Les grandes chroniques de France (2/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis
[335]Tassille, le duc de Bavière (qui en l'an devant luy avoit feaulté donnée), vint à armes contre luy par la volonté sa femme qui fille estoit Desier de Pavie que le roy avoit deshérité et envoie en essil. Ainsi cuidoit se vengier par son mari du deshéritement et de la condempnation de son père.
Note 335: Ce paragraphe, traduit de la chronique de Sigebert, A° 780, semble à tort transporté dans cet endroit. Pour le justifier, notre traducteur a ajoute les mots: Qui en l'an devant luy avoit feaulté donnée.
VIII.
ANNEES: 783/785.
Coment il vint de rechief en Sassoigne, et coment il mena les Saisnes par deus fois à soveraine desconfiture. De la mort la royne Hildegarde; des espousailles la royne Fastrade; de la mort sa mère, la royne Berthe. Coment il mut en Sassoigne par trois fois ou par quatre. Coment il se vengea des François Orientels, qui contre luy s'estoient révélés par mauvais conseil.
[336]Quant le printemps fu repairié et la saison renouvellée, le roy s'appareilla de rechef pour ostoier en Sassoigne, car il avoit nouvelles oïes que les Saisnes s'estoient révélés contre luy plus fièrement qu'ils n'avoient oncques fait devant. Avant qu'il se départist de la ville où il avoit iverné, fut morte sa femme Hildegarde en la seconde kalende de may. Le roy fist enterrer le corps si comme il avoit proposé. Il entendit que les Saisnes estoient assemblés en un lieu qui a nom Theomel[337], et qu'ils s'appareilloient à bataille contre luy à tout leur effort. Vers celle part tourna son chemin, si tost comme il peut. Bataille leur rendi, que pou en eschappa de si grant nombre comme ils estoient que tous ne feussent occis.
Note 336: Eginh. Annal. A° 783.
Note 337: Theomel. Latin: Thietmelle. C'est encore Dethmold.
Après cette victoire se départit du champ et s'en ala à un lieu qui a nom en leur langage Padrabone[338]. Là fist tendre ses heberges pour attendre une partie de son ost qui à luy devoit venir.
Note 338: Padrabone. Paderborn.
Tandis qu'il demouroit encore en ce lieu, nouvelles lui vindrent que les Saisnes qui de sa bataille estoient eschappés, à quanques ils povoient avoir de secours de toutes pars, estoient assemblés ès contrées de Witefale[339] sur une eaue qui a nom Hasan. Là se rapareillèrent pour combatre de rechief contre luy, s'il alloit en ces parties. Quant le roy eut oy ces nouvelles, il rassembla ses gens qui puis estoient à luy venus de France, avec ceux que il avoit devant, et vint sans demeure au lieu où ils estoient assemblés. A eus se combatit aussi benheureusement comme il avoit fait devant, si que la plus grant partie en fut occise et l'autre prise et mise en chétivoison[340]. Et François ravirent toutes leurs despoilles et firent proie de quanques ils avoient. Premièrement vint au fleuve de Wisaire et puis à un autre qui a nom Albe, en cerchant tout le païs et le dégastant par feu et par occision. Et quant il eut toutes ces contrées détruites il retourna vers France: Femme espousa qui avoit nom Fastrade; Françoise estoit de nacion. Et après pou de temps elle conceut et enfanta du roy deux filles.
Note 339: Witefale. «In finibus Westfalorum, super fluvium Hasam.»
Note 340: Chetivoison. Captivité.
En celle année meisme trespassa de ce siècle la royne Berthe mère du roy Charlemaines, qui femme eut esté son père Pepin le roy. En la tierce yde de juin mourut[341]. Dame estoit plaine de bonnes meurs et de doulce mémoire. En sépulture fu mise en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, coste à coste du roy Pepin. Si couroit alors le temps de l'Incarnacion Nostre Seigneur, sept cents quatre-vingt-quatre.
Note 341: La fin de l'alinéa est du traducteur, comme presque tous
les détails relatifs à la sépulture des personnes royales.
Le roy départit son ost et vint pour yverner en une ville qui a nom
Haristalle. Là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
[342]Quant la nouvelle saison fu venue, le roy assembla ses osts pour ostoier en Sassoigne, et pour essaier s'il pourroit mettre à fin cette guerre qui tant avoit duré. Le Rin trespassa à la fontaine de Lippie[343]; de là vint au fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Huccubi, en dégastant toutes les contrées de Westefalois. Ses heberges fist tendre, pour demourer sur le fleuve. Mais en dementiers qu'il y demouroit, il apperceut qu'il ne pourroit entrer en Sassoigne par devers Galerne[344], si comme il avoit proposé, pour les eaues qui estoient crues pour les grans pluies qui eurent esté. Pour ce tourna en Thoringe, à Charlot son fils laissa une partie de son ost et luy commanda qu'il ne se esloignast de la contrée de Westephale. Lors entra ès plaines de Sassoigne parmy Thoringe. Ces plaines sient entre le fleuve d'Albe et un autre qui a nom Salan. Et puis qu'il fu entré en la terre, il dégasta et destruisit tous les champs et les contrées des Saines, partie en occist et partie en mit en chétivoison; les villes destruist et ardit. A tant retourna en France.
Note 342: Eginh. Annal. A° 784.
Note 343: A la fontaine de Lippie. «In loco qui Lippeheim vocatur
Rhenum trajecit.»
Note 344: Par devers Galerne. Du côté du Septentrion. «In
Aquilonares Saxoniæ partes.»
Endementiers que Charlot son fils qu'il eut laissié en Westephale chevauchoit un jour en un païs qui avoit nom Draigni[345], si luy vint au-devant un ost des Saisnes tous prest à bataille, de lès le fleuve de Lippe; il se combatit à eus par beneurée fortune, car il les mist à telle confusion qu'il en occist la plus grant partie, et le remenant eschappa par fuite. A son père retourna en France à grant victoire et grans despouilles de ses ennemis. Et le roy reprist son ost et retourna en Sassoigne encontre le temps d'yver. La nativité célébra en ses heberges sur le fleuve d'Ambre, en un païs qui est appelé Huetagore, près d'un chastel qui est appellé Sequidirbourc[346]. D'illec s'en ala en un lieu qui a nom Rim, pour tout le païs mettre à destruction. Si est ce lieu là où le fleuve de Wisaire et cil de Waharne assemblent. Mais il retourna arrière au chastel d'Hereboure, car il ne povoit oultre ostoier pour le fort yver et pour la grant habundance d'eaue[347]. Et pour ce qu'il avoit propos d'yverner en ces parties où il eut mandé sa femme et ses enfans, bonne garde et seure de sa gent leur laissa, et puis chevaucha tout oultre à son ost, pour proier les villes et pour destruire les contrées de Sassoigne. Tout cel yver ostoia parmy la terre, une heure çà et l'autre là, sans repos prendre, et dégasta tout le païs par occision et par embrasement de feu; et non mie tant seulement par luy, mais par ses menistres que il envoia par devers lieux pour le païs gaster; ainsi troubla et destruist la terre de Sassoigne tant comme cel yver dura.
Note 345: Draigni. «In pago Draigni juxtà Lippiam fluvium.» Notre traducteur a oublié la mention de la Lippe, et M. Guizot celle de Draigni.
Note 346: «Celebratoque natalitio Domini die, super Ambram fluvium; in pago Huettagoe, juxtà castrum saxonum quod dicitur Schidirburg, ad locum nomine Rimi, in quâ Wisira et Vagarna confluunt, populabundus accessit.» L'Ambra, c'est l'Ambre, qui sort du Tyrol, arrose la Bavière et va se jeter dans l'Iser, près de Mosbourg.—Le confluent dont il est question est celui du Weser et de la Wehra. M. Guizot a fait ici un contre-sens dont notre chronique ne lui avoit pas donné l'exemple. «Il célébra,» dit-il, «dans son camp le jour de la naissance du Seigneur, et marcha en le dévastant, dans le canton d'Huellagoge, près du fleuve de l'Ems, non loin du fort saxon qui porte le nom de Dekidroburg, au confluent du Weser et de la Werne.» Il seroit précieux de retrouver un lieu situé près du fleuve de l'Ems, au confluent du Weser et de la Werne.
Note 347: Eginh. Annal. A° 785.
Et quant la nouvelle saison répaira et il eut fait de France venir gens et viandes et ce que mestier luy fu, il assembla un parlement de ses barons en un lieu qui a nom Padrabonne[348]. Et quant les choses qui à ce parlement appartenoient furent ordonnées, il s'en partit et s'en ala en un païs qui avoit nom Hardengoant[349]. Là luy fu dit que Albion et ce Guiteclin qui mains dommages luy avoient fais estoient en une terre de Sassoigne qui a nom Albine[350]. Premièrement les fist amonnester par les Saisnes meismes qu'ils guerpissent leur desloyauté et venissent à luy seurement. Mais eus qui en eus-meismes se sentoient coupables et meffais, n'osèrent à luy venir jusques à ce qu'il leur promist pardon et miséricorde, et jusques à tant qu'ils eurent par devers eus ostages et seurtés de leurs vies. Ces ostages leur livra et amena Amalimons[351], un des princes du palais que le roy y envoia, et ceulx vindrent en la présence du roy en une ville qui a nom Atigni. Là furent baptisiés et crestiennés; car le roy mut à retourner en France, quant il eut là envoié Amalimons. Grant pièce de temps se tint ainsi en pais cette perverse nacion, pour ce meisme qu'ils ne povoient trouver nulle raison de recommencier la guerre; et plus, pour ce qu'ils doubtoient le roy pour sa fierté et pour ce qu'il luy chéoit bien en tous ses fais.
Note 348: Padrabonne. «Padrabrunna.» Paderborn.
Note 349: Hardengoant. Les éditions écrivent: Bardengou, Bardengoo, Bardengawi, et Bardincum. Suivant toutes les apparences, c'est Bardewick, en Basse-Saxe, à sept lieues de Hambourg, réduit aujourd'hui à l'état de village.
Note 350: Albine. Il falloit traduire, comme le remarque Dom
Bouquet: Qui est au-delà de l'Albe, ou l'Elbe. «In transalbinâ
Saxonum regione.»
Note 351: Amalimons. «Amalwinus, unus Aulicorum.» La traduction
ancienne la plus naturelle de ce mot eut été Amauguin.
En celle année les François Orientels conceurent malevolenté contre le roy et firent conspiration contre luy. De ceste traïson fut principal un des contes du païs qui eut nom Hardré[352]. Mais puis que le roy sceut la vérité, la chose fu tost abaissée et estainte par son sens. Car il dampna ceulx qui estoient parçonniers[353] et consentans de ceste traïson; les uns dampna par essil et aux autres fist les yeulx crever.
Note 352: Hardré. Ce nom d'Hardré est devenu célèbre dans les vieilles poésies françoises parmi ceux des traîtres. La chanson de Garin le Loherain nous le présente comme le chef de la race des Fromont de Gascogne, ennemis mortels des Lorrains. D'autres poèmes le citent comme l'un des principaux membres de celle de Ganelon. La famille du viel Hardré étoit même une expression proverbiale qui s'appliquoit généralement à tous les traîtres. Mais remarquons la difficulté de reconnoître ce nom d'Hardré dans l'Hastradus d'Eginhard, l'Hastrad de M. Guizot, et l'Hastrade des autres historiens.
Note 353: Parçonniers. Participants. Le peuple a conservé le féminin parçonnière.
IX.
ANNEES: 786/787.
Coment il envoia ses osts sur les Bretons, et coment il ala à Rome, et coment il conquit Puille et Calabre. Et des messages Thassille le duc de Bavière, que il envoia à l'apostole Adrien pour confermer le païs de leur seigneur et du roi. Puis après coment il retourna en France.
[354]Quant l'yver fu trespassé et la nouvelle saison venue, le roy célébra la Résurrection en la ville d'Atigny, après appareilla ses osts pour ostoier en Bretaigne:[355] la Bretaigne petite est appellée à la différence de la grant Bretaigne qui maintenant est nommée Angleterre. Si veullent aucuns dire cy endroit que celle gent retiennent la langue bretonne des anciens Bretons. Car quant les Anglois qui d'une partie de Sassoigne qui a nom Angle vindrent eurent celle Bretaigne prise, ils tuèrent et chacièrent les Bretons de celle isle et d'eus vindrent les Anglois. Lors s'enfouit une partie de la gent du païs, la mer passèrent et vindrent habiter ès derraines parties de France, par devers Occident. Et celle gens appellés sont Bretons bretonnans[356]. Ce peuple fut jadis conquis et tributaire du roy Dagobert. Et pour ce qu'ils ne vouloient jamais obéir, le roy[357] y envoya Adulphe un des princes de son palais, à grant ost. En pou de temps après reffraint et abaissa leur présumpcion; leurs ostages et plusieurs de leurs nobles hommes amena au roy qui luy firent hommage et obéissance pour le commun du païs.
Note 354: Eginh. Annal. A° 786.
Note 355: Bretaigne la petite. «In Britanniam Cismarinam.» Les deux phrases suivantes, qui ont leur prix, sont du fait de notre traducteur.
Note 356: Bretons-bretonnans. Cette phrase est encore de notre traducteur. On en doit conclure que du moins au XIIIème siècle l'opinion commune étoit que la langue des Bas-Bretons étoit celle des anciens habitans de l'île de Bretagne plutôt que celle des Gaulois.
Note 357: Le roy. Charlemaines.
Quant le roy eut soubmises les estranges nacions qui à luy marchissoient et il eut mise pais par tout son royaume, il appareilla son erre[358] pour aler à Rome, en propos de visiter les apostres et de conquerre une partie d'Italie qui a nom Bonivent. Car il luy sembloit que ce feust chose bien séant que le membre feust joingt au chef et que celle partie du royaume d'Italie feust de sa seigneurie, quant il en tenoit le chef, dès celle heure qu'il eust conquis le roy Desier de Lombardie.
Note 358: Son erre. Ou son oirre. Il disposa son voyage.
A ceste besoingne commencier ne voult pas faire longue demeure. Son ost assembla et entra en plain yver ès plains de Lombardie. La Nativité nostre Seigneur célébra en la cité de Florence; au plus tost qu'il peut après ala à Rome, là le receut le pape Adrien à grant honneur; puis eut conseil de l'apostole et de tous ses barons d'entrer en la province de Bonivent. Mais Arragise, le duc de celle contrée, qui jà avoit senti son advenement et fu certain qu'il vouloit entrer en sa terre, luy cuida faire changier son propos. Car il envoia avant à luy Eaumont[359], l'ainsné de ses fils, qui de par luy luy présenta ses dons et ses présens et luy prioit qu'il se soufrist[360] d'entrer en sa terre. Mais le roy qui tousjours béoit à mener à fin son propos et parfaire ce qu'il avoit commencié retint Eaumont et toute sa gent[361]; en la contrée de Champaigne ostoia et assist la cité de Capue, tout appareillié de bataille rendre au duc, sé il ne faisoit sa volonté.
Note 359: Eaumont. Ainsi portent presque toutes les leçons manuscrites. Les textes latins portent: Rumoaldo. Mais on me permettra de rappeler encore ici que nos anciens poèmes françois nous présentent souvent Eaumont ou Aumont, comme l'un des Sarrasins les plus formidables de ceux qui avoient sous le règne de Charlemngne envahi l'Italie. L'Agramant d'Arioste étoit supposé fils de cet Eaumont, ou Almont.
Note 360: Se souffrist. S'abstint. C'est un ancien gallicisme fort usité dans nos auteurs du moyen-âge.
Note 361: Et toute sa gent. Il eut fallu traduire: Et il ostoia à toute sa gent, etc. «Cum omni exercitu suo Capuam, civitatem Campaniæ, accessit, etc.»
Le duc qui moult se doubtoit, guerpit la cité de Bonivent qui est chef de celle région et s'en ala à une autre cité qui siet sur la mer qui est nommée Salerne, il et toute sa gent. Puis eut tel conseil de ses barons qu'il envoia ses deux fils au roy à tout grans dons et présens de diverses richesces, et luy promist qu'il estoit tout prest à ses commandemens. Le roy s'assentit à ses prières et se tint de luy faire grief et de bataille commencier meismement, pour l'amour et pour la paour de Nostre Seigneur. Le mainsné de ses fils retint à ostages et des autres barons jusques à onze que le peuple luy livra. L'ainsné de ses fils retourna au père. Après renvoia ses propres messages au duc pour recevoir les hommages et les seremens de luy et du peuple.
Toutes choses ainsi faites, il receut les messages Constantin empereur de Constantinoble qui de par luy estoient venus pour requerre sa fille. Et quant il les eut oys et délivrés, il retourna à Rome, Là célébra la Résurrection Nostre Seigneur à grant joie et à grant sollempnité. [362]Tandis comme il demeuroit à Rome, Thassille le duc de Bavière envoia messages à l'apostole Adrien; ces messages furent un évesque qui avoit nom Harnun, et un abbé qui avoit nom Orri. Par eus le requéroit qu'il feust moienneur de la pais de luy et du roy Charlemaines. Le pape qui moult en fut lié receut volontiers sa prière. Au roy requist et amonnesta, de l'autorité de saint Père et de saint Pol, qu'il receust la paix et la concorde du duc Thassille. Et le roy respondit qu'il le feroit volentiers.
Note 362: Eginh. Annal. A° 787.
Lors fut demandé aux messages quelle séeurté ils donroient de la confirmacion de la paix, et ils respondirent que on ne leur avoit rien enchargé de ceste chose, et que de ceste besoigne ne pouvoient autre chose faire fors que de raporter à leur seigneur leur parolle et leur bonne response. Mais de ce fut moult le pape Adrien esmeu, et les appella faulx et decevables et les excommenia s'ils se retraioient de la France et de la feaulté qu'ils avoient au roy promise. En celle manière se départirent, sans plus rien faire, de la besoigne pour quoy ils estoient venus.
Après ce que le roy eut les apostres visités et il eut fait moult humblement ses veuz, et ses obligacions rendues, il mut à retourner en France. La royne Fastarde, ses fils et ses filles et toute leur compaignie[363] trouva en la cité de Garmacie, ainsi comme il les avoit laissiés; là assembla général parlement de ses barons et du peuple, avant qu'il en partist. Lors commença à raconter devant ses princes comment il avoit exploitié en celle voie, et au derrenier leur conta des messages au duc Thassille, pour quoy ils estoient venus à Rome.
Note 363: Et toute leur compaignie. «Omnemque comitatum quem apud eos dimiserat….»
X.
ANNEES: 788/789.
Coment le roy entra en Bavière, à trois osts, par trois parties. Et coment le duc Thassile se humelia par paour.
Quant le roy fu du tout retourné en France, il eut conseil à ses barons de la besoigne au duc Thassile. Aucuns loèrent qu'il essaiast que il vouldoit faire de l'offre qu'il avoit faite. Mais toutes voies assembla-il ses osts pour ostoier en Bavière et les envoia en trois parties. A Pepin son fils livra l'ost des Lombars et luy commanda qu'il alast par la valée de Tridente. Les François Austrasiens et les Saisnes fist venir tout droit au fleuve de la Dynoe, en un lieu qui a nom Pfaringue[364]; avec soy retint la tierce partie de sa gent: si les conduist droit au fleuve qui a nom Lechun[365] qui depart Bavière et Alemaigne. Son ost fist logier près d'une cité qui a nom Auguste[366].
Note 364: Pfaringue. «Ad Danubium, in loco qui Pferinga vocatur.»
C'est aujourd'hui Pforingen.
Note 365: Lechun. Le Lech.
Note 366: Auguste. C'est Augsbourg.
En celle manière béoit à entrer en Bavière, sé le duc ne se feust humilié. Mais quant il sceut qu'il fut ainsi attaint, il vint au roy et luy pria par grant humilité qu'il luy pardonnast ce qu'il s'estoit vers luy meffait. Et le roy qui estoit miséricors et débonnaire par nature lui pardonna tout. Theodone un sien fils et douze autres personnes luy bailla en ostages et tels comme il demanda. Du peuple et des barons prist serement et retourna en France. En une ville qui a nom Ingilenham[367], près de la cité de Mayence, yverna et célébra Noël et Pasques.
Note 367: Ingilenham. C'est Ingelheim.
[368]En celle ville meisme assembla le roy grant parlement. Si y vint le duc Thassile, aussi comme les autres barons. En la présence du roy et devant tous les autres barons l'encusèrent les Baviers de traïson et de conspiracion contre leur seigneur, dont il devoit avoir le chief tranchié selon les lois. Si l'accusèrent en ce cas, et disoyent qu'il avoit ce fait, puis que le roy s'estoit départi de Bavière, et puis qu'il luy eut fait feaulté et hommage et asseuré par ostages. Car, si connue ils disoyent, il s'étoit alié aux Huns contre le roy et les avoit esmeus à ce qu'ils feissent bataille contre le roy et contre les François; si de voir avoit-il ce fait par le conseil Liberge sa femme qui avoit esté fille du roy Desier de Pavie. Car elle haoit trop durement François pour l'essil et la destruction son père; et sans faille ce estoit vérité ce dont ils l'accusoient, si comme la fin prouva en celle année meisme.
Note 368: Eginh. Annal. A° 788.
De mains autres cas l'accusèrent en fais et en dis qui ne peurent estre fais né dis par nul homme qui ne feust appertement ennemi du roy et des François. Damné fut à la parfin, de tous les barons du conseil, du chief perdant[369], pour ce qu'il fut devant tous convaincu des cas dont il estoit accusé. Mais la débonnaireté du roy le délivra, tout feust-il jugié à mort. Son abit luy mua et le tondit et le mist en une abbaie. Là vesquit avec les autres religieusement. Car il y entra débonnairement et dévotement luy et Theodone son fils. Les Baviers qui eurent esté parconniers et consentans de son mesfait furent dampnés par essil et envoiez en divers lieux.
Note 369: Du chef perdant. «Capitali sententiâ damnatus est.»
En pou de temps apparut bien la traïson; que les Huns à qui il avoit fait aliance parfirent ce qu'ils avoient promis. Et tant assemblèrent de gens qu'ils furent deux osts. L'un entra en la marche d'Acquilée et l'autre en Bavière. Mais ce fu à leur grant dommage, car ils furent desconfis et chaciés de ces deux lieux et s'enfuirent en leur païs à grant perte de leurs choses et à grant occision de leur gent.
Autre fois se meurent à venir en Bavière, à plus grant ost qu'ils n'avoient fait devant. Les Baviers les desconfirent en la première bataille et en occirent une grant multitude sans nombre. Et mains autres de ceulx qui ne furent mie occis et cuidèrent eschaper se ferirent ou fleuve de la Dinoe, si qu'ils furent dedans affollés et noiés.
Entre ces choses, Constantin empereur de Constantinoble, qui moult avoit grand mautalent envers le roy Charlemaines, pour ce qu'il luy avoit sa fille véée[370], manda à Theodore qui gardoit le royaume de Sezile et à plusieurs autres de ses menistres qu'ils entrassent en la province de Bonivent et qu'ils la méissent à gast et destruction. Eus s'appareillèrent pour faire son commandement. Mais Grimaut qui après la mort son père avoit receu la duché en celle année meisme, par la volonté du roy, et Hildebrant le duc de Spolitaine assemblèrent leurs effors. Avec eus fut Guinguise[371] un des messages du roy qui puis fu duc de Spolitaine, après celluy Hildebrant. La gent l'empereur encontrèrent en la terre de Calabre; à eus se combatirent et occistrent grant partie et eurent victoire sans grant dommage d'eus né de leur gent. A leurs heberges retournèrent à grant nombre de prisonniers, et si grant plenté de despouilles eurent qu'ils furent tous rassasiés.
Note 370: Veée. Refusée.
Note 371: Guinguise. «Legatum regis Winigisum, qui posteà in ducatu
Spoletano successit.»
En ce temps vint le roy en Bavière; quant il vint là, il cercha tout le païs et ordonna du tout à sa volonté. Puis retourna à Ais-la-Chapelle, là demoura une grant partie du temps; car la Nativité et la Résurrection fu avant passée qu'il s'en partist.
[372]En Esclavonnie a une nacion qui habite sur le rivage de la grant mer[373]. En leur propre langue sont appellés Weltabi; eu langue françoise Wilzi. Icelle gent haient François de tousjours, et volentiers guerroient les voisins qui à eus sont subgiés et joings par aliance. Le roy qui plus ne voult souffrir leur orgueil sans vengeance assembla ses osts pour refraindre leur présumpcion. A Coulogne passa le Rin et puis s'en ala parmi Sassoigne. Jusques au fleuve de Albe fist tendre ses heberges, par deux fois fist faire pons de fust entre eus et luy; l'un enclost et ferma aux deux chiefs de fors palis; dedens les enclos fist drecier tours et barbacannes bien deffensables et mist dedens bonne garnison. Le fleuve passa et conduisit son ost en la contrée de celle perverse nacion. Tout destruisit devant lui. Et tout fust celle gent fière et batailleuse, et se fiast au grant nombre de leur gent, si ne put pas longuement soutenir la force du roy. Oultre passa le roy et son ost jusques à une cité qui a nom Dragwite. Le roy de celle cité qui estoit le plus noble de lignage et d'ancienneté des roys d'Esclavonnie yssit hors de la ville à grant nombre de sa gent; devant le roy vint et se mist du tout à sa merci. Serement luy fist et luy donna tels ostages comme il voulut demander. Quant les autres princes du pais virent ce, ils vindrent au roy à l'exemple de celluy, et luy firent hommage et seurté telle comme il commanda.
Note 372: Eginh. Annal. A° 789.
Note 373: Grant mer. L'annaliste dit Oceani, mais c'est la mer
Baltique.
Quant le roy eut ce fier peuple soubmis et dompté, en la manière que vous avez oy, il retourna arrière, par celle meisme voie qu'il eut alé, au pont qu'il avoit fait faire sur le fleuve d'Albe. Et si comme il passoit parmi Sassoigne, il ordonnoit des besongnes selon la nécessité du temps.
En France célébra la sollennité de Noël et de Pasques en la cité de Garmacie. [374]Oncques n'ostoia le roy de celle année: en celle cité receut et oyt les messages des Huns et les siens renvoia à leurs princes.
Note 374: Eginh. Annal. A° 799.
La raison pourquoy les messages estoient ainsi envoiés d'une part et d'autre estoit pour les Saisnes et pour la division de leur royaume et de leur région. Ce contens et ceste discorde fu commencement et naissance de la guerre qui fu faite contre les Huns. Et pour ce qu'il ne semblast que le roy despendist le temps en oiseuse, il se mist à navie, au fleuve de Meuse[375]. En Germanie s'en ala en un lieu qui a nom Salz; là avoit fait un moult riche palais sur le fleuve de Sala. Là demoura tant comme il luy plut, puis retourna arrière par celle eaue meismes en la cité dont il estoit venu. Tandis comme il yvernoit en celle ville, le palais en quoy il séjournoit ardit d'aventure. Mais oncqucs pour ce ne s'en mut, jusques à ce que la Nativité et la Résurrection fussent passées.
Note 375: Meuse. Il falloit traduire le Mein. «Per Moenum fluvium, ad Saltz palatium suum in Germaniâ, juxtâ Salam fluvium constructum, navigavit.»
XI.
ANNEES: 791/800.
Coment le roy ostoia sur les Huns, à deus paires de osts, et coment il destruist toute celle région et s'en retourna à grant victoire. Après de l'érésie Élipan l'archevesque de Tholète, et de la conspiration que Pepin, son ainsné fils, fist contre lui. Du concile que le roy assembla pour condamner l'érésie Félicienne; et puis coment il ostoia de rechief contre les Saisnes.
[376]En la fin de l'yver et sur le commencement d'esté vint le roy de celle cité où il eut si longuement séjourné droit en Bavière, en propos d'ostoier sur les Huns le plustost qu'il pourroit et de prendre vengeance de leur fais et de leur présumpcion. Ses osts assembla par tout son royaume. Quant les viandes et les nécessités de l'ost furent chargés, il se mist à la voie; mais il départit son ost en deux parties, l'une en livra à Thierri et Mainfroy son chambellan, et leur commanda qu'ils conduisissent leur ost selon le rivage de la Dinoe qui s'estendoit par devers Galerne droit vers Occident[377]. L'autre partie retint avec luy et s'en ala selon la rive de ce meisme fleuve par devers Orient, pour entrer en Pannonie. Aux Baviers commanda qu'ils descendissent selon la Dinoe pour garder la navie qui menoit leurs viandes et les nécessités de l'ost.
Note 376: Eginh. Annal. A° 791.—En la fin de l'yver. Il faudroit: De l'esté, comme le latin.
Note 377: Galerne. Le Septentrion. «Per aquilonarem Danubii ripam.»
Au premier lieu où ils se logièrent ce fu sur un fleuve qui a nom Athinse[378]. Cil fleuve court entre les Huns et les Baviers, et est certaine bonne et devise de leurs royaumes. Là demoura l'ost trois jours et fist-on prières à Dieu et chanter létanies pour que celle bataille feust commenciée et fenie en prospérité: tantost s'esmurent les osts et fu la bataille dénonciée aux Huns de par les François. Les garnisons que les Huns avoient en leurs forteresses furent partie occises et chaciées, et les chasteaux abatus et craventés; dont l'un estoit fermé sur le fleuve de Cambone[379], et un autre près d'une cité qui a nom Comagène sur le tertre de Combert[380]; clos estoit ce chastel de haults murs et de fors: toutes ces forteresces degastèrent François par feu et par occision. Ainsi mena le roy celle partie de l'ost qu'il conduisoit jusques à un fleuve qui a nom Arabonne[381]; oultre passa et s'en ala tousjours selon le rivage jusques-là où ce fleuve chiet en la Dynoe. Là fist tendre ses heberges pour demourer aucuns jours. D'ilec proposa à retourner par une contrée qui a nom Abbarie[382]. L'autre partie de son ost qu'il avoit livrée au conte Thierri et à Mainfroy son chambellan, commanda à retourner par celle meisme voie qu'ils estoient alés. Par celle manière destruisit par feu et par occision la plus grant partie de Pannonie sans autre encontre de leurs ennemis, et se retraist en Bavière sain et haitié[383], luy et tous ses osts.
Note 378: Athinse. Les éditions de l'annaliste portent: «Super Anesum.» C'est la rivière d'Ens, qui se jette dans le Danube, et qu'il ne faut pas confondre, comme le fait M. Guizot, avec le fleuve de l'Ems.
Note 379: Cambone. «Super Cambum fluvium.» C'est aujourd'hui le Kamp, rivière d'Autriche.
Note 380: Combert. Voici le texte latin: «Altera, juxta Comagenis civitatem, in monte Cuneberg vallo firmissimo erat extructa.» Suivant l'Itineraire d'Antonin, Comagènes étoit une ville de Pannonie entre Vienne et le mont Cetius. En effet, dans sa carte d'Autriche, Lazius met une montagne qu'il appelle Comagenus mons, et dont le nom vulgaire est Kaunberg. (Voyez le Dictionnaire de Lamartinière.) Tout cela n'a pas empêché M. Guizot de nous apprendre dans une note sur Comagène, que cette ville étoit probablement Comborn.
Note 381: Arabonne. «Ad Arrabonis fluenta.» C'est le Raab.
Note 382: Abbarie. Ou plutôt Bavière, selon le texte latin.
Note 383: Haitié. Dispos.
Les Frisons et les Saisnes qui par son commandement estoient en l'autre partie de son ost que Thierri et Mainfroy conduisoient, retournèrent en leur païs. Cest ost fut mené sans dommage, fors que si grant pestilence et si grant mortalité fu des chevaux, en celle partie de l'ost que le roy conduisoit, que de tant de milliers comme ils estoient n'en demoura pas la dizième partie. A tant départit son ost et s'en ala yverner en une cité qui a nom Renebourc[384]; là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 384: Renebourc. «Reginum civitatem quæ nunc Reganesburg vocatur.» C'est Ratisbonne.
[385]Orgelle est une cité qui est assise au plus hault lieu des mons de Pirene. L'évesque de celle cité avoit nom Félix, si estoit Espaignol de nacion. A luy se conseilla Elipan l'archevesque de Tholette par lettres, et luy demanda que il sentoit de l'umanité nostre Seigneur, savoir mon sé on le devoit croire selon ce qu'il estoit propre homme, ou selon ce qu'il estoit fils adoptif de nostre Seigneur Dieu le père[386]. Moult folement et moult felonnessement luy demanda de ceste chose, et si ne le prononça pas tant seulement fils adoptif, contre l'ancienne doctrine et contre la foy de sainte Églyse, ains compila livres qu'il envoia à cil évesque par quoy il s'efforçoit à deffendre celle hérésie et sa mauvaise opinion. Pour ceste chose fut mandé au palais[387]; là fut son erreur récitée au concile des évesques qui pour ceste chose y estoient assemblés. Convaincu fu de son erreur et de son hérésie. A Rome l'envoia le roy à l'apostole Adrien qui condamna luy et sa fausse doctrine, et puis le renvoia en sa cité.
Note 385: Eginhardi Annal. A° 792.—Orgelle, variantes: Orgale, Lorgale et Corgale. C'est Urgel.
Note 386: Cette phrase est mal entendue; il falloit: «Savoir mon en tant que homme, sé il estoit fils propre ou fils adoptif de Dieu.» Secundum id homo est, proprius an adoptivus Dei filius credendus esset.
Note 387: Au palais. L'annaliste ajoute: «Regis qui tunc apud Reginum Bajoariæ civitatem residebat.» Ainsi l'empereur fait venir un évêque d'Aquitaine en son palais de Ratisbonne, pour lui faire rendre compte de ses opinions en matière de foi!
L'ainsné des fils le roy qui Pepin avoit nom fist en ce temps coujuracion contre son père entre luy et une partie des François. La raison de ceste conjuracion si fu, comme ils disoient, pour ce qu'ils ne povoient plus souffrir la cruauté de la roy ne Fastarde. De ceste traïson fu le roy acointié par un Lombard qui avoit nom Fardulphes; et pour ce qu'il en eut le voy accointié premièrement, et qu'il garda sa loyauté envers le roy, il le fist rendre en l'abbaïe Saint-Denis; et tous les autres qui eurent esté parçonniers de la traïson furent dampnés selon la loy des chiefs perdans et d'autres paines[388]; car les uns curent les chiefs couppés, et les autres furent occis de glaives, et les autres furent pendus. Tout cel yver se tint le roy en Bavière pour la bataille qu'il avoit receue contre les Huns. Et fist tandis faire un pont de nefs sur la Dynoe pour passer et rapasser sans encombrer toutes les fois que mestier en seroit. En ce païs meisme fist la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 388: Et d'autres peines. Le latin est mal rendu, ou plutôt c'est une faute du copiste; il eut fallu: Selon la loi des chiefs perdans à diverses peines, etc. «Ut rei læsæ majestatis partim ladio cæsi, partim patibulis suspensi, etc.»
[389]Moult désiroit le roy mener à fin la guerre qu'il avoit receue contre les Huns. En ce point qu'il ordonnoit ses besongnes pour entrer en Pannonie, nouvelles luy vindrent que les osts du conte Thierri qu'il avoit menés par Frise eurent esté entrepris en un détroit qui avoit nom Riuste. Là avoient souffert estour par les Saisnes, et au derrenier avoient-ils esté desconfis[390].
Note 389: Eginh. Annal. A° 703.
Note 390: Voici la phrase latine: «Nuntiatum est copias quas Thedericus comes per Frisiam ducebat, in pago Rhiustri juxtà Wisiram à Saxonibus esse interruptas atque deletas.»—Estour. Lutte.
Quant le roy oï ces nouvelles il en fist moins de semblant qu'il put et feignit le dommage, pour la noblesse de son courage; et pour plus hastivement prendre vengeance de ses ennemis qui ce luy avoient fait, il laissa le propos que il avoit d'aller en Pannonie sur les Huns. Aucuns de sa gent le firent entendant que ils avoient esprouvé que ce seroit son preu et son avancement qu'il feist faire un fossé entre deux fleuves; si avoit nom l'un Radance et l'autre Halomore[391]; et fussent ces fossés si larges et si profons qu'ils peussent bien porter navire de la Dynoe au Rin. Car l'un des fleuves chéoit en la Dynoe. Le roy vint à ce lieu à tout son ost; celle euvre commença, et fist mettre moult grant plenté d'ouvriers, tout le mois de septembre, à faire ces fossés entre les deux fleuves; si orent deux mille pas de long et trois cens de large. Rien ne valut ceste besongne à la fin; car l'euvre ne se put tenir fermement, pour la terre qui estoit mole de sa nature et meismement pour la continuance des plouages qui eurent esté en ce point. Et ce que les ouvriers jettoient à mont en deux jours ou en trois, reçuloit tout à val en une heure de nuyt.
Note 391: Halomore. «Cùm ei persuasum esset à quibusdam si inter Radantiam et Almonum fluvios fossa navium capax duceretur, posse commodè è Danubio in Rhenum navigari; quod alter Danubio, aller Moeno miscetur.» M. Guizot traduit: «Il étoit alors convaincu que s'il pouvoit creuser un canal capable de porter bateaux, entre les fleuves du Rednitz et de l'Almone, dont l'un joint le Mein et l'autre le Danube.» Puis en note, il ajoute: «L'Almone nom que lui donne Eginhard; on ne sait pas bien de quelle rivière il veut parler.» On sait très-bien que l'Almonus est la rivière d'Altmuhl, qui a sa source en Franconie, et se jette dans le Danube entre Ingolstad et Ratisbonne.
Tandis comme le roy demoura pour celle besongne, lui vindrent deux paires de mauvaises nouvelles. L'une fut que les Saisnes s'estoient du tout retournés contre luy, et l'autre que les Sarrasins estoient entrés en sa terre par devers Espaigne et s'estoient combattis aux François qui les marches gardoient; si en avoient maint occis et s'en estoient retournés à grant victoire. Le roy qui moult fut troublé de celle victoire et de ces nouvelles retourna en France. La Nativité et la Résurrection célébra sur un fleuve qui a nom Moene, près d'une ville qui a nom Saint-Chilien[392].
Note 392: «Natalem Domini apud Sanctum-Kilianum in Wirtziburgo, juxta Moenum fluxiùm; Paschalis verò festi solemnitatem super eumdem fluvium in villa Francofurti, quâ et hiemaverat.» Saint-Killan étoit une abbaye de Wurtzbourg, sur le Mein.
[393]Au commencement d'esté fist le roy un parlement de ses barons et du peuple. Apres fist un concile de tous les prélas de son royaume pour dampner l'hérésie Félicienne. A ce concile furent présens deux évesques, légas de Rome, Estienne et Théophille: si avoient pouvoir de l'apostolle Adrien qui les y avoit envoies. En ce concile fut condampnée celle hérésie, et un libelle escript de la condampnacion et confermé par les séels de tous les évesques du concile.
Note 393: Eginh. Ann. A° 794.
Là fut morte la royne Fastarde et mise en sépulture en l'églyse
Saint-Albane la cite de Maience.
Ces choses ainsi faittes, le roy assembla ses osts et les départit en deux, pour plus aisiément entrer en Sassoigne. La partie qu'il retint avec luy conduisit en la souveraine Austrasie[394] par devers Orient; l'autre partie livra à Charlot son fils[395], si luy commanda qu'il passast le Rin et entrast en Sassoigne par devers Occident. Là estoient les Saisnes assemblés et s'estoient logiés en un champ qui a nom Quisnotfeldic[396]; là attendoient le roy en bataille à grant espérance de victoire que eulx meismes s'entrepromettoient. Maisquant ils sceurent certainement que le roy venoit à si grant ost de deux parties, ils furent hors de leur vaine espérance et furent vaincus sans bataille. Au roy vindrent à mercy et se soubmistrent du tout à sa volonté; ostage luy livrèrent. En ce point demourèrent les choses; en leur contrée retournèrent et le roy passa le Rin et retourna en France. A Ais-la-Chapelle yverna et célébra Noël et Pasques.
Note 394: En la souveraine Austrasie. «Ab Australi parte.»
Note 395: Charlot son fils. Notre traducteur rend toujours le nom du fils de Charlemagne, Karolus, par celui de Charlot, qui se trouvoit consacré dans toutes les anciennes chansons de geste. Elles s'accordent à nous représenter Charlot comme un jeune présomptueux, plusieurs fois tiré d'embarras par les pairs de France, et enfin tué à la suite d'une partie d'échecs par Ogier le Danois, ou par Renaud de Montauban.
Note 396: Quisnotfeldic. «In campo qui Sinotfeldus vocatur.» Variante: «Sintfeld.» Dom Bouquet, dans sa table géographique, dit que ce lieu s'appelle aujourd'hui Sende. J'ignore sa position.
[397]Jà soit ce que les Saisnes eussent fait parlement entre eulx de tenir les convenances en l'esté trespassé, et eussent donné ostages tels comme le roy demanda, toutes voies pensoit-il bien qu'ils ne tendroient jà loiauté né convenances, car il les avoit tant de fois essaies qu'il ne s'i povoit fier. Pour ce assembla parlement de ses barons selon la coustume, oultre le Rin, en une ville qui a nom Cufeste[398], ci siet de costé la cité de Maience, sur une revière qui a nom Moene. Ses osts assembla et entra en Sassoigne, presque toute la cercha et dégasta par le feu et par occision. En un païs entra qui a nom Bardago, de lès une montaigne qui a nom Bardenvelt[399] fist tendre ses heberges. Tandis comme il attendoit la venue des Esclavons qu'il avoit mandés nouvellement, luy vindrent nouvelles que Wilesinus[400] le roy des Abrodiciens s'estoit embatu en un embuschement que les Saisnes luy avoient basti sur l'eaue de Wisaire et que ils l'avoient là occis, en trespassant le fleuve.
Note 397: Eginh. Annal. A° 795.
Note 398: Cufeste. «In villâ Cuffenstein, quæ super Moenum contra Mogunciacum urbem sita est.» C'est aujourd'hui un village du nom de Kuffstein.
Note 399: Bardenvelt. «Cùmque in pagum Bardengau pervenisset, et juxtà locum qui Bardenweg vocatur, positis castris.»
Note 400: Wilesinus. «Wiltzan, regem Abotritorum.» C'est le même nom de roi déjà mentionné par l'annaliste, sous l'année 789, mais que notre traducteur n'avoit pas alors reproduit.
Ces fais et ces nouvelles esmeurent le roy contre les Saisnes plus encore qu'il n'estoit devant; tout destruist et dégasta comme tempeste ce que il trouva devant luy, et puis s'en retourna en France. Mais avant qu'il se partist de Sassoigne, quant il séoit en ses heberges sur le fleuve d'Albe, vindrent à luy messages des Huns qui habitent en Pannonie; là, Thudon, l'un des plus nobles de celle gent, promist au roy que volentiers devendroit crestien.
Le roy retourna à Ais-la-Chapelle; là célébra la Nativité et la Résurrection, si comme il l'avoit fait l'année devant. [401]En ce temps, mourut l'apostolle Adrien en la cité de Rome. Apres luy tint le siége un autre qui avoit nom Lyon; tantost après qu'il fut sacré envoia au roy les clefs de l'églyse de Rome et l'enseigne de la cité et mains autres présens. Et si luy manda qu'il luy envoiast aucun de ses princes qui de par luy receut les seremens et les obéissances du peuple de la cité. Pour ceste besongne envoia le roy Angibert, l'abbé de Saint-Richier. Et par luy meisme envoia mains riches joyaulx de son trésor à l'églyse mon seigneur saint Père de Rome.
Note 401: Eginh. Annal. A° 796.
Après ces choses, il acueillit ses osts et entra en Sassoigne; à Pepin son fils commanda qu'il assemblast son ost de Lombardie et de Bavière, et alast en Pannonie contre les Huns. Quant il fu en Sassoigne entré, il dégasta toute la terre; après retourna pour yverner à Ais-la-Chapelle. Entre ces choses, Pepin, son fils, qui en Pannonie fu entré, se combatit aux Huns, les chaça tous et desconfist outre une eaue qui a nom Tizan[402], tous leurs païs et leurs champs dégasta. Leurs trésors et leurs richesces ravit et puis retourna à son père à Ais-la-Chapelle et luy présenta les richesces qu'il avoit conquises sur les Huns en Pannonie. Et le roy en envoia une partie à l'églyse de Rome, et l'autre départi par grant libéralité à ses princes et à ses chevaliers[403]. Cil Thudon dont l'histoire a dessus parlé, qui estoit un des princes des Huns, vint au roy si comme il avoit promis. Baptizié fut luy et tous ceulx qui furent avec luy; serement fist de loiauté, et le roy l'onnoura moult et luy donna aucuns joiaus de ses trésors. Cil retourna à tant; mais il ne se tint pas longuement en sa loyauté né en la foy qu'il avoit receue; et Dieu luy en rendit assez tost après le guerredon; mais l'istoire s'en taist à tant. Le roy demoura cel yver à Ais-la-Chapelle jusques après la Résurrection.
Note 402: Tizan. «Trans Tizam fluvium.» C'est la Teisse, rivière de
Hongrie qui se jette dans le Danube.
Note 403: Notre traducteur réunit ici toute l'histoire de cette guerre de Pepin contre les Huns, dont Eginhard semble faire deux expéditions; l'une ayant pour chef Henry, duc de Frioul, et l'autre Pepin, roi d'Italie; mais on est tenté de croire qu'Eginhard s'est effectivement trompé, ou plutôt que son texte a été corrompu dans cet endroit.
[404]Barcinone est une cité qui siet en la marche d'Espaigne. Une heure estoit de Sarrasins, autre heure estoit de Crestiens. En ce point la tenoit un Sarrasin qui avoit nom Zaton. Cil vint à Ais-la-Chapelle, à où le roy estoit, si luy rendit la cité de sa propre volonté et mist soy et les siens en sa subjection.
Note 404: Eginh. Annal. A ° 797.
En ce point, le roy envoia Loys son fils à tout une partie de sa gent pour asségier la cité d'Oisce[405]; et luy vint par Sassoigne pour destruire le païs et pour estaindre la desloiauté de celle nacion perverse. Si ne s'en partit jusques à tant qu'il eut cerchié toutes les contrées du païs. Car il ostoia tout outre jusques ès derraines parties par delà, qui durent jusques à la grant mer et sont encloses entre deus fleuves, Albe et Wisaire. Quant il eut tout mis à destrucion, il retourna à Ais-la-Chapelle. Tandis comme il séjournoit ilec, vint à luy en message Obdelle fils Abimenge le roy de Moretaigne[406] et un autre message de Nicete patrice de Cecile, qui Théotiste avoit nom et luy apportait lettres de l'empereur de Constantinoble. Ces messages oyt et congéa et retourna à tant chascun en sa contrée.
Note 405: Oisce. «Ad obsidionem Oscæ in Hispaniam misit.» C'est
Huesca.
Note 406: Moretaigne. «Abdellam, Sarracenum, filium Ibinmauge regis
de Mauritania.» Il eut fallu Abenhumeiæ.
Lors eut conseil le roy qu'il iroit yverner en Sassoigne pour mener à fin celle guerre qui tant avoit duré. A ses deux fils Pepin et Loys manda qu'ils vinssent à luy. Et ceulx firent son commandement, tantost comme ils furent venus d'ostoier; car Pepin avoit esté en Italie, et Loys en Espaigne. Le Rin passa et entra en Sassoigne. Ses heberges fist tendre sur le fleuve de Wisaire. Le lieu où son ost fut logié fist appeller Haristalle qui encore est ainsi appellé des gens du païs; son ost départit et l'envoia pour yverner par toute la terre. Les messages des Huns congéa qui estoient à luy venus à grans présens. Les messages Aldephons le roy de Galice receut aussi moult honnourablement qui grans présens luy apportoient. Ses deux fils envoia Pepin en Italie et Loys en Acquitaine, et commanda à Obdelle le devant dit Sarrasin qui estoit à luy venu en message, que il allast avec son fils Loys et qu'il le menast par mi Espaigne; et celluy fist ce que le roy luy commanda et le mena partout où il voult. Et le roy demoura en Sassoigne tout l'yver et y fist la sollennité de Noël et de Pasques.
[407]En celle saison que le printemps approchoit, les Saisnes qui habitent outre le fleuve d'Albe s'esmeurent et prindrent les messages et les gens que le roy avoit là envoiés, pour le païs garder et justicier. L'une partie en occistrent et l'autre partie gardèrent pour rançon[408]. Si prindrent aussi Godescaus un message du roy, en son retour, que il avoit envoié à Sigefroi, le roi de Dannemarche; et l'occistrent. Moult fut le roy esmeu de ces nouvelles; ses osts assembla sur l'eaue de Wisaire. Ses heberges fist tendre en lieu qui a nom Machidan[409]. En Sassoigne entra sur celle diverse gent pour venger sa honte et la mort de sa gent. Toute celle contrée qui est entre Albe et Wisaire mist à destruction par feu et par occision. Mais les Saisnes qui habitent oultre le fleuve d'Albe qui ses gens et ses messages avoient occis montèrent en orgueil, pour ce qu'ils n'avoient porté encore la peine de si grant fais. Si prindrent leurs armes, et entrèrent en la contrée des Abrodiciens qui estoient de la compagnie et de l'aliance aux François, et tousjours s'estoient loyaument portés vers eulx dès l'eure qu'ils eurent receu leur amour. Mais Tascon[410] le duc de cette gent leur vint au-devant à tout son ost, quant il sceut leur esmouvement, en un lieu qui a nom Suenthana. A eulx se combatit et fist moult grant occision de leur gent, à quatre mille furent estimés cil qui chaïrent ès premières envaïes.
Note 407: Eginh. Annal. A°. 798.
Note 408: Pour rançon. Le sens est ici mal rendu. «Paucis eorum quasi ad nuntiandum reservatis.»
Note 409: Machidan. Le texte latin édité porte: «In loco cui Munda nomen.» C'est aujourd'hui Munden, dans le duché de Brunswick-Lunébourg, et non pas Minden, comme le dit M. Guizot.
Note 410: Tascon. «Trasco.»
Eburne[411], un messagier du roy, fu en celle bataille en la partie des Abrodiciens et se combatit en la dextre partie de l'estour. Desconfis furent les Saisnes et chaciés honteusement; si perdirent moult de leur gent et tournèrent à moult grant dommage et à grant confusion de leurs contrée. Et quant le roy qui estoit d'autre part eut leur voie destruite et eut son cuer esclarié[412] de ses messages et de sa gent qu'ils avoient occis, il s'en retourna en France. A Ais-la-Chapelle oït et receut les messages Hélaine l'empéreris de Constantinoble; si estoient nommés Michaus, Glagliane et Théophille[413].
Note 411: Eburne. Notre traduction n'est pas complète: «Nam in primis congressione quatuor millia eorum cecidisse narravit legatus regis Eberwinus nomine, qui in eodem prælio fuit, et in Abotritorum acie dextrum cornu tenuit.»
Note 412: Esclarié. Variantes: Esclari.—Esclerié.—Esclarci.
Ce mot est synonyme de rendu serein, rasséréné.
Note 413: Les noms sont ici corrompus. Il s'agit ici de l'impératrice Irène, de Michael, surnommé Ganglianos, et de Théophile, prêtre du palais de Blaquernes à Constantinople.
L'empire gouvernoit celle Hélaine; car son fils Constantin avoit esté pris et aveuglé par ses gens, pour son orgueil et pour ses mauvaises meurs. Ces messages estoient venus pour Sisime requerre, le frère Therasie patriarche de Constantinoble, qui avoit esté pris en bataille; volentiers fist le roy leur requeste, si s'en retournèrent à tant.
Après eulx reviendrent autres messages de par Aldephons, le roy d'Espaigne; Froie et Basilique estoient nommés; dons et présens apportèrent de par leur seigneur, c'est à savoir sept Mores et sept muls à riches lorains d'or; si les avoit conquis à prendre une cité qui a nom Olisipone[414], sur une gent qui sont appelles Manubiens; et tout fussent-ils là envoies pour dons, si sembloit-il qu'ils fussent envoies pour signe de victoire. Les messages et les présens receut moult honnourablement, de beaux dons les honnoura, si les congéa quant ils s'en vouldrent aler.
Note 414: Olisipone. Lisbonne. Tout ce récit est horriblement
défiguré. «Venêre de Hispaniâ legati Adelphonsi regis, Basiliscus et
Troia, munera deferentes quæ ille de manubiis quas victor apud
Olisiponnam civitatem à se expugnatam coeperat, regi mittere curavit;
Mauros videlicet septem, cum totidem mulis atque loricis.»
En ce temps entrèrent les Mores à navie en unes isles de mer qui sont appelés Baltaires[415]. Moult de dommages firent avant qu'ils s'en partissent. Toute celle saison jusques à Pasques demoura le roy à Ais-la-Chapelle.
Note 415: Baltaires. Baléares.
[416]En ce temps avint un moult lait cas à Rome. L'apostole Lyon aloit un jour à l'églyse Saint-Jehan de Latran et d'ilec à l'églyse Saint-Laurent de la Gravelle[417] pour sermonner au peuple et pour faire le service nostre Seigneur. Souldainement s'embatit sur un aguait que les Romains luy avoient basti de lès cette église meisme. Du cheval l'abatirent, les yeulx luy crevèrent et luy coupèrent la langue, si comme il sembla à aucuns[418], tout nu le despouillèrent et le laissièrent ainsi comme demi-mort. Porté fut au moustier Saint-Erasme le martir, par le commandement de ceulx meisme qui ce luy avoient fait. De ce moustier le tira Auboin, un sien message qui estoit son chambellan, si le receut Winigèse, le duc des Vaus de Spolitaine[419] qui à Rome estoit venu hastivement, quant il sceut de ce fait nouvelles: à son hostel qui en la cité estoit l'en fist porter. Moult fut le roy courroucié, quant il sceut nouvelles de la honte que l'en eut faitte au souverain de l'Églyse et au vicaire saint Père. Si commanda que il luy fut admené à grant honneur. (Si dient aucunes croniques que notre Seigneur luy rendit sa langue et ses yeulx par miracle)[420].
Note 416: Eginh. Annal. A° 799.
Note 417: De la Gravelle. Variantes. De la Graile.—De la Graell. Il falloit, du grille. «Quæ ad craticulum vocatur.» Sans doute à cause du martyre de saint Laurent, déjà dans ce temps-là peint ou sculpté sur les portes.
Note 418: Si comme il sembla à aucuns. «Ut aliquibus visum est.» Ces derniers mots semblent ici mieux traduits que par M. Guizot: «Ce qui a été vu par plusieurs personnes.»
Note 419: Des Vaus de Spolitaine. «A Winigiso duce Spolitano.»
Note 420: Ce n'est pas Eginhard qui dit cela; mais la chronique de Sigebert rapporte quelque chose d'approchant: «Romani linguam et oculosque evellunt. Cui voce et visu reddito divinitùs, iterùm ei oculos et linguam eruunt radicitùs.»
Le roy estoit jà meu pour ostoier en Sassoigne: pour ce ne laissa-il pas son erre qu'il avoit commenciée. Général parlement tint de ses barons et du peuple en un lieu qui a nom Lippe[421] sur le Rin. En ses heberges se tint et attendit l'apostole Lyon qu'il avoit mandé. Entre ces choses envoia Charlot son fils et une partie de son ost en un lieu qui a nom Albim[422] pour traittier aucunes besongnes des Wilses et des Abrodiciens, et pour recevoir aucuns des Saisnes de Nordelinde[423]; tandis comme il attendoit son retour, vint l'apostolle Lyon. A grant honneur le receut et le retint avec luy, ne scay quans jours. La besongne pour quoy il estoit venu à luy conta. Après le fist le roy conduire à Rome, par la gent meisme et restablir en son siège. Tandis comme le roy demouroit en ce meisme lieu, receut-il et congéa Daniel, le message Michiel patrice de Secile. D'autre part lui vindrent males nouvelles de Herice et de Giroux deux de ses chevaliers; car Giroux qui prevost estoit de Bavière eut esté occis en une bataille contre les Huns; Herices l'aultre qui maintes batailles avoit fournies et maintes victoires eues avoit esté entrepris et occis par les citoiens d'une cité de Liburnie qui est appellée Tarte[424].
Note 421: Lippe. Lippenheim.
Note 422: Albim. Sur l'Elbe.
Note 423: De Nordelinde. Il y a réellement dans le texte édité de l'annaliste: Saxones de Nordlindis. Mais ce doit être une faute, pour Nordmannis.
Note 424: Tarte. «Tarsatica.» Aujourd'hui Fiume, dans la
Carniole.
Puis que le roy fut entré en Sassoigne, il cercha le païs et dompta les rebelles: des besongnes ordonna à sa volenté selon le temps et la nécessité. Après retourna en France: à Ais-la-Chapelle ala pour yverner. Là célébra la Nativité et la Résurrection. Là vint à luy le comte Guy prevost et garde des marches de Bretaigne, qui en cel an meisme avoit cerchié toutes les contrées des Bretons, entre luy et aulcuns autres comtes qui avec luy furent en celle hesongne. Et luy porta les armes et les noms par escript des ducs et des contes de celle contrée et des princes qui à luy s'estoient rendus; si sambloit bien que toute la terre fut acquise; et si estoit-elle, sé la desloiauté des gens ne fust tournée.
A luy furent, là meisme, apportées les enseignes des Mors qui avoient esté ès isles de Baltaire où ils estoient entrés pour tout mettre à destruction. Un Sarrasin qui avoit nom Azan luy envoia en ce point les clefs de la cité d'Oisce[425] et mains autres présens, et luy promist que il luy livreroit, quant il verroit son point et son lieu. Le patriarche de Jhérusalem luy envoia par un moine sa benéicon et autres reliques du saint lieu de la Résurrection. Congié luy donna quant il s'en voult retourner, et envoia avec luy Zacharie l'un des prestres du palais et luy chargea dons et offrandes pour porter au saint sépulcre. Tant demoura le roy à Ais-la-Chapelle que il y célébra la Nativité nostre Seigneur.
Note 425: Oisce. Huesca.
[426]Au renouvel du temps, le roy se départit de Ais ainsi comme en my mars; tout le rivage de la mer de Flandres chevaucha, droit vers la terre de Neustrie[427] qui ore est appellée Normandie. En la mer mist garnison de nefs et de galies contre les assaus des Normans qui souvent y faisoient dommage. La Résurrection célébra en Pontieu[428]. De là se départit, et s'en alla selon le rivage de la mer droit à Rouen; Saine passa et s'en alla droit à Tours faire ses offrandes et ses oroisons en l'églyse Saint-Martin. Aucuns jours y demoura pour une maladie qui prist la royne; là meisme mourut-elle et fu mise en sépulture en ladite églyse, en la seconde none de juin.
Note 426: Eginh. Annal. A° 800.
Note 427: Cette phrase est mal entendue par notre traducteur; la mer de Flandres répondoit à l'Océan britannique, et il s'agit ici de l'Océan gallique qui baigne les côtes de Bretagne et d'Aquitaine. Voici la phrase latine: «Littus Oceani gallici perlustravit, et in ipso mari ubi tunc piraticam Nordmanni classem exercebant, præsidia disposuit.»
Note 428: Ponthieu. «Apud Sanctum-Richarium.»
De là se mist le roy au retour; par la cité d'Orléans retourna à Paris et puis s'en alla à Ais-la-Chapelle. En la cité de Maience assembla parlement. Après ces choses assembla ses osts et vint en Lombardie; en la cité de Ravenne vint, là demoura sept jours tant seulement. A son fils Pepin livra son ost et luy commanda qu'il s'en alast en la duché de Bonivent. Avec luy vint de Ravenne et vindrent jusques en la cité d'Ancone. Là se départit le roy de luy et s'en ala à Rome. Le pape Lyon luy ala à l'encontre jusques à une ville qui a nom Nomentum[429]; à grant joie et grant honneur le receut le roy. Et quant ils eurent ensemble mengié, l'apostole se départit et s'en ala à Rome. Lendemain entra le roy dans la cité, et l'apostolle fu au-devant sur les degrés de l'églyse Saint-Père, à grant compaignie des cardinaulx et du clergié; et le receut si comme il descendoit de son cheval; en rendant louenge à notre Seigneur. Ainsi le menèrent jusques dedens l'églyse. Ce avint en l'uitième kalende de décembre. Sept jours après qu'il fut là venu, il fist assembler l'apostolle, les cardinaulx et les autres prélas, et leur conta en audience la raison pourquoy il estoit là venu. Et aux autres jours après commença la besongne qui estoit cause de sa voie; mais trop luy fu grief à commencer celle besongne, car c'estoit pour enquérir des crimes qui estoient mis sus l'apostolle; et quant nul ne fut qui avant se traïst pour ces crismes prouver, l'apostolle prist en sa main le texte des Évangiles, devant tout le peuple le nom de la Ste-Trinité appella et se purgea des crimes dont il estoit accusé. Et ce meisme jour vint à Rome le prestre Zacharie que le roy eut envoié à Jhérusalem; avec luy amena deux moines, messages du patriarche qui de par luy luy apportèrent les clefs du saint sépulcre et du mont Calvère et une enseigne de soie. Le roy receut les messages et les présens moult débonnairement. Et quant ils eurent demouré à sa court tant comme il leur pleut, il les congéa et leur donna de ses ichesses.
Note 429: Nomentum. Aujourd'hui Lamentana.
Cy fine le premier livre des gestes le fort roi Charlemaines.
LE SECOND LIVRE DES FAIS ET DES GESTES LE FORT ROY CHARLEMAINES.
* * * * *
I.
ANNEES: 800/802.
Coment il fut coroné à l'empire en la cité de Rome; et coment il dampna par exil ceulx qui avoient laidi l'apostole Lyon. Et puis des crolléis de terre qui furent par le monde; et des messages et des présens Aaron le roy de Perse. Et puis des messages Hélaine l'empereris de Constantinoble.
[430]Le jour de la Nativité, entra l'empereur en l'églyse Saint-Père de Rome, droit en ce point que l'en devoit célébrer la grant messe. L'apostole Lyon luy assist la couronne impériale sur son chief, ainsi comme il fut encliné en oroisons devant l'autel. Lors le peuple commença à crier en telle manière: «Au grant Charlemaines Auguste, couronné de Dieu, paisible empereur des Romains, soit vie et victoire.» Après ces loenges du peuple, le pape le aourna et vestit de garnemens impériaulx; selon la coustume des anciens princes[431]. Le nom de Patrice mist jus, et fu appelle dès illeques en avant empereur et Auguste.
Note 430: Eginh. Annal. A° 801.
Note 431: Notre traducteur commet ici une inexactitude qui pourroit bien n'être pas involontaire. Il falloit: le pape l'adora, et non pas l'aourna et vestit. «Post quas laudes, à Pontifice more antiquorum principum adoratus est.»
Pou de jours après commencèrent, que il commanda que ceulx qui l'apostole Lyon avoient déposé fussent devant luy amenés. Question fu disputée sur le fait et furent jugiés et dampnés selon les loys de Romme des chiefs perdre. [432]Mais l'apostole pria tant l'empereur pour eulx, que la vie et les membres leur furent respités. Toutes voies furent-ils dampnés par essil pour la grant félonie de leur fait. De ce cas parçonniers furent Pasquale le donneur[433], Campule le saquellier et mains autres nobles de la cité qui tous furent parçonniers de la sentence ainsi comme ils furent du fait.
Note 432: Dom Bouquet termine ici le texte d'Eginhard, et renvoie pour la suite aux Annales Loiseliennes. Mais, suivant toutes les apparences, les Annales Loiseliennes, monument anonyme et formé de plusieurs pièces, avoient emprunté, pour le commencement du IXème siècle, le récit historique qu'Eginhard en avoit rédigé. Dom Bouquet auroit donc dû renvoyer des Annales Loiseliennes à Eginhard, et non pas de celui-ci à celles-là.
Note 433: Le donneur. Les premiers copistes portoient sans doute: Li donneres de non. «Pasqualis nomenclator.»—Le saquellier, ou peut-être le sacristain. «Sacellarius.»
Tout cel yver demoura l'empereur en la cité pour ordonner des besongnes et pour reformer les choses communes; et non mie tant seulement les besongnes qui appartiennent à l'apostole, mais à toute la terre d'Italie; car il ne fist oncques gueres autre chose toute la saison. Après, Pepin son fils envoia avec grant partie de son ost en la duchée de Bonivent.
Et après la Résurrection, en la septiesme kalende de may se départit l'empereur de Rome et s'en ala en la cité des Vaus de Spolite[434]. Tandis comme il demouroit là, fut merveilleusement grant crolléis de terre, en ce mois meisme, et en la seconde heure de la nuit. Et fu ceste tempeste par toute Italie si grant que les cités et les montaignes fondirent en aucuns lieux. De ce crolléis trembla le moustier Saint-Pol en la cité de Romme si très forment que grant partie des trefs et de la couverture chaït jus. En ce meisme temps crollèrent aucuns lieux en Alemaigne outre le Rin et en aucuns lieux en France. Et fut grant pestilence en celle année, pour le temps qui estoit mol et destrempé.
Note 434: Vaus de Spolite. C'est comme plus haut, Spolète.
Des Vaus de Spolite s'en partit l'empereur et s'en ala en Ravenne[435]. Là luy dist-on que les messages Aaron le roy de Perse estoient arrivés au port de Pise. Encontre eulx envoia jusques entre Verziau et Yvorie[436]. Deus estoient ces messages et à divers seigneurs. Cil qui estoit venu de par Aaron de Perse estoit droit Persan né d'Orient: l'autre estoit Sarrasin né d'Aufrique; si estoit envoie de par l'amiraus Abraham. Quant ils furent amenés devant l'empereur, le message au roy de Perse luy dist que Ysaac le Juif que il avoit envoie à Aaron le roy de Perse, quatre ans avoit jà passés, avec deux autres messages, Lamfroy et Sigimont, estoit retourné et avoit apporté grans dons et grans présens; mais Lamfroy et Sigimont estoient jà mors en la voie.
Note 435: En Ravenne. Il falloit ajouter: et de là en Pavye. «Et
aliquot dies ibi moratus, Papiam perrexit.»
Note 436: Entre Versiau et Yvorie. «Inter Versellas et Eboreiam.»
C'est Verceil et Yvrée.
Lors envoia l'empereur Archambaut son notaire en Ligurie pour appareiller le navire en quoy les olifans et les autres présens feussent admenés. (Moult apporta le messagier du roy d'Aufrique beaux présens. Entre les autres choses présenta à l'empereur le corps saint Ciprien le martyr, évesque de Cartage, et de saint Sperat le premier martir de Scillitanie et le chief saint Penthalyon[437]). La saint Jehan Baptiste célébra en la cité d'Avorie. Après trespassa les mons et retourna en France.
Note 437: Cette phrase est faite d'après le récit d'Ado, archevêque e Vienne. «Tunc Delata sunt ossa B. Cypriani à Carthagine, cum reliqulis beatorum Scillitanorum martyrum Sperati sociorumque ejus, etc.»
En celle année fut prise Barcinone, une cité d'Espaigne qui par deux ans avoit esté assiégée, et fut pris Zaton, le chevetain de la cité et plusieurs autres Sarrasins. Si refut prise une autre cité de Lombardie qui a nom Theate[438]. Destruite fu et arse et mains autres chasteaulx qui à celle cité se tenoient desquiels l'un fu pris par force et l'autre fu rendu. Si fu pris Roselin le prévost de celle cité. Ce Roselin et l'autre Zaton furent amenés devant l'empereur et condampnés par essil au mois d'octobre.
Note 438: Theate. «Theate civitas.» C'est aujourd'hui Chiezi.
En celle meisme année arriva au port de Venise[439] le Juif Ysaac que l'empereur avoit envoie au roy de Perse. A l'Empereur présenta un olifant et mains autres présens. Etpour ce qu'il ne put passer les mons pour l'iver et pour les noifs, le fist l'empereur séjourner toute la saison en la cité de Verziaux. Delà s'en ala à Ais-la-Chapelle et y célébra la Nativité nostre Seigneur.
Note 439: Au port de Venise. Il falloit au Port-Vendre, ou Porto-Venere, comme dans le latin.—Noifs. Neiges.
[440]En celluy temps envoia Hélaine[441], l'empereris de Constantinoble, à l'empereur un message qui avoit nom Lion pour confermer paix et amour entre les François et les Grieux. Et quant il se partit de cour, l'empereur envoia avec luy en message Jesse, l'évesque d'Amiens, pour telle chose meisme comme cil estoit envoie, avec le conte Héligant. La sollennité de Pasques célébra le roy à Ais-la-Chapelle. Au mois de juigniet après vint à l'empereur le Juif Ysaac et amena l'olifant qu'il avoit gardé tout l'yver en Lombardie avec luy.
Note 440: Eginh. annal. A° 802.
Note 441: Hélaine. Il falloit Irène ou Herène, comme dans les textes latins.
En ce point furent prises deux des cités de Lombardie, Orthonne et Leucère; Leucère fu prise par grant assault; car elle estoit assiégée à moult grant planté de gent. Entour la forest d'Ardaine demoura le roy tout cel esté et se déduisit en chaces de bestes sauvages. Ses gens envoia contre les Saisnes, toute la terre qui est environ le fleuve d'Albe gastèrent et mistrent à destruction. En ce temps prist Grimoart le duc de Bonivent Guinigise le duc de Spolite, en la cité de Nochieres[442]; mais il le tint toute voies honnourablement en prison. [443]En cel yver fut grant crolléis et moult grans mouvemens de terre entour le pais de Ais-la-Chapelle et pestilence et grant mortalité.
Note 442: Nochières. C'est toujours Lucera, en Pouille.
Note 443: Eginh. Annal. A° 803.
Après ces choses, Guinigise que Grimoart eut pris fu rendu.
En ce point retournèrent les messages de l'empereur qu'il avoit envoiés en Constantinoble; si vindrent avec eulx les messages Nicephore l'empereur qui lors gouvernoit l'empire, car les Grieux avoient déposé Hélaine l'emperéris, quant les messages l'empereur Charlemaines furent là venus. Ces messages estoient ainsi nommés: Michiau Pierre et Calixte. En ce point qu'ils vindrent, l'empereur en Alemaigne estoit sur le fleuve de Salas, en un lieu qui a nom Salz. La forme de la pais pourquoy ils estoient venus promistrent par ung escript.
Quant ils eurent demouré à court tant comme il leur plut, ils retournèrent en Constantinoble et portèrent à leur seigneur l'epistre Charlemaines l'empereur. Après ces choses s'en ala l'empereur Charlemaines en Bavière; là ordonna ses besongnes de Pannonie, et puis retourna à Ais-la-Chapelle au mois de décembre; là demeura toute la saison et y célébra la Nativité de nostre Seigneur Jhésu-Crist.
II.
ANNEES: 805/806.
Coment les Brabançons et les Flamens sont estrais de la mauvaise gent de Sassoigne; puis de Godefroi le roi de Danemarck, coment il prist parlement à l'empereur, et coment l'apostole Lyon vient à lui. De Cagan, prince des Huns, et coment l'empereur envoia Charlot, son fils, à ost sur les Esclavons, et coment l'empereur assigna terre à ses trois fils; puis coment il envoia Charlot son fils ostoier sur les Sorabiens, et Pépin sur les Mores.
[444]Quant la nouvelle saison fu revenue et il fu temps convenable pour ostoier, l'empereur rassembla ses osts pour ostoier en Sassoigne. En la terre entra à grant force. Les Saisnes qui habitoient de là le fleuve d'Albe fist passer par deçà en France et femmes et enfans. Leur païs donna à une manière de gens qui sont appellés Abrodiciens. (De celle gent sont ores estrais les Brebançons et les Flamens, et ont encore celle meisme langue[445]).
Note 444: Eginh. Annal. A° 804.
Note 445: Cette parenthèse est du traducteur.
En ce point vint Godefroy le roy de Dannemarch à grant noise et à grant ost et à grant navie en un lieu qui est nommé Liestrop. Car il avoit devant promis à l'empereur qu'il vendroit à luy à parlement; mais il mentit de convenant, car il n'i vint pas par le conseil de sa gent. L'empereur l'attendit sur le fleuve d'Albe, en un lieu qui a nom Hodunstet, Et quant il vit qu'il ne venoit pas, l'empereur luy manda par messages qu'il luy rendist les fuitifs.
Quant ce vint en mi-septembre, l'empereur repaira vers la cité de Coulongne. Ses osts départit, puis s'en ala chacier et déduire en la forest d'Ardenne. Et puis repaira à Ais-la-Chapelle.
Entre ces choses luy vindrent nouvelles que l'apostole luy mandoit qu'il vouloit célébrer la Nativité avec luy, en quelque lieu qu'il feust. De ces nouvelles fu l'empereur moult lié. Lors envoia Charlot son fils contre luy jusques à Saint Morise de Gaune[446], et luy commanda qu'il le receust honnourablement. Il meisme ala encontre jusques en la cité de Rains. En la cité de Carisi le mena. La Nativité célébrèrent là. D'ilec se partirent et s'en alèrent à Ais-la-Chapelle. Un pou de saison demoura avec luy à court. Moult l'honnoura l'empereur de dons et de joyaulx. Et quant s'en voult retourner, l'empereur le fist conduire par Bavière jusques en Ravenne, pour ce qu'il luy plaisoit à retourner par le païs.
Note 446: De Gaune, ou d'Agaune, vulgairement Chablais.
La raison pour quoy l'apostole vint à l'empereur si fu pour ce que l'en disoit communément, et en estoient jà venues nouvelles à nostre sire l'empereur, que le saint sanc Jhésu-Crist avoit esté trouvé en la cité de Manthoue. Et pour ce luy eut l'empereur mandé qu'il enquist la vérité de ceste chose. Et l'apostole qui eut trouvée ochoison d'issir de son païs s'en vint par Lombardie ainsi comme pour enquerre la vérité des nouvelles. Mais l'istoire se taist à tant de la fin de ceste besongne.
[447]Pou de temps après trespassa que Cappanes[448] le prince des Huns vint à l'empereur pour son besoing et pour la nécessité de son peuple. Et luy requist qu'il luy donnast terre et région à luy et à sa gent entre Carninthe et Sabbarie; car ils ne povoient pas demourer en leurs terres pour les assaus et pour la guerre des Esclavons. L'empereur le receut moult honnourablement, pour ce meisme que illuy sembloit bon crestien. Sa requeste luy ottroia, dons luy donna, puis s'en retourna. Mais il ne vesquit pas moult longuement qu'il fu repairé à sa gent. Et le Cagan qui après luy fu sire des Huns requist à l'empereur par un sien prince qu'il luy souffrist avoir autelle amour, honneur et autelle seigneurie sur les Huns comme Capanus son devancier souloit avoir. Et l'empereur luy octroia volentiers ce qu'il requist et voult qu'il eust la cure et la seigneurie de son royaume, selon les anciennes coustumes du païs. En celle année meisme assembla son ost et à Charlot son fils le livra pour conduire sur les Esclavons. Toute la terre dégasta, et occist leur prince qui avoit nom Zechone; puis retourna à son père en la forest de Vosaigue, en un lieu qui est appellé Camp. Car l'empereur s'estoit parti de Ais-la-Chapelle au moys d'aoust. Si estoit jà entré en celle forest par la cité de Mes et de Théodon. Et quant l'ost que Charles son fils avoit mené en Esclavonie fu départi, il répaira pour yverner à Théodon. A luy vindrent là ses deux fils Pepin et Loys, et célébrèrent avec luy la sollennité de la Nativité.[449] Après la feste vindrent à luy deux ducs de Venise, Gilerique et Benoist, un autre duc de Jadre qui avoit nom Pons, et Donub évesque de celle meisme cité; messages estoient[450] d'une gent qui sont nommés Dalmaciens. Dons et présens luy apportèrent. Lors ordonna l'empereur à sa volonté du peuple de Venise et de Dalmacie. Après ce que ces messages s'en furent partis, il assembla général parlement de ses barons pour ordonner de paix et de concorde entre ses fils, et pour donner partie de terre à chascun, si que chascun sceust assigner à sa part, s'il avenoit, par aventure, qu'ils survesquissent.
Note 447: Eginh. Annal. A° 806.
Note 448: Cappanes. Il falloit Cagan.
Note 449: Eginh. Annal. A° 806.
Note 450: «Venerunt Willerus et Beatus, duces Venetiæ, necnon et
Paulus dux Jaderæ, atque Donatus, etc.» Jadre, c'est Zara en
Dalmatie.
De ce fu fait testament et constitucion de garder paix et concorde entre ses deulx fils. Et ce fu conformé par le serment de tous ses barons. Après ce, fist l'empereur chartre escripre qui fu envoiée au pape Léon pour ce qu'il la confermast par sa bulle et par la subscripcion de sa propre main. Et l'apostole qui volontiers le fist la conferma si comme l'empereur meisme la devisa. Après ce parlement se départit de Théodon et laissa ses deulx fils chascun en son royaume, Loys en Acquitaine et Pepin en celuy de Lombardie; le Rin et la Mozelle passa à nage[451]. Si s'en ala en la cité de Coulongne[452]; là fist quarantaine et célébra la Résurrection nostre Seigneur.
Note 451: A nage. En vaisseaux. «Navigavit.»
Note 452: Coulongne. Il falloit: Nimègue. «Noviomagus.»
Après un petit de temps s'en ala à Ais-la-Chapelle. Ses osts assembla et les livra à Charlot son fils pour ostoier en Esclavonie sur un gent qui sont appelles Sorabiens, et habitent d'une part sur le fleuve d'Albe. A eulx eut grant bataille: là fu occis Milduhoc le duc des Esclavons; deulx chasteaux fermèrent les François en cette voie, l'un sur le rivage d'un fleuve qui a nom Sale, et l'autre sur le fleuve d'Albe. Et quant Charle eut ainsi les Esclavons domptés et humiliés, il retourna à son père à tout son ost qui lors estoit sur la rivière de Meuse en un lieu qui a nom Silli.
En celle année meisme fist l'empereur assembler grans osts en Bavière, en
Alemaigne et en Bourgoigne, et les envoia en une ville qui est appellée
Behelm[453]. Grant partie de celle terre dégasta par feu et par occision,
puis s'en retourna sans grief et sans dommage.
Note 453: Behelm. Bohème. In terram Behemannorum.
En celle année meisme il envoia Pepin le roy de Lombardie contre les Mores, en l'isle de Corse, qui souvent destruisoient celle contrée ainsi comme par accoustumance. Mais ils ne l'attendirent pas; ains s'en retournèrent quant ils sceurent que celle navie venoit. Hadumare qui estoit comte de la cité de Genes y fu occis, pour ce qu'il se combattit contre eus trop folement. En ce temps retournèrent les Navaroys et les Pampelunois à la loy des Sarrasins; mais puis se repentirent et repairèrent à la foy de sainte Églyse. Nicephore l'empereur de Constantinoble envoia derechief grant navire par Nicete un de ses princes pour recouvrer, s'il peust, l'isle de Dalmacie. Les messages qui jà avoient esté envoies près de quatre ans avant retournèrent en la navie des Grieus. En celle année célébra l'empereur la Nativité de nostre Seigneur Jhésu-Crist à Ais-la-Chapelle.
III.
ANNEE: 807.
De divers éclipses de soleil et de lune en divers temps; des messages et des présens le roy de Perse. Coment l'empereur envoia Boucart, un des comtes de son palais, pour deffendre l'île de Corse contre les Mores, et coment ils furent desconfis. Puis coment un prince de l'empereur de Constantinoble amena navies pour gaster Italie. Et du roy Pepin, coment il ala contre luy, et coment ils donnèrent trèves l'un à l'autre, coment l'empereur envoia Charlot contre Godefroi le roy de Danemarch, puis coment cil Godefroi comenca à clore un païs de murs, de l'une mer à l'autre.
[454]En la quarte kalende de septembre de l'année trespassée fu éclipse de lune. Lors estoit le soleil en la seizième partie du signe de la Vierge, et la lune en la seizième partie du signe des Poissons. En celle année droit en la kalende de février fu la lune dix-septième, quant l'estoile Jovis fu veue trespasser ainsi comme par mi. Et en la tierce ide de février fu éclipse de soleil en plain midi. Si estoit l'une et l'autre estoille en la vingt-cinquième partie du signe qui est appellé le Aquaire. Derechief fu éclipse de lune en la quarte kalende de mars; si apparurent en l'air compaignies de merveilleuse grandeur[455]. Si estoit le soleil en l'onzième partie des Poissons et la lune en l'onzième partie de la Vierge. Car l'estoille de Mercure fu veue enmi le cours du soleil ainsi comme une petite tache noire, en la seisième kalende d'avril; et, un pou devant, avoit esté moienne au centre de celle meisme estoille. Si fu veue en celle manière par huit jours; mais l'en ne put savoir quant elle en yssit, pour l'empeschement des nues.
Note 454: Eginh. Annal. A° 807.
Note 455: Compaignies. Le latin porte: «Acies miræ magnitudinis.»
De rechief fut éclipse de lune au mois d'aoust, en l'onzième kalende de septembre, en la tierce heure de la nuit. Si estoit le soleil en la cinquième partie de la Vierge, et la lune en la quinte partie des Poissons. En telle manière fu la lune trois fois en obscurté, et le soleil une fois, de septembre de l'an devant dit jusques au septembre d'après. Rabert, que l'empereur avoit envoié en Orient, mourut en son retour. En ce point vint à l'empereur Abdelle le message du roy de Perse, en la compaignie de deus moines, George et Félix, messages à Thomas, le patriarche de Jhérusalem. Cil Abdelle qui message estoit du roy de Perse aporta dons et présens de par son seigneur. C'est assavoir tentes et paveillons, et un tref de merveilleuse grandeur et de très-grant beauté; car il estoit de fine soie, et le tref et les cordes enluminés de diverses coulours. Et si luy apporta draps de soie riches et précieux, et vaisseaulx plains de basme et d'electuaires, confis de précieuses espices et plains d'odeurs aromatiques. Entre les autres présens lui envoia unes orloges de léton, ouvrées de merveilleuse maistrie. En ces orloges estoit ordonné le cours des douze heures du jour, et autant de pilonetes d'arain qui en la fin de l'eure cheoient sur un timbre et le faisoient chanter et raisonner mélodieusement. Moult d'autres soubtiletés estoient en ces orloges qui trop seroient longues à raconter: en la fin des douze heures sailloient hors douze chevaliers par fenestres que ils ouvroient à leur yssir; et puis le reclouoient par engin quant ils entroient dedens[456].
Note 456: Il y a dans la cathédrale de Reims un horloge assez ancienne qui ressemble à celle-ci. Il est vrai qu'Eginhard dit positivement que l'horloge d'Abdalla étoit une clepsydre.
Entre ces autres présens luy apportèrent deus chandeliers de cuivre grans et merveilleusement ouvrés; et furent ces dons présentés à l'empereur à Ais-la-Chapelle en son palais. Cil message et les deus moynes qui estoient venus de par Thomas patriarche de Jhérusalem fist l'empereur demourer avec luy une pièce de temps: au départir, les honnoura moult de riches dons, puis commanda qu'ils fussent conduis en Italie pour attendre temps convenable pour passer.
En ce temps meisme envoia l'empereur Bouchart, un sien prince de son palais, pour deffendre l'isle de Corse pour les Mores qui souvent la dégastoient comme par acoustumance. Selon leur coustume estoient ils jà issus dehors Espaigne et estoient premièrement entrés en Sardaigne. Aux gens du païs s'estoient combatus; mais ils furent desconfis et perdirent bien trois mille de leurs hommes. De là se mistrent à voilles tendues en l'isle de Corse. Mais au port où ils arrivèrent trouvèrent le conte Bouchart et sa mesnie tout appareilliés de combatre. Ensemble combatirent. Mais les Mores furent desconfis et chaciés et perdirent moult de leurs gens, et y retint le comte Bouchart treize de leurs nefs. En celle année trouvèrent fortune contr'eulx meismes en tous les lieux où ils arrivoient; et disoient que c'estoit pour ce qu'ils avoient, en l'année devant dite, soixante moynes perdus pris en l'isle de Patalaire[457] et vendus en Espaigne: desquels aucuns retournèrent puis en leur païs par la franchise de l'empereur du païs.
Note 457: Patalaire. «Patalaria insula.» C'est peut-être les Baléares.
En ce point fist la pais à Pepin, roy de Lombardie, le prince Nicète qui à tout la navie de l'empereur de Constantinoble demouroit lors à Venise. Trèves donnèrent l'un à l'autre qui dévoient demourer jusques au mois d'aoust en suivant. A tant retourna en Constantinoble. Charles l'empereur célébra la Nativité à Ais-la-Chapelle[458]. En celle année fu l'yver mol et plein de pestilences.
Note 458: Eginh. Annal. A° 808.
Au nouvel temps retourna l'empereur en la cité de Noion[459]. Là fist le jeusne de la quarantaine et y célébra la Résurrection, et puis retourna à Ais-la-Chapelle. Là luy fu nuncié que le roy Godefroy de Dannemarch estoit entré ès contrées des Abrodiciens, qui estoient en son aliance aussi comme en sa garde. Pour ceste besongne envoia Charlot son fils au fleuve d'Albe, à tout grant ost des François et des Saisnes, et luy commanda qu'il contrestast à ce roy forcené, s'il vouloit entrer en Sassoigne. Mais la chose avint autrement: car il se tint grant pièce sur le fleuve d'Albe, et prist aucuns des chasteaulx d'Esclavonnie; et au derrenier s'en retourna en Dannemarch, au grand dommage de sa gent. Et tout eust-il chacié Dragon, le duc des Abrodiciens, qui pas ne se fioit en son menu peuple, et eust-il perdu un autre duc qui Gondelade avoit nom, et tout avoit-il fait deux parties de la terre tributaire, si perdit-il toutes voies grant partie de son ost, et un sien nepveu fils de son frère, et plusieurs autres hommes de la cité qui furent occis à l'assault d'un chastel. Et Charlot, le fils de l'empereur, qui contre luy avoit esté envoie, fist tandis un pont sur le fleuve d'Albe, son ost conduisit oultre, au plus tost qu'il put, sur deux manières de gens qui sont appelles Livons et Smelgilde, pour ce que ces deux peuples s'estoient soubsmis et aliés aux Danois. Leurs régions destruist et gasta. Le fleuve d'Albe trespassa et se retraist en Sassoigne.
Note 459: Noion. Il falloit Nimègue. «Noviomagus.»
En cel ost que le roy eut fait sur les Abrodiciens se mistrent les Esclavons de leur volenté, par l'ancienne haine qu'ils avoient sur les Abrodiciens, et s'en retournèrent en leurs marches à tout quanqu'ils en pouvoient porter; mais avant que le roy Godefroy retournast de cel ost destruisit-il un chastel qui avoit nom Empores[460] et séoit sur le rivage de la grant mer; en langue danoise estoit appelle Reric, grant profit faisoit ce chastel à celle région pour le trespas des marchans du païs. Et le roy Godefroi prit les marchans avec lui et les enmena par mer, et arriva à un port qui a nom Liustorp.
Note 460: Empores. C'est un contre-sens. Emporium doit se prendre pour marché, et le nom de celui-ci étoit Revic.
En tant de temps comme il démolira là, establit à clore de murs celle part de son royaume par-devers Sassoigne, selon les bonnes et les devises des deus royaumes; en telle manière que celle cloture de voit commencier à un rigort de mer devers orient qui est appelle Ostalsar jusques à la mer par devers occident. Et si devoit celle enceinte enclore tout le rivage d'un fleuve qui a nom Egidoire, ès-parties devers Acquilon. En toute celle enceinte ne devoit avoir que une toute seule porte, par quoy les gens à pié et à cheval et les charretes et les chars yssissent et entrassent. Celle besongne commanda à ses ducs et à ses contes et à ses princes, et puis après retourna en son païs.
IV.
ANNEE: 808/809.
Coment Cardulphe le roy des Nordenbriens fut chacié de l'isle de Bretaigne, et restabli arrières par le comandement de l'empereur; et coment l'empereur des Grieux envoia de rechief sa navie contre Pepin pour destruire Lombardie. Coment il s'en retourna sans riens faire. Coment le roy Loys ostoia en Espaigne, et coment Godefroi, le roy des Danois, s'escusa vers l'empereur de souspeçon. Du concile que l'empereur assembla. Puis coment il fonda une cité pour défendre sa terre des estranges nations.
Entre ces choses avint que Carduphe le roi des Nordenbriens[461] fut chacié de l'isle de Bretaigne; à l'empereur vint comme essillié de son règne. La raison pourquoy il estoit à luy venu luy compta, et l'empereur le fist conduire à Rome, et de là retourna arrière en son païs, au conduit des messages de l'empereur et de l'apostole, et fu ainsi rétabli par eulx dans son royaume. Le message à l'apostole Lyon avoit nom Adulphe, dyacre estoit et né de Sassoigne: et les messages l'empereur furent deux abbés, Orfride le notaire, et Nantier abbé de Saint-Omer.
Note 461: Carduphe, le roy des Nordenbriens. Ou Ardulphe, roi de
Northumberland. Les historiens anglais ne parlent pas du
rétablissement de ce prince, avec l'aide de Charlemagne.
En ce point fist l'empereur fermer deux chasteaux par ses menistres sur le
fleuve d'Albe; bonnes garnisons y mist contre l'assault des Esclavons. A
Ais-la-Chapelle retourna. Là célébra la Nativité et la Résurrection nostre
Seigneur.
[462]L'empereur de Constantinoble et les Grieux qui tousjours ont envie contre les Latins pour le nom et la dignité de l'empereur, envoia sa navie derechief destruire la terre d'Italie. Premièrement vint et arriva en Dalmatie et puis en Venise. Tandis comme elle yvernoit là, une partie s'en ala en une isle qui a nom Commacle[463]. Contre la gent et la garnison de celle isle se combatirent. Mais vaincus furent les Grieux et rechaciés en Venise. Le maistre et le chevetain de celle navie qui Pons avoit nom mettoit grant travail et grant entente envers le roy Pepin comment paix et aliance fust confermée entre Grieux et François, aussi comme sé ce ly fust enjoint. Mais il s'en partit avant que la besongne fust affinée, pour ce qu'il s'apperceut que deux des ducs de Venise, Vulharenne et Benoist, luy destourboient son propos et lui appareilloient agais par quoy ils le peussent prendre.
Note 462: Eginh. Annal. A° 809.
Note 463: Commacle. C'est Commachio.
En dementiers que ces choses advinrent en ces parties, Loys l'un des fils l'empereur qui roy estoit d'Acquitaine assembla ses osts et entra en Espaigne. Une cité assist qui a nom Tourtouse, sur un fleuve qui a nom Hie. Une pièce de temps tint siége devant cette cité, et quant il vit qu'il ne la pourroit prendre sans trop long siége, il retourna en Acquitaine. Après ce que Cardulph le roy des Nordumbriens fust restabli en son siége par les messages l'apostole et l'empereur si comme l'istoire de devant dit, un de ces messages qui avoit nom Ardulphe fu pris ainsi comme il s'en retournoit; mais tous les autres eschappèrent sans grief, mené fu en Bretaigne et racheté par un des hommes le roy qui Cenuphes[464] avoit nom, et le roy le délivra et renvoia à Rome.
Note 464: Cenuphes. Ou Cenulphes, roi de Mercie, mort en 819.
[465]Populanium, une cité de Toscane qui siet sur la mer fu robée et prise en ce temps par une manière de Grieux qui sont appellés Orobites. En ce point yssirent d'Espaigne les Mores. En l'isle de Corse entrèrent et destruisirent une cité le jour de Pasques meisme. Nul homme n'y laissièrent fors l'évesque de la ville et aucuns vieillars malades.
Note 465: Populanium. C'est Piombino.
Entre ces choses, Godefroy le roy de Danemarche manda à l'empereur par marchans qu'il avoit oy dire qu'il estoit esmeu et courroucié vers luy, pour ce qu'il avoit ostoié en l'année devant sur les Abrodiciens, et qu'il s'estoit vengié des dommages qu'ils luy avoient fait: puis manda que volentiers se purgeroit vers lui de ceste chose, et bien monstreroit qu'ils brisièrent premièrement les aliances qu'ils avoient à luy, avant qu'il ostoiast sur eulx. Et puis requéroit que un parlement fust pris de eulx deux et de leurs princes oultre le fleuve d'Albe, en la marche des deulx royaumes; si que les deux causes feussent là rentrées et proposées devant tous; et qui avoit tort l'amendast au jugement des barons. L'empereur ne refusa pas le parlement; si l'accorda volentiers. Oultre le fleuve d'Albe s'assemblèrent les deulx parties au jour qui fu pris et les barons de chascune part en un lieu qui est appelle Bardenflot. Moult de cas proposèrent les Danoys en la présence l'empereur et les barons de France; mais ils s'en départirent d'ambedeulx pars sans plus faire, si que celle besongne demoura sans prendre fin. Et sans faille la vérité si estoit que Trasque le duc des Abrodiciens avoit assemblé osts et avoit appellé les Saisnes en son aide contre les Wiltzes; leurs terres et leurs villes avoit gastées par feu et par occision; et puis qu'il eut fermé aliances au roy Godefroy et qu'il eut baillé son fils en ostage à l'empereur. Et quant il fu retourné en sa terre, il assembla plus grant ost qu'il n'avoit fait devant ce et leur destruisit la plus grant cité et la plus noble de la contrée Esmeldenge. Si fu tant enorgueilli de ses bonnes aventures qu'il contraignit par force à venir en sa compaignie et en sa seigneurie tous ceulx qui devant s'en estoient partis[466].
Note 466: Toute cette phrase a été mal comprise. L'annaliste raconte des événements postérieurs au parlement de Godefroi et Charlemagne. «Trasco verò dux Abroditorum, postquàm filium suum postulanti Godofrido obsiderat, collectâ popularium manu, et auxilio Saxonibus accepto, vicinos suos Wilzos adgressus, agros corum igne et ferro vastat. Regressusque domum cum ingenti prædâ, accepto iterùm à Saxonibus validiori auxilio, Smeldingorum maximam civitatem expugnat.»
Après ces choses, l'empereur se partit d'Ardenne et retourna à Ais-la-Chapelle. Au mois de novembre qui après vint, assembla un conseil d'évesques; là fu question faite et meue de la procession du Saint-Esprit. Si la proposa premièrement un moyne nommé Jehan de Jherusalem, et elle fu disputée mais ne fu pas déterminée; ains fu envoié à Rome, au pape Lyon, pour ce qu'il la feist déterminer. Portée fu par un évesque qui avoit nom Bernart et par Adam abbé de Saint-Père-de-Corbie. En ce conseil meisme fu meue une autre question de l'estat de l'Églyse et de la conversation des menistres de sainte Églyse qui ès offices servoient nostre Seigneur. Mais rien n'en fu déterminé, car la question estoit trop griève si comme il leur sembloit.
[467]En si très-grant amour et en si très-grant reverence eut l'empereur saincte Églyse, que tousjours la maintint et gouverna en toutes manières, et aourna les églyses d'or et d'argent, de pierres précieuses et de draps de soie. Les offices des églyses vouloit qu'ils feussent administrés en tel habit comme ils devoient estre; meisme des portiers ne voulloit-il pas qu'ils administrassent en habit commun[468].
Note 467: Ici notre traducteur quitte un instant les annalistes et revient à la vie de Charlemagne par Eginhard, chapitre 26.
Note 468: Le texte d'Eginhard est plus clair. «Sacrorum vasorum ex auro et argento, vestimentorumque sacerdotalium tantam in eâ (ecclesiâ Aquisgrani) copiam procuravit, ut in sacrificlis celebrandis ne janitoribus quidem, qui ultimi ecclesiastici ordinis sunt, privato habitu ministrare necesse fuisset.» Je crois qu'ici Eginhard vouloit seulement dire que tous les officiers ecclésiastiques et même les bedeaux et portiers de l'église d'Aix-la-Chapelle, étoient habillés aux dépens de l'église.
A Ais-la-Chapelle fonda une églyse en l'onneur de Nostre-Dame moult grant et moult belle; le marbre et les colonnes fist apporter de Romme et de Ravenne. Moult luy pesoit que les chantres et le service des églyses de France se descordoient de l'églyse de Romme. Et pour ce qu'il vouloit mieulx boire et puiser à la fontaine que au trouble ruissel envoia-il à Romme deulx clers pour apprendre la manière et les chans des Romains. Ceulx retournèrent quant ils en furent sages. Par eulx fut introduite[469] premièrement la cité de Mes et après les églyses de France[470]. Tant avoit grant cure des pouvres nostre Seigneur, que il ne soustenoit pas tant seulement ceulx de son royaume, mais les pouvres crestiens qui habitent en Auffrique, en Égypte et en Surie; et meismement ceulx de Jerusalem estoient confortés de ses aumosnes. Et pour ceste raison meisme l'amoient le roy d'Égipte et de Perse et d'autres régions de payennie. Si désiroit plus leurs aliances pour ce que les pouvres crestiens qui mendioient à leur povoir en eussent aucuns bénéfices et aucuns alligemens. Par tout son royaume et empire faisoit faire loyale justice par ses menistres. Si compila et fist vint et neuf chappitres de lois[471].
Note 469: Introduite. C'est-à-dire, instruite, initiée.
Note 470: Eginhardi Vita Caroli-Magni, cap. 27.
Note 471: Chapitres de lois, ou Capitulaires.
[472]Moult de choses furent contées à l'empereur de la ventance et de l'orgueil Godefroy le roy de Dannemarche; pour ce se pena qu'il édifieroit une cité oultre le fleuve d'Albe, et mettroit garnison de François contre les envaïes et les assaus des estranges nacions. Pour ceste besongne furent quis et assemblés ouvriers en France et en Alemaigne, garnis et appareillés d'armes sé mestier fust et de telle chose comme à telle œuvre convient; et fu commandé qu'ils fussent menés par Frise au lieu où celle cité devoit être commenciée. Quant le lieu convenable à tele besoigne fut trouvé, l'empereur commanda au conte Egebert la cure de l'œuvre, et qu'il trespassast le fleuve d'Albe et pourpreist et ordonnast le siége de la cité. Et ils la commencièrent à garnir en la première y de de mars. Droit en ce point fu occis Trascon le duc des Abrodiciens en traïson, en un chastel qui a nom Reric[473]. Si cuida-l'en que ce fust par les gens Godefroy le roy de Dannemarche.
Note 472: Eginh. Annal. A° 809.
Note 473: Reric. Ce chastel est l'Empoire ou marché dont il est parlé plus haut, Année 808.
V.
ANNEE: 810.
Coment Amor, le prévost de Saragoce, promist aux gens l'empereur qu'il se rendroit à eux, luy et ses cités et ses chasteaux. Coment les Mores d'Espagne entrèrent au royaume de Sardaigne et destruirent l'isle de Corse. Comment le roy Pepin de Lombardie assist Venise par mer. Coment l'empereur oï nouveles de la mort Pepin, le roy de Lombardie, et coment les messages Nicephore, l'empereur de Constantinoble, prisrent congié; et coment l'empereur envoia à luy ses propres messages.
En ce temps mourut Aureole, un conte qui habitoit ès marches de France et d'Espaigne, outre les mons de Pyrenne, entre la cité d'Osque et de Sarragoce. Et Amor le prévost de Sarragoce saisist tantost son lieu et mist garnison dedens ses chasteaulx[474]. Ses messages envoia à l'empereur et luy manda qu'il voulloit estre soubs luy en sa seigneurie luy et les siennes choses. Et pour ceste chose requist-il parlement aux gens l'empereur. Si promist-il à ceus qui pour ceste besoigne meisme eurent esté à luy envoiés qu'il feroit tout ce qu'il avoit promis à ce parlement. Prins fu le parlement, mais la besoigne ne fu pas menée à fin par moult de raisons dont l'istoire ne parle pas[475]. En ce temps fu éclipse de lune en la septiesme kalende de janvier. Les Mores d'Espaigne assemblèrent navie, au royaume de Sardaigne arrivèrent premièrement et puis en l'isle de Corse. Presque toute la prindrent et gastèrent, pour ce qu'ils n'y trouvèrent ainsi comme nul deffendeur. Pepin, l'ainsné fils de l'empereur, qui roy stoit de Lombardie, assist la cité de Venise par terre et par eaue; et ce fist-il par le conseil des plus grans de la cité meisme. La cité et toutes ses appartenances receut en sa seigneurie; après conduisit celle meisme navie pour gaster les rivages de la mer de Dalmacie. Mais Pol, qui estoit chevetain de la navie d'Orient que l'empereur de Constantinoble avoit là envoie pour destruire Italie, vint contre luy en l'aide des Dalmaciens. Pour ce s'en retourna la navie au roy Pepin sans autre chose faire. En ce temps mourut Huroltrude, l'ainsnée des filles l'empereur, en la huitième ide de juillet.
Note 474: Eginh. Annal. A° 810.
Note 475: La principale fut la nécessite dans laquelle le calife de Cordoue mit Amor ou Amoros de quitter Saragosse et Huesca, sa patrie. Voyez de curieux détails sur Amoros, dans le livre de M. Reinaud: Invasions des Sarrasins en France. Paris, 1830. (Pages 118 et suivantes.)
En ce point demoura le roy à Ais-la-Chapelle, et proposoit à ostoier hastivement sur Godefroy, le roy de Dannemarche, quant nouvelles luy furent apportées que la navie des Danois de deux cens nefs estoit arrivée en Frise et que elle y estoit encore; si avoit jà dégastées toutes les isles qui sont sur le rivage de Frise. Les Danois estoient vainqueurs; ils avoient fait les Frisons tributaires de cent livres d'argent qu'ils lui avoient jà paiés; si en povoient jà bien estre retournés en leur païs. Et sans faille la vérité estoit telle, et les nouvelles disoient que le roy Godefroy avoit amenée celle navie en Frise.
De ceste chose fu moult l'empereur esmeu et en si grant esmay de ceste besongne vengier qu'il envoia tantost ses courriers par toutes les provinces de son empire pour ses osts assembler. Luy-meisme vint tantost à tant de gens comme il peut avoir; et se pourpensoit de passer le Rin pour attendre ses osts sur le rivage de Lippie.
Tandis comme il demouroit, mourut l'olifant que Aaron le roy de Perse luy avoit envoié. A la parfin quant son ost fu assemblé, il vint au plus hastivement qu'il peut, droit au fleuve d'Alara[476]. Ses héberges fist tendre sur le rivage de celle eaue en droit là où elle assemble au fleuve de Wisaire. Ilec demoura pour oïr nouvelles de ses ennemis et pour oïr les menaces de Godefroy le roy des Danoys. Car ce roy estoit si enflé d'orgueil et si plain de vaine gloire pour les victoires qu'il avoit eues contre les Frisons, qu'il se vantoit et disoit qu'il se combatroit contre l'empereur à un jour nommé en champ de bataille. Endementiers que l'empereur demouroit en ce lieu luy furent apportées nouvelles de diverses parties. Luy fu conté pour voir que la navie des Danois qui Frise avoit dégasté s'en estoit retournée, et le roy Godefroy occis d'un sien sergent meisme. Mais la raison de sa mort ne raconte pas l'istoire. Et si luy refut conté que les Wiltzes avoient pris le chastel de Robuqui qui siet sur le rivage d'Albe. En ce chastel estoit Heudes, un message l'empereur, et plusieurs des Saisnes orientaux. Si luy fu conté que son fils Pepin le roy de Lombardie estoit trespassé de ce siècle en l'uitiesme ide de juillet. Et si luy fu dit au derrenier que deux légacions estoient à luy venues de deulx parties, pour confirmacion de paix. L'une partie fu de par l'empereur de Constantinoble, l'autre de par l'aumacour de Cordes[477] en Espaigne. Les deulx messages retint-il honnourablement: des besoignes de Sassoigne ordonna à sa volenté et puis retourna en France. En cel ost fu si grant pestilence de bues et de bestes aumailles que à peine en demoura-il un seul, et non mie là tant seulement, mais par toutes les provinces de l'empire. A Ais-la-Chapelle vint l'empereur au moys d'octobre. Les devant dis messagiers oït, et conferma paix et amour à Nicéphore l'empereur de Constantinoble, et Abulas[478] le roy de Cordes. La cité de Venise que son fils Pepin le roy de Lombardie avoit prinse, l'an devant dit, rendit à l'empereur de Constantinoble, et receut le conte Henri[479] que Abulas le roy de Cordes luy rendit et que Sarrasins avoient prins, long-temps avoit.
Note 476: Alara. L'Aller, qui se jette dans le Weser.
Note 477: L'aumacour de Cordes. L'émire de Cordoue.
Note 478: Abulas, ou Abulafer. C'est une corruption du mot arabe Almodaffer (le victorieux), surnom d'Hackam, émir de Cordoue. Voy. Reinaud, Invas. des Sarrasins, p. 3.
Note 479: Henry. Le latin varie beaucoup ici suivant les manuscrits: Heimricum, Haimrichum, Adimrichum.
[480]Moult désiroit cil Nicéphore empereur de Constantinoble qu'il eut la paix et l'amour de l'empereur, ainsi comme Micheau et Léon et les autres devant luy avoient eu. Souvent lui envoioient leurs messages de leur volenté, pour confermer paix et aliance. Si cuidoit bien qu'ils le féissent plus pour paour que pour amour. Et pour ce qu'il avoit nom d'empereur, ils l'avoient suspeconneux et doubtoient qu'il ne leur tollist leur empire. Car à ce temps estoit la fierté et la puissance des François si grant qu'elle estoit doubtable aux Grieux et aux Romains.
Note 480: Eginhardi Vita Caroli, cap. 16.
En celle année fu éclipse de lune et de soleil par deux fois; la septiesme ide de juin et la seconde kalende de janvier. En celle année yssirent les Mores d'Espaigne et gastèrent toute l'isle de Corse.
En cel an, Abderame, le fils Abulas le roy des Cordes, chaça Amor de la cité de Sarragoce, et cil s'en fouit par force et se retraist en la cité d'Osque. Après la mort le roy Godefroy de Dannemarche, Aminge son frère receut le royaume; paix et aliance conferma à l'empereur Charlemaines[481]. Arsaphie le message l'empereur de Constantinoble prist congié et se départit de court. Avec luy envoia l'empereur ses propres messages pour telle raison comme celluy estoit venu. Ces messages qui furent là envoiés furent ainsi nommés: Haydon évesque de Basle, Hue le conte de Touraine, Hayons un Lombart né de la cité d'Acquilée, Woleris duc de Venise, et Léon né de Sézille. Celluy Léon renvoioit l'empereur en son païs par sa volenté, car il s'en estoit à luy fouy, dix ans avoit jà passés, au temps qu'il demouroit à Romme. A l'autre qui avoit nom Hayons fu commandé qu'il retournast à son seigneur en Constantinoble qui devant l'avoit osté de son honneur et de son estat par son meffait.
Note 481: Eginh. Annal. A° 811.
VI.
ANNEE: 811.
Coment les princes de France et de Dannemarche assemblèrent pour confermer la paix entre Aminge le roy et l'empereur; et coment l'empereur envoia trois paires d'ost en trois parties. Coment les François desconfirent les Huns, et coment les Huns resquirent terre pour habiter. Coment l'empereur ala à Boulogne pour voir sa navie. Des presens Aminge le roy de Dannemarche. De la mort Charlot, l'ainsné fils de l'empereur. De la mort au roy Aminge. Coment Nicéphore, l'empereur des Grieux, fu occis, et coment l'empereur envoia son neveu à grant ost contre la navie d'Aufrique et d'Espaigne qui devoit venir en Italie.
La paix qui estoit fermée entre l'empereur et Aminge le roy de Dannemarche fu tant seulement jurée; si ne put estre autrement confermée à celle fois, fors que les parties firent serement; pour ce qu'ils ne povoient pas aisément assembler, par la grieveté de l'yver et pour les chemins qui estoient périlleux à chevaucheurs. Mais quant la nouvelle saison fu venue, dix des plus nobles hommes de chacune partie assemblèrent par accort sur le fleuve d'Egidore[482]. Là fu la paix confermée par serement et par ostages, chascun selon la manière de son païs. Les François qui de par l'empereur y furent envoies estoient ainsi nommés: le comte Walac fils Bernart, le comte Wodon, le comte Buchart, le comte Voroque, le comte Bernart, le comte Egibert, le comte Thierry, le comte Albon, le comte Ostdag et le comte Guimans. De la partie des Danois furent Hancuins, Enguadon, frère le roy Aminge, et les autres furent les plus nobles de leurs gens: Offres, par surnom Urdmuille, Vuastran, Samon, Hurim, Offrin fils Heiligen, et Offres de Scanove, Aoves et Elbi.
Note 482: Egidore. C'est l'Eyder, rivière de Danemarck qui se perd dans mer d'Allemagne.
Quant l'empereur eut ainsi paix confermée aux Danois et il eut tenu général parlement, selon sa coustume, il devisa son ost à Ais-la-Chapelle, pour aler en trois parties de son royaume; l'une outre le fleuve d'Albe pour le pays gaster; ceux qui là alèrent refermèrent le chastel de Hobuqui[483] qui sict sur la rivière d'Albe que les Wiltzes avoient abatu l'année devant; la seconde envoia en Pannonie, pour afiner la guerre des Huns; et la tierce envoia en Bretaigne pour punir la desloyauté des gens du païs.
Note 483: Hobuqui, ou Hobuochi. Suivant Lambecius, ce fort étoit bâti sur l'emplacement de la ville de Hambourg.
De ces trois parties retournèrent ses osts à grans victoires et à grans despouilles de leurs ennemis. Les Huns qui autrement sont appellés Avares eurent si longuement maintenue la guerre contre les François, que ils furent amenusiez de nombre et de force; et ceus qui pour gloire acquerre souloient les autres nacions envaïr et guerroier ne se povoient plus aider. Car toute leur gloire et toute leur noblesse chayt et périt en celle derrenière bataille; tous leurs trésors et toutes leurs richesses qu'ils avoient amassées à tousjours et acquises par leurs grans victoires vindrent ès mains des François. Si ne recorde l'en pas que France feust oncques si enrichie par nulles victoires de tantes manières de richesces. Tant estoient les Avares afoiblis qu'ils ne povoient mais souffrir les assaus né les envaïes des Esclavons; ainsi requistrent à l'empereur une terre pour habiter qui a nom Sabbarie[484]. La demourèrent en telle manière qu'ils estoient, sous la seigneurie des François, sans nom de roy et de royaume.
Note 484: Sabbarie. La même que la ville de Zagrabie, dans la
Basse-Hongrie, sur la Save, suivant Lambecius. On a déjà vu plus haut
tout cet alinéa, extrait du 13ème chapitre de la Vita Caroli Magni.
La dernière phrase semble empruntée aux Annales Fuldenses, A° 805.
[485]A Boulongne sur la mer ala l'empereur pour veoir la navie qu'il avoit commandé à faire en l'an devant dit. Une tour qui eut esté anciennement faitte sur le port, pour prendre enseigne et adresce[486] aux nefs qui par la mer aloient, refist et restaura, et commanda que le feu y fust allumé chascune nuyt à plus hault, pour ce que les desvoiés se adreçassent celle part, à la clarté de la lumière. Et aucuns veulent dire que Jules César la fist faire après ce qu'il eut France conquise, pour passer en Angleterre, et l'appella la tour d'Ordre[487]. De Boulongne s'en ala l'empereur à une ville qui siet sur le fleuve d'Escaut et est appellée Gant. Là vit les nefs et les galées qui estoient faittes jà pour la devant dite navie. A Ais-la-Chapelle retourna entour le moys de novembre, mais avant qu'il y parvenist encontra-il Alvin et Hebyn, les messages Aminge le roy de Dannemarche, qui de par leur seigneur lui apportaient présens et paroles d'amour et de concorde. A Ais-la-Chapelle le attendoient autres messages d'Esclavonnie, Kanizance prince des Huns, Thudum et mains autres nobles hommes du peuple des Esclavons qui habitent sur la Dynoe. Tous se pouroffrirent devant l'empereur, par le commandement des chevetains des osts qui avoient esté envoiés en Pannonie.
Note 485: Eginh. Annal. A° 811.
Note 486: Voici le lexie latin: «Farumque ibi ad navigantium cursus dirigendos antiquitùs constitutam restauravit, et in summitate ejus nocturnum ignem accendit.» C'est, comme on va le voir, la fameuse Tour d'Ordre, célèbre dans les Chansons de geste, et qui subsista jusqu'à la fin du XVIIème siècle. Il est probable que son nom d'Ordre étoit une corruption du mot ardens.
Note 487: Cette dernière phrase est de notre traducteur, et justifie encore ce que l'on a dit si souvent de la coutume qu'avoient nos anciens historiens de rapporter à Jules César tous les travaux exécutés par ordre des anciens empereurs romains. Caligula passe avec un peu plus de raison pour le premier fondateur de la Tour d'Ordre.
Entre ces choses mourut Charles l'ainsné des fils l'empereur en la seconde ide de décembre[488]. Cel yver demoura l'empereur à Ais-la-Chapelle.
Note 488: L'annaliste se tait sur les circonstances de la mort de Charles ou Charlot. Le récit des romanciers auroit-il un fondement historique?
[489]En ce temps mourut Aminge le roy des Danoys. Sigefroy qui eut esté nepveu le roy Godefroy de Dannemarche, qui devant Aminge eut esté au règne, et Amlom le nepveu Heriol estrivèrent ensemble pour le royaume. Accorder ne pouvoient que l'un d'eulx régnast; leurs osts assemblèrent et se combatirent: en celle bataille furent tous deux occis. La partie Amlom qui eut victoire prist les deux frères Heriol et Raganfroy si les couronna tous deux. A ce s'accorda la partie desconfite, pour ce qu'ils ne le povoient contredire. En celle bataille montrent dix mille neuf cens et quarante personnes.
Note 489: Eginh. Annal. A° 812.
En ce temps fu occis Nicephore l'empereur de Constantinoble en la guerre qu'il menoit contre les Bulgres. Mainte noble victoire eut eue et maintes grans batailles eut fornies en son temps. Après luy receut l'empire un sien gendre qui avoit nom Michiau. Les messages l'empereur Charlemaines qui au temps Nicephore eurent là esté envoiés receut et congéa; ses propres messages l'évesque Michiel, Théodoine et Asaphie renvoia à l'empereur pour confermer paix et aliances. A Ais-la-Chapelle vindrent en la présence l'empereur; profondément s'inclinèrent, et en langue de Grec l'appellèrent Basilée. Ce fut le salut qu'ils luy rendirent selon leur manière. La forme de l'aliance receurent par escript. Congié prindrent à tant et s'en retournèrent à Romme. Le libelle de celle aliance receurent de l'apostole Lyon qui les conferma par son seel.
En ce temps assembla parlement l'empereur à Ais-la-Chapelle. Bernart son nepveu, fils le roy Pepin, envoia en Lombardie; et pour ce que parolles estoient que la navie d'Espaigne et d'Aufrique devoit arriver pour dégaster Italie, il commanda Balan, le fils Bernart, son oncle qu'il i fust tousjours avec luy jusques à tant qu'il veist sé c'estoit voir ou mensonge. Vérité fu toutes voies qu'elle vint, ainsi comme renommée l'avoit devant consonné; l'une partie arriva en Sardaigne et l'autre en Corse.
En ce temps meisme arriva une navie de Danois (qui sont appellés Normans) en une isle qui a nom Irlande, et marchise à Escoce. Aux gens du païs se combatirent, mais ils furent desconfis et occis en partie; et le remenant s'en fouyt à grant meschief en leur païs. Paix et concorde fut faitte entre l'empereur et Abulas roy des Sarrasins, et entre luy et Grimoart le duc de Bonivent; par telle condicion que lui et sa terre feussent en sa subjection et qu'il paieroit chascun an par manière de truage vingt et cinq mille souls d'or[490].
Note 490: C'est de ce tribut long-temps payé à la France que vient
l'expression proverbiale tant prodiguée dans nos anciennes poésies de
l'Or de Bonivent.—Truage ou treuage, formé de tributum, ou
plutôt du verbe tribuere.
En ce temps envoia l'empereur ses osts contre unes gens qui sont appellés
Wiltzes. Paix firent et donnèrent ostages Heriol et Raganfroy de
Dannemarche requistrent par leurs messages paix et concorde, et prièrent à
l'empereur qu'il envoiast Aminge leur frère que il tenoit par devers luy.
En celle année fu éclipse de soleil en la première ide de may, entre l'eure de midi et de nonne.
VII.
ANNEE: 813.
Coment l'empereur fist ordonner le service de sainte Eglyse au royaume de France. Et puis, coment il assembla concile et fit disputer de la procession du Saint-Esperit. Des messages que il envoia à Michiau, l'empereur de Constantinoble. Et coment il accompagna à l'empire son fils Loys. Coment ils firent assembler cinq conciles au royaume de France, en divers lieus, pour amender l'estat de sainte Eglyse. De la desconfiture Michiau, l'empereur des Grieux, et coment Crumas, le roi de Bulgrie, fu desconfit devant Constantinoble.
L'empereur qui moult estoit ententif et curieux à maintenir et accroistre l'estat de sainte Églyse fist cerchier les escriptures des sains Pères anciens. Et en fist extraire et compiler les leçons qui affèrent à chascune feste de l'an, par la main et par l'estude de Pol son diacre[491].
Note 491: Pol ou Pous. Sans doute Paul-Diacre. Je n'ai pas retrouvé le texte latin de cette phrase, dans les annalistes.
Général parlement fist assembler à Ais-la-Chapelle en l'an de l'incarnation huit cent et neuf; là fut disputé derechief de la procession du Saint-Esprit, et comment la règle de crestienté tesmoigne et afferme certainement le Saint-Esprit venir du père et du fils égaument, sans créacion et sans généracion, d'une consubstancialité et d'une coéternalité. Le nom et la manière de la procession[492] du Saint-Esprit nous enseigne saint Jehan en l'Apocalipse, quant il dit ainsi: «L'ange me monstra un fleuve d'eaue vive resplandissant comme cristal, qui yssoit du throsne de Dieu et de l'Aignel.»
Note 492: De la procession, ou dont procède.—Presque tout cet alinéa a déjà été inséré à sa place, sous l'année 809.
[493]Celluy yver se tint l'empereur à Ais-la-Chapelle. Au nouveau temps envoia Amalhaire l'arcevesque de Tresves et un abbé qui Pierre avoit nom à Michiau, l'empereur de Constantinoble, pour conformer aliances. Général parlement assembla. Son fils Loys, le roy d'Acquitaine, manda; la couronne impériale luy assist au chief, voiant tous ses barons, et le fist parçonnier et compaignon de tout l'empire. A Bernart son nepveu qui fils eut esté le roy Pepin donna le royaume de Lombardie, et voult qu'il feust appellé roy.
Note 493: Eginh. Annal. A° 813.
Après commanda que conciles fussent célébrés par toute France, pour amender l'estat de saincte Eglyse. L'un fu fait en la cité de Maience; le second en la cité de Rains; le tiers en la cité de Chaalons; le quart en la cité d'Orléans; le quint en la cité d'Arle-le-Blanc. Puis fist réciter en plain consistoire des barons les corrections et les constitutions qui eurent esté faittes en chascun des conciles. Et qui l'exemplaire en vouldra trouver et avoir, si le quiere en ces cinq cités devant dictes, jà soit ce que l'exemplaire en fut retenu ès escrins du palais. De ce parlement, fuient envoiés aucuns des barons de France et de Sassoigne, oultre le fleuve d'Albe, ès marches des Normans qui l'empereur avoient requis de paix et de concorde, par tel si que Aminge le frère le roy que l'empereur tenoit fust rendu. Au lieu déterminé assemblés furent; si furent seize d'une part et seize d'autre. La paix qui entre eulx courut conformèrent par serement et ainsi receurent les Danois le frère de leur roy.
En ce temps n'estoient pas les deux roys de Dannemarche en leurs terres, mais estoient alés ostoier en une cité qui a nom Westerfort. Celle région estoit ès derrenières parties de leur royaume, entre Occident et Septentrion, vers la fin de Bretaigne encontre bise. Le peuple et le prince de celle contrée ne leur vouloient obéir né estre en leur subjection. Toutesvoies, quant ils les eurent domptés et soubsmis, ils retournèrent en leur païs et receurent leur frère qui leur eut esté rendu. Mais assez tost après ce que ils furent retournés, le fils le roy Godefroy qui devant eut régné et plusieurs nobles hommes de Dannemarche qui en autre païs aloient et estoient en essil, leur appareillièrent bataille. A la partie des deux roys se tint le commun de tout le royaume et grant nombre d'autre gent qui à eulx aplouvoient de toutes parts; bataille firent et les chacièrent assez légièrement hors du royaume.
Les Mores d'Espaigne qui l'isle de Corse avoient prise et dégastée s'en retournèrent par mer. Mais Hirmengaire, le comte de Spolitaine, leur bastit un aguait à un destroit, et prist huit de leurs vaisseaux; si trouva dedens cinq cens Corsiens et plus qu'ils enmenoient pris. Après avint que les Mores qui de ceste honte et de cest dommage se vouldrent vengier s'assemblèrent et entrèrent en Toscane. Une cité dégastèrent qui a non Cencelle[494] et une autre qui est appellée Nice en la contrée de Narbonne. Après arrivèrent et entrèrent en Sardaigne; à ceulx du païs se combatirent, mais furent desconfis et chaciés et s'en fouyrent à grant dommage de leurs gens. Michiau l'empereur de Constantinoble se combatit en ce temps contre unes gens qui sont appellés Bulgres. Et pour ce que fortune luy fu contraire à celle bataille et qu'il n'eut pas victoire de ses ennemis, il se désespéra. Puis qu'il fu retourné en Constantinoble il laissa l'empire et devint moyne[495]. Après lui receut la dignité Lyon qui fu fils Barde le patrice. Après ces choses avint que Crumas le roy de Bulgrie monta en trop grant orgueil, pour ce qu'il avoit occis Nicéphore, l'empereur de Constantinoble, et l'empereur Michiau desconfi et chacié de Messie[496]. Pour ce mena son ost devant la cité de Constantinoble et mist ses tentes devant les portes. Un jour chevauchoit par devant les murs de la cité plus follement et plus despourvuement que mestier ne luy fust. Quant l'empereur aperceut sa folie, il issit hors soudainement. En ce poignéis[497] fu le roy Crumas griefvement navré; et il s'en fouit arrières en son païs luy et tout son ost[498].
Note 494: Cencelle, ou Centocelle. C'est Civita-Vecchia.
Note 495: Devint moine. L'entrée en religion étoit le suicide du temps.
Note 496: Messie. Moesie.
Note 497: Poignéis. Lutte. De pugna, et pugnatio.
Note 498: Ici s'arrête le texte des Annales d'Eginhard, si ce n'est qu'elles mentionnent encore à l'année suivante la mort du grand empereur. Le reste de notre second livre est traduit du chap. XVII de la Vita Caroli-Magni.
L'empereur appareilla navie contre les Normans et fist faire nefs et autres vaisseaux de lès les fleuves de Gaule et Alemaigne qui chient en la mer, par devers Septentrion. Et pour celle gent qui souvent s'embatoient ès marches de France parmi les fleuves, fist-il clorre et garnir de forteresces les pons et la terre des fleuves, pour que celle gent né autres robeurs n'y peussent entrer. Ce meisme fist-il en la province de Narbonne sur les rivages des fleuves, par devers midi et par tout le rivage d'Italie jusques à Romme, pour les Mores d'Espaigne qui jà avoient appareillé navies pour ces contrées destruire. Et pour ce garanti-il tout ce païs de griefs dommages; Lombardie des Mores, France et Alemaigne des Normans qui oncques en son temps dommage ne luy firent: fors que les Mores destruirent une fois une cité qui a nom Cencelles; et les Normans en Frise aucunes isles qui sont près du rivage de France et d'Alemaigne.
Ci fine le second livre des gestes le fort roy Charlemaines.
CI COMENCE LE TIERS LIVRE DES FAIS ET DES GESTES LE FORT ROY CHARLEMAINES.
* * * * *
I.
ANNEE: 800.
Des églyses et autres édifices que l'empereur édifia; de ses femmes et de ses enfans. Coment il fut nourri et introduit. Puis parole d'un sien fils de bast, qui avoit nom Pepin, coment il fist conspiration contre son père et de la vengeance des traitres.
[499]Si fier et si puissant come vous avez oï estoit l'empereur en acroistre son royaume et en plaissier[500] et soubmettre ses ennemis, et assiduement ententif à guerroier en toutes les parties du monde en un meisme temps; si ne demouroit pas, pour ce, qu'il ne fust curieux des œuvres de miséricorde. Car il édifia églyses et abbaïes en divers lieux, en l'onneur de Dieu et au proffit de s'ame: aucuns en commença et aucuns en parfist. Entre les autres, fonda l'églyse de Ais-la-Chapelle de œuvre merveilleuse, en l'onneur de nostre dame sainte Marie. En la cité de Maience fist un pont sur le Rin de cinquante piés[501] de long, car tant a le fleuve de large là endroit. Mais ce pont ardit un an avant qu'il mourust; né puis ne put estre reffait, pour ce qu'il mourut trop tost. Si r'avoit-il en propos qu'il le reféist tout de pierre. Divers palais commença en divers lieux d'œuvres merveilleuses et cousteuses: un en fist près de la cité de Maience, de lès une cité qui a nom Geleham. Un autre en la cité[502] sur le fleuve Wahalam. Si commanda par tout son royaume aux évesques et à ceulx à qui les cures en appartenoient que toutes les églyses et les abbaïes qui estoient cheues par vieillesce fussent refaites et appareilliées. Et pour ce que ceste chose ne feust mise en oubli né en nonchaloir, il leur mandoit expressément par ses messages qu'ils accomplissent son commandement.
Note 499: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XII. Le commencement de ce livre repose sur des documents authentiques, et principalement sur la vie de Charlemagne par Eginhard.—Si fier estoit. C'est-à-dire, quelque fier que fût. Le peuple a gardé cette ancienne forme de langage.
Note 500: En plaissier. Maltraîter, accabler.
Note 501: Cinquante. Il falloit cinq cents. «Quingentorum passuum.» La version rédigée dans les premières années de Philippe-le-Bel, et dont j'ai parlé dans la dissertation du premier volume, ne commet pas cette faute. (Voy. Msc. du roi, n° 8396, f. 46 v°).
Note 502: En la cité. Le nom de la ville «Noviomagum», Nimègue, est oublié dans tous les Msc.
[503]La première de ses femmes fu fille le roy Desier de Lombardie. Celle prist-il par l'enortement de la roy ne Berthe sa mère, puis la laissa-il; mais l'en ne sceut pourquoy. Après en espousa une autre qui avoit nom Hildegarde. Femme estoit de grant noblesse et née du lignage de Souave. Trois fils eut de celle dame: Charles, Pepin et Loys; et autant de filles: Rustrude, Berthe et Gisle. Trois autres filles eut: Theodorée, Hirtrude et Rotade. Deux en eut d'une sienne femme qui eut nom Fastarde née de Germenie, et la tierce d'une meschine de qui l'istoire ne parle mie.
Note 503: Eginh. Vita Caroli Magni, cap. XVIII.
La tierce de ses femmes eut nom Leodegarde. Mais de celle n'eut-il nuls enfans né hoirs. Après sa mort eut trois meschines; Gersonde née de la gent de Sassoigne; de celle eut-il une fille qui Adaltrux fu appellée. La seconde fu Régie: de celle eut deux fils, Dreue et Hue. Et la tierce eut nom Aldalinde, de laquelle il eut un fils qui Thierri eut nom. Sa mère la royne Berthe tint tousjours à grant honneur; si grant révérence luy portoit que tant comme il vesquit il n'y eut oncques entr'eulx paroles né contens[504], fors tant seulement quant il laissa la fille Desier de Lombardie qu'il avoit prise par son conseil. Après la mort Hildegarde sa bru[505], plaine de jours mouru; mais avant, vit au palais la mesnie son fils multipliée de fils et de filles à grant nombre qui de luy estoient yssus. Le corps fist l'empereur porter en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, là la fist enterrer, coste à coste du roy Pepin son père. Une sœur avoit l'empéreris qui avoit nom Gisle; en sainte conversation vivoit et avoit fait le veu de chasteté dès le temps de son enfance. Moult l'empereur l'aimoit et lui portoit grant honneur. Morte fu avant sa mère et enterrée au moustier où elle conversoit.
Note 504: Contens. Contentions, disputes.
Note 505: Sa bru. La bru de Berthe.
[506]Tous ses enfans, fils et filles faisoit l'empereur introduire, premièrement, ès libéraux sciences, ainsi comme luy meisme avoit esté introduit. Et quant les fils estoient de tel age qu'ils povoient souffrir la paine de chevauchier, si leur faisoit apprendre l'us d'armes et de chacier ès bois, selon la coustume de François. Les filles faisoit introduire en toutes manières d'onnesteté, et commandoit qu'elles entendissent à la fois à filer et à ouvrer de soie, pour ce qu'elles ne s'abandonnassent trop à oyseuse.
Note 506: Eginh. Vita Caroli Magni, cap, XIX.
De tous ses fils ne perdit que deux, tant comme il vesquit: Charles et Pepin le roy de Lombardie; et Ruotrude l'ainsnée de ses filles que Constentin l'empereur des Grieux avoit espousée. Cil Pepin laissa un fils qui avoit nom Bernart, et cinq filles: Aldechilde, Atulle, Gondrée, Bertarde et Théodarde. Tant monstra le roy aux enfans, après la mort leur père, la paix et la miséricorde de son cuer qu'il laissa le fils régner après le père, et les filles fist garder et nourrir en son palais tout ainsi comme sé ce fussent ses propres enfans.
La mort de ses deux fils et de sa fille qui estoit empereris de Constantinoble souffrit paciemment[507], selon la grant vertu de son cuer; mais toutes voies la pitié et l'amour qu'il avoit à eulx le contraingnit jusques aux larmes.
Note 507: Paciemment. Il y a dans Eginhard: «pro magnanimitate quâ excellebat, minùs patienter tulit.» Il faut croire que le minùs étoit effacé dans la leçon dont notre traducteur se servoit, mais son bon sens lui fit réparer cette faute par le toutes voies suivant.
En ce temps mourut l'apostole Adrien. En si grant amour l'avoit que quant sa mort luy fu nunciée, il en fist aussi grant dueil com s'il eust perdu son père ou le plus chier enfant qu'il éust. En amitiés estoit bien attrempé et assez légièrement les recevoit[508]; saintement gardoit et cultivoit en amour ceulx qu'il aimoit. Si grant cuer eut tousjours de ses enfans nourrir qu'il ne mangea oncques sans eulx né ne chevaucha: quant il estoit en estranges terres, les fils chevauchoient avecques luy, les filles alloient après un pou, mais ce n'estoit pas sans compaignie de gens à pié et à cheval qui especiaulment estoient establis pour eulx garder. Moult estoient belles et moult les amoit: si fut-ce une merveille que oncques nulle n'en voult marier à homme estrange né prince, fors l'ainsnée qui fu donnée à Constantin, l'empereur de Constantinoble. Ainsi les garda tousjours en son palais; car il disoit qu'il ne pourroit vivre sans eulx. Si avint-il qu'il en oït aucunes fois mauvaise renommée; mais il avoit le cuer si débonnaire et si pacient qu'il s'en déportoit ainsi comme s'il n'en fust en nulle souspeçon.
Note 508: Notre chroniqueur est ici bien loin de la précision et de l'élégance d'Eginhard. «Erat enim in amicitiis optimè temperatus, ut cas et facilè admitteret et constantissimè retineret, colebatque sanctissimè quoscumque hâc affinitate sibi conjunxerat.»
Un fils avoit qui Pepin avoit nom, qui n'estoit pas né de femme espousée. De cestuy n'a pas encore l'istoire parlé né faitte mencion[509]. Moult estoit bel de vis[510], et de corps estoit laid pour une boce qu'il avoit sur le dos. Comme le roy estoit en Bavière où il yvernoit et appareilloit bataille contre les Huns, il fist conspiration contre son père et s'alia contre luy à aucuns des barons de France qui l'avoient mis en espérance. Le roy sceut la traïson. Les traitres dampna selon les loys des chiefs perdans[511]; son fils rendit[512] en une abbaïe à sa requeste meisme.
Note 509: Né faitte mencion. C'est Eginhard, l'auteur de la Vita Caroli Magni qui parle ainsi, mais notre traducteur en a déjà parlé au livre précédent.
Note 510: Vis. Visage.
Note 511: Des chiefs perdants. Entraînant la peine capitale.
Note 512: Rendit. Rendit moine.
[513]Avant ceste traïson, y en avoit-il une autre plus grant faite contre luy-meisme. Quant la chose fu descouverte, il fist prendre les traitres: aux uns creva les yeux, les autres dampna par esil. Et oncques nul n'en fist occire, fors trois tant seulement qui au prendre se mistrent à deffense. Occis furent, car ils ne povoient autrement estre pris. Si furent aucuns qui distrent que la royne Fastarde fu cause du fait de ces deux conspiracions et que l'empereur feust aliéné de sa débonnaireté naturelle, quant il se consentist aux parolles et à la cruaulté de la royne; car l'en savoit bien qu'il estoit de si bonne manière par nature qu'il aivoit l'amour et la bonne volenté à tous. Et oncques en sa vie, en son royaume, n'en estranges terres, ne put-on dire sur luy une note de cruaulté sans raison.
Note 513: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXI.
II.
ANNEE: 800.
De la charité qu'il avoit vers les pélerins, de sa quantité et des accidents de sa personne. Puis de son habit et de sa manière de vivre; puis de ses meurs et coment il estoit sobre et attempré.
Homme fu plain de grant charité vers estranges gens et vers pélerins meismement; si grand cure avoit de les recevoir et tant y en venoit et si souvent, que la multitude ne sembloit pas estre à charge au palais tant seulement, mais partout le royaume de France. Mais le bon roy qui avoit la bonne renommée quant au monde, tout ne feist-il pas force, aussi attendoit-il le mérite, quant en ce à Dieu; pour ce ne luy estoit à charge né à grief[514].
Note 514: Je doute que notre traducteur comprit mieux sa phrase que celle d'Eginhard. Voici cette dernière: «Ipse tamen, præ magnitudine animi hujusce modi pondere minimè gravabatur, cùm etiam ingentia incommoda laude liberalitatis ac bonæ famæ mercede compensaret.»
[515]Homme fu de grant corps et de fort estature et non mie trop grant. Sept piés avoit de long, à la mesure de son pié; le chief avoit réond, les yeux grans et gros et si clers que quant il estoit courroucié, ils replandissoient comme escarboucle[516], le nés avoit grant et droit et un pou hault par le milieu. Brune chevelure, la face vermeille lie et alegre[517]; de si grant force estoit qu'il estendoit trois fers de cheval tous ensemble légièrement, et levoit un chevalier armé sus sa paume, de terre jusques à mont. De Joieuse son espée coupoit un chevalier tout armé; de tout nombre estoit bien taillié. Six espans avoit de ceint sans ce qui pendoit dehors la boucle de sa courroye.
Note 515: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XXII.
Note 516: Et si clers que etc. Cette circonstance n'est pas mentionnée dans Eginhard. Quant à son nez, le biographe se contente de dire: «Naso paululùm mediocritatem excedente.» Ces deux derniers mots ont trompé le traducteur.—Brune chevelure—«Canitie pulchrâ.»
Note 517: La fin de cet alinéa n'est pas dans Eginhard.
En estant et en séant, estoit personne de grant authorité, jasoit ce qu'il eust le chief un pou mendre que droit, et le ventre plus gros; mais la droite mesure et la bonne disposicion des autres membres celoit ce qui là messéant estoit. Fier estoit en alant; bien sembloit grant homme et noble en toutes manières; clere voix avoit et plus clere ce sembloit qu'il n'appartenoit à son corsage.
Tousjours fu santéis[518], fors en tour quatre ans avant qu'il mourust. Lors le commencièrent à prendre fièvres et autres maladies et à la parfin clocha-il d'un pié. Dès-lors commença-il à user de son conseil plus que de celuy aux phisiciens; [519]si fu dommage, car il en mourut ains ses jours. Aussi comme contre cuer les avoit, pource qu'ils luy faisoient mengier chairs cuites en eaue et luy deffendoient les rostis qu'il mengeoit volentiers, comme il avoit tousjours accoustumé.
Note 518: Santéis, en santé.
Note 519: Si fu domage. Cette réflexion bienveillante pour les médecins n'est pas d'Eginhard.
Acoustumement chevauchoit en chasçant en bois, selon la coustume des François, car à paine est-il nacion qui autant en sache. En bains chaus naturelement se déduisoit, [520]et noioit mieulx que nul autre ne feist. Et, tout pour ce, fist-il faire une sale et uns bains à Ais-la-Chapelle, où il demoura jusques à la fin de sa vie. Et ses fils faisoit baingner avecques luy et non mie seulement ses fils, mais ses barons et ses princes; et aucunes fois grant tourbe des sergens qui le gardoient; si que ils estoient bien cent ou plus telle fois avecques lui. [521]De robes se vestoit à la manière de France. Emprès sa char usoit de chemises et de famulaires de lin[522]: par dessus vestoit une cote ourlée de soie, chausses et soulliés estrois chausçoit. En yver, vestoit un garnement fourré de piaus de loutre ou de martre. Tousjours avoit l'espée ceinte, dont le pomiaus estoit d'or ou d'argent, et le baudrié d'un tissu de soie. Si en ceignoit deux[523], mesmement ès haultes festes et quant il venoit messages d'estranges terres. Estranges manières de robes tant feussent belles ne voult oncques vestir, fors une fois tant seulement qu'il vestit une cote et un mantel à la guise de Romme à la prière l'apostole Adrien. Mais aux grans festes solenneles avoit un garnement tissu à or et solliers à pierres précieuses. Aux autres jours avoit petit de différence entre son habit et l'habit commun du peuple[524].
Note 520: Noioit. Nageoit.
Note 521: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIII.
Note 522: Famulaires. «Feminalibus lineis.» Cela répond assez bien à nos caleçons.
Note 523: Deux. Les leçons imprimées portent gemmato au lieu de geminato qu'a lu notre traducteur. Il faudroit donc, à la place de deux, mettre de gemmées. (Une épée dont le pommeau étoit garni de perles.)
Note 524: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIV.
En mengier et en boire estoit moult attrempé, et plus en vins que en viandes, comme celluy qui merveilleusement haioit yvresse en toutes personnes. De viande ne se povoit pas si abstenir comme il faisoit de vin, car il se plaignoit aucune fois que le jeusner le grevoit.
Aux grans festes mengeoit petit, et lors tenoit-il grant court plénière de diverses manières de gent; acoustuméement estoit chacun jour servi de quatre mets tant seulement, sans le rost dont les veneurs le servoient. Et de ce mengeoit-il plus volentiers que de nul aultre. A son mengier faisoit lire aucuns rommans ou aucunes anciennes histoires des princes anciens[525]. Moult oioit volentiers les livres de saint Augustin et meismement ceulx qui sont intitulés de la cité de Dieu. Si sobre estoit en vin et en aultre breuvage que pou avenoit qu'il beust plus que trois fois au mengier.
Note 525: Quoique mal traduit, ce passage est assez heureusement rendu: «Inter coenandum, aut aliquod acroama aut lectorem audiebat. Legebatur historiæ et antiquorum res gestæ.» Acroama est évidemment un jongleur, un homme qui faisoit un récit, ou jouoit une pièce. Il eut fallu au lieu de faisoit lire romans, mettre: faisoit réciter romans ou lire, etc.
En esté après mengier prenoit aucun fruit, ou pomme ou poire, et puis buvoit une seule fois. Despoiller et deschaucier se faisoit aussi bien comme par nuit, et se dormoit et reposoit deux heures ou trois. Ès grans nuis d'yver avoit telle manière de vivre qu'il rompoit son dormir quatre fois ou cinq en une meisme nuit, non mie tant seulement en veillant, ains se chauçoit et vestoit; et venoient ses princes devant luy. Et sé le séneschal du palais[526] avoit nul plait qui sans luy ne peust estre déterminé, tantost faisoit venir les parties sé elles estoient présentes, et donnoit sentence après la cognoissance de la cause. Si avenoit souvent qu'il ne délivroit pas tant seulement une seule besongne, mais toutes celles qui lendemain devoient estre délivrées par devant luy au palais.
Note 526: Le seneschal. «Comes palatii.»
[527]En loquence étoit paisible[528] et abundant et appertement délivroit et manifestait par paroles quanques il voulloit. Si n'avoit pas tant seulement langue françoise[529], mais savoit plusieurs languages que il avoit apris en son enfance[530]. Entre les autres avoit le latin si prest et si à main qu'il le parloit aussi légièrement comme françois; mais le grec entendoit-il mieux qu'il ne parloit. Si emparlé[531] et sage estoit en parolles qu'il sembloit que ce feust un grant clerc et un grand maistre; clerc estoit-il voirement; Car il fu introduis ès libérales sciences, si comme nous dirons cy-après. Il escripvit lui-meisme les chans de diverses chançons que l'en chante des fais et des batailles des anciens roys[532]. Il mist noms aux doze moys selon la langue Tyoise. Il mist noms propres aux doze vens, car avant ce, ils n'estoient nommés que les quatre vens cardinals.
Note 527: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXV.
Note 528: Paisible. Variante: prêt; le latin porte copiosus. Ce qui s'accorde assez mal avec l'adjectif paisible.
Note 529: Françoise. «Patrio sermone», dit Eginhard, c'est-à-dire: langue tudesque, celle que les François n'avoient point encore oubliée.
Note 530: En son enfance. Ces derniers mois ne sont pas dans
Eginhard.
Note 531: Emparlé. Ce mot étoit sinonyme de disert, éloquent.
Note 532: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXIX. «Item barbara et antiquissima carmina quibus veterum regum acta ac bella canebantur, scripsit memoriæque mandavit.» Il en fut de ces vers comme des lois dont Eginhard nous apprend, dans la phrase précédente, que Charlemagne avoit fait, pour la première fois, écrire les formules consacrées depuis un temps immémorial. En dépit des précautions de Charlemagne, les poëmes tyois ou tudesques ne nous sont pas parvenus. On peut raisonnablement supposer qu'ils partagèrent le sort de la langue nationale, et qu'ils se transformèrent graduellement en poëmes romans; puis, quand leur métamorphose fut accomplie, on les écrivit pour la première fois dans la nouvelle langue, sous le nom de Chansons de geste.
III
ANNEE. 800.
De son sens et de sa lettreure. Coment clergié vint en France par Alcuin, son maistre, et des deux moines Escos qui enseignèrent les gens de sapience, pour l'amour de Nostre-Seigneur. Coment il honora toujours l'Eglyse de Rome, et d'aucunes incidences.
[533]Les grans clers et mesmement les maîtres des ars libéraux tenoit en grant honneur; les ars et les maistres aimoit pour ce qu'il en savoit, car il en eut assez apris en sa jeunesse[534]. En ce temps estoit l'estude de théologie et de philosophie ainsi comme toute mise en oubli, et les estudes de la divinité[535] ainsi comme entre laissiées toutes. Si avint en son temps, comme Dieu l'eut ordonné devant, que deux moynes d'Escoce arrivèrent en France; si estoient passés oultre avec marchéans de la Grant-Bretaigne. Ces moynes estoient merveilleusement sages ès choses corporeles et ès divines escriptures. Preudomes estoient; n'autre marchandise ne menoient fors qu'ils désiroient que le monde feust enseigné et introduit de leur doctrine. Pour ce preschoient entre eulx deulx par chascun jour au peuple: «Sé aucun est convoiteus d'apprendre science, si viengne à nous et apreingne.» Si longuement et si persévéramment crièrent parmy le monde où ils aloient, que tout le monde s'enmerveilloit; et cuidoit aucuns qu'ils fussent fols et desvés[536].
Note 533: Le commencement de ce chapitre est encore extrait de la Vita Caroli Magni, d'Eginhard, cap. XXV.
Note 534: Ici notre traducteur quitte Eginhard et s'attache au moine de Saint-Gall, qui écrivit deux livres intitulés: De gestis Caroli Magni regis Franc. et imp. libri duo. Le moine adressa cet ouvrage en 883 à l'empereur Charles-le-Gros. Je sais bien que les érudits le traitent avec beaucoup de mépris; ils se fondent sur quelques fables évidentes, sur quelques fautes palpables de chronologie, pour révoquer en doute tous les autres récits et, pour ainsi dire, toutes les autres dates. Il faut se contenter de remarquer que ce moine écrivoit dans un âge avancé, soixante-neuf ans après la mort de Charlemagne; qu'il jouissent de quelque considération, puisqu'il adressoit son travail au petit-fils du héros de la France; enfin qu'il se représentoit Charlemagne, non pas d'après le type de grandeur que nous nous faisons, mais d'après celui que ses contemporains comprenoient. Un demi-siècle après sa mort, Charlemagne étoit déjà un être surnaturel. Nous retrouvons dans le moine de Saint-Gall moins la physionomie de Charlemagne que l'expression de l'opinion publique vers la fin d'un siècle dont Charlemagne avoit encore éclairé les premières années.
Note 535: Divinité. Théologie. Les Anglois ont conservé ce mot dans le même sens.
Note 536: Desvés. Égarés. (Hors de la voie.)
La nouvelle en vint à l'empereur qui tousjours avoit aimé sapience. Hastivement furent mandés, et quant ils furent devant luy, il leur demanda si c'estoit voir qu'ils eussent sapience? et ils luy respondirent qu'ils l'avoient et qu'ils estoient prêts de la donner, au nom de nostre Seigneur, à tous ceulx qui la requerroient.
Après il leur demanda quel loier ils voulloient avoir de ce faire? et ils respondirent que nulle riens fors seulement lieux convenables à ce faire et gens soubtiles et engigneuses et nettes de péchié, et la soustenance du corps tant seulement, sans laquelle nul ne peut vivre en ceste mortelle vie. Quant l'empereur oït ce, il fu raempli de joie, car c'estoit une chose que il désiroit moult.
Premièrement les tint avec luy une pièce de temps, jusques à tant qu'il lui convint ostoier en estranges terres, sur les ennemis; lors commanda que l'un qui Climent avoit nom demourast à Paris. Enfans fist querre, fils de nobles hommes, des moyens et des plus bas, et commanda que on leur admenistrast quanques mestier leur seroit; lieux et escoles leur fist faire convenables pour apprendre. L'autre envoya en Lombardie et luy donna une abbaïe de Saint-Augustin de lès la cité de Pavie, pour ce que tous ceulx qui voudroient aprendre sapience alassent en ce lieu[537]. Quant Albin, par surnom Alcuin[538], qui Anglois estoit et demouroit encore en son pais, oï dire que l'empereur retenoit les sages hommes qui à luy venoient, il quist une nef et passa en France et vint à l'empereur, et mena avec luy aucuns compaignons. Cil Albin, Alcuin par surnom, estoit homme exercité et sage en toutes escriptures sur tous ceulx de son temps; et ce n'estoit merveille, car il avoit esté disciple le très sage Bède qui après saint Grégoire fu le plus excellent exposeur des saintes Escriptures. L'empereur, tant comme vesquit, le tint tousjours entour luy, fors quant il luy convenoit aler en armes contre ses ennemis. L'abbaïe de lès Tours qui est appellée Saint-Martin luy donna, pour ce qu'il se reposast là et aprist ceulx qui de luy vouldroient aprendre, jusques à tant que l'empereur feust retourné. Tant multiplia et fructifia sa doctrine à Paris et par tout son royaume que, Dieu merci! la fontaine de doctrine et de sapience est à Paris ainsi comme elle fu jadis à Athènes et à Rome.
Note 537: Monach. S. Gall. lib. I, cap. II.
Note 538: Par surnom Alcuin. Cette parenthèse est du traducteur.
Et comme il fu si grant philosophe et si merveilleux maistre en toutes escriptures, si estoit-il de haulte vie et aourné de mœurs et de vertus. De luy aprist l'empereur moult de sciences libérales, si l'appelloit son maistre et se nommoit son disciple. Mais en l'art de grammaire fu son maistre Pierre le Pisan. Plus ententivement s'estudioit l'empereur en l'art d'astronomie et du cours des estoiles que en nulle autre science.
[539]La religion de la foy crestienne cultiva et garda dignement et saintement. En l'églyse que il fonda à Ais-la-Chapelle, en l'onneur de Nostre-Dame, mist colompnes de marbre qu'il fist venir de Rome et de la cité de Ravenne pour ce qu'il ne les povoit avoir d'autres lieux.
Note 539: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXVI.
L'églyse fréquentoit au matin et au soir, et par nuit aux matines sans nulle paresce, et mettoit grant estude que l'office de sainte Églyse feust en grant révérence. Les ministres admonestoit souvent qu'ils ne souffrissent nulle deshonnesteté né nulle ordure. La manière de chanter et de lire amenda, comme cil qui bien s'en savoit entremestre; mais il ne lisoit nulle fois en l'églyse né ne chantoit, fors en commun aucunes fois et en basse voix[540]. Sur tous autres lieux avoit en mémoire et en révérence l'églyse de Saint-Père de Romme. Moult y donna grans richesces en or et en argent, en soye et en pierres précieuses. Aux apostoles meisme envoia souvent grans dons. Tout le temps qu'il régna comme empereur mist grant peine et grant estude que la cité de Romme feust en tel estat et en telle authorité comme elle avoit esté anciennement. En quarante et sept ans qu'il régna la visita quatre fois tant seulement.
Note 540: Eginhardi Vita Caroli Magni, cap. XXVII.
[541]La raison pourquoy il y ala la derrenière fois si fu pour refourmer et mettre en paix l'Églyse de Romme qui moult estoit troublée; (car les Romains avoient trop laidement traitié le pape Léon et luy avoient les yeulx crevés et la langue coupée[542]. Mais nostre Seigneur Dieu luy rendit sa langue et ses yeulx par miracle si comme istoire tesmoingne ailleurs que cy, plus plainement). Là demoura le roy tout cet yver. La dignité de l'empire ne receut pas de sa volenté: pour ce dist-il le jour de son couronnement que s'il eust sceu le conseil de l'apostole tout feust-il grant feste et sollennelle comme le jour de Pasques, il ne feust jà entré en l'églyse le jour.
Note 541: Eginhardi vita Caroli Magni, cap. XXVIII.
Note 542: Cette parenthèse n'est pas traduite d'Eginhard.
[543]Incidence. En ce temps estoient moynes en l'églyse Saint-Martin de Tours, si comme saint Ode abbé raconte. Ces moynes vivoient trop délicieusement, et avoient robes de soie et souliers dorés. Bien monstra nostre Seigneur que leur vie ne luy plaisoit pas. Car deulx anges entrèrent en leur dortoir quant ils dormoient; l'un tenoit une espée nue et voulloit ceulx occire que l'autre luy monstroit au doit; un seul en eschapa qui pas ne dormoit; à l'ange qui tenoit l'espée dist: «Je te conjure de Dieu le tout puissant que tu ne m'occies mie.» Ainsi eschapa. Ce moustier donna puis l'empereur à celuy Alcuin son maistre dont nous avons dessus parlé. Abbé en fu et la gouverna puis, toute sa vie.
Note 543: J'ignore d'où celle incidence est traduite.—Ode.
Variantes: Oedes,—Eudes.
IV.
ANNEE: 800.
De la persécution qui avint outre mer aux crestiens et des messages l'empereur de Constantinoble; de la sentence de leurs lettres; de l'avision l'empereur des Grieux par quoi il admonestoit l'empereur et monstroit par raisons que il devoit emprendre la besogne.
[544]Au temps de ce prince, avint en la terre d'oultre-mer une grant persécution à la crestienté; car les Sarrasins entrèrent en la terre de Surie. La cité prisrent, le saint sépulcre et les sains lieux violèrent, et le patriarche chacièrent hors qui estoit homme de grant saincteté et de parfaite religion, et luy firent moult d'ennuis et de tourmens. Toutes voies, si comme à Dieu plut en qui grant fiance il avoit eschapa-il de leurs mains et autres personnes avec luy. En Constantinoble s'enfouit à Constantin l'empereur et à son fils Léon. A pleurs et à larmes leur compta la grant douleur et la grant persécution qui en la terre d'oultre-mer estoit avenue; comme les felons Sarrasins avoient la cité prise, le sépulcre ordoié[545] et les autres sains lieux de la cité désolés, les chastiaux et les cités du royaume prises, les champs gastés et le peuple occis en partie et partie mené en chétivoison. Et tant avoient fait de honte à nostre Seigneur et de persécutions à son peuple, qu'il n'estoit pas cuer d'homme crestien qui n'en deust estre dolent et courroucié. Dolent fu l'empereur de ces nouvelles. A ce fu la chose accordée, à la parfin, par une vision qui avint à l'empereur Constantin si comme nous vous dirons cy après, que ce meschief et ceste douleur seroit mandée à Charlemaines, l'empereur des Romains. La haute renommée de ses mœurs et de ses fais estoit là espandue par toutes les parties d'Orient. Quatre messages eslurent-ils pour ce message fournir dont les deux furent crestiens et les deux aultres Hébreux. Les deux crestiens furent Jehan évesque[546] de Naples, et David archeprestre de Jhérusalem.
Note 544: A compter de ce chapitre, le récit n'est plus fondé que sur des traditions postérieures au règne de Charlemagne. Les unes se rattachent à son prétendu voyage à Jérusalem, les autres à l'expédition d'Espagne que couronna la défaite de Roncevaux. Les traducteurs les plus anciens des Chroniques de France, Nicolas de Senlis et le ménestrel du comte de Poitiers, n'ont admis dans leur compilation ni l'une ni l'autre de ces traditions populaires, et ils ont imité en cela la retenue d'Aimoin. C'est la troisième version des Chroniques (celle qui parut au commencement du règne de Philippe-de-Valois) qui d'abord accorde sa confiance à la relation de Turpin. Cependant elle ne traduisit pas encore la chronique fabuleuse intitulée dans le manuscrit de Saint-Germain, aujourd'hui cotté n° 1085: «Descriptio qualiter Carolus-Magnus clavum et coronam Domini à Constantinopoli Aquisgrani attulerit, qualiterque Carolus calvus hoec ad Sanctum-Dyonisium retulerit.» C'est le moine de Saint-Denis qui, peu de temps après, garantit l'authenticité de cette Chanson de geste, en lui donnant place dans les Grandes chroniques. Quel que peu de fondement historique qu'elle ait, la tradition du voyage de Charles étoit déjà fort ancienne à l'époque où notre traducteur s'empara de sa légende latine. Les jongleurs la récitoient et la chantoient dans toute l'Europe plus d'un siècle auparavant, et M. Fr. Michel vient d'en publier l'une des curieuses leçons, sous le titre anglois de: The travels of Charlemagne to Jérusalem and Constantinople. Paris, Techener, 1836. Son opinion est que le manuscrit de Londres qui lui en a fourni le texte, sans doute fort corrompu comme tous les textes anglois des anciens poëmes de France, peut remonter au commencement du XIIème siècle. Bien plus: avant M. Michel, l'abbé de La Rue avoit prétendu dans ses Bardes, Jongleurs et Trouvères, tome II, page 25, que le même poëme étoit du commencement du XIIème siècle; mais les raisons sur lesquelles il fondoit son opinion ne m'ont pas paru concluantes. Ce ne seroit pas la seule fois que l'abbé de La Rue auroit pris pour une marque d'ancienneté les formes du dialecte anglo-normand, conservées en Angleterre long-temps après qu'elles étoient tombées en désuétude en France, et même en Normandie. En tous cas, nous pouvons du moins assurer que le Msc. de Saint-Germain, avec lequel nous avons confronté cette partie de la Chronique de Saint-Denis, remonte aux premières années du XIIème siècle pour le moins. Le texte en est surchargé de corrections marginales et interlinéaires, lesquelles semblent plutôt modifier le fond du récit que redresser les inattentions du copiste.
Note 545: Ordoié. «Sali», rendu ord.
Note 546: Evesque. Sacerdos.
Et estoit ce Jehan homme religieux, et simple comme coulon[547]. Et David estoit homme loyal, droiturier et plain de la paour nostre Seigneur. Et les deux messages hébreux Isaac et Samuel. Ce Samuel estoit évesque de leur loy et de grant religion en leur manière; sage en parole et emparlé en deux manières de langages. Ysaac estoit de grant sens en leur loy. Les deux crestiens Jehan et David portoient la chartre où le mandement estoit escript par la main du patriarche Jehan, scellé par le commandement l'empereur Constantin. Et les deux Hébreux apportoient la chartre l'empereur scellée de son propre scel. Mais la sentence des deux estoit ainsi comme toute une.
Note 547: Coulon. Pigeon, colombe.
La teneur de la charte le patriarche Jehan estoit telle. «Jehan, sergent des sergens, patriarche de Dieu en Jhérusalem. Et Constantin empereur des parties d'Orient à très-noble roy d'Occident Charles-le-Grant et puissant vainqueur et tous jours auguste, soit empire et règne en nostre Seigneur; amen. La grâce de la doctrine des apostres est venue jusques à nous resplendissant de la grant clarté de paix; et tant a espandu de grâce et de liesce ès cuers des hommes crestiens qu'ils devroient tousjours loer nostre Seigneur. Nous-meismes recongnoissons bien que nous devrions espéciaument regehir et reconnoistre plus abundanment sa grâce et sa miséricorde.
»Moult nous esjouissons en nostre Seigneur, selon ce que nous avons enquis de tes meurs et de tes fais, de ce qu'il nous convient rendre loenges à Dieu en sa bonté et en sa pacience. De ce avient-il doncques que tes travaux et tes faits sont terminés et fenis bénéreusement: car tu aimes paix en ton cuer; et pour ce que tu l'aimes, tu la treuves, tu la gardes en souveraine charité.
«Saches donc, très-cher sire, que les paiens ont fait si très-grant dommage à nostre Seigneur ès parties de Jhérusalem que nul crestien ne le devroit souffrir. Je meisme suis getté du siége où mon seigneur saint Jacques jut premièrement, par le commandement nostre Seigneur, et mains crestiens occis, mains pris et mis en chétivoison; et ce qui est moult plus grande douleur, le sépulcre nostre Seigneur ordoyé et soullié et chéu ès mains des Sarrasins. Pour tels griefs et pour semblables nous convient mander et escripre le besoing de la crestienté, à toy qui es prince et puissant; que toutes ces choses peuvent estre amandées par toy, à l'aide de nostre Seigneur. Et pour ce mandons nous à toy par escript, qui es le plus puissant et le plus renommé de tous les princes crestiens, que tu en faces aler renommée à tous nos frères, prélas et princes; et non mie tant seulement à ceux de tes provinces, mais à tous ceux qui à toy marchissent et qui à toy sont joings par amour et par familiarité. Et bien sachent tous que qui aider et secourre ne nous vouldra, qu'il attende la cruele sentence du jugement. Et si sache chascun qu'il n'a point de ferme constance en son lieu s'il souffre que le sépulcre nostre Seigneur où il fu trois jours et trois nuis, pour nostre rédempcion, soit villainement traitié par les félons mescréans. Si ne doit nul cuider qu'il doie porter sans paine ce qu'il aura véé[548] à nostre Seigneur, en si grant besoing; car c'est orgueil et despit quant ce n'est vengé et amendé, qui est contraire et honte à nostre Seigneur.»
Note 548: Véé. Refusée.
»Que te diroie plus? Mains autres griefs semblables te péussions mander et escripre; mais nous sommes empeschiez par douleur et par larmes.»
Telle estoit la sentence de la chartre au patriarche Jehan, que les deux chrestiens apportoient; et celle de la chartre l'empereur Constantin que les deux Hébreux apportoient étoit telle[549].
Note 549: Chaque phrase de cette lettre est rapportée dans le Msc. Saint-Germain, d'abord dans un langage imaginaire, puis en latin. Voici le langage qui nous semble imaginaire, et son préambule: «Sed sacræ Constantini imperatoris et epistolæ patriarchæ una et cadem est prope sententia. Imperatoris autem exemplar hoc est: Ayas Anna bonac saa Caiibri milac Pholi Ansitan Remuni segen Lamichel bercelin fade abraxion fativatium. Hoc est: Constantini, etc.»
«Constantin et Léon, son fils, empereurs et rois des parties d'Orient, mendres[550] de tous et à paine dignes d'estre empereurs, à très-renommé roy des parties d'Occident, Charles le très-grant, soit puissance et seigneurie béneureusement[551]. Très-chier ami Charles-le-Grant, quant tu auras ces lettres veues et leues, saches que je ne te mande pas pour défaut de cuer, né pour défaut de gens né de chevalerie; car j'ay aucunes fois eu victoires sur païens avec moins de chevaliers et de gens que je n'ay; je les ay boutés hors de Jhérusalem qu'ils avoient prise deux fois ou trois; et par six fois les ay vaincus et chaciés de champ, à l'aide nostre Seigneur, et mains pris et mains occis.
Note 550: Mendres. Moindres.
Note 551: Avant cette phrase est encore une tirade double de la première, qui est présentée comme le texte original de la traduction latine que l'on fait suivre. Il faut encore remarquer que la lettre du patriarche et celle des empereurs finissent également par deux ou quatre phrases rimées avec intention, et que le chroniqueur de Saint-Denis n'a pas traduites. Ainsi voici la fin de celle de l'empereur: «Nil opus est ficto—Domini quo visio dicto—Ergo dicto tene fundum.—Domini præcepta secundum.» On diroit que ces conclusions rimées étoient alors destinées à remplacer nos formules finales épistolaires.
»Que te diroie-je plus? Il convient que tu sois ammonesté certainement par moy de Dieu, non pas par mes mérites; mais par les tiennes, à parfaire si grande besoingne. Car une avision m'advint, par nuit nouvellement, endementiers que je pensoie comment je pourroye envaïr ces Sarrasins. Tandis corne j'estoie en telle pensée et je prioie à nostre Seigneur qu'il m'envoiast secours, je vi soubdainement ester un damoisel devant mon lit, qui m'appella par mon nom moult bellement, un petit me bouta[552], et me dit: Constantin, tu as acquis aide à nostre Seigneur, de la besoingne que tu as emprise; il te mande par moy que tu appelles en ton aide le grand Charlemaines de France, deffendeur de la foy, de la paix de sainte Églyse. Lors me monstra un chevalier tout armé de haubert et de chauces, un escu à son col, l'espée ceinte; l'enhoudeure[553] en estoit vermeille une lance blanche en son poing. Si sembloit, à chief de pièce[554] que la pointe rendist flambe tout ardant; et il tenoit en sa main un heaume d'or; et par semblant estoit vieil et avoit longue barbe. De moult bel voult[555] estoit et de grant estature; le chief avoit blanc et chanu, et les yeulx resplandissans comme estoile. Dont l'en ne doit pas cuider que ces choses ne soient faittes et ordonnées par la volenté nostre Seigneur.
Note 552: Me bouta. Me toucha.
Note 553: L'enhoudeure. La poignée. «Manubrium.»
Note 554: A chief de pièce. Au bout du compte.
Note 555: Voult ou Volt. Visage.
»Et pour ce que nous avons certainement enquis quel homme tu es et de quex meurs et de quex faits, nous nous esjouissons en nostre Seigneur, et luy rendons grâces en tes merveilleux faits, en ton humilité et en ta pacience. Si suis en certaine espérance que la besoigne sera finée en prospérité par tes mérites et par ton travail; car tu es deffendeur de paix, et la quiers par grant désir; et quant tu l'as trouvée, tu la gardes et nourris en grant amour et en grant charité.
»Saches-tu, très-chier sire, que les païens ont fait si très-grant honte et si grant dommage à Dieu en Jhérusalem, que nul féal crestien ne le devroit souffrir longuement; mais tu peux bien amender légièrement toutes ces choses à l'aide nostre Seigneur; et pour ce qu'il ne semblast que nous voulsissions soubsmettre[556] les mérites de ta charité, escripvons-nous ces choses à toy que Dieu a sur tous esleu. Que te diroie-je plus? Tu as moult de raisons par quoy tu dois tantost obéir au commandement nostre Seigneur. Qui est cil qui tantost ne doie faire ce que Dieu luy mande? Haste-toi donc, noble roy auguste, d'accomplir la volenté et le commandement nostre Seigneur; que tu ne soyes coulpé vers luy de trop longue demeure. Car cil qui va contre les commandemens de Dieu ne pourra eschiver la coulpe de l'inobédience.»
Note 556: Soubsmettre. Ce mot signifie dédaigner, ne pas tenir compte.
V.
ANNEE: 800.
Coment les messages trouvèrent l'empereur à Paris, et coment l'empereur fu dolent des nouvelles qu'il vit ès lettres; de la response des barons; coment l'empereur et les barons murent; et coment il revint à droite voie au bois, pour le chant de l'oisel.
Tant eurent les messages erré[557] qu'ils vindrent en la cité de Reims, et tout droit alèrent à Paris là où ils cuidoient l'empereur trouver, si comme on leur avoit fait entendre en la voie. Là leur fu dit certainement qu'il n'y estoit pas, et qu'il avoit conduit son ost en Auvergne contre aucuns de ses princes. En la cité demourèrent deux jours, pour eulx reposer et pour ce espéciaument que Jehan, évesque de Naples, l'un des messages crestiens, estoit un petit deshaitié au piés et en la teste[558]. Liément se remistrent au chemin, quant il fu reposé; tout droit s'en vindrent au chastel Saint-Denis, en France. Là leur dit-on les nouvelles, que le roy avoit pris le chastel pourquoy il estoit alé là, et jà estoit retourné jusques près de Paris.
Note 557: Erré. Voyagé.
Note 558: Deshaitié, etc. Incommodé de la poitrine et de la tête.
Quant ils se furent reposés par trois jours à Saint-Denis, ils se mistrent en chemin et vindrent à Paris; devant l'empereur se présentèrent, droit en ce point qu'il entroit en la cité. Si comme ils purent le saluèrent, et puis luy tendirent les deux chartes qu'ils apportoient. L'empereur les receut, les seaulx brisa, et les lut moult longuement[559] sans mot dire. Lors vit le roy que Dieu l'avoit esleu à parfaire sa besongne, et que la renommée de ses faits et de sa prouesse estoit espanduë jà jusques en Orient. Lors eut grant joie à son cuer; mais pour ce estoit-il dolent que les mescréans avoient prise la sainte cité de Jhérusalem, et le saint sépulcre ordoié et souillé; si en commença-il à plourer.
Note 559: Moult longuement. «Et cum taciturnitate benè perscrutatis.»
Bien apperçut que ceulx qui entour luy estoient demandoient les uns aux autres que ces chartres povoient chanter[560], qui en telle tristesce avoient l'empereur mis. Lors fist appeller Turpin l'arcevesque de Reims, et luy commanda qu'il déist, oyans tous, en françois la sentence des chartres. Si estoit la teneure des chartres tout en la manière que vous avez oï. Et quant il les eut leues bien et appertement devant tous, ils commencièrent à amonester l'empereur et à crier tous à une voix en celle manière: «Roy, sé tu cuides que nous soions si las et si travailliés que nous ne puissions souffrir le travail de si grant voie, nous venons et promettons que sé tu, qui es nostre sire terrien, refuses à venir avecques nous, et que tu ne nous y veuilles conduire, nous mouverons demain matin au point du jour avec les messages; car il nous semble que riens ne nous peut grever, puisque Dieu veult estre nostre conducteur.»
Note 560: Povoient chanter. «Quid canerent cartæ.» Cette dernière expression prouve assez bien, à mon avis, que le texte latin étoit lui-même la traduction d'un texte vulgaire.
Moult fu lié l'empereur de ce qu'ils s'acordoient ainsi tous d'une volenté à ce qu'il désiroit à faire; tantost fist crier parmi le royaume de France que tous ceulx qui armes pourroient porter, et viels et jeunes, appareillassent d'aler avec luy en Orient contre les Sarrasins. Après, si commanda que tous ceulx qui à son commandement ne vouldroient obéir rendissent à tousjours mais, eulx et leurs hoirs, quatre deniers de leur chief, en nom de servage[561].
Note 561: «Quatuor mummos de capite, quasi servis solverent.»
Que vous compteroit-on plus? Tant assembla de peuple et de toutes manières de gent en assez peu de temps, qu'il eut grant ost et plus fort que il n'avoit oncques devant éu.
A la voie se mist l'empereur et tout son ost. Nous ne povons pas raconter toutes les choses et toutes les adventures qui leur advinrent en celle voie, car trop seroit la matière longue. Mais une adventure raconterons qui à l'empereur advint, qui bien est digne de mémoire. En celle voie de Jhérusaleni a un bois qui bien dure deux journées ou plus; en celle forest conversoient[562] moult de bêtes sauvages qui naturelement désirent sang humain et dévourent les gens, mesmement quant elles sont affamées; comme grifons, ours, lions, linces, tigres, et moult d'autres manières de bestes sauvages.
Note 562: Conversoient. Demeuroient, s'agitoient.
En ce bois entra le roy et ses gens, au matin s'appareillèrent et le cuidoient bien trespasser en un jour.
Toute la journée errèrent jusqu'au vespre, tant que le bois qui de soy estoit obscur, pour la plenté[563] des arbres, commença encore plus à obscurcir quant la clarté du jour faillit. Leur droit chemin perdirent; par montaignes et par valées commencièrent à aler parmi les bois; las furent et travaillés les hommes et les chevaux, tant pour la pluie qui sur eulx chéoit, comme pour ce qu'ils ne savoient où ils aloient, né quelle part ils déussent tourner. Et quant il fu nuit obscure, l'empereur et l'ost se hébergièrent[564].
Note 563: Plenté. L'abondance.
Note 564: Se hébergièrent. «Nocte sub obscurâ ipsemet castrametari præcepit.»
Quant ce vint que une partie de la nuit fu trespassée, l'empereur, qui pas ne dormoit, se jut en son paveillon. Lors commença à dire ces vers du Pseaultier; car il savoit assez de lettres: Deduc me, Domine, in semitam mandatorum tuorum, etc. Si vault autant à dire en françois comme: Beau sire Dieu, maine-moy en la voie de tes commandements; et les autres paroles qui s'ensuivent après, toutes jusques en la fin du seaume. En dementiers que l'empereur disoit ainsi ces paroles, la voix d'un oisel fut haultement oïe delès luy, si que ceulx qui delès l'empereur dormoient s'éveillèrent aussi, comme tous épouventés et tous ébahis, et dïstrent que c'étoit signe d'aucune grant merveille qui avenir devoit quant les oiseaux parloient raison humaine.
L'empereur pardist[565] tout le seaume qu'il avoit commencié, et y adjouta encore ces parolles: Educ de carcere animam meam, Domine, ut confiteatur nomini tuo. Si vault autant à dire en françois comme: Beau sire Dieu, délivre m'ame de la chartre du corps, si qu'elle puisse regehir et rendre graces à ton saint nom. Lors commença l'oisel à crier derechief plus hault et plus ententivement que devant et dit ainsi: Franc, que dis-tu? que dis-tu? Les gens du païs distrent qu'ils n'avoient oncques jamais oï oisel parler si ententivement. L'en a bien oï parler que les Grieux duisoient aucuns oyseaux en leur langage, pour saluer les empereurs, et sont les parolles telles: Cheré, Basilon anichos[566]. Si vault autant à dire en latin: Salve, Cesar invictissime; et en françois: Très-victorieux empereur, Dieu te saut! Et pour ce que cel oisel respondit si apertement à la raison l'empereur, en latin, on ne doit pas doubter qu'il ne feust envoié de par Dieu, pour ramener l'empereur à droite voie et tout son ost. Lors se levèrent tous, au point du jour, et s'appareillèrent; et l'oisel suivirent par une voie qui les ramena au droit chemin qu'ils avoient perdu. Encore dient les pélerins qui par celle voie vont en Jhérusalem, qu'ils oient aucunes fois les oiseaulx du païs chanter en telle manière. Et plus, que les passans et les gens du païs tesmoignent que puis que Charles-le-Grant fu au païs, à celle voie, ne fu que celle manière d'oiseaux ne chantassent ce chant ainsi comme par accoustumance.
Note 565: Pardist. Dit complètement.
Note 566: C'est-à-dire: [Greek: chaire, Basileu anikêtos]. (Salut,
Roi invincible.)
VI.
ANNEE: 800.
Coment l'empereur et sa gent furent reçus en Constantinoble, et coment les deux empereurs délivrèrent le sépulcre et toute la sainte terre des Sarrasins, et restablirent le patriarche. Des grans richesces que l'empereur grec apareilla pour donner à l'empereur Charles; coment l'empereur refusa, puis coment il requist les saintes reliques.
Tant eut l'ost erré que ils vindrent en la cité de Constantinoble; sé ils furent honnourablement receus de l'empereur et du peuple, ce ne fu pas à demander. Oultre passèrent les deux empereurs et leurs osts jusques à la cité de Jhérusalem. Les Sarrasins occirent et chacièrent, et délivrèrent la cité et tout le royaume de tous les mescréans. Au patriarche et à la crestienté rendirent et restablirent ce qu'ils avoient devant perdu.
Et quant la cité et tout le païs refu mis en bon point, l'empereur Charlemaines demanda congié à l'empereur des Grieux, de retourner en France; mais cil qui sage estoit et avisé en telles choses, ne béoit pas[567] que luy né sa gent s'en partissent ainsi, sans riens avoir du sien. Lors requist et pria à l'empereur Charlemaines que au moins demourast jusques au lendemain, se plus ne luy plaisoit à demourer. Et cil qui aussi débonnaire estoit comme un aignel, luy respondit de lie cuer qu'il feroit ce qu'il vouldroit, et qu'il demoureroit trois jours, sé il voulloit; car il cuidoit qu'il le voulsist retenir, pour ce qu'il eust mestier de luy et de sa gent pour aucune guerre; mais pour ce ne le voulloit-il pas faire, fors pour luy honnourer tant seulement de dons.
Note 567: Béoit. Désiroit.
Ainsi demoura celle journée, et lendemain, avant le jour, il fist son ost appareiller pour retourner en France. Au patriarche, aus évesques du païs prist congié humblement et dévotement; mais l'empereur de Constantinoble eut tandis fait appareiller, au-dehors de la porte de la cité, en une grant place droit emmi la voie de l'empereur, la noblesse de toutes manières de richesces[568], destriers, pallefrois, divers oiseaux de proie, pailes et draps de soie de diverses couleurs, et toute la gloire de pierres précieuses.
Note 568: La noblesse, etc. Notre traducteur semble avoir ici mal lu le texte latin qui porte: «Animalia multi generis iàm bestiarum quâm volucrum variora, variique coloris pallia…. præparari fecit.»
Quant l'empereur Charles sceut que il faisoit tel appareillement, il manda ses barons et ses prélas, et se conseilla à eux, qu'il feroit de ceste chose, et s'il prendroit ce que l'empereur avoit fait appareiller ou non: tout n'eust-il[569] courage de rien prendre que l'empereur lui offrist; mais ainsi le voult faire pour oïr le conseil de sa gent.
Note 569: Tout n'eus-il courage. Bien qu'il n'eût envie.
Lors respondirent tous les prélas et les princes, que jà par leur conseil n'en seroit rien pris; car il sembleroit qu'ils feussent là venus pour avoir soudée de leurs voies et de leur travail; né ne sembleroit pas qu'ils eussent fait pélerinage pour la sainte terre délivrer des mains des Sarrasins pour dévocion né pour charité qu'ils eussent vers nostre Seigneur, mais pour gaigner et acquérir richesces; et lui-meisme qui avoit si grant nom de bonté par tout le monde en seroit diffamé. Car on diroit qu'il ne seroit pas là venu par dévocion, mais par fine convoitise et pour acquerre autrui terre et autrui royaume, et pour assembler en ses trésors autrui richesces.
Moult fu l'empereur lie de ces nouvelles, quant il oït tel conseil, comme il désiroit et comme il avoit proposé en son cuer. Lors commanda que l'en déist tout coiement aux chevetains de l'ost qu'ils se hâtassent de passer, et l'en commanda à ceulx qui conduisoient les eschièles que chascuns commandast en sa langue à sa gent (pour ce qu'ils avoient gens de diverses nacions), que nul ne feust si hardi qu'il méist la main à chose que on lui offrist, et que nul n'y jetast l'ueil par convoitise.
Ainsi les fist l'empereur introduire et admonester avant qu'ils ississent de la cité. Lors s'esmurent tous ainsi comme il l'avoit commandé; et quant ils vindrent au lieu, ils trouvèrent tout ainsi comme on leur avoit dit; si avant vindrent que ils peurent légièrenient choisir[570] et véoir les grans richesces qui là estoient assemblées.
Note 570: Choisir. Examiner, distinguer.
Lors Constantin l'empereur d'Orient appella Charles l'empereur de France; et lui dist en telle manière:
«Sire, chier amy, roy de France et empereur auguste, je te requiers humblement, par amour et par charité, que toy et l'ost prengniez et eslisiez à vostre plaisir de ces richesces, qui pour vous et pour vos gens sont assemblées; et bien me plaist encore que vous les prengniez toutes.» Lors luy respondit l'empereur Charles que ce ne feroit-il en nul manière; car luy et ses gens estoient là venus pour les célestiales choses acquerre, non mie pour terriennes richesces, et qu'ils avoient souffert de bon cuer les travaulx et voie pour la grâce nostre Seigneur, non mie pour la gloire de ce monde.
En telle manière estrivoient[571] les deux empereurs, en contens de charité et d'amour. L'un ne cessoit d'ammonester l'autre, qu'il presist de ses richesces par charité; l'autre se deffendoit que il ne brisast son propos. L'empereur d'Orient lui mettoit au devant que grant honte seroit à luy et à sa gent s'il ne prenoit aucune chose, et s'il s'en retournoit ainsi en France sans aucuns dons; et puis disoit après qu'il esconvenoit qu'il presist aucuns joyaux, non mie pour loier de son travail, mais pour monstrer aux gens de son païs quant il seroit retourné, et en tesmoignage de la grâce et de la miséricorde nostre Seigneur, et que il eut esté en ces parties. Et sans faille, l'empereur Charles avoit moult pensé la nuit devant, si comme il dist puis à ses barons, que ce seroit bonne chose et honneste qu'il emportast aucun saintuaire ès parties d'Occident qui feussent au peuple aliances à Dieu[572], et matière d'amour et de dévotion. Pour ce respondit à l'empereur Constantin en telle manière:
«Or, scay-je bien», dit-il, «que le Saint-Esprit te fait ce dire; car ce meisme avois-je huy pensé et désiré de tout mon cuer. Mais m'entencion n'est pas que je emporte rien de ces choses amassées devant moy, pour ce que je serois plus tost soupçonneux en ce fait de convoitise que de charité. Mais honneste chose seroit que j'emportasse chose qui feust exemple de pitié au peuple d'Occident. Et pour ce me consentirois-je à ta prière, sé tu veux oïr ma requeste et eslire telle chose que je péusse porter honnestement.»
Note 571: Estrivoient. Luttoient.
Note 572: «Quod occidentalibus partibus gratiæ Dei pignus esse videretur.»
Lors luy respondit l'empereur Constantin que moult désiroit oïr sa requeste, et lui octroya qu'il requéist quanques il voudroit. Lors luy décovrist l'empereur Charles son cuer; si dist ainsi:
«Je te requiers donc que tu m'octroyes des peines[573] de la passion nostre Seigneur Jhésu-Crist, qu'il souffrit en la croix pour nous péchieurs; pour ce que ceulx de nos parties d'Occident qui, pour la rémission de leurs péchiés, ne peuvent çà venir, aient et voient sensiblement aucune remembrance de nostre Seigneur et de sa passion, par quoy leurs cuers soient amolis par pure dévocion, et que la pitié et la passion nostre Seigneur Jhésu-Crist les amaine à fruit de pénitence.»
Note 573: Des peines. C'est-à-dire, sans doute: des instruments de supplice
VII.
ANNEE: 800.
Coment l'empereur fist querre les reliques, et coment ils furent tout purgiés par confession avant que ils les trovassent; de la prière l'empereur Charlemaines et d'un miracle qui avint.
De ceste requeste fu moult lié l'empereur d'Orient: débonnairement lui octroya ce et autres choses quanques il luy plairoit à prendre. A tant se départirent; Charles retourna à ses arcevesques, évesques, abbés, moynes et autres gens de religion, et à ceulx de ses princes qui plus estoient sages; et leur demanda conseil comment le hault saintuaire devoit estre traittié et mené plus honnestement et plus religieusement. Et l'empereur de Constantinoble repaira à son clergié et à ses barons, pour enquerre où les saintes reliques estoient repostes; car il ne savoit encore pas où sainte Hélaine, la mère le premier Constantin, avoit mis ce saint trésor né en quel lieu il estoit.
Lors luy respondirent ainsi: «Sé tu veux touchier ou prendre une partie des peines nostre Sauveur, digne chose seroit que l'abitacle de foy (ce sont les cuers de nous péchieurs) feussent avant nettoiés, par confession de vraie repentance, et que les espines et les chardons de nos piés feussent avant escartés et estrepés[574], par le jeune de trois jours; et que les greniers de nos cuers feussent avant remplis du fruit de vraie pénitence; et lors pourroit-on dignement approchier des saintes reliques.»
Note 574: Estrepés. Arrachés.
L'empereur Constantin loua moult ce conseil, et maintenant commanda que il fust ainsi fait. Le clergié et les barons alèrent et enseignèrent le lieu où les saintes reliques estoient, et firent tant qu'ils trouvèrent ce saint trésor. Lors eslut l'empereur douze personnes pour les reliques traittier; mais il leur commanda qu'ils jeunassent, avant, trois jours.
Ces choses ainsi faittes, les deux empereurs vindrent au lieu de la confession où les saintes reliques estoient reposées; tout aussi tost comme les empereurs furent ens entrés, il se laissa chéoir sur le pavement, et se confessa de bon cuer de ses péchiés à un saint arcevesque qui avoit nom Eborin, et commanda à sa gent qu'ils feissent tous ainsi. Quant tous furent confès, le clergié d'Orient et d'Occident commencièrent à chanter seaumes et litanies. Tandis comme ils chantoient ainsi, les douze sains hommes s'appareillèrent à ouvrir la sainte mémoire de nostre rédemption. Avant qu'ils attouchassent le lieu des saintes reliques, ils demandèrent entre eulx lequel y mettroit plus tost la main. Lors commencièrent à crier, ainsi comme sé ce feust par le Saint-Esprit, que les saintes reliques qui le chief nostre Seigneur avoient atouchié féussent avant traites, pour ce que nostre Seigneur Jhésu-Crist qui nous délivra de mort est nostre chief. Lors s'approucha un évesque grec, de la cité de Naples, qui avoit nom Daniel, homme honnourable et digne en vie et en mœurs; en grant dévocion de plours et de larmes prist la chose en quoy la sainte couronne estoit, et quant il l'eut deffermée et ouverte, si grant odeur et si très-doulce en issit et espandit sur tous ceulx qui là estoient, qu'il leur sembla qu'ils estoient en un paradis terrestre.
Charles l'empereur mist les genoulx à terre, et fist à Dieu une oroison par grant dévocion, et dist: «Sire Dieu tout puissant, qui fourmas tout le monde et mesuras ciel et terre à ta pauline, et tout quanques il contient, et qui siés au throsne de la majesté, sur chérubins et sur toutes les ordres du ciel, et tournes et mues merveilleusement et puissamment, je te prie que tu daignes recevoir la prière de ton sergent. Je te requiers donc, beau sire Dieu, de cuer dévot et humble, en la présence de ta majesté, que tu veuilles souffrir que je puisse porter une partie de tes saintes peines, et que tu veuilles monstrer visiblement à ce peuple qui est cy présent les miracles de ta glorieuse passion, si que je puisse monstrer au peuple d'Occident de tes peines vraiement, en telle manière que aucuns mescréans ne puissent plus doubter que tu ne aies ce souffert, et paine éue en la sainte croix corporelement, soubs la couverture de nostre fresle humanité. Tu es sire de tout et fourmas toutes choses quant elles n'estoient pas. Tu plungas au parfont lac du puis d'enfer les mauvais anges qui contre toy péchièrent et chaïrent par orgueil; là sont et seront tourmentés perpétuelement. Si te prie que tu daignes orendroit encliner les oreilles de ta pitié aux prières de moy pécheur, et que tu m'octroies ce que je te requiers.»
Quant l'empereur eut ainsi aouré nostre Seigneur, nostre Seigneur monstra bien qu'il avoit oï sa prière, par un miracle qui bien fait à raconter. Car une rousée descendit du ciel maintenant qui arousa le fruit de la sainte couronne, si que les espines flourirent maintenant et rendirent si très-grant odeur et si très-doulce, que ceulx qui au temple estoient prièrent nostre Seigneur qu'ijs feussent tousjours mais en ce point et que jamais celle odeur ne leur faulsist. Tant estoient en grant délit, qu'ils ne cuidoient mais ainsi estre en ce siècle corporelement. Si grant clarté et si merveilleuse resplendisseur estoit partout céans, que chascun cuidoit estre vestu de robe du ciel. Les malades qui là estoient ne souffrirent nul mal ainsi comme ils faisoient devant; ains cuidoient estre garis ainsi comme s'ils feussent en paradis. L'empereur Charles se leva d'oroison ainsi comme s'il se levast de dormir; moult fut lie du miracle et de la vision; lors commença à dire avec David le prophète ces paroles du Pseaultier:
Exaudi, Domine, vocem meam quia clamavi ad te, etc. Si vault autant à dire en françois comme: «Beau sire Dieu, oï la voix dont je crie à toy; aies merci de moy, et oyes mes prières.» Mains autres seaulmes du Pseaultier dist tous jusques à la fin; et les prélas et tout le clergié chantoient, tandis, te Deum laudamus, par grant dévocion.
Quant les loanges de ce miracle furent finées, l'empereur termina son oroison et dist: Inclina aurem tuam mihi, Domine, et exaudi verba mea, etc. Si est autant à dire en françois comme: «Sire, encline à moy tes oreilles, et escoute mes parolles.»
VIII.
ANNEE: 800.
Coment le fust de la sainte couronne raverdit et fleurit par miracle; d'un autre miracle qui advint en celle heure que trois cent et un malades furent guéris. Puis du grant miracle du gant qui se tint en l'air, et puis des louenges que le peuple rendit à Dieu.
Grant grace fist nostre Seigneur à l'empereur, à celle heure; car cil qui prist pour nous nostre humanité et voult souffrir ces paines et autres pour nous, voult faire tel miracle à sa prière et à la prière de ceulx qui de bon cuer le requéroient. Et pour ce que nulle doubte n'en peust jamais estre au monde, voult-il encore certifier la vérité par un autre miracle merveilleux. Car droit en ce point que le saint évesque Daniel voult le saint fust de la couronne couper par mi, à unes forces[575], le fust qui longuement avoit esté sec et sans nulle terrienne humeur apparut aussi vert par la rousée qui descendit du ciel, comme le jour meisme qu'il fu coupé de terre, et le fist Dieu flourir, ainsi comme s'il feust planté ou enraciné en terre par autretel miracle comme la verge Aaron flourit qui devant pour long-temps avoit esté sèche.
Note 575: Unes forces. Avec des ciseaux. «Forcipes.»
Qui seroit donc si mescréaut et si aliéné de foy et de sens? qui oseroit dire que ce ne feust du fust[576] que nostre Sauveur daigna souffrir pour nous le jour de sa passion?
Note 576: Que ce ne feust du fust. C'est-à-dire: que ce bois ramené par Charlemagne ne fût réellement le bois sur lequel.
Tous estoient esmerveillés et esbahis des grans merveilles qu'ils véoient: sur tous les autres, Charles l'empereur d'Occident estoit lie et fervent de dévocion; le jeusne avoit cultivé par trois jours; tant de fois s'estoit agenouillié sur le pavement nu à nu, qu'il avoit les genoulx et les coudes tous despiécés.
Moult se doubta que les nouvelles fleurs des espines de la sainte couronne qui devant ledit miracle estoient flouries ne chéissent à terre et qu'elles ne feussent defoulées en la presse de gens; pour ce trancha une pièce d'un paile[577] vermeil qu'il avoit appareillié pour vestir les saintes reliques; dedans les enveloppa diligemment et les mit en son dextre gant; et il en appareilla un autre à mettre les saintes espines qui avoient été sacrées, et abevrées du sang de Jésu-Crist. Le gant où les fleurs estoient tendit pour garder, à l'arcevesque Eborin; mais ils plouroient si durement tous deux, que je ne sçay quel des deux avoit les yeux plus empeschiés pour l'abondance et pour la plenté des larmes.
Note 577: Paile. Drap, étoffe. Pallium.
L'empereur qui cuida que cil l'eust receu, le sacha de sa main; cil qui estoit en oroison se dreça, un pou après, pour les merveilles esgarder, en ce point que l'empereur luy rendit son gant; mais il se relaissa tantost chéoir en oroison plus fermement; si que il ne regarda l'empereur né ne receut le gant. Lors avint un nouvel miracle que le gant se tint tout en l'air l'espace d'une heure.
Quant l'empereur eut les saintes espines envelopées et mises en sauf, et les yeux lui furent esclarcis, après ce qu'il eut cessé à plourer, il se retourna vers l'arcevesque Eborin pour demander le gant qu'il lui cuidoit avoir baillié; mais quant il vit le gant ester en l'air, et il voult demander à l'arcevesque que ce pouvoit estre, il ne peut parfaire, pour les sanglos et pour les larmes qui luy empeschoient la parolle, pour la joie que nostre Seigneur luy faisoit; né ne peut aussi oïr response. Moult se doubta qu'il ne despleust à nostre Seigneur de ce qu'il avoit mis les saintes fleurs en son gant; pour ce demanda-il à l'arcevesque de reschief où il eut mis le gant, et comment ce estoit ainsi avenu. Et il luy respondit qu'il n'en avoit point veu né reccu. Lors prist l'empereur le gant et traist hors la pièce de paile en quoy il avoit les fleurs envelopées; le paile desvelopa pour mettre les saintuaires plus honnestement; mais il trouva qu'elles estoient jà converties en manne, par la vertu nostre Seigneur. Lors fu merveilleusement plain de grant joie, et commença à dire avec David le prophète en ceste manière: Quàm magnificata sunt opera tua, Domine; c'est-à-dire: «Beau sire Dieu, comme tes œuvres sont grans et merveilleuses!» Celle manne envelopa derechef au paile, qui jusques aujourd'huy est gardée dignement en l'églyse mon seigneur saint Denis en France, avec une partie de la manne que Dieu envoia aux fils d'Israël quant ils estoient au désert. En dementiers que ceulx dedans estoient en celle joie et en tel délit pour les miracles qu'ils véoient appertement, ceulx qui dehors estoient hurtoient aux portes et huchoient à hauls cris qu'elles leur fussent ouvertes, et en la fin furent-elles en partie ouvertes et en parties brisées. Lors entrèrent dedens à grans presses, en rendant graces à nostre Seigneur, et disoient en telle manière: «Huy est vraieinent le jour de la résurrection.» Et puis après disoient: Hæc est dies quam fecit Dominus, exultemus et loetemur in câ. Si vault autant à dire en françois comme: «Huy est le jour que Dieu a fait, auquel nous devous esjoïr et esleescier». Et l'empereur Charles avançoit et ennortoit chascun qu'ils rendissent graces à Dieu, et luy-mesme disoit ainsi, avec David le prophète: Cantate Domino canticum novum, quia mirabilia fecit. Si vault autant à dire en françois comme: «Chantés à Dieu chançons nouvelles, car il a huy faittes merveilles; pour laquelle chose, biaux seigneurs, nous devons tous rendre graces à Dieu de pure entention, qui a huy daigné visiter son peuple.» En telle manière rendoient graces et louenges à Jhésu-Crist, et les continuèrent si longuement qu'ils eurent chanté plusieurs seaulmes du Pseaultier.
IX.
ANNEE: 800.
Coment l'évesque Daniel aporta le saint clou à Charlemaines; des loanges et des graces que l'empereur rendoit à nostre Seigneur; et puis coment les saintes reliques furent appareilliées pour apporter en France.
De celle place se départirent, et alèrent jusques au lieu, tout en chantant, où les autres reliques estoient. L'évesque Daniel, qui estoit esleu pour ce faire, prist le clou et l'aporta haultement à l'empereur Charles. Cy endroit ne doit-on pas taire un beau miracle que nostre Seigneur voult là faire par sa miséricorde; car tout ainsi comme il advint quant les saintes espines flourirent, si comme vous avez oï, une odeur espandit maintenant, de si merveilleuse doulceur, qu'elle ne raemplit pas tant seulement les gens, mais toute la cité. Si estoit de si grant vertu, que trois cens et un malades furent guaris en celle heurre de diverses enfermetés, qui tous affermoient certainement qu'ils avoient tous santé receue en une mesme heure de temps.
Un malade qui fu dessus les trois cens avoit langui près de trente ans en trois manières de maladies; car il avoit la veue perdue et l'oïe et la parolle; et disoit qu'il avoit premièrement receue la veue et après l'oïe, et après la parolle, par la vertu nostre Seigneur. Et disoient avec le prophète David: Omnes gantes, plaudite manibus. Si vault autant à dire en françois, comme: «Toutes gens, esjouissez-vous; chantez à Dieu, en voix de léesce, ceulx qui à luy ont espérance.» Et puis après si chantoient ce seaume: Suscepimus, Deus, miscricordiam tuam in medio templi tui. Si vault autant à dire en françois, comme: «Sire Dieu, nous avons reçeu ta miséricorde, au milieu de ton temple.» Et celuy malade qui fut curé par-dessus les trois cens affermoit la manière si comme il fu gari, et asseignoit l'ordre de sa curacion selon l'ordre des trois miracles. Car quant les espines de la sainte couronne furent hors, il recouvra la veue; et quant le saint fust fu tranchié, il recouvra l'oïe. Et quant les espines flourirent, il recouvra la parole; et quant le saint clou fu levé, ce meisme miracle et plusieurs autres advinrent en diverses personnes. Et pour ce que nous ne povons pas tous les miracles raconter qui là advinrent en celle journée, nous en convient plusieurs laissier pour la confusion eschiver.
Mais un n'en voulions pas laissier qui avint à un enfant. Cil enfant avoit la senestre main et tout le cousté sec, dès le premier jour qu'il fu né; et pour ce estoient les membres de l'autre part plus lens et plus paresseux. Mais en celle heure que le saint clou fu trait hors de la boîte, et il eut atouchié l'air, l'enfant recouvra plainement santé et vint en courant à l'églyse, loant et glorifiant nostre Seigneur; et commença à conter, oyans tous, la manière coment il eut esté guari. Il gisoit en son lit à heure de nonne, en tel point qu'il ne dormoit né ne veilloit plainement; si luy sembla qu'il véist devant luy un fevre blanc et chanu qui luy traioit parmi le pié et parmi la main senestre une lance et un clou de fer. Et quant l'enfant eut ce raconté, le clergié commença à haulte voix: Te Deum laudamus. Et l'empereur Charles commença à chanter avec David le prophète: Manus tuoe, Domine, fecerunt me et plasmaverunt me. Da mihi intellectum ut discam mandata tua; et d'autres seaumes du Psautier. Si vault autant à dire en françois comme: «Beau sire Dieu, qui me féis à fourme d'homme, donne-moy entendement, et que je puisse entendre et apprendre tes commandemens, et que je puisse monstrer à ton peuple d'Occident la mémoire de ta glorieuse passion.»
Toutes ces reliques furent mises en divers sacs; chascun par soy, et puis refurent mises ensemble en un grant sac de cuir de bugle que l'empereur portoit attachié à son col. C'est assavoir la couronne d'espines, le saint clou, une pièce du fust de la sainte croix, le suaire nostre Seigneur, la chemise nostre Dame, qu'elle avoit vestue en celle heure qu'elle enfanta nostre Seigneur sans peine, et la ceinture dont elle ceint nostre Seigneur au bercel; et le bras destre saint Siméon, dont il receut nostre Seigneur au jour qu'il fu offert au temple en Jhérusalem.
X.
ANNEE: 800.
Coment l'empereur d'Occident prist congié à l'empereur d'Orient; cornent ils vindrent au chastel de Limedon; et puis du fils au baillif de ce chastel, qui fu résuscité par miracle.
A tant prist congié l'empereur Charlemaines à l'empereur Constantin et au clergié d'Orient; en grant amour et en grant déevocion se remist au retour luy et ses osts; à grant joie vint à un chastel qui a nom Limedon[578]. Moult de merveilles avindrent en celle voie, puis qu'ils se partirent de Jhérusalem et de Constantinoble, que je ne vueil pas cy raconter.
Note 578: Limedon. Dom Bouquet écrit: Ligmedon. Le latin porte: «Duratium», ou: «Duras», qui semble meilleur.
En ce chastel devant nommé entra l'empereur. Premièrement fu mené à l'églyse, si comme il afféroit pour mettre et pour garder les saintes reliques qu'il portoit à son col, pendues à un cuir de bugle en manière d'escharpe.
Les arcevesques, évesques, abbés, moynes, arcediacres et autres dignes personnes, qui pour ce faire estoient esleus, portoient autres reliques en sacs et en autres vaisseaulx. En ce chastel avoit un baillif qui avoit nom Salathiel; si avoit un fils à l'ostel qui de grièves et diverses maladies estoit souvent tourmenté. Aporter le fist l'empereur devant luy ainsi comme il aloit à l'églyse. La mère de l'enfant, qui Maria estoit nommée, estoit en moult grant cure de porter son enfant devant l'empereur, pour la renommée des vertus que nostre Seigneur faisoit pour luy et avoit fait toute celle voie en la cité de Naples et en autres cités, villes et chastiaux. L'enfant trespassa de ce siècle: tantôt comme il fu porté devant l'empereur, le père et la mère commencièrent à braire et à crier et à faire merveilleux dueil, et disoient à l'empereur: «Très-doux roy, conforte et aide tes sergens! Nous n'avions que un seul fils qui estoit tourmenté de diverses enfermetés; il avoit les yeux perdus par la foiblesse du chief; il avoit le nés gros et boçu[579]; il avoit les mains et les piés paralitiques, de goute caduque estoit chascun jour tourmenté. Tant souffroit, que grant douleur le mettoit hors de sens, dont chascun disoit qu'il estoit forsené; et devant toy l'avons cy amené en espérance qu'il recouvrast santé, par la vertu de ces saintes reliques; que nous savons bien que tu apportes une partie de la sainte couronne, un des sains clous et une partie du fust de la sainte croix, le suaire de nostre Seigneur, la sainte chemise nostre Dame, le lien du bercel son bon fils, le destre bras du bon vaillant saint Siméon, et moult d'autres saintes reliques. Et pour ce que la renommée de tant de reliques et de tant de miracles qui sont avenus en ceste voie, de diverses maladies[580], estoit venue jusques à nous, avions-nous espérance que nostre fils receut la santé du corps et fermeté de foy à l'ame; mais il est mort, dont nous sommes dolens. Pour ce te requérons et prions que tu t'aproches du corps.»
Note 579: Le nez gros et boçu. Le malheur n'eût pas été des plus graves; mais le latin dit: «In naribus erat gibbosus.» Ce qui, je crois, indique une tumeur dans les narines.
Note 580: De diverses maladies. «Super diversis infirmitatibus.»
Et quant l'empereur vit le père et la mère qui menoient tel dueil, si l'en prist grant pitié, et grant compassion eut de leur douleur. Du blanc mulet descendit maintenant; le père et la mère luy commencièrent à crier à haulte voix: «Grant empereur Charles, nous te requérons que ta miséricorde et ta pitié soit aujourd'huy sur nous. Si ne dois pas targer[581] à monstrer les miracles nostre Seigneur qui si certains sont, que l'on diroit vraiment qu'ils soient jà faits avant qu'ils soient avenus. Or, nous créons de vrai cuer que sé le corps de nostre enfant est atouchié et signié de la partie de la sainte croix que tu portes, qu'il résuscitera, ou au moins l'ame de luy aura perdurable repos en gloire.»
Note 581: Targer. Tarder.
Lors prist l'empereur l'escharpe de cuir de bugle où les reliques estoient honnourablement mises, et s'aprouchia de la bière où le corps de l'enfant gisoit sans ame; et tantost comme l'empereur leva les bras et l'ombre tant seulement atoucha le corps, si très-grant pueur en issit, que l'empereur et tous ceulx qui entour lui estoient ne peurent durer, tant fussent-ils encore assez loing du corps.
A la parfin l'évesque Eborin, homme de si grant sainteté, et Guibert arcédiacre, homme aussi de grant religion, Johel évesque de Gérunte, Gelases soubsdiacre de Grèce, un des plus nobles hommes de la cité de Thèbes, et si estoient religieux de sainte simplesse[582], tous prièrent l'empereur qu'il s'aprochast plus près du corps. Et cil Gelase, diacre grec, qui bien sentit la vertu de nostre Seigneur, descendit présentement et prist le vaissel des mains l'empereur, où les saintes reliques estoient, et acourut au corps du mort. Et ainsi comme il hastoit de mettre hors la porcion de la vraie croix, il apuia le vaissel à la bière où le mort gisoit; tout maintenant par ce saint atouchement, l'enfant qui Thomas avoit à nom fu resuscité et saillit sus, sain et haitié, devant l'empereur et devant tous ceulx qui là estoient, tout ainsi comme s'il venist de dormir.
Note 582: De sainte simplesse. «Laudabilis simplicitatis.»
XI.
ANNEE: 800.
De la liesce de la gent du païs, pour les miracles qu'ils véoient; puis coment les malades furent guéris. Coment l'empereur fit crier par tout le monde que tous vénissent à un jour pour veoir les reliques.
De ce miracle furent tous ceulx du chastel et du païs merveilleusement esmus et plains de liesce; graces et louenges rendirent tous communément à nostre Seigneur, et aplouvoient[583] de toutes parts à l'églyse. Les uns apportoient leurs malades et les autres les amenoient tout bellement à pié, les autres les faisoient apporter en lis et en litières; et la vertu nostre Seigneur estoit si grant, que en une heure en furent guaris de diverses maladies quarante-neuf que hommes que femmes.
Note 583: Aplouvoient. Nous disons encore dans le même sens figuré: pleuvoient.
En ce chastel demoura l'empereur six mois et sept jours pour son ost reposer; mais pour ce ne cessoit pas la vertu nostre Seigneur qu'elle ne feist miracle. Longue chose seroit à raconter les miracles qui là advinrent, tandis comme l'empereur y demouroit; une multitude ainsi comme sans nombre d'aveugles y furent enluminés, douze démoniacles y furent délivrés du diable; huit mesiaux[584] y furent guaris, quinze paralitiques y receurent plaine santé, quatorze clops[585] y furent redréciés, trente muets et cinquante-deux boçus y furent guaris; ceulx qui estoient fiévreux, sans nombre, et jusques à cinquante-cinq malades du mal de la gorge que l'on appelle escrocles. Une femme veuve et une sienne fille qui estoient hors de leurs sens, et une autre preude femme de la cité du Liége qui là fu amenée, les mains liées, et plusieurs autres personnes que hommes que femmes des villes voisines, qui estoient tourmentées de diverses maladies, furent tous guaris par la vertu nostre Seigneur; et s'en repairèrent sains et haitiés en leurs hostieux[586]. Et vingt et neuf contraits[587] qui les nerfs des jambes avoient séchés et retrais, receurent plaine santé.
Note 584: Mesiaux. Lépreux.
Note 585: Clops. Éclopés. «Claudi.»
Note 586: Hostieux. Hôtels, logis.
Note 587: Contraits. C'est un mot que celui de paralytique ne rend qu'imparfaitement. «Contracti.»
Ce chastel fist l'empereur reffaire et rappareillier en partie, pour tant comme il y demoura. Là sont escripts presque tous les faits qu'il fist oultre le Rhin en son temps[588].
Note 588: «Illud etiam castrum rex Karolus construxit studiosè, magnâ ex sui parte. Illic quoque ejusdem regis omnia fermè gesta quæ ultra Renum fecerat certissimè sunt scripta.» Ce passage est assez curieux; il faut en conclure qu'au commencement du XIIème siècle, époque à laquelle je crois pouvoir faire remonter cette légende latine, la ville de Durazzo ou Duras (non pas Ligmedon ou Limecon) passoit pour posséder un ancien manuscrit des véritables actions de Charlemagne; peut-être les Annales d'Eginhard, qui sont effectivement presque en entier consacrées aux expéditions d'Allemagne.
Quant il eut là demouré six mois et sept jours, si comme nous avons dit, pour son ost reposer et mesmement pour les grans miracles que la divine vertu faisoit en ce lieu pour luy, il se remist en chemin et s'en revint à Ais-la-Chapelle, puis y fist faire une églyse de grant œuvre en l'onneur de nostre Dame Sainte-Marie. Dedens mist les saintes reliques moult honnourablement, et après envoia ses coursiers ainsi comme par tout le monde, et fist crier que tous venissent à Ais-la-Chapelle aux ides de juing, pour veoir et pour aourer les saintes reliques qu'ils avoient apportées de Jhérusalem et de Constantinoble la riche; c'est à savoir huit des espines de la sainte couronne que nostre sire eut sur son chief le jour de sa passion, et une partie du fust de la sainte croix; le suaire en quoy il fu envelopé en sépulture, la chemise nostre Dame qu'elle eut vestue à son glorieux enfantement, et le bras destre saint Siméon, dont il receut nostre Seigneur au temple, le jour de la Chandeleur; et maintes autres précieuses reliques.
En pou de temps après ce qu'il eut fait crier, il assembla tant de gens que nul ne le porroit esmer[589]. Quant ce vint au jour qui y fu mis, c'est à savoir au second mercredi de juing, l'empereur eut conseil aux arcevesques, aux évesques, aux abbés et aux autres personnes de dignité, coment il ouvreroit. Et pour ce que la multitude estoit si grand que nul ne la povoit nombrer, fist-il prêchier aux prélas en trente lieus, et amonnester le peuple que chascun feust bien confés et repentant de ses péchiés avant qu'il approuchast aux saintes reliques.
Note 589: Esmer. Estimer.
XII.
ANNEE: 800.
Coment l'empereur fist sermoner les prélas en trente lieus, et coment il establit le lendit par la confirmation de tous les prélas qui là furent; et puis du nombre des prélas et de leurs noms; d'une église que l'empereur fist faire, et de la requeste que l'empereur fist à tous les prélas.
Quant ce vint au jour qui fu mis, et les prélas et le peuple furent assemblés, l'empereur descouvrit les saintes reliques pour monstrer au peuple, les prélas et évesques fist sermoner en trente lieus. La establit l'empereur le lendit, par la constitution des prélas qui là furent présens, en la quarte fère de la sepmaine de juing[590], aux jeunes des Quatre-Temps. Si fu bien avenant chose que il fust establi aux temps des jeunes, que nul ne doit atouchier à tels saintuaires s'il n'est jeun[591] et sobre et sanctifié par confession et par pénitence[592]. Mais pour ce que nous avons cy fait mencion de la rémission des péchiés, nous voulons cy deviser et parler de la miséricorde et de l'indulgence des péchiés qui là fu establie. Les prélas qui là furent présens establirent ce pardon que quiconque viendroit au lendit au temps que nous avons nommé pour aourer les saintuaires, pour quoy[593] il fust confés et repentant de ses péchiés, les deux parties de la pénitence de ses péchiés luy seroient relaschiés, de quelque péchié que ce feust; et, plus encore, que il povoit faire parçonniers du fruit de sa voie, sa femme, ses enfans et ses amis, pour quoy ils feussent en tel point qu'ils le péussent avoir.