Les grandes chroniques de France (4/6 ): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis
The Project Gutenberg eBook of Les grandes chroniques de France (4/6 )
Title: Les grandes chroniques de France (4/6 )
Editor: Paulin Paris
Release date: May 3, 2011 [eBook #36025]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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HISTOIRE DE FRANCE.
PARIS.—IMPRIMERIE DE BÉTHUNE ET PLON, 36, RUE DE VAUGIRARD, 36.
LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE, selon que elles sont conservées en l'église de Saint-Denis en France.
Publiées par M. PAULIN PARIS, de l'Académie royale des Inscriptions et
Belles-Lettres.
TOME QUATRIÈME.
PARIS. TECHENER, LIBRAIRE, 12, PLACE DU LOUVRE.
1838.
CI COMENCE LE PREMIER LIVRE DES GESTES AU BON ROY PHELIPPE.
I.
ANNEE 1175.
Coment il fu né, et de l'avision son père.
[1]En l'an de l'Incarnation mil cent-soixante-cinq fu né le bon roy Phelippe, en la onziesme kalende de septembre, à la feste saint Thimotée et saint Simphorian. (Quant l'enfant fu né,) il fu appelé[2] Phelippe-Dieudonné par anthonomasie; car le roy Loys son père qui estoit saint homme et bon crestien avoit receu plusieurs filles de trois femmes qu'il avoit espousées, n'avoir ne povoit nul hoir masle qui après luy gouvernast le royaume de France: mais à la parfin le preud'homme et la noble roine Ale sa femme et tout le clergié et tout le royaume se convertirent à aumosnes et oroisons. Et le preud'homme qui pas n'avoit vaine gloire né présumpcion de ses mérites, mais espérance en la miséricorde de Nostre-Seigneur, requist à Dieu un fils par telles parolles: «Sire Dieu, je te prie qu'il te souviengne de moy, et que n'entres pas en jugement contre ton sergent; car nul homme qui vive n'est jugié en ton regart; mais soies piteux à moy pécheur. Et sé j'ai pechié ainsi comme autre homme, espargne moy toutevoies, et sé j'ai ricus fait en toute ma vie qui te plaise, je te pri qu'il ne périsse par mes péchiés. Sire, aies merci de moy selon ta grant miséricorde et me donne un fils hoir de mon corps, noble gouverneur du royaume de France, à la confusion de mes ennemis, qu'il ne me puissent reprouchier et dire: T'espérance si est vaine, tes aumosnes et tes oroisons sont péries. Mais tu, Sire, selon ta volenté me soies miséricors, et commande que mon esperit soit en paix receu en la fin de mes jours.»
Note 1: À compter d'ici, notre chroniqueur de Saint-Denis reproduit le texte des Gesta Philippi-Augusti de Rigord. (Voy. Historiens de France, tome XVII, p. 4 et suiv.)
Note 2: Il fu appelé. Il faudroit: Il doit être appelé. «Debet vocari.»
Telles prières faisoit le roy à nostre Seigneur, tout le clergié et le peuple du royaume: et nostre Sire qui pas ne refusa ses prières, lui donna un fils qui eut à nom Phelippe Dieudonné (qu'il fist nourrir sainctement) et introduire plainement en la foy Jhésu-Crist et ès commandement de saincte églyse. Et quand il fu en aage convenable il le fist couronner à Rains à grant sollemnité, et vesqui puis tant qu'il le vit gouverner le royaume glorieusement, près d'un an avant ce qu'il trespassast.
Une avision merveilleuse vit le roy en dormant. Celle avision lui représentoit que Phelippe son fils tenoit un calice d'or en sa main, et en ce calice qui estoit tout plain de sang humain administroit et donnoit à boire à tous ses princes et à ses barons, et luy sembloit qu'il buvoient tous du sang en ce calice que l'enfant tenoit. Le preud'homme céla celle avision jusques au derrenier de sa vie, n'oncques ne la voult reveler à nul homme, sé ne fust à Henry, évesque d'Albanne, qui en ce temps estoit légat en France. Mais avant le conjura de Nostre-Seigneur qu'il téust ceste chose jusques après sa mort.
Quant le bon roy fu trespassé, cil Henry révéla l'avision à mains hommes de religion. Il trespassa de ce siècle, en celle année meisme que son fils fu couronné, et fu mort en la cité de Paris, si comme nous traiterons cy après plus plainement; car il nous convient traictier des fais le bon roy Phelippe selon chascune année (si comme l'istoire l'enseingne.)
II.
ANNEE 1179.
Coment son couronnement fu targié pour sa maladie.
Ce sont les fais du roy Phelippe de la première année. En l'an de l'Incarnation Nostre-Seigneur mil cent soixante-dix-neuf, le roy Loys, qui estoit jà viel et débrisié comme cellui qui jà avoit près soixante-dix ans d'aage et sçavoit moult bien que le temps de sa vie ne povoit pas longuement durer; car il sentoit son corps agregié d'une maladie que les physiciens appellent paralisie; si assembla grant conseil à Paris de tous les archevesques et évesques et abbés de son royaume. Quant il furent tous assemblés, il se leva et entra tout seul en une chapelle pour adourer; car il avoit de coustume que devant tous ses fais faisoit oroisons à nostre Seigneur. Quant il eut s'oroison finée, il fist appeller tous ses prélas et tous ses barons et princes l'un après l'autre, puis leur descouvri son propos et ce qu'il béoit à faire; que, à la feste de l'Assumption Nostre-Dame approuchant, vouloit couronner son fils Phelippe à Rains par leur conseil et par leur volenté.
Quant les prélas et les princes entendirent la bonne volenté du roy, si crièrent tous ensemble d'un cuer et d'une volenté: «Ce soit fait.» Atant feni le conseil si retourna chascun en ses parties.
Quant la feste de l'Assumpcion fu venue, le roy se traist vers Compiègne et mena Phelippe son fils avec luy. Là si comme Dieu l'avoit ordené advint la chose aultrement qu'il ne cuida. Car tandis comme le roy ala séjourner à la ville, l'enfant ala chacier avec ses veneurs par le congié de son père. Quant il furent au bois entrés il trouvèrent un sanglier. Les veneurs descouplèrent les lévriers et coururent parmi la forest qui est parfonde et soutive[3], huiant et cornant. En pou d'heure furent espars l'un çà l'un là par diverses voies et par divers sentiers. Entre ces choses Phelippe l'enfant qui fut monté sur un cheval fort et isnel laissa toute sa compaingnie, et couru après la beste tout seul moult longuement tant comme le cheval povoit randonner[4] par une petite sentellette qui n'estoit pas moult hantée. Quant il eut ainsi passé et chacié par moult longue pièce, il prist à regarder après luy, et vit le jour qui jà abaissoit et le vespre qui approuchoit. Et pour ce qu'il se vist seul en la forest qui estoit et grant et longue, si le print une petite paour, et ce ne fu mie de merveille à enfant si jeune, et qui point ce n'avoit aprins. Une heure aloit çà, l'autre là, si comme le cheval le vouloit mener. A la parfin comme il eut ainsi chevauchié une pièce, escouté et regardé de tous sens s'il verroit nullui venir, et il n'oy né ne vit nullui qui après lui venist, il fu moult espoventé; mais toutevoyes à chief de pièce[5] revint à soy meismes: à grans souspirs et à grans gémissemens fist une croix sur son front, si se recommanda à Dieu et à la benoicte vierge Marie et à saint Denys qui est patron et deffendeur des roys et du royaume de France.
Note 3: Soutive. Embarrassée.
Note 4: Randoner. Courre.
Note 5: A chief de pièce. Au bout du conte ou du compte.
Après ce qu'il eut finée s'oroison, il commença à regarder à destre. Il vist de loing un villain qui soufloit le feu en une charbonnière. Cil villain estoit grant et gros et de merveilleuse estature; une grant coignie tenoit sur son col; si estoit merveilleusement de orrible regardeure, lait et noir; car il estoit tout soillié de la pouldre et du faisil[6] du charbon.
Note 6: Dom Brial explique ce mot par celui de poussier. Je pense qu'il se trompe et que faisil est synonyme de faix, charge de charbon. Rigord dit simplement: «Carbonum nigredine intectum.»
Quant Phelippe l'enfant appercu celui villain, il conçu une légère paour; mais toutesfois la surmonta la hardiesce de son cuer. Du villain s'approcha et le salua moult débonnairement, et quant le villain sot qui il estoit et pourquoy il venoit, il laissa ce qu'il faisoit et ramena son seigneur par une adresce[7] à Compiègne. De la paour et du travail qu'il eut en celle journée, le prist une maladie moult griève, et par celle raison tarda son couronnement jusques à la feste de Toussains; mais Nostre-Seigneur Jhésu-Crist, qui oncques ne déguerpi ceus qui ont en luy bonne espérance, luy donna santé pour ses oroisons et pour les mérites son père, qui par nuit et par jour prioit à Nostre-Seigneur qu'il luy donnast santé, et par les oraisons de saincte églyse qui vers Dieu en estoit en moult grant dévocion.
Note 7: Une adresce. Une route directe ou de traverse.
III.
ANNEE 1180.
Coment il fu couronné à Rains à la feste de la Toussains, et fu appelée Auguste.
Droit à la feste de Toussains fu Phelippe-Auguste couronné à Rains, selon la manière et la coustume des anciens roys. Là furent présens tous les prélas et les barons du royaume de France, et son oncle Guillaume l'archevesque de Rains, prestre et cardinal de Saint-Sabine, qui en ce temps estoit légat en France. Et fu présent à son couronnement le roy Henry d'Angleterre, qui à celle journée luy tint d'une part la couronne sur son chief moult dévotement, par la raison de son hommage et de droicte subjection, qui avecques les aultres princes et prélas crioit moult hautement: Vive rois! vive rois![8] Et en ce jour que le roy fu couronné il avoit quatorze ans d'aage tous parfais, dès la feste saint Timothée et saint Simphorian, qui jà estoit passée. Si estoit le quinzième an commencié.
Note 8: Vive rois! Vivat rex! Je n'ai pas ici suivi l'orthographe des manuscrits de Charles V, mais celle des manuscrits copiés sous Philippe de Valois.
Son père, le bon roy Loys, ne fut pas à Rains au couronnement; car il estoit jà surpris de paralisie si qu'il ne povoit mais aler né chevauchier. Nous n'avons pas propos de descrire toutes les choses qu'il fist à l'encommencement de son règne; car la grandeur de l'euvre et simplesce de nostre sens et de nostre parole serait trop à charche[9] et à ennuy à ceulx qui ont acoustumé à oïr choses bien faictes et bien dites et briefment.
Note 9: A charche. Pour à charge. «Ne delicatis auditorum auribus fastidium generaret.»
Au commencement doneques de son règne, il eut jà paour de Nostre-Seigneur fermée en son cuer. Pour ce avoit biau commencement d'estre sage; car ainsi comme dit Salmon: «La paour de Nostre-Seigneur si est le droit commencement de sapience.» Dont il prioit humblement en ses oroisons qu'il lui daignast adrecier toutes ses voies et tous ses fais. Il ama justice comme sa propre mère; il essauça miséricorde par-dessus justice, et tant coment il pot et dut, il garda tousjours vérité, n'onques de luy ne l'estrangea; et pour ce qu'il luy plut au commencement de son règne et au temps de son aage et de sa jeunesce à soy exerciter en ces glorieuses vertus, il avint après, si comme il doubtoit Dieu, il commanda expressément que tous ceulx de son hostel et de sa court le craingnissent et doubtassent, si comme toute créature doit faire.
Et pour ce qu'il avoit horreur et abominacion sur toutes choses de gloutonnies et des horribles seremens que ces gloutons jureurs juroient souvent, et adès font en ces cours et en ces tavernes, il commanda que sé nul, feust chevalier feust aultre, faisoit nuls tels seremens en sa court, qu'il feust plungié en fleuve ou en marchois[10]. Expressément commanda que cet establissement feust gardé et tenu de tous.
Note 10: Marchois. Marais.
Après ce que le roy fu couronné, il vint à Paris; lors commanda à faire une besoingne qu'il avoit conceue de long-temps devant en son cuer; car il avoit oï dire maintes foys aux enfans qui estoient nourris avec luy que les juifs qui à Paris manoient, prenoient chascun an un crestien le grant vendredi qui est en la sepmaine peneuse, et le menoient en leurs croutes[11] soubs terre, et en despit de Nostre-Seigneur qui en ce jour fu crucifié, le tourmentoient et crucifioient; et au derrenier l'estrangloient en despit de la foy crestienne, et avoient ceste chose faicte maintes fois au temps de son père, et avoient esté convaincus du fait et ars. Et en celle manière fu sainct Richart martirié dont le corps gist à Saint-Innocent de Champeaux; pourquoy Nostre-Seigneur a puis fait maintes miracles en l'églyse où le corps de lui repose.
Note 11: Croutes. Grottes. De crypta.
Diligemment fist le roy enquérir sé c'estoit voirs ou non. Il trouva que c'estoit vérité, si comme renommée le raportoit, et lors commanda que les juifs feussent prins partout le royaume de France. Prins furent par un samedi en leurs synagogues en la sixième kalende de mars. Despoillés furent d'or et d'argent et de robes ainsi comme leur pères anciens despoillèrent les Egypciens quant il trespassèrent la rouge mer au temps Moyse le prophète. Et en ce fu senefié la persécution qu'il orent puis quant il furent tous bannis du royaume de France.
IV.
ANNEE 1180.
Coment il deffendi sainte églyse, et puis après coment il dompta ses barons qui contre luy se révéloient.
Entour un an après le couronnement le roy, avint qu'un tirant qui avoit nom Hébert de Charenton prist forment à grever les églyses et les abbayes de Berry, en la conté de Bourges, en toltes et en rapines et en maintes autres exactions. Quant les clers et les religieux ne porent plus endurer les griefs qu'il leur faisoit, il en firent au roy complainte par leurs messages, et luy prièrent moult humblement qu'il leur portast envers luy guarantie, et les tors fais leur fist amender. Quant le roy eut oï leur complainte, il fu tout embrasé d'amour et de jalousie pour vengier la honte de saincte églyse, et se présenta pour escu et pour mire, encontre toutes persécucions pour sa droiture guarantir. Gens assembla et entra en sa terre à moult grant force, villes brisa et prist proyes, vigoureusement abati son orgueil en pou de temps. Celluy vint à ses piés à mercy, et lui requist pardon de ses mesfais. Et le roy, qui fu misericors, lui pardonna par telle condicion qu'il jura sur sains à rendre aux églyses et aux religions quanqu'il leur avoit tollu à l'esgart et à la volenté le roy, et de lors en avant se garderoit de faire teles violences.
Ceste première bataille fist le roy Phelippe-Dieudonné en commencement de son règne en l'aage de quinze ans, et la sacra pour prémices à Nostre-Seigneur. Faire le devoit, car pour ce fu-il dit Phelippe Dieudonné que Dieu le donna pour la délivrance et pour la deffense de saincte églyse et du peuple crestien.
En celle année meisme qui fu la première de son couronnement, au quinzième an de son aage troublèrent en telle manière saincte églyse les fils d'iniquité, c'est à savoir: Robert de Beaujeu et le conte de Chaalons et aultres qui furent de leur suite contre les Chartres et contre les munimens royaus dont les roys avoient franchi les églyses, et leur firent mains griefs et mains dommages. Les clers et les religieux firent savoir ceste chose au roy en complaignant.
Quant il sot ceste chose, il fu esmeu et entalenté de la honte vengier. Il entra en leurs terres, tout destruist et gasta et prist proies; si vertueusement les refrainst et dompta qu'il les contrainst à rendre aux églyses tout quanqu'il leur avoient tolu par force, et rendi la paix temporele aux religieux; à leurs oroisons se offry et se recommanda, puis s'en parti. A tant bien doit toute saincte églyse pour l'ame de lui prier; car il fu tousjours champion très-appareillié pour la guarantir et deffendre. Il confondi et destruist les juifs, qui sont pervers ennemis de la foy crestienne: il puni et bouta hors de la communaulté de saincte églyse les hérèses qui mal sentent des articles de la foy crestienne. Pour lesquelles choses ses bonnes oeuvres sont establies en Nostre-Seigneur, et doit toute saincte églyse raconter et retraire ses fais et ses dis, pour exemple donner au monde.
En cel an meismes advint que l'ennemi de paix qui moult est dolent quant il voit concorde régner entre les princes, pour ce que la discension de tels gens amène souvent plus de maux qu'il ne feroit de menu peuple, souffla l'esprit d'iniquité ès cuers d'aucuns barons de France, et à ce les mena qu'ils firent conspiration contre luy. Chascun assembla sa force, et entra en la terre pour tout mettre à destruction. Moult fu le roy de grant ire embrasé quant il oï ces nouvelles. Son ost assembla isnelement, et mut puissamment, et si vertueusement les poursuivi que par l'aide de nostre Sire qui merveilleusement y entra, les mist tous soubs piés et les contrainst si par force qu'il vindrent à luy tous à mercy, et se mistrent haut et bas à sa volenté comme ceulx qui estoient coulpables des chiefs couper selon les loys, pour le crime de conspiracion. Et Nostre-Seigueur qui bien sait guerredonner à chascun le bien qu'il fait, si que nul bien trespasse sans guerredon, luy fu escu et deffense en la fraude de ses ennemis et luy donna fort estrif pour ce qu'il vainquist; car il eut à Dieu sacré les deux premières batailles qu'il eut faictes au commencement de son règne, en l'onneur de Dieu et de Nostre-Dame pour saincte églyse guarantir.
V.
ANNEE 1180.
Coment il fu de rechief à Saint-Denis et se fist couronner, et du trespassement son père.—Ce sont les fais du second an.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vins, en la quarte kalende de juing, droitement le jour de l'Ascension, ala le roy à Saint-Denys en France, et se fist couronner de rechief devant le maistre autel de l'églyse par le conseil d'aucuns preud'hommes et sages qui environ luy estoient. Le jour meisme, espousa la noble roine Ysabel, fille Baudouin le comte de Hainaut et niepce le conte Phelippe de Flandres qui en ce jour porta devant le roy Joyeuse, l'espée du grant roy Charlemaine, si comme il est droit acoustumé au couronnement des roys. Mais tandis comme le roy et la royne estoient les chiefs enclins, à genous devant l'autel, et il entendoient la bénéiçon des espousailles que Guy l'archevesque de Sens leur faisoit, en la présence des barons et des prélas qui là estoient, advint une aventure qui est bien digne de mémoire.
Tant y eut assemblé de peuple des chastiaux et des villes voisines pour véoir la feste et la solempnité, et pour véoir le roy et la royne couronner ensemble que trop y estoitgrant la presse et le tumulte du peuple. Pour celle noise apaisier, et pour le murmure de la gent refrener se leva un chevalier de la court du roy qui commença à tournoier parmi l'air une verge qu'il tenoit en sa main. Ainsi comme il la démenoit despourvuement amont et aval, il assena quatre des lampes d'utile d'olive qui pendent devant l'autel, à un seul coup les brisa toutes quatre et respandi l'uille droitement sur le chief le roy et la royne qui estoient à genoulx. Si ne doit-on pas cuider que ceste chose avenist d'aventure; mais ainsi comme par divine ordonnance en signe de plenté des dons du saint Esperit qui lui fu d'amont transmis, à espandre et à mouteploier la gloire de son nom et la renommée de ses fais par toutes terres. Dont il sembla assez proprement que la parole que Salmon dist ès cantiques feust dicte pour luy, ainsi comme s'il voulsist dire: «La gloire et la renommée et la sapience de ton nom sera espandue de l'une mer jusqu'à l'autre.» Car par uille nous sont ces trois choses signefiées: renommée, gloire et sapience. Et de ces trois graces fut-il enluminé en toute sa vie; car il fu renommé par victoires, glorieux en ses fais, sage en ce qu'il doubta Dieu, et en son royaume sagement gouverner.
En cel an trespassa son père le bon roy Loys en la quarte kalende d'octobre, à un jour d'un jeudi. A Paris fu mort qui est la maistre cité du royaume. Si semble qu'il fust ordonné par divine provision que cil qui estoit roy et chief du royaume de France, et qui sainctement avoit tousjours vescu, trespassa du palais en palais, et du règne transitoire au règne perpétuel que oeil ne vit né oreilles n'oïrent né cuer d'homme ne pourroit penser, que Dieu appareilla à ceulx qui aiment vérité. Quant le corps fu enbasmé et appareillié, il fu porté à l'abbaye de Barbéel qu'il avoit fondée. La royne Ale sa femme fist faire sur luy une tombe d'or, d'argent et de pierres précieuses de merveilleuse ouvrage et de riche.
VI.
ANNEE 1181.
Coment il chaça les juifs de France, pour le despit qu'il faisoient à sainte églyse.
En celui temps habitoient juifs à Paris et par tout le royaume de France en trop grant abondance et multitude. Assemblés estoient de diverses parties du monde, pour la paix de la terre et pour la liberté du pays et de la gent; car il avoient oï parler de la fierté et de la noblesse des roys de France encontre leurs ennemis, de leur pitié et miséricorde envers leurs subgiés. Pour ceste raison les plus grans et les plus sages en la loy Moyse estoient venus en France et habitoient à Paris. En la cité demourèrent si longuement que il enrichirent, si que il achatèrent à bien près la moitié de la cité. Et contre l'institucion saincte églyse avoient serjens et chamberières crestiens qui estoient manans avecques eulx en leurs hostels, apertement les faisoient judaïser et départir de la loy crestienne. Les bourgeois, les chevaliers et les païsans des villes voisines estoient en si grant subjection vers eulx, por les grans deniers qu'il leur devoient, qu'il prenoient leur meubles et leur possessions, et les autres les vendoient pour euls paier. Et les autres tenoient prisons[12] en leur maisons par leur seremens, en aussi grant subjetion comme chétifs sont en chartre. Mais quant le roy sot que la crestienne foy estoit en si grant vilté tenue, il fu moult esmeu de pitié et de compassion: à un bonhomme se conseilla qui avoit nom Bernart[13], lequel estoit saint homme et religieux qui en ce temps menoit vie solitaire au bois de Vincennes.
Note 12: Prisons. Prisonniers.
Note 13: Bernart, prieur de Grammont.
Celluy luy loa qu'il relachast et quitast tous les crestiens de son royaume des debtes qu'il devoient aux Juis, si en retenist la quarte partie à soy s'il vouloit. Ce fu la première raison pour quoy il bouta tous les Juis hors de son royaume.
La seconde cause fu telle qu'il traictoient et menoient vilainement et ordement les aournemens des églyses qu'il tenoient en gaiges, pour la nécessité du peuple, comme textes d'or, calices d'or et d'argent, chapes et chasubles et mains aultres garnemens. Si vilainement les tenoient en la honte de saincte églyse qu'il faisoient soupes en vin à leurs juiziaux[14] ès calices beneois et sacrés à Dieu, en quoy le corps Nostre-Seigneur est consacré et beneoit au saint sacrement de l'autel. Maintes aultres énormités faisoient-il en despit de Nostre-Seigneur, en comble de leur dampnacion. Si ne prenoient pas garde à ce qu'il treuvent escript en leur loy, coment Baltasar, roy de Babiloine, fu occis à sa table pour ce qu'il faisoit mengier sa gent aux vaissiaux que Nabugodonosor avoit aportés du temple, quant il eut prins Jhérusalem, et une main lui escript en la paroy devant luy: Mané-Thecel-Pharès.
Note 14: Juiziaux. Petits Juifs. Rigord dit: «Infantes eorum offas in vino factas comedebant.»
La tierce raison pour quoy il furent bannis fu telle: qu'il se doubtoient moult durement que le roy ne commandas à cerchier leurs maisons et que l'en ne préist quanques on trouvast du leur. Un en y eut de Paris qui avoit pluseurs garnemens d'autel, comme croix d'or à pierres précieuses, textes, calices. Toutes choses bouta en un sac et les jeta ès chambres privées[15]. En celle ordure demourèrent une pièce les choses benoites jusques à tant que crestiens les y trouvèrent si comme Dieu le voult.
Note 15: «In fossam profundam ubi ventrem purgare solebat.» (Rigord.)
La quinte partie des textes[16] fu au roy rendue, les aournemens furent aux églyses rendus. Celluy an dut pour droit estre dit jubileux; car en la vielle loy estoit tels ans ainsi appellés quant les possessions revenoient au chief de cinquante ans aux anciens possesseurs qui devant les avoient tenus, et quant toutes les debtes estoient relaschées. Aussi fut-il fait en celle année au royaume de France quant tous les crestiens furent hors et quictes des debtes qu'il devoient aux Juis.
Note 16: Textes. Le latin dit debiti, de la dette.
VII.
ANNEE 1182.
Coment les Juis cuidèrent demourer par la praiere aux barons.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vins et un, commanda le roy Phelippe que tous les Juis vuidassent le royaume de France, si que il feussent tous hors dedens la feste saint Jehan-Baptiste. Congié leur donna de vendre les meubles et les garnisons qu'il avoient en leurs maisons, et retint les possessions qu'il avoient achetées, si comme maisons, champs, prés, vignes, granches, pressouers et si fais héritages[17].
Note 17: Cette odieuse spoliation des Juifs offre, il faut bien l'avouer, quelque rapport avec la vente des biens de la noblesse françoise et du clergé françois, en 1792. Mais il faut tenir compte de quelque différence dans le nombre des victimes et dans les torts qu'on leur supposoit.
Quant les desloiaux virent ce, il furent forment troublés et tourmentés. Aucuns fuient baptisiés et persévérèrent toutes voies en la loy. A eux rendi le roy toutes les possessions en l'onneur de la foy qu'il avoient receue, et les franchi de toutes tailles et de tous servitudes en la manière des autres crestiens. Ceulx qui demourèrent en l'erreur ancienne et aveuglés des yeulx du cuer alèrent aux prélas et aux barons, grans dons leur donnèrent et leur promistrent moult grant somme de deniers sans nombre, s'il povoient empetrer devers le roy leur demourance; mais Dieu, qui le cuer du preudomme avoit si enflambé de la grace du saint Esperit, le conferma en son propos si forment que né par prières né par promesses ne luy porent les barons le cuer fraindre né amollier.
Quant les Juis virent que les prélas et les princes furent escondis par cui prières, quant il vouloient promettre et donner, il souloient assez légièrement les aultres roys encliner à leur volenté, il furent moult merveilleusement esbahis et esperdus, et commencièrent à crier: Scema-Israël, qui vault autant en ebrieu comme: Dieu, escoute! Toutes-voies quant il virent qu'il ne povoit estre autrement, et que le terme approchoit qu'il devoient avoir France vuidiée, il commencièrent à vendre leur meubles et leur garnisons à merveilleuse haste, et le roy saisi les héritages. Après ce qu'il orent ainsi leur choses vendues, il vuidièrent le royaume dedens le terme qui fu mis, et emmenèrent femmes et enfans et tous leur mesnages au mois de juing en l'an devant dit qui estoit mil cent quatre-vingt et deux, de l'aage du roy le dis-septième, et de son règne le tiers.
VIII.
ANNEE 1183.
Coment le roy fist nétoyer les sinaguogues et sacrer et dédier au service Nostre-Seigneur.
Quant les Juis furent ainsi alés, et France fu vuidiée de la corrupcion de telle chenaille[18], le bon roy n'oublia point à mener son propos à perfection; car ce qu'il avoit encommencié glorieusement il vouloit plus glorieusement finer. Adonc commanda que les sinaguogues aux Juis feussent nettiées et curées, là où il souloient assembler et blasmer et despire Jhésu-Crist, et faire leurs fausses oroisons soubs la couverture de religion; et puis commanda qu'elles feussent dédiées à églyses, et que l'on y sacrast autels pour faire le service Nostre-Seigneur.
Note 18: Nous dirions aujourd'hui: Canaille.
En ce fait ot le roy bonne considéracion et honneste; car en ce meisme lieu où Jhésu-Crist avoit esté moult longuement vitupéré et despis des Juis, en ce meisme lieu fu-il saintefié et aouré des crestiens. Ceste chose fit-il contre[19] la volenté des barons.
Note 19: Contre. Le latin dit: Circa voluntatem.
Quant les chevaliers, les bourgois et tout le menu peuple virent les oeuvres le roy si merveilleuses, et qu'il estoit jouvencel de bonnes enfances et plain de bonnes meurs, il rendirent graces à Nostre-Seigneur de ce qu'il leur avoit envoyé en leur temps tel roy et tel seigneur. Et qui diligemment vouldroit en luy regarder[20], il y trouveroit toutes quatre glorieuses vertus que Moyse commande que l'en regardast, quant l'en vouldroit eslire prince; c'est assavoir: puissance, paour de Dieu, amour de vérité et détestacion d'avarice.
Note 20: Voudroit. On voit que Rigord écrivoit sous
Philippe-Auguste.
Les bourgois d'Orléans pour ce qu'il vouloient ensuivir l'exemple le roy qui estoit leur sire et leur chief firent églyse d'une sinaguogue, et y establirent prouvendes là où l'en fait chascun jour le service de Nostre-Seigneur, par nuit et par jour, pour le roy et pour tout le peuple, et pour l'estat du royaume de France. Ceus d'Estampes refirent tout ainsi d'une maison qui avoit esté sinaguogue.
L'en treuve en escript à St-Denys, ès gestes des roys, que les Juis furent exiliés du royaume autrefois au temps ancien; car au temps que le roy Dagoubert, fils le fort roy Clotaire, gouvernoit le roiaume, un empereur qui avoit nom Eracle gouvernoit l'empire de Rome. Cil Eracle estoit sage ès clergies libéraux[21], et meismement en l'art d'astronomie qui en ce temps estoit de grant auctorité; mais puis que la foy mouteplia et saincte églyse vint en povoir, elle fu abatue, pour ce que, (ainsi comme aucuns dient), ydolatrie eut de luy commencement et naissance[22].
Note 21: Es clergies libéraux. Dans les arts libéraux.
Note 22: «Ab omni coetu fidelium, veluti idololatria, eliminata.»
(Rigord.)
[23]Icelluy Eracle escript au roy Dagobert de France devant nommé qu'il destruisist tous les Juis de son royaume, et le roy le fist ainsi comme il luy manda. La cause de ceste destruction fu pour ce que cellui Eracle avoit esperimenté que les signes des estoiles monstroient que le peuple circonci devoit destruire l'empire de Rome. Mais l'empereur en fu en partie deceu; car ce qu'il entendi des Juis fu fait par une gent que l'on souloit appeller Aguarins; mais or sont appellés Sarrasins; car il advint puis que il prisrent l'empire de Rome et le mistrent à gas et à confusion.
Note 23: Voyez, dans nos Chroniques de Saint-Denis, règne du roi
Dagobert, chap. 12.
Incidence.—Saint Metheodes[24] le martir fait mencion d'une pestilence qui doit avenir vers la fin du monde, et dit que les Ismaëlitiens doivent venir: c'est un peuple qui d'Ismaël descendi. Celluy Ismaël fu fils Abraham, (non mie de sa femme, mais de sa chamberière. Circoncis fu), et de tels gens nous fait un escript cil saint Metheodes, et dit que en la fin des temps devant l'avènement Ante-Christ istront encore une fois de là où il sont enclos. Toutes terres prendront et seront seigneurs du monde par huit sepmaines d'ans; c'est par cinquante six ans. Pour les maus et les tribulacions qu'il feront aux crestiens sera leur voie appelée d'angoisse et de douleur. Il occiront les prestres aux moustiers et ès sains lieux, leurs chevaulx lieront aux sépultures des corps sains, et feront estables à leurs jumens ès moustiers delez les autels. Et tout ce souffrera Nostre-Seigneur pour le péchié et la mauvaistié des crestiens qui seront en ce temps. Josephe meisme tesmoingne de ces gens, et dit que tout le monde sera leur habitacion et qu'il prendront et habiteront ès iles de mer.
Note 24: Saint Metheodes. La mention de la prophétie de saint
Methodes se lie au récit de l'expulsion des Juifs par Héraclius. Les
Ismaéliens ou Sarrasins qui déjà ont ravagé l'empire devront
reparoître une seconde fois, vers la fin des temps, etc.
IX.
ANNEE 1183.
Coment il acheta le marchié de Champeaux, et coment il fist clore les bois de Vincennes, et de sept mil Coteriaux qui furent occis en Berry.
En l'an de l'Incarnation mil cent quatre-vingt-et-trois, et de son règne le quart, le roy acheta à luy et à ses hoirs un marchié que les malades de Saint-Ladre de Paris avoient au dehors de la cité[25]. Ceste chose fist-il aux prières de mains hommes qui prié l'en avoient, et meismement à la prière d'un sien sergent qui moult luy estoit loial, et luy procuroit toutes ses besoingnes. Quant il ot ce marchié acheté, il le fist venir dedens la ville en une place qui est nommée Champeaux. Là fist-il faire par le devant dit sergent deux grans halles où les marchéans peussent entrer quant il plouveroit, et vendre leurs denrées plus nettement. Clorre les fist et bien fermer pour ce que les marchéandises qui là demouroient par nuit peussent estre gardées sauvement[26]. Par dehors fist faire loges et estauls, par dessus les fist bien couvrir pour ce que s'il plouvoit, on ne laissast mie pour ce à marcheander, et pour ce que les marchéans n'eussent dommage pour la pluie[27].
Note 25: Dans le faubourg Saint-Denis, sur l'emplacement des nouvelles rues de Chabrol et de Charles X.
Note 26: «Et in nocte ab incursu latronum tutè custodirentur. Ad majorem etiam cautelam, circà easdem halas jussit in circuitu murum ædificari, portas sufficienter fieri præcipiens quæ in nocte semper clauderentur. Et, inter murum exteriorem et ipsas halas mercatorum, stalla fecit erigi desuper operta, etc.» (Rigord.)
Note 27: Telle fut l'origine des halles de Paris.
Le roy, qui moult estoit curieux de l'accroissement du royaume et de ses lieux soustenir et amender fist clorre les bois de Vincennes de haus murs et de fors, qui devant estoient si desclos que les bestes et les gens povoient aler parmi. Au temps de ses devanciers avoit toujours esté desclos. Quant le jeune roy Henry d'Angleterre qui avoit esté couronné après le roy Estienne, sceut ce, il fist recueillir et amasser par les forests de Normandie et d'Acquitaine jeunes faons de bestes sauvages, dains et chevriaulx, et puis les fist mettre en une grant nef qu'il fist moult bien covrir, et mettre dedans la viande de quoy il devoient vivre. Contremont Saine les fist mener jusques à Paris, là les fist présenter an roy Phelippe son seigneur. Le roy qui fu moult lié du présent le reçut moult volentiers, puis les envoia au bois de Vincennes qu'il avoit nouvellement fermé, là les fist garder et nourir moult soigneusement.
En celle année furent occis sept mille Coteriaux en la conté de Bourges et plus. Si les occistrent ceulx du pays par le secours que le roy leur fist, pour la très grant desloiauté qu'il faisoient par tout le pays. Car il entrèrent en la terre le roy par force, et prenoient les proies, et prenoient les païsans du pays, si les metoient en liens, et les trainoient après eulx ainsi comme esclaves, et dormoient avec les femmes de ceulx qu'il emmenoient ainsi, voiant eulx meismes. Et plus grans douleurs faisoient encore: car il ardoient les moustiers et les églyses, et trainoient après eulx les prestres et les gens de religion, et les appelloient cantadors par dérision. Quant il les batoient et tourmentoient, lors leur disoient-il: «Cantadours chantez,» et puis leur donnoient grans buffes parmi les joues, et batoient moult asprement de grosses verges. Dont il avint qu'aucuns rendirent leur ames à Dieu en tels tormens, et les aucuns qui estoient jà aussi comme demi mors et affamés de la longue prison, se raemboient[28] par somme de deniers pour eschaper de leurs mains; mais nul ne pourroit raconter sans grant douleur de cuer et sans grans larmes ce qui s'ensuit après. Quant il roboient les églyses, l'eucariste prenoient à leurs mains touillées et ensanglantées du sang humain, que l'en met en ces églyses en vaisselles d'or et d'argent, pour la nécessité des malades; hors de philatières la sachoient et jettoient à terre, puis la défouloient aux piés. A leur garces et leur meschines faisoient voiles et cueuvre-chiefs des corporaux sur quoy l'on traicte le précieux et le vrai corps Jhésu-Christ en sacrement de l'autel. Les philatières et les calices despeçoient à mails[29] et à pierres.
Note 28: Raemboient. Rachetoient.
Note 29: Mails. Marteaux, maillets.
Les gens du pays qui virent les énormités et les très-grans desloiautés qu'il faisoient, le firent savoir au roy Phelippe. Moult fu le roy esmeu quant il oï ceste chose: pour le despit de saincte églyse, et en moult grant compassion de ce que ceulx du pays souffroient, grant plenté de bonne gent et de bien appareillée leur envoia au secours.
Quant ceulx du pays eurent la force et l'aide le roy, il se férirent d'un cuer et d'une volenté emmy leur ennemis, et les occistrent tous du plus petit jusques au greigneur, leurs dépouilles prisrent dont il furent enrichi. En celle manière fist Dieu vengeance des desloiaulx qui teles cruautés et teles desloiautés faisoient au pays. Et retournèrent arrières en graciant et en louant Nostre-Seigneur.
X.
ANNEE 1183.
Coment le conte de Toulouse et le roy d'Aragon furent accordés par miracle.
Guerre et dissensions qui long-temps avant avoient esté commenciées furent renouvellées entre le conte Raimon de Saint-Gille et le roy d'Aragon, telle que nul ne povoit mettre en eulx né concorde né paix. Pour quoy les povres gens du pays estoient moult grevés par leur guerres; mais Nostre-Seigneur qui oï la clameur et la complainte de ses povres leur envoia sauveur, non mie empereur, roy, prince né prélat; mais un povre homme qui avoit nom Durant à qui Nostre-Seigneur s'apparut en la cité de Nostre-Dame-du-Puy, et luy bailla une cédule en quoy l'image de Nostre-Dame estoit escripte et séoit en un trosne et tenoit la fourme son chier fils en semblance d'enfant. En la circuité de son seel estoient lestres escriptes qui disoient ainsi: «Aigneaulx de Dieu qui ostez les péchiés du monde, donne-nous paix.»
Quant les grans princes et les meneurs et tout le peuple oïrent ceste chose, il vindrent tous au Puy Nostre-Dame à la feste de l'Assumption, ainsi comme il souloient venir chascun an par coustume. Quand le peuple fu assemblé à la solempnité de la feste, l'évesque de la cité prist celluy Durant qui estoit un povre charpentier, et l'establi emmy la congrégacion pour dire le commandement Nostre-Seigneur. Quant il vit que tous ceulx qui là estoient avoient les oreilles ententives à sa bouche, il commença à dire son message, et leur commanda hardiement de par Nostre-Seigneur qu'il féissent paix entre eulx, et en tesmoing de vérité leur monstra la cédule que Nostre-Seigneur luy avoit bailliée, à tout l'image de Nostre-Dame qui estoit dedens empreinte. Lors commencièrent de cuer à grans souspirs et à moult grans larmes à louer la pitié et la miséricorde de Nostre-Seigneur, et les deulx grans princes qui devant estoient en si grant guerre que nul n'y povoit mettre paix, jurèrent sur les textes des évangiles, de bon cuer et de bonne volenté, et luy promistrent fermement en nostre Seigneur qu'il seroient tousjours mais en paix l'un vers l'autre. Et en signe et en tesmoignage de celle réconciliation qu'il avoient faicte, il firent empraindre en estain le seel de celle cédule, à tout l'image de Nostre-Dame, et le portoient avecques eulx cousus sur chaperons blancs qui estoient tailliés à la manière d'escapulaires que les convers de ces abbaïes blanches portent. Et plus grant merveille: que tous ceulx qui ces signeaux portoient estoient si seurs que s'il avenist par aventure qu'aucun d'eulx eust un homme occis, et il encontrast le frère de celluy qui feust mort et sceust bien encore la mort de son frère, il méist tout en oubli pour luy festoier et le receust entre ses bras en baisier de paix, d'amour et de larmes, et luy donnast à mengier et à boire en sa maison et toutes ses nécessités. Celle paix qui fu faicte au païs par ce preud'homme dura moult longuement.
XI.
ANNEE 1184.
De la guerre et de la paix du roy Phelippe et du conte Phelippe de Flandres, et d'un miracle que Dieu fist pour le roy.
Ce sont les fais du cinquième an. En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt-et-quatre, de son aage vintième et son règne cinquième, vint contens et discencion entre le roy et le conte Phelippe de Flandres pour la conté de Vermendois; car le roy proposoit que toute la conté devoit estre aux roys de France par droit héritage, et offroit ce à prouver par évesques, par barons, par vicontes et par autres princes. A ce respondi le conte en telle manière qu'il avoit la terre tenue au temps de son père le roy Loys de bonne mémoire paisiblement, et par long-temps en avoit esté en saisine et en possession paisible, né jà tant comme il vivroit ne la perdroit; car il sembloit au conte que il peust légèrement fraindre et amolier le cuer du roy et le courage, pour ce qu'il estoit enfant, et par promesses et par blandes parolles le cuidoit oster de son propos. Si cuidèrent aucuns qu'il eust à ce eu l'assent des barons de France; mais ainsi comme l'en seult dire, il conceurent vent et ordirent toiles d'iraignes.
A la parfin assembla le roy grant parlement de ses barons à Compiègne. Quant il se fust à eulx conseillié, il assembla un ost si grant en la contrée d'Aminois que à paines en péust nul savoir le nombre. Le conte qui sceut que il venoit sur luy, fu eslevé en son cuer; son ost assembla d'autre part et vint contre son seigneur à bataille, et jura par le bras de sa force qu'il se deffendroit de luy; mais quant le roy fu issu et il ot son ost appareillié et ordenné en conroy, pour entrer en la terre le conte, il ot si merveilleux ost et si grant qu'il pourprenoient tout le pays et couvroient la face de la terre ainsi comme langoustes.
Quant le conte et les Flamans virent l'ost le roy si grant et si fort il orent merveilleusement grant paour; les cuers du peuple, et des haus hommes leur défaillirent dedens les ventres, si qu'à pou qu'il ne tournoient tous en fuye. Le conte qui fu moult espoventé se conseilla à sa gent, lors envoya des messages au conte Thibaut de Blois qui estoit mareschal et garde de l'ost royal[30], et Guillaume l'archevesque de Rains; car à ces deux avoit le roy chargié toute la cure du royaume comme à ses oncles; et leur pria que il reportassent telles parolles au roy de par luy: «Sire, l'indignacion de ta hautesce veuille cesser envers moy: viens paisiblement à nous, et use de nostre service si comme il te plaist. La terre de Vermendois que tu demandes je la te quicte sans aultre pourloignement, et la te rens entièrement et franchement, chastiaulx, villes et bourgs et toutes les appartenances. Et s'il plaist à ta majesté et à ta haultesse[31] je te requier que tu me donnes Saint-Quentin et Péronne, et que tu me faces tant de grace que je les tiengne ma vie, et après mon décès te reviengnent à toi et à tes hoirs.»
Note 30: «Principem militiæ regis, Franciæ senescalcum.» (Rigord.)
Note 31: «Tamen si vestræ regiæ majestati placet.»
Quant le roy ouy ce que le conte luy mandoit, et qu'il s'umilioit si durement, il manda les prélas et les barons qui là estoient venus pour l'orgueil du conte abatre et dompter. Conseil leur demanda sur ce que le conte luy requéroit, et il respondirent tous ensemble, tout ainsi comme d'une bouche, qu'il féist à la requeste le conte, et luy prièrent qu'il préist l'offre qu'il luy faisoit. Le roy s'assenti à leur conseil.
Quant la chose fu ordenée, le conte fu mandé. Lors vint avant en la présence des prélas et des barons, et rendi au roy par droit la conté de Vermendois qu'il avoit moult longuement tenue contre droit; si l'en mist en possession devant tout le barnage. Après jura que il restabliroit tous les dommages qu'il avoit fais au conte Baudouin de Hénault et aux aultres amis le roy, à la volenté et au dit de sa court sans nulle demourée. Ainsi fu la paix refermée entre le roy et le conte ainsi comme par miracle; car elle fu faicte sans effusion de sang humain et sans dommage[32]. Quant la paix fu confermée à la léesce du peuple, graces et louanges en rendirent à Nostre-Seigneur qui ainsi sauve ceulx qui ont en luy espérance.
Note 32: Guillaume le Breton raconte autrement la chose, et décrit plusieurs sièges et prises de villes, avant la conclusion de la paix.
Entre les aultres choses plaines d'admiracion que Nostre-Seigneur voult monstrer en terre pour le bon roy Phelippe, une en voulons retraire qui moult est merveilleuse, ainsi comme aucuns des chanoines d'Amiens racontèrent puis, pour vérité, qui certains en estoient pour ce qu'une partie de leur rentes sont establies où ces choses avindrent.
Quant le roy fu meu si comme nous avons dit, et il ot fait son ost logier près d'un chastel que l'en appelle Boves, les charetes, les chars, les chevaulx et les gens de son ost défoulèrent si forment les blés qui environ l'ost estoient, et les garçons qui moult en soièrent[2] pour leurs chevaulx, qu'il en demoura pou qui ne féussent marchiés ou triblés. Si avint ceste chose environ la Saint-Jehan, que les blés sont espès et flouris; mais quant la paix fu refermée, si comme nous avons dit, aucuns des chanoines d'Amiens qui devoient prendre leurs prouvendes en ce lieu où l'ost avoit esté virent qu'il avoient tout perdu si comme il leur sembloit. Il se complaindrent à leur doyen et à leur chapitre, et leur requistrent humblement en amour qu'il leur aidassent du commun à passer celle année, et qu'il leur départissent de leur fruis pour le dommage qu'il avoient eu.
Note 33: Soièrent. Coupèrent.
Le doyen et le chapitre respondirent qu'il atendissent jusques après aoust que les blés seroient cueillis et batus, qu'il féissent cueillir le remenant des blés que l'ost le roy avoit triblé, et le chapitre si leur rendroit le deffault. Quant les blés furent batus et mesurés en la terre, il en trouvèrent à cent doubles plus, non mie tant seulement de celluy qui avoit esté triblé, mais de celluy qui avoit esté faucillié pour donner aux chevaulx. Et en celle place où les Flamans avoient esté logiés furent les blés et les herbes si seiches qu'il n'y apparut oncques en celle année herbe né chose qui verdoiast. Quant ceulx du pays et les chanoines sorent ce miracle il doubtèrent le roy; car il sorent bien que la sapience de Dieu estoit en luy, qui l'introduisoit à faire sa volenté.
Incidence.—L'archevesque Guillaume de Rains et le conte Phelippe de Flandres firent ardoir grant multitude de bougres.
Incidence.—En ce temps mouru en la province de Caours à un chastel qui est appellé Martel[34], en la quatorziesme kalende de juing, le jeune roy Henri d'Angleterre. Ensépulturé fu en la cité de Rouen[35].
Note 34: Martel. Aujourd'hui ville de Quercy, proche de la Gironde.
Note 35: Rigord a placé avec raison ces deux incidences sous l'année 1183.
XII.
ANNEE 1185.
Coment les messages d'outre-mer vindrent au roy pour secours querre.
En celle année, en la dix-septième kalende de février, Eracle le patriarche de Jhérusalem, le prieur de l'Ospital et le maistre du Temple furent envoyés en message en France au roy Phelippe de par les crestiens d'oultre-mer; car Sarrasins vindrent en leurs terres, et mains en avoient occis, et plusieurs prins et menés en prison et chetivoison. Si avoient prins un fort chastel que l'en appelle le Gué-Jacob, et au prendre du chastel avoient-il occis plusieurs des frères du Temple et menés en prison. Ce fu la raison pour quoy il furent envoiés; car trop se doubtèrent les crestiens que les Sarrasins ne cueillissent hardement et cuer en eulx pour la victoire qu'il avoient eue et que il ne préissent la saincte cité de Jhérusalem et conchiassent le sépulcre et le temple de Nostre-Seigneur. Si apportoient ces messages les clefs du sépulcre au roy, et luy prioient moult humblement, de par les crestiens d'oultre-mer, pour Dieu premièrement et pour pitié de la crestienne religion, qu'il secourust la terre qui estoit au prendre et du tout en tout perdue, sé elle n'avoit secours de Dieu et de luy.
Mais tandis comme il estoient sur mer, le maistre du Temple trespassa de ce siècle, et les aultres deux messages qui moult eurent de tourmens et de périls furent assaillis de larrons galios[36]. Mais toutes voies eschapèrent et nagièrent tant[37] qu'il vindrent à port: puis esploitièrent tant qu'il vindrent à Paris. Là fu le patriarche receu de l'évesque Morise, de toutes les religions et du peuple sollempnelment, comme sé ce feust un ange que Dieu envoiast en terre. L'en demain célébra en l'églyse, et fist le sermon au peuple. Le roy n'estoit point à Paris en ce point qu'il y vindrent. Mais quant il oï dire que tels messages estoient venus, il laissa toutes aultres besoingnes et leur vint à l'encontre au plustost qu'il pot et les receut en baisier de paix moult honnorablement, et commanda moult expressément aux baillis et aux prévos du royaume qu'il leur aministrassent despens bons et suffisans de son propre trésor par tout là où il vouldroient aler.
Note 36: Galios. Corsaires.
Note 37: Nagièrent. Naviguèrent.
Quant il sot la raison pourquoy il estoient venus, il fu meu ainsi comme de pitié; premièrement pour la mésaise de la crestienté, et pour le dommage et pour le péril de la saincte terre. En pou de temps après assembla concile général en la cité de Paris de tous les prélas du royaume de France. Quant tous furent assemblés, la besoingne Nostre-Seigneur fu devant tous proposée. Lors commanda le roy à tous les prélas qu'il retournassent en leurs contrées, et que chascun féist sermonner de la croix en sa diocèse, et amonnestast le peuple par prédicacion qu'il secourussent la terre d'oultre-mer en remission de leurs péchiés.
En ce temps gouvernoit le roy le royaume tout seul; car il n'avoit encor nul hoir de son corps de la noble royne Isabel. Et pour ceste raison (n'ot-il point conseil[38] qu'il se croisast pour le péril du royaume; mais) il prist chevaliers esleus de grant prouesces, et grans nombre de sergens bien appareilliés. Oultre-mer les envoia pour le secours de la terre, à ses propres despens.
Note 38: Conseil. Dessein.
XIII.
ANNEE 1185.
Coment le roy leva le duc de Bourgoingne du siège du chastel de Vergy qu'il avoit assis.
En dementiers que ces choses avindrent, Hue de Bourgoingne assembla son ost et assist un chastel qui est appelé Vergy; si siet aux derrenières contrées de sa terre[39]. Quatre chastiau fist fermer tout environ que l'on nomme barbacannes[40]. La raison pourquoy il assist ce chastel estoit telle que il disoit qu'il appartenoit à sa seigneurie et à son fief, et jura que par nulle paction né par nulle offre que l'en lui féist ne s'en partirait du siège, jusques à tant qu'il l'eust par force pris ou qu'il luy seroit rendu à sa volenté.
Note 39: «In extremis terræ suæ finibus.» (Rigord.)
Note 40: Vergy étoit près d'Autun. «Et quatuor munitiones in circuitu firmaverat.» (Id.)
Quant le sire de ce chastel qui avoit nom Guy vit le ferme propos le duc, et qu'il s'appareilloit en toutes manières du chastel prendre, il envoia au roy et luy manda par lectres toutes ses besoingnes. Le mandement estoit tel qu'il luy prioit pour Dieu qu'il venist là, et il luy rendroit et doneroit le chastel perpétuellement à luy et à ses hoirs. Quant le roy eut entendu la lectre, il fist son ost assembler, et se hasta moult pour délivrer le souffroiteux des mains de plus fort de luy. Si soudainnement se féri en l'ost le duc, que luy et sa gent furent ainsi comme surpris. A tant fu levé le duc du siège que il avoit juré qu'il n'en partiroit si auroit le chastel pris. Lors fist le roy abatre les barbacannes que le duc avoit environ fermées. Gui le sire du chastel receut le roy dedens, et luy rendi à sa volenté si comme il luy avoit mandé. Le roy le receut si comme le sien propre, garnison y mist de par luy, si en accrut de tant son propre fief en ces parties.
En pou de temps après celluy Gui fist hommage au roy, et jura que tousjours seroit loial à la couronne de France; et le roy de sa débonnaireté et largesce luy rendi le chastel entièrement et toutes les appartenances; mais en tant contint sa largesce qu'il en retint la seigneurie.
Incidence.—En ce temps fu éclipse de soleil particulaire, le premier jour de may en l'heure de nonne: si estoit le soleil au signe de Torel.
XIV.
ANNEE 1186.
Coment les abbayes et les églyses de Bourgoingne firent complainte au roy du duc de Bourgoingne.
Ne demoura pas puis moult longuement, après que le roy ot ce fait, que les évesques et les abbés et toutes les religions de Bourgoingne envoièrent messages au roy, et se complaindrent malement du duc. Pour Dieu et pour pitié luy requéroient qu'il adresçast ceste chose, et qu'il leur féist tenir les chartres et les munimens que les preudommes donnèrent qui les églyses avoient fondées par leur dévocion. Car anciennement les bons roys de France, par la grant dévocion qu'il avoient en la foi crestienne, fondèrent les abbaïes et les églyses, si comme le premier roy chrestien qui ot à nom Clovis, et le roy Clothaire, et le roi Dagobelt, le grant roi Charlemaines, et ceulx qui après furent, quant il orent occis et chaciés les paiens du royaume à grant ahans et à grant effusion de sang, et il demourèrent en paix. Il fondèrent lors les églyses par grant dévocion et donnèrent largement aux ministres Nostre-Seigneur rentes et possessions, pour ce qu'il eussent largement leur vivres et peussent continuellement servir Nostre-Seigneur, et prier pour les ames de leur fondeurs; desquels aucuns furent qui esleurent leur sépultures ès lieux qu'il avoient fondés, par la grant dévocion qu'il avoient ès sains et ès sainctes en cui honneur il les fondoient. Si comme le roy Clovis qui gist à Saint-Père de Paris qui ores est nommée Sainte-Geneviève de Paris, et le roy Childebert à Saint-Vincent qui ores est nommé Saint-Germain-des-Prés; le roy Clotaire le premier à Saint-Mard de Soissons; le roy Dagobert à Saint-Denys en France, et lu roy Loys, père au roy Phelippe, à Barbéel.
Quant les roys doncques fondèrent les églyses, et il les orent franchies par leurs chartres de toutes exceptions, il entendoient qu'elles feussent tousjours gardées en leur franchises, et qu'elles feussent en leur propre garde et protection. Et quant il donnoient les terres aux barons par leur franchise, ce n'estoit mie leur intencion qu'il grevassent pour ce les églyses né brisassent les munimens de leur exemptions. Et pour ce que le duc oppressoit les églyses et les abbayes de sa terre de grieves tailles, contre les roiaux munimens, et le roy en avoit jà oïes maintes complaintes, si l'amonesta le roy une fois et autre et puis la tierce devant tous ses amis, et luy pria moult débonnairement que pour Dieu et pour pitié et pour la foy qu'il devoit à la couronne de France il rendist aux églyses ce qu'il leur avoit tolu, et qu'il ne féist plus telles choses. Et puis luy dist à la parfin que s'il ne l'amendoit, il l'en puniroit et vengeroit en luy les torfais de l'églyse.
XV.
ANNEE 1186.
Coment le roy entra un Bourgoingne, et coment il contrainst le duc à venir à mercy.
Le duc vit bien la volenté du roy, et aperçut qu'il avoit ferme constance en tous ses dis et ses fais. Triste et esmeu se parti de court et s'en ala en Bourgoingne; mais le roy luy ot commandé avant, qu'il rendist trente mille livres de deniers aux églyses qu'il leur avoit à force tolues, et luy avoit encore commandé qu'il luy amendast la force qu'il avoit faicte aux églyses contre les munimens et chartres roiaulx de ses ancesseurs; mais le duc refusoit ce à faire, et quéroit fuites et dilacions vaines par malice, et cuidoit ainsi fuir et eschaper la venjance royale. Mais quant le roy vit s'entencion, et qu'il refusoit à obéir à son commandement, il cueillit grant ost, et vint à armes sur luy en Bourgoingne, et entra à grant force de chevaliers et de champions, aprestés de combatre et soustenir toute aversité en la deffense de saincte églyse et du clergié qui lors estoit moult vil tenu en Bourgoingne. Car le prestre estoit aussi défoulé comme le villain[41]. Le roy assist un moult fort chastel qui avoit nom Chasteillon[42]: après ce qu'il ot sis quinze jours devant, il fist drécier ses mangonniaux et ses pierres et maintes autres manières de tourmens, et fist crier: A l'assaut! par grant force. Lors commencièrent François à assaillir moult asprement et moult hardiement, les engins à lancier et les sergens à traire. Si fu l'assaut si aspre et si périlleux qu'assez en y ot d'occis et de dehors et de dedens, et pluseurs navrés; mais aucuns eschapèrent par l'ayde ei le conseil de cirurgie. A la parfin ot le roy victoire, et tant s'esvertuèrent François que le chastel fu pris. Si le receut le roy et y mist bonnes garnisons de sergens.
Note 41: «Conculcabatur enim tunc ut populus sic sacerdos.» (Rigord.)
Note 42: Chastillon-sur-Seine.
Quant le duc vit qu'il ne pourrait au roy contrester n'endurer longuement sa force, il ot proffitable conseil. A luy vint et luy chay aux piés en moult grant humilité par semblant, et luy pria moult qu'il eust de luy mercy. Le roy qui moult estoit miséricors luy pardonna par telle condicion que le duc promist que il amendroit au roy premièrement ce qu'il s'estoit vers luy meffais, au jugement de sa court; et après qu'il rendroit aux églyses et aux religions ce qu'il avoit pris du leur par mauvaise raison, et qu'il en feroit plain restablissement au dit et à la volenté du roy. Mais le roy qui assez aguement et cauteleusement regardoit à la fin de ses besongnes et appercevoit bien que malice d'homme estoit moutipliée en terre, et que toute pensée estoit ententive à mal, eschiva la malice du duc au proffit de luy et des églyses; car il avoit à mains hommes qui par avant avoient conversé entour son père le roy Loys de bonne mémoire oï dire, que cil duc mesme l'avoit courroucié maintes fois. Quant il estoit ajourné aux parlemens pour ses meffais il venoit à court, et promectoit amendement de tous ses torfais, et d'obéir aux royaux commandemens, et que dès or en avant se garderoit de mesprendre. Et puis quant il avoit ce passé et il estoit retourné en Bourgoingne, si faisoit pis que devant né point ne doubtoit à brisier son serement n'a courroucier le roy son seigneur.
De ceste chose fu garni le roy et introduit[43], avant que la paix feust reformée. Pour ce prist le roy trois chasteaux très bons de luy par nom de gaige, par tel convenant qu'il les devoit tenir tant qu'il eust rendu au roy la dicte somme de deniers, c'est assavoir, trente milles livres. Mais ne demoura pas longuement que le roy ot débonnaire conseil envers le duc selon sa débonnaireté, et luy rendi les trois chasteaux qu'il tenoit de luy en gaige. Quant la paix fu ainsi reformée, le roy s'en retourna à joie à Paris en son palais.
Note 43: Introduit. Ce mot avoit autrefois le sens d'instruit.
XVI.
ANNEE 1186.
Coment le roy fist paver la cité de Paris. Après parle de la généalogie des roys de France.
Après ce que le roy fu retourné en la cité de Paris, il séjourna ne scai quans jours. Une heure alloit par son palais pensant à ses besongnes, comme celluy qui estoit curieux de son royaume maintenir et amender. Il s'appuya à une des fenestres de la sale à la quelle il s'appuyoit aucune fois pour Saine regarder et pour avoir récréacion de l'air, si avint en ce point que charrettes que l'en charioit parmi les rues esmeurent et touillèrent si la boue et l'ordure dont elle estoient plaines que une pueur en yssi si grant qu'à paine la povoit nul souffrir: si monta jusques à la fenestre où le roy estoit appuié. Quant il senti celle pueur qui estoit si corrompue, il s'en tourna de celle fenestre en grant abhominacion de cuer.
Pour celle raison conçut-il en son courage à faire une euvre grant et somptueuse, mais moult nécessaire et telle que tous ses devanciers ne l'osèrent oncques emprendre né commencier, pour les grans cousts qui à celle euvre aferoient. Lors fist mander le prévost et les bourgois de Paris, et leur commanda que toutes les rues et les voies de la cité feussent pavées de grés gros et fors, soigneusement et bien. Pour ce le fist le roy qu'il vouloit oster la matière du nom de la cité qu'elle avoit eu anciennement de ceux qui la fondèrent; car elle fu appelée en ce temps par son premier nom Lutesce qui vaut autant à dire comme ville plaine de boue et boueuse. Et pour ce que les habitans qui en ce temps estoient avoient horreur du nom qui estoit lais, luy changièrent ce nom et l'appellèrent ville de Paris, en l'honneur de Paris l'ainsné fils le roy Priant de Troye; car, si comme l'en treuve, il estoient descendus de celle lignée. Il ostèrent le nom tant seulement, mais le bon roy osta la cause et la matière du nom, quant il la fist atourner si que pueur né corruption n'y péust demourer.
Cy endroit fu escripte la généalogie des roys. Mais nous n'en voulons point autrement traitier que nous avons traitié aux commencemens des croniques; toutesvoies peut l'en bien ci en droit mettre le nombre et le descendement de la généalogie. Le premier si ot nom Pharamon; le second son fils Clodio; le tiers Mérouvée; cil Mérouvée ne fu point son fils; mais il fu son cousin. Mérouvée engendra Childeric; ces quatre furent païens. Childeric engendra le fort roy Clovis qui fu le premier crestien. Clovis engendra Clothaire le premier; Clothaire Chilperic; Chilperic Clothaire le second; Clothaire engendra Dagobert. Cil Dagobert qui fonda l'églyse de Saint-Denys en France engendra Loys; cil Loys engendra Clothaire, Childeric et Thierry, et furent fils Sainte-Bautheult de Chielle. Childeric engendra Dagobert le second; Dagobert Thierry; Thierry Clothaire le tiers. Cil Clothaire n'ot point d'oir masle, mais il ot une fille que un prince nommé Ansbert espousa, et porta couronne par la raison. Celluy Ansbert engendra Arnoul; cil Arnoul engendra Saint-Arnoul, qui puis fu évesque de Mès. Cil Saint-Arnoul engendra Anchise. Anchise engendra Pepin, le premier graindre[44] du palais. Cil Pepin engendra Charles Martel. Charles Martel engendra Pepin le second, qui fu roy et empereur. Cil Pepin engendra le grant Charlemaines, qui fu roy et empereur. Charlemaines engendra Loys, qui fu roy et empereur. Cil Loys engendra Charles-le-Chauf. Charles-le-Chauf engendra Loys-le-Baube; cil Loys Charles-le-Simple; cil Charles Loys-le-Quart; cil Loys Lothaire; cil Lothaire Loys-le-Quint, qui fu derrenier de la lignée le grant roy Charlemaines.
Note 44: Graindre. Maire.
Quant cil Loys fu mort, ainsi comme l'ystoire le baille, les barons esleurent Hue Capet, duc de Bourgoingne et prince du palais. Cil Hue engendra Robert; cil Robert engendra Henry; cil Henry engendra Eude[45]; cil Eude engendra Phelippe le premier; cil Phelippe engendra Loys-le-Gros; cil Loys engendra Phelippe que le porc tua. Après fu couronné son frère le très débonnaire Loys, qui fu père au bon roy Phelippe; [46](après le bon roy Phelippe, Loys qui fu mort à Montpencier au retour d'Avignon. Cil Loys engendra Loys, le saint homme, qui fu mort au siège de Thunes; cil saint Loys engendra le roy Phelippe qui encor règne, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens soixante-quatorze.)
Note 45: Rigord, que notre traducteur dans toute cette récapitulation se contente d'abréger, ne fait pas cette faute. Il dit que Robert engendra Hugues, Eudes et Henry, et que Henry engendra Philippe.
Note 46: Comme on le pense bien, le reste de l'alinéa n'est pas emprunté à Rigord, qui mourut avant Philippe-Auguste.
Pource que nous avons cy briement touché de la génération des roys de France, nous devons mettre le temps que les roys crestiens commencièrent à régner, et si le voulons prouver selon les croniques Ydace, et selon l'istoire Grégoire de Tors. C'est doncques à scavoir que saint Martin trespassa de ce siècle en l'an onzième de l'empire l'empereur Archadien; des l'Incarnacion Nostre-Seigneur jusques à celluy an avoient couru quatre cens sept ans, et de la transmigracion saint Martin jusques à la mort Clovis premier roy crestien coururent cent douze ans. Doncques, de l'Incarnacion jusques à la mort le roy Clovis coururent cinc cent dix-huit ans, et de la mort du roy Clovis jusques au septième an du règne le roy Phelippe coururent six cent soixante-sept ans. Et par ce puet-on savoir et prouver que du temps de l'Incarnacion jusques au septième an de son règne coururent mil cens quatre-vingt-six ans. Autre preuve de ce meisme: Au temps Ayot, qui fu le quart juge d'Israël, fu Troies la grant édifiée, si dura en bon estat et en bon povoir cent quatre-vingt-cinq ans. Au treizième an Abdon juge d'Israël, qui fu le douzième après Josué, fu Troies destruicte. Et de la destruction de Troies à l'Incarnation coururent onze cens soixante-seize ans, et de l'Incarnacion jusques à la transmigracion saint Martin coururent quatre cent quarante-cinc ans[47]. De la transmigracion saint Martin jusques à la mort le roy Clovis coururent cent douze ans. De la prise de Troies jusques au commencement du règne Clovis coururent mil six cens soixante ans.
Note 47: Rigord se contredit ici: il falloit, comme plus haut, 407 ans.
Et note ci endroit que Marcomire commença à régner en France en l'an de l'Incarnacion trois cens soixante-six: doncques de ce temps que le roy Clovis régnoit jusques au septième du règne le roy Phelippe coururent huit cens et dix ans. Nous avons mis ces choses en cest ystoire sauf le jugement et le droit d'autrui; car nous cuidons que de ceste racine et de cest original soient les roys de France descendus.
XVII.
ANNEE 1186.
Coment Rollo le tirant qui puis fu baptisié prist Normandie, et pourquoi le corps saint Denys fu descouvert.
Au temps que Charles-le-Simple régnoit, qui fu le cinquième après le Grant, un tirant qui avoit nom Rollo vint par mer à grant infinité de gens du sa terre qui estoient nommés Normans, qui vaut autant à dire, en François, comme homme septentrional, qui sont nés de Septentrion. Car ceste syllabe nort vaut autant à dire en françois ou en leur langue comme septentrion[48], et man si vaut autant comme homme. Celluy Rollo et sa gent arriva en Neustrie et prist la cité de Rouen et toute la contrée, et du nom de sa gent l'appella Normandie. Celluy tirant fist moult de maux à sainte églyse en son venir, et conquist la duché de Normandie sur celluy Charles-le-Simple. Toutes-voies pacifia à luy, et luy donna le roy sa fille en mariage et toute la terre qu'il avoit conquise sur luy, ainsi comme Dieu le voult. Celluy Rollo se converti à la foy crestienne, et fu baptisié luy et sa gent. Si ot nom le duc Robert, en l'an de l'Incarnacion neuf cens et douze ans.
Note 48: Le soin minutieux que les anciens chroniqueurs ont pris d'interpréter le mot nord, prouve que ce mot ne s'est pas introduit dans la langue vulgaire que long-temps après l'établissement des Normans.
Long-temps après que ce avint, Guillaume duc de Normandie, qui à surnom estoit appelé Bastart, conquist Angleterre, et, (si comme aucunes gens le veulent dire), lors primes eut definement la généracion des Bretons qui de Brut estoit descendue, qui le premier roy d'Angleterre fu et de qui la terre fu dite Bretaigne. Onfroy qui fu le septiesme après celluy Guillaume conquise Puille; Robert Guichart son fils conquist après Calabre. Buiaumont son fils conquist Sezile, et la soubmist à sa seigneurie.
Au temps le roy Henry, qui fu fils le bon roy Robert tiers de la génération derrenière, avint que ce roy envoya ses messages à l'empereur Henry pour confermer paix et alliance ensemble, selon l'ancienne coustume. Et quant les messages orent faicte la besongne pour quoy il estoient là allés et fournie, il entendirent que l'empereur devoit lever le corps saint Denys que on avoit trouvé en la cité de Rainebourg[49], en l'abbaye Saint-Ermantreu le martir, si comme on luy faisoit entendant. Lors luy distrent les messages qu'il mesprenoit vers leur seigneur le roy de France, à qui il avoit alliances fermées, quant il vouloit celle chose faire contre le roy et le royaume, et que bien se déust souffrir[50] de ce, jusques à tant qu'il feust plainement certain, savoir non sé c'estoit saint Denys l'ariopagite et le glorieux martir, évesque et né d'Athènes, disciple saint Pol, qui fu apostre et martir en France, de qui le corps gist en l'églyse que le roy Dagobert fist faire.
Note 49: Rainebourg. Ratisbonne.
Note 50: Souffrir. Abstenir.
Quant l'empereur oï ce, il se souffri à tant, et envoya ses messages au roy Henry pour ce qu'il congneussent la vérité, et puis l'en féissent certain. Tantost comme les messages à l'empereur furent venus, le roy manda ses barons et ses prélas, et il les envoya avec son chier frère en l'églyse St-Denys. Quant il furent là venus, et les prélas et le couvent, les barons et tout le peuple orent fait oroisons à Nostre-Seigneur, l'en traist hors de leurs lieux les trois vaisseaux d'eleutre[51], en quoy le glorieux martir monsieur saint Denys et ses compaignons reposoient, en la présence des messages l'empereur la chasse du martir fu descelée et ouverte. Lors trouvèrent le corps à tout le chief entièrement, fors que deux os du col qui sont en l'églyse de Vergi en Bourgoingne qui est fondée en l'honneur de luy, et un os d'un des bras que l'apostole Estienne emporta à Rome par grant dévocion, et le mist en une églyse qui est nommée l'Escole des Grieux.
Note 51: D'eleutre. «Tria vasa argentea diligentissimè sigillata.»
Quant les prélas, barons et tout le peuple virent ce, il drécièrent leur mains vers le ciel et rendirent graces à Nostre-Seigneur en larmes et en souspirs. Aux glorieux martirs se recommandèrent, si se départirent à tant, à moult grant joie.
Les messages à l'empereur qui furent certains de la vérité s'en retournèrent en Alemaigne à leur seigneur et luy certifièrent plainement ce qu'il avoient véu. En remembrance de ceste chose, le couvent Saint-Denys establi la feste de la Détection[52]. Ce fu fait au temps l'apostole Léon le neuvième, de l'Incarnacion mil et cinquante.
Note 52: A l'exception de cette dernière circonstance, nous avons déjà vu tout cela dans la vie du roi Henri Ier, chap. 7, 8 et 9.
XVIII.
ANNEE 1186.
De l'amour et de l'affection que le roy Phelippe avoit à l'églyse de monsieur saint Denis de France.
En ce temps gouvernoit l'églyse de Saint-Denys en France un abbé qui avoit nom Guillaume, et pour ce qu'il gouvernoit laschement le chief et les membres, tout fust-il preudomme et religieux, le roy Philippe le portoit grief et moult luy en pesoit. Pour ce voulsist-il bien qu'il féust déposé et que il se deméist de sa volenté, et que un autre fust en son lieu qui plus vigoureusement gouvernast l'églyse.
Si avint un jour par aventure que le roy chevauchoit en trespassant parmi la ville Saint-Denys: il descendi en l'abbaye comme en sa propre chambre. Quant l'abbé sot que le roy estoit descendu léans, il ot moult grant paour, si cuida que ce fust pour luy grever; car il luy demandoit au temps de lors mil mars d'argent. Tantost fist sonner chapitre et assembla tout le couvent, jour de Samedi-Saint estoit après Nonne en la sixième yde de may. Lors se demist de sa volenté et sans nulle force, et résigna au gouvernement de l'églyse devant tous.
Quant ce fu fait, le prieur Hue qui présent estoit et le couvent envoyèrent moult de moines du chapitre au roy, qui encor estoit léans, et luy noncièrent la déposition de l'abbé. Après luy demandèrent congié d'en un eslire. Le roy qui moult lie estoit de ceste chose leur octroya moult débonnairement, et les amonnesta moult longuement que pour Dieu premièrement et pour l'amour de luy esleussent sans discorde et sans contens personne honneste et prouffitable, bien morigénée et esprouvée en bonne vie, si comme il affiert à églyse si noble qui est coronne des rois et sépulture d'empereurs. Quant les messages furent retournés en chapitre, et il orent noncié au prieur Huon et au couvent ce dont le roy les amonnestoit et prioit si doucement, il avint, ainsi comme Dieu le procura par le Saint-Esperit, qu'il esleurent tout maintenant sans murmures né contredit le prieur Huon, et le prisrent pour père et pour abbé. Moult fu le roy lie de ceste chose, au chapitre alla pour l'élection recommander et regracier, voiant tout le peuple et tout le clergié qui là estoient, et deffendi moult expressément au nouvel esleu et au couvent qu'après ne fist né don né promesse à homme qui luy appartenist, né à clerc, né à lais de son palais.
Hue le nouvel esleu vit bien que sa promocion n'estoit point par conseil d'homme machinée, mais par Dieu et par le Saint-Esperit tant seulement; et pour ce qu'il vouloit entièrement garder la franchise de l'églyse, il manda l'évesque de Meaux et celluy de Senlis pour célébrer sa bénéiçon; car tous ces deux sont tenus espéciaument à secourre l'églyse Saint-Denis en épiscopaux suffrages, par l'ancienne ordonnance de la court de Rome, comme en sacrer autels et faire ordre et choses semblables qui appartiennent à office d'évesque. Ceux vindrent volentiers, si comme il y sont tenus, et célébrèrent la bénéiçon du nouvel esleu au maistre autel de l'églyse, en la présence de sept abbés, du clergié et du peuple, un jour de dimenche en la quinzième kalende de juing, en l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et cinq, du règne le roy Phelippe sixième, de son aage vingt-un.
Incidence. En cel an mesme avint croules de terre en une contrée qui est appellée[53]. Au mois d'avril qui vint après fu éclipse de lune particulier, le samedi du dimenche de la Passion Nostre-Seigneur. A la Pasque qui fu après, Girart prévost de Poissy escrut le trésor le roy de onze mille mars d'argent de son propre meuble; puis se départi de court. Gaultier le chambellan fu après luy establi en son office.
Note 53: Le mot n'est rempli dans aucun manuscrit. Rigord dit:
«In Gothia, in civitate quæ Uceticum dicitur.» Ce doit être Uzès.
XIX.
ANNEE 1186.
Coment le roy envoia sa seur au roy de Hongrie. Et de la mort le conte Geffroy de Bretaigne.
Tandis comme ces choses avinrent, les messages au roy Bélas vindrent au roy Phelippe en France: car il avoit oï dire que Henry le jeune, roy d'Angleterre, fils au grant roy Henry sous cui saint Thomas de Cantorbie fu martirié, estoit trespassé nouvellement, et que la royne Marguerite sa femme, suer au roy Phelippe, estoit demourée en veufveté, dame si noble comme celle qui estoit descendue de la lignie des roys de France, sage et religieuse et plaine de bonnes moeurs. Et pour la bonne renommée de la dame dont il avoit oï parler, desiroit-il moult qu'elle fust à luy par mariage jointe. Tant exploitèrent les messages qu'il vindrent droit à Paris où le roy estoit adonc, devant luy proposèrent leur pétition moult bellement. Quant le roy oï la cause pourquoy il estoient venus, il reçut le requeste moult débonnairement; mais avant qu'il leur octroyast rien, il manda ses barons et ses prélas, et se conseilla à eux de ceste chose; car il avoit de coustume qu'il se conseilloit avant à ses princes et à ses prélas qu'il traitast de nulle besongne du royaume. Après qu'il se fu conseillié, il livra aux messages sa chière seur qui jadis ot esté royne d'Angleterre. Les messages honnora moult et leur donna tels dons que il appartenoit. Atant prisrent congié au roy et aux barons, si emmenèrent leur dame au roy Bélas leur seigneur.
En ce tems avint que Geffroy conte de Bretaigne vint à Paris, au lit accoucha malade, un peu après agrégea de griefve maladie. Le roy qui moult l'amoit n'estoit point en la cité; mais tantost comme il le sot, il se hasta moult de venir, tous les meilleurs phisiciens de Paris fist devant luy mander; et leur commanda qu'il missent toute la cure qu'il pourroient à luy guérir; mais il se travaillèrent en vain: car il se mourut en peu de temps après, en l'an devant dit, en la quatorziesme kalende de septembre. Le roy ne fu point à sa mort; car il n'estoit mie en la cité. Adont les chevaliers et les bourgeois prindrent le corps, et le portèrent bien atourné et embasmé en l'églyse Nostre-Dame, et le gardèrent à moult grant luminaire jusques à tant que le roy vint, et les chanoines de l'églyse luy rendirent son obsèque et son service moult débonnairement.
Le roy, qui le lendemain vint avec Thibaut le conte de Blois, qui mareschal estoit de France, luy fist faire son service à l'évesque Morise, puis fist mettre son corps en terre en un sarqueu de plon, devant le maistre-autel de l'églyse. A son service furent tous les abbés et les religieux de Paris. Quant le service fu finé, le roy retourna en son palais avec le conte Thibaut et le conte Henry de Champagne et sa mère la contesse[54] qui moult reconfortoit le roy de la tristesse qu'il avoit de la mort de celluy qu'il amoit tant; car il se doubtoit moult, pour ce qu'il avoit perdu prince de si grant affaire comme il avoit esté. Moult souvent ramenoit à mémoire les calamités de l'humaine condicion et de la vie d'homme; toutesvoies receut-il confort de ses amis, et selon la débonnaireté son père, il tourna son cuer aux oeuvres de miséricorde; car il establi en l'églyse de Nostre-Dame quatre chapelains, et assigna rentes aux deux, desquels l'un devoit chanter pour luy et pour l'ame de son père le roy Loys; le second, pour l'ame du devant dit Geffroy. La contesse de Champagne assigna rente au tiers et au quart le chapitre de léans.
Note 54: Marie de France. Fille du Louis VII et d'Alienor.
Incidence.—En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et sept, en la huitiesme kalende de juing, en la onziesme heure de la nuit fu éclipse de lune auques universale. Si estoit la lune au signe de balance et en le onziesme degré en ce signe, et le soleil en le onziesme degré du mouton, et au tiers degré la teste du dragon. L'une des parties du corps de la lune fu bscure et de rouge couleur si dura celle éclipse l'espace de deux heures.
XX.
ANNEE 1186.
Coment il fist clorre le cimetière de Champeaux de murs, et coment il haioit menesteriaux.
Entres les autres euvres de pitié et de miséricorde que le roy Phelippe fist en son temps en voulons une retraire qui bien est digne d'estre retraite et mise en mémoire. Tandis comme le roy demouroit à Paris, paroles furent apportées un jour devant luy de diverses choses, entre lesquelles fu parlé d'un cimetière clorre qui siet en Champeaux, de lès l'églyse Saint-Innocent. Cil cimetière souloit estre une place grant et large et commune à toutes gens. Et vendoit-on communément merceries et toutes autres manières de marchandises en celle place proprement, où les gens et les bourgeois de Paris enterroient leurs mors; mais pour ce que les corps des mors ne povoient pas estre enterrés honnestement pour les habondances des iaues qui là descendoient, et pour l'ordure des boues et des fanges qui engendroient pueurs et corrupcions, le roy qui ot bonne considération regarda que c'estoit chose moult honneste et moult nécessaire; lors commande que cil cimetière fust fermé tout environ de murs de bonnes pierres fors et haus, et que portes y fussent mises qui fermassent par nuit, pour ce que bestes né gens n'y pussent faire nulle ordure. Car le preudomme regarda que ceux qui après luy vendroient déussent le lieu tenir nettement, auquel tant de mil crestiens avoient sépulture.
Il avient aucune fois que jugleours, enchanteurs[55], goliardois et autres manières de ménestrieux s'assemblent aux cours des princes, des barons et des riches hommes, et sert chascun de son mestier au mieux et au plus appertement que il peut, pour avoir deniers ou robes ou aucuns joiaux; et chantent et content nouviaux motés et nouviaux dis et risées de diverses guises, et faingnent à la louenge des riches hommes quanqu'il povent faindre, pour ce qu'il leur péussent mieux plaire. Si avons nous véu aucune fois qu'aucuns riches hommes faisoient festes et robes desguisées[56], par grant estude pourpensées, par grant travail labourées, et par grant avoir achetées, qui avoient par aventure cousté vingt mars d'argent ou trente; si ne les avoient point portées plus de cinq jours ou de six quant les donnoient aux ménestrieux à la première voix, et à la première requeste, dont c'estoit grant douleur: car au pris d'une telle robe seroient par an vingt povres personnes soustenus ou trente[57]. Mais pour ce que le bon roy regarda que toutes ces choses estoient faites pour le boban et la vanité du siècle, et d'autre part il ramenoit à mémoire ce qu'il avoit oï dire à aucuns religieux, que cil qui donne à tels ménestrieux fait sacrilège au diable, il voa et proposa en son cuer que, tant comme il vivroit, il donroit ses vieilles robes à revestir povres gens; pour ce que aumosne estaint le péchié et donne grant fiance devant Dieu à tous ceux qui la font. Sé tous les princes et les haux hommes faisoient ainsi comme le preudomme fist, il ne courroit mie tant de lechéeurs à val le païs.
Note 55: Enchanteurs. C'est-à-dire: Chanteurs. Rigord se sert de la seule expression turba histrionum.—Goliardois. Variantes: Goliars. L'anglois Sylvestre Gerald, qui florissoit vers la fin du XIIème siècle, s'exprime ainsi dans un passage cité par Ducange: «Parasitus quidam, Golias nomine, nostris diebus gulositate pariter et dicacitate famosissimus, qui Gulias meliùs quia gulæ et crapulæ per omnia deditus, dici potuerit. Litteratus tamen affatim, sed nec benè morigeratus, nec disciplinis informatus, in Papam et curiam romanam carmina famosa, pluries et plurima tam metrica quàm rhytmica non minùs impudenter quàm imprudenter evomuit.» De ce mot Golias naquit l'ordre bouffon de la gent Golias ou des Goliardois, Gouailleurs et Gaillards. Mais je soupçonne Sylvestre Gerald de s'être trompé, en prenant l'auteur de la Goliæ predicatio in extremo judicii die pour un bouffon du nom de Golias. Cet auteur est, suivant Selden (in Fletam dissertatio), le célèbre Gautier Map, et Golias, s'il avoit jamais vécu, étoit mort depuis long-tems quand fut composé ce discours satirique en latin rimé. Ainsi l'on peut admettre que Golias, Goillas et Goujas sont des mots originairement provençaux qui, dérivés de gola, se prenoient dans le sens de bavards (gueulards), parasites, gourmands et lécheurs: toutes épithètes fort convenables aux jongleurs.
Note 56: Le texte de Rigord n'est pas ici bien compris. «Vidimus quondam quosdam principes qui vestes diù excogitatas et variis florum picturationibus artificiosissimè elaboratas, etc.»
Note 57: Rigord, avant de gourmander ainsi la libéralité des princes, auroit dû se souvenir des murmures des disciples de Jésus-Christ contre la prodigalité de la Magdelaine. «On aurait pu,» disoient-ils aussi, «vendre les parfums de grand prix qu'elle avait répandus, et en donner l'argent aux pauvres.» Les dons faits en mémoire de ceux qui dispensent la gloire sont rarement perdus.
XXI.
ANNEES 1186/1187.
Des fausses lettres qui vindrent en France de par les astronomiens d'Orient.
Incidence.—En celle année les astronomiens d'Egypte, de Surie et de tout Orient, Crestiens, Juis et Sarrasins, envoièrent lettres en diverses parties du monde, èsquelles il affermoient que, sans nulle doubte, au mois de septembre qui après viendroit, devoient avenir moult de pestilences; comme grans dissensions de vens, de tempestes, de croules de terre, mortalités de gens, sédicions et guerres, mutations de royaume et moult d'autres tribulations. Mais la fin le prouva autrement qu'il n'avoient deviné. La sentence de la première lettre estoit telle:
«Ainsi comme Dieu le scet et la raison du nombre le monstre, en l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et six, du règne des Arabiens cinq cens quatre-vingt et deux, les hautes planètes et les basses seront conjoinctes en la balance du mois de septembre. En celle année, devant la conjonction, sera éclipse de soleil particulière, en couleur de feu, en la première heure du onziesme jour d'avril: mais avant celle éclipse de soleil sera éclipse aussi comme toute de lune, au quint jour de ce mesme moys. Doncques, quant les planètes courront ensemble en l'an devant dit et au signe plain d'air avecques la queue du dragon[58], merveilleux croules de terre avendront, mesmement ès régions où soulent plus souvent avenir, et destruira les lieux de terre qui sont acoustumés à recevoir ces croullemens; car des parties d'Occident naistra un grant vent et fort, et noircira l'air et corrompra de pueur envenimée, et de ce vendra infermeté et mortalité; et seront oïs en l'air escrois[59], et voix horribles qui espoventeront les cuers de ceux qui les orront. Et ce vent levera la gravelle[60] et la poudre dessus la face de la terre, et acouvètera[61] les cités qui sont en plain assises. Et ce avendra mesmement ès régions graveleuses et plaines de sablon. Si sera destruicte la cité de Mèques, de Balsara[62], de Baudas et de Babiloine, si que nulle chose n'y demourra que la terre ne couvre. Les régions d'Egypte et de Ethiope seront si plainement destruictes qu'à paine y demourra nul habiteur, et ces calamités avendront en Orient, et dureront jusques en Occident. Es partie d'Occident naistra discorde et sédicion au peuple, et un prince d'Occident assemblera ost sans nombre, et fera bataille sur les rivages des fleuves; et là sera si grant effusion de sang que la rivière, du sang qui sera espandu, sera aussi très grant comme sont les rivières quant il a fort pléu. Et si sache-l'en certainement que la commotion des planètes qui est à avenir senefie mutations de règnes, sublimation de France, doubte et ignorance de Juis, destruction de la gent sarrasine, et plus grant exaltation de la foy crestienne et plus longue vie de ceux qui sont à venir, sé Dieu le veut.»
Note 58: «Anno igitur prædicto, planetis in librâ concurrentibus, in signo scilicet aerio et ventoso, cum caudâ draconis ibidem existente.»
Note 59: Escrois. Coup de foudre.
Note 60: Gravelle. Sable.
Note 61: Acouvetera. Recouvrira.
Note 62: Balsara. Bassora.—Baudas, Bagdad.
Autre lettre de ce mesme:
«Les sages d'Egypte ont devant dit les signes qui sont à venir au temps de la commotion de toutes planètes et de la queue du dragon avec elles, au mois de (septembre qui en la langue égyptienne est appellée) Elul, au signe de la (balance qui est nommée) Moranaïm, au vingt-neuviesme jour du mois, et selon les Hébreux en l'an du commencement du monde quatre mil neuf cens quarante-six, à un jour de dimenche, en la nuit qui après vendra, entour mienuit, comenceront les signes, et dureront jusques à miedi de la quarte ferie; car de la grant mer naistra un fort vent qui espoventera les cuers des hommes, et levera la gravelle et la poudre dessus la terre en si grant habondance qu'elle couvrira les arbres et les tours; car la commotion de ces planètes sera au signe de balance, et selon que ces sages hommes jugent, ceste commocion senefie vent, si qu'il brisera les montaingnes et les roches, et gros tonnerres et voix seront oïes en l'air dont les cuers des hommes et des femmes seront espoventés, et seront toutes les cités couvertes de poudre et de gravelle; car ce vent durera dès l'anglet d'Occident jusques en l'autre anglet d'Orient, et pourprendra toutes les cités d'Egypte et d'Ethiope, c'est assavoir Mecque, Balsara, Aleb, Sannaar; et de la terre d'Arabe, et toute la terre de Helhem, Romaer, Carman, Segestan, Calla Norozasatan, Chébil, Combrasemm, Barhac et la terre des Rommains; car toutes ces cités et toutes ces terres sont contenues dessoubs le signe de la balance.
»Après ces grans confusions de vens s'ensuivront cinq choses merveilleuses: La première sera qu'un homme naistra d'Orient qui sera très sage en sapience forinseque, qui est sapience par dessus homme, et que sens d'homme ne peut prendre. Sa voie sera en justice, et enseignera la voie de vérité et rappellera pluseurs à droictes meurs et des ténèbres d'ignorance et de mescréandise en la voie de vérité. Si enseignera aux pécheurs la voie de justice, et ne s'enorgueillira point pour ce qu'il sera nombré avec les prophètes.
»La seconde merveille si sera qu'un homme naistra de Helham, si assemblera plusieurs osts et fors, si fera grant destruction de gent; mais il ne vivra point longuement.
»La tierce merveille si sera que un autre homme se lèvera de terre et dira qu'il sera prophète. Un livre tendra en sa main et affermera qu'il sera envoié de Dieu. Si fera errer maintes gens par ses prophéties et par ses fausses prédicacions, et mains en décevra; et de ce qu'il prophétisera au peuple sera converti sur luy mesme, car il ne règnera point longuement.
»La quarte merveille sera qu'une commete sera véue au ciel, c'est une estoille crenue et coée[63], et ceste apparition signifiera finement et consommation des choses, ces mouvemens de terre, dures batailles, retentions de pluies, sécheresses de terre et confusion de sanc et de la terre d'Orient. Et par le travers d'un fleuve qui est nommé Heberus vendra ceste pestilence jusques aux contrées d'Occident, et lors seront les justes et les gens de religion si oppressés, et souffreront tant de persécutions que les maisons d'oroison seront empeschiées et destourbées.
Note 63: Crenue et coée. «Crinita et caudata.»
»La quinte merveille sera que éclipse de soleil sera en couleur de feu si grant que tout le corps du soleil sera en obscurité. Si seront si grant obscurité et si grans ténèbres sur terre au tems de l'éclipse, comme elles sont à mienuit quant il pluet et il n'est point de lune.» Telles furent les lettres que les sages d'Égypte envoièrent parmi le monde.
Cy commence la guerre du roy Phelippe et du roy Richart d'Angleterre.
XXII.
ANNEE 1187.
Coment la guerre commença entre les deux roys, et d'un miracle de Nostre-Dame.
En celle année mesme que nous avons devant dit, commença le contens et la dissention entre le roy Phelippe et le roy Henry. La raison fu pour ce que le roy Phelippe requéroit, au premier front, que le conte Richart de Poitiers, fils le roy Henry, entrast en son hommage de la conté de Poitiers: mais celluy qui estoit introduit de la malice son père quéroit fuites et aloingnes de jour en jour.
La seconde chose que le roy requéroit si estoit du chastel de Gisors et d'autres chasteaux qui sont des appartenances du royaume que son père le bon roy Loys avoit livrées à Marguerite sa fille, pour douaire, quant elle fu joincte par mariage au jeune roy Henry d'Angleterre, frère au devant dit Richart. Car ce douaire avoit esté octroyé par telle condition, quant le jeune roy Henry la prist, que s'elle avoit de luy nul hoir il tendroit celle terre comme il vivroit, et après son décès elle descendrait à son hoir; et s'il avenoit que celluy Henry n'eust nul hoir de son corps, le douaire devoit retourner au royaume de France sans nul contradiction.
Sur ces deux questions fu le roy Henry semons pluseurs fois à la court le roy de France; mais il quéroit tous jours aloingnes et fuites et simulations tant comme il povoit; mais quant le roy Phelippe vit sa malice, et qu'il ne quéroit fors à pourloingnier la besoingne, moult sagement et malicieusement congnut que la demeure tourneroit à honte et à dommage à luy et aux siens; si proposa en son cuer à assigner aux fiés et à entrer en la terre à ost banie.
Cy commencent les fais de son septiesme an. En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vings et sept y, de son règne septiesme, de son aage vingt-deux, le roy assembla son ost en la contrée de Bourges en Berry et entra à grant force en la duchiée d'Aquitaine. Le pays gasta, deux chasteaux prist, Yssodun et Crezac[64] et maintes autres forteresses, et mist à gast et à destruction tous le pays jusques au Chastel-Raoul[65].
Note 64: Crezac. Grassay.
Note 65: Chastel-Raoul. Chateauroux.
Quant le roy Henry et Richait le conte de Poitiers son fils sorent que le roy Phelippe gastoit ainsi tout le pays de Berry, il assemblèrent moult grant osts et puis les menèrent au Chastel-Raoul contre leur seigneur le roy Phelippe: car il béoient, s'il péussent, lever le roy du siège et chastier villainement luy et sa gent. Mais quant il virent la contenance et le hardement des François et du roy, il firent leur ost logier d'autre part encontre les François. Mais quant le roy Phelippe et les bons combateurs qui avec luy venus estoient virent ce, il conçurent moult grant engaigne[66] et moult grant despit, quant les Anglois avoient osé si près d'eux bébergier et contre eux venir à bataille. Tout maintenant firent ordener leur batailles pour combattre; mais quant le roy Henry et son fils Richart et les Anglois virent ce et apperceurent la hardiesse du roy et de sa gent, il orent moult grant paour; tantost envoièrent messages du siècle et de religion[67] au roy et à ses barons.
Note 66: Engaigne. Ennui.
Note 67: Du siècle et de religion. Laïcs et religieux.
Ces messages fuient deux légas de la court de Rome qui en ce temps avoient esté envoiés pour traictier de paix entre les deux roys. Caution et seurté donnèrent de par le roy Henry et son fils qu'il feroient au roy plaine satisfaction de toute la querelle qu'il leur demandoit, selon le jugement des barons de la cour de France, et le roy et les princes orent conseil qu'il s'accordassent à ceste chose. Atant furent trièves données et d'une part et d'autre asseurées. Si s'en départirent les osts, et s'en retourna chacun en sa contrée.
Cy endroit ne doit-on pas mettre en oubli un merveilleux miracle qui avint dedens le chasteau, tandis comme le roy Phelippe séoit environ. Le conte Richart avoit envoié grant tourbe de Cotériaux pour le chastel garnir. Un jour furent assemblés en une large place qui estoit en la ville, droit devant l'églyse de Nostre-Dame-Saincte-Marie. Là commencièrent à jouer aux dés; l'un qui fu fils d'iniquité et prochain du déable commença à jurer villains serremens de Dieu et de sa douce mère, pour ce qu'il avoit mauvaisement perdu ses deniers qu'il avoit mauvaisement acquis. Et puis leva les yeux contremont comme forcené, et vit au portail de l'églyse l'image Nostre-Dame qui tenoit entre ses bras la représentation de son doux fils, en semblance d'enfant que l'on avoit là pourtraitié en mémoire de luy, et pour exciter la dévocion du peuple.
Quant le desloyal l'ot apperceue, il recommença à jurer plus vilainement qu'il n'avoit fait devant, et à dire paroles de blasphème contre Dieu et contre sa douce mère. Si ne se tint point à tant, ainçois prist une pierre, voiant tous ceux qui là estoient, et la jeta par moult grant ire encontre l'image Nostre-Dame, et le féri en telle manière que le coup asséna le bras de l'enfant et le brisa en deux moitiés si que l'une en chéit à terre toute ensanglantée. De celle débriseure décourut sang humain en moult grant habondance; mais ceux qui en recueillirent en furent guaris de diverses infirmités. De quoy il avint que l'un des fils au roy Phelippe qui avoit nom Jéhan-sans-Terre estoit venu au chastel pour aucunes besongnes, par le commandement son père. Là vint quant il oï parler de la merveille de l'image, le bras de l'enfant si prist tout sanglant, et l'emporta avec luy pour sanctuaire en grant dévocion. Mais le malheureux Cotériau n'eschiva pas la venjance Nostre-Seigneur; car il fu tout maintenant de malin esperit ravi en la cui possession il estoit devant, et fénit sa malheureuse vie en moult grant douleur et à moult grant hachie en ce jour mesme.
Quant les autres Cotériaux virent ce miracle, il orent moult grant paour: Nostre Sire et sa douce mère loèrent en moult grant contrition qui nul bien ne trespasse sans guerredon né nul mal sans vengeance. A tant se départirent du chastel; mais les moines de celle églyse qui virent les miracles que Nostre-Seigneur faisoit chascun jour pour celle image, pour honnourer sa douce mère la portèrent dedens le moustier en louant et en graciant Nostre-Seigneur en cui honneur et louenge elle fist puis mains beaux miracles en la devant dite églyse.
XXIII.
ANNEE 1187.
Des messages d'oultre-mer qui vindrent au roy Phelippe, et coment les deux roys se croisièrent ensemble.
Tandis comme ces choses avinrent au royaume de France, messages arrivèrent de çà la mer au roy Phelippe à qui il estoient envoiés. Il vinrent à luy, et luy dénoncièrent la douleur et la persécution qui estoit avenue sur la crestienté d'oultre mer, que Nostre-Seigneur avoit souffert pour les péchiés des crestiens d'oultre mer; que Salhadin, roy d'Egypte et de Surie, avoit pris les chastiaux, les cités et la terre de crestiens, et mains milliers en avoient mené en chetivoison; si avoit tué une grant partie des frères du Temple, des princes et des prélas du pays, et la Saincte-Croix prise dont c'est souveraine perte, et en peu de temps la cité de Jhérusalem et toute la terre de promission, fors trois cités: Tir, Triple et Antioche, et aucuns fors chastiaux que l'en ne puet prendre à force, pour la grant défense dont il sont.
Incidence.—En ce temps, en l'an de l'Incarnation mil cent quatre-vingt et sept, au quart jour de septembre, fu éclipse de soleil particulière, au dix-huitiesme degré, au signe de la vierge, et dura ainsi comme deux heures. Au quint jour qui après vint, qui fu le cinquiesme jour de septembre, fu né messire Loys, fils au roy Phelippe, en la cité de Paris, en l'onziesme heure du jour[68]. Pour sa nativité fu la cité si raemplie de joie et de léesce que les bourgeois ne cessèrent de sept jours et de sept nuis de caroles faire à grant tortis[69] et à moult grant luminaire, et rendirent graces à Nostre-Seigneur qui leur avoit donné nouvel seigneur pour gouverner la couronne de France après le décès son père.
Note 68: Je ne puis me défendre de citer ici une anecdote que je n'ai pas retrouvée dans la collection des monumens du règne de Philippe-Auguste, et que rapporte le précieux manuscrit des Chroniques universelles coté aujourd'hui n° 84, ancien fonds de Saint-Germain-des-Prés: «Or, vous dirons du roy Phelippe de France: Il avoit esté avec la royne grans tans sans avoir enfans. Pour ce se vot partir de li. Quant li jours fu venus que elle s'en dut aler en son pays, et li cheval furent jà appareillié, elle ala prenre congié au roy qui li dist: Dame, je voil que tuit sachent que vous ne vous partés pas de moy par vostre meffait, mais sans plus pour ce que il me samble que je ne puis avoir hoir de vous. Et sé il a baron en mon roiaume que vous voilliés avoir à seigneur, ditez-le moi, et vous l'averés, quoiqu'il me doie couster.—Sire, dist-ele, Diex vous mire ce que vous me dites. Mais jà Diex ne place que homs mortels gise où lit, là où vous avez géu! Quant li rois ot oïe ceste parole et il la vit plorer, grant pitié en ot. Si dist: Certes, bien l'avez dit: car vous ce vous en irés jamais. Ensi demora la royne avec le roy. Ne demora mie grant pièce après, si com Nostre-Seigneur plot, que elle fu ençainte. Quant li termes fu venus, elle accoucha d'un fils, l'an de l'Incarnation mil cent soixante-dix-sept. Li enfans ot nom Loys.» (F° 253, v°.)
Note 69: Tortis. Torches, flambeaux.
Tout maintenant que l'enfant fu né furent envoiés messages et couriers par toutes les provinces et les terres du royaume, pour dénoncier au peuple des cités et des bonnes villes la nativité de leur nouvel seigneur. Quant les nouvelles en furent partout seues, tous en furent liés et en rendirent grâces à Nostre-Seigneur qui leur avoit restitué droit hoir de la lignie des roys de France.
Incidence.—En celle année, au mois d'octobre, fu mort le Tiers Urbain, apostole de Rome, qui au siège sist an et demie. Après luy fu Grégoire l'huitiesme, qui sist au siège mois et demi. Après luy fu Clément le tiers, en celle année mesmes. Celluy Clément dessus dit estoit Romain de nation. Pour la succession des trois apostoles qui avint en si pou de temps notèrent aucunes gens que ce n'estoit pour autre raison fors que par la coulpe et par l'inobédience de leurs subgiés[70] qui des las au diable estoient si fort enlaciés qu'il ne vouloient repairier à la miséricorde Nostre-Seigneur.
Note 70: Rigord dit: «Nisi ex culpâ ipsorum (pontificum) et inobedientiâ subditorum….» Puis il ajoute trois réflexions niaises que notre traducteur a eu le bon esprit de passer.
Au mois de janvier qui après vint, droit à la feste du Saint-Hilaire qui est célébrée le dix-huitiesme jour de ce mesme mois, prisrent un parlement le roy Phelippe et le roy Henry d'Angleterre entre Trie et Gisors. Quant eux et tous leur barnages furent assemblés des deux parties, les deux roys se croisièrent par divine inspiration, si comme l'en cuida, pour délivrer la terre de promission des mains aux Sarrasins, dont tous ceux qui là estoient se merveillèrent moult, car ceste croiserie fu faicte contre l'opinion de tous ceux qui là estoient; mais elle fu faicte ainsi comme par miracle et par la force du Saint-Esperit qui inspire là où il veut. Là se croisièrent mains princes et mains barons, si comme le duc de Bourgoingne; Richart, le conte de Poitiers; Phelippe, le conte de Flandres; Thibaut de Blois; Rotrous, le conte du Perche; Guillaume des Barres[71], le conte de Roquefort; Henri, le conte de Champaingne; le conte Robert de Dreux; le conte de Clermont; le conte de Beaumont; le conte de Soissons; le conte de Bar; Bernart de Saint-Valery; Jaques d'Avènes; le conte de Nevers; Guillaume de Mello[72]; Dreues de Mello et mains autres barons.
Note 71: Guillaume des Barres. Le meilleur joûteur de son siècle, appelé le plus ordinairement le Barrois, comme dans ce couplet de la chanson de Quenes de Béthune:
Par Dieu, vassal, mout avés fol pensé
Quant vous m'avés reprouvé mon éage;
Sé j'avoie mon jouvent tout usé,
Si sui-je riche et de si haut parage
Qu'on m'ameroit à petit de beauté.
Encor n'a pas un mois entier passé,
Que li marchis m'envoia son message,
Et li Barrois a, pour m'amour, jousté.
Dans le Romancero françois, j'ai cru qu'il s'agissoit ici du comte
de Bar, et je me suis trompé.—Li marquis. Conrad de Montferrat.
Note 72: Guillaume de Mello. Bon poète du XIIème siècle, dont j'ai
donné la vie dans le Romancero françois, sous le nom du Vidame de
Chartres.
Des prélas y furent Gaultier, archevesque de Rouen; Baudouin, archevesque de Cantorbie; l'évesque de Biauvais; l'évesque de Chartres et moult d'autres prélas dont nous tairons les noms pour la confusion du nombre. Et en remembrance de celle croiserie firent les deux roys drécier une croix en la place, et fonder une églyse par moult grant dévocion. Ensemble fermèrent aliance qui tousjours devoit durer. Si nommèrent celle place le Saint-Champ, pource qu'il s'i estoient signés du signe de la Sainte-Croix[73].
Note 73: L'on érigea dans cet endroit une grande croix que les antiquaires de Normandie devroient bien faire rétablir, en souvenir d'une si mémorable conférence.
XXIV.
ANNEE 1188.
Coment le roy Phelippe requist aux prélas les dixmes de l'Eglyse.
Cy commencent les fais de l'huitiesme an. En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et huit, de l'aage du roy Phelippe vingt-trois, de son règne huit, au mois de mars, emmy la quaranteine[74], fist le roy assembler tous les prélas de son royaume en la cité de Paris et tous les princes et les barons. Là furent croisiés moult grant multitude de chevaliers et de gens à pié; mais pour ce que le roy avoit moult grant désir d'acomplir le voyage qu'il avoit empris et encommencié, il requist aux prélas qui là estoient la dixme partie des biens de saincte Eglyse, pour une année tant seulement. Ce dixme qui là fu octroyé fu nommé les dixmes Salhadin. Là fu faicte une constitucion d'aterminer à trois paiemens les debtes que les croisiés devoient aux Crestiens et aux Juis[75]. Si cessèrent les usures[76] de celle heure qu'il orent les crois prises. Lors refu establi coment ceus seroient assignés de leurs paiemens sur les héritages des debteurs par les seigneurs trefonciers des lieux.
Note 74: Quaranteine. Carême.
Note 75: Aux Juis. Les Juifs étoient donc déjà revenus ou plutôt n'étoient pas sortis de France. L'ordonnance de Philippe-Auguste sur la dîme saladine le dit également: «Quæ debebantur tam Judæis quam Christianis.»
Note 76: C'est-à-dire: les intérêts.
Entour trois mois après que ce fu fait, le conte Richart, fils le roy Henry, assembla son ost et entra à force en la terre Raimon le conte de Thoulouse, que il tenoit du roy de France, et prist un chastel qui est appellé Moysac[77] et mains autres qui estoient au devant dit conte. Le conte fist ceste chose assavoir au roy Phelippe son seigneur et luy manda par ses messages les dommages et les maux que le conte Richart luy faisoit contre les convenances que luy-mesme avoit jurées à tenir; car il avoit juré et créanté avec son père en l'an devant dit, entre Trie et Gisors, qu'il tendroit la fourme de la paix qui estoit telle que leur terres devoient demourer en tel point et en tel estat comme elles estoient au jour et à l'eure qu'il se croisièrent, jusques à tant qu'il eussent parfait leur pélerinage et la besoingne Nostre-Seigneur qu'il avoient emprise, et que chascun s'en feust retourné en sa terre.
Note 77: Moisac. Moissac, ville du Quercy.
Quant le bon roy oï qu'il avoient brisiées les trièves qu'il avoient ensemble jurées, il fu moult esmeu: ost grant assembla et entra à moult grant force en leur terres: si prist Chasteau-Raoul, Busençai et Argenton, et puis assist le quart qui a nom Levrous[78]. Mais tandis comme il séoit devant ce chastel avint une merveille qui est bien digne de mémoire.
Note 78: Levrous. Aujourd'hui petite ville du Berry, à cinq lieues de Chateauroux.
Près de ce chastel estoit un marchois[79] en quoy l'en souloit habondamment trouver eaue, mesmement quant il ne pleuvoit point: mais la saison ot esté ceste année si chaude et si fervent que ce marchois estoit tout asséchié, et comme tout l'ost, hommes et chevaux, eussent merveilleusement grant disette d'eaue, car il estoit esté, il avint par miracle que l'eaue sailli soudainement parmi les entrailles de la terre, et emplirent le marchois si habondamment que les chevaux estoient eus jusques aux sengles, et si n'y chéy goute d'eaue fors celle qui ainsi y sourdi par miracle. Lois fu tout l'ost rempli et saoulé d'eaue, hommes et chevaux. Quant le peuple vit ce, il fu tout esléescié et rehaitié de la joie de ce miracle; et rendirent graces à Dieu qui fait tout quanqu'il veut en mer et en tous les abismes. Et plus fu grant la merveille: que ces eaues durèrent ès marchois sans apeticier, si longuement comme le roy sist devant ce chastel; mais, en pou de temps après, fu pris, si le donna le roy à Loys son cousin, fils le conte Thibaut de Bloys. Et quant le roy se fu parti du siège, le marchois seicha comme devant, et retournèrent les eaues là dont elle estoient venues, né puis ne furent véues.
Note 79: Marchois. Marais.
XXV.
ANNEE 1188.
Coment le roy prist Montrichart, et coment le conte Richart luy fist feaulté et hommage.
Quant le roy se fu parti du chastel de Levrous qu'il ot en telle manière pris, il commanda que l'ost feust conduit tout droit à Montrichart. Quant il fu là venu, il commanda qu'il feust asségié de toutes pars. Là sist l'ost une pièce avant qu'il féist chose qui guaires vaulsist[80]. A la parfin firent les engins drécier et lancier aux tours et aux deffenses. Lors prisrent François à assaillir par moult grant force tant qu'il prisrent le chastel à quelque paine; tous ardirent les fauxbourgs, et craventèrent la tour qui moult estoit forte et haute. Là furent pris cinquante chevaliers qui estoient tous armés et qui là estoient en garnison.
Note 80: Vaulsist. Valût.
Lors se leva le roy du siège et chevaucha avant, et prist Paluel, Montesor, Chastelet, Roche-Guillebaut, Culant et Monlignon, et soubmist à sa seigneurie quanques le roy Henry avoit en toute la terre d'Auvergne. Quant il sot ce, savoir peut on qu'il fu dolent et couroucié: lors prist son ost et le ramena parmi Normandie; mais le roy Phelippe chevaucha après au plus hastivement et au plus tost qu'il pot, si prist le chastel de Vendosme en trespassant, le roy Henry et son fils le conte Richart chaça jusques à un chastel qui siet au Perche et si est nommé Trou[81]. Au chastel se mistrent; mais il n'y demourèrent pas longuement; car le roy Phelippe qui après vint batant les en chaça à grant honte et à grant confusion.
Note 81: Trou. Aujourd'hui village du département de l'Orne, près d'Argentan.
En ce que le roy Henry et son fils Richart s'en fuyoient ainsi parmi la marche de Normandie, il ardi le chastel de Dreux en trespassant, et maintes autres villes champestres jusques à tant qu'il vint à Gisors. Lors donnèrent les deux roys trièves l'un à l'autre pour l'yver qui approuchoit.
En ces entrefaictes Richart, conte de Poitiers, requist à son père le roy Henry à femme la suer le roy Phelippe qu'il devoit avoir; car son père le bon roy Loys la luy avoit laissiée en garde, et avecques ce requéroit-il le royaume d'Angleterre, pour ce que les convenances avoient esté telles entre le roy Loys et le roy Henry, que quiconques des fils le roy Henry auroit celle dame, il devroit avoir le royaume d'Angleterre après le décès le roy Henry: et pour ce qu'il estoit ainsné après Henry son frère qui mort estoit, il devoit avoir celle dame et le royaume après le décès son père, si comme il disoit. Et ce requéroit par les convenances qui devant avoient couru; mais le roy Henry son père ne se voulloit à ce accorder en nulle manière. Et quant le conte Richart vit qu'il n'en feroit plus, il se départi de luy par mautalent, si s'en alla au roy Phelippe et luy fist féauté et hommage, et s'alia à luy par serement et par fiance.
Incidence.—En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingts et huit, le second jour de février, fu éclipse de lune universale en la quarte heure de la nuit, et dura ainsi comme par trois heures.
Ci fine le premier livre le roy Phelippe Dieudonné.
CI COMENCE LE SECONT LIVRE DES GESTES AU BON ROY PHELIPPE.
* * * * *
I.
ANNEE 1189.
Coment la cité de Mans et de Tours furent prises. Et puis de la mort le roy Henry d'Angleterre.
Cy comencent les fais de l'an neuviesme. En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et neuf, le roy assembla son ost au nouvel temps et recommença la guerre au mois de may. Son ost fist conduire vers Nogent[82] et prist la Ferté-Bernard et quatre autres chastiaux qui moult fors estoient. Puis vint à la cité du Mans, tant fist qu'il la prist par force. Dedens estoit le roy Henry qui s'enfouy honteusement, et si avoit bien en sa compagnie trois cens chevaliers bien armés et tous appareillés, et les chassa jusques au chastel de Chinon en Poitou. Puis retourna à la citié du Mans et fit la tour miner qui moult estoit forte et bien garnie. Quant elle fu minée si qu'il n'y failloit fors bouter le feu au hordeis qui dessous estoit amassé que tout ne versast, ceux qui dedens estoient la rendirent.
Note 82: Nogent-le-Rotrou.
Quant en la ville ot un pou le roy demouré, il s'en parti et fist son ost conduire vers la cité de Tours. Sur la rivière de Loire se logièrent. Quant le roy vit que l'ost fu logié, il monta à cheval tout seul, en sa main une lance, et chevaucha moult selon le rivage comme celuy qui moult fu engrant de passer oultre. Lors commença de regarder aval et amont pour savoir sé il peust trouver né gué né passade. En l'eaue entra et commença à cerchier et à taster le parfont de la rivière de la lance qu'il tenoit. Et tousjours si comme il aloit avant, metoit enseignes à destre et à senestre si que tout l'ost peust passer sceurement entre les enseignes qu'il metoit. Si trouva en telle manière passage par là où l'en n'oï oncques parler que nul y fust passé, et passa tout le premier devant sa gent: car la rivière qui là estoit grant devant, devint petite en celle heure tout ainsi comme Dieu le voult.
Quant le roy et tout l'ost virent qu'elle estoient ainsi retraictes en un moment, et que le roy estoit jà passé, il cueillirent trefs et tentes et troussièrent leur harnois. En l'eaue se mistrent après le roy et passèrent tous sauvement du plus grant jusques au plus petit; quant tous furent oultre passés, les eaues crurent arrière en leur point et emplirent leur channel si comme devant. Les bourgeois de la cité qui ce miracle virent doubtèrent moult le roy; car il sorent bien que Dieu ouvroit pour luy. Ceste chose avint la vigile de saint Johan-Baptiste.
Tandis comme le roy et les barons aloient environ la cité pour aviser de quelle partie elle estoit plus légière à asseoir et de quel sens l'en pourroit mieux amener les engins pour lancier aux forteresses, les Ribaux de l'ost qui adès devoient faire la première envaye quant on assaut[83], firent un assaut en la cité; et, en la présence le roy, par eschielles montèrent sur les murs et prisrent la ville si soubdainement que ceux de dedens ne s'en prisrent oncques garde.
Note 83: «Ribaldi ipsius (regis) qui primos impetus in expugnandis munitionibus facere consueverant.» Ces Ribaux étoient sans doute un ramas de gens sans feu ni lieu, rassemblés et soudoyés par le roi pour le service de ses guerres.
Le roy qui fu moult liés de cette aventure reçut la cité sauve et entière, sans endommagier ceux de dedens né ceux de dehors. Ses garnisons mist dedens, et puis s'en parti atant quant il y ot demouré tant comme il luy plut. Entour douze jours après que ces choses avinrent, ainsi comme aux octaves de la Saint-Pierre et Saint-Pol, mourut le roy Henry d'Angleterre au chastel de Chinon, qui en sa vie ot esté noble homme; et assez luy fu tousjours bien cheu de toutes ses emprises et en toutes les guerres qu'il ot eues, jusques au temps le roy Phelippe que Dieu luy mist en la bouche pour frain, et pour vengier le sang saint Thomas archevesque de Cantorbie qu'il avoit fait martirier. Si le plut à faire Nostre-Seigneur pour son amendement, pour ce qu'il luy donnast entendement de ses péchiés par les persécutions que le roy Phelippe luy faisoit et que par ce le ramenast à repentance et au sein de saincte églyse sa mère. Le corps de luy fu mis en sépulture à Frontevaux une abbaye de nonnains[84].
Note 84: La chronique dite de Reims, que mon frère, Louis Paris, vient de publier à Reims, raconte autrement la mort de Henri II. Je transcris ici le passage, parce que cette intéressante chronique a échappé à l'attention des éditeurs des Historiens de France:
«Li rois Phelippes n'ot pas oubliet le très-grant honte que li rois Henris li avoit, fait de sa serour. Il estoit un jour à Biauvais, et li rois Henris estoit à Gerberoi, une abbaye de moines noirs à quatre lieues de Biauvais. Quant li rois Phelippes le sot, si en fu merveilles liés, car il se pensa que il se vengeroit de la honte, sé il pooit; et fist souper ses chevaliers et sa gent de haute eure, et donner avaine as chevaux. Et quant il fu aviespri, si fist sa gent armer, né onkes ne lor dist que il avoit empenset à faire. Et chevaucièrent tant que il vinrent à Gerberoi u li rois Henris estoit sauvés. Et ançois que li rois fust couciés, entrèrent-il en la sale u li rois Henris estoit acoustés sour une coute. Quant li rois Phelippes le vit, si traist l'espée et li courut sus apiertement et le quida férir parmi la teste, quant uns chevaliers sali entre dui et li destorna son cop à férir. Et li rois Henris sali sus tous espierdus et s'en fui en une cambre et fu bien li huis fremés. Et quant li rois Phelippes vit qu'il ot pierdu son cop, si en fu moult dolans et s'en revint à Biauvais, car il n'avoit mie là boin demorer. Quant li rois Henris sot que ce avoit esté li rois Phelippes ki occire le voloit, si dist: Fi! or ai-je trop vescu quant li garchons du France fius au mauvais roi m'est venus coure sus. Adont sali li rois empiés et prist un frain et s'en ala as cambres courtoises tous désespéré et plain de l'ainemi, et s'estrangla des riesnes dou frain. Quant sa maisnie vit que li rois n'estoit mie entr'aus, si le quisent partout et tant qu'il le trovèrent estranglé et les riesnes entour le col. Si en furent à merveilles esbahis. Et lors le prisrent et levèrent et le misent en son lit, et fisent entendant au peuple qu'il estoit mors soudainement. Mais n'avient pas souvent que tele aventure aviegne de tel homme que on ne le sache; car çou que maisnie scet n'est mie souvent celé. (Msc. du roi, fonds de Sorbonne, 454, f° 60.)
II.
ANNEE 1190.
Coment le roy Richart fu coroné. Et coment le roy Phelippe prist congié à Saint-Denis.
Après la mort le roy Henry, fu couronné Richart, conte de Poitiers. Mais en la première année de son règne luy avinrent deux moult laides aventures. Car quant il dut premièrement entrer en Gisors, après ce qu'il fu couronné, le feu se prist en la ville si que le chastel fu tout ars. Le jour après, quant il s'en issoit, le pont de fust brisa soubs ses piés, et si passèrent toutes ses gens oultre sans nul encombrement, et il tout seul chéy au fossé à tout son cheval.
Pou passa de jours après que la paix fu confermée et parfaite en la fourme et en la manière qu'elle avoit esté pourparlée entre le roy Phelippe et le roy Henry. Mais le bon roy Phelippe qui ne mist point en oubli la débonnaireté et la largesce de son cuer, donna au roy Richart, pour le bien de paix, la cité de Tours et du Mans, Chastel Raoul et toutes les appartenances que il avoit conquis sur le roy Henry son père. Et le roy Richart qui tantost luy voult la bonté rendre luy donna et quitta perpétuelment à luy et à ses hoirs le chastel de Crezac, d'Issodun et d'Alone[85]. Si fu illec ordonné quant et coment il mouveroient en la terre d'oultre mer, pour accomplir leur voiage.
Note 85: Crezac. Graçay, petite ville du Berry. Pour le mot Alone, c'est une faute du traducteur, et Rigord dit à sa place: «Totum feudum quod habebat in Alverniam.»
En cel an, en la dixième kalende de mars, mouru la noble royne Ysabel, femme le roy Phelippe. Le corps d'elle fu ensépulturé en l'églyse Nostre-Dame-Saincte-Marie[86]; l'évesque Morise fist establir un autel pour luy, et le roy y mist deux chapellains et establi à chascun quinze livres parisis de rente. Desquels l'un devoit chanter pour l'ame de la dicte royne et l'autre pour les ames ses ancesseurs.
Note 86: De Paris.
En l'an de l'Incarnation mil cent quatre-vings et neuf, environ la feste saint Johan-Baptiste, le roy qui plus ne voult attendre à mouvoir en la besoingne Nostre-Seigneur, ala à Saint-Denys pour prendre congié au glorieux martir et à ses compagnons, selon la coustume des anciens roys de France. Car quant il meuvent à armes encontre leurs ennemis, il doivent venir visiter les martirs et prendre l'oriflambe sur l'autel, pour eux garder et pour eux deffendre, et doibt estre portée tout devant, quant l'en se doit combatte. Dont il est aucune fois avenu que quant leur ennemis la veoient, il estoient si forment espouventés qu'il s'en fuioient mas et confus.
Quant le roy fu en l'églyse entré, il vint devant les martirs, en oroisons descendi dessus le pavement par moult grant devocion en pleurs et en larmes, et se recommanda à Dieu et à la benoiste vierge Marie, à tous sains et sainctes. Puis se leva et prist l'escharpe et le bourdon de la main Guillaume l'archevesque de Rains, qui pour le temps de lors estoit légat en France; et lors s'approucha le roy des martirs et prist de ses propres mains deux estandales[87] et deux enseignes d'or croisetées, dessus les corps des glorieux martirs, pour défendre quant il se devroient combatre contre les ennemis de la croix.
Note 87: Estandales. Étendards. Rigord dit: «Duo standalia serica optima et duo magna vexilla, aurifrisiis crucibus decenter insignita pro memoriâ sanctorum martyrum et tutelâ.»
Après se recommanda aux oroisons du couvent et du peuple, et puis prist la bénéicon du saint clou et de la saincte couronne et du destre bras saint Syméon. Atant se départi de l'églyse, si se mist tantost au chemin et chemina tant par ses journées qu'il vint à Vezelay avec le roy Richart qui avec luy estoit. Adonc le mercredi après les octaves Saint-Jehan là prist congié à ses barons qui point n'estoient croisiés et les en fist retourner. Loys son chier fils et tout le royaume laissa en la ordonnance et en la garde de la noble royne sa mère et de Guillaume l'archevesque de Rains son oncle. Lors se mist au chemin et erra tant en pou de temps qu'il vint au port de Gennes sur mer. Là fist appareillier diligeamment ses nefs, ses galies, ses armeures, ses viandes et quanque mestier luy fu. Mais le roy Richart qui pas ne monta à ce port ala droit au port de Marseille. Quant il ot son affaire appareillie, il entra en mer à voiles tendues. Ainsi s'en alèrent les deux roys crestiens et s'abandonnèrent aux vens et aux périls de mer pour l'amour et l'honneur Nostre-Seigneur, et pour la crestienneté deffendre. Au port de Messines arrivèrent après mains tormens et mains autres périls.
III.
ANNEE 1190.
Du testament que le roy Phelippe establi avant que il meust.
Quant le roy Phelippe se parti de France, il fist venir et assembler tous ses amis et tous ceux que il avoit plus familiers, et establi et ordonna son testament en leur présence par moult grant délibération, qui ainsi commence:
«Au nom de la saincte trinité qui est sans devision, amen; Phelippe, roy de France par la grace de Dieu. L'office des Roys si est de pourvéoir en toutes manières le proufit des subgiés, et mettre en avant le commun proufit plus que le sien propre. Pour ce doncques que nous convoitons par souverain désir à parfaire le veu de nostre pélerinage pour secourre la terre saincte, nous proposons à ordonner coment les besoingnes du royaume seront traictiées et le royaume gouverné quand nous en serons partis; et si proposons à ordonner notre testament, quoyqu'il aviengne de nous.
»Nous commandons doncques au commencement que nos baillifs mettent en chascune prévosté quatre hommes qui soient sages et loyaux et de bon tesmoignage, et que les besoingnes de la ville ne soient traictiées sans leur conseil ou sans le conseil de deux au moins. Et de cestuy établissement metons-nous hors la cité de Paris; en laquelle nous voulons qu'il soient six sages hommes preux et loyaux. Après, là où nous avons mis nos baillifs, ès bailliages qui sont desinnés et divisés par propres noms, nous commandons que chascun de ces baillifs assigne un jour en son propre bailliage qui soit appellé le jour des assises; et que tous ceux qui auront plaintes à faire vendront et recevront leur droit et leur justice, sans demeure, par le bailli du lieu. Mais nous voulons que nostre droit et nostre justice, qui sont proprement nostres, soient là escript[88].
Note 88: «Illi qui clamorem facient recipient jus suum per eos et justitiam sine dilatione, et nos nostre jure et nostram justitiam: forefacta quæ propriè nostra sunt ibi scribentur.» (Rigord.)
»Après nous voulons et commandons que nostre chière mère et Guillaume, archevesque de Rains, nostre oncle, establissent, chascuns quatre mois, un jour à Paris, et que il oient les clameurs et les complaintes des hommes de nostre royaume, et les fassent fenir à l'honneur de Nostre-Seigneur et au profit du royaume de France. Et commandons que les baillifs qui tiennent les assises, parmi les villes de nostre royaume, soient tous à ce jour devant eux et qu'il récitent toutes leurs besoingnes en leur présence[89].
Note 89: «Ut coram eis recitent negotia terræ nostræ.»
»Après ces choses, nous commandons que nostre mère et le dit archevesque oient et saichent chascun an les complaintes que l'en fera sur nos baillifs. Et s'aucun se meffait, fors en quatre cas, en meurtre, en rapt, en homicide ou en traïson, que on le nous face savoir trois fois en l'an par lettres, lequel baillif se meffera, et en quoy le méfait sera. Et s'il avient qu'il prengnent don né service, que ce sera qu'il prendra et de qui il le prendra, par quoy nos hommes perdent leur doiture et nous la nostre. Et les baillifs nous fassent assavoir les forfais des prévos.
»Après, nous voulons que nostre chière dame et mère et l'archevesque ne puissent remuer nos baillifs de leur lieux, fors en cas d'homicide, de meurtre, de rapt et de traïson; né les baillifs[90] les prévos, fors que en ces quatre cas. Car puisque nostre devant dite mère et l'archevesque nous auront mandé la vérité, nous en cuidons prenre telle vengeance à l'aide de Dieu par quoy les autres qui après vendront en seront moult espoventés. Et si voulons que la royne et l'archevesque nous fassent certain, trois fois en l'an, par lettres, des besoingnes et de l'estat du royaume.
Note 90: Né les baillifs les prévos. Et que les baillis ne puissent remuer les prévôts.
»Après, s'il avenoit qu'aucunes cathédraux églyses ou aucunes royales abbayes fussent vagues et sans pastours, nous voulons que les chanoines et les moines des églyses qui en tel point seroient viengnent à la royne et à l'archevesque, et prennent congié de célébrer leur élection[91], tout ainsi comme il feroient à nous sé nous y estions présens. Et si voulons qu'il leur soit octroyé sans contradiction. Si amonestons les chanoines et les moines qu'il eslisent, selon leur povoirs, personne qui à Dieu plaise, qui soit proufitable à l'églyse et au royaume. Si tiengnent la royne et l'archevesque la régale en leur main, jusques à tant que l'esleu soit sacré, et puis après luy soit rendu sans nul empeschement.
Note 91: «Et liberam electionem ab eis petant, sicut antè nos venirent.»
»Si voulons que sé prouvende ou autre bénéfice eschiet, tandis comme nous tendrons la régale en nostre main, que la royne et l'archevesque la donnent par le conseil de frère Bernart[92], selon Dieu, tout au mieux qu'il pourront à personnes honnestes et bien lettrées, toutesvoies sans[93] les dons que nous avons fais à aucuns, dont il ont le tesmoignage par nos lettres pendans[94]; et si commandons à tous nos prélas et à tous nos hommes qu'il ne donnent toultes né tailles, tandis comme nous serons au service Nostre-Seigneur.
Note 92: Bernard, prieur de Grantmont.
Note 93: Sans. Saufs.
Note 94: Pendans. Scellés.
»Sé Dieu faisoit de nous sa volenté, qu'il avenist que nous mourissons, nous défendons expressément à tous nos hommes de nostre royaume, clers et lais, qu'il ne donnent toultes né tailles jusques à tant que nostre fils, que Dieu gart, soit venu en tel aage qu'il puisse et saiche gouverner son royaume. Et s'aucun vouloient mouvoir guerre contre luy, et ses rentes ne povoient souffire, lors luy aideroient tous nos hommes de leur corps et de leur avoir. Les églyses luy feroient telle ayde comme elle sont acoustumées.
»Après nous deffendons à nos baillifs et à nos prévos qu'il ne preignent de nulluy né corps né avoir, tant comme il voudra donner bons pleiges et poursuivir son droit en nostre cour; fors que en quatre cas: pour meurtre, pour homicide, pour rapt et pour traïson. Après, nous commandons que toutes nos rentes et nostre service soient apportés à Paris, à trois paiemens et en trois saisons. Le premier à la feste de saint Remy, le second à la Chandeleur, le tiers à l'Ascencion: si soient livrés à nos bourgeois de Paris[95] et à Pierre le maréchal.
Note 95: Les six bourgeois désignés plus haut pour tenir à Paris la place des baillis et prévots. Rigord donne l'initiale de leurs noms: T. A. E. R. B. N.
»Et s'il avenoit que l'un de nos dits bourgeois qui sont mis pour nos paiemens recevoir mourust, Guillaume de Gallande en metroit un autre en lieu de lui; Adam nostre cler sera présent à recevoir les receptes de nostre trésor et les retendra en escript et seront mis en trésor au Temple. Si en aura chascun une clef et le Temple une autre. Si nous sera tant envoyé de nostre avoir comme nous manderons par lettres.
»S'il avient que Dieu fasse son commandement de nous, que la royne, l'archevesque, l'évesque de Paris, l'abbé de Saint-Victor, l'abbé de Cernay[96] et frère Bernart devisent nostre trésor en deux parties. De l'une il départiront, selon leur esgart, à rappareillier les églyses qui sont destruites par nos guerres en telle manière que le service de Nostre-Seigneur y puisse estre fait: et de celle moitié mesme il départiront à ceux qui sont apauvris de nos tailles; et le remenant de celle moitié il donront là où il voudront et là où il cuideront qu'il soit mieux employé, pour le remède de nostre ame, du roy Loys nostre père et de tous nos ancesseurs.
Note 96: L'abbé de Cernay. Guy, abbé de Vaux-Sernai, dans le diocèse de Paris, et depuis évêque de Carcassonne.
«De l'autre moitié nous commandons à tous ceux qui gardent nostre trésor et à nos hommes de Paris qu'elle soit gardée pour la nécessité de nostre royaume et de Loys nostre fils, qu'il puisse par le conseil de Dieu son royaume gouverner. Et s'il avenoit que nous et nostre fils mourussions, nous commandons que nostre avoir fust départi pour Dieu, pour nostre ame et pour celle de nostre fils, par la main et le jugement des sept personnes que nous avons devant nommées. Si commandons que tantost comme l'en sauroit la certaineté de nostre mort, que nostre avoir fust porté en la maison à l'évesque de Paris et fust là bien guidé, jusques à tant que l'en eust fait ce que nous avons ordonné.
«Après, nous commandons à la royne et à l'archevesque qu'il retiengnent en leur mains toutes les honneurs qui seront vagues et qu'il pourront et devront tenir honnestement, si comme de nos abbayes et des doyennés et des autres dignités, jusques à tant que nous soyons retournés du service Nostre-Seigneur. Et ceux qu'il ne pourronttenir, donnent selon Dieu par le conseil frère Bernart à l'honneur de Dieu et au proufit du royaume, à ersonnes qui soient dignes et souffisans.
«Pour ce que cest testament soit ferme et estable nous commandons qu'il soit confermé de l'autorité de nostre séel et du caractère du nom du royaume. Ce fu fait à Paris en l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et dix, de nostre royaume onziesme. De nostre palais, en la présence de ceux de qui les noms sont cy nommés et les sceaux sont cy escris: Le conte Thibaut de Bloys, Mathieu le Chambellenc, Raoul le mareschal[97]; au temps que la chancellerie estoit vague.»
Note 97: L'ordonnance latine diffère un peu dans le nom des signataires: «S. Comitis Thibaldi dapiferi nostri; S. Guidonis buticularii; S. Mathæi camerarii, S. Radulphi constabularii. Data vacante cancellaria.»
Le roy commanda aux bourgeois de Paris que la cité qu'il avoit si chière fust toute fermée de haus murs et fors, et de tournelles tout environ bien assises et bien ordonnées, et de portes hautes et fortes et bien deffensables. Ce qu'il commanda fu parfait et acompli en moult pou de temps après. Et puis si commanda ensement que tous les chastiaux et toutes les forteresses de son royaume fussent fermées souffisamment. Mais temps est désormais que nous retournons à nostre matière, et racomptons les choses qui avinrent entre les deux roys, et coment il se contindrent à Messines en la terre de oultre-mer.
IV.
ANNEE 1191.
Coment le roy Phelippe arriva au port de Messines, et coment le roy Richart brisa les convenances qu'il avoit à li.
Quant le voy Phelippe fu arrivé à Messines droictement au mois d'aoust, il fu honnourablement receu du roy Tancré qui le mena à grant honneur et à grant révérence en son palais et luy présenta habondamment de ses viandes. Et luy eust donné moult grant somme d'or et d'autres richesses s'il voulsist avoir espousée une de ses filles ou au moins donnée à son fils Loys. Mais le roy ne se voult assentir à nulle de ses deux requestes, pour l'amour qu'il avoit à l'empereur Henry.
Une discencion monta entre ces entrefaictes entre le roy Richart d'Angleterre et le devant dit roy Tancré; pour ce que le roy Richart demandoit le douaire sa suer. Mais toutesvoies fu le contens feni à la parfin, par la paine que le bon roy Phelippe y mist, en telle manière que le roy Tancré donna au roy Richart quarante mil onces d'or, desquels le roy Phelippe devoit avoir la moitié; mais il n'en voult prendre que la tierce partie, pour le bien de paix. Lors jurèrent[98] aucuns nobles hommes, de par le roy Richart, l'une des filles le roy Tancré pour son nepveu Artus de Bretaigne.
Note 98: Jurèrent. Contractèrent promesse de mariage.
Le roy Phelippe célébra la Nativité à Messines. Grans dons donna aux povres chevaliers de son royaume qui leur choses avoient perdues en mer par l'orage de la tempeste. Au duc de Bourgoigne mil mars; au conte de Nevers et à Guillaume des Barres quatre cens mars; à Guillaume de Mello quatre cens onces d'or; à l'évesque de Chartres quatre cens onces d'or; à Mathieu de Montmorency trois cens; à Dreues de Mello deux cens, et à mains autres dont nous vous taisons les noms pour la confusion du nombre. Viandes et toutes autres choses qui à corps d'homme soustenir convenoient estoient trop chières. Un sextier de fourment valoit vingt-quatre sous d'Angevin; un sextier d'orge, dix et huit sous; de vin quinze sous; une geline douze deniers.
Quant le roy Phelippe vit que si grant chierté et famine couroit parmi l'ost, il envoya ses messages au roy et à la royne de Hongrie et leur pria qu'il secourussent l'ost de Nostre-Seigneur de viandes. Après il envoya à l'empereur de Constantinoble et luy requist pour l'amour de Nostre-Seigneur qu'il fist secours à la terre d'oultre mer, et luy prioit que s'il avenoit que il passassent parmi son empire, qu'il luy livrast seur passage parmi sa terre, et le roy le faisoit seur de luy et de sa gent qu'il trespasseroient paisiblement, sans luy faire grief né dommage.
Ne demoura point après longuement que le roy Phelippe semont et amonesta le roy Richart qu'il fist son atour appareillier, si qu'il fust tout prest de passer en my mars qui approuchoit. Et il luy respondi qu'il n'estoit mie appareillié et qu'il ne povoit mie passer jusqu'au passage de la my aoust. Quant le roy Phelippe oï ceste réponse, il luy manda de rechief et le semont, comme son homme lige, si comme il avoit juré, que il passast la mer avec luy. Et sur ceste chose le roy y mist deux condicions. La première fu que s'il vouloit passer avec luy, si comme il estoit tenu par serrement et par convenances, il prist, s'il vouloit, la fille au roy de Navarre que sa mère la royne d'Angleterre avoit là amenée[99], et l'espousast en la cité d'Acre. L'autre si fu, s'il ne vouloit passer maintenant avec luy, qu'il espousast sa seur qu'il avoit avant plévie et à qui il estoit tenu par fiance. Mais le roy Richart ne voulut faire né l'un né l'autre. Lors manda le roy Phelippe les barons et les riches hommes qui estoient hommes liges au roy Richart et qui avoient juré le passage de mars avec luy, et les contrainst par leur serremens qu'il tenissent les convenances qu'il avoient jurées du passage, et que ils fussent près de passer avec li à ce premier passage de mars.
Note 99: Berengère, fille de Sanche VI.
Lors respondirent pour tous Guy de Rancon et le viconte de Chasteaudun qu'il estoient tous près de passer toutes les fois qu'il les en semondroit et de tenir les convenances qu'il luy avoient en convent. De ce fu le roy Richart si courroucié qu'il les menaça forment et jura qu'il les deshériteroit tous et il si fist après, si comme la fin le prouva. Dès lors commencièrent à monter rancune et mautalent entre les deux roys[100].
Note 100: Dom Brial a joint ici au texte de Rigord le texte de la convention passée entre les deux rois avant le départ de Philippe-Auguste du port de Messine. Mais cet acte contrariant le récit de Rigord, le savant éditeur auroit mieux fait de le placer ailleurs, ou seulement en note. (Voy. Hist. de Fr., tome XVII, p. 32.)
V.
ANNEE 1191.
Coment le roy Phelippe arriva devant Acre, et coment il craventa les murs jusques au prendre, avant que le roy Richart arrivast. Et de la fausseté le roy Richart.
Le roy Phelippe qui moult avoit grant désir d'acomplir le veu qu'il avoit fait à Nostre-Seigneur fist ses nefs et ses autres vaissiaux appareillier; si entra en mer au mois de mars et arriva devant la cité d'Acre, droictement la veille de Pasques en bonne prospérité et sans dommage de ses gens né de ses choses. Receu fu en joie souveraine de l'ost des crestiens qui longuement avoient là sis devant la cité. En larmes et en souspirs le receurent aussi, comme sé ce fust un ange qui du ciel fust descendu. Tout maintenant qu'il ot pié mis à terre il fist tendre ses trefs et ses paveillons, et fist drécier une maison si près des murs de la cité que les Sarrasins qui dedens estoient y povoient traire et lancier; et moult souvent avenoit qu'il traioient oultre. Ses perrières et ses engins fist lever, et fist assaillir et lancier par si grant force qu'il cravantèrent si grant partie des murs qu'il n'y failloit que le second assaut que la ville ne fust prise. Mais il ne la vouloit mie prendre n'assaillir, jusques à tant que le roy Richart fust arrivé qui encores estoit à venir.
Quant il fu là venu et quant il ot terre prise, le roy Phelippe luy dist que tous les barons s'accordoient que on assaillist la cité. Et le roy Trichart[101] qui en son cuer avoit la boisdie[102] et la traïson luy respondi faussement qu'il louoit bien que on l'assausist, et que chascun envoyast à l'assaut quanques chascun pourroit avoir d'effort.
Note 101: Tous les manuscrits modifient ainsi le nom de Richard, en cet endroit et plus bas encore.
Note 102: Boisdie. Astuce.
Quant ce vint le lendemain, le roy Phelippe qui cuidoit estre seur que le roy Trichart deust asaillir avec luy, fist ses gens et ses engins appareillier; et quant il voult commencier l'assaut, le roy Trichart commanda à sa gent que nul ne se meust, et que nul ne fust si hardi qu'il à l'assaut alast. Et plus fist-il, que il deffendi aux puissans hommes qui à luy estoient jurés par serrement qu'il ne s'aliassent au roy Phelippe.
En telle manière demoura l'assaut par l'empeschement le roy Trichart. Lors furent esleus diseurs, par le conseil de chascune partie, preudommes et sages par cui conseil et par cui jugement devait estre tout l'ost gouverné. Sur lesquels les deux roys firent composition, et jurèrent, par la foy qu'il dévoient à Dieu et par leur pélerinage, qu'il feroient quanques leur diseurs dessus dis leur commanderoient. Lors distrent les arbitres par leur dit que le roy d'Angleterre envoyast tous ses efforts à l'assaut et mist ses gardes aux barres et ses engins fist drécier; car tout ce faisoit le roy de France. Mais le roy Trichart ne voult oncques riens faire pour leur dit. Et quant le roy Phelippe vit sa desloyauté et qu'il ne s'en vouloit tenir en chose qu'il jurast, il absout les diseurs de leurs serremens que il avoient fait de l'ost gouverner.
Ainsi comme le roy Richart fust monté sur mer et il s'en aloit droit au port d'Acre, il arriva en l'isle de Chipre, le roy et la terre prist, sa fille et tous ses trésors. Ses garnisons mist ès chastiaus, et puis remonta en mer. En ce qu'il s'en alloit vers Acre, il encontra d'aventure une nef que Salhadin le soudan de Babilonne envoyoit en Acre pour secours faire à la cité. En la navie estoient merveilleuses fioles du voirie plaines de feu gréjois, deux cens cinquante arbalestes, et moult grant habondance d'arcs et d'autres armeures et grant plenté de paiens fors et deffensables. La nef fist assaillir le roy et la prist à la parfin. Occis furent les Sarrasins, et la nave qui fu fraicte[103] et perciée périst et effondra en la mer.
Note 103: Fraicte. Brisée. De Fracta.
Environ ce contemple[104], prisrent les crestiens de Tir une autre nave que le soudan envoyoit au secours d'Acre; grant plenté d'armeures avoit dedens et pou de gens; si alloit gaucrant[105] parmi la mer pour ce qu'elle n'avoit vent.
Note 104: Contemple. Même temps.
Note 105: Gaucrant. Errant, louvoyant, et non pas Gautrant, comme l'écrivent les Glossaires. Variantes: Waucrant.
Incidence.—En celle année alla le grant Federis empereur de Rome et d'Alemaigne oultre-mer à grant ost, et son fils le duc de Boesme: mors fu en la terre de Bithinie entre la cité de Nice et d'Antioche. De celle aventure fu l'ost moult desconforté. Après la mort du père fu le fils ducteur et chevetaine de l'ost. En la terre des Turs entra moins sagement que mestier ne luy fust, tant y perdi de sa gent qu'il s'en parti à petite compaingnie. Puis vint devant Acre et mourut assez tost après. Après celluy empereur Federis, tint l'empire un sien fils qui avoit nom Henry, noble homme éstoit en fais, aigre contre ses ennemis, courtois et large à tous ceux qui à luy venoient.
Incidence.—En l'an de l'Incarnation mil cent quatre-vingt et onze, en la quinziesme kalende de may mourut l'apostole Climent qui le siège tint deux ans et cinq mois. Après luy fu Célestin qui estoit Romain de nation.
Incidence.—En celle année tout le mois de juing, de juillet et d'aoust fu l'air si destrempé et si grans pluies que les blés germoient ès espis avant qu'il peussent estre soiés.
Incidence.—En celle année, au vingt-deuxiesme jour de juing en la veille Saint-Jehan, en ce point que les deux roys estoient au siège devant Acre, fu éclipse de soleil en l'onziesme degré du signe de l'écrevische, la lune au sixiesme de ce meisme signe, et la queue du dragon au douziesme; et si dura l'éclipse par quatre heures.
VI.
ANNEE 1191.
De la maladie Loys le fils le roy Phelippe, et pourquoi le corps saint Denis et de ses compaignons furent trais hors.
Au mois d'aoust qui après vint, en la dixiesme kalende, le jeune Loys fils le roy Phelippe que il ot laissié en France chéy en une maladie que physique nomme disintère[106]. Et comme tous les physiciens se désespérassent de sa vie, il fu acordé de commun conseil que on eust recours et refuge à celuy qui est garde et deffense du royaume, c'est le glorieux martir saint Denis. Lors ala le couvent de léans, tous piés nus, en larmes et en oroisons, par moult grant dévocion à tout le saint clou et la saincte couronne et le destre bras de saint Siméon, jusques à saint Ladre de lès Paris. L'évesque Morise et tous ses chanoines, et tout le couvent de la cité, et moult grant multitude de clers de l'université et du peuple alèrent encontre les sainctes reliques jusques au couvent de Saint-Denys, et y portèrent par grant dévocion maintes dignes reliques et mains glorieux corps sains.
Note 106 Disintère. Dyssenterie.
Quant ensemble se furent joins et donné benéicon l'un à l'autre, il ordonnèrent leur procession et alèrent chantant à larmes et à souspirs jusques devant le palais le roy, où l'enfant gisoit malade. Quant le sermon fu fait au peuple, et il orent rendu graces à Nostre-Seigneur apertement, par les mérites des glorieux martirs saint Denys et des autres confesseurs dont les sainctes reliques estoient présentes, il retourna maintenant en plaine santé à l'atouchement du saint clou et de la saincte couronne et du bras saint Siméon qu'il luy firent atouchier en croix, sur son ventre, en l'endroit où la maladie le tenoit. Et, (si comme l'en afferme pour voir), le roy Phelippe son père qui au siège d'Acre estoit, fu guary d'autelle maladie, droit en ce point et en celle heure mesme.
Quant l'enfant ot les reliques baisiées et receue la benéicon, toutes les processions s'en retournèrent et se tindrent en ordre et alèrent ainsi chantant jusques à l'églyse de Nostre-Dame. Là rendirent grace à Nostre-Seigneur, et à la benoite vierge Marie louanges, oblacions et devotes oroisons. Si s'en retournèrent les processions. Les chanoines et mains autres raconvoyèrent les reliques saint Denis et le couvent jusques tout dehors la cité; là donnèrent benéiçon l'un à l'autre, si se départirent en grant amour et en grant humilité.
Les processions de Paris et tout le peuple de la cité avoient moult grant joie, ainsi comme il s'en retournoient, de ce que les reliques saint Denys avoient été ainsi aportées à Paris en leur temps; car on ne trouve point escript qu'elles fussent oncques mais traictes hors des portes du chastel pour nul besoing né pour nul péril: si ne doit-on point taire la grace que Nostre-Seigneur fist à son peuple en celle journée, par les oroisons du peuple et du clergié; car l'air devint pur et net qui devant avoit esté si destrempé que de grant temps n'avoit cessé de plouvoir sur la terre.
Incidence.—En ce temps avint que l'évesque du Liège s'enfouy et déguerpi son siège, pour la paour qu'il avoit de l'empereur Henry qui avoit conceue haine contre luy, pour ce qu'il avoit esté esleu et sacré si comme il dut, selon le droit canon, sans son assentement et contre sa volenté. Le preudomme qui moult forment le doubta, s'enfouy à refuge à l'archevesque de Rains, Guillaume, qui le reçut moult honnorablement et luy aministra souffisans despens en ses propres maisons.
Pou de jours passèrent après, que celluy empereur Henry envoya chevaliers, non mie chevaliers mais murtriers et homicides, au dit évesque: si faignoient et faisoient semblant par paroles qu'il haïssent l'empereur, pour ce disoient qu'il les avoient deshérités à tort. Le preudomme qui point ne regardoit à malice, comme débonnaire et miséricors les reçut en grant charité, et les faisoit seoir à sa table comme ses amis et ses privés. Un jour avint que les desloyaux le menèrent pour esbatre au dehors de la cité; quant il furent aux champs il sachièrent les espées et l'occirent: puis s'enfuyrent et retournèrent à l'empereur.
En celle année mourut Thibaut, seneschal le roy de France, homme piteux et miséricors; le conte de Clermont, le conte du Perche, le duc de Bourgoigne, le conte de Flandres[107]; tous trespassèrent de ce siècle devant Acre. Et pour ce que le conte de Flandres n'avoit nul hoir, sa terre eschay au conte Baudouin de Henaut, qui puis fu empereur de Constantinoble.
Note 107: Suivant Philippe Mouskes et la Chronique de Reims, le conte de Flandres en mourant fit au roi de France l'aveu d'un complot tramé entre lui, le comte de Champagne et le comte de Blois. C'est là ce qui surtout avoit décidé le roi de France à retourner, suivant le même chroniqueur.
En ce temps droit à la huitiesme kalende de septembre par le conseil l'archevesque Guillaume et la royne Ade et de tous les prélas du royaume de France, fu trait le précieux corps monseigneur saint Denys, hors de là où il repose enclos et enséellé en riches vaissiaux d'éleutre[108], et fu posé sur l'autel luy et ses compagnons et pluseurs des glorieux sains qui léans reposent. La raison pour quoy il furent dehors trais si fu pour ce que l'en vouloit que les pélerins et le peuple qui la vendroient et verroient présentement le glorieux martir, fussent plus esmeus à prier Dieu et la benoiste vierge et les glorieux martirs pour la délivrance de la saincte terre, et pour le roy et pour toute sa compaignie; que il par sa miséricorde luy donnast force et victoire contre les ennemis de la foy crestienne. A la feste Saint-Denys qui est célébrée au mois d'octobre, fu la fierté descéellée et ouverte, en quoy les reliques du précieux martir reposent, en la présence l'évesque de Senlis et de celluy de Meaux, de la royne Ade, de mains abbés et de mains autres bons hommes du siècle et de religion. Lors fu trouvé le corps tout entier, à tout le chief, et fu monstré au peuple par moult grant dévocion et à tous ceux qui là estoient venus en pélerinage de divers pays.
Note 108: Eleutre ou Electre. Composition de plusieurs métaux. Rigord dit toujours vasis argenteis, et notre traducteur vases d'éleutre, et non pas de lente, comme a transcrit dom Brial.
Quant la solempnité fu passée et finée, le vaissel fu moult diligemment scellé. Et furent les corps sains remis en leur voulte cimentée dont il orent été ostés. Mais le chief fu lors retenu et mis en un riche vaissel d'or et d'argent, de riches esmaux et de pierres précieuses pour les pélerins et pour exciter la dévotion du peuple et, mesmement[109], pour effacier l'erreur de ceux de Paris (qui font entendant au monde qu'il en ont une partie).
Note 109: Mesmement. Surtout.
VII.
ANNEE 1191.
Coment la cité d'Acre fu prise. Et coment le roy Phelippe retourna en France pour sa maladie et pour la doubte de la traïson le roy Richart.
Tandis comme ces choses avinrent en France, le bon roy Phelippe qui tenoit le siège devant Acre, assembla toute sa gent à tout quanqu'il avoit d'effort; la cité prist à assaillir moult aigrement; des murs abati moult grant plenté à ses pierres et à ses mangonniaux et la mist en tel point qu'elle estoit ainsi comme au prendre. Quant les satrapes Limatouse et Caracouse qui dedens estoient, qui la cité gardoient de par le soudan Salhadin et estoient chevetainnes de tous les autres Sarrasins qui léans estoient en garnison, virent qu'il ne povoient plus deffendre la cité qu'elle ne fust prise, il se rendirent par telle condition qu'il eschaperoient, sauf leur corps et leur vies tant seulement, et rendroient à nos crestiens la saincte croix que Salhadin avoit, et tous les crestiens qui estoient en chetivoison parmi toute la terre du soudan.
Tout ce orent en convenant à faire au roy de France et au roy d'Angleterre avant qu'il fussent délivrés. En cel assaut fu tué Aubery le mareschal au roy de France, chevalier hardi, preux, noble et courageux aux armes; car il se mist si avant qu'il fu entrepris entre deux portes et occis. La Tour maudite qui moult longuement et moult griefment avoit nos crestiens grevés fu minée des mineurs le roy Phelippe; hordée et apuiée par dessous de busches et de fusts, si qu'il ne failloit fors bouter le feu qu'elle ne tresbuchast à terre. Pour ce, se rendirent les Sarrasins ainsi comme nous avons devant conté, quant il virent qu'il ne pourroient constrester aux roys et aux princes crestiens. Armes, chevaux et viandes rendirent et toutes leurs garnisons de la cité. Les portes ouvrirent à nos crestiens qui plouroient pour la grant joie qu'il avoient, et levoient leur mains au ciel en criant à haute voix: «Benoit soit le nom de Nostre-Seigneur qui a regardé nos travaux et nos sueurs; et qui a mis à humilité soubs nos piés les ennemis de la croix qui avoient fiance et présumpcion en leur vertu.»
Les viandes qui léans furent trouvées furent également parties selon ce qu'il estoient et qu'il avoient de gens. Les deux roys partirent les prisonniers, si en eut autant les uns comme les autres. Le roy Phelippe livra sa partie au duc de Bourgoingne, grant somme d'or et d'argent et grant infinité de viandes, et le fist garde et chevetaine de tout son ost, car il estoit malade de moult griève enfermeté. Et d'autre part il avoit le roy d'Angleterre souspeçonneux de traïson, pour ce qu'il envoioit moult souvent messages au soudan Salhadin sans son sceu, et recevoit de luy divers dons et divers présens. Pour ce manda le roy ses barons privéement et leur fist un sermon moult secret et moult familier. Et moult les amonesta et pria de bien faire, si prist atant congié d'eux en pleurs et en souspirs; en mer se mist à trois galies tant seulement qu'un Genevois luy ot appareilliées qui estoit nommé Rufin de la Voute. Tant erra par mer qu'il arriva en Puille. Là demeura un pou de temps jusques à tant qu'il ot santé recouvrée; et quant il fu oncques resposé des travaux qu'il avoit eus et receus en mer, puis se mist au chemin assez foible, comme cil qui n'estoit encore mie plainement renforcié.
Droit parmi la cité de Rome s'en alla pour visiter les apostres et l'apostole Célestin; puis se mist en chemin et arriva en France droit à la nativité Nostre-Seigneur.
Le roy Richart qui de là fu demouré fist venir devant luy tous les Sarrasins prisonniers et tous les autres aussi que les autres princes tendent: Limatouse et Caracouse qui d'eux estoient chevetaines semont et ammonesta qu'il rendissent à la crestienté la saincte croix que Salhadin tenoit sans demeure, et tous les crestiens esclaves qu'il tenoient en leur terre, si comme il avoient juré par le serment de leur loy. Et pour ce qu'il ne porent tenir les convenances qu'il avoient faictes et jurées, pour ce que Salhadin ne s'i vouloit accorder, le roy Richart qui moult en fu courroucié en fist mener cinq mille et plus dehors la cité et leur fist les chiefs couper. Mais toutesvoies retint-il aucuns des plus grans et des plus riches et les mist à raençon, desquels il ot avoir sans nombre.
Aux Templiers vendi l'isle de Chipre qu'il ot prise en son venir, quant il trespassoit par mer: le prix en fu vingt et cinq mille mars d'argent; et puis la leur tolli et la vendi de rechief et quita oultréement à Guy qui ot esté devant roy de Jhérusalem. La cité d'Escalonne abati et destruist à la requeste des Sarrasins, pour le grant avoir qu'il en donnèrent.
A un prince tolli la bannière le duc d'Osteriche, assez près d'Acre; toute la desrompi et despeça, puis la fist jetter en une chambre courtoise[110], en vilté et en despit du duc. Mais pour ce que n'avons pas en volenté, n'en propos de descrire les fais aux roys d'Angleterre, drois est que nous retournons à descrire les histoires du bon roy Phelippe de France.
Note 110: En une chambre courtoise. «In cloacam profundam.»
VIII.
ANNEE 1192.
Coment le roy Phelippe ala visiter les martirs saint Denis et ses compaignons, et coment il prist vengence des Juis qui avoient crucifié un crestien.
Quant le roy Phelippe fu en France retourné, il fu receu à grant joie et à grant sollempnité des gens de sa terre. La feste de la nativité Nostre-Seigneur célébra à Fonteine-Bliaut. Ne scay quans jours après ala à Saint-Denys pour visiter les glorieux martirs. L'abbé Hue et le couvent le receurent à sollempnelle procession si comme il durent, devant les martirs se coucha en oroisons et leur rendi grace et merci pour ce que par leurs mérites estoit sain et sauf eschapé de tant et si grans périls. Et en allante d'amour et de charité il offri un paile de soye sur l'autel moult bel etmoult riche.
En la quinziesme kalende du mois d'avril séjournoit le roy à Saint-Germain-en-Laye: là luy furent nouvelles aportées de la honteuse mort d'un crestien que les Juis avoient martirié au chastel de Braie en despit de Nostre-Seigneur et de la crestienne religion. Car la dame[111] de ce chastel avoient corrompue et déceue par leurs grans dons, tant qu'elle leur avoit donné ce crestien pour en faire leur volenté. En prison le tenoient pour ce que on luy metoit sus par fausseté larrecin et homicide. Les desloyaux Juis qui de haine ancienne haient les crestiens le prindrent et luy lièrent les mains derrière le dos et d'espines le couronnèrent, et le menèrent fustant parmi la ville; à la parfin le crucifièrent en despit de Nostre-Seigneur: comme il déissent[112], au temps de la passion Jhésucrist à Pilate, que il ne povoient nulluy tuer.
Note 111: La dame. Rigord dit la comtesse, et c'étoit en effet
Marie, comtesse de Champagne et de Brie.
Note 112: Comme il déissent. Tandis que ces mêmes Juifs disoient,
etc.
Quant le roy entendi ces nouvelles, il ot moult grant pitié et moult grant compassion de la foy crestienne, qui en son temps estoit à tel vilté tournée. Tantost monta et se mist au chemin devant toute sa gent, si que nul ne savoit quelle part il déust tourner, pour ce qu'il vouloit les desloyaux Juis surprendre avant qu'ils oïssent de luy nulle nouvelle, si que nul ne s'en peust destourner. A Braye vint au plus tost qu'il pot, ses gardes mist aux portes et aux issues de la ville, si que nul n'en peust eschaper. Lors fist cerchier leur ostels et prendre quanques on en pot trouver. Par nombre furent quatre-vingts et plus qu'il fist trestous ardoir en vengence de la honte qu'il avoient faicte à Nostre-Seigneur.
Incidence.—En celle année, le jour de devant la première yde du mois de may, en la contrée du Perche à un chastel qui a nom Nogent, furent véus en l'air grans compaignies de chevaliers armés qui descendirent à terre. Et quant il se furent moult merveilleusement combatus, il s'esvanouirent tout soudainement. Ceux du pays qui ces merveilles virent furent forment espoventés et battirent leur coulpes pour leur péchiés.
Incidence.—En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil cent quatre-vingt et douze, au neuviesme jour de novembre fu éclipse de lune particulier après mienuit en l'onziesme degré des gémiaus, et dura par deux heures.
Incidence.—Au mois de may qui après fu, en la sixiesme yde, au temps de Rouvoisons[113], fu trespassé de ce siècle au chastel de Pontoise un prestre qui avoit nom Guillaume, anglois estoit de nation; homme plain de bonnes moeurs et de saincte vie, si comme il apparut après: car Nostre-Seigneur fist puis pour luy mains miracles, là où il estoit ensépulturé. Mains avugles en furent enluminés, mains cloys y furent redreciés et mains y furent curés de diverses enfermetés et restablis en plaine santé, ainsi comme il estoient avant. Tant fu la renommée de ses miracles espandue parmi le pays que mains y vindrent en pélerinage pour le corps saint visiter et Dieu prier pour leur péchiés.
Note 113: Rouvoisons. Rogations.
IX.
ANNEE 1192.
Coment le roy se doubta des Hassacis. Et coment le roy Richart fu pris quant il retornoit d'oultre-mer.
Un jour estoit le roy à Pontoise, là luy furent nouvelles aportées des parties d'oultre-mer, et lettres de par aucuns de ses amis qui contenoient que le vieil de la Montaigne avoit envoyé en France ses Hassacides pour luy occire, à la prière et au commandement le roy Richart. Car il avoit occis nouvellement oultre-mer le marchis[114] qui estoit chevalier noble et puissant en armes, et qui puissamment et vertueusement gouvernoit la terre avant l'avènement des deux roys.
Note 114: Conrad, marquis de Montferrat.
De ces nouvelles fu le roy moult troublé et moult esmeu. Tantost se départi de Pontoise et, depuis celle heure, fu moult curieux et moult soigneux de son corps garder, pour ce que son cuer estoit en effroy de ces nouvelles. Et pour ce que la paour et la doubte luy croissoient de jour en jour, se conseilla-il à ses familiers qu'il feroit de ceste chose. Par leur conseil envoya au viel de la Montaigne qui est roy des Hassacides pour ce qu'il en sceust plus plainement la certaineté. Et tandis comme ces messages estoient à la voie, establi-il sergens qui tousjours portaient grans maces de cuivre par devant luy, pour son corps garder; et par nuit veilloient entour luy les uns après les autres, en diverses heures de la nuit[115].
Note 115: De là l'origine et le nom des gardes du corps. «Custodes corporis sui,» dit Rigord.
Quant les messages furent retournés il sceut bien et congnut par les lettres le roy des Hassacides que les nouvelles qui luy estoient mandées d'oultre mer estoient faulses; et puis qu'il en ot la vérité enquise et demandée aux messages, il osta la doubtance de son cuer et demoura sans souspeçon.
Le roy Richart qui de là la mer fu demouré, proposa à reparier en sa terre. Au conte Henry de Champaingne laissa la cure de son ost, et de la terre d'oultre mer quanques les crestiens en tenoient à ce temps. Icelluy Henry estoit nepveu aux deux roys, jeune homme, bon chevalier et de grant noblesse estoit. Quant le roy Richart ot son affaire atourné et il se fu mis en mer, entre luy et ceux qu'il en voult avecques luy mener, orage et tempeste leva soubdainement; sa nave fu ravie par vent et souflée en pou de temps vers les parties d'Osteriche[116], en un lieu qui est entre Venise et Aquilée. Là, ainsi comme Dieu le voult, fu son vaissel péri; mais toutesvoies eschapa il à pou de yens.
Note 116: D'Osteriche. Il falloit d'Istrie. «Versus partes
Histriæ.»
Quant le conte du pays qui avoit nom Mainart de Gorzen et le peuple de la ontrée sorent qu'il estoit arrivé en leur pays etorent oï retraire pour vérité la traïson et la desloyauté qu'il avoit faicte en la terre de promission, en comble de sa dampnacion, il le chacièrent et firent leur povoir de luy prendre pour luy ruer en prison et chetivoison, contre la franchise de tous pèlerins qui doivent seurement passer parmi la terre des crestiens. Mais en si grant haine l'avoient cueilli pour sa mauvaistié que jà ce ne luy eust riens valu. A la fuite se mist, si qu'il leur eschapa: mais toutesvoies pristrent-il huit de ses chevaliers, ainsi comme il s'enfuioient. Il trespassa parmi l'archeveschié de Saleburc[117] parmi une ville qui est nommée Frizac. Là le cuida prendre Fedric de Sainte-Sauve; de ses mains eschapa, mais il prist six de ses chevaliers.
Note 117: Saleburc. Saltzbourg.—Frizac, peut-être Frezing.
Droit s'enfouy vers Osteriche, le duc du pays Limpoles, qui cousin estoit l'empereur, faisoit tous les chemins gaitier et les trépas pour luy prendre. Tant le guaita toutesvoies qu'il le prist en la maison d'un moult povre homme, chétive et despite, en la plus prouchaine ville d'une cité qui est nommée Vienne: tout li tolli quanqu'il avoit. Un mois après le rendi à l'empereur qui le mist en prison, et qui le garda près de un an et demi, et le greva de mains grans despens. A la parfin fina à luy de sa rançon qui monta deux cent mil mars d'argent. En telle manière eschapa de la prison à l'empereur. Lors trespassa en Angleterre au plus hastivement qu'il pot; car il doubtoit moult forment que le roy Phelippe ne le fist gaitier et prendre, s'il approuchoit de France, pour ce qu'il pensoit bien qu'il s'estoit vers luy meffait et que il l'avoit courroucié.
Quant le conte Henry de Champaingne nepveu aux deux roys, qui de là la mer estoit demouré, à qui le roy Richart ot livré la cure de son ost, vit que la terre des crestiens estoit moult desconfortée pour ce que les roys s'estoient partis, et que les barons qui là estoient demourés au service Nostre-Seigneur luy prioient par moult grant affection qu'il demourast avecques eux pour la saincte terre secourre, il fu meu ainsi comme de pitié paternel, et eut plus chier à demourer et à mettre et corps et ame, sé mestier fust, pour l'amour Nostre-Seigneur, et à souffrir mésaise et povreté, qu'à retourner à honte en France sans visiter le Saint-Sépulcre et sans parfaire son pélerinage.
Et quant le maistre du Temple et tous les barons du pays et de France qui là estoient demeurés virent le grant cuer et la valeur du conte et la constance qu'il avoit en Nostre-Seigneur, il s'assentirent de commun accort à ce que il fust roy de Jhérusalem. A roy le couronnèrent et luy donnèrent la fille le roy qui devant luy eut esté, et rendirent grace et louange à Nostre-Seigneur qui leur avoit restitué sauveur et deffenseur de la saincte terre, et de la noble lignié des roys de France.
X.
ANNEE 1192.
Coment la guerre des deux roys commença, et coment le roy Phelippe laissa la seur le roy Chanu de Danemarche, que il avoit espousée.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et treize, le roy Phelippe qui se vouloit vengier de la traïson et de la desloyauté que le roy Richart avoit faicte vers luy, assembla son ost pour assener aux fiefs qu'il tenoit de luy et qu'il avoit meffais et perdus par droit. Le chastel de Gisors prist en moult pou de temps, et tout Vouquecin le Normant que le roy Richart tenoit à tort et sans raison. Car tout ce pays qui avoit esté livré par douaire devoit retourner au royaume de France après le décès le jeune roy Henry qui mort estoit sans hoir de son corps.
Quant le roy Phelippe ot prise toute celle marche de Normandie, il rendi à l'églyse de Saint-Denys le Neuf Chastel sous Ethe[118] que le roy Henry et son fils le roy Richart avoient tenu moult longuement à force et à tort.
Note 118: Ethe. Epte. Mais Neuf-Chatel, dont le surnom n'est pas dans Rigord, est sur la Bethune, bien au-dessous de l'Epte.
En ce temps envoya le roy Phelippe au roy Chanu de Dannemarche homme honnourable et honneste, Estienne, évesque de Noyon; et luy manda qu'il luy envoyast une de ses soeurs pour espouser et pour couronner à royne de France. Moult fu le roy Chanu lie quant il oï qu'il mandoit sa seur pour tel honneur; aux messages livra sa seur qui avoit nom Ingebour, belle pucelle, bonne et religieuse et aournée de bonnes graces et de bonnes meurs. Les messages honnoura moult de dons et de présens. Congié prisrent et puis se misrent au retour et si errèrent tant qu'il vindrent à Arras.
Le roy qui moult désiroit sa venue ala encontre à moult grant compaignie de prelas et de barons: là fu espousée et couronnée à royne de France. Mais le roy qui par sorcerie fu empeschié, si comme l'en disoit, la cueilli en haine en celle journée meisme qu'il l'eut congneue. Et en pou de temps après fu le mariage desjoint par l'esgart de saincte églyse, pour ce que leur lignié fu nombrée, et prouchaineté de lignage trouvée par les prélas et par les barons du royaume de France. Mais la bonne dame ne voult oncques puis retourner en son pays; ains eut plus chier à garder continence, et mettre sa cure en la saincte dévocion d'oroison et ès sains lieux d'oroison et de religion tous les jours de sa vie, qu'estre jointe à autre personne né aconchier les aliances de son premier mariage. Et pour ce que l'en disoit que le devant dit mariage avoit esté desjoint contre droit et contre raison, envoya l'apostole deux légas en France à la requeste des Danois; l'un avoit nom Mieudres[119], prestre et cardinal, et l'autre Cencin, soubs-diacre à Paris firent assembler concile général de tous les prélas et abbés du royaume de France; là fu longuement traictié de la réformation du mariage du roy et de la royne; mais il furent fais tout aussi mus[120] comme chiens qui ne pevent abbayer: si ne menèrent point la besoingne à perfection, pour ce qu'il se doubtoient de leur piaux.
Note 119 Melior.
Note 120: Mus. Mucis.
Incidence.—En ce temps mourut Salhadin le soudan de Babiloine en la cité de Damas, qui estoit roy de deux royaumes d'Egypte et de Surie. En ces deux royaumes régnèrent après luy deux fils qu'il avoit; Saphadin en Surie et Meralice en Egypte.
Incidence.—En ce temps mouru un enfant de mort soudaine: le père et la mère aportèrent le corps en l'églyse de Saint-Denys, droitement le jour de sa grant feste; sur l'autel aux martirs le posèrent et commencièrent à crier à l'armes et à souspirs: «Saint Denys! sire, aide nous!» Nostre-Seigneur rendi tout maintenant au corps son esperit par les mérites du glorieux martir et resuscita l'enfant, voiant tout le peuple qui là estoit assemblé pour la solempnité de la feste.
Incidence.—En celle année en la quarte yde de novembre fu éclipse de lune universel, en la première heure de la nuit et dura par trois heures.
Incidence.—En ce temps avint qu'un homme qui estoit tout hors du sens et ravi de mal esperit revint en droicte mémoire en l'églyse de Saint-Denys en France.
XI.
ANNEES 1193/1194.
Coment le roy prist la plus grant partie de Normandie, et coment il assist Roen, et puis retorna en France pour le saint temps de la Quarantaine.
Quant le mois de février approcha, le roy Phelippe semont ses hommes, et assembla de rechief son ost pour entrer en Normandie. La cité d'Evreux prist, le Neufbourg, le Vau de Rueil[121] et maintes autres forteresses soubmist à sa seigneurie; maintes en destruist et craventa, et mains chevaliers et mains autres prisonniers prist.
Note 121: Vau de Rueil. Vaudreuil.
Quant il eut toute celle contrée mise en sa subjection il prist son retour par la cité de Rouen; mais quant il eut pris garde à la force de la ville et du siège, et le dommage que il povoit avoir, il s'en parti eschaufé de moult grant mautalent pour ce qu'il ne povoit acomplir sa volenté. Tous ses engins fist ardoir, si retourna atant en France et cessa à ostoier pour le saint temps de caresme qui approuchoit.
En ce temps s'alia à luy Jehan-Sans-Terre frère au roy Richart, par malice et par cautèle si comme la fin le prouva. Trois mois après ce que le roy Phelippe eut cessé à guerroier pour la raison de la quarantaine, il rassembla son ost en la sixiesme yde de may et entra en Normandie à moult grant force. Le chastel de Verneul assist, et, quant il y ot tenu le siège environ trois sepmaines, si que il avoit jà craventé grant partie des murs à ses engins, un message luy nonca que la cité d'Evreux on il avoit sa garnison estoit prise et que les Normans avoient pris une partie de sa gent et les autres décolés.
Le roy qui fu moult dolent et moult angoisseux pour le dommage de sa gent et pour la cité qu'il avoit perdue, prist une partie de son ost et l'autre laissa devant le chastel. Il chevaucha si hastivement comme il pot plus, et quant il parvint là il chaça honteusement les Normans, la cité acraventa, et destruist et moustiers et églyses, tant estoit mautalentis et courroucié.
Quant ceux qui au siège du chastel estoient demourés virent que le roy s'en fu parti et l'engrès[122] de leur ennemis, il cueillirent toutes leur tentes et tous leur paveillons au plus tost qu'il porent pour aler après le roy; et laissièrent grant partie de leur viandes. Lors issirent ceux du chastel et ravirent tout et garnirent la forteresce des despoilles et des viandes que leur ennemis avoient laissiées.
Note 122 L'engres. L'instance, le progrès. Sans doute formé de ingressus. Rigord dit: instantiam inimicorum.
Incidence.—En celle année fu le doyen Michiau de Paris esleu en patriarche de Jhérusalem: mais, si comme Dieu l'avoit ordonné, il fu esleu à l'archeveschié de Sens gouverner, et fu sacré en huitiesme kalende de may qui après fu, par l'assentement le roy Phelippe, de tout le clergié et de tout le peuple de la cité. Quel homme et comme grant fu au gouvernement des escoles de Paris et comme grant aumosnier, avant qu'il fust esleu archevesque, n'appartient pas à descrire à notre faculté.
En celle année fu un enfant noié par meschéance à la Court neuve[123]. Aporté fu à l'églyse Saint-Denis (qui assez près estoit de celle ville), et fu ressuscité par les mérites du glorieux martir.
Note 123: La Court neuve. Courneuve, à une demi-lieue de
Saint-Denis.
Entre ces choses le roy Richart qui moult grant ost ot assemblé prist le chastel de Loches; les chanoines de Saint-Martin-de-Tours jetta hors de l'églyse et leur tolli quanqu'il avoient. Et fist moult de griefs en ces parties aux églyses.
En ce point prist le roy Phelippe Guillaume le conte de Lencestre, chevalier hardi et courageux: en la tour d'Estampes le fist emprisonner.
Incidence.—Entre Compiègne et Clermont en Beauvoisin chéy en celle année si grant habundance d'iaues, de tonnerre, de fouldres et de tempestes que nul homme n'avoit oncques oï parler de si grans; car les pierres chéoient meslées avecques la pluie grosses et quarrées, aussi grosses comme un oeuf, qui froissoient les arbres qui portoient fruis, et les vignes et les blés. Et furent les villes arses et destruictes en aucuns lieux par les effondres. Et plus grant merveille: que pluseurs corbiaus furent veus qui estoient meslés avec celle tempeste et voloient de lieu en autre; et portoient les corbiaux en leur becs les charbons de feu tous ardans et boutoient le feu és maisons pour esprendre. Moult de gens, hommes et femmes, furent tués des coups de la foudre; mains signes et mains autres merveilles pot le peuple adonc esgarder, par quoy chascun doit bien estre espoventé et soy retraire de péchié.
En ce temps fu ars le chastel de Chaumont, qui est en l'éveschié de Laon, et l'églyse de Nostre-Dame-de-Chartres arse.
Incidence.—Un homme né de Virzon en Berry, qui estoit en prison à Rouen, fu délivré par les prières saint Denys de France[124].
Note 124: Il est assez singulier que saint Denis, en présence de la Ferte de saint Romain, se soit mêlé de délivrer des captifs à Rouen. Au reste, la première mention de l'exercice du droit du chapitre de la cathédrale de Rouen, ne remonte qu'à l'année 1210. (Voyez l'excellente Histoire du Privilège de saint Romain, par M. Floquet. Rouen, 1833.)
XII.
ANNEE 1194.
Coment le roy greva les églyses par mauvais conseil, et coment il chassa Jehan-Sans-Terre et les Normans qui avoient assegié le Val-de-Rueil.
Quant le roy Phelippe oï noncier que le roy Richart avoit ainsi chacié les clers de Saint-Martin-de-Tours et despoillié de tous leur biens, il luy refist tantost en la forme le souler[125], car il prist et saisi toutes les églyses qui estoient en sa terre qui appartenoient aux éveschiés et aux abbayes de sou povoir. Et par l'amonestement d'aucuns mauvais hommes qui estoient en tour luy, il chaça hors de leur propres lieux les clers, les prestres, les moines qui faisoient le service de Nostre-Seigneur: tous les biens prist et saisi et les converti en ses propres us, et plus: car il greva et dommagea les églyses qui estoient en sa propre terre de griefves tailles et d'exactions désacoustumées: si assembla mains grans trésors en lieux divers, et se mist à petis despens.
Note 125: En la forme le souler. Un second soulier dans la même forme. Il lui rendit la pareille.
La raison pourquoy il le faisoit si estoit pour ce, si comme il disoit, que les roys de France ses devanciers avoient aucunes fois moult perdu de leur terres, pour ce qu'il estoient povres, né qu'il ne povoient riens donner aux chevaliers et aux sergens au temps de nécessité, et quant il avoient besoing des gens et quant guerres leur sourdoient. Mais toutesvoies, en ces trésors assembler, estoit la principale intencion le roy pour secours faire à la terre d'oultre mer, et pour gouverner noblement le royaume de France; jaçoit ce que aucuns, qui point ne savoient son propos né sa volenté, cuidassent qu'il le féist par avarice ou par convoitise. Mais pour ce qu'il avoit oï retraire cest proverbe: «Qu'il est temps de cueillir et d'amasser, et temps de despendre», il cueilli et amassa en lieu et en temps, pour ce qu'il peust semer et espandre au temps de nécessité; si comme il fu aparant ès chastiaux qu'il ferma et de ceux qu'il redresça, et en son royaume qu'il gouverna tousjours si noblement.
Un jour trespassoit la terre au conte Thibaut de Blois[126] le roy Phelippe à toute sa gent et son ost: le roy Richart qui se fu mis en embuschement, pour luy grever s'il peust, sailli soubdainement des bois à moult grant compagnie de chevaliers armes et prist là les sommiers le roy qui portoient les deniers, la vaissellemente d'argent, robes et autres choses.
Note 126: Thibaut. Il falloit avec Rigord: Louis.
En tandis comme ces choses avindrent en la terre le conte Thibaut de Blois, Jehan-Sans-Terre le frère le roy Richart, et le conte d'Arondel, à l'aide des bourgeois de Rouen, assistrent le Val de Rueil en quoy le roy Phelippe avoit mis sa garnison quant il l'eut pris. Mais tantost comme le roy Phelippe le sceut, il se hasta de le secourre, et vint là huit jours après ce qu'il orent le chastel asségié. Il chevauchia tost à pou de gens et à pou d'arbalestriers qu'il avoit avec luy; en l'aube du jour apparant se féri soudainement à grant tumulte et à grant escrois; et les Normans qui cuidoient estre mors s'en alèrent, et se férirent tantost ès bois, et laissièrent en proie tentes, paveillons, engins, et souffisant habondance de viandes. En celle fuite furent les aucuns occis, et plusieurs pris et mis à rançon.
Incidence.—En ce temps prist l'empereur Henry Puille, Calabre et Secille, et soubmist à sa seigneurie par la raison de sa femme qui estoit droit hoir de celle terre.
Incidence.—En ce temps mourut le conte Raimont de Thoulouse de qui la terre eschay au conte Raimont son fils qui estoit cousin le roy de France, de par la contesse Constance qui fu seur le roy Loys.
Incidence.—En celle année fu l'air si esmeu de estourbeillons, de grelles et de tempestes que les blés et les vignes furent si destruis que merveilleusement fu l'année chière qui après vint.
Incidence.—En celle année avint que le roy des Moabiciens, qui estoit appelle Hermirmommelin, entra ès contrées des crestiens par devers le royaume d'Espaigne, à moult grant multitude sans nombre de gens de sa terre; tout le pays prist à gaster et à destruire. Quant Hildephons, le roy d'Espaigne, le sceut, il ala encontre luy à bataille à tant comme il put avoir d'effort; à luy se combati, mais, si comme Dieu le consenti, il fu desconfi et presque toute sa gent occise; à la fuite se mist à tout le remenant de ses hommes. Le nombre des crestiens qui en celle bataille chaïrent fu esmé[127] à cinquante mille. Ceste meschéance avint à la crestienté par la coulpe et par le mauvais sens Hildefons; car il grevoit et abaissoit ses chevaliers et ses haux hommes, les villains eslevoit et essauçoit. Et, pour ceste raison, les chevaliers et les gentils hommes ne porent avoir armeures né chevaux pour ce qu'il estoient povres. Et les villains que le roy ot essauciés qui point ne savoient l'us des armes né n'avoient hardement de combatre, tournèrent en fuye: leur ennemis qui les virent fouir prindrent cuer et les occistrent en fuiant.
Note 127: Esmé. Estimé.
XIII.
ANNEES 1195/1196.
Coment le roy chassa le roy Richart qui avait assis Arches. Et coment il vint à luy et luy fist feaulté et homage de la duchiée de Normandie.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et quinze, au mois de juillet rendi le roy Richart les trièves qu'il avoit au roy Phelippe, si fu lors la guerre recommenciée de nouvel. Adonc craventa le roy Phelippe le Val de Rueil qu'il tenoit, en quoy il avoit sa garnison. En pou de temps après maria sa soeur au conte de Pontieu que le roy Richart luy avoit renvoiée.
En ces entrefaites le roy Richart assembla son ost et son effort de toutes pars et assist le chastel d'Arques que le roy Phelippe tenoit. Mais quant il le sot il vint au secours au plus hastivement qu'il pot et eut en sa compaignie six cens de chevaliers esleus en prouesse et nés de France. Hardiement se férirent en l'ost et chacièrent le roy Richart et tous ses Anglois et tous ses Normans jusques à Dieppe. La ville destruirent et ardirent les nefs et emmenèrent les hommes.
En ce temps que le roy Phelippe retournoit luy et sa gent, il trespassoit de lès un bois que l'on appelle Forets[128]. Le roy Richart sailli soudainement de son embuschement, si se féri en la derrenière bataille le roy Phelippe et en occist aucuns.
Note 128: Forets. Rigord dit seulement: «Juxta nemora quæ vulgus forestas vocat, rex Angliæ ex improviso de forestis illis cum suis egressus, etc.» Ce n'est donc pas un nom propre, mais sans doute la forêt des Ventes.
En ce contemple Mercadiers le maistre de cotériaux le roy Richart, estoit en Berry d'aultre part, en la contrée de Bourges; les fauxbourgs d'Yssodun ardi et puis prist le chastel et y mist garnison de par le roy Richart. En pou de temps après donnèrent les deux roys trièves l'un à l'autre et cessèrent de guerroyer.
Incidence.—En celle année fu si grant désatrempance de l'air et si grans plouages que les blés germèrent aux champs avant qu'il peussent estre cueillis, dont si grant chierté fu après, pour l'année devant où les blés orent esté tempestés, et pour l'autre après où il orent esté noiés ès espis, que l'en vendoit un sextier de blé de fourment à la mesure de Paris seize sous parisis, d'orge dix sous, de mouturage[129] treize sous ou quatorze, et le sextier de sel quarante sous. Pour ce commanda le roy Phelippe que l'en donnast aux povres de ses propres deniers plus largement que on ne souloit, pour la pitié et la compassion de leur mésaise et de leur povreté; et manda par ses lettres aux évesques et aux abbés et à tout le peuple, au plus qu'il pot en priant, que pour Dieu, il s'efforçassent de faire aumosnes pour soustenir la povre gent. Et lors donna le couvent de Saint-Denys en France tout l'argent monnoyé qu'il avoient adonc entre leur mains.
Note 129: Mouturage. «Mixturæ,» dit Rigord. C'est ce que l'on nomme aujourd'hui méteil. Mélange de seigle et de froment.
Incidence.—En celle année commença à preschier de la croix un prestre qui avoit nom Fouques[130]. Par la prédication et par le saint amonestement que il faisoit au peuple furent pluseurs qui se retrairent de péchier; et mains qui cessèrent à prester à usure et rendirent aux bonnes gens ce qu'il avoient du leur par tel mestier.
Note 130: Fouques. Foulques, curé de Neuilly; le principal instigateur de la croisade suivante.
Au mois de novembre qui après vint, furent trièves des deux rois rendues[131]; si refut la guerre effondrée[132] comme devant. Le roy Phelippe assembla son ost en la contrée de Bourges assez près d'Issodun et le roy Richart d'autre part encontre luy. En ce point qu'il estoient tous armés d'une part et d'autre, et estoient jà les batailles ordenées et arrées[133] pour combatre, le roy Richart vint au roy Phelippe tout désarmé, à pou de gent, contre l'opinion de tous ceux qui là estoient, et luy fist hommage voiant tous ceux qui là estoient, et tous ceux de la contrée de Normandie, de la contrée d'Anjou et de Poitou. Et jurèrent l'un à l'autre en celle mesme place qu'il garderoient la paix d'illec en avant; et prisrent un parlement aux octaves de la Tiphaine entre le Vau de Rueil et le chasteau Gaillart[134] de réformer et de consommer la paix.
Note 131: Rendues. Accomplies.
Note 132: Effondrées. Epandue. Rigord dit: Incæpta.
Note 133: Arrées. Pour arrayées. Préparées.
Note 134: Le chasteau Gaillart. Il falloit: De Gaillon. Le Gallaonis de Rigord.
Ainsi se départirent les osts et retourna chacun en ses parties. Le bon roy Phelippe, qui point ne mist en oubli son patron et son deffenseur le glorieux martir monseigneur saint Denis, ala à s'églyse au plus tôt qu'il pot, et offri moult humblement et en moult grant dévocion un riche paile de soie à Dieu et aux glorieux martirs en aliance de charité et d'amour.
Au mois de janvier qui après fu, au quinziesme jour, les deux roys vindrent au lieu du parlement ordené, et amena chascun avec luy les prélas et les barons de son royaume. Là fu la paix confermée, consommée et asseurée par bons ostages d'une part et d'autre, si comme il est contenu en l'instrument authentique de la confirmation de celle paix[135].
Note 135: Cet instrument est dans le texte de Rigord. (Voyez les Historiens de France, tome XVII, p. 43.)
Incidence.—En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil cent quatre-vingt-et-seize, au mois de mars, fu très grant abondance d'iaues, et les fleuves si plains qu'il superabondèrent et noièrent pluseurs villes en pluseurs lieux, les gens, hommes et femmes et enfans. Lors furent rompus et brisiés les pons qui estoient sur Saine. Quant le clergié et le peuple virent que Dieu les menaçoit ainsi et qu'il leur envoioit signe espouvantable devers le ciel et par dessous devers la terre, il se doubtèrent moult durement et eurent paour du second déluge et crioient mercy à Nostre-Seigneur en gémissemens, en pleurs et en larmes, et luy prioient qu'il espargnast à leur péchiés, et qu'il les daignast oïr afflis[136] et contris, par satisfaction de pénitence. Ainsi faisoit le peuple procession en oroisons et en jeunes et en aumosnes, et li bon roy Phelippe suivit ces processions en larmes et en oroisons aussi humblement comme les autres du peuple. Le couvent de Saint-Denis portoit le saint clou et la saincte couronne et le bras saint Siméon, et béniçoient les iaues en croix des saintuaires, et disoient: «Par ses signes de sa saincte Passion ramaint nostre sire ces iaues à leur lieux et en leur drois cours.» Nostre-Seigneur, qui eut pitié de son peuple, fist en pou de jours après revenir les iaues en leur propres lieux, et fu apaisié par les afflictions de son peuple.
Note 136: Afflis. Affligés.
Incidence.—En celle année fu le prieur Jehan de Saint-Denis en France esleu à gouverner l'abbaye de Saint-Père-de-Corbie.
Incidence.—En celle année le conte Baudouin de Flandres fist hommage au roy Phelippe à Compiègne au mois de juing, voyant toute sa baronnie. En ce meisme mois, espousa le roy la royne Marie, fille au duc de Boesme et marchis d'Osteriche[137].
Note 137: D'Osteriche. Il falloit: D'Istrie, avec Rigord.
XIV.
ANNEE 1196.
Coment le roy prist et acravanta le chastel d'Aubemalle, et chassa le roy Richart qui s'estoit soudainement féru en l'ost; et prist aucuns de ses meilleurs chevaliers.
Après que ce fu avenu, passèrent pou de jours que le roy Richart brisa son serement et la paix de luy et du roy Phelippe, qui devoit à tousjours mais estre conformée, si comme vous avez là-dessus oï; car il envay le roy Phelippe et recommença la guerre premier. Son ost assembla en Berry en la contrée de Bourges, si prist et abati le chastel de Virzon par conchiement[138] et par barat. Car il avoit juré au seigneur de Virzon qu'il ne le dommageroit de rien, et qu'il n'avoit de luy garde[139].
Note 138: Conchiement. Duplicité, moquerie.—Barat. Tromperie.
Note 139: Et qu'il n'avoit de luy garde. Et qu'il n'avoit pas lieu de se garder de lui.
Quant le roy Phelippe sot que le roy Richart avoit sa foy mentie et les aliances brisiées, et qu'il eut le chastel de Virzon pris et abatu, il assembla son ost et assist Aubemalle; mais tandis comme le roy y tenoit le siège, le roy Richart ala à Nonencourt[140] et reçut le chastel par boisdie et par tricherie; car il promist à ceux qui pour le roy Phelippe le gardoient aucunes choses. Quant il l'eut bien garni de chevaliers, d'arbalestiers, d'armeures et de viandes, il retourna entre luy et ses Normans et ses coteriaux au chastel d'Aubemalle pour le roy Phelippe lever du siège. Le roy Phelippe fist drécier ses engins et ne cessa de sept sepmaines d'assaillir le chastel par moult grant effort; mais ceux qui dedens estoient qui estoient bons deffendeurs et nobles se deffendoient des François vertueusement, et les reculoient arrière de l'assaut souvent et menu, et aucunes foys avenoit qu'il en occioient et bleçoient assez. Le roy Richart, qui François cuida grever, se féri un jour en l'ost si soubdainement que l'en ne s'en donnoit garde; mais quant François furent armés et il les vit vers luy venir, luy et sa gent tournèrent en fuye, et François les prirent à chacier. En celle fuite fu pris Guy de Touars, chevalier noble en armes, et aigre contre ses ennemis. Mais quant il furent retournés au siège, il prirent à assaillir le chastel plus fortement et plus asprement qu'il n'avoient fait devant, par jour et par nuit, et maintindrent l'estour si continuelment que la maistre tour fu fraite et despeciée, et les murs acraventés des pierres et des mangonniaux.
Note 140: Nonencourt. Aujourd'hui petite ville de département de l'Eure, à sept lieues d'Evreux.
Quant les deffenseurs virent que le chastel estoit en tel point, il pourparlèrent une manière de paix et donnèrent une somme d'argent par telle manière et condicion qu'il s'en iroient quites et délivres, sauf leur avoir et sauves leur armeures. Mais ceste convenance desplut à mains des François qui ne savoient la volenté et les propos du roy. Quant ceux orent la ville rendue, le roy fist craventer le chastel et raser à plaine terre; d'ilec s'en ala à Gisors: un pou après rassist Nonencourt que le roy Richart luy eut fortrait par la boisdie de ceus qui garder le devoient; ses engins fist tout environ drécier, et fist si asprement assaillir par jour et par nuit qu'il le prist assez tost par merveilleux assaut et périlleux. Là furent pris quinze chevaliers, dix-huit frans arbalestriers et souffisant garnison de vitaille. Quant le roy eut le chastel pris, en garde le livra au conte Robert de Dreux.
Incidence.—En celle année, en la tierce yde de septembre, trespassa de ce siècle à la joie de Paradis, si comme l'en cuide, Morise, l'évesque de Paris, homme d'onnourable mémoire, père des povres et des orphelins. Car entre les autres bonnes oeuvres qu'il fist, dont il en fist maintes, fonda-il quatre abbayes et les doa dévotement à ses propres despens: Hervaux, Hermières, Ierre et Gif[141]. Et en la fin donna aux povres pour l'amour de Nostre-Seigneur quanqu'il pot avoir de meubles. Et pour ce qu'il créoit moult fermement la Résurrection des corps, dont il avoit oï doubter mains grans clers en son temps, et il désiroit qu'il les peust rappeler de leur erreur et tous ceus qui en doubteroient, il commanda quant il mourroit que l'en luy escripvit un roulet qui contenait celle sentence: «Je croy que mon raembeur[142] vit et que je ressusciteray de terre au derrenier jour, et verray Dieu mon sauveur en ceste moye char que je meisme voy et non en autre, et que mes yeux regarderont; et ceste espérance est mise en mon cuer.» Il estendi sur son pis, quant il mourut, le parchemin où ces paroles estoient escriptes, et commanda et pria à ses amis que ce roule fust mis sur son tonbel le jour de son obit, pour ce que tous les hommes lectrés et les grans clers leussent celle escripture sainte et creussent fermement la Résurrection de tous les corps, sans nulle doubte[143]. Après luy fu au siège Eude extrait et né des hoirs de Soilly[144], frère Henry l'archevesque de Bourges, moult autre et moult dessemblable de son devancier et en mort et en vie.
Note 141: Hervaus. Herivaux, à une lieue de Luzarches. —Hermières, près de Lagny.—Ierre, sur la petite rivière du même nom; abbaye de femmes, en Brie.—Gif, près de Chateaufort, à cinq lieues de Paris.
Note 142: Raembeur. Rédempteur.
Note 143: C'est Maurice de Sully dont il nous reste de précieux sermons en langue vulgaire. (Voy. mon histoire des Manuscrits français, t. 2, p. 97.)
Note 144: Extrait et né des hoirs. «Natione Soliacensis.» Eudes de
Sully a pourtant laissé une bonne et honnorable réputation.
XV.
ANNEE 1197.
Coment le conte de Flandres et le conte Renaut de Boloigne guerpirent le roy et s'allèrent au roy Richart. Et de pluseurs incidences.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vings-dix-sept, Baudouin, conte de Flandres, se dessevra apertement et départi de la foy et de l'ommage le roy Phelippe, puis s'alia au roy Richart et fist mainte persécution au roy et au royaume. Ainsi fist confédéracion au roy Richart Regnault fils le conte de Dampmartin, à qui le roy avoit donné par moult grant amour la contesse et la conté de Bouloigne; mais celluy rompi son hommage et le serement qu'il avoit fait, et le commença forment à guerroier; il se joint et accompaigna avec les Cotériaux et les autres ennemis le roy; sa terre envaï, villes ardi et prist proies et fist moult grans dommages au royaume de France.
En celle année tout droit en la neuvième kalende de novembre, en un jour de vendredi et en l'eure de tierce mouru l'abbé Hues Foucaut de Saint-Denis en France. Après luy gouverna l'églyse l'abbé Hues de Melan qui estoit prieur d'Argenteuil.
Incidence.—En cel an mouru l'empereur Henry d'Allemaigne qui par sa force avoit prise toute la terre de Sezille, et avoit occis et mis à destruction mains haus hommes et princes du païs. Contre la crestienne religion avoit emprisonné les évesques et les archevesques de la terre, et tousjours avoit grevé saincte églyse à son pouvoir tout ainsi comme son devancier. Pour reste raison, le pape Innocent le tiers fu contraire à son eslection; Phelippe, son frère et tous ceus de sa partie escommenia, et s'assenti à Othon, le fils au duc de Saissoingne, qu'il fist couronner en roy d'Alemaigne à Ais-la-Chapelle.
En ce temps mouru oultre-mer Henry, conte de Troies en Champaigne: nepveu estoit aux deux roys, demouré estoit par-delà, après ce que les deux roys s'en furent retournés pour les terres gouverner. Si l'orent les barons esleu et couronné à roy de Jhérusalem par sa bonté et donné en mariage la fille son devancier. Après sa mort eschéi la conté à un sien frère qui Phelippe avoit nom. En celle année, en la troisième yde de janvier, mouru le tiers Célestin apostole. Après luy fu Innocent le tiers, romain de nacion, si fu avant appellé Lohier[145].
Note 145: «Lotharius.»
Incidence.—En celle année mourut la noble Ysabel[146], contesse de Champaigne, seur au roy Phelippe de par son père, et seur au roy Richart de par sa mère. Si estoit mère aux deux devant dis frères, au conte Henry, roy de Jhérusalem, et Thibaut qui après fu conte de Troyes.
Note 146: Rigord la nomme avec raison Marie.
Incidence.—En celle année, au commencement de la prédication le devant dit Fouques, voult Nostre-Seigneur faire mains miracles pour luy: car il rendoit aux aveugles lumière, aux sourds oiement, aux mues la parole, par ses oroisons et par l'atouchement de ses mains; et mains autres miracles faisoit Nostre-Seigneur pour luy que nous laissons à retraire, pour ce, par aventure, qu'aucuns ne le creroient mie légièrement[147]. Un autre acompaigna à luy, en l'office de prédicacion, qui avoit nom Pierre de Roissy; né estoit de l'éveschié de Paris, bon clerc et bien lettré et plain du saint Esperit, si comme il sembloit au peuple. Mains hommes retrait d'usure et de l'ordure de luxure par sa prédication, et les fist vivre en chasteté; et amena à la continance de mariage les foles femmes qui se mettent ès quarrefours des chemins, et s'abandonnent à tous sans différence, sans avoir honte et vergoingne, pour petit prix; les autres, qui point ne vouloient estre mariées, ains avoient plus chier à vivre en contemplacion, sous l'abit de religion, furent mises en la nouvelle abbaye de Saint-Anthoine-de-lèz-Paris, qui pour raison d'elles fut fondée au temps de lors, et les autres eslurent à souffrir travaus et paines de leur corps, et à aler en divers pélerinages nus piés et en langes. Et qui vouldra savoir en quelle entencion le devant dit provaire preschoit regarde en la fin; car la fin de l'euvre preuve et manifeste les intencions des cuers[148].
Note 147: «Quæ prætermittimus propter hominum nimiam incredulitatem.»
Bon Rigord! comment auriez-vous qualifié l'incrédulité de nos jours!
Note 148: Rigord, par cette dernière réflexion, semble faire allusion
aux bruits fâcheux qui coururent dans la suite sur la rapacité de
Foulques et sur l'ambition de Pierre.
En ce meisme temps prescha un moine de Saint-Denis en France, qui avoit nom Herloin: né estoit de Paris, grant clerc et lettré en la saincte Escripture. Ès cités et ès chastiaux de la petite Bretaigne prescha. Grant multitude de Bretons la croix de sa main prisrent, la mer passèrent sans les autres pélerins attendre, si arrivèrent devant Acre. Celluy Herloin estoit chevetainne et ducteur de celle gent; mais pour ce qu'il n'avoient point chief né gouverneur suffisant à celle besoingne, il se devisèrent en diverses parties, sans ducteur et sans gouverneur; gens estoient qui usoient de leur propre volenté, et pour ce perit leur commencement sans perfection.
Incidence.—En celle année apparurent en mains lieux maintes nouvelletés: à Rosoy, en Brie, le vin fu mu en sang, et le pain en char sensiblement au sacrement de l'autel. En Vermandois, un mort chevalier ressuscita, et puis denonça à mains hommes choses qui estoient à avenir; si vesqui puis long-temps sans boire et sans mengier.
En France, environ la Saint-Jehan, chéi sur les blés une rousée que l'en nomme mielée, dont il furent si emmiélés que quant on en metoit un espi en sa bouche, on sentoit le miel tout proprement. La foudre si tua un homme à Paris et tempestes chéirent en aucuns lieux si grans, qu'elles destruirent les blés et les vignes; et un pou après au mois de juin tempesta de rechief si forment, que les blés, les vignes et les bois furent destruis et defroissiés du tout en tout. Si dura celle tempeste dès Tramblay jusques à Chielle et ès villes environ; car les pierres furent veues cheoir du ciel aussi grosses comme une nois, aucunes aussi comme un oeuf, et plus encor, si comme aucuns disoient.
XVI.
ANNEE 1198.
Coment le roy rappela les Juis en son royaume; et coment le roy Richart prist ses chevaliers devant Gisors, et coment le roy eschappa.
En celle année ramena le roy Phelippe les Juis à Paris et au royaume de France, contre la commune opinion de tous, et contre le ban et l'institution qu'il avoit devant faite et ordonnée au temps qu'il les bannit de toute France. Lors commença à grever saincte églyse de mains griefs et de maintes persécutions, qu'il avoit devant ce tousjours bien gardée et deffendue. Pour ce (s'en voulut Nostre-Seigneur vengier en partie et) ensuivit la venjance le forfait assez tost après. Car au mois de septembre qui après vint, droit à la vigile saint Michiel, comme il ne feust de rien pourveu n'appareillié, le roy Richart entra soubdainement en Vouquecin à tout cinq mille chevaliers, sans les Cotériaux et sans les gens à pié qui estoient sans nombre. Tout le pays d'environ Gisors gasta et destruist; si prist et abati une forteresse qui avoit nom Courcelles, si proia et ardi plusieurs autres villes champestres.
Quant le roy Phelippe en sot la nouvelle, il fu enflambé et eschaufé de moult grant ire, et vint là hastivement à tout cinq cens chevaliers tant seulement; passer cuida jusques à Gisors, mais ses ennemis luy fuient au-devant, qui luy empeschoient la voie: et quant il vit ce, le cuer si luy engroissa, et conçut si grant hardiesce qu'il se féri par moult grant fierté parmi tous ses ennemis ainsi comme tout forsené et se combati moult vertueusement contre le roy Richart et toute sa gent. A pou de chevaliers eschappa d'euls tous, par l'aide Nostre-Seigneur, et se reçut au chastel de Gisors. Mais aucuns des plus grans et des plus nobles chevaliers de sa route furent pris en celle bataille. Là fu pris Alain de Roucy, Maieu de Mally, le jeune Guillaume de Mello[149], Phelippe de Nanteuil et mains autres dont nous tairons les noms. Adonc s'en retourna le roy Richart, qui à celle fois eut eue victoire et donna et départi sa proie à ses gens.
Note 149: Rigord dit: «Mathæus de Marly, Guillelmus de Merloto.» L'r de ces deux noms à disparu dans les temps modernes. La maison de Mailly conserve aujourd'hui son ancienne splendeur.—(Voyez le récit animé de cette défaite dans la Chronique de Reims, pages 68 et suiv.)
Le roy Phelippe qui moult fu dolent de la honte et du dommage qu'il avoit receu et désirant de soy vengier,—mais il ne ramenoit point en mémoire ce qu'il avoit Dieu couroucié,—son ost assembla et entra en Normandie à moult grant force, tout le pays gasta et destruit jusques au Neufbourg et jusques à Biaumont le Rogier. Quant tout ce pays eut proié[150] il retourna en France et donna congié à ses gens, et s'en retourna chascun en son pays. Pour ce furent aucuns qui tinrent à folie ce que le roy départoit ainsi ses chevaliers, et demeurent ainsi à pou de gent. Voir disoient; car quant le roy Richart sot qu'il eut son ost départi, et qu'il fu demouré ainsi privéement et à si petit d'effort, il cueilli ses gens et emmena tous ses Coteriaux[151], si entra en Vouquecin et en Biauvoisin; les villes destruist et prist les proies. Mais l'évesque de Biauvais qui bon chevalier et hardi estoit, et Guillaume de Mello l'en suivirent et cuidèrent rescourre les proies qu'il emmenoit: trop folement et trop despourveuement l'enchaçoient, car il leur bastit un aguait, si les prist et mist en prison. Lors prist le conte de Flandres Saint-Omer qui estoit au roy Phelippe.
Note 150: Proié. Pillé. Prædatus.
Note 151: Rigord ajoute: «Quibus præerat Marchaderius.»
XVII.
ANNEE 1199.
Coment le roy s'alia à Phelippe le due de Souave pour plus grever ses ennemis. Et coment le roy Richart fu mort.
Phelippe, le duc de Souave de qui nous avons là dessus parlé, qui frère eut esté l'empereur Henry, eut l'assens de la plus grant partie de l'empire. A luy s'alia le roy Phelippe en espérance et pour ce qu'il peust plus légièrement surmonter le conte de Flandre, et contrester au roy Richart. Mais Othon le fils au duc de Saissongne, qui en l'empire estoit son adversaire, fu adonc couronné à Ais-la-Chapelle, par l'aide et par la force du roy Richart son oncle, le conte de Flandres, et l'archevesque de Couloigne.
En ce temps envoya en France le pape Innocent le troisiesme un légat qui prestre estoit et cardinal. Pierre de Cappes[152] avoit nom, pour réformer la paix entre les deux roys. Environ la nativité arriva en France, la besoigne pour quoy estoit venu ne pot mener à perfection, car la paix y estoit si desfourmée qu'il ne la pot réfourmer. Mais toutesvoies fist-il tant qu'il cuida avoir mises trièves entr'eux qui devoient durer cinq ans, par la foy de l'un et de l'autre; car il ne pot à ce mener le roy Richart qu'il voulsist donner ostage de la paix.
Note 152: Pierre de Cappes ou de Capoue. Il acquit de la célébrité par la croisade dont le résultat fut la conquête de Constantinople.
En l'an de l'Incarnacion mil cent quatre-vingt et dix-neuf, eut le roy Richart assis un chastel qui est emprès Limoges, en la première sepmaine de la Passion Nostre-Seigneur. Au viconte de Limoges estoit ce chastel, si avoit nom Chauluz[153]. La raison pour quoy il eut ce chastel assis si fu pour ce qu'un chevalier du pays avoit trouvé un trésor en terre. Et ce trésor, si comme l'en disoit, estoit un empereur de fin or, sa femme, ses fils et ses filles; et tous séoient à une table d'or fin. Si y estoient lettres escriptes qui donnoient à entendre à ceux qui les lisoient que cil empereur avoit esté et comme grant temps estoit couru puis que il régna.