il jugooit sans doute inutile de son temps. La voici telle qu'elle est traduite dans le vieux manuscrit 7871:

«Et tous les sers qui ces deniers donroient, il les franchi. Dont ala-il devant le cors mon seignor S. Denise si li requist que li priast à Deu que tuit cil qui volontiers donnoient ces deniers et cil qui lor terres avoient lessiées por amor Deu et qui estoient alé en Espaigne eussent joie permenable…. La nuit que li rois et fete ceste prière, saint Denis li aparut en dormant, si l'esveilla et si li dist: Rois, saches que j'ai requis à Notre-Seigncur que tuit cil qui alèrent o toi en Espaigne que il ont pardon de lor pechiés, et cil qui volontiers et de boen cuer donent les deniers por édifier m'église, il auront pardon des lor plus grans meffez. La matinée conta li rois ce qu'il avoit oï, si donerent tuit par costume les deniers de boen cuer, et cil qui les donoit volontiers estoit apellés li frans de Saint-Denis. Dont vint la coustume que celle terre qui devant fut apellée Galle fut donc nommée France; c'est à dire quelle fut franche de tot servage d'autre gent. Et pour ce, doivent les gens de France estre seignor et anoré de sor totes autres gens.»

Congué prist aux glorieux martirs et au royaume de France; à Ais-la-Chapelle s'en ala et là parfist le remenant de sa vie. Puis tous les jours tant comme il vesquit plaignit et regreta son chier nepveu Rollant, et Olivier, et les autres barons qui mors furent en Roncevaux. Puis qu'il se départit d'Espaigne, et meismement puis la mort de Rollant ne put avoir santé. Tousjours puis tant comme il vesquit donna aux povres doze mille onces d'argent et autant de besans d'or, et robes et viandes, pour les ames de Rollant et d'Olivier et des autres barons, en la sixième kalende de juin. Et faisoit lire autant de Pseaultier et chanter autant de messes au tel jour comme ils receurent martire. Avant qu'il se départist de moy en la cité de Vianne, me promist, sé il mouroit avant de moy, il le me feroit assavoir par certain message; et je luy promis aussi que sé je mourroie avant de luy, que je luy feroie vraiernent assavoir.

Un jour advint en la cité de Vianne, où je demouroie, que j'avoie chanté une messe pour les fils Dieu de Requiem, et je disoie un pseaume du Pseaultier que je avoie acoustumé à dire. Après la messe je vis une légion de déables soudainement trespassans par devant moy; j'en appelai un qui derrière aloit, et je le conjuray, de la vertu de Dieu, que il me dist où ils aloient; et il me dist qu'ils aloient à Ais-la-Chapelle à la mort de Charlemaines, qui en celle heure devoit mourir. Je n'eus pas assouvy le pseaume que j'avois commencié, que je les vis retourner et passer par devant moy, et demandai au derrenier à qui j'avoie devant parlé qu'ils avoient fait? Et il me respondit que un Galicien sans chief, et un François décolé[706] avoient tant mis de fusts et de pierres de moustiers en balance, que les bienfais qu'il avoit fais pesoient plus que le mal; et pour ce leur avoient les anges tollue l'ame, et l'avoient mise ès-mains du souverain Roy.

Note 706: Ces mots soulignés ne sont pas dans le Msc. de N. D.

Quant le déable eut ce dit, il s'esvanoyt tautost. Lors sceu-je bien et entendis certainement que Charlemaines estoit trespassé en la joie de paradis, en celle heure meisme. Si luy souvint-il, à la mort, de la promesse qu'il avoit faitte quant il se départit de moy à Vianne; car il commanda à un chevalier qu'il me venist noncier et faire certain de sa mort. Quinze jours après son trespassement vint à moy le message qui me raconta la manière de sa mort. Lors fus-je certain que au mois et du jour que je l'advision avois eue, avoit-il esté mors.

VIII.

ANNEE: 800.

De plusieurs signes qui avindrent devant la mort Charlemaines; et puis de son testament, et coment il fu ensepulturé. Puis après, de la sénification Charlemaines et Rollant, et d'Olivier et Turpin.

Le temps de l'Incarnation estoit adonc en la sisiesme kalende de février, mais pour ce qu'il apparust bien par plusieurs signes que le terme de sa vie approchoit, si comme nous dirons ci après, revoult-il ordonner de son testament par grant délibération, ainçois qu'il accouchast de la maladie dont il mourut. Dieu et sainte Églyse fist hoirs de tous ses biens meubles et de tous ses trésors, et les devisa en trois parties. La tierce partie devisa et donna aux povres menistres de son palais; les autres deux devisa en deux parties selon le nombre de trente-deux arcevesques de son empire, et voult que chascune arceveschié receust le treu qui à l'arceveschié afferoit; et les autres deux parties égaument aux évesques des éveschiés qui soubs luy estoient en son empire. Et estoient tels: Romme, Ravenne, Milans, Aquilée, Grace, Couloigne, Maïence, Taillebourc, Trèves, Besençon, Lion, Vienne, Arle, Narbonne, Ébraudune, Darentose, Bourdeaux, Sens, Tours, Bourges, Rains, Rouen.

Saintement et honnestement vesquit tous les jours de sa vie. Son empire crut et monteplia si comme l'istoire l'a devisé. L'estat de sainte Églyse laissa en grant paix et en grant concorde. Cel an de l'Incarnacion tel mourut comme nous avons dit dessus, en l'an de son aage soixante et deux ans, de son règne quarante-sept ans, du règne de Lombardie quarante-trois, de son empire quatorze. Tant fu puissant et renommé qu'il tint toute la terre qui siet entre le montde Gargane et la cité de Cordes en Espaigne.

A Ais-la-Chapelle fu son corps posé, en l'églyse Nostre-Dame, qu'il avoit fondée; purgié fu et embasmé, et enoing et empli d'odeurs et de précieuses espices. En un trosne d'or fu assis, l'espée ceinte, le texte des évangiles entre ses mains. En telle manière fu assis en son trosne, qu'il a ses espaules, par derrière, un petit inclinées, et la face honnestement dréciée contre mont; dedens sa couronne, qui à une chaine d'or est attachiée sur son chief, est une partie du fust de la sainte croix. Vestu fu de garnemens impériaux, et la face couverte d'un suaire par dessoubs. Son sceptre est un escrin d'or que l'apostole Lion sacra et mit devant luy. Si est sa sépulture emplie de trésors et de richesses, et de diverses odeurs et de précieuses espices.

Plusieurs signes avindrent par trois ans devant qui apertement signifioient sa mort et son deffinement. Le premier fu que le soleil et la lune perdirent leur couleur naturelle par trois jours, et furent ainsi comme tous noirs, un pou avant ce qu'il mourust. Le second fu que son nom, qui estoit escript en la paroy de l'églyse de Nostre-Dame d'Ais, que il avoit fondée, effaça de luy-meisme.

Le tiers signe si fu que un porche qui estoit entre l'églyse et le palais fondit par soy-meisme le jour d'une Assencion. Le quart fu que un pont de fust que il avoit fait faire par sept ans en la cité de Maïence, sur le fluve de Rin, fondit en mi l'eaue. Le cinquiesme si fu quant il chevauchoit un jour de lieu en autre, le jour devint ainsi comme tout noir, et un grant brandon de feu courut soudainement de la destre partie en la senestre par devant luy; et de ce fu moult espouvanté, et ébahi si durement, qu'il chaït à terre du cheval; et ses chevaliers et sa gent qui avec luy chevauchoient coururent tantost à luy et le levèrent de terre isnèlement.

Certainement doit-on croire qu'il soit parçonniers à la couronne et à la gloire des martirs; car ainsi il souffroit avec eux les peines et les travaux en ceste mortelle vie. Par ce peut-on savoir que quiconques édifie églyses ou moustiers en l'onneur de Dieu et des sains, il appareille à s'ame le règne des cieux, et il sera osté des mains au déable ainsi comme Charlemaines fu[707].

Note 707: Voilà toute la morale de l'œuvre; aussi la plupart des leçons du pseudo-Turpin finissont-elles ici. Ce qui suit, évidemment, est une sorte de commentaire de l'éditeur de la chronique.

Turpin ne vesquit pas moult longuement que Charlemaines fu trespassé. En la cité de Vianne mourut dignement et glorieusement, moult agrevé des plaies et des travaux qu'il eut souffert en Espaigne. De lès la cité de Vianne fu ensépulturé vers Orient, en une petite églyse. Mais aucuns clers chanoines[708] pristrent puis le corps et le portèrent en la cité, en une églyse où il repose honnestement et dignement; pour ce que cette églyse où il estoit premièrement estoit aussi comme gastée. Le corps du saint homme trouvèrent tout entier en char et en poil, revestu des garnemens qui affièrent à évesque. Il est couronné de couronne de victoire en paradis qu'il desservit en terre par mains travaux.

Note 708: Il y a dans le texte: «Cujus sanctissimum corpus nostris temporibus quidam ex nostris clericis quodam sarcofago, etc.» C'est ici Godefroi, le prieur de Saint-André, qui parle, et nous prouve que ce monastère à son tour voulut avoir sa part dans la proie de l'affaire Turpin.

L'en doit croire que ceulx qui reçeurent martire pour la foy Jhésu-Crist ils sont couronnés ès cieulx pour leur desserte. Et jà soit que Charlemaines et Turpin ne feussent pas martirs en Roncevaux avec Rollant et Olivier et avec les autres martirs, toutes voies sont-ils parçonniers de leurs mérites et de leur gloire, en ce qu-ils sentirent tant comme ils vesquirent sans eulx les douleurs et les travaux de leurs plaies. Et ainsi comme dit l'apostre, sé ils furent parçonniers et compaignons des douleurs et des paines, ils seront parçonniers de la gloire et du confort.

Selon la signification des noms, Rollant si vault autant comme Roole de science, pour ce qu'il surmonta tous les princes et tous les roys de sapience.

Olivier vault autant comme homme de miséricorde, car fut miséricors sur tous autres, débonnaire en parolles, débonnaire en fais, et patient en toutes manières.

Charlemaines si vault autant comme jour de char, pour ce qu'il surmonta et resplandit tous les princes et les roys charnels, après Jhésu-Crist, en science et en vertus.

Turpin si vault autant comme homme très-biau, sans aucun vice de laidure; car il fu tousjours honneste en parolles et en fais.

IX.

ANNEE: 800.

D'une adventure merveilleuse qui advint à Rollant comme il vivoit, avant qu'il entrast en Espaigne, et coment il délivra son oncle des mains aux Sarrasins[709].

Note 709: Ce chapitre manque dans les éditions imprimées latines et françoises de la chronique de Turpin; mais on le retrouve dans un grand nombre de manuscrits, entre autres pour le texte latin dans celui de Notre-Dame, et pour la traduction dans le n° 7871. Les chroniques de France, du temps de Philippe-le-Bel, ne l'ont pas admis.

Mais, pour bon exemple donner aux roys et aux princes qui guerre ont à mener contre les ennemis de la crestienté, ne doit-on ci oublier une merveilleuse adventure qui advint à Rollant au temps qu'il vivoit, avant qu'il entrast en Espaigne. Il advint qu'il assist à grant ost une cité qui avoit nom Garnopole[710]; sept ans entiers dura le siège.

Note 710: Garnopole. Grenoble (Grationopolis).

Tandis comme il estoit au siège devant cette cité, un message vint à luy, et luy dist que les roys des Wandres et de Frise et de Sassoigne avoient assis Charlemaines son oncle en la cité de Dalmacie, en un chastel; pour ce luy mandoit son oncle qu'il le secourust tost et hastivement, et le délivrast des mains des païens qui assis l'avoient à grans osts. Moult fu Rollant dolent quant il sceut le péril où son oncle estoit. Si commença à penser lequel il feroit sé il iroit délivrer son oncle, et guerpiroit le siège de la cité où il avoit si longuement sis, et souffert tant de peines et de travaulx; ou s'il la prendroit avant qu'il alast en l'aide son oncle.

Oez[711] que fist le noble prince Rollant en la nécessité de deux fortunes: trois jours et trois nuits jeusna, sans boire et sans mengier, luy et tous ses osts en oroison, priant à Dieu que il leur envoiast secours par telles parolles:

«Biau sire Jhésu-Crist, fils du hault Père, qui la rouge Mer partis et devisa, ton peuple feis parmi passer à terre seiche, et le roy Pharaon qui les chaçoit plungeas en la mer, luy et tout son peuple; à ton peuple qui estoit par le désert envoias la manne du ciel, maintes nations et maint peuple occis qui leur estoient contraires, et Sion le roy des Amoriens, Og le roy de Basan, et tous les roys de la terre Chanaan; et leur délivras la terre de promission pour habiter, si comme tu l'avoies devant promis à leur père Abraham; et tu sire, qui les murs de Jhéricho trébuchas sans aucune humaine force, où les ennemis de ton peuple estoient enclos: beau sire Dieu, si comme c'est voir, et je croi fermement que tu es tout puissant, par ta sainte parolle vueilles destruire et cravanter ceste cité par les bras de ta puissance, si que la gent païenne qui se fie en sa fiance et non mie en toi, cognoisse appartement que tu es Dieu tout puissant, plus fort que nuls roys, vrai aideur de tous Crestiens, et destruiseur de Sarrasins et de toutes gens mescréans, qui vis et règnes avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, sans commencement et sans fin.»

Note 711: Oez. Ecoutez.

Après ceste parolle, les murs de la cité chaïrent sans aucune force d'homme, si que la cité fu toute desclose de toutes pars, et le prince Rollant entra dedans luy et ses osts sans nulle défence; les Sarrasins occirent et chacièrent tous. Si fu la cité conquise en telle manière comme vous avez oï. Moult fu Rollant lié et tous ses osts de la grace que nostre Seigneur luy avoit faitte par sa vertu. Louenges luy rendirent de bonne entencion.

Lors prist Rollant son ost, et ala délivrer son oncle en la terre des
Thioys[712]; ses ennemis desconfist et enchaça, et délivra son oncle de
leurs mains, par la vertu et par la grace de nostre Seigneur
Jhésu-Crist[713].

Note 712: Thioys. Allemands.

      Note 713: Ici finit la relation du Turpin, dans le manuscrit de
      Notre-Dame.
      On lit à la suite (f° 34, r°):

                           «Amen.
      Qui legis hoc carmen Turpino posce veniam
      Ut pletate Dei subveniatur ei.»

      Vient ensuite le récit de la mort de l'archevêque, et puis le fond de
      notre chapitre 10, qui manque dans les traductions françoises de
      Turpin et qui n'avoit pas été fait pour être confondu avec lui.

X.

ANNEE: 800.

De ce qui avint en Espaigne long-temps après la mort Charlemaines: coment l'aumacour de Cordes se vanta qu'il conquerroit toute Espaigne. Son ost assembla, et fist moult de dommages en la terre, puis s'en ala tout espoenté par les miracles que il vit.

Cy endroit nous convient mettre en mémoire ce qui advint en la terre de
Galice après la mort de Charlemaines.

Long-temps après fu le païs en paix, quant un prince sarrasin qui estoit aumacour de Cordes s'esmut par l'aatisement[714] du diable, et se vanta qu'il conquerroit la terre d'Espaigne et de Galice que Charlemaines avoit tollue à ses prédécesseurs. Si revint de rechief à la loy païenne qu'il avoit renoiée et guerpie; ses osts assembla, la terre et le païs destruist et gasta en divers lieux, et vint à la cité de Compostelle, là où le corps monseigneur saint Jacques repose.

Note 714: Aatisement. Instigation. «Dæmonis instinctu.»

Tout quanques ils trouvèrent dedens prisdrent et ravirent; l'églyse du glorieux apostre destruisirent, dont ce fu grant douleur; textes[715] d'or et tables d'argent, croix, encensiers et autres ornemens ravirent. Dedens l'églyse meisme hébergeoient leurs chevaux, et faisoient leurs ordures de lès le mestre-autel de léans.

Note 715: Textes. Couvertures.

De ce se courrouça nostre Seigneur et les punit, en telle manière que tous ceulx qui ce faisoient estoient si esmeus dedens le corps, qu'ils mettoient hors, par dessoubs, les boiaulx et les entrailles[716]. Les autres perdoient les yeulx et s'en aloient parmi l'églyse une heure çà et l'autre là, comme ceulx qui goute ne véoient. L'aumacour qui maistre estoit d'eulx perdit la veue du tout; mais toutes voies il la recouvra par le conseil d'un des prestres de léans que il avoit pris. Cil luy loua[717] qu'il appellast l'aide nostre Seigneur. Lors commença le Sarrasin à haulte voix: «O Dieu des Crestiens! Dieu de Jacques, Dieu de Marie, Dieu de Pierre, Dieu de Martin, Dieu de tous Crestiens, sé tu me veulx rendre les yeulx et donner santé de ma vie ainsi comme devant, je renoierai Mahommet mon Dieu, et ne revendray plus à la terre de Jacques, ton grant homme, pour mal faire. O tu! Jacques, grant homme et grant sire, sé tu me veulx donner santé de mes yeulx et de mon ventre, je te rendrai quanques j'ai pris en ta maison.»

Note 716: «Fluxu sanguinis intestinorum interibant.»

Note 717: Loua. Conseilla.

Quinze jours après ce qu'il eut tout rendu à double, et restabli quanqu'il avoit tollu à l'églyse, il recouvra santé des yeulx et du ventre. De la contrée Saint-Jacques se départit, et promist que jamais en ces parties ne retourneroit pour rober né pour mal faire; et bien recognoissoit et preschoit que le Dieu des Crestiens estoit puissant, et Jacques son disciple grant homme.

Ainsi se départit et s'en ala parmi Espaigne, le païs gastant. A une cité vint qui avoit nom Cornus[718]. En celle cité estoit une églyse moult noblement fondée en l'onneur de saint Romain. Si estoit moult bien garnie de livres, de croix, d'argent, et de textes d'or. L'aumacour, qui pas n'avoit oublié sa cruaulté, vint et ravit quanqu'il avoit dedens celle églyse. La cité mist tout à gast et à destruction. Si advint, quant il fu hesbergié, que un de ses princes et des menistres de son ost entra en l'églyse Saint-Romain. Comme il regardoit çà et là, si vit trop belles coulombes de pierres qui soustenoient la couverture de l'églyse, et estoient sur argentées et dorées par amont[719]; et le Sarrasin, qui fu plain de félonnie et d'envie, prist un gros coing de fer, et commença à férir d'un maillet à merveilleux coups, en une creveure qui estoit en la coulombe ainsi comme une jointure, et le faisoit en entencion de l'églyse trébuchier. Mais nostre Seigneur luy monstra bien qu'il s'en courrouçoit, car il fu maintenant mué en pierre naturelle; et celle propre est encore en l'églyse, en semblance de homme. Si a toute couleur, en robes et en visage, comme le Sarrasin portoit à l'eure qu'il fu mué. Et soulent racompter les pélerins qui là vont que celle image de celluy Sarrasin rend pueur très-grant.

Note 718: Cornus. Le texte de N. D. porte Ornix. «Ad villam quæ dicitur Ornix.» Peut-être Orense.

Note 719: Par amont. Par le haut. «In summitate.»

Quant l'aumacour vit celle nouvelle, il dist à ses princes: «Vraiement, moult est grant et puissant le Dieu des Crestiens; car ses gens, jà soit que ils soient mors et trespassés de ceste vie, ont povoir que ils destraignent et justicient ceulx qui mal font à leurs lieux; les autres font vuider les entrailles du corps, et les autres muent en pierre. Jacques me tollit les yeux, Romain a fait de mon homme pierre. Mais Jacques est plus débonnaire que cil Romain; car il eut pitié de moy et me rendit les yeulx, et cil Romain ne me veut rendre mon homme. Fuyons-nous de cest païs, et n'y revenons plus, que pis ne nous en viengne.»

Lors se départit l'aumacour de la contrée, et en mena son ost. Si ne fu puis nul si hardy, de long-temps après, qui osast le païs envaïr, né la contrée Saint-Jacques.

Sachent tous que tous ceulx qui sa contrée et son païs troubleront seront à tousjours-mais dampnés sans fin; et ceulx qui des Sarrasins la garderont et deffendront desserviront la joie de paradis par les mérites de nostre Seigneur et de monseigneur saint Jacques, à laquelle nous doint tous parvenir, par la prière de monseigneur saint Jacques, le roy des roys qui vit et règne en Trinité parfaite, par tous les siècles des siècles. Amen.

Cy fine le sixiesme et derrenier livre des fais et gestes le fort roy Charlemaines.

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