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Les grandes chroniques de France (4/6 ): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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«[479]Nous Loys, roy de France, par la grace de Dieu, establissons que tous nos baillis, viscontes, prévos, maieurs de quelque office que il soient, facent serement que tant comme il soient ès offices et ès baillies, il feront droit à chascun sans exception de personnes, ainsi au povre comme au riche, et à l'estranger comme au privé; et garderont les us et les coustumes qui sont bonnes et approuvées. Et sé il avient chose que ceux qui sont ès offices dessus dis facent contre leur serement et il en soient attains, nous voulons que il en soient punis en leurs propres personnes et en leurs biens, selon leur meffait. Et seront les baillis punis par nous, et les autres par les baillis. Après, nous voulons que nos baillis, et tous nos autres sergens feront foy qu'il garderont nos rentes, et que nos drois ne soient amenuisiés; et après ce, il ne prendront né ne recevront, par eux né par autres, dons que on leur face, né or né argent, né bénéfice personnel né autre chose, sé ce n'est pain ou vin ou fruit ou autre viande jusques à la somme de dix sous parisis[480]; et voulons que nul, leur tant soit privé, reçoive courtoisie en leur nom[481].

      Note 479: Cette ordonnance est reproduite en d'autres termes dans le
      1er volume des Ordonnances des rois de France, page 67 et suiv.

      Note 480: Le texte de l'édition du Louvre ajoute ici: En la
      semaine
.

Note 481: «De rechef il jureront que il ne recevront emprunt de homme nul qui soit demorant en leur baillie; né d'autre qui cause aient par devers eux, né qui prochainement li doivent avoir que il sçaichent, outre la somme de vint livres; lequel emprunt il rendront dedens l'espace de deux mois, jasoit ce que li presterres veille le terme alongier.»

(Édition du Louvre, page 230.)

Et avec ce nous voulons que il promettent par leur serement que jà ne feront présent, né ne donront à nul qui soit de nostre conseil né à autres qui leur appartiengne, né aux enquesteurs qui voisent pour enquerre de leur baillies ou de leur prévostés, coment il se maintiennent. Avec ce il prometront par leur serement qu'il ne partiront à nulles de nos rentes[482] ou de nos baillies ou de nos monnoies, né à chose nulle qui nous appartiengne.

Note 482: Nulles de nos ventes. Nangis: A vente nule que on face de nos rentes.

»Après ce, sé les baillis scevent, soubs eulx, prévos ou maieurs ou sergens qui soient rapineurs ou usuriers, nous voulons que il perdent nostre office et nostre service, et qu'il soient punis et corrigiés de leur mauvaistiés. Et pour ce que nous voulons que le serement qu'il feront soit estroitement gardé, nous voulons qu'il soit pris en plaine assise devant tous, soient clers ou chevaliers. Nous voulons et establissons que tous nos prévos et nos sergens se gardent de jurer le villain serement[483] en despit de Dieu et de sa douce mère; et de jeux de dés et de tavernes souspeçonneuses[484].

Note 483: De jurer le villain serement. Nangis: De dire paroles qui soient au despit de Dieu.

Note 484: Souspeçonneuses. Suspectes.

Nous volons que la forge des dés soit abatue par tout nostre royaume, et que les foles femes[485] n'aient maisons à loier pour faire leur péchié: et volons que nos baillis et ceux qui sont en nos offices n'achatent possessions et rentes qui soient en leur baillies né en autres baillies, tant comme il soient en nostre service. Et sé tel achapt est fait, nous volons que il soit mis en nostre main. Nous commandons à nos baillis que tant qu'il soient en nostre service ne marient leurs enfans à nul qui soit demourant en leur baillie sans nostre espécial commandement; et volons qu'il ne mettent fils né fille en nulle religion[486] qui soit en leur baillie, et ne facent donner benefice en saincte églyse, et ne volons qu'il prengnent procuracion né gistes ès maisons de religion. Nous volons que nos baillis et nos prevos n'aient tant sergens que le peuple en soit grevé, et volons que il soient nommés en plaine assise quant il seront fais sergens de nouvel. Si volons que nos sergens qui sont envoiés pour faire aucuns commandement ne soient de riens creus sans lettre de leur souverain. Nous volons que prevos et baillis ne facent grief au peuple qui demeure en leur justices, oultre droiture, né que nul homme soit tenu en prison pour chose qu'il y doie, sé il abandonne ses biens, fors pour nostre debte tant seulement. Nous establissons que sé le debteur confesse la debte que il doit, que amende nulle[487] n'en soit levée; et sé aucuns doivent amende pour leur meffait, nous volons que elle soit jugiée en plain plais. Et sé aucuns prévos ou baillis menacent les gens pour avoir amende en repostaille[488], nous le pugnirons des biens et du corps. Après ce, nous establissons que ceux qui tendront nos baillies et nos prévostés ne soient si osés que il les vendent né mettent hors de leur main sans nostre congié. Et sé il sont deux ou trois ou pluseurs qui achatent ensemble aucuns de nos offices, nous volons que l'un d'eux face l'office et le service qui y appartient à faire. Si volons que nul de nos sergens ne requierre debte que l'en li doie, par soi né par son commandement, mais par autre; sé ce n'est des debtes qui appartiennent à son office.

Note 485: Foles femmes. Les prostituées.

Note 486: Religion. Maison religieuse.

Note 487: Amende nulle. Nul intérêt de la somme due.

Note 488: En repostaille. En particulier, et non dans les audiences publiques. Du bas latin Repositus.

»Nous deffendons à nos baillis que il ne travaillent nos subgiés en causes entamées par devant eux, pour remuement qu'il facent fors en la cour où il furent premièrement entamées[489]. Avec ce, nous commandons que nul homme ne soit dessaisi de chose qu'il tiengne, sans connoissance de cause ou sans nostre espécial commandement. Et volons que nul ne face deffense de porter blés ou vins ou autre marchandise hors de nostre royaume, sans cause nécessaire ou sans nostre commandement. Et volons que tous nos baillis séjornent quarante jours après ce qu'il seront ostés de leur baillies, pour rendre compte et pour amender les torfais où il seront trouvés.»

Note 489: L'édition du Louvre est encore plus obscure en cet endroit; mais le texte latin éclaircit suffisamment le sens: «Porro, viam maliclis volentes præcludere, quantûm possumus firmiter inhibemus ne Baillivi vel alil Officiales prædicti in causis vel negotiis quibuscumque, subditos nostros locorum mutatione fatigent, sino causâ rationabili, sed singulos in locis illis audient ubi consueverunt audiri, ne gravati laboribus et expensis, cogantur cedere juri suo.»

Par ces establissemens amenda moult le royaume de France, et commença à mouteplier de peuple et de richesses, pour la franchise et pour la bonne garde que les gens d'autres nations i trouvèrent.

LXXIII.

ANNEE 1256.

De la prevosté de Paris[490].

Note 490: Ce chapitre est tiré de Joinville.

La prevosté de Paris estoit, en ce temps, vendue aux bourgois de la ville ou à ceux qui acheter la vouloient. Quant il l'avoient achetée, si déportoient[491] leur parens et leur enfans en assés de mauvais cas et de grans oultraiges qu'il faisoient au menu peuple et à ceulx qui ne se osoient revenchier. Par ceste raison estoit le menu peuple trop défoulé. Et ne povoit l'en avoir droit des riches hommes, pour les grans dons que il faisoient au prevost. Qui en ce temps disoit voir devant le prevost et qui vouloit son serement garder que il ne fust faux parjure, d'aucune debte ou d'aucune autre chose où l'en fust tenu de répondre, le prevost en levoit amende, ou il estoit dommagié ou puni[492]. Par les grans rapines qui estoient faites en la prevosté de Paris, le menu peuple n'osoit demeurer en la terre le roy, ainsois demouroit en autres seigneuries, si que la terre le roy estoit si vague que quant le prevost tenoit ses plais, il y venoit si pou de gens que le prevost se levoit, sans oïr personne nulle qui se volissent présenter devant luy. Avec tout ce, il estoit tant de larrons entour le pays, que maintes plaintes en furent devant le roy. Si voult que la prevosté de Paris ne fust plus vendue; ainsois manda l'évesque de Paris et luy dist que ce estoit contre droit et raison que quant les gens vouloient garder leur serement et ne vouloient pas eux parjurer, qu'il en estoient pugnis. «Si vous pri,» dist le roy, «sire évesque, que vous corrigiez ceste mauvaise coustume en vostre terre, et je la corrigerai en la moie.» L'évesque respondi qu'il s'en conseilleroit en son chapitre. Et quant il s'en fu conseillié, il n'en fist riens, pour la convoitise de perdre ses amendes. Onques pour ce le roy ne laissa à enteriner son propos: si donna bons gages à ceux qui gardèrent la prevosté de Paris, et abati toutes mauvaises coustumes dont le peuple estoit grevé, et fist enquérir par tout le païs où il péust trouver homme qui fist bonne justice et roide, et qui ne soustenoit plus le riche que le povre. Si luy fu enditié[493] Estienne Boileaue[494], lequel Estienne garda la prevosté si bien que les maufaiteurs s'en fuyrent né nul n'i demoura que tantost ne fust pendu ou destruit; né parenté né lignage, né or né argent ne le pooit garentir.

Note 491: Deportoient. Soutenoient.

Note 492: Cette phrase est obscure. Je pense qu'il faut entendre que le prévôt forçoit, sous peine d'amende, tous ceux qui étoient appelés en témoignage, à jurer de la vérité de ce qu'on alloit leur demander. Or, comme ces aveux pouvoient être fort dangereux à faire, beaucoup auroient préféré pouvoir dire sans jurer: Je ne sais, je ne me souviens pas. C'est encore là ce qu'on exige aujourd'hui dans les causes criminelles; mais il est vrai que nos témoins reculent plus rarement devant la crainte du parjure.

Note 493: Enditié. Indiqué.

Note 494: Boileaue. Variante: Boilyaue.

[495]Ice Boileaue pendi son filleul pour ce que sa mère luy dist qu'il ne se pooit tenir d'embler; et si fist pendre son compère pour ce qu'il renia un guelle[496] de deniers que son hoste luy avoit baillié à garder. Et pour ce que la terre fu franche de pluseurs servages, et pour le bon droit que le prevost faisoit, le peuple laissoit les autres seigneuries pour demeurer en la terre le roy. Si mouteplia tant et amenda que les ventes et les saisines et les achas et les autres levées valurent plus les quatre pars que quanques le roy y prenoit devant.

Note 495: Cet alinéa n'est pris de Joinville ni de Nangis ni des confesseurs du roi. Pierre Gringoire, dans sa vie de saint Louis, a tiré grand parti de cette courte indication de nos chroniques.

Note 496: Guelle. Variante: Geule, bourse.

LXXIV.

ANNEE 1256.

De celui qui jura vilain serement.

Une fois avint que le roy chevauchoit parmi Paris; si oï et entendi un homme qui jura trop villainement de Dieu: si en fu le roy moult courroucié en son cuer et commanda que il feust pris, et le fist signer d'un fer bien chaut et ardant parmi la lèvre de sa bouche, pour ce que il eust perdurable mémoire de son péchié, et que les autres doubtassent à jurer villainement de leur créateur. Moult de gens[497] murmurèrent contre le roy pour ce que cil estoit si laidement signé. Le roy, qui bien entendi leur murmurement, ne s'en esmut de rien contre eux, ainsois fu remembrant de l'escripture, qui dit: «Sire Dieu, il te maudiront et tu le béniras.» Si dist une parole qui bien fu escoutée: «Je voudroie estre ainsi signé et en telle manière comme celluy est, et jamais villain serement ne feust juré en mon royaume.» La sepmaine emprès que cil fu signé, le roy donna aux povres femmes lingières qui vendent viez peufres[498] et viez chemises, et aux povres ferrons qui ne pevent avoir maisons la place d'entour les murs des Innocens pour Dieu et en aumosne. Si en fu moult bénéi du peuple[499].

      Note 497: Moult de gens. «Multi secundûm sæculum sapientes.»
      (Nangis.)

Note 498: Viez peufres. Vieilles fripperies.

Note 499: De là sans doute l'origine du nom des rues de la Grande Fripperie et de la Ferronnerie. Nangis dit seulement ici «que le roy fist faire une nouvelle oeuvre pour le prouffit du peuple de Paris, dont il receut moult de bénéiçons,» sans spécifier quelle étoit cette oeuvre. Dulaure, dans son abominable Histoire de Paris, ne dit rien de tout cela. En revanche, il transforme en habitude constante de saint Louis la rigueur exemplaire qu'il crut devoir montrer une seule fois à l'égard d'un blasphémateur effronté. Joinville, je dois le dire, cite pourtant encore un orfèvre de Césarée, en Palestine, que le roi, pour un grief analogue, fit exposer dans cette ville entouré des entrailles d'un porc. Puis, il ajoute, comme en parlant d'un fait contestable: «Je oy dire, puis que je revins d'Outre-mer, que il en fist cuire le nez et le balevre à un bourjois de Paris. Més je ne le vis pas.» C'est le bourgeois de Nangis. Voilà donc à quoi se réduisent toutes les langues percées par ordonnance de saint Louis.

LXXV.

ANNEE 1256.

Du seigneur de Couci pour son meffait.

Assez tost après avint que en l'abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois[500] près de Laon estoient demourans trois nobles enfans nés de Flandres, pour apprendre françois. Iceuls enfans alèrent jouer parmi le bois de l'abbaye à tout arçons et saietes ferrées pour berser et pour prendre connins[501]. Si comme il chaçoient leur proie qu'il avoient levée au bois de l'abbaye, il entrèrent au bois messire Enguerrant de Coucy; tantost furent pris et retenus des forestiers qui le bois gardoient.

Note 500: Saint-Nicolas-au-bois. Dans la forêt de Voat, entre Laon et La Fère.

Note 501: Connins. Petits lapins.—Berser, tirer de l'arc.

Quant Enguerrant sot le fait par ses forestiers, luy qui fu cruel sans pitié, fist tantost pendre les enfans qui estoient sans malice et ne savoient point la coustume du pays né le langaige. Quant l'abbé de Saint-Nicolas qui les avoit en garde sot ce villain cas, si le monstra à messire Giles le Brun, qui adonc estoit connestable de France. Si en fu forment courroucié, car l'un des enfans ly appartenoit. Si s'en vindrent ambedui au roy de France, et lui requistrent qu'il leur féist droit du seigneur de Coucy.

Quant le roy sot la cruauté si grant et si villaine, si le fist appeler et semondre à sa court pour respondre de ce fait. Quant le sire de Coucy entendi le mandement du roy, il vint à Paris et se présenta devant le roy et dit qu'il ne devoit point respondre de ce fait devant le roy, ainsois devoit respondre du fait devant les pers de France, selon la coustume de baronnie. A ce fu répondu du conseil le roy que le sire de Coucy ne tenoit pas sa terre en fié de baronnie; et tout ce fu prouvé par les registres de la court de France. Car la terre de Boves et la terre de Gournai[502], qui ont la dignité et la seigneurie de baronnie, furent parties de la terre de Coucy pour raison de fraternité[503]; pourquoy il fu dit au seigneur de Coucy qu'il ne tenoit pas sa terre de baronnie, et convenoit qu'il respondist devant le roy, et qu'il ne povoit décliner sa court.

      Note 502: Gournai. Sur la frontière de Picardie, à quelques lieues
      de Compiègne.—Boves, à deux lieues d'Amiens.

      Note 503: Pour raison de fraternité. C'est-à-dire par l'effet d'un
      partage entre frères.

Le roy le fist prendre par sergens d'armes, et le fist mettre en la tour du Louvre en prison fermée, et ly donna jour de respondre de ce fait. Au jour qui fu assigné, les barons de France s'assemblèrent au palais le roy, et furent tous en l'aide au seigneur de Coucy.

Lors fist venir le roy le seigneur de Coucy par devant luy, et luy commanda qu'il respondist du cas dessus dit. Le sire de Coucy, par la volenté du roy, appela tous les barons pour li conseillier, et y alèrent presque tous, et demoura le roy presque tout seul. L'entencion le roy estoit de faire droit jugement, et de le punir d'autelle mort comme il avoit les enfans fait mourir sans soy fléchir.

Quant les barons virent la volenté du roy, si furent tous espoentés et courrouciés; si loèrent au seigneur de Coucy qu'il n'attendist pas jugement, ainsois se méist du tout en la mercy du roy. Les barons vindrent devant le roy et lui prièrent moult doucement qu'il eust pitié de son baron, et qu'il en prist telle amende comme il voudroit. Le roy, qui moult fu eschaufé de justice, respondi: «Sé je cuidasse que Dieu me sceust aussi bon gré de luy justicier comme de laissier[504], maintenant mourust d'aussi villaine mort comme il fist les enfans justicier et mourir sans cause qui estoient innocens; né jà ne feust laissié pour baron nul qui luy appartenist.»

Note 504: De laissier. De le laisser, de ne pas en faire justice. Le roi veut dire que s'il pensoit que Dieu ne s'offensât pas de la punition plus que de l'acquittement d'Enguerrant, lui pencheroit pour la punition. Vély et les autres n'ont pas compris cette réponse.

A la parfin quant le roy vit les humbles prières de ses barons, il se fléchi et s'accorda que le sire de Coucy rachetast sa vie. Si fu l'amende jugiée à dix mille livres de parisis; et avec ce il demourroit en la Saincte terre d'Oultre-mer par l'espace de trois ans, pour aidier la Saincte terre à deffendre contre les Sarrasins à ses propres cous, et establiroit deux chapelles où l'en feroit le service de saincte églyse pour les enfans, pour leur ame et pour toutes autres.

Quant l'amende fu tauxée et jugiée, le sire de Coucy se hasta moult de faire le commandement du roy: si envoia à Paris dix mille livres. Le roy ne voult point qu'il demourassent en son trésor, ainsois en fist faire la maison Dieu de Pontoise, et la multiplia en rentes et en terres, et si en fist faire le dortoir aux Frères Prescheurs de Paris; et du remenant fist faire le moustier aux Frères Meneurs de Paris. Et le sire de Coucy s'en ala oultre mer, qui n'osa demourer oultre le terme qui luy fu mis. Grant exemple doit estre à tous ceux qui tiennent justice; que si très haut homme et de si grant lignage qui n'estoit accusé que de povres gens, trouva à grant paine remède de sa vie[505].

Note 505: Gringoire, dans sa Vie de saint Louis par personnages, a mis encore à profit cette anecdote. Voy. O. Leroy; Etudes sur les mystères. Paris, 1837.

LXXVI.

ANNEE 1256.

De la grant sapience le roy de France.

Quant les barons de France entendirent le grant sens et la droicte justice qui estoit au bon roy, si le doubtèrent moult forment et luy portèrent honneur et révérence, pour ce qu'il estoit de moult saincte vie. Si ne fu puis nul homme qui osast aler contre luy en son royaume; et sé aucun estoit rebelle, tantost estoit humilié son orgueil. En ceste manière tint le roy son royaume en pais tout le cours de sa vie, puis qu'il fu repairié de la terre d'Oultre-mer. Quant le roy savoit aucun haut prince qui eust aucune indignation ou aucune male volenté contre luy, laquelle il n'osoit appertement monstrer, luy par son bon sens le traioit à paix charitablement pour débonnaireté, et faisoit amis de ses anemis en concorde et en paix. Et, si comme l'escripture dit: Miséricorde et pitié gardent le roy, et débonnaireté ferme son trone; tout ainsi le royaume de France fu gardé fermement et en pitié au temps du bon roy; car miséricorde et vérité qu'il avoit tousjours amies le gardèrent. Es causes qui estoient tournées contre luy de ses hommes et de ses subgiés, le bon roy aleguoit tousjours contre luy. Pour ce le faisoit que tous ceux qui estoient de son conseil et qui devoient faire droit jugement pour luy ou contre luy, ès causes menées ontre ses subgiés, ne se declinassent de faire droit jugement, pour la paour de luy. Il envoioit souvent enquesteurs sus ses prevost et sus ses baillis parmi le royaume, et quant l'en trouvoit chose qui faisoit à amender, il faisoit tantost restablir le deffaut qui faisoit à amender. Icel meisme faisoit-il souvent faire sus la mesnie de son hostel, et faisoit punir ceux que l'en trouvoit coupables, selon ce qu'il avoient desservi. Il se gardoit moult de dire vilaines paroles, meismement de détractions et de mençonges. Pou ou néant maudissoit, né jà ne déist villenie à homme, tant fust de petit estat. Especiaulment le roy se tenoit de jurer du tout en tout, en quelque manière que ce fust: et quant il juroit, si disoit-il: Au nom de moy; mais un frère meneur l'en reprist, si s'en garda du tout en tout, et ne jura autrement fors tant qu'il disoit: si est, ou non est. L'en ne povoit trouver homme tant fust sage né lettré qui si bien jugeast une cause comme il faisoit né qui donnast meilleure sentence né plus vraie.

LXXVII.

ANNEE 1256.

Coment le roy servoit les povres.

Chascun samedi avoit le roy acoustumé de laver les piés aux povres en secret lieu. Et estoit par nombre quatre les plus anciens et les plus desfais que on peust trouver; si les servoit dévotement à genoux, et leur essuyoit les piés d'une touaille, et puis les baisoit et leur donnoit l'eaue pour laver leur mains, et les faisoit asseoir au mengier, et en propre personne il les servoit de boire et de mengier, et souvent s'agenouilloit devant eux.

Après ce qu'il avoient mengié, il donnoit à chascun quatre sous. Et, s'il avenoit que aucune essoigne[506] le presist, qu'il ne peust faire le service aux povres, il vouloit que son confesseur le fist ainsi comme il le faisoit. Grant honneur portoit le roy à ses confesseurs, dont il avenoit souvent que quant le roy se séoit devant son confesseur, et fenestre ou huis se débatoient ou ouvroient pour la force du vent, hastivement se levoit et l'aloit fermer, ou mettre en tel point qu'elle ne fist noise à son confesseur. Si luy dist son confesseur que il se souffrist de ce faire. Et il luy dist: «Vous estes mon chier père, et je suy vostre fils; par quoy je le doy faire.»

Note 506: Essoigne. Besoin, nécessité.

LXXVIII.

ANNEE 1256.

Coment le roy faisoit abstinence de son corps.

Le roy, du consentement la royne sa femme, se tenoit par tout l'avent et par tout caresme, et par toutes les hautes vigiles, de couchier en son lit. Et, après ce qu'il avoit receu le précieux corps Nostre-Seigneur Jhésucrist, il s'en tenoit par trois jors. Il vouloit que ses enfans qui estoient parcreus et en aage oïssent chacune journée matines, la messe et vespres, et complie hautement à note, et vouloit qu'il fussent au sermon pour entendre la parole de Dieu, et que il déissent chascun jour le service Nostre-Dame, et qu'il scéussent lettres pour entendre les escriptures.

Quant il avoit souppé, il faisoit chanter complie, et puis retornoit en sa chambre et faisoit ses enfans séoir devant luy, et leur monstroit bonnes exemples des princes anciens qui par convoitise avoient esté décéus, et les autres qui par luxure et par orgueil et par tels vices avoient perdu les royaumes et leur seigneuries. Il faisoit porter à ses enfans chapeaux du roses ou d'autres fleurs au vendredi, en remembrance de la saincte couronne d'espines dont Jhésucrist fu couronné le jour de sa saincte passion.

LXXIX.

ANNEE 1256.

Coment le roy se confessoit.

A coustume avoit le roy de soy confesser tous les vendredis de l'an dévotement et secretement. Tousjours après sa confession recevoit discipline par la main de son confesseur de cinq petites chaiennes de fer jointes ensemble que il portoit en une petite boiste d'ivoire en une aumonière de soie. Telles boistes à tout telles chaiennes donnoit-il aucunes fois à ses privés amis pour recevoir autelle discipline comme il faisoit. S'il avenoit que son confesseur luy donuast trop petis cous, il luy faisoit signe qu'il ferist plus asprement. Pour une haute feste il ne laissoit à prendre sa discipline dessus dicte[507].

Note 507: Guillaume de Nangis, que notre auteur traduit dans tous ces pieux détails, ajoute ici: «Né ce ne fait pas à trespasser coment uns confessors que li rois ot devant frère Gefroi de Baulieu, li donnoit aspres et dures disciplines, en tele manière que sa char, qui tendre estoit, en estoit moult grevée. Mais oncques li bons rois, tant come il vesqui, ne le voult dire; ainsois le dist après sa mort tout en jouant et en riant à frère Gefroi.» (Edition du Louvre, p. 239.)

Long-temps porta le roy la haire à sa char toute nue; mais il la laissa par le commandement de son confesseur, et pour ce qu'elle luy estoit trop griève: et portoit une couroie de haire: et, pour ce qu'il la laissa à porter, il commanda que son confesseur donnast chascun jour aux povres quarante sous. A coustume avoit le roy de jeuner tous les vendredis de l'an, né ne mengeoit char né sain[508] au mercredi. Et toutes les vigiles de Nostre-Dame, il jeunoit en pain et en eaue, et aussi faisoit-il le vendredi benoist. Il ne goustoit de poisson né de fruit les vendredis de caresme, et metoit tant d'eaue en son vin qu'il ne sentoit que pou ou néant de vin.

Note 508: Sain. Graisse.

LXXX.

ANNEE 1256.

Coment le roy fist plusieurs religions en France.

Dès le temps de s'enfance fu le roy piteux des povres et des souffraiteux: il avoit acoustumé par tout là où il estoit que six-vins povres fussent péus[509] en son hostel; chascun jour en caresme croissoit le nombre, et souvent estoit que le roy les servoit, et metoit la viande devant eux, meismement[510] aux hautes vigiles des festes sollempnels. Avec tout ce, il donna moult grans aumosnes et larges aux povres hospitaux, aux povres maladeries et aux autres povres collièges et aux povres qui plus ne povoient labourer par viellesce ou par maladie: si que à paine povoit estre raconté le nombre des povres qu'il soustenoit. Dont nous poons bien dire que il fu plus beneuré que Titus l'empereur de Rome, dont l'istoire raconte qu'il estoit tout forment couroucié, le jour qu'il n'avoit largement donné aux povres[511].

Note 509: Péus. Repus, restaurés.

Note 510: Meismement. Surtout.

Note 511: Donné aux povres. Voilà comme le chroniqueur de saint Louis et saint Louis même devoient entendre le célèbre mot de Titus: Amici, diem perdidi. En effet, comment Titus n'auroit-il pas perdu bien des journées, si, dans la distribution de ses bienfaits, il avoit oublié les pauvres, les malades et les malheureux de toute espèce!

Dès le commencement que il vint à son royaume tenir et il le sot appercevoir, commença-il à édifier plusieurs moustiers et maisons de religions, entre lesquelles Royaumont fu l'une des belles et des nobles. Il fist édifier pluseurs maisons de frères Prescheurs et Meneurs en pluseurs cités et chastiaux de son royaume; il fist parfaire la maison Dieu de Paris[512], et celle de Pontoise, et celle de Compiègne et de Vernon, et leur donna grans rentes. Il fonda l'abbaye Saint-Mahieu de Rouen, et fonda l'abbaye de Longchamp, où il mist femmes de l'ordre des frères Meneurs. Il donna plain povoir à la royne Blanche sa mère de fonder l'abbaye du Lis delès Meleun sur Seine, et celle delès Pontoise que on nomme Maubuisson. Il fist faire la maison des avugles delès Paris[513], pour mettre tous les povres avugles de la ville, et leur fist faire une chappelle où il oient le service Nostre-Seigneur. Il fist faire la maison de Chartreuse delez Paris[514], et donna aux frères qui servoient ilec le souverain créateur, rentes souffisans. Et si fist faire une maison au chemin de Saint-Denys en France qui fu nommée la maison des Filles Dieu[515]. En celle maison fist mettre une grant quantité de femmes qui par povreté s'estoient mises et abandonnées au péchié de luxure; et donna à la maison Dieu quatre cens livres de rente pour la maison soustenir. Avec ce, il fist faire pluseurs maisons de Beguines parmi son royaume, et leur fist moult de graces pour leur vivre, et commanda que nulle n'en fust esconduite qui vouldroit vivre chastement. Aucunes gens de son hostel murmurèrent que il faisoit si grans aumosnes, et luy distrent; car il ne s'en porent tenir. Et il respondi: «Je aime mieux que grans despens soient fais en aumosnes pour l'amour de Dieu, que ès vaines gloires de ce monde.» Né jà pour les grans despens que le roy faisoit en aumosnes, ne laissoit-il à faire grans despens en son hostel chascun jour. Largement et liement se contenoit le roy au parlement, et estoit sa cour aussi largement servie comme elle fu oncques au temps de ses devanciers.

Note 512: La maison Dieu. L'Hôtel-Dieu.

Note 513: Delez Paris. Près du cloître Saint-Honoré.

Note 514: Delez Paris. D'abord dans le village de Chantilly, puis dans l'hôtel ou château de Vauvert, situé au centre de la Pépinière actuelle du Luxembourg.

Note 515: Filles-Dieu. Sur remplacement des passages du Caire.

Le roy amoit toutes gens qui entendoient à Dieu servir et qui portoient habit de religion. Il fit grace aux frères Nostre-Dame du Carme, et leur fist faire une maison sus Saine[516], et acheta la place d'entour pour eux eslargir, et leur donna revestemens et galices[517] et toutes choses qui sont convenables à Dieu servir et à faire son office.

Note 516: Sus Saine. Vers le quai de la Grève. De leur manteau rayé le peuple prit occasion d'appeler ces religieux Les Barrés. De là le nom de la rue des Barrés, qui conduit aujourd'hui au port Saint-Paul.

Note 517: Galices. Calices.

Après il acheta la granche à un bourgois de Paris et toutes les appartenances et leur en fist faire[518] un moustier dehors la porte de Montmartre. Les frères des Sacs furent hébergiés en une place sus Saine par devers Saint-Germain-des-Prés[519] qu'il leur donna; mais pou y demourèrent, car il furent quassés et abatus. Après qu'il furent abatus, les frères de Saint-Augustin vindrent demourer en icelle place pour ce qu'il estoient trop estroitement hébergiés. Une autre manière de frères vindrent au roy qui disoient qu'il estoient de l'ordre des Blans Mantiaux, et luy requistrent qu'il leur aidast à ce qu'il peussent avoir une place où il peussent demourer à Paris: et le roy leur acheta une maison et la place entour delès la vielle porte du Temple, assez près des Tisserans[520]; mais il furent abattus au concilie de Lyon que Grégoire dizième fist.

Note 518: Leur en fist. Notre chroniqueur, qui se règle ici sur Joinville, n'a pas bien reproduit le texte de son modèle. Joinville dit qu'il donna cette maison aux Frères Augustins. Elle étoit près de la porte Montmartre et de la rue dite plus tard de la Jussienne. Les Augustins y restèrent jusqu'au moment où ils acquirent la maison des Frères Sachets ou des Sacs.

Note 519: Sur l'emplacement du Marché de la Volaille.

Note 520: Des Tisserans. Dans la rue qui prit à compter de là le nom de rue des Blancs-Manteaux. Ces moines, dont le véritable nom étoit Serfs de la vierge Marie, devoient leur surnom à la couleur de leurs manteaux. Ils furent supprimés en 1271 et remplaces en 1299, dans leur maison de Paris, par les Guillelmites. En 1622, ces derniers obtinrent leur réunion aux Bénédictins réformés dits de la Congrégation de Saint-Maur.

Après revint une autre manière de frères qui se faisoient nommer les Frères de Saincte-Croix, et requistrent au roy qu'il leur aidast, et le roy le fist moult volentiers; en une rue les héberga qui estoit appelée le Quarrefour du Temple[521], et qui ores est nommée la rue Saincte-Croix.

Note 521: Quarrefour du Temple. Félibien dit qu'avant les Chanoines réguliers de Sainte-Croix, la rue s'appeloit de la Bretonnerie, où étoit l'ancienne monnoie du roi. (Hist. de Paris, tome 1, p. 373.)

En ceste manière, comme nous avons dit, avironna le roy tout Paris de gent de religion. Les congrégations de religieux visita souvent et leur requeroit en chapitre humblement à genoux que il priassent pour luy et pour ses amis. Lesquelles humbles prières esmouvoient souvent les gens qui entour luy estoient à faire bonnes oeuvres et de vivre sainctement.

LXXXI.

ANNEE 1256.

Coment le roy donnoit ses prouvendes[522].

Note 522: Prouvendes. Provisions, prébendes, bénéfices.

Quant le roy donnoit aucuns bénéfices qui appartenoient à sa collacion, il faisoit enquerre s'il estoient bonnes personnes et de dévote vie, sans luxure et sans orgueil et sans arrogance; espéciaulment quant évesque ou archevesque mouroit, là où il avoit sa régale, par le chancelier de Paris et par autres bonnes gens; et ceux qui avoient bon renom avoient les prouvendes. Il ne donnoit nul bénéfice à clerc nul, tant fust lettré, qui eust autre bénéfice et autre prouvende, s'il ne résignoit avant ceux que il tenoit; né ne voult oncques donner né octroier bénéfices né prouvendes, sé il ne eust certains tesmoins que il fust vague, et que celuy qui le possédoit estoit mort. Tous les jours disoit le roy les Heures de Nostre-Dame entre luy et son chapelain, et tout le service des Mors. Et quant il disoit ses heures si se gardoit de parler, sé ne fust aucun pour qui il ne le peust bien refuser.

LXXXII.

ANNEE 1256.

Coment le roy envoioit ses lettres privéement.

Une chose de mémoire digne devons bien raconter: il avint que le roy estoit à Poissy secrètement avec ses amis; si dist que le greigneur bien et la plus haute honneur qu'il eust oncques en ce monde luy estoit avenue à Poissy. Quant la gent l'oïrent ainsi parler, si se merveillèrent moult de quelle honneur il disoit, car il cuidoient qu'il deust mieux dire que telle honneur luy fust avenue en la cité de Rains, là où il fu couronné du royaume de France.

Lors commença le roy à sousrire et leur dist que à Poissy luy estoit avenue celle grant honneur; car il y avoit receu baptesme qui est la plus haulte honneur sus toutes autres. Quant le roy envoioit ses lettres à ses amis secrètement, il metoit: Loys de Poissy à son chier ami, salut. Né ne se nommoit point roy de France. Si l'en reprist un sien ami, et il respondi: «Biaus ami, je suis ainsi comme le roy de la fève qui au soir fait feste de sa royauté, et l'endemain, par matin, si n'a plus de royauté.»

Le roy avoit une coustume que quant il estoit près des malades, il s'agenouilloit et leur donnoit sa benéiçon, et prioit Nostre-Seigneur que il leur en voulsist donner garison; et puis si les touchoit de ses dois là où la maladie estoit, et faisoit le signe de la croix, en disant les paroles de la puissance Nostre-Seigneur et de sa digne vertu, après ce qu'il les avoit tenu et baisié. Selonc ce qu'il appartient à la dignité royal, il les faisoit mengier à sa court et leur faisoit à chascun donner de l'argent pour raler en leur contrées.

LXXXIII.

ANNEE 1257.

Coment Marseille fu prise du conte Charles.

Il avint en ce temps, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens cinquante-sept, Charles conte d'Anjou envoia de ses propres messages aux bourgois de Marseille et leur pria qu'il se tenissent loiaulment vers luy, et que bien le devoient faire pour la contesse sa femme à qui la terre et la contrée appartenoit et par le conte Raimont son père. Il receurent les messages et promistrent la cité et toute la contrée tenir de luy. Mais ne demoura guaires que les puissans hommes de Marseille montèrent en si grant orgueil que il firent tout le commun peuple tourner contre luy; et si chacièrent la gent au conte hors de la cité. Et quant il orent ainsi fait, il s'appareillèrent à armes contre le conte.

Sitost comme nouvelles en vindrent au conte, il assembla grant ost et vint sur eux à moult grant force de gent; et tint le siège longuement devant la cité, et y fist jetter et lancier pierres et mangonniaux si souvent et si espessément que ceux dedens furent à grant meschief, et que viandes leur faillirent. Quant il virent que il ne povoient pas longuement durer, si se rendirent à sa volenté et se sousmirent à mercy.

Le conte Charles fist mener en une place tous ceux qui avoient commenciée la traïson, et commanda que il eussent tous les testes coupées devant tout le peuple. Après il prist tous les chastiaux et les forteresces que Boniface tenoit qui estoit seigneur de Chastelaine[523] en Provence, car il avoit esté en l'aide de ceux de Marseille, et le chaça hors de la terre de Provence.

Note 523: Chastelaine. Castellane.

Ainsi comme la guerre estoit à Marseille, Branquelan de Bouloingne fu rappellé à estre Sénateur de Rome, duquel nous avons parlé avant, par le commun peuple des Romains. Mais il vint là à moult grant peine pour les aguais qui luy furent fais de la gent de l'églyse. Si tost comme il fu là venu à Rome, il fist abatre toutes les tours de la cité, fors la tour au conte de Naples, et chaça tous les nobles hommes de la partie de l'églyse, et dommagea les cardinaux et mist soubs le pié, pour ce qu'il luy avoient esté contraires à l'autre fois; et assist un port à Rome que l'en nomme Corte[524]: une maladie le prist dont il morut; porté fu à Rome. Là fu plaint et regreté du menu peuple, pour ce qu'il estoit bon justicier et droiturier. Pour l'amour de luy il firent Sénateur de maistre Castellain, qui estoit son oncle. Celle année plut tant et fist si grans cretines[525] d'eaue que les blés qui estoient aux champs et ès granches furent germés, et les vins ne porent meurer[526].

Note 524: Un port que l'en nomme Corte. Il falloit: Une ville que l'on nomme Corneto. Le latin dit: «In obsidione Corneti infirmitate correptus» et non pas correctus, comme l'a imprimé Duchesne.—Corneto est à l'extrémité du Patrimoine de Saint-Pierre, vers la Toscane.

Note 525: Cretines. Crues, inondations.

Note 526: Meurer. Mûrir. Le latin dit: «Et racemi in vineis ad debitam maturitatem pervenire non potuerunt. Propter quod vina nova adeò fuerunt viridia quod cum remorsu et vultûs impatientiâ bibebantur.»

LXXXIV.

ANNEES 1259/1260.

De la paix du roy de France et du roy d'Angleterre.

Le roy Henry d'Angleterre vint en France l'an mil deux cens cinquante et neuf, et vint avec luy le conte Rogier de Glocestre[527] à grant compaignie de barons, de prélas et de chevaliers. Le roy de France le reçut moult liement et voult que il demourast en son palais à Paris. Grant feste et grant soulas luy fu fait toute une sepmaine, et donna le roy de France grans dons au roy Henry et à ses barons.

Note 527: De Glocestre. Ce doit être une faute et il faudroit de Norfolk. C'étoit Rogier le Bigot; ou, si c'étoit Glocestre, il faudroit Richard au lieu de Rogier.

Quant la feste fu départie, le roy Henry ala visiter Saint-Denys où il avoit sa dévocion. L'abbé et le couvent le receurent moult honnourablement, et furent les moines revestus en chapes au cuer. Là demoura le roy un mois et plus; au départir il donna une coupe d'or et un grant henap d'argent. Le jour qu'il s'en parti, il donna sa fille à Jehan, fils au duc de Bretaigne, et s'en revint devers le roy de France.[528]

Note 528: Je suis, à partir d'ici, la leçon unique et complètement inédite du beau manuscrit de Charles V, n° 8395. L'édition imprimée et les autres manuscrits portent seulement:

«Le roy Loys ot conscience pour la terre de Normandie que le roy Phelippe-Dieudonné avoit conquise et retenue par le jugement des pairs de France sur le roy Jehan d'Angleterre. Par pluseurs fois en parlèrent ensemble et s'accordèrent en la manière qui en suit: C'est assavoir que le roy Henry, par sa bonne volenté et du consentement le roy Richart d'Alemaigne, quitta du tout en tout pardurablement et à tousjours au roy de France et à ses hoirs tout le droit qu'il povoit avoir en la duchié de Normandie, et en la terre d'Anjou, de Poitou et de Maine; pour laquelle quittance le roy luy donna Gascoingne et Agenois, en telle manière qu'il la tendroit en fief du roy de France et de ses hoirs, et que il soit appelé et intitulé ès registres de France duc d'Acquitaine et pair du France. Lequel hommage le roy Henry fist en la présence de ses hommes et des barons de France, et promist par son serement estre bon et loiaus vers son seigneur le roy de France. Puis que la paix fu confermée, chevaucha le roy Henry parmi France, et regarda le pays qui moult lui sembla bel.»

Lors pour tous les descors, debas, discensions, demandes et actions qui estoient et avoient esté entre les deux roys de France et d'Angleterre, fu ordené et délibéré par leur gré et volenté, en la forme et manière qui s'ensuit:

Cy après est la teneur de la chartre coment le roy Henry d'Angleterre renonça à toute la duchiée de Normandie.

[529]A tous ceux qui ces lettres verront ou orront. Nous, Boneface, archevesque de Cantorbie, primas de toute Angleterre; Wals[530], évesque de Wincester; Symon de Montfort, conte de Lincester; Richart de Clarc, conte de Glocester et de Herefort; Rogier le Bigot, conte de Norfolck et mareschal de Angleterre; Humfroy de Boün, conte de Herefort[531]; et de Essex; Guillaume de Fors, conte de Albemalle; Jehan de Plessis, conte de Warewik; Hugue le Bigot, justice d'Angleterre; Pierres de Savoie; Rogier de Mortemer; Jehan Manseil, trésorier de Guerwik[533]; Phelippe Basset[534]; Richart de Grey[534]; James de Aldichel[535] et Pierres de Montfort, conseilliers nostre seigneur le roy d'Angleterre, salus en nostre Seigneur. Nous faisons assavoir que nous avons veue et entendue la forme de la pais qui est faite et jurée entre le noble roy de France Loys et le noble roy Henry de Angleterre, nostre seigneur, en tels paroles:

Note 529: Cette pièce est la confirmation de la Compositio pacis, faite au nom de Louis, roy de France, et que l'on peut voir en latin et en françois dans Rymer, 1re édition, tome 1er, p. 688, sous la date du mois d'octobre 1259. Quant à cette confirmation, le préambule et la conclusion s'en trouvent dans la nouvelle édition de Rymer, donnée en 1816, tome 1er, p. 390. J'ai collationné notre texte sur le sien. Pour l'acte lui-même, il est conservé aux Archives du royaume et a été donné par Menart dans ses Observations sur Joinville. (Voy. éd. de Ducange, p. 369.) Mais il s'est glissé dans cette première édition de nombreuses fautes: j'ai signalé les plus grossières.

Note 530: Wals. Rym. Walt.

Note 531: Rymer: Humifroy de Bohun, comte de Rochefort.

Note 532: Guerwick. Pour Warwich. Rymer: Emerbil.

Note 533: Basset.. Rymer: De Ballech'.

Note 534: Grey. Rymer: Grecy.

Note 535: Aldichel. Rymer: Audilée.

«Henry, par la grace de Dieu, roy de Angleterre, sire d'Illande et dux de Aquitaine. Nous faisons assavoir à tous ceux qui sont et qui à venir sont, que nous, par la volenté de Dieu, avec nostre chier cousin le noble roy Loys de France, avons paix faicte et affermée en ceste manière. C'est assavoir que il donne à nous et à nos hoirs successeurs toute la droiture que il avoit et tenoit en ces trois éveschiés et ès cités, c'est-à-dire de Lymoges, de Caours, et de Pierregort en fiez et en demaines, sauf l'ommage de ses frères, sé il aucune chose i tiennent dont il soient si homme, et sauves les choses que il ne puet mettre hors de sa main par lettres de luy ou de ses ancesseurs; lesquelles choses il doit pourchacier en bonne foy vers ceux qui ces choses tiennent, que nous les aions dedens la Toussains en un an; ou faire nous eschange convenable à l'esgart[536] de preudes hommes qui soient nommés d'une part et d'autre le plus convenable au proffit des deux parties.

Note 536: A l'esgart. Au jugement.

«Et encore, le devant dit roy de France nous donra la value de la terre de Agenois en deniers chascun an, selon qu'elle sera prisée à droite value de terre, de preudes hommes nommés d'une part et d'autre. Et sera faite la paie à Paris, au Temple, chascun an à la quinzaine de l'Ascencion la moitié, et à la quinzaine de la Toussains l'autre. Et s'il avenoit que celle terre eschaïst de la contesse Jehanne de Poitiers au roy de France ou à ses hoirs, il seroit tenu ou ses hoirs de rendre-la nous ou à nos hoirs, et rendue la terre, il seroit quicte de la ferme. Et sé elle venoit à autres que au roy de France ou à ses hoirs, il nous donroit le fié de Agenois avec la ferme devant dite. Et s'ele venoit en demaine à nous, le roy de France ne seroit pas tenu de rendre celle ferme. Et sé il estoit esgardé par la court le roy de France que, pour la terre de Agenois avoir, déussions mettre ou rendre aucuns deniers par raison de gagière[537], le roy de France rendroit ces deniers, ou nous tendrions et aurions la ferme, tant que nous eussions eu ce que nous aurions mis pour celle gagière.

Note 537: Gagière. Texte de Ménars: Gagerie. Chose engagée.

»De rechief, il sera enquis en bonne foy et de plain à nostre requeste, par preudes hommes d'une part et d'autre à ce esleus, sé la terre que li contes[538] de Poitiers tient en Caorsin de par sa femme, fu du roy d'Angleterre donnée ou bailliée avec la terre de Agenois, par mariage ou par gagière, ou toute ou partie à sa suer qui fu mère le conte Raymont de Thoulouse derrenièrement mort; et s'il estoit trouvé qu'il eust ainsi esté, et celle terre si eschaioit ou à ses hoirs du decez la contesse de Poitiers, il la donroit à nous ou à nos hoirs. Et sé elle eschaioit à autre, et il est trouvé par celle enqueste toutesvoies que elle eust ainsi esté donnée ou bailliée, si comme il est dit dessus, après le décès de la contesse de Poitiers, il donroit le fié à nous et à nos hoirs, sauf l'ommage de ses frères, sé il aucune chose y tenoient, tant comme il vivroient.

Note 538: Li contes. Régulièrement, dans la langue du XIIIème siècle, il faudroit ici li quens. Mais notre scribe, auquel Charles V avoit sans doute recommandé de copier exactement l'original, aura cependant cru devoir corriger ce cuens vieilli. Ménars, qui avoit transcrit l'une des copies les plus anciennes a lu li queux, faute plus grave.

»De rechief, après le décès la contesse de Poitiers, le roy de France ou ses hoirs roys de France, donra à nous et à nos hoirs la terre que le conte de Poitiers tient ores en Xantes, oultre la rivière de Charente, en fiez et en demaines qui soient oultre la Charente, s'elle li eschaioit ou à ses hoirs. Et se elle ne li eschaioit, il pourchaceroit en bonne manière, par eschange ou autrement, que nous ou nos hoirs l'aions, ou il nous feroit avenable eschange à l'esgart de preudes hommes qui seront nommés d'une part et d'autre[539]. Et de ce qu'il donra à nous et à nos hoirs en fiez et en demaines, nous et nos hoirs li ferons hommage lige et à ses hoirs roys de France; et aussi de Bordiaux, de Baionne et de Gascoingne, et de toute la terre que nous tenons de là la mer d'Angleterre, en fiez et en demaines, et des ysles, s'aucunes en y a que nous tengnons qui soient du royaume de France, et tendrons de luy comme per de France et dux de Aquitaine. Et de toutes ces choses devant dites, li ferons-nous services avenables, jusques à tant que il fust trouvé quiex servises les choses devroient; et lors nous serions tenus de faire les tels comme il seroient trouvés: de l'ommage de la conté de Bigorre, de Armeignac et de Forenzac, soit ce que droit en sera. Et le roy de France nous claime quicte sé nous ou nostre ancesseur li féismes oncques tort de tenir son fié sans li faire hommage et sans li rendre son servise et tous arrérages.

Note 539: Cette phrase est estropiée dans Ménard.

»De rechief, le roy de France nous donra ce que cinc cens chevaliers devroient couster raisonnablement à tenir deux ans, à l'esgart de preudes hommes qui seront nommés d'une part et d'autre. Et ces deniers sera tenu à paier à Paris au Temple, à six paies, par deux ans: c'est assavoir à la quinzaine de la Chandeleur qui vient prochainement, la première paie, c'est-à-dire la sixiesme partie; et à la quinzaine de l'Ascencion ensuivant, l'autre partie, et à la quinzaine de la Toussains, l'autre; et ainsi des autres paiemens de l'an ensuivant. Et de ce donra le roy le Temple ou l'Ospital ou ambedeux ensemble en plège. Et nous ne devons ces deniers despendre fors que ou servise Dieu et de l'églyse ou au proffit du royaume d'Angleterre: et si, par la veue des preudes hommes de la terre esleus par le roy d'Angleterre, par les haus hommes de la terre, et par ceste paix faisant, avons quicté et quictons du tout en tout, nous et nostre dui fils, au roy de France et à ses ancesseurs et à ses hoirs et à ses successeurs et à ses frères et à leur hoirs et à leur successeurs, pour nous et pour nos hoirs et pour nos successeurs, sé nous ou nostre ancesseur aucune droiture avons ou eusmes oncques en choses que le roy de France tiengne ou tenist oncques, ou si ancesseur ou si frère: c'est assavoir en la duchée et en toute la terre de Normandie; en la conté et en toute la terre d'Anjou, de Tourainne et du Mainne, et en la conté et en toute la terre de Poitiers ou ailleurs en aucune partie du royaume de France, (ou ès isles, sé aucunes en tient le roy de France ou son frère ou autre de parmi eux, et tous arrérages. Et aussi, avons quicté et quictons, nous et nostre dui fils à tous ceux qui de par le roy de France[540]) ou de par ses ancesseurs ou de ses frères tiennent aucune chose par don ou par eschange ou par vente, ou par achat, ou par ascensement, ou en autre semblable manière en la duchée et en toute la terre de Normandie, en la conté et en toute la terre d'Anjou, de Touraine et du Maine, et en la conté et en toute la terre de Poitiers, ou ailleurs en aucune partie du royaume de France ou ès isles dessus dites; sauf à nous ou à nos hoirs nostre droiture ès terres dont nous devons faire hommage lige au roy de France par ceste paix, si comme il est dessus devisé, et sauf ce que nous puissions demander nostre droiture, sé nous la cuidons avoir en Agenois et avoir-là sé la court le roy de France le juge et aussi de Caoursin.

Note 540: Cette parenthèse indique une omission de Ménard.

»Et avons pardonné et quicté li uns à l'autre et pardonnons et quictons tous mal talens de contens et de guerres, et tous arrérages, et toutes issues qui ont esté eues et qui porent estre eues en toutes les choses devant dites et tous dommages et toutes mises qui ont esté fait ou faites de çà ou de là en guerres ou en aultres manières.

»Et pour ce que ceste paix fermement et establement sans nulle enfraingnance soit tenue à tousjours, li roys de France a fait jurer en s'ame[541] par les procureurs espéciaulx à ce establis, et si dui fils ont juré ces choses à tenir tant comme à chascun appartendra: et à ce tenir ont obligié eux et leurs hoirs par leurs lectres pendans. Et nous de ces choses tenir sommes tenus de donner surté au roy de France, des chevaliers[542] des terres devant dites meismes que il nous donne et des villes (selon ce que il nous requerra. Et la forme de la surté des hommes et des villes)[543], pour nous sera tele[544]: Il jureront qu'il ne donront né conseil né force né ayde pour quoy nous né nostre hoir venission encontre la paix. Et s'il avenoit, que Dieu ne veille! que nous ou nostre hoir venission encontre et ne le vousission amender, puis que li roys de France ou si hoirs roys de France nous en auront fait requerre, cil qui la seurté auroient faite dedans les trois mois que il les en auroient fait requerre, seroient tenus de estre aidans au roy de France et à ses hoirs (contre nous et nos hoirs), jusques à tant que ceste chose fust amendée souffisammeut à l'esgard de la court le roy de France. Et sera renouvellée ceste seurté de dix ans en dix ans, à la requeste du roy de France (ou de ses hoirs roys de France)[545], et nous ceste paix et ceste composition, entre nous et le devant dit roy de France affermée, à toutes les devant dites choses et chascunes comme elles sont dessus contenues, promettons en bonne foy pour nous et pour nos hoirs et pour nos successeurs au devant dit roy de France, et à ses hoirs et à ses successeurs loialment et fermement à garder et que nous encontre ne vendrons, par nous né par autre, en nulle manière: et que riens n'avons fait né ne ferons par quoy les devant dites choses, toutes ou aucune, en tout ou en partie, aient moins de fermeté.

Note 541: En s'ame. En son nom.

Note 542: Des chevaliers. Ménard: De chacune.

Note 543: Nouvelle omission de Ménard.

Note 544: Sera tele. Ménard: Sera-t-elle.

Note 545: Nouvelle omission dans Ménard, suivie d'une phrase inintelligible.

»Et pour ce que ceste paix, fermement et establement, sans nulle enfraingnance soit tenue à toujours, nous à ce obligons nous et nos hoirs, et avons fait jurer en nostre ame par nos procureurs, en notre présence ceste paix, si comme elle est dessus devisée et escripte, à tenir en bonne foy, tant comme à nous appartendra; et que nous ne vendrons encontre né par nous né par autre.

»Et en tesmoignage de toutes ces choses, nous avons fait au roy de France ces lectres pendans scellées de nostre scel. Et ceste paix et toutes les choses qui sont dessus contenues par nostre commandement espécial ont juré Edduvard et Eadmont nostre fils en nostre présence à garder et à tenir fermement et que il encontre ne vendront par eux né par autre.

»Ce fu donné à Londres le lundy prochain devant la feste Saint Luc l'évangeliste, l'an de l'incarnation Nostre Seigneur mil dui cens cinquante et nuevisme, et mois de octouvre[546].»

Note 546: La date du texte de Ménard est différente: «Ce fut donné à Londres, le vendredi prochain après la feste saint Gilles, l'an de l'Incarnation N. S. mil deux cens cinquante-neuf, au mois de septembre.»

Et nous cette paix et ceste composition, si comme elle est contenue par dessus, voulons et octroions et loons et conseillons; et en la présence au devant dit nostre seigneur le Roy et par son commandement spécial, nous, archevesque et évesque, avons promis en parolles de provoires. Et nous, contes et barons avons juré sur saintes Evvangiles que nous ceste paix, si comme elle est dessus contenue et toutes les choses et chascune par soy qui sont en celle paix contenues, tant comme à nous appartient, fermement et establement tendrons et garderons, et que à bonne foy travaillerons et pourchasserons que nostres sire li roys d'Angleterre et si hoirs, en toutes les choses et chascune par soy qui sont contenues en ceste paix léalment accompliront et garderont fermement. Et cest serement avons-nous fait en la présence des messages le noble roy de France, envoiez à ce de par lui et recevans de par lui. Et en tesmoing de ceste chose nous avons mis nos scaulx en cestes présentes lectres. Ce fu donné ou lieu et ou jour et en l'an devant dit.

En celui temps mourut l'ainsné fils au roy de France, avant que le dessus dit roy d'Angleterre se partisist de France, né que la charte dessus escripte feust donnée; et trespassa à Paris, et après fu porté à Saint-Denys, et fist l'en le service des mors dévotement. Après le service, le roy Henry d'Angleterre et les plus nobles qui là furent, prisrent le corps et le portèrent parmi la ville de Saint-Denys et plus avant la moitié d'une mille à leur propres espaules; et, pour ce que si noble prince ne fust trop lassé, pluseurs gens le portèrent de cy à Royaumont: et le roy Henry et pluseurs autres hommes prisrent congié et s'en retournèrent en Angleterre.

[547]Item, au temps de celuy pape, Mainfroy, fils bastart de Federic empereur, portant soy comme hoir de Conradin, neveu de Federic dessusdit, lequel Conradin estoit faussement tenu pour mort, fu premièrement escommenié, pour ce que, au préjudice de l'églyse, il avoit pris et mis la coronne du royaume de Secile en sa domination et puissance, sans juste cause et à tort; et puis après, fu envoié grant ost contre luy; mais il ne profita en rien et s'en retorna.

Note 547: Tout ce qui sui, jusqu'au chapitre LXXXVI, se trouve dans le seul manuscrit de Charles V, n° 8395, et est complètement inédit.

Au temps de ce pape, les princes d'Alemaingne, électeurs de l'empereur, se devisèrent en deux parties. Les uns esleurent à empereur Alphons roy de Castelle, et les autres Richart conte de Cornubie[548], frère du roy d'Angleterre; pour quoy il eust descort qui puis dura pluseurs ans.

Note 548: Cornubie. Cornouailles.

Iceluy pape qui nommé estoit Alexandre reprouva et dampna deux faux livres, des quiels l'un disoit que tous religieux qui preschoient la parole Dieu ne pouvoient estre sauvés en vivant d'aumosnes; et enseignoit pluseurs autres erreurs contre l'estat de povreté. Et fu aucteur de celluy livre un clerc nommé maistre Guillaume de St-Amor, qui fu condampné ensemble avec son euvre et sa fausse doctrine. Les autres livres affermoient, entre les autres erreurs qui y estoient contenues, que l'évangile de Jésu-Christ et la doctrine du nouvel testament ne parmena oncques homme à perfection et que elle devoit estre mise au neent et condempnée, après mil dui cens soixante ans; et en l'an mil dui cens soixante devoit commencier la doctrine de Jehan; lequel livre l'aucteur appella l'Evangile pardurable, en attribuant à ce livre toute la perfection de ceux qui sont à sauver.

Item, il estoit dit en celluy livre que les sacremens de la nouvelle loy devoient, en iceluy an mil dui cens soixante, estre esvacués et anullés. Lesquelles erreurs toute l'expérience du temps et l'auctorité du pape condempna et annienti. Il est affermé que l'aucteur de ce livre nommé l'Evangile Pardurable fu un qui avoit nom Jehan, de par vie Jacobin, et fu ce livre publiquement ars[549].

Note 549: En marge du manuscrit, le roi Charles V a écrit ici de sa main: Nota La condempnacion de l'evangile perdurable

Item, en celluy temps, le sixiesme jour du mois de septembre, fu quis et trouvé le corps de monseigneur saint Saturnin, martir, qui fu premier évesque de Thoulouse, et fu trouvé en son moustier à Thoulouse; auquel moustier, par la grace et volenté de Dieu, il fait et a fait au temps passé pluseurs et merveilleus miracles dignes de grant loenge.

Item, en celluy temps, commença grant turbacion de l'Université de Paris, contre les povres religieus estudians en theologie, par l'entichement du devant dit Guillaume Saint-Amor. Mais après, la turbacion cessa par le pape, et l'aucteur Guillaume fu bani du royaume de France.

Item, en celluy temps, le roy de Hongrie, pour certaines terres, assailli en bataille le roy de Boesme, et avoit en son ost de diverses nacions orientales de paiens, environ onze mille hommes de cheval, auquel le roy de Boesme vint encontre à cent mille hommes de cheval; entre lesquiex il en y avoit sept mille tous couvers de fer. Et comme la bataille fu commenciée ès fins du royaume, à l'assembler des chevaus et des armes si grant poudre s'esdreça de terre que, en plein jour à heure de midi, homme povoit à très grant peine congnoistre l'autre, pour l'obscurté de la poudrière qui sourdoit de dessus la terre. Finablement, les Hongres, après ce que le roy ot esté navré, s'en fouyrent, et si comme il se hastoient de fouyr, il en chéy en flueve parfont par où il devoient passer six mile hommes ou environ qui furent tous noiez et mors sans ceux qui furent occis en ladite bataille. Mais comme le roy de Boesme et eue victoire et fust entré à grant force de gens d'armes ou royaume de Hongrie, le roy de Hongrie par ses messages luy requist que il voulsist faire paix et accort à luy et il luy rendroit les terres qui estoient cause du descort. Si accordèrent ensemble et furent amis, et pour le temps à venir fu l'amistié confermée par mariage.

Item, au temps de celluy Mainfroy dont dessus est faite mencion, lequel estoit chief et refuge de tous mauvais et desloiaus qui vouloient entrer en sa terre, pour vray l'avision d'une comete ou estoile courut devant noncier la mutacion et ordre des maulx dessus dis, laquelle commença environ my mois de juillet au commencement de la nuit vers occident. Et, après aucuns jours, vers la nuit, apparoissoit en la partie d'orient et estendoit pluseurs rays vers la partie d'occident. Et fu son cours jusques à la fin du mois de septembre. En autre cronique est ainsi inscript que la semblance de celle comete estoit ainsi comme d'une estoile obscure; et issoit de celle estoile ainsi comme flambe; et estoit la fourme et la grandeur de luy ainsi comme la voile d'une nef. Chascune nuit quant la flambe de luy descendoit du lé, elle croissoit en lonc; et après, en la dixiesme calende d'octobre, environ l'aube du jour, fu veue en la partie de midy la flambe de la longueur d'un coute, et s'estendoit à paines jusques à occident. Et ainsi petit à petit atenoiant ou diminuant s'esvanouy. Et jà soit ce que par aventure elle signifiast moult de choses en diverses parties du monde, toutes fois il fu trouvé pour certain que, quant elle commença à apparoir, le pape mourut.

LXXXV.

ANNEE 1260.

Coment Mainfroy fu déposé.

Il avint, assés tost après que le roy Henry d'Angleterre fu retourné en son païs, que Mainfroy fu derechief de par le pape escommenié et le mist hors de toute dignité par sentence définitive, comme celluy qui estoit appert ennemi de saincte églyse, et avoit en sa compaignie Sarrasins et Juifs et toute manière de gens qui estoient contraires à saincte églyse et à la foy crestienne[550].

Note 550: Au lieu de ce chapitre, les autres manuscrits portent: «Il avint, assez tost après que le roy Henry d'Angleterre fu retourné en son pays, que Mainfroy prince de Tarente prist assez de fors chastiaux et de cités au royaume de Secile en sa main en faingnant qu'il estoit tuteur et curateur de Conradin son nepveu, pour ce qu'il estoit enfant, né n'estoit pas en aage de tenir terre. Après ce, il fist tant par dons et par promesses que il fu couronné à roy de Secile, et que tous les chevaliers si accordèrent contre la volenté de l'églyse de Rome de qui le royaume de Secile estoit tenu.»

LXXXVI.

ANNEE 1260.

Coment Tartarins destruirent pluseurs contrées.

Nouvelles vindrent au roy de France que les Tartarins avoient destruit grant partie de la terre d'Oultre-mer, et luy fu dit de par le pape que il avoient occis tant de Sarrasins que nul n'en savoit le nombre, et le soudan desconfit et le roy d'Arménie; et avoient pris Antioche, Triple, Damas, Halape, et toutes les terres environ; et estoit leur propos, si comme aucuns crestiens disoient, de passer oultre et de destruire toute crestienté. Quant le roy oï telles nouvelles si manda tous les barons de France et leur conta coment les Tartarins avoient destruit la terre d'Oultre-mer, et que leur propos estoit de venir en France si comme l'en disoit. Si s'accordèrent tous les barons par le conseil le roy que l'en fist aumosnes aux povres, et que les religions féissent processions et prières que Nostre-Seigneur voulsist garder son peuple. Avec ce il commanda au peuple qu'il se gardassent de jurer villainement et d'aler ès tavernes pour les gloutonnies qui y sont faictes et dictes: tournoiemens furent deffendus et joustes et hourdéis[551]. Tous jeux furent deffendus fors du traire d'ars et d'arbalestres. Si avint que les Tartarins qui menoient si grant maistrise, furent seurpris de diverses maladies, si s'en retournèrent pluseurs en leur terres et pluseurs en moururent.

Note 551: Hourdéis. Lutte de plusieurs contre plusieurs. Nangis ajoute: Usquè ad biennium. Pendant deux ans. Ce qui prouve que saint Louis ne défendoit alors les tournois que par esprit de pénitence et non dans l'intention d'en abolir définitivement l'usage.

LXXXVII.

ANNEE 1260.

De pluseurs aventures.

Celle année que l'en estoit en si grant doubte des Tartarins, se assemblèrent les puissans hommes de Florence, et alèrent contre ceux de Senne[552] la vieille, pour desconfire tous ceux qui dedens estoient. Car ceux de Senne leur avoient fait grief et dommage par la force Mainfroy en cui garde il s'estoient mis. Ceux de Florence avironnèrent la cité de toutes pars et commencièrent forment à assallir, et ne cuidèrent pas que ceus de dedens eussent si grant povoir de par Mainfroy comme il avoient.

Note 552: Senne, Sienne.

Quant les Florentins se furent espandus et départis entour la ville, ceus dedens issirent hors et leur coururent sus. Si en occistrent assés, et les autres emmenèrent chasçant jusques dedens Florence, et ardirent tous les fors bours et grant partie de la cité; et les menèrent si mal et si estroit qu'il se mistrent tous en la seigneurie Mainfroy roy de Secile.

En celle année trespassa saint Phelippe archevesque de Bourges et l'apostole Alixandre. Les cardinaux firent apostole de Rome Jaques patriarche de Jhérusalem né de la cité de Troies, et fu appellé Urbain.

LXXXVIII.

ANNEE 1262.

Du mariage le roy[553] Phelippe de France.

Note 553: Ou mieux: Le fils le roy.

Le roy de France envoia ses messages au roy d'Arragon, et luy requist Ysabel sa fille pour donner à Phelippe son fils. Le roy Jaques reçut les messages honourablement, et leur bailla sa fille, et cil s'en retournèrent en France. Si tost comme il orent passé la Ricordanne[554], le roy fu à l'encontre et la mena à Clermont en Auvergne et tint feste sollempnel le jour de la Penthecouste.

Note 554: La Ricordanne. Sans doute les montagnes de Rouergue, situées entre Clermont et Montréal. Voyez plus haut, Gestes de la vie de St LOUIS Chap. III.

A celle feste furent mains haus princes et mains haus barons qui grant joie menèrent pour l'amour du roy. Pour ce mariage, en signe de paix, le roy d'Arragon quitta à tous les jours perdurablement au roy de France et à ses hoirs tout le droit et toute la seigneurie qu'il avoit en la cité de Carcassonne, en celle de Bigorre et en celle de Amilly[555]; et le roy de France luy quitta tout le droit qu'il avoit en la conté de Besac[556], et de Dampire et de Roussillon, et deBarselonne: ce fu fait l'an de grace deux cens soixante et deux.

Note 555: Amilly. C'est Milhau, dans le Rouergue, sur la rivière de Tarn. Le latin dit: Amiliavo.

Note 556: Besac. Besalu.—Dampire. Ampurias.

LXXXIX.

ANNEE 1263.

De la mort au conte Simon de Lincestre.

Assez tost après avint que un chevalier de la nascion de France, noble en armes, sage homme du siècle, estoit nommé Simon de Montfort. Ice Simon mit grant paine de destruire le vice de heresie d'Albigois: pour la prouesce qui estoit en luy le roy Henry d'Angleterre luy donna sa seur en laquelle il engendra cinq enfans: Henry, Simon, Richart, Guy, Amaurry; et une fille qui fu mariée au prince de Galles.

Le roy manda ses prélas et ses barons, et tous les plus nobles hommes de son royaume, et tint son parlement en la cité de Londres[557]. Si parlèrent de l'estat du royaume et des coustumes du pays. Si parla un chevalier, et dist que le royaume de France estoit bon, fort et vertueux des gens d'Angleterre, pour ce qu'il y aloient demourer; et laissoient leur propre pays, pour ce qu'il n'y povoient mouteplier, pour la coustume du païs qui est telle que le premier des enfans a tout, et les autres sont povres et eschis[558]; et convient que il voisent querre leur soustenance en France et ès estranges contrées, par quoy Angleterre n'est point si plaine de gens comme sont ces estranges contrées. Mais sé il partoient[559] ainsi comme il font en France, il entendroient à labourer les terres et les boscages, et le peuple se monteplieroit[560]. «Par la pitié Dieu,» dist le roy, «je m'accort que ainsi soit-il fait, et que ceste mauvaise coustume soit abatue.»

Note 557: Londres. Ou plutôt Oxford.

Note 558: Eschis. Dépouillés.

Note 559: Partoient. Partageoient.

Note 560: Ce précieux passage relatif au droit d'aînesse ne se trouve que dans les Chroniques de Saint-Denis. Nangis se contente de dire: «Accidit… quod rex Angliæ, barones et prælati unanimiter consentirent in quamdam constitutionem ad utilitatem reipublicæ, ut dicebant.» Il faut conclure de cet endroit de nos chroniques que le droit exclusif d'aînesse ne fut jamais admis en France comme en Angleterre, si ce n'est dans les provinces qui avoient suivi la loi anglaise, comme la Bretagne et la Normandie. Dans les autres parties de la France, le droit se bornoit à un avantage, un préciput que le premier né avoit sur ses frères. Il ne faut pas oublier non plus que notre Chronique de Saint-Denis fut pour la vie de saint Louis rédigée au XIVème siècle, et que, par conséquent, le rédacteur s'exprimoit conformément à la coutume admise encore de son temps.

A ce s'accordèrent les pluseurs des barons du pays, et vouldrent qu'il fust affermé par le serement. Quant vint au jurer, le conte Simon leur dist que il gardassent bien coment il feroient le serement; car en nulle manière, puis qu'il auroit juré à garder la constitucion, il n'iroit contre son serement. Assez tost après, le roy et les barons orent autre conseil, et rappellèrent la dicte constitucion que il avoient promise à garder par leur serement, et vouldrent que le conte Simon rappellast son serement: et il respondi que il n'iroit jà[561] contre son serement, né jà par luy ne seroit faussé.

Note 561: Jà. Jamais.

Pour ceste chose mut grant hayne et grant contens entr'eus. Le roy Henry et Edouart son fils assemblèrent grant ost contre le conte Simon; et Rogier le conte de Glocestre, et ceus de Londres vindrent contre le roy à bataille et assemblèrent delès une abbaye que l'en nomme Leaus[562]. Tant férirent et chaplèrent ensemble que le roy fu mené à desconfiture, et ne pot durer contre la force au conte Simon. Si s'en fouy en l'abbaye de Leaus et cuida eschaper. Mais le conte Simon le quist tant qu'il le trouva, et le mist en un chastel et commanda qu'il fussent gardés luy et Edouart son fils honnestement.

Note 562: Leaus. Lewes.

Nouvelles vindrent au roy de France que le roy Henry d'Angleterre estoit en prison par le commandement Simon de Montfort; si en fu dolent et courroucié. Si ala à Bouloigne sur mer et manda le conte Simon. Sitost comme il oï le mandement, il vint à Bouloigne et parlèrent ensemble de la paix. Et requist le roy au conte Simon qu'il délivrast le roy Henry et son fils de la prison, et il les accorderoit ensemble, si que le conte Simon y auroit honneur et prouffit: et il respondi que jà ne s'accorderoit, sé la constitucion que le roy avoit jurée n'estoit gardée et commandée à tenir fermement.

Quant le roy de France vit qu'il ne pourroit oster le conte Simon de son propos, si luy donna congié de retourner. Si tost comme il fu retourné, il[563] prist en sa main par la volenté du commun peuple, les chastiaux et les forteresces du pays; et firent aliances ensemble, luy et le conte de Glocestre, qu'il garderoient les choses communes au proffit du roy et du royaume. Si comme le conte Simon et celluy de Glocestre deurent donner seurté l'un à l'autre, il se descordèrent et s'entredistrent paroles despiteuses, et despartirent par mautalent. Quant il furent départis, le conte Rogier pensa en son cuer coment il pourroit dommagier le conte Simon. Si envoia par malice le meilleur destrier et le plus isnel qu'il eust à Edouart, au chastel où il estoit, en autrui nom que le sien. Sur lequel destrier Edouart monta et s'en fouy de la prison au conte Simon, et s'en vint au conte de Glocestre; et firent aliances ensemble d'aler contre le conte Simon qui garde ne s'en donnoit; ains avoit baillié grant partie de sa gent à Simon son fils pour ce qu'il alast parmi le pays pour assembler vitaille.

Nte 563: Il. Le comte Simon.

Si comme Simon retournoit à son père, une espie le vint dire au conte de Glocestre. Si luy vint au devant entre luy et Edouart à tout grant gent, et luy tollirent sa proie, et le cuidèrent prendre; mais il s'enfouy jusques à un chastel à garant[564]: si ot si grant honte des garnisons qu'il avoit perdues que il n'osa retourner à son père qui l'attendoit de jour en jour. Quant il l'orent enchacié au chastel, il assemblèrent tout le povoir qu'il porent avoir, et vindrent contre le conte Simon qui attendoit son fils et les gens qui estoient avec luy, et si attendoit le secours Henry d'Alemaingne. Car il luy avoit juré et plevi[565] que il seroit en son aide, et que jà à ce besoing ne luy fauldroit. Ceux qui sorent que le conte avoit pou de gent alèrent hardiement contre luy, et estoit leur entencion d'occire le conte Simon et tous ses enfans. A ce ne s'accorda point Edouart, ainsois leur pria qu'il fussent pris sans estre occis; Simon savoit bien qu'il venoit pour li prendre ou occire, si s'apresta contre eux à bataille et furent avec luy ses deux enfans Guy et Henry.

Note 564: A garant. Pour se garantir.

Note 565: Plevi. Garanti.

Si comme il approchoient de leur ennemis, le conte dist à son fils: «Saches, Henry, biaux fils, que je mourray en ceste bataille.» Quant son fils l'entendi, si en ot grant pitié, et luy dist doucement: «Biaus chier père, alez vous en et sauvez vostre vie, et je soustendray ceste envaïe en l'aide Nostre-Seigneur.» Et il luy respondi: «Biaus fils, ce n'avenra jà que je ceste honte face, moi qui suy vieux et au terme de ma vie, et qui suy de si noble parenté descendu qui oncques ne fuirent en bataille. Mais tu t'en devroies aler, pour eschiver ce péril; que tu ne perdes la fleur de ta jouvente, qui dois estre mon successeur.» Né l'un né l'autre ne vouldrent partir de la bataille. Le conte avoit moult grant fiance en Henry d'Alemaingne, car il avoit promis qu'il vendroit à son aide à toute sa gent. Mais quant ce Henry vint en champ, il se tourna contre luy et pluseurs barons ès quiels le conte avoit grant fiance. Quant le conte vit venir les bannières de toutes pars qui se tournoient contre luy, il fu moult esbahi et moult courroucié, et nonpourquant il ne voult fuir.

En ce jour avint que tout le fais de la bataille chéy sus le conte Simon qui par la prouesce de ses armes, dont il estoit de long-temps apris, se deffendoit aussi fermement comme une tour; mais tout ce ne luy valut noient, car il ot pou de gent, si que ses anemis approchierent de luy et le navrèrent à mort; et puis chéy à terre de son cheval, et ainsi la prouesce et la chevalerie de luy termina par fin honnorable.

D'autre part estoit Henry son fils qui se combatoit comme homme hors de sens, pour la mort de son père vengier, et maintenoit moult viguereusement l'estour; si fu abatu et pris. Et après qu'il fu pris, il fu occis entre les mains d'aucuns chevaliers qui le vouloient sauver. Quant Edouart sot que Henry fu occis, si dist que c'estoit grant mauvaistié d'occire chevalier depuis qu'il estoit pris. Guy le plus jeune des frères chéy entre les mors tout pasmé, ainsi comme demi mort; lequel fu recueilli et mis hors de la presse. Aucuns de la partie Edouart furent plains de si grant felonnie, et orent en si grant haine le conte Simon, qu'il ne leur souffist point de ce que il l'avoient occis de pluseurs plaies, mais firent pis: car il luy arrachièrent les génitaires du corps, et puis le despecièrent par pièces, et laissièrent le corps tout descouvert pour dévourer aux oisiaux du ciel. Si tost comme il se furent d'ilec partis, les moines d'une abbaye qui estoit près d'ilec, qui est nommée Evezent[566] recueillirent le corps et le portèrent ensevelir en leur abbaye. Duquel à sa sépulture moult de malades de diverses maladies orent santé, si connue il fu tesmoigné des gens du pays. Parquoy il appert clerement que Nostre-Seigneur reçut en gré son martire. Ceste bataille fu l'an de grace mil deux cens et soixante et trois.

Note 566: Evezent. Evesham.

XC.

ANNEE 1264.

Des messages le pape Urbain contre Mainfroy.

Pape Urbain qui fu désirant de mettre à fin la mauvaistié de Mainfroy, envoia ses messages au roy de France, et li requist qu'il voulsist secourre et aidier à l'églyse de Rome contre le roy Mainfroy de Secile qui s'estoit mis et bouté en la terre et au royaume à tort et sans raison; lequel royaume doit estre tenu de l'églyse dès le temps l'empereur Constantin qui le donna et octroia au patrimoine saint Père, et voult que quiconques en seroit roy qu'il en fust homme saint Père, et qu'il le tenist de luy. «Et comme Mainfroy ne veuille faire droit à sainte églyse, biaus chier fils, je vous prie que vous m'envoiez Charles vostre frère à tout son povoir, et nous luy donnons et ottroions le royaume de Secile et la duchiée de Puille. Et après ce, nous voulons qu'il soit prince de Calabre. Et toutes ces dignités nous luy octroions jusques à la quarte ligniée qui de luy istra.» Quant le roy oï ces nouvelles, si se conseilla qu'il en feroit; né n'estoit pas sa volenté que Charles son frère y alast, sé il n'avoit les dignités dessus nommées à tous ses hoirs et à tousjours-mais. Mais Charles reçut le mandement l'apostole liement, et dist au roy que sa volenté estoit de secourre saincte églyse et de luy aidier selon son povoir. Le roy ne voult pas empeschier le bon propos son frère, si luy octroia.

Tant estoit monté Mainfroy en grant estat, qu'il avoit en s'aide toute la greigneur partie des cités d'Italie, et luy obéissoient comme à seigneur et à roy. Si establi ilec et en son nom Poilevoisin[567] à grant compaignie de gent d'armes;—il ressembloit Mainfroy de contenance et de manière plus que nul homme;—pour ce que il gardast les passages, que nul ne peust passer oultre qui fust de l'aide le pape de Rome: né messagier né autre ne povoit en nulle manière passer qu'il ne perdist la vie, ou il estoit mis en prison.

Note 567: Poilevoisin. Palavicino.

Nouvelles vindrent en France que Poilevoisin gardoit les passages si estroictement que nul ne povoit passer. Si manda le conte Charles, qui estoit esleu à roy de Secile, Phelippe de Montfort, bon chevalier et hardi, pour abatre et oster la mauvaistié Poilevoisin, et pour délivrer le chemin de Rome. Iceluy Phelippe se mist à la voie, et emmena avec luy le Marchis de Montferrant et toute la commune de Milan, qui à celle fois furent de la partie aux François; car il avoient en grant haine Mainfroy pour ce que l'empereur son père avoit fait abatre toutes les tours de Milan, et les forteresces; et si leur avoit osté les trois rois qui vindrent aourer Nostre-Seigneur quant il fu né, et les envoia à Coulongne sus le Rhin.

Phelippe de Montfort vint à un pas où il trouva Poilevoisin à tout moult grant ost, et avoit en son aide toute la forte gent de Cremonne. A eux se combatirent si vertueusement que Poilevoisin tourna en fuie et ceux de Cremonne, et laissièrent le pas tout délivre[568]. Phelippe et sa gent passèrent oultre, si trouvèrent les tentes à ceux de Cremonne, et leur garnisons de vins et de viandes. Si prisrent tout quanqu'il porent trouver de bon, et puis boutèrent le feu dedens et s'en passèrent oultre, et délivrèrent les passages et les chemins; si que tous ceus qui vouloient aler à Rome povoient passer seurement.

Note 568: Delivre. Libre.

Ce jour meisme que Phelippe de Montfort se combati, mourut pape Urbain. Tantost les cardinaux s'assemblèrent et se hastèrent moult de faire pape, pour le triboul où l'églyse de Rome estoit contre Mainfroy: si firent pape de messire Guy et le nommèrent Climent. Cil ot premièrement femme et enfans. Après la mort sa femme, il fu évesque de son pays, et après il fu archevesque de Nerbonne sus mer, et après il fu cardinal de saincte Sabine et puis pape de Rome.

XCI.

ANNEES 1264/1266.

Coment le conte Charles fu couronné à roy de Secile.

Le conte Charles d'Anjou assembla grant gent et grant chevalerie, et les envoia droit à Rome parmi Lombardie, et il s'en ala à Marseille, et manda Guillaume le Cornu et Robert des Baux deux hommes les plus sages en mer que l'en peust trouver, et savoient tous les aguais et les passages de mer. Si leur dist le conte Charles tout son penser, et qu'il voulloit aler à Rome tout celéement; et il luy respondirent que il le couduiroient sauvement à l'aide de Dieu. Tantost aprestèrent une galie de quanque mestier leur estoit, et se mistrent en mer le plus celéement qu'il porent, et passèrent les aguais de leur ennemis; car Mainfroy faisoit guaitier le conte Charles et par mer et par terre, pour ce qu'il savoit bien qu'il devoit venir à Rome.

Quant le conte fu arrivé au port, nouvelles s'espandirent par le pays que le conte Charles estoit venu; si commencièrent à dire les Romains: «Que sera de cel homme que les périls de mer né les aguais de ses ennemis ne troublent? vraiement la vertu divine est avec luy.» L'apostole Climent et tout le clergié le receurent à grant honneur, et fu fait Sénateur de Rome par la volenté de tous. Assez tost après, le pape manda ses cardinaus, et leur dist que Mainfroy avoit moult grevé ses devanciers et dessaisis de toute la seigneurie du royaume de Secile; «et, comme le conte Charles soit venu en ceste contrée pour nous aidier, bien luy devrions donner l'honneur que ce renoié tient à tort et sans raison; et les trésors de saincte églyse habandonner.»

Les cardinaux respondirent: «Vicaire de Dieu, moult avez bien parlé à l'honneur de saincte églyse, et nous le voulons tous.» L'apostole fist assavoir au conte Charles tout son pensé, et que il vouloit que il fust roy de Secile, et Mainfroy le bastart en fust déposé. Les nobles hommes de Rome et de toute la contrée s'assemblèrent au jour que le roy fu couronné et firent moult grant feste parmi Rome, et commença le peuple à crier: «Vive le roy Charles! vive le roy! et Mainfroy soit abatu et condempné.» Quant le roy Charles fu couronné, il li convint demourer à Rome tant que les chevaliers de France fussent venus; car il n'avoit pas gent dont il peust en champ venir contre Mainfroy; mais les barons se hastèrent tant que il entrèrent presque tous en Rome.

En l'ost de France fu Bouchart de Vendosme, Guy de Biaujeu[569], évesque d'Aucerre, Guy et Phelippe de Montfort, Guillaume et Pierre de Biaumont, et Robert le fils au conte de Flandres, à grant chevauchiée de gent, car il avoit espousée la fille au roy. Et pour ce qu'il estoit enfant, Gille le Brun, connestable de France, conduisoit son ost. Le roy fu forment lie quant sa gent fu venue; si fist tantost trousser ses harnois, et issi de Rome à grant compaingnie. Tant erra par ses journées qu'il entra en la terre de ses anemis, et vint au pont de Chipre[570] où l'entrée est en la terre de Labour et de Puille, jusques à Saint-Germain l'Aguillier[571].

Note 569: Biaujeu. Ou plutôt: De Mello.

Note 570: Chipre. Ceperano, sur le Garigliano.

      «A Ceperan', là dove fu bugiardo
»Ciascun Pugliese….»—(Dante. Inferno, C° 28.)

      Note 571: Saint-Germain-l'Aguillier. Aujourd'hui San-Germano, au
      pied du mont Cassin.

Le chastel de Saint-Germain estoit de tous les autres du pays le plus fort et le mieux garni; et y avoit tant de gent d'armes et si grant plenté de vitaille que on ne cuidoit point qu'il peust estre pris légièreraent. En ce chastel estoit moult grant partie de la gent Mainfroy, qui estoient Alemans, Puillois et Sarrasins. Tant furent oultre-cuidiés qu'il mandèrent à Mainfroy qu'il luy rendroient Charlot de France ou mort ou pris prochainement; et que il ne seroit jà si hardi qu'il les osast attendre. Mais le roy Charles ala tant avant que luy et son ost furent oncques près du chastel, si tendirent leur tentes et leur paveillons; et les garçons et les gens de pié alèrent aux murs pour veoir coment le chastel estoit fort et deffensable.

Les Sarrasins et les souldoiers les commencièrent à mocquier et à mesdire villainement et à dire: «Où est Charlot vostre chétif roy?» Ceux qui ne porent souffrir leur villaines paroles leur lancièrent pierres, et commencièrent à paleter d'une part et d'autre; le cri commença et la noise de plus en plus, si que tout l'ost se commença à esmouvoir. Aucuns des barons de France qui avoient tendu leur paveillons plus près du chastel que les autres oïrent la noise; si s'armèrent pour ce qu'il cuidoient estre surpris et que ceux de Saint-Germain fussent issus hors; tous coururent ensemble à l'assaut du chastel, ainsi comme sé il ne doubtassent nul péril. Là fu l'assaut fort et aspre des François, si que ceux du chastel furent tous espouventés de ce qu'il se virent assaillis de toutes pars si asprement, et s'en tourna une partie en fuie si coiement que les François n'en sorent riens.

Bouchart de Vendosme vit une porte ouverte, si se féri au chastel tout le premier et Jehan son frère. Là se combatirent asprement les deux frères, et férirent tant à dextre et à senestre, qu'il firent voie à ceux qui après eux venoient et que la porte fu toute pourprise de la gent du conte, et que François y entrèrent communément.

Quant ceux du chastel se virent si avironnés, il furent si espoventés qu'il commencièrent à fouir. Un escuier qui aloit après le conte de Vendosme, prist sa banière et la porta en une haute tour, si que ceux qui dehors estoient là porent veoir; si commencièrent à corre vers le chastel, et entrèrent ès portes viguereusement; et quanqu'il encontrèrent de leur anemis mistrent à l'espée, et prisrent le chastel qui moult estoit bien garni de vins et de viandes.

XCII.

ANNEE 1266.

Coment le roy se conseilla aux barons.

Le premier jour de quaresme fu le chastel de Saint-Germain pris. Quant l'ost de France se fu reposé, le roy Charles s'en ala après ceux qui s'en estoient fouis de Saint-Germain. Quant il sorent que le roy venoit après eux, si s'en alèrent à Mainfroy leur seigneur qui estoit logié devant Bonnivent en une plaine. Le conte Gauvain et le conte Jourdain rassemblèrent leur gent, car il furent moult dolens du meschief qui leur estoit avenu: si donnèrent conseil à Mainfroy qu'il attendist le roy Charles à bataille; et le roy ala tant avant qu'il fu près de l'ost Mainfroy qui estoit jà tout ordenné à bataille ès plains de Bonnivent.

Si tost comme le roy Charles et sa gent orent monté une montaingne, il virent l'ost Mainfroy tout appertement. Si s'arrestèrent et prisrent conseil qu'il feroient d'aler sus Mainfroy? Aucuns looient que l'en attendist jusques à l'endemain, pour les chevaux qui estoient travailliés, et, avec ce, il estoit près de midi: les autres distrent tout le contraire, car se les anemis qui estoient tous près de combatre appercevoient que il ne venissent à eux, il cuideroient qu'il eussent paour. Si comme il parloient ensemble, Gilesle Brun connestable de France, qui avoit en garde le fils au conte de Flandres et sa gent, dist au roy: «Quoique les autres facent, je me combatray et iray tout maintenant sus mes anemis.» Quant le roy oï le conseil Giles le Brun, il pensa un pou et luy fu advis qu'il disoit bien et voir: si commanda que tous fussent armés, et fu conseillié qu'il fissent trois batailles en conroy[572], ainsi comme Mainfroy avoit fait. Maintenant sonnèrent trompes et buisines pour les François esmouvoir à batailles.

Quant il furent armés et tous près de combatre, le roy les amonesta et leur dist: «Seigneurs qui estes de France nés, dont tant de prouesces sont et furent jadis racontées, ne vous combatez pas pour moy, mais pour saincte églyse, de laquelle auctorité vous estes absous de tous vos péchiés. Regardez vos anemis qui despisent Dieu et saincte églyse, et qui sont escommeniés, qui est commencement de leur mort et de leur dampnacion. Et si sont de diverses nacions né ne sont pas d'une créance né d'une foy. Ne véez vous coment il se sont contenus à Saint-Germain l'Aguillier, qui leur estoit souverain refuge contre toute gent?»

Note 572: Conroy. Ordre.

XCIII.

ANNEE 1266.

Coment la première bataille Mainfroy fu desconfite.

Après ce que le roy ot parlé aux barons, l'évesque d'Aucerre les absout de tous leur péchiés et leur donna sa benéiçon en telle manière que il doublassent les cops de leur espées sus leur ennemis. Quant les batailles furent ordenées et mises en conroy, Phelippe de Montfort et le mareschal de Mirepois furent chevetains de la première bataille, et assemblèrent à la première bataille Mainfroy, en laquelle il avoit au front devant grant plenté d'Alemans esquiels Mainfroy avoit plus grant fiance qu'en tout le remenant de sa gent.

Au premier assaut qu'il assemblèrent, les Alemans férirent aux grans cops estendus sus les François, si que par force il les reculèrent. Quant le roy Charles vit ce, qui estoit en la seconde eschielle et qui se devoit combatre à Mainfroy, si se féry tout irié entre ses ennemis à tout sa bataille. Les Alemans se tindrent moult bien et longuement, car il estoient bons chevaliers, et aussi comme armés de doubles armes, si que les espées des François ne les porent empirier né mal mettre. Quant ce virent François, si sachièrent petites espées courtes et agues et estroites devant, et commencièrent à crier en langue françoise: «A estoc! A estoc! dessoubs l'aisselle.» Là où les Alemans estoient légièrement a més.

A celle criée fu la bataille grant et mortelle; les François leur lancièrent ès corps leur courtes espées agues; et les Alemans tresbuchièrent ainsi comme blé qui verse après la faucille: si furent tous mors et vaincus et pou ou noient en eschapa qui ne fussent mors et occis. Après ce que les Alemans furent desconfis, le roy et sa gent se férirent en la seconde bataille que Gauvain conduisoit et Jourdain. Mais quant il virent que les Alemans furent desconfis esquels il avoient toute leur espérance, si ne sorent que faire de fouir. Sitost comme François apperceurent leur mauvaise contenance, si leur coururent sus hastivement qu'il ne leur eschapassent, et se combatirent à eux si forment qu'il les desconfirent tous. En celle desconfiture furent pris le conte Gauvain, le conte Jourdain, le conte Berthelemi, et pluseurs autres.

XCIV.

ANNEE 1266.

Coment le roy conquist Bonivent.

Quant les deux batailles de l'ost Mainfroy furent vaincues, la tierce qui estoit de Puillois et de Sarrasins, en laquelle Mainfroy estoit, fu toute esbahie; et se doubta Mainfroy forment, né ne sot que faire: si tourna en fuye: la bataille Robert de Flandres se féri en eux, et en firent grant occision. En une autre partie furent François qui une grande partie des uitifs enchacièrent vers Bonivent, et de si près qu'il se boutèrent avec eux en la ville, et mistrent tout à desconfiture quanque il trouvèrent, et prisrent la cité de Bonivent et fu rendue au roy Charles. Celle nuit se reposa le roy et sa gent. L'endemain il cherchièrent le champ où la bataille avoit esté et que Mainfroy povoit estre devenu, et estoient en doubtance qu'il ne fust eschapé. Toutes fois fu-il tant quis et cherchié qu'il fu trouvé entre les mors tout occis par armes, et fu cogneu par ceux qui avoient esté pris en la bataille. Oncques ne pot l'en savoir certainement qui l'avoit occis, pour ce qu'il avoit vestu autres armeures que les seues, car il ne vouloit pas estre cogneu. Le roy commanda qu'il fust dessevré des autres et enterré, que les oisiaux ne devourassent sa charoigne: si fu enterré en une voie commune près de Bonivent[573].

Note 573: Près de Bonivent. Le récit du chroniqueur est exact; mais la vengeance pontificale poursuivit Mainfroi au-delà du tombeau, comme nous l'apprend le seul Dante, dans sa Divine Comédie. Le divin poéte y fait parler ainsi l'ombre de Mainfroi:

I.

L'une d'elles commença:

«Qui que tu sois, tourne en marchant le visage, et cherche bien si tu ne me vis jamais là-bas.»

II.

Je me tournai vers lui, et le regardai. Il étoit blond, de belle et noble apparence; mais un coup avoit sépare l'un de ses sourcils.

III.

Quand je me fus humblement défendu de l'avoir jamais vu, il dit: «Or, vois!» Et il me montra dans sa poitrine une plaie ouverte;

IV.

Puis en souriant: «Je suis,» dit-il, «Mainfroi, neveu de l'impératrice Constance. Et, je te prie, quand tu retourneras,

V.

«Va vers ma belle-fille, la mère de l'honneur d'Aragon et de Sicile; dis lui la vérité, si le monde l'ignore.

VI.

»Quand deux pointes mortelles eurent détruit la personne en moi, je me remis, en pleurant, aux mains de celui qui volentiers pardonne.

VII.

«Horribles avoient été mes péchés; mais la bonté infinie a de si grands bras qu'elle saisit tout ce qui se reprend à soupirer vers elle.

VIII.

»Si l'éveque de Cosanza, envoyé par Clément à la chasse de mes restes, eût bien compris cette disposition divine,

IX.

»Mes os seroient encore à l'extrémité du pont de Benevent, sous la garde de l'énorme monceau de pierres:

X.

»Maintenant la pluie les mouille et le vent les pousse hors des limites du royaume, loin des rives du Garigliano, qui les avoient recueillis à lumières éteintes.»

(Purgatoire, chant IIIème siecle.)

Les autres barons qui furent pris en la bataille, qui estoient maistres et chevetaines de la mauvaistié Mainfroy furent mis en liens, et furent menés en diverses prisons. Quant il orent esté un an en prison, le roy leur donna leur vies et leur rendi leur terres, sans souffrir paine; mais mieux luy venist qu'il les eust mis en plus petit estat; car il furent tesmoins de l'escripture qui dist: Misereamini impio et non discet facere justiciam. Qui vaut autant à dire comme: Aïez pitié du mauvais, jà pour ce bien ne fera.

Après ce que Bonnivent fu conquis, ne demoura guères que la femme Mainfroy et ses enfans furent rendus au roy, et la cité de Nochières[574] et tous ceux du pays se rendirent à luy; et tint le roy une pièce la terre et toute la contrée paisiblement. Après ces choses avint que Henry, frère le roy d'Espaigne, chevalier preux en armes, sage homme[575], sans foy et sans loiauté, plein de tricherie, se parti de Tunes où il avoit esté souldoier, à tout grant plenté d'Espagnols, au roy de Tunes. Car son frère le roy d'Espaigne l'avoit chacié hors du pays pour sa mauvaistié. Si s'en vint au roy Charles, et s'offri à faire son commandement. Le roy le reçut liement pour ce qu'il estoit bon chevalier, et meismement pour ce qu'il estoit son cousin, et le monta en si grant hautesce qu'il le fist Sénateur de Rome.

Note 574: Nochières, auj. Nocera, en latin Luceria. Elle étoit alors habitée par des Sarrasins.

Note 575: Sage homme. Homme habile.

XCV.

ANNEE 1267.

Coment le roy de France fist son fils chevalier.

Celle année que Henry fu fait sénateur de Rome, le roy de France assembla tous ses barons et moult grant partie des prélas, pour ce qu'il vouloit que son fils Phelippe l'ainsné fust chevalier et Robert d'Artois son nepveu[576], à grant plenté de chevaliers nouviaux. La feste fu si grant que le peuple de Paris se tint huit jours entièrement de besoingner; et fu toute la cité encourtinée de draps de soie et de pailes. Les dames furent vestues de pourpres et de samis et de diverses desguiseures. Celle année meisme que messire Phelippe fu fait chevalier, Ysabel sa femme ot un enfant qui fu nommé Phelippe comme son père; ce fu l'an de grace mil deux cens et soixante sept.

      Note 576: Son neveu. Il étoit fils de Robert d'Artois, tué à la
      Massoure.

XCVI.

ANNEE 1267.

Coment Dant Henry et Coradin vindrent contre le roy Charles à bataille.

Celle année que le roy Loys ot fait son fils chevalier, avint que les traiteurs de Puille s'assemblèrent et commencièrent à murmurer contre le roy Charles, et firent esmouvoir des greigneurs du pays couvertement, qu'il ne fussent aperceus. Le greigneur maistre de celle assemblée fu Dant Henry d'Espaigne. Et pour couvrir leur mauvaistié, il envoièrent querre Coradin nepveu de Mainfroy et fils Conrat à qui le royaume de Secile devoit appartenir par droit d'éritage; mais il s'en fouy de Secille au duc de Bavière son oncle, petit enfant, pour la paour de Mainfroy qu'il ne le fist occire.

Coradin assembla moult grant gent, des plus puissans hommes d'Alemaigne et des meilleurs chevaliers. De ceste assemblée et de ceste traïson ne savoit rien le roy Charles qui lors avoit assis la cité de Nochières qui s'estoit revelée contre luy. Dant Henry et Coradin savoient bien que le roy estoit embesoignié du siège de Nochières, si entrèrent en la terre de Puille et se tournèrent par devers Secile, pour ce qu'il cuidèrent le roy seurprendre et qu'il le peussent mieux desconfire.

De ceste chose vindrent nouvelles au roy Charles, si se merveilla moult que son cousin estoit encontre luy. Quant il sot que ce fu voir, si se parti du siège de Nochières, et assembla tant de gent comme il pot avoir et ala contre ses anemis. Tant se hasta de combatre que à paine donna-il repos aus hommes et à leur chevaux, et ala tant que à l'anuitier il se loga près de ses anemis sus une rivière qui estoit petite, et estoit entre les deux osts; né ne sorent ce soir qu'il fussent si près les uns des autres. Quant vint à l'ajourner que le temps se commença à esclaircir et l'un ost pot veoir l'autre, Coradin et sa gent furent moult esbahis quant il virent le roy près, lequel il cuidoient estre loing. Tantost il coururent aux armes et s'appareillèrent pour combatre, et ordenèrent en deux batailles leur gent parmi le champ où il estoient logiés.

En la première bataille fu Dant Henry d'Espaigne, et issi des premiers hors des heberges, pour avoir la première bataille contre son cousin le roy et sa gent qui moult estoient travailliés de la grant voie qu'il avoient faicte, né ne cuidoient point estre si près de leur anemis. Aucuns en y ot qui se levèrent par matin et apperceurent l'ost des Alemans qui jà estoient presque tous armés. Quant il virent leur anemis et leur batailles ordenées, il esmeurent l'ost et crièrent: Aux armes! et s'armèrent tost et isnelement. Le roy qui la noise entendi se leva tantost, et se fist moult bien armer, et monta sur son destrier. Et fist deux batailles de sa gent, ainsi comme Coradin avoit fait. En la première mist sa gent de Provence, qui jusques au jour de lors luy avoient moult bien aidié; et furent avec eux ceux de Champagne[577] et de pluseurs autres nations.

Note 577: De Champagne. Il doit entendre par là ceux de la Campanie. Nangis dit en effet: «Ad supplementum legionis illius, Campanes, Lombardos et alios quotquot habuit barbaræ nationis voluit adhiberi.»

En ceste première bataille mist le roy trois chevaliers de France, capitaines et conduiseurs de l'ost: Henry de Cousance[578], Jehan de Clari et Guillaume L'estandart, bons chevaliers et seurs, desquiels le roy connoissoit le hardement et la proesce. En la seconde bataille mist le roy avec luy tous cil de la nacion de France, esquels il se fioit, et par lesquiels il ot victoire. En celle heure et en ce point que le roy ordenoit ses batailles, Erard de Valery, et autres chevaliers de France qui repairoient d'Oultre-mer par la terre de Puille, vindrent en l'ost le roy Charles et se mistrent en sa compaignie, où il firent moult grans prouesces; par quoy il sont dignes de mémoire.

Note 578: De Cousance. «De Cusanciis, qui in illa die regis arma induerat.»

XCVII.

ANNEE 1268.

Coment la première bataille le roy Charles fu desconfite.

Si comme les batailles fuient ordenées, la première bataille ala contre la bataille Dant Henry d'Espaigne qui venoient à grant compaingnie et bien armés; mais il furent empeschiés pour les bors de la rivière qui entre les deux osts estoit, car le rivage estoit haut et la rivière basse si qu'il ne porent passer outre: si s'arrestèrent delès un pont qui estoit sus la rivière, et attendirent leur anemis qui venoient contr'eux, et deffendirent le pas contre la gent Dant Henry. Quant Dant Henry vit que sa gent ne porent passer, si s'en ala costoiant la rivière à tout une partie de sa gent jusques à un passage qu'il trouva. Et quant il fu oultre, il s'en vint tout le rivage jusques aux Provenceaux qui deffendoient l'entrée du pont, et se féri en eux par derrière, si les enclost: et quant il se virent enclos, si s'espoventèrent et cuidièrent estre tous occis. Si tournèrent en fuie vers les montaignes, droit à la cité de Laigle[579], et laissièrent leur capitaine à tout un poi de François, qui moult forment se deffendirent. Sur Henry de Cousance qui portoit les armes le roy descendi tout le fais de la bataille; car ses anemis luy coururent sus asprement, pour ce qu'il cuidèrent que ce feust le roy: si le tresbuchièrent et desmembrèrent tout. Jehan de Clari et Guillaume l'Estendart se combatirent tant viguereusement, et firent tant par les cops de leur espées, qu'il percièrent tout oultre la presse de leur anemis et vindrent au roy Charles qui lors venoit en aide.

Note 579: L'Aigle. Je doute que cette indication soit exacte. L'auteur de l'ouvrage intitulé: «Descriptio victoriæ obtentæ per brachium Caroli victoriosissimi Siciliæ regis,» parle seulement de la ville d'Albe de Campanie, voisine du champ de bataille.

Quant les barons virent la prouesce des deux chevaliers, si les prisièrent moult et prisrent moult bonne exemple de bien faire en celle journée. Dant Henry qui ot veu les Provenciaux fouir les chaça tant qu'il en occist une partie; et commencièrent à crier les Espaignols: «A la mort! A la mort! tous serez pris et retenus, car Charlot vostre roy est mort.» Le roy Charles qui ot veu sa première bataille des Provenciaux ainsi desconfite, fu moult troublé en cuer, et quant il ot un pou pensé, si luy revint esperit de force et de vertu et parla à sa gent qui estoient emprès luy et leur dist:

«Seigneurs chevaliers renommés de prouesce et de force, n'aions pas paour sé cil enchacent nos gens, né de ceux que vous véés devant vous, jasoit ce que il soient greigneur nombre de nous: car, par l'aide Nostre-Seigneur, nous les surmonterons. Assaillons ceux qui sont devant nous et qui nous attendent à bataille, avant qu'il nous assaillent, car nous les pourrons légièrement surmonter.»

Quant le roy ot ainsi admonesté sa gent, maintenant hardiesce crut aux François, et se recueillirent en armes, et se combatirent à eux moult forment et se férirent moult efforciement entre leur anemis, et ce ne fu pas pour noient que la chevalerie de France desservi mérite de louenges: car leur anemis estoient plus assez et mieux armés sans comparoison qu'il n'estoient, et avoieut contr'eux des plus fors chevaliers du royaume d'Alemaigne.

La bataille fu grant et aspre des deux parties, et y ot grant cri et grant noise; le chaplé fu grant sus les hiaumes et sur les écus, et la noise fu moult horrible de ceux qui mouroient. Toutes choses qui esmeuvent péril de mort fuient illec véues et esprouvées; espessement commencièrent à tresbuchier les Alemans, et fu le champ tout rouge de leur sang; né ne cessèrent François de férir né de chapler d'espées et de coustiaux, jusques à tant que la forcenerie des Alemans fu toute abatue, et la gent Coradin du tout mise à desconfiture, ou morte, ou prise.

Quant Coradin vit le péril de la mort, et que tout le fais de la bataille cheoit sur luy, si tourna plus tost en fuie que nul de ceux de sa compaignie. En celle desconfiture furent pris les greigneurs maistres de ceux qui la traïson avoient commenciée contre le roy, et furent mis en fers et en liens. Quant ceste bataille fu ainsi finée et François les orent vaincus, il se recueillirent tous ensemble par le commandement du roi, et leur fu commandé que il ne fussent pas convoiteux de ravir les despoilles des mors; ainsois descendirent de leur chevaux et ostèrent leur hiaumes pour eux esventer, et reprisrent leur alaines; car il pensoient bien qu'il auroient la bataille à Dant Henry d'Espaigne, au retourner de la chace des Provenciaux.

XCVIII.

ANNEE 1268.

Coment Dant Henry retourna contre le roy Charles.

Après ce que Coradin et sa gent furent desconfis, ne demoura pas moult que Dant Henry retourna arrières qui avoit chacié les Provenciaux; si montèrent une montagne luy et sa gent, et commencièrent à regarder l'ost au roy Charles et la gent Coradin qui gisoient parmi le champ. Quant Dant Henry vit François emmi le champ à bannières desploiées, et les mors qui gisoient par terre, si dist à sa gent: «Seigneurs chevaliers plains de proesce, nous sommes aujourd'hui beneurés et plains de moult bonne fortune; nous avons vaincus tous les fuians par delà celle montaigne, et les nostres que vous véez en celle valée, montés sur leur chevaus, ont desconfit la gent Charlot et tous ces François dont vous véez la terre couverte de leur charoignes.» Lors descendirent moult liement de la montaigne, et approchièrent des tentes le roy, et entrèrent eus, et burent le vin qu'il trouvèrent ès boutiaux[580], et la piétaille qu'il trouvèrent boutèrent hors et occistrent.

Note 580: Boutiaus. Pluriel de Boutel. D'où bouteille.

Quant il orent bu le vin, il issirent hors des tentes et montèrent sus leur chevaux; et si comme il approchièrent, il congneurent les bannières des François, et sorent bien que les Alemans estoient vaincus; si leur fu leur joie muée en tristesce. Tantost se recueillirent ensemble, et alèrent rengiés et serrés à bataille contre le roy. Pour ce ne failli pas cuer aux François; si n'estoient-il pas tant comme les Espagnols estoient. Quant François se furent reposés, et il virent venir leur anemis si malicieusement et si serrés, si se mistrent leur hiaumes ès testes, et montèrent sus leur chevaux, et les attendirent en la place où il s'estoient combatus. Erart de Valeri qui près estoit du roy et assez savoit de bataille, luy dist: «Sire, nos anemis viennent sagement, et si joins et si serrés que à paines pourront estre perciés; dont, s'il vous plaist, mestier seroit que nous ouvrissons[581] d'aucunes cauteles à ce qu'il s'espandissent, si que nos gens se boutassent en eux et se combatissent main à main.» Et le roy luy respondi: «Eslisiez de vostre gent ce qu'il vous en plaira, et faites ce qui vous soit prouffitable, si que leur bataille qui est forte et espesse, puisse estre perciée.»

      Note 581: Nous ouvrissons. Nous avisions.—Ce conseil, donné par
      Erard, étoit devenu bien célèbre, puisque Dante a dit:

                        Tagliacozzo
      Ove senz'arme vinse il vecchio Alardo.

(Inferno, C° 28.)

Erart prist trente chevaliers preux et esleus, et se dessevra de la compaignie le roy, né ne fist pas semblant qu'il se voulsist combatte, mais ainsi comme s'il voulsist fouir; et se hasta moult d'aler celle part où fuite apparoit estre plus seure. Tantost les Espagnols s'escrièrent à haute voix: «Il fuient! il fuient!» Si se dessevrèrent pour aler après, et ainsi François se férirent en eux: Erart et ses compaignons retournèrent arrières et se férirent en eux d'autre part, grant cri et grant noise menans pour eux plus esbahir. Quant il furent assemblés la bataille fu trop fort et aspre; mais la gent Dant Henry furent si chargiés d'armeures doubles que les coups des François y valoient pou ou noient. Et, pour ce que les Espaignols n'avoient point acoustumé à estre si chargiés d'armes, il en furent plus pesans et plus gours[582], né ne porent si longuement férir né si vistement, né lancier contre leur adversaires. Quant les François virent ce si commencièrent à crier: «Aux bras! aux bras! acolez, jectez à terre!»

Note 582: Gours. D'où engourdis, accablés, écrasés.

Adonc commencièrent à prendre-les par espaules, et les tresbuchier à terre entre les piés des chevaux. Quant il apperceurent ce barat que les François leur faisoient, si firent tant par force qu'il ne les porent point de légier approchier. Guy de Montfort fu esprouvé[583] sus tous les autres; car dès le commencement de la bataille il se féri comme fouldre entre eux, et fist tant que il les tresperça tout oultre et retourna parmi eux arrière, en abatant quanqu'il attaingnoit à plain cop, si que toute la terre estoit couverte de sanc par là où il passoit. Illec luy avint que son hiaume luy tourna au chief, si que à pou que l'alaine ne luy failloit né ne povoit véoir; mais il féroit à destre et à senestre né ne savoit où, ainsi comme sé il fust hors du sens.

Note 583: Esprouvé. Comme nous disons: Fit ses preuves.

Quant Erart vit le chevalier en tel point, si en ot grant pitié et aproucha de luy et le prist aux mains par le hiaume, et le tourna arrière à son droit. Quant Guy senti qu'il estoit pris par le hiaume, si haucha l'espée pour ce qu'il cuidoit estre pris, et feri Erart un grant coup desmeseuré et eust tantost recouvré l'autre[584], sé ne fust ce qu'il le congnut à sa voix et à sa raison[585]. D'une part et d'autre fu la bataille grande, et si dura longuement, tant que les Espaignols ressortirent, et furent tous esbahis que si pou de gens porent durer contr'eux. Quant Dant Henry les vit ressortir, si les blasma moult et leur dist que grant honte seroit sé si pou de gent les vainquoit. Lorsque il entendirent ce, il se férirent en la bataille tous moult fièrement; François qui s'estoient un pou restrains au champ[586], les receurent viguereusement, et lors recommença la bataille, si ot grant abatéis et moult grant effusion de sang, et férirent tant François sus leur anemis qu'il tournèrent en fuie.

      Note 584: Recouvré. Redoublé. «Quem etiam fortius inchoasset.»
      (Nangis.)

Note 585: Raison. Raisonnement. Parole.

Note 586: Restrains au champ. Retirés sur le premier champ de bataille. «Qui se prius in campo belli se restrinxerant.» (Nangis.)

Pou les enchacièrent, pour ce qu'il estoient lassés des deux batailles qu'il avoient vaincus, et leur chevaux trop lassés pour le fais qu'il avoient soustenus si longuement. Dant Henry et sa gent s'enfouirent par castiaux et par villes hors du chemin, en tollant et en robant quanques il povoient tollir et embler. Tant fouirent qu'il vindrent à Saint-Benoît-de-Mont-Cassin; et distrent à l'abbé que il avoient occis le roy Charles. Mais l'abbé ne vit en Dant Henry fors honte et confusion; si le fist prendre et mettre en sa prison, car il amoit le roy Charles pour ce qu'il se combatoit pour l'églyse.

XCIX.

ANNEE 1268.

Coment François rendirent graces à Jhésucrist de la victoire.

Quant le roy et sa gent orent ainsi Dant Henry chacié du champ, il rendirent graces à Nostre-Seigneur de la grant victoire que Dieu leur avoit donné, né ne prisrent pas la louenge du fait à eux, ainsois la donnèrent à la divine puissance de Dieu. Après ce qu'il orent rendu graces à nostre Sire, il entrèrent au champ et prisrent les dépoilles et les autres biens de leur ennemis, et puis alèrent reposer. Ce champ où la bataille fu est appellé le champ du Lion[587]; et pour ce que le roy ot victoire en icel champ, il fist faire une abbaye en la place, et y donna rentes, terres et possessions pour trente moines soustenir qui doivent estre en prière et en oroisons pour le roy, et pour tous ceux qui receurent mort en la place, de sa compaingnie.

Note 587: Et mieux: Tagliacozzo.

C.

ANNEE 1268.

Coment Coradin fu pris au port de la mer.

Coradin se déguisa qu'il ne fust congneu, et s'en vint à un chastel qui siet sur mer, et se tint illec repostement jusques à tant qu'il fust anuitié, et envoia aucuns de sa gent aux mariniers pour faire marchié de passer oultre. Si comme il orent fuit leur convenant et leur besoingne toute aprestée, nouvelles en vindrent au chastellain qui le chastel gardoit de par le roy. Tantost fist sa gent armer, et prist Coradin et toute sa gent, si comme il vouloient entrer en mer, et en firent présent au roy Charles qui moult en fu lie. L'abbé de Mont-Cassin envoia ses messages au roy, et luy manda qu'il rendroit Dant Henry d'Espaigne, et que volentiers luy rendroit sous telle condicion qu'il ne receust point mort, mais tousjours fust en sa prison, pour ce que il ne perdist sa messe[588]. Le roy luy octroia volentiers.

Note 588: Le texte de Nangis est assez mal rendu dans cet endroit. «Similiter Abbas… qui Henricum in prisione tenebat, ipsum regi tali conditione reddidit, quod idem Henricus, qui legum judicio plectendus mortem meruerat, non tamen incurreret, quamdiû idem Abbas præsenti vitâ fungeretur, ne mortis ipsius occasione secundum canones impeditus, totaliter amitteret officium sacerdotis.»

[589]Raoul d'Aussoy qui estoit l'un des plus nobles hommes de Alemaigne, eschapa par dons et par promesses que il fist à Adenot le Cointe qui estoit de Paris, qui le prist en la bataille et l'en emmena en sa terre; et quant il luy ot assés donné et assés promis, il le laissa aller en la présence d'une femme qu'il maintenoit. Si avint, l'endemain que Raoul fu délivre, que Adenot batti moult bien celle femme, pour ce qu'il estoit en souspeçon de l'un des clers le roy. Et quant il l'ot batue et foulée aux piés, elle s'en fouy vers les tentes, et commença à crier par tentes et par paveillons: «Prenés, prenés le traiteur le roy qui a laissié aler Raoul d'Aussoy, l'un des plus grans anemis le roy.» Cil Adenot fu pris, et fu la chose prouvée et congneue, si fu cil Adenot jugié et pendu, et cil Raoul d'Aussoy fu fait roy d'Alemaigne[590].

Note 589: Cet alinéa n'est pas dans Nangis.

Note 590: Il est impossible de ne pas reconnoître dans Raoul ou Radulphus d'Aussoy, Rodolphe de Hapsbourg, d'abord comte d'Alsace ou d'Aussay, comme on disoit au XIIIème siècle. Je n'ai vu nulle part la mention de ce fait, et il semble même fort douteux que Rodolphe ait pris part à la guerre d'Italie, occupé comme il l'étoit alors en Suisse.

CI.

ANNEE 1268.

Coment Coradin et les autres furent jugiés.

Ces choses ainsi faictes, le roy emmena ses prisonniers tout droit à Naples, pour faire droit jugement d'eux selon leur meffait. Si fist assembler tous les sages hommes du pays, et leur requist qu'il féissent bon jugement des traiteurs qui sa mort et son dommage luy avoient pourchacié. Si donnèrent sentences qu'il devoient avoir les testes coupées, mais de Coradin furent-il en doubte; car aucuns maintenoient pour Coradin qu'il estoit venu contre le roy pour aucuns héritages recouvrer qui luy devoient appartenir par raison. A ce se fussent tous accordés, sé ce ne fussent ceux de Naples qui ne porent souffrir la délivrance Coradin, pour ce que Conrat son père avoit abatu les murs de la cité de Naples et toutes les forteresces, et le peuple dommagié forment; si fu condempné à recevoir mort avec les autres. Quant il furent ainsi condempnés par jugement, l'en fist monter un homme en haut, si que tous le porent veoir et oïr, qui raconta coment l'églyse de Rome avoit esté grevée et tourmentée de long-temps passé de par la parenté Coradin, dont il estoient les uns après les autres mors, escommeniés et condempnés de l'églyse de Rome, de hoir en hoir,[591] de tout honneur et de toute dignité; et au derrenier est la meschéance tournée seur Coradin.

Note 591: Il semble qu'un mot ait été oublié ici comme celui de privés.

Après ce que il ot ainsi raconté au peuple pourquoy Coradin estoit condempné, l'en le mena luy et tous ceux qui estoient condempnés delès une chapelle où l'en luy fist oïr Requiem et tout le service des mors, et leur donna-on congié d'avoir confession, et puis furent menés au lieu où il furent décolés. Le peuple avoit grant pitié de Coradin pour ce qu'il estoit enfés[592], le plus bel que on peust trouver. Cil qui leur coupa les testes les fist agenouillier, et furent par nombre six: le conte Gauvain, le conte Jourdain, le conte Berthelemi et ses deux fils, et le sixième fu Coradin. Dant Henry d'Espaigne, qui bien avoit desservi autelle mort comme les autres, ne fu point décolé, pour ce que le roy l'avoit promis à l'abbé de Mont de Cassin; si fu mis en une cage de fer, une chaienne à son col, et fu mené par toutes les cités du pays et monstré au peuple, et racontoit-on la grant mauvaistié qu'il avoit pourchaciée à son cousin, qui Sénateur de Rome l'avoit fait, et haucié sur tous les barons de la contrée.

Note 592: Enfés. Enfant. Il avoit dix-sept ans.

CII.

ANNEE 1269.

De Conrat Capuche.

Quant le roy ot confondu ses anemis, si demoura le pays en paix, et le tint paisiblement en sa main, fors la terre de Secile, qui est toute enclose de mer, que Conrat Capuche et autres semblables à luy s'efforçoient de retenir contre luy. Iceluy Conrat Capuche avoit, par force et par barat, acquis la grace et la faveur de toutes les bonnes villes de Secile, fors que de Palerne et de Meschines[593], les deux plus nobles cités du pays qui se tenoient moult fermement de la partie le roy.

Note 593: Palerne et Meschines. Palerme et Messine.

Quant le roy sot ce, si envoia celle part Guy de Montfort, Thomas de Coucy, Guillaume L'estendart et Guillaume de Biaumont. Le far[594] de Meschines passèrent sans nul encombrier, et entrèrent en Secile par force d'armes, et conquistrent tous les chastiaux et toutes les cités qui se tenoient contre le roy. Tant chacièrent Conrat de cité en cité qu'il l'assistrent en un chastel fort et deffensable que on appelle Saint-Orbe: ce chastel leur donna moult paine et travail ainsois qu'il le peussent prendre né avoir.

Note 594: Le far. Le Phare.

Conrat Capuche fu pris par force: si luy firent les ieux crever et puis le firent pendre, pour monstrer au peuple la justice le roy. Quant tout le royaume de Secile fu conquis et Conrat destruit, les gens du pays obéirent au roy, et furent en paix jusques à tant que Constance, la royne d'Arragon, recommença l'estrif. Mais de ce nous tairons, et raconterons du bon roy de France et de sa baronnie.

CIII.

ANNEE 1269.

Coment le roy de France ala seconde fois oultre-mer.

Le roy de France qui autrefois ot esté oultre-mer, ot volenté d'aler-y la seconde fois, pour ce qu'il luy fu advis que la première fois ne fu pas moult prouffitable à la crestienne gent. Pour ceste chose acomplir, le pape de Rome luy envoia le cardinal Simon, prestre de saincte Cecile. Quant le roy dut prendre la croix, il assembla un grant parlement à Paris de prélas, de barons, de chevaliers et de moult d'autre gent; et puis les amonesta moult de vengier la honte et le dommage que Sarrasins faisoient en la terre d'oultre-mer en despit de Nostre-Seigneur.

Après ce que le cardinal ot fait sermon à tout le peuple, le roy prist la croix tout le premier, et tous ses trois fils Phelippe, Jehan et Pierres et moult grant foison de barons et de chevaliers. Les autres barons qui à ce parlement ne furent pas, se croisièrent tantost, dès ce qu'il sorent que le roy fu croisié: si comme Alphons le conte de Poitiers, le roy de Navarre, le conte d'Artois, le conte de Flandres, le fils au duc de Bretaigne.

Après ce qu'il furent croisiés, il prisrent termine de mouvoir tous ensemble, et firent aprester leur navie et leur garnisons. Quant le temps aprocha qu'il durent mouvoir, le roy fist son testament, et bailla son royaume à garder à monseigneur Simon de Neele et à l'abbé de Saint-Denys en France qui avoit à nom Macy de Vendosme; et, après ce, le roy ala à Saint-Denys, et luy pria qu'il luy fust en aide, et prist l'escharpe et le bourdon et l'enseingne Saint-Denys[565]. D'ilec s'en ala au bois de Vincennes reposer la nuit; l'endemain se parti de la royne sa femme en souspirs et en larmes, laquelle il ne vit oncques puis.

Note 595: Je remarque encore ici la concision de notre chroniqueur, quand il s'agit de l'oriflamme. Le passage de Nangis que Du Cange n'a pas cité dans sa dix-huitième dissertation sur Joinville est cependant fort curieux, surtout dans le texte françois qui, comme on le croit, est également de Nangis. Voici d'abord le latin: «Itaque martyros… devotissimè… interpellans, vexillum de altario S. Dyonisii, ad quod comites Vulcassini spectare dignoscetur» (ces termes sont précisément ceux de la lettre patente de Louis-le-Gros, en 1124) «quem etiam comitatum rex Franciæ debet tenere de dictâ ecclesiâ in feodum, morem antiquum antecessorum suorum servare volens, signiferi jure, sicut comites Vulcassini soliti erant suscipere, suscepit.» Ce passage prouve seulement que les comtes du Vexin étoient les anciens porte-oriflammes, et que le roi, en devenant comte du Vexin, n'avoit pas répudié le service de ses prédécesseurs. Mais le texte françois va nous prouver, ou je me trompe fort, que cet oriflamme n'étoit pas la bannière particulière de l'abbaye, mais bien celle de la France. Ecoutons: «Et prist… sus l'autel l'enseigne Saint-Denis, laquelle apartient au comte de Vesquessin, et laquele conté li rois de France doit tenir en fief de l'églyse Saint-Denis, aussi come li conte de Vesquessin souloient faire, qui portoient anciennement la bannière aus rois de France, pour la raison de leur fiè.» Est-ce clair, et contestera-t-on avec Du Cange le sens de la charte du roy Robert? dira-t-on encore en dépit du more antecessorum de Louis-le-Gros, que l'oriflamme ne parut dans les armées du roi de France qu'à compter de la réunion du Vexin aux domaines particuliers de la couronne?

CIV.

ANNEE 1270.

Coment le roy de France se parti du royaume.

Au mois de may en l'an de grace mil deux cens soixante-nuef, se parti le roy du royaume de France pour aler Oultre-mer. Si s'en ala droit à Clugny l'abbaye, où il séjourna quatre jours et vint au port d'Aiguemorte où tous les pélerins devoient assembler. Sitost comme le roy fu là venu, tout le peuple s'assembla de toutes pars, de barons, de chevaliers et d'autre menu peuple grant foison. Et pour ce que le port ne povoit pas prendre si grant nombre de gent, les barons et les plus nobles hommes tournèrent aux cités d'entour et aux bonnes villes, et sejournèrent tant que les naves furent garnies de vitaille et de armeures.

Si comme il estoient à séjour, il avint que trop grant forsénerie mut entre les Provenciaux et ceux de Catheloingne, et mut pour poi d'occasion. Si s'entrecoururent sus des espées, de coutiaux et de haches. Quant François virent Provenciaux assaillir, si se férirent en la meslée et chacièrent Catheloins jusques dedens les nefs, et estoient si eschaufés de couroux qu'il se férirent en la mer jusques au col pour eux occire. Né nul puissant homme n'estoit ilec qui la forsénerie de celle gent péust départir.

En celle meslée furent bien occis cent hommes, sans ceux qui furent noiés. Le roy qui tenoit feste et court plenière à Saint-Gile le jour de Pentecouste, oï la nouvelle, si vint hastivement celle part, et enquist par qui ce fait estoit encommencié; tantost qu'il sot la vérité, il commanda que ceux qui l'avoient commencié fussent punis.

CV.

ANNEE 1270.

Coment le roy entra en mer.

Quant la navie le roy fu toute preste, si entra en la nef, et furent avec luy ses deux fils; et les autres entrèrent chascun en sa nef. Les mariniers drecièrent leur voiles pour ce que le vent estoit bon, et si se mistrent à la voie, et singlèrent paisiblement jusques au vendredi entour mie nuit que le vent troubla la mer, et fist lever grans ondes et grans tourbeillons qui hurtèrent aux nefs si forment qu'il les fist départir çà et là. Le roy demanda aux maistres notonniers coment ce estoit que la mer estoit si engroissie? et il respondirent: «Sire, nous sommes entrés en la Mer du Lion qui est par coustume orgueilleuse et plaine de tempeste; et pour ce elle est nommée la Mer du Lyon, et la redoubtons plus que nul autre mer.» Tant singlèrent et tant nagièrent qu'il passèrent la Mer du Lion en moult grant doubte, et entrèrent en une autre partie de mer que il trouvèrent plus débonnaire; et singlèrent jusques vers le dimenche paisiblement. Mais vers l'ajourner, le tourment[596] fu greigneur que devant, et se doubtèrent moult. Sitost comme il fu adjourné, le roy fist chanter quatre messes sans sacrer[597]: l'une fu du Saint-Esperit, l'autre de Nostre-Dame, la tierce des angles et la quarte des morts. Mais poi en y avoit qui se peussent soustenir, tant estoit la nef souvent hurtée des ondes de mer.

Note 596: Le tourment. La tourmente.

Note 597: Sacrer. Consacrer. «Sine celebratione.» Nangis.

Assez tost après, la mer se commença à acoisier: lors alèrent disner, et cuidèrent trouver les iaues douces, mais elles furent corrompues pour la tempeste, dont moult de gent et de chevaux moururent. Avoec ce il estoient moult esbahis de ce que il ne venoient à port, et que il ne prenoient terre vers Castel-Castre[598] en Sardaigne où il devoient tous arriver et atendre l'un l'autre. Messire Phelippe l'ainsné fils du roy, en autele doubte comme il estoient, envoya une galie à son père pour savoir la vérité de la chose: car il luy estoit avis que les mariniers de sa nef singloient en doubtance, et pour ceste chose furent mandés les grans maistres des nés devant le roy.

Note 598: Castel-Castre. Ce devroit être Castel-Sardo. Mais Nangis écrit Callaricanum portum, c'est-à-dire Cagliari, à l'autre extrémité de la Sardaigne.

CVI.

ANNEE 1270.

Coment le roy ot doubtance des maistres mariniers.

L'en demanda aux mariniers combien il avoit jusques au port de Castel Castre, et combien il estoient près de rivage? Les mariniers respondirent paroles doubtables, et distrent que il estoient près de terre, mais certains n'estoient mie de combien. Lors firent aporter mapemonde devant le roy, et luy monstrèrent le siège du port de Castel-Castre, et combien il estoient près du rivage. Grant souspeçon et grant murmure fu esmeu contre les mariniers, car aucuns disoient que l'en deust estre du port d'Aiguemorte au Castel-Castre dedens quatre jours. Avec tout ce, l'en disoit que le fils Guillaume Bonebel, qui estoit l'un des maistres mariniers, s'estoit des autres parti, quant la tempeste estoit en mer, à toute une galie vers la terre de Barbarie. Mais la souspeçon fu à tort et sans raison si comme il fu puis apparoissant.

CVII.

ANNEE 1270.

Coment les mariniers vindrent au Castel-Castre.

Quant il orent parlé ensemble et monstré au roy le siège du Castel-Castre, si s'accordèrent qu'il ne singlassent plus, et qu'il laissassent les nés flotter toute la nuit, mais que ce fust jusques à l'aprochier du rivage, qu'il ne frotassent à la terre né ne hurtassent aux roches. Quant ce vint au matin, il virent la terre de Sardaigne, mais le port estoit loing plus de quarante milles. Tant cheminèrent parmi la mer qu'il furent près du port à dix milles, et cuidèrent tantost arriver, mais le vent leur fu contraire, si qu'il ne porent approchier du port toute celle journée. Lors jectèrent leur ancres et firent port au mieux qu'il porent.

Quant il furent arrivés, il envoièrent une barge droit à une abbaye qui estoit près du port, où il prindrent des iaues douces et des herbes nouvelles, pour reconforter les malades qui grant mestier en avoient. L'endemain au matin, les mariniers vouloient drécier leur voiles, mais le vent se tourna contre eux. Quant il virent qu'il ne porent prendre port pour le vent, si envoièrent une barge à Castel-Castre pour avoir nouvelles viandes. Si trouvèrent ceux de la ville moult rebelles et si contraires que à paines leur vouldrent-il donner des iaues douces, et vin et viandes pour argent; la raison pourquoy il le firent si estoit pour ce qu'il cuidièrent tous estre pris; et, pour la doubtance de ce, il portèrent tous leur biens en repostailles[599].

Note 599: En repostailles. En cachettes.

Le roy entendi qu'il ne recevoient pas sa gent liement; si leur envoia un chevalier, et manda au chastellain que les malades de son ost poussent prendre récréation au chastel, et que il fissent marchié souffisant de leur viandes. Ceux de la ville respondirent qu'il vouloient bien que leur malades eussent récréation en leur chastel, non pas dedens la ville mais dehors, car dedens le chastel ne laisseroient-il nul homme demeurer pour les Puisains[600] de qui il est tenu.

Note 600: Puisains. Pisans.

Quant le roy sot leur reponse, si commanda que les malades fussent portés au chastel, povres et riches; desquels pluseurs moururent en la voie. Les autres furent hebergiés en la maison des Frères Meneurs qui demeuroient au dehors du chastel; et les autres hebergiés en maisons de terre et de boe, où leur capres et leur asnes gisoient: et si estoient les maisons du chastel bonnes et belles et deffensables. Poi y trouvèrent François de vitaille, et ce qu'il y trouvèrent leur fu chier vendu: la poule qui n'estoit vendu que quatre genevois, leur fu vendue deux sous et les autres viandes montèrent si haut que à paine y povoit-on avenir, et les tournois[601] qui estoient prins pour dix-huit Genevois, ne voudrent prendre que pour tournois[602].

Note 601: Les tournois. Il faudroit les douze tournois.

Note 602: Tournois. Il faudroit Genevois. Au reste, voici le texte latin de Nangis: «Plus etiam faciebant, quia duodecim uronenses prius decem et octo Januenses valebant, et tunc nolebant recipere pro Januensibus nisi denarios Turonenses.» Du Cange a, dans son Glossaire, omis le mot Januensis, et les éditeurs de la nouvelle édition ont seulement mentionné Januinus, qui se trouvoit dans une citation du mot Bruneti, de Du Cange. Les Genevois étoient de petites pièces de cuivre, précédemment appelées Bruns ou Brunets.

Le roy sot coment la besoigne aloit, si leur envoia le mareschal de l'ost pour eux monstrer qu'il fussent plus courtois à sa gent. Il respondirent plus par paour que par amour que il feroient la volenté le roy, et que le chastel estoit en son commandement, et que il y venist demourer s'il luy plaisoit; mais[603] que les Genevois qui estoient mariniers le roy ne venissent point dedens le chastel pour ce qu'il estoient anemis aux Puisans leur maistres. Le mareschal respondi que le roy n'avoit que faire de leur chastel, né de leur forteresses, fors tant seulement que les malades de son ost fussent courtoisement traitiés, et que les viandes leur fussent données à certain pris et raisonnable. Il ottroièrent tout, mais poi ou noient en firent, fors tant seulement de pain et de vin qu'il abandonnèrent plus largement. Pour laquelle chose François furent moult courouciés, et distrent au roy qu'il vouloient le chastel destruire, mais il ne s'y voult accorder; ainsois respondi qu'il n'estoient point partis de France pour combattre aux crestiens.

Note 603: Mais. Pourvu.

CVIII.

ANNEE 1270.

Coment le roy attendoit sa gent au port de mer.

Si comme le roy attendoit sa gent au port de Castel-Castre, les autres nefs qui estoient parties du port de Marseille et d'Aiguemorte vindrent aussi comme toutes ensemble au port où le roy estoit. Lors s'assemblèrent tous ensemble les barons, et se conseillèrent quelle part il iroient. Si fu accordé que il iroient tous à Tunes; car le roy de Tunes avoit aucunes fois envoié messages au roy de France que il disoit que volentiers se crestienneroit, mais qu'il eust convenable achoison du faire pour la paour des Sarrasins. Pour cette espérance s'accordèrent tous d'aler celle part.

Quant ceux de Castel-Castre virent que le roy se vouloit partir du port, il présentèrent au roy vingt pipes de vin du meilleur que il eussent; mais le roy refusa leur présent et la présence de leur personnes; et leur fist dire qu'il fussent courtois aux malades de son ost, car ce tenoit-il à grant don et à grant présent.

CIX.

ANNEE 1270.

Coment le roy se parti de Castel-Castre.

Les mariniers drecièrent leur voiles au vent qui leur fu assez débonnaire, et se partirent de Castel-Castre, et vindrent le jour de la saint Arnoul au port de Tunes qui est dessous Carthage. Tantost le roy envoia l'amiraut de la mer devant, pour enquerre et pour cherchier s'il avoit nul empeschement au port pour prendre terre, et qu'il sceussent à dire des nefs, à qui il estoient et quels gens il avoit dedens. L'amiraut ala celle part, et trouva deux naves toutes vuides qui estoient aux Sarrasins de Tunes, et les autres estoient aux marchéans. Il prist tout et mist en sa seigneurie; et puis descendi à terre et manda au roy ce qu'il avoit trouvé et que il luy envoiast aide. Le maistre des arbalestriers ala celle part de par le roy et rapporta nouvelles que l'amiraut avoit pris terre.

Le roy né les barons ne prisrent point terre celle vesprée; dont il furent mal advisés, car Sarrasins qui la nouvelle sorent vindrent au matin à pié et à cheval avironner le port de toutes pars. Mais la galie le roy où il avoit grant foison de gens d'armes se férirent au port et prisrent terre en la place même où l'amiraut avoit esté. Les Sarrasins furent espoentés de ce que il prisrent terre; si reculèrent en un anglet et une ille petite, né n'osèrent plus avant venir; et les François se mistrent hors et entrèrent en une ille qui tenoit deux milles de long; et commencièrent les souldoiers à querre iaues douces. Tant alèrent cerchant qu'il en trouvèrent, et Sarrasins qui les espioient leur coururent sus et en occistrent jusqu'à dix; les autres furent rescous des François, et Sarrasins s'en fouirent qui ne les osèrent attendre. La nuit se reposèrent jusques au matin que François apperceurent une tour qui estoit près de l'isle; celle part vindrent et assaillirent la tour. Cils qui la devoient deffendre se tournèrent en fuie, et François entrèrent ens, et mistrent à mort ceux qu'il y trouvèrent. Si comme Sarrasins s'enfuioient, si encontrèrent un amiraut qui leur venoit en aide, si retournèrent vers les François qui les chaçoient, et les firent tant reculer qu'il se boutèrent en la tour.

Quant il les orent enclos en la tour, si prisrent feu et vouloient ardoir ceux qui dedens estoient, quant le maistre des arbalestriers vint à tout grant gent, si commença l'estour et se mellèrent ensemble. Les Sarrasins ne porent durer, si s'en tournèrent à Carthage. L'endemain, François s'armèrent et vindrent à bataille ordennée vers la tour, et passèrent oultre droit à Carthage, et se logèrent en une grant plaine où il avoit grant plenté de puis dont il arrousoient leur courtils[604], quant le temps estoit trop sec.

Note 604: Courtils. Jardins.

CX.

ANNEE 1270.

Coment Carthage fu prise par le conseil aux mariniers.

Quant les barons furent logiés ès plains dessous Carthage, les mariniers vindrent au roy et luy distrent qu'il luy rendroient Carthage se il leur voulloit donner aide; et il leur bailla cinq cens sergens à pié et quatre batailles de chevaliers. Après ce que le roy ot envoié en Carthage, ne demoura guaires que Sarrasins vindrent paleter en l'ost, et assaillir de loing, et commencièrent à traire et à lancier. Quant le mareschal de l'ost vit cest assaut, si commanda que tous fussent armés, et issi à bataille ordenée, et chevaucha tant qu'il se mist entre Carthage et les Sarrasins qui paletoient[605].

Note 605: Paleter. Je crois que ce mot se disoit spécialement de l'action de lancer des frondes, fronder. Mais il s'est dit aussi par extension pour lancer des flèches.

Si comme Sarrasins paletoient sans approchier, les mariniers assaillirent le chastel et montèrent aux murs à eschieles de cordes tenans à bons crochez de fer, et entrèrent dedens, et prisrent quanqu'il trouvèrent; né ne perdirent les mariniers que un des leurs qui fu occis d'un dart: et tantost qu'il furent dedens, il mistrent leur bannière par dessus les murs. Quant le roy et sa gent virent Carthage pris, si alèrent au devant des Sarrasins qui s'en fuioient de Carthage et en occirent une partie; les autres se mistrent ès cavernes pour cuidier leurs vies sauver et garantir; mais l'en houta le feu dedens, si que il furent tous mors et estains.

En celle guerre furent occis trois cens Sarrasins, sans ceux qui moururent ès cavernes; et nonpourquant pluseurs en eschapèrent qui emmenèrent la proie du chastel qui moult bien leur eust été rescousse, mais il n'osèrent[606] passer la bannière au mareschal.

Note 606: Il n'osèrent. C'est-à-dire: Les gens de l'armée croisée n'osèrent courir après eux au-delà de la bannière du marechal. Nangis dit: «Et les virent bien François; mais il ne se murent: car il estoit deffendus que nus ne meust hors de l'eschiele sé ele ne couroit toute, et sé il le faisoit, nus de la seue né d'autre ne le secourroit.»

CXI.

ANNEE 1270.

De la samblance de Carthage.

Quant Carthage fu pris, le roy commanda que on getast hors toutes les charoingnes des mors, et que il fust mundifié[607] de toutes ordures; après ce, que les malades et les autres fussent portés celle part pour eux reposer. Dedens la ville fu trouvé assez orge, mais autres biens y trouva-l'en petit, car quant il sorent la venue le roy, il envoièrent tout à Tunes et femmes et enfans.

Note 607: Mundifié. Purifié.

Pour ce que aucunes escriptures font mencion de Carthage, nous dirons la grant auctorité et la grant noblesce où elle fu jadis. Carthage qui est maintenant ramenée à la semblance d'un petit chastel, fu anciennement une noble cité que la royne Dido fonda, et estoit la roial cité et la maistresse de toute Auffrique. Et furent ceux de la cité jadis de si grant puissance, qu'il desconfirent par maintes fois les Romains et assirent par leur force. En la fin avint que les Romains les conquistrent; mais ce ne fu point sans grant travail; car il y mistrent quarante ans sans cesser, et moult y ot espandu grant foison de sang; avec tout ce ne la porent-il avoir à force, mais par cautele et par barat.

CXII.

ANNEE 1270.

Coment Sarrasins paletèrent contre François.

Quant Sarrasins qui avoient paleté aux François pour rescoure la proie virent que Carthage fu pris, si s'en retournèrent; l'endemain espièrent que François estoient au disner, si leur coururent sus si asprement que il convint que les crestiens s'alassent armer. Quant les Sarrasins les virent venir, si tournèrent en fuie. En celle journée meisme vindrent au roy deux chevaliers crestiens, nés de Catheloigne, de par le roy de Tunes, et luy distrent que s'il venoit à Tunes pour la cité assegier, il feroit occire tous les crestiens qui estoient en sa terre: le roy respondit que tant plus feroit-il de mal aux crestiens, et plus luy en voudroit[608].

Note 608: Cette réponse du roi n'est pas dans Nangis.

CXIII.

ANNEE 1270.

Coment le bouteillier de France fu assailli de Sarrasins.

Une fois avint que le conte d'Eu et messire Jehan d'Acre firent le guet par nuit; si advint que trois chevaliers Sarrasins vindrent à messire Jehan, et luy distrent qu'il vouloient estre crestiens; et en signe de paix misrent les mains sus la teste et puis vindrent baisier les mains à ceux qui illecques estoient en signe d'amour et de subjection; et se rendirent à messire Jehan d'Acre. Et il les fist mener à sa tente, et demoura à son guet: après tantost, cent autres vindrent à luy qui estoient Sarrasins, et jectèrent leur lances jus et firent ainsi comme les autres et requistrent baptême hastivement. Ainsi comme le bouteillier et sa gent entendoient aux Sarrasins, se férirent ensemble, les lances droites, tout plein d'autres Sarrasins en l'ost au bouteillier, si que il les reculèrent et firent fouir. Lors commencièrent à crier aux armes, si que l'on fu tout esmeu; mais ainsois qu'il feussent armés, les Sarrasins occistrent soixante sergens, que à pié que à cheval, et puis s'enfouirent.

Quant le bouteillier ot fait son guet, il retourna à sa tente et araisonna moult cruelment les Sarrasins et les reprist de traïson. Desquels l'un qui ressembloit le greigneur maistre commença à plourer et soi à excuser. Ce que le Sarrasin disoit entendi le bouteillier par un frère Prescheur qui entendoit sarrasin. Et quant le bouteillier le vit si forment plourer, si en ot moult grant pitié, et luy dist qu'il ne se doubtast, car puisqu'il estoit venu en la fiance aux crestiens il trouveroit foy. «Sire,» dist le Sarrasin, «je say bien que vous m'avez souspeçonneux de ce fait, jasoit ce que je n'y aie coupe. Sachiés certainement que ce m'a fait un chevalier qui me het pour moy grever. Nous sommes deux des greigneurs souldoiers au roy de Tunes, et avons chascun dessoubs nous deux mille et cinq cens chevaliers; et mon compaingnon qui a envie sur moy s'aperceut que je me voulloie mettre en vostre garde de mon gré, si procura cest assaut que vous avez eu, pour moy empeschier envers vous: et si say bien que l'un de mes chevaliers fu en celle bataille; et que vous puissiez savoir que je vous di voir, laissiez aler de mes compaingnons à mes gens qui vous amenront vitaille, et vous seront en aide tant comme il pourront.» Quant le bouteillier ot entendu le Sarrasin, si dist au roy ce que le Sarrasin luy avoit conté; et le roy commanda que on le laissast aler, si pourroit-on veoir leur loiauté[609].

Note 609: Nangis ajoute que le roi ne prit aucunement le change sur la perfidie des Sarrasins, et qu'en effet ils ne revinrent pas le lendemain.

CXIV.

ANNEE 1270.

Coment l'ost fu fermé de bons fossés.

Le roy fist faire fossés entour son ost pour les Sarrasins lui trop souvent les venoient assaillir, et se fist bien fermer et enclorre que il ne porent approuchier de son ost: et se tindrent le roy et les barons d'aler à Tunes pour ce qu'il attendoient le roy de Secile qui leur avoit mandé qu'il leur vendroit aidier prochainement. Quant les Sarrasins apperceurent que les François faisoient fossés entour leur ost, si s'assemblèrent de toutes pars et furent tant que à paines povoient-il estre nombrés; et manda le roy de Tunes bataille. L'endemain par matin Sarrasins chevauchièrent à bataille ordennée, et s'espandirent jusques au rivage de mer où les nefs estoient, et firent semblant de tout enclorre.

Quant François les virent venir, si s'armèrent hastivement et issirent de leur tentes à bannière desploiée. Le conte d'Artois et sa bataille ala devers la mer si avant qu'il enclost une bataille de Sarrasins. Pierre le Chambellant tourna celle part, et les enclost d'autre part si que les autres Sarrasins ne leur porent aidier. Si commença l'assaut merveilleux des deux parties, et lancièrent les uns aux autres. Sarrasins virent bien qu'il estoient en péril; si tournèrent en fuie, mais ainsois qu'il s'en fouissent, en fu occis la greigneur partie. En ce poignéis fu occis le chastelain de Biaucaire et messire Jehan de Roseillières.

Le roy fist retourner son ost aux tentes et aux paveillons, car il n'ot pas conseil d'aler plus avant jusques à tant que le roy de Secile fust venu. L'endemain pou ou néant furent veus Sarrasins pour ce qu'il firent feste de leur sabbat. Le mardi ensuivant vint en l'ost messire Olivier de Termes, et apporta certaines nouvelles que le roy de Secile seroit dedens trois jours au port de Tunes. Lors avint que Jehan Tritan conte de Nevers chéy en une maladie; porté fu en sa nef, si mourut tantost. Et le jeudi après mourut le légat et moult d'autres bonnes gens moururent de diverses maladies, pour le mauvais air dont il estoient avironnés, et par défaut de bonnes iaues. Le roy ot un flux de ventre premièrement, et puis le prist une fièvre ague dont il acoucha du tout au lit, et senti bien qu'il devoit paier le treu[610] de nature. Lors appella Phelippe son fils, et luy commanda qu'il gardast chièrement les enseignemens qui s'ensuivent que le bon roy avoit escript de sa main.

Note 610: Treu. Tribut.

CXV.

ANNEE 1270.

Coment le roy endoctrina Phelippe son chier fils.

«Chier Fils, la première chose que je te enseigne si est que tu metes tout ton cuer en amer Dieu, car sans ce nul ne peut estre sauvé. Garde toy de faire pechié: avant, devroies souffrir toutes manières de tourmens que faire péchié mortel. Sé il te vient aucune adversité ou aucun tourment, reçoi-le en bonne patience, et en rends graces à Nostre-Seigneur; et dois penser que tu l'as desservi. Et sé Dieu te donne habundance de bien si l'en mercie humblement. Confesse toy souvent, et eslis confesseur qui soit preud'homme, qui te sache enseigner que tu dois faire et de quoy tu te dois garder. Le service de sainte églyse écoute dévotement. Chier Fils, aies le cuer piteux et doux aux povres gens, et les conforte et les aide. Fais les bonnes coustumes garder de ton royaume, et les mauvaises abaisses. Ne convoite point sur ton peuple toultes né tailles, sé ce n'est pour trop grant besoing.»

«Sé tu as aucune pensée pesant au cuer di la à ton confesseur ou à aucun preud'homme qui sache garder ton secret, si pourras porter plus légièrement la pensée de ton cuer. Garde que cil de ton hostel soient preud'ommes et loiaux, et te souviegne de l'escripture qui dit: Elige viros timentes Deum, in quibus sit justicia et qui oderint avariciam; c'est-à-dire: Aime gent qui doubtent Dieu et qui font droite justice, et qui héent avarice; et tu profiteras et garderas bien ton royaume. Ne sueffre point que villenie soit dicte devant toy de Dieu. En justice tenir soies roide et loiaux envers ton peuple et envers ta gent sans tourner né çà né là.»

«Sé aucun a entrepris querele contre toy pour aucune injure ou aucun tort que il luy soit avis que tu luy faces, allegue contre toy tant que la vérité soit sceue, et commande à tes juges que tu ne soies de riens soustenu plus que un autre. Sé tu tiens riens de l'autrui, rens le tantost et sans demeure. A ce dois-tu mettre toute t'entente, coment tes gens et ton peuple puissent vivre en paix et droiture; meismement[611] les bonnes villes et les bonnes cités de ton royaume, et les garde en l'estat et en la franchise où tes devanciers les ont gardées; car par la force de tes bonnes villes et de tes bonnes cités doubteront les puissans hommes à mesprendre envers toy.»

Note 611: Meismement. Surtout.

«Il me souvient moult bien de Paris et des bonnes villes de mon royaume qui me aidèrent contre les barons quant je fu nouvellement couronné. Aime et honnoure saincte Églyse. Les bénéfices de saincte Églyse donne à bonnes personnes qui soient de bonne vie et de necte, et si les donne par le conseil des bonnes gens. Garde-toy de mouvoir guerre contre nul homme crestien, s'il ne t'a trop forment mesfait, et s'il te requiert mercy tu luy dois pardonner et prendre amende si souffisant que Dieu t'en sache gré. Soies, biaux doux fils, diligent d'avoir bons baillis, et enquier souvent de leur fais, et coment il se contiennent en leur offices. De ceux de ton hostel enquier plus souvent que de nuls autres s'il sont convoiteux ou bobanciers oultre mesure; car, selonc nature, les membres sont volentiers de la nature du chief; c'est assavoir quant le sire est sage et bien ordenné, tous ceux de son hostel y prennent garde et exemple et en valent mieux. Travaille toy, biaux fils, que villain serement soient osté de ta terre, et especiaument tiens en grant vilté Juis et toute manière de gens qui sont contre la foy.»

«Prens toy garde que les despens de ton hostel soient raisonnables et à mesure. En la fin, très dous fils, je te pri que tu faces secourre m'ame en messes et en oroisons. Je te doins toutes les benéiçons que bon père peut donner à fils; et la benéiçon Nostre-Seigneur te soit en aide et te doint grace de faire sa volenté!»

CXVI.

ANNEE 1270.

Coment le saint roy mourut.

Après ce que le roy ot enseignié ses commandemens à Phelippe son fils, la maladie le commença forment à grever. Si commanda que l'en luy donnast les sacremens de saincte églyse, tandis comme il estoit en bon mémoire, et à chascun vers du psautier que l'en disoit, il respondoit et disoit le sien selon son povoir. Moult se demenoit le roy qui pourroit preschier la foy crestienne en Tunes, et disoit que bien le pourroit faire frère Andri de Longjumel, pour ce que il savoit une partie du langage de Tunes: car aucunes fois avoit iceluy frère Andri preeschié à Tunes par le commandement le roy de Tunes, qui moult l'amoit. Si comme la parole aloit défaillant au bon roy, il ne finoit de appeller les sains à qui il avoit dévocion, si comme saint Denys en France, et disoit une oroison qui est dite à la feste Saint-Denys: Tribue nobis, quesumus, Domine, prospera mundi despicere et nulla ejus adversa formidare. Et puis si disoit une autre oroison de saint Jaque l'apostre: Esto, Domine, plebis tue sanctificator et custos. Quant le roy senti l'eure de la mort, il se fist couchier en un lit tout couvert de cendre, et mist ses mains sus sa poitrine en regardant vers le ciel, et rendi l'esperit à Nostre-Seigneur en celle heure meisme que Nostre-Seigneur mourut en la croix pour le salut des ames.

Précieuse chose est et digne d'avoir en remembrance le trespassement de tel prince; spéciaument ceux du royaume de France. Car maintes bonnes coustumes y establi en son temps. Il abati en sa terre le champ de bataille, pour ce qu'il avenoit souvent que quant un contens estoit meu entre un povre homme et un riche, où il convenoit avoir gage de bataille, le riche homme donnoit tant que tous les champions estoient de sa partie, et le povre homme ne trouvoit qui luy voulsist aidier; si perdoit son corps ou son héritage. Maintes autres bonnes coustumes adreça et aleva parmi le royaume de France. Et aussi voult et commanda que tous marchéans forains et qui d'estranges terres vendroient, que sitost comme il auroient leur marchéandise vendue que tantost feussent paiés et délivrés sans arrest. Pour la franchise qu'il y trouvèrent, les marchéans commencèrent à venir de toutes pars, pourquoy le royaume fu en meilleur estat qu'il n'avoit esté au temps de ses devanciers. L'endemain de la feste saint Barthelemi trespassa de ce siècle saint-Loys, en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil deux cens soixante et dix. Et furent ses ossemens aportés en France à Saint-Denys où il avoit esleu sa sépulture. En la place où il fu enterré, et en pluseurs autres, nostre sire le tout puissant fist moult de biaux miracles et de grans, par les fais et les mérites du bon roy.

Cy fine l'ystoire saint Loys.

* * * * *

J'ai donné la vie de saint Louis telle qu'on la retrouve dans le plus grand nombre des manuscrits, avec l'addition des morceaux inédits renfermés dans l'exemplaire de Charles V, n° 8395.

Cependant plusieurs leçons et des plus anciennes, après avoir suivi religieusement le texte des Grandes Chroniques jusqu'à la fin du règne de Philippe-Auguste, s'en écartent à compter de là; soit parce que la vie de saint Louis n'avoit pas encore été ajoutée de leur temps, soit parce qu'ils n'en avoient pas encore connoissance. Deux narrations, toutes deux plus concises et moins exactes, sont conservées aujourd'hui, l'une sous le n° 8396-2, l'autre sous le n° 8299. Cette dernière est presque uniquement traduite de l'Histoire générale de Guillaume de Nangis. Dans le but de donner une édition complète de la Chronique de Saint-Denis et de ses principales variantes, je vais rapidement indiquer les endroits qui, ne se trouvant pas dans la bonne leçon, peuvent cependant répandre sur le règne de saint Louis quelques nouvelles lueurs.

Les Gestes du n° 8396 sont divisés en vingt-neuf alinéas ou paragraphes; mais au XIIème est racontée la mort de saint Louis; les autres sont consacrés à Charles d'Anjou.

Le IIeme nomme tous les enfans de saint Louis et de Marguerite «qui longuement fu sans enfans avoir». 1° Une fille (Isabelle) qui épousa le roi de Navarre, Thibaut V; 2° un fils mort jeune et enseveli à Roiaumont; 3° Philippe, qui succéda au trône; 4° Jehan, surnommé Tritrem ou Tristan, comte de Nevers, mort à Carthage; 5° Pierre, comte d'Alençon, marié à la fille du comte de Blois; 6° Robert, comte de Clermont en Beauvoisis, marié à la fille du seigneur de Bourbon; 7° Blanche, mariée au fils du roi d'Espagne (Ferdinand de Castille); 8° Marguerite, mariée au duc Jean de Brabant; 9° Agnès, mariée au duc Robert de Bourgogne.

Le IIIème paragraphe contient la lettre du grand-maître des Templiers, ou plutôt d'un chevalier de l'ordre Teutonique au Roi, sur les Tartares; elle ajoute quelque chose au texte de notre chapitre XXXII: «A son très haut seigneur, Loys, par la grace de Dieu roy de France, Ponces de Aubon, mestre de la chevalerie du Temple de France, salus et appareilliés à faire vostre volonté…. Les nouvelles des Tartarins, si comme nous les avons oïes de nos frères de Poulaine qui sont venus au chapitre. Nous faisons savoir à vostre hautesse que Tartarins ont la terre qui fu le duc Henri de Poulaine destruite et escillie, et celuy meisme avec moult de barons et six de nos frères et quatre chevaliers et deux sergens et cinq cens de nos hommes ont mort. Et trois de nos frères que bien congnoissons eschappèrent. Derechief toute la terre de Hongrie et de Baiesne (Bosnie) ont dégastée. Derechief il ont fait troit os: si les ont desparties: dont l'une est en Hongrie, l'autre en Baiesnie et l'autre en Osteriche. Et si ont destruit deux des meilleurs tours et trois villes que nous avions en Poulaine et quanques nous avions en Boesnie et en Moravie del tout en tout il ont destruit. Et cele meisme chose doutons-nous que ne viegne ès parties d'Alemaigne… Et sachiés qu'il n'espargnent nuluy; mais il tuent tous, povres et riches et petits et grands, fors que beles femes pour faire lor volonté d'elles, et quant il ont fait lor volonté d'elles il les ocient, pour ce qu'elles ne puissent riens dire de l'estat de leur ost. Et s'aucuns messagiers si est envoiés, les primerains de l'ost les prennent et li bendent les yeux et le mainent à lor seignour qui doit estre, si comme il dient, sire de tout le monde… Il menjuent de toutes chars fors que de chars de porc… Et sé aucuns d'eux muert, si l'ardent. Et sé aucuns d'eux est pris, jà puis ne mengera, ains se laist morir de fain. Il n'ont nules armeures de fer né cure n'en ont né nules n'en retiennent, mais il ont armeures de cuir boilli…. Et sachiés que lor ost est si grans, qu'il tient bien dix-huit lieues de lonc et douze de lé. Il chevauchent tant en une journée comme il a de Paris à Chartres la cité.»

Le paragraphe V. nomme le chef des pastoureaux Rogier. «Et establi cil
Rogier que chascune dizaine auroit son maistre et sa bannière.»

Paragraphe VI. «L'an 1252 comença la guerre en Hainaut entre monseigneur
Karlon, conte d'Anjou et de Provience, encontre Jehan d'Avesnes. Parquoi
Piquardie et tout le païs de Hainaut et de Flandres fu moult aescheris
(Appauvri, affoibli.)

Paragraphe IX. «Sachiés que tant comme il (saint Louis) vesqui ne voult souffrir que batailles fussent faites de champions né de chevaliers au royaume de France, pour meurtre, né pour traïson, né pour héritage, né pour dette; ains faisoit tout faire par enqueste de preudesommes et loiaus à son essient, et quant il trouvoit le cas de l'une partie mauvais, il le punissoit selonc droit et selonc raison, comme droit juge sans espargnier…… Si fonda une communauté de clers escoliers qu'on appelle les Bons Enfans, à Paris, viers Saint-Victor.»

Paragraphe X. «Au tems de cele grans païs que France estoit, fu envoiés de la court de Rome un cardonaus…. appelé Simons, né en Brie, et puis fu-il esleus à estre apostole: cil cardonaus par la volenté du roy Loys et des barons prescha de la crois d'outre-mer, et prescha mout de fois au jardin le roy et ailleurs ausinc.»

Paragraphe XVIII. «Si vous nommerai aucuns de ceux qui alèrent en Sesile (avec Charles d'Anjou). Premièrement l'évesque Guy d'Aucuerre, qui se parti… bien garni de bons chevaliers hardis et viguereus et de bons sergens, et un jone homme, fils au conte de Flandres, et estoit nommés Robert, et estoit cist Robert avoués de Béthune; et avoit espousé bonne demoiselle et sage, fille à ce conte Charles. El si ala en ce voiage li quens de Vendome qui mout estoit bons chevaliers et viguereus de sa main et bien i paru. Et i ala monseigneur Guy, maréchal de Mirepoix, à grant compaignie de bons chevaliers.»

Paragraphe XXI. A l'occasion de la bataille de Benevent: «Et sachiés que sermonna la gent li évesques d'Aucuerre, qui avoit le pooir l'apostole et les assost tous… Et condui li mareschaus de Mirepoix la première bataille qui mout se contint la journée il et sa bataille viguereusement comme chevalier hardis et plains de grant preuesce.»

* * * * *

La leçon du n° 8299 raconte les gestes de saint Louis en quarante-un paragraphes. Le premier résume avec netteté toutes les actions du roi.

Au paragrap. XXII, on trouve l'explication plausible de la manière d'agir du seigneur de la Roche de Glun: «Et puis vint li rois, selonc le Rosne, à la Roche de Glin, et l'assist pour ce que le seigneur du chastel de ceus qui passoient par le fleuve du Rosne requerroit coustumes mauveses, et sé il ne voulissent paier, si les despoilloit non duement et sans raison de tous leurs biens.»

Le paragrap. XXV, entre dans quelques précieux détails sur les Pastoureaux: «En l'an 1251, un merveilleus signe et une novelleté qui onques telle n'avoit esté oye avint au royaume de France. Car aucuns princes de larrons, pour décevoir les simples… faignoient eux avoir eu l'avision des Angles, et la benoiste vierge Marie à eux avoir apparu et leur avoir commandé que il préissent la croix, et des pastouriaux et des plus simples du peuple… féissent et assemblassent ensi come un ost, à souvenir et secourre à la Terre Sainte et au roy de France saint Loys. Et de icelle vision icil larron monstroient la teneur en leur bannière que devant eux porter faisoient. Car il i avoient fait peindre l'image de Nostre-Dame et des angles, si comme elle se devoit estre à eux apparue et demonstrée… Et la royne Blanche… eux ainsi aler souffroit; car elle esperoit à son fils saint Loys par eux en la Terre sainte avoir secours et passèrent Paris sans contredit. Adonc come il venissent à Orlians, si se combatirent et firent meslée aux clers de l'université; puis alèrent à Bourges en Berry, et lors li maistres d'eux entra à synagogues des Juis et destruist leur livres et les despoilla de leurs biens, mais comme cil meismes se despartist… ceux de Bourges, armés et appareilliés, les suirent asprement et occirent leur maistre avec pluseurs de leur compaignons et en firent grant occision, puis se esparpillèrent l'un à l'autre là, tant que l'en ne sceut que il devindrent.»

Paragraphe XXXVI. «En l'an 1267, à St-Denis en France, fu faite translacion et transportement des roys de France en un moustier par divers lieus reposans en sépolture, par saint Loys roy de France et par Mahieu, abbé de ycelle églyse, et furent adjoins ensemble.»

FIN DU QUATRIÈME VOLUME DES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE.

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