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Les grandes chroniques de France (4/6 ): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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Note 153: Chauluz. «Castrum Lucii de Capreolo.»—Chalus-Chabrol. Les ruines du château de Chabrol, près de la petite ville de Chalus, existent encore.

Ce trésor demandoit le roy Richart à ce chevalier, mais il s'estoit trait à arant au visconte et s'estoit mis en ce chastel. Ainsi tenoit le roy le siège et faisoit assaillir chascun jour moult efforciement. Endementiers qu'il estoit un jour à un assaut, un arbalestier de la garnison du chastel trait un quarrel à la volée, le roy Richart, par aventure non mie appenséement, féri si qu'il luy fist mortelle plaie. Par celle plaie qui guarir ne pot mourut le roy en pou de temps après et fu ensépulturé à Frontevaux une abbaye de nonnains, delès le roy Henry son père.

Jehan-Sans-Terre son frère reçut après luy le royaume d'Angleterre; si fu couronné à la feste de l'Ascencion qui après fu, à Saint-Thomas-de-Cantorbie.

XVIII.

ANNEE 1199.

Coment le roy entra en Normandie après la mort le roy Richart. Et coment Artus de Bretaigne li fist homage. Et coment France fu entredite.

Quant le roy Richart fu mort, l'estat des choses fu mis en autre point. Lors assembla le roy Phelippe son ost, si entra à moult grant force en Normandie, la cité de Evreux prist, tous les chastiaux et toutes les forteresses d'environ prist[154] et les garni de ses hommes: toute la terre proia et gasta jusques au Mans. Artus, le conte de Bretaigne nepveu au roy Jehan qui assez estoit enfant, entra en ce point en la conté d'Anjou à moult grant chevalerie. Si se mist en saisine de la conté d'Angiers qui par droit luy afferoit, et puis vint à rencontre du roy Phelippe au Mans entre luy et sa mère, et luy fist hommage et féaulté de quanqu'il tenoit de luy.

Note 154: Prist. «Scilicet Apriliacum et Aquiniacum.» C'est Avrilly et Aquigny.

Tandis comme le roy estoit en ces parties, Robert de Blesoi[155] et Huitasse de Neuville prisrent le conte Phelippe de Namur frère le conte de Flandres et douze chevaliers avec luy, au mois de may; si prisrent un clerc qui avoit nom Pierre de Douay qui mains maux avoit fais au roy. Quant le roy fu repairié, tous ces prisonniers luy furent rendus. Et d'autre part Hue d'Amelencourt prist l'évesque de Cambray, pour qui le devant dit légat Pierre de Cappes mist toute France en entredit: mais en la fin de trois mois le roy ot son conseil qu'il le rendist[156].

Note 155: Robert de Blesoi. «Roberto de Belesio.

Note 156: Que il le rendist. C'est-à-dire que il rendist Pierre de Douay. C'est le même Pierre de Douay, sans doute, qui joue un si beau rôle auprès de l'empereur Henry de Constantinople, dans la continuation de Villehardouin. Au reste, le texte de Roger de Hoveden me paroît ici préférable à celui de Rigord: «Henricus, comes de Namur…. et Petrus de Duay, miles optimus et familiaris comitis Flandriæ, et electus de Cambray, frater prædicti Petri, capti sunt à familiâ regis Francorum….»

(Historiens de France, tome XVII, page 598.)

Alienor qui jà eut esté royne d'Angleterre vint au roy en la cité de Tours. Là luy fist hommage de la conté de Poitou qui luy estoit par droit héritage escheue. Lors retourna le roy en France et emmena avec luy le conte de Bretaigne qui avoit nom Artus. Après ne sçay quans jours[157], ala le roy en pélerinage à monseigneur saint Denys son patron; un riche paile mist sur l'autel en aliance d'amour et de charité.

Note 157: Ne scay quans jours. Trois jours, suivant Rigord.

Au mois d'octobre qui après vint furent trièves données et asseurées par serrement entre les deux roys, jusques à la feste Saint-Jehan, et entre le roy et le conte de Flandres aussi.

Incidence.—En celle année trespassa de ce siècle Henry, archevesque de Bourges. Après luy tint le siège saint Guillaume[158], qui fu des hoirs de Jouy et eut avant esté abbé de Chaalis. Au mois qui après vint trespassa de ce siècle Mahieu, archevesque de Sens. Après luy fu maistre Pierre de Corbueil qui avoit esté maistre le pape Innocent, si luy avoit donné l'éveschié de Cambray.

      Note 158: De Jouy. Le Gallia christiana le nomme Guillaume de
      Dongeon
.

En celle année, droit au mois de décembre, Pierre de Cappes, le devant dit cardinal, assembla[159] conseil général de tous les prélas du royaume de France, d'archevesques, d'évesques, d'abbés et de prieurs conventuaux. Le roy qui bien pensoit qu'il vouloit mettre son royaume en entredit y envoya ses messages, et appela en plain conseil à la court de Rome; mais toutesvoies le légat qui point ne déporta l'appel, jetta la sentence en la présence de tous les prélas du conseil, et puis commanda qu'elle ne fust dénonciée né publiée, jusques après le vintiesme jour de Noël.

Note 159: A Dijon.

Quant le terme qu'il eut mis fu passé, la sentence fu publiée, si fu toute France entredite. Tant fu le roy courroucié de ceste chose qu'il bouta hors de leur sièges tous les prélas de son royaume, pour ce qu'il s'étoient assentis à l'entredit: à leur chanoines et à leur clers tolli tous leur biens et commanda qu'il fussent tous chaciés de sa terre, et que toutes les rentes et les fiefs qu'il tenoient de luy feussent saisis. Les prestres mesme qui manoient ès paroisses fist-il aussi bouter hors, et les fist despouiller de tous leur biens: et, plus, en comble de tout mal, il enclost au chastel d'Estampes la royne Ingebour s'espouse, saincte dame et religieuse et aournée de toutes bonnes moeurs. Si ne pot à tant refrener sa perversité, ains troubla toute France, chevaliers, bourgeois et paysans. Il tailla les chevaliers et leur hommes, et leur tolli la tierce partie de tous leur biens; et leva de ses barons tailles et exactions plus grans que il ne povoient souffrir.

XIX.

ANNEE 1201.

Coment la pais fu réformée entre le roy Phelippe et le roy Jehan. Et coment le roy reprist la royne Ingebour sa femme.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens, au mois de may fu la paix refourmée entre le roy Phelippe de France et le roy Jehan d'Angleterre entre Vernon et l'isle d'Andely; si est plus plainement contenu ès instrumens authentiques qu'il firent séeler de leurs seaux, coment celle paix fu confermée et la terre entr'eux divisée[160].

      Note 160: Ce traité de paix, qu'on peut lire dans les Historiens de
      France
, tome XVII, p. 51, porte la date de Goleton.

Avant qu'il se partissent de ce lieu, Loys le fils le roy Phelippe espousa madame Blanche, fille Alphons le roy de Castelle et niepce Jehan le roy d'Angleterre, qui pour l'amour de ce mariage quitta à monseigneur Loys toute la terre, tous les chastiaux et toutes les forteresses plainement que le roy Phelippe avoit devant conquis sur le roy Richart son frère, et plus luy fist-il de grace qu'il luy quita toute la terre qu'il tenoit de çà la mer, s'il avenoit qu'il mourust sans hoir de son corps.

En l'an qui après vint, qui fu mil deux cens et un, environ la nativité Nostre-Dame, vint en France Octovien, évesque d'Oiste et légat de la cour de Rome entre luy et l'évesque de Bordiaux. Le roy amonesta qu'il reprist sa femme espousée qu'il avoit de luy dessevrée, et sans l'esgard de saincte églyse. Le roy toutesvoies le reçut en grace telle que par son amonestement se dessevra de celle qu'il tenoit contre la loy de mariage. En ce point après Jehan de Saint-Pol, prestre cardinal et légat et le dit Octovien assemblèrent concile de prélas du royaume en la cité de Soissons. En ce concile fu présent le roy et les barons. A ce concile qui quinze jours dura fu traicté de la dessevrance ou de la confirmation du mariage du roy et de la royne. Mais quant le roy vit ce, qui fu ennuyé de la longue demeure et de la longue desputoison de sages clers qui là estoient, s'en ala au matin et avec luy emmena sa femme Ingebour, sans prenre congié, et laissa les légas, les prélas et le concile tout plenier. Mais il leur manda par ses messages que il emmenoit sa femme comme sa loyale espouse, et qu'il ne vouloit pas à celle fois estre dessevré de luy. Et quant tous les légas et les prélas oïrent ce, il furent tous esbahis et honteux. A tant départi tout le concile, le légat Jehan de Saint-Pol s'en retourna à Rome tout vergoingneux de ce qu'il n'avoit point mené à perfection la besoingne pour quoy il estoit venu: l'autre légat demoura en France. Ainsi eschapa le roy des mains aux Romains à celle fois[161].

Note 161: La confusion du concile devoit provenir surtout de la lâche complaisance qu'il estoit alors prêt à montrer pour le roi. Après bien des dissertations, dont le but étoit de prouver la convenance d'un divorce, Philippe ne pouvoit faire aux clers un plus grant affront qu'en dédaignant de profiter des dispositions dans lesquelles il les avoit mis.

Incidence.—En celle année mourut Thibaut, le conte de Troies en Champaigne, en la quinziesme kalende de juing, en l'aage de vingt et cinq ans. Et pour ce qu'il n'avoit nul hoir masle, prist le roy en garde sa femme, et sa terre et une fille qu'elle avoit. Mais elle eut puis un fils qui fu né après la mort son père, car elle estoit demourée enceinte quant le conte son seigneur trespassa.

XX.

ANNEE 1201.

Coment, le roy Phelippe honora le roy Jehan, quant il vint en France, et coment la guerre recommença. Et coment Artus le conte de Bretaigne fu pris.

En celle année meisme, le jour devant la première kalende de juillet, vint en France le roy Jehan d'Angleterre. Le roy Phelippe le reçut moult liement à moult grant honneur, et le mena à Saint-Denis en France. Le couvent de léans le reçut moult honnourablement à procession solemnel, et l'assirent glorieusement dedens l'églyse. L'en demain le mena le roy Phelippe à Paris; là le receurent les bourgeois en merveilleuse révérence. Moult luy firent d'honneur, puis le fist le roy mener en son palais, luy, ses gens et toutes ses choses; et moult le fist richement servir de diverses manières de viandes; et luy furent les bons vins le roy[162] à luy et à toute sa gent habandonnés. Après, luy fist présenter riches dons de diverses manières d'or et d'argent, de diverses robes, destriers d'Espaingne, palefrois Norrois[163] et mains autres riches présens. A tant prist au roy congié, et se départirent les deux roys en bonne paix et en bonne amour.

Note 162: Le roy. Du roy.

Note 163: Norrois. On appeloit chevaux Norrois ou Norwégiens, tous ceux que l'on faisoit venir de Danemarck et de Mecklembourg.

En celle année meisme que le légat Octovien fu retourné à Rome, trespassa de ce siècle Marie que le roy tenoit en soignantage[164], contre la loy de saincte églyse; de laquelle il eut deux enfans: un fils qui eut nom Phelippe, qui puis eut la contesse Mahaut, fille au conte Regnault de Bouloingne, et une fille qui eut nom Jeanne; car le roy l'avoit cinq ans maintenue en telle manière contre la loy de Dieu et le décret.

Note 164: Soignantage. Concubinage. «Superinducta», dit Rigord.

Après la mort de celle dame, le pape Innocent légitima les deux enfans et conferma la légitimacion par sa bulle, au mandement et à la prière le roy Phelippe; mais ceste chose desplut à pluseurs qui estoient en ce temps.

En celle année fist le roy gens assembler en la vallée de Soissons; car il avoit en propos de courre sur la terre le conte de Restel et Rogier de Roucy[165]. Si avoit jà oïes maintes complaintes que ces deux tyrans grevoient les églyses et ravissoient et tolloient leur biens, né cesser ne vouloient au mandement le roy qui jà leur avoit mandé par lettres et par messages. Mais quant il sorent que le roy venoit sur eux à si grant force, il s'en vindrent tantost contre luy et isnellement amendèrent l'offense et la briseure du mandement royal: et puis si donnèrent bons hostages de rendre et de restablir aux églyses plainement tout quanqu'il y avoient tollu et rapiné par force, et de faire satisfacion à tous ceux de qui il avoient riens eu par male raison.

Note 165: Roucy. Ou plutôt de Rosoi, «Roscio.»

Quant il orent en telle manière au roy pacifié, le roy retourna et vint d'illec au parlement qu'il avoit pris au roy Jehan entre Vernon et l'isle d'Andely. Quant assemblés furent, le roy Phelippe amonesta et semont le roy Jehan, comme son homme lige, qu'il fust quinze jours après Pasques à Paris par devant luy, prest et appareillié de respondre souffisamment à ce que le roy Phelippe vourroit proposer contre luy, sur la duchié de Normandie et sur la conté d'Anjou et de Poitou. Mais pour ce que le roy Jehan ne voult venir au jour assigné né contremander né envoier pour luy souffisamment, le roy Phelippe, par le conseil de ses barons, assembla son ost et entra à moult grant force en Normandie: un chastel qui avoit nom Bouteavant[166] prist, et acraventa Mortemer, Argellon et Gournay; si prist et saisi toute la terre que Hue de Gournay tenoit.

Note 166: Bouteavant ou Boutavent, entre Amiens et Beauvais, et près de Formerie.—Argellon, c'est Argueil, à peu de distance de Gournay.

En ce meisme lieu fist-il chevalier Artus de Bretaingne, qui estoit nepveu le roy Jehan, et luy rendi la conté de Bretaingne; et luy donna, par dessus, la conté d'Anjou et de Poitou qu'il avoit conquises par droit d'armes: si luy donna encor par dessus deux cens chevaliers et grant somme de deniers.

Quant Artus le conte de Bretaingne se fu du roy parti, pou passa de jours après qu'il entra trop hardiement et à trop pou de gent en la terre le roy Jehan, de quoy il avint que le roy Jehan, qui moult bien savoit par aventure la raison du mescontentement, vint sur luy soubdainement à moult grant multitude de gens d'armes; à luy se combatti et le desconfit: là fu pris le conte Artus, Hue-le-Brun, Geffroy de Lesignen et mains autres chevaliers.

Moult fu le roy Phelippe couroucié de ces nouvelles, pour ce guerpi le siège du chastel d'Arques qu'il avoit assis; son ost mena à Tours, la cité prist et ardi. Le roy Jehan qui après vint ardi le chastel du tout en tout, et en pou de temps prist le viconte de Limoges. Hue le Brun, le viconte de Touart, le viconte de Limoges et Gieffroy de Lesignan tous estoient hommes liges au roy d'Angleterre; mais pour ce qu'il avoit à Hue le Brun sa femme tolue qui estoit fille le conte d'Angoulesme, et pour les griefs qu'il faisoit aux autres Poitevins, s'estoient il partis de son hommage et aliés par serement au roy Phelippe.

Quant l'yver approucha les deux roys cessèrent de guerroier, leurs marches garnirent, si se départirent en ce point sans paix et sans trièves.

XXI.

ANNEE 1202.

Coment les barons de France qui demouroient oultre-mer prisrent la cité de Constantinoble.

Incidence.—En ceste partie voulons descripre la noble victoire et les grans fais que Baudouin, le conte de Flandres, et Loys de Blois, le conte du Perche, le marchis de Montferrant[167] et mains autres barons du royaume de France qui estoient demourés en la terre d'oultre mer firent en Constantinoble. Mais avant, eurent receu par serement en leur compaignie le duc de Venice et ses Véniciens. Et pour mieux entendre l'ordre du fait, convient avant mettre l'original de la besoingne.

Note 167: Montferrant. Boniface, marquis de Montferrat.

Jadis gouvernoit l'empire de Constantinoble un empereur qui avoit nom Emanuel[168]: preudomme et saint homme et renommé de toute courtoisie et de toute largesce. Un fils avoit qui estoit appellé Alexis[169]; si eut espousé Agnès, la fille le roy de France Loys. Mais un sien oncle qui avoit nom Andronie le noya en la mer pour la convoitise de l'empire, après la mort son père Emanuel; si que la devant ditte Agnès demoura en veuveté. Puis que cil Andronie eut ainsi l'empire conquise par sa desloyauté, régna-il sept ans[170] un pou mains. A la parfin vint sur luy Coresac[171] et le prist; loier le fist emmi les quarrefours des voies de Constantinoble à estaches, pour traire à luy ainsi comme à bersaut[172]. Ainsi le fist occire et berser de saiètes, pour sa grant desloyauté; et puis prist et saisit l'empire. Celluy Coresac avoit un frère qui avoit nom Alexis, bon chevalier estoit aux armes, mais il estoit fel, traistre et desloyal: toute la cure de l'empire luy eut livrée, comme à son chier frère, fors la couronne tant seulement. Et celluy qui en toutes manières tendoit à l'empire, s'acointa des plus grans et des plus puissans, et aquist leur graces par grans dons et services, puis prist l'empereur Coresac son frère et luy creva par grant cruauté les yeux; en prison le jetta et se mist en saisine de l'empire, et plus: car il commanda que un sien nepveu, fils Coresac, qui par droit devoit estre empereur comme droit hoir, fust mis en prison et qu'il eust les yeux crevés comme son père. Mais l'enfant eschapa toutesvoies par la miséricorde Nostre-Seigneur, et s'en fouy à sa seur et à son serourge Phelippe, le roy d'Alemaigne.

Note 168: Manuel-Commène, mort en 1180.

Note 169: Alexis Commène II. Il fut seulement fiancé à Agnès de France, qui avoit à peine quatorze ans quand il mourut. Elle épousa alors l'assassin d'Alexis, Andronic Commène.

      Note 170: Il falloit trois ans au lieu de sept, et peut-être le texte
      de Rigord a-t-il été corrompu.

      Note 171: Coresac. Isaac l'ange, que Villehardouin nomme Kursac.
      (Sire-Isaac.)

Note 172: Comme à bersaut. «Quasi signum ad sagittas.» Bersaut se prend donc dans le sens de notre point de mire. On a dit aussi berser pour tirer.

En ce point, furent arrivés en Venice les barons de France dont nous avons dessus parlé. Ses messages leur envoya l'enfant qui proposèrent moult humblement la cause du père et du fils, et à grant prières leur promisrent que sé il vouloient la besoingne entreprendre et rétablir l'empire au père et au fils, il les aquiteroient de trente mille mars d'argent qu'il devoient aux Veniciens et plus; car il prometoit encore à payer tous les deniers qu'il avoient payés pour leur passage, et passerait oultre mer avecques eux à toute la force et le povoir de l'empire, pour secourre la saincte terre, et aministreroit viandes de son propre avoir souffisamment à tout l'ost, et feroit obéir l'églyse de Constantinoble à l'églyse de Rome et les joindroit ensemble, si comme les membres doivent estre joins au chief.

Quant les barons oïrent les offres que l'enfant leur mandoit par ses messages, il le firent avant venir et luy firent sur sains jurer que il tendroit l'offre et les convenances que ses messages promettoient pour luy: quant il les eut asseurés par serement, il se mistrent en mer à tout l'enfant, et errèrent tant à voiles tendues qu'il arrivèrent devant Constantinoble; terre prisrent et issirent des nefs. Mais quant les Grieus qui au dehors de la cité estoient virent la hardiesce des François et la constance ferme qu'il avoient à Nostre-Seigneur, il s'en fuyrent sans bataille et sans coup férir, et se receurent en la cité[173].

Note 173: Se receurent. Se refugièrent. C'est une expression toute latine. «Intrà muros illicò (proditor) se recepit.» (Rigord.)

Atant assisrent François la ville forment et destroictement, et par mer et par terre: par mains assaus fors et périlleux se combatirent et orent adès victoire. Après ce que l'assaut et le siège orent sept jours duré, en l'huitiesme jour l'empereur, qui longuement s'estoit tapi en la ville, issi hors en bataille à tout soixante mille chevaliers armés, sans la gent à pié desquiex la multitude estoit sans nombre. Quant tous furent hors, il ordena ses batailles pour combatre; et les François qui n'estoient que petit de gent au regard de la multitude des Grieus, attendoient la bataille à grant léesce, car il se fioient seurement de la victoire.

Quant le cruel tirant vit leur hardiesce et leur fier contenement, il eut paour en son cuer et s'en fouy en la cité, luy et toute sa gent, et commença à menacier et à dire devant les Grieus qu'il se combatroit l'en demain. Mais il en menti, car il s'enfouy en celle nuit meisme en larrecin, et laissa sa femme et ses enfans. Au matin, quant il fu jour, les François s'armèrent et commencièrent l'assaut par grant vertu. Les eschièles drescièrent aux murs et rampèrent contremont par merveilleuse hardiesce et saillirent en la cité au milieu de leur ennemis comme gens dignes de vraie louange; et se combatirent si hardiement et si aigrement qu'il firent merveilleuse occision de leur ennemis.

Quant le vaillant duc de Venice apperçut que François estoient en la cité et se combatoient si vertueusement aux Grieus que de toutes pars les avoient enclos, il entra en la ville et vint hastivement en la bataille devant tous ses Veniciens, le heaume lacié pour secourra François; jasoit ce qu'il fust vieil et debrisié, il se féri en l'estour l'espée au poing, et se joingt aux François là où il se combatoient. Et quant François virent le duc venir, il renouvellèrent leur hardement et leur vertu, et reprisrent leur bataille aigres et eschaufés de combatre; leur estour maintindrent si longuement qu'il occistrent et chacièrent les Grieus, et en celle manière fu prise la cite des François et des Veniciens. Quant la cité fu conquise et saisie, le père à l'enfant fu trait de prison et amené au palais. L'enfant fu pris et célébré de digne louange du clergié et du peuple, et fu moult sollempnement couronné de couronne d'or en la grant églyse, puis fu ramené au palais; les François acquita tout maintenant de trente mille mars d'argent qu'il devoient aux Véniciens, et paia tout entièrement leur passage et le loier des nefs, et aministra viandes à tout l'ost, selon les convenances qu'il avoient devant faictes. Le duc de Venice et ses Veniciens vindrent aux François et leur jurèrent qu'il leur livreroient nefs à passer, et leur promistrent que sé Dieu leur faisoit bien, de quoy il ne se doubtoient point, qu'il ne partiroient d'eulx jusques à tant qu'il auroient vaincus et soubmis les ennemis de la foy crestienne. Le jeune empereur leur paia cent mille mars d'argent, pour leur service et pour la bonté qu'il luy avoient faicte et pour celle qu'il luy feroient encore. Mais point ne régna longuement après ces choses, car il fu mort (en une bataille de quoy l'ystoire ne parle mie). Mais les François esleurent le conte Baudouin après sa mort par le conseil le duc de Venice, des princes, du clergié, de tout le peuple, et par l'assentement des barons de l'empire. Lors travailla tant à ce l'empereur, que l'églyse de Constantinoble et toutes celles d'Orient furent soubmises et adjointes à l'églyse de Rome si comme les membres doivent estre joins au chief[174].

Note 174: Rigord ajoute: «Hæc in litteris eorum scripta vidimus et legimus; majora et meliora, Deo volente, in terrâ sanctâ in posterum ab ipsis sperantes, quando unus persequetur mille et duo fugabunt decem millia

Les lacunes de ce récit et ses inexactitudes nous montrent l'importance de la relation de Joffroi de Villehardouin, que Rigord ne connoissoit pas.

XXII.

ANNEE 1204.

Coment l'apostole envoia en France deux légas pour réformer la pais entre les deux rois.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens et deux, quinze jours après Pasques, recommença le roy Phelippe la guerre pour la nouvelle saison qui fu venue; ses osts assembla et entra à moult grant force en la duchié d'Acquitaine. Les Poitevins et les Bretons reçut en sa compagnie et on son aide; puis chevaucha avant et prist mains fors chastiaux et maintes forteresses. A luy s'alia le conte d'Alençon et mist toute sa terre en sa garde. Quant il eut toute celle contrée soubmise à sa seigneurie, il prist son retour parmi Normandie, et prist Conches, l'isle d'Andely et le Vau de Rueil.

En ce point que ces choses avindrent en ces propres parties, le pape Innocent envoya en France l'abbé de Quassemaire pour la paix réfourmer entre les deux roys: l'abbé de Tresfons[175] accompagna à luy pour et le mandement le pape faire; à l'un et à l'autre fu dénoncié le commandement et proposé: et leur commandèrent les archevesques, les évesques et les barons qu'il féissent paix ensemble, sauf le droit de chascune partie, et qu'il refourmassent et ramenassent en aucun estat les abbayes des moines, des nonnains et des autres églyses qui estoient destruictes par leur guerres. A Mantes fu ce commandement fait au roy Phelippe aux octaves de l'Assumpcion Nostre-Dame; mais il appella de celle sentence en la présence des prélas et des barons qui rappellèrent ceste cause au jugement et à l'examinacion l'apostole[176].

Note 175: Tresfons ou Trefontaines. «Trium-fontium.»

Note 176: Le manuscrit 8,305, 5. 5., qui offre tant de différences avec les leçons authentiques, ajoute ici: «Et maintenoient bien que oncques apostoles ne s'estoit entremis des fais du royaume de France et que riens n'en appartenoit à lui.»

Au dernier jour de celluy meisme moys assiégea le roy le chastel de Radepont. Après ce qu'il eut le siège maintenu environ quinze jours et y eut fait par maintes fois lancier pierres et mangonniaux, il fist drecier un chastiau de fust assis sur roes, en telle manière que on le pouvoit mener quelque part que on vouloit; et lors fist assaillir le chastel par moult grant vertu et le prist. Là furent pris vingt chevaliers preux et hardis et nobles deffendeurs, et cent sergens et vingt arbalestriers: après ce que le roy eust pris le chastel de Radepont, il se retraist.

Quant son ost fu un pou reposé et leur forces reprises, il assist le chastel de Gaillart, au moys de septembre qui après fu. Ce chastel estoit trop fort et estoit assis sur une roche haute sur le fleuve de Saine près de l'isle d'Andely; fermer l'eut fait le roy Richait moult noblement à merveilleux cousts. Puis que le roy l'eust assis, sist-il entour cinq moys et plus; car il ne le vouloit pas prendre par force né par assaut, pour aucunes raisons: pour le péril de ses gens, et pour la destruction des murs et de la tour; mais il béoit à contraindre les deffendeurs par fain à ce qu'il luy rendissent: et pour ce qu'il doubtoit qu'il ne s'en fouissent à emble[177], fist-il le chastel ceindre de fossés larges et parfons; son ost fist logier entre ces fossés et le chastel; et fist drécier tout environ dix hautes tours de fust pour traire et pour lancier à ceux de dedens. Mais le chastel estoit si fort et ceux de dedens si nobles deffendeurs que ce prouffita pou. A la parfin, environ la feste saint Pierre d'yver sous pierre[178], fist le roy drécier pierres et mangonniaux, et une tour sur quatre roes et une truie de fust[179]; et fist appareillier et amasser quanqu'il pot avoir de tourmens, et puis fist assaillir par moult grant vertu. Mais ceux de dedens se deffendoient noblement, et reboutoient François arrières moult aigrement. Tant dura l'assaut, et le paletéis et le lancéis des engins, que quinze jours après furent les murs fraits et craventés, et le chastel pris. Mais au prendre eut moult grant poignéis et fort. Là furent pris trente-six chevaliers, sans le nombre des sergens et des arbalestriers. A ce siège furent mors quatre chevaliers.

Note 177: A emble. Furtivement. Dom Brial a mal corrigé: ensemble.

Note 178: C'est ainsi que tous les bons manuscrits traduisent le latin: «Superviente cathedrâ S. Petri.» Ce doit être une bévue du traducteur, qui aura lu sub Petro au lieu de Sancti Petri.

Note 179: Truie de fust. «Sueque ligneâ.» C'étoit une machine destinée à mettre à couvert les mineurs.—Tourmens. Machines de guerre. «Tormenta.»

XXIII.

ANNEE 1204.

Coment les Normans rendirent au roy la cité de Roen et toute Normandie pour le défant du roy d'Angleterre, leur seigneur.

En l'an de l'Incarnation mil deux cens trois, au moys de may, rassembla le roy Phelippe son ost et entra en Normandie. Deux chastiaux prist, Falaise et Domfront, et une riche ville[180] qui est appellée Caen, et toute la terre qui à ces chastiaux appartenoit. Après chevaucha avant, et prist toute la terre jusques au mont Saint-Michiel au péril de mer. Quant les Normans virent qu'il prenoit ainsi toute la terre sans contredit, il vindrent à luy et luy crièrent merci: les chastiaux luy rendirent et les forteresses, et toutes les appartenances qu'il gardoient en la féauté le roy d'Angleterre; c'est assavoir, Coustances, Baieux, Lisieux, Avranches. Car le roy avoit jà pris Evroues, si qu'il n'i demoroit mais à conquérir fors la cité de Rouen noble et riche et chief de toute Normandie; si estoit garnie de bonnes gens et de nobles hommes: et deux chastiaux tant seulement, Arques et Verneuil qui moult estoient nobles et fors de siège et de murailles et de moult grant garnison de bons deffendeurs.

Note 180: Une riche ville. «Vicum opulentissimum.»

Après ce que le roy eut esté en saisine des cités et des chastiaux, ainsi comme de toute Normandie, et il eut partout mis bonnes garnisons de sa gent, il s'en revint par la bonne cité de Rouen et mist le siège tout environ. Quant les Normans virent qu'il ne se pourroient longuement tenir en la cité deffendre qu'elle ne fust prise, et il n'attendoient nul secours de leur seigneur le roy Jehan d'Angleterre, il esleurent le plus sain conseil et le meilleur qu'il porent; car à cautele qu'il avoient à garder la féauté de leur seigneur[181], il requistrent trièves de trente jours qui devoient durer jusques à la saint Jean-Baptiste, que le roy se souffrist d'assaillir la cité et les deux devant dix chastiaux qui estoient à eux aliés et jurés; et il manderoient tandis au roy d'Angleterre, leur seigneur, qu'il les secourust, et s'il ne vouloit ce faire il luy rendroient maintenant la cité et les chastiaux: et pour ce que le roy fust plus seur de ceste convenance, il luy livrèrent quarante des fils aux plus riches bourgeois de la ville.

Note 181: A cautele, etc. «Ad cautelam et fidelitatem regi Angliæ conservandam….» (Rigord.)

Lors envoièrent pour secours avoir au roy d'Angleterre, mais il faillirent, car le roy Jehan n'y voult oncques conseil mettre. Quant il oïrent ce, il rendirent maintenant la cité et les deux chastiaux au roy Phelippe, ainsi comme il l'avoient en convenant. Celle cité né toute la duchié n'avoient oncques mais tenus les roys de France depuis le temps le roy Charles-le-Simple qui fu le cinquiesme après le grant Charlemaine; si avoit là couru du temps trois cens seize ans: car au temps de cestuy Charles-le-Simple vint en France un Danois qui estoit nommé Rollo, à moult grant multitude de paiens et conquist toute celle terre par le droit d'armes; mais puis fu il baptisié luy et sa gent, si eut à nom le duc Robert; et luy donna le roy, par paix faisant, une sienne fille et toute la terre qu'il avoit sur luy conquise.

Puis que le roy fu retourné en France, il ne fist point moult long séjour; ains fist son ost appareillier et entra en la duchié d'Acquittaine, droit environ la feste saint Laurent. La cité de Poitiers prist, et receut en sa seigneurie les chastiaus et les villes environ. Si luy firent les barons du pays hommage et féauté, comme à leur seigneur lige; mais, pour ce que l'yver approuchoit, il se retraist en France, jusques au nouveau temps laissa en paix la Rochelle, Loches et Chinon; si laissa le siège environ Chinon et Loches jusques atant qu'il retournast.

XXIV.

ANNEE 1205.

Coment le roy entra en Poitou et en Anjou à force d'armes. Et coment il aporta à Saint-Denis les précieuses reliques.

Puis que l'yver fu trespassé et la sollempnité de Pasques venue, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens quatre, le roy semont les princes et les plus grans maistres du povoir[182] du royaume de France, et assembla mains milliers de sergens à pié et d'arbalestriers à cheval, et moult grant nombre de chevaliers: devant les envoya pour conduire et garder la garnison et les viandes de l'ost. Après ce, mut le roy à grant ost et à grant appareillement de pierres et de mangonniaux et de diverses manières de tourmens; devant le chastel de Loches vint et fist ses engins drécier. Puis fist le chastel assaillir par moult grant vertu et le prist à la parfin. Si y furent pris, que chevaliers que sergens, cent vint qui léans estoient en garnison. Et quant il eut le chastel pris, si le donna à Dreues de Mello[183] qui entra en son hommage; puis se parti l'ost d'illec et s'en ala droit à Chinon. Environ fist son ost logier et ses engins drécier. Lors commença l'assaut fort et aspre; en moult pou de temps après fu pris et puis plenté de chevaliers, d'arbalestriers et d'autres sergens à pié, preux et hardis et bons deffendeurs; à Compiègne furent envoiés en prison. En France retourna le roy environ la feste saint Jehan-Baptiste, après ce qu'il eust ces deux chastiaux pris et bien garnis.

Note 182: Les plus grans maistres du povoir. «Et magistratus virtutis Francorum.»

Note 183: Dreues de Mello, fils de Dreux, connétable qui avoit accompagné Philippe-Auguste à la croisade. Voyez dans les Historiens de France la charte de donation de ces villes. (Tome XVII, p. 59.)

Eu l'an de l'Incarnacion mil deux cens et cinq, donna le roy Phelippe à l'églyse de Saint-Denis en France, en aliance d'honneur, d'amour et de charité, précieuses reliques que l'empereur Baudouin avoit prises en grant révérence en Constantinoble, en la chapelle des empereurs qui est nommée Bouche de lion. C'est assavoir: du fust de la vraye croix un pié de long, et de gros tant comme un homme peut enclorre en son poing, quant il a le premier pouce joingt au premier doy; des cheveux Nostre-Seigneur; une des espines de la saincte couronne; une des dens et une des costes de saint Phelippe l'apostre; des drapeaux en quoy Nostre-Seigneur fu enveloppé en la crèche quant il fu né; du rouge vestement qu'il eut aflubé le jour de sa saincte passion. La croix fu mise en un vaissel bel et riche et aourné de riches pierres précieuses fait en croix, selon la forme et la quantité du sainthuaire, et les autres reliques furent mises en un autre vaissel d'or. Tous ces sainthuaires bailla le roy Phelippe à l'abbé Henry à Paris de ses propres mains, en huitiesme jour de juillet. Et l'abbé qui à grant joie et à grant leesce de cuer les reçut, les porta jusques au Lendit en chantant et en glorifiant Nostre-Seigneur. A rencontre de luy vint le couvent nus piés par grant devocion et revestus de chapes de soye, et la procession du clergié et du peuple; si portèrent les reliques à grant devocion en l'églyse, là où elles sont gardées dignement et aourées à la gloire et à la louenge de celluy qui vit et règne, de qui le règne est permanable sans fin.

Incidence.—En celle année fu éclipse de soleil particulière en la cinquiesme heure du jour, devant la première kalende de mars.

Au mois qui après vint mourut la royne Ale, la mère au roy Phelippe en la cité de Paris. Porté fu le corps de luy en l'abbaye de Pontigny en Bourgoigne, ensépulturée de lez le conte Thibaut de Blois et de Troyes son père qui celle abbaye avoit fondée. En celle année, au mois de juillet, fu malade une pièce de temps messire Loys le fils le roy Phelippe, mais il recouvra santé par la miséricorde Nostre-Seigneur. Le roy Phelippe oï dire que le roy Jehan d'Angleterre estoit arrivé en la Rochelle à grant ost, son ost assembla tantost. En ce qu'il trespassoit tout droit pour aler au chastiau de Chinon, il garni la cité de Poitiers, Loudun et Mirabel[184] et tous les autres chastiaux de celle marche. Quant il eut par tout mis souffisant garnison de gens et de viandes, il s'en retourna en France. Tantost après, le roy Jehan qui sceut qu'il s'en fu parti prist et destruit la cité d'Angers.

Note 184: Mirabel. Mirebeau.

En ce point brisa le visconte de Touars la féauté qu'il avoit au roy Phelippe et s'alia au roy Jehan. Quant le roy Phelippe oï celle nouvelle, il retourna hastivement à grant ost en la conté de Poitiers, et ordonna ses batailles pour combatre au roy Jehan qui au chastel de Touars estoit; toute la terre le visconte destruist et gasta. A la parfin donnèrent les deux roys trièves de la feste de Toussains en un an; atant s'en retournèrent chascun en sa contrée.

Incidence.—En celle année furent si grans cretines[185] et si grant habondance d'eaues au mois de décembre, que nuls hommes de ce temps n'avoient oncques oï parler de si grans; dont il avint que de l'habondance et la roideur de ces cretines rompirent trois des arches de petit pont à Paris, et firent moult de dommages en pluseurs lieux. Et pour ceste raison le couvent de Saint-Denis, le clergié et le peuple firent processions en jeunes et en oroisons, et firent benéiçon sur les eaues du saint clou, de la saincte couronne, du bras saint Simeon et du fust de la vraye croix. Tantost après la benéiçon, les eaues commencièrent à retraire et à revenir en leur point.

Note 185: Cretines. Variante: Cruaultés. Cretines doit avoir ici la sens de crues.

XXV.

ANNEES 1206/1208.

Coment le roy entra en la duchié d'Aquitaine. Coment l'apostole manda à destruire l'érésie d'Albigeois. Et puis coment il fist abattre le chastel de Guerplie en Bretaingne.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens et sept, quant les trièves des deux roys furent rendues, le roy Phelippe rassembla son ost et entra en la duchié d'Acquitaine. La terre du visconte de Touars mist à gast, le chastel de Partenay prist et pluseurs forteresces abati au pays, aucunes en retint et y mist sa garnison. Si les laissa en garde à Guillaume son mareschal et à Guillaume des Roches: atant s'en retourna en France.

En l'an qui après vint, cil Guillaume des Roches et le devant dit mareschal assemblèrent environ trois cens chevaliers et prirent soubdainement le visconte de Touars et Savary de Mauléon qui s'estoient embatus en la terre le roy et emmenoient les proies qu'il avoient tolues aux bonnes gens du pays: à eux se combatirent diversement et les desconfirent. En ce poignéis furent pris cinquante chevaliers Poitevins et plus; si fuient pris Hue de Touars, frère le visconte, Aimery de Lezignan fils le visconte, Portecloie[186] et mains autres fors et nobles combateurs: quant il les orent pris et liés, il les envoièrent au roy Phelippe.

      Note 186: Portecloie. Latin: Portacleo. Autrement dit: «Porcelain
      de Mauzac.» (Note de Dom Brial.)

Incidence.—En celle année mourut l'évesque Eude de Paris en la troisiesme yde de juing; après luy fu évesque Pierre, trésorier de Tours.

Incidence.—En celle année un conte palazin, qui en langue d'alemant est appellé lendegrave, occist l'empereur Henry[187]. Après luy tint l'empire Othon, le fils au duc de Sassoigne, par l'aide l'apostole Innocent.

      Note 187: Il falloit avec Rigord écrire: Philippe, frère l'empereur
      Henry
.

En cel an meisme avint que le pape Innocent transmit en France Galien, dyacre cardinal, titre de Sainte-Marie du Porche, grant cler de droit et orné de bonnes meurs et diligent visiteur d'églises; dévot et de bonne volonté envers l'églyse St-Denis. Par luy[188] mandoit et commandoit l'apostoile au roy de France et à tous les barons du royaume qu'il envaïssent comme bons crestiens et vrais fils de sainte églyse, toutes les contrées de Thoulouse, d'Albigeois, de Caours, de Nerbonnois et de Bigorre, et occissent tous les heretes qui habitoient en ces terres, (et atrapassent de tout en tout le venin de la bouguerie qui ces contrés avoient corrompues et envenimées); et tous ceux qui mourroient en la voie ou contre les ennemis de la foy, il les absoloit de l'auctorité de Dieu, et de saint Père et saint Pol et de la seue, de tous les péchiés que il avoient fais dès le jour qu'il furent nés jusques au jour de la mort, desquiex il auraient esté confés, et repentans de ceus dont il n'auroient pas fait leur pénitence.

Note 188: Par luy. Rigord ne dit pas que ce fût par lui.

[189]En l'an de l'Incarnacion mil deux cens et neuf, Juchiau[190], un noble homme et loyal, se complaint au roy Phelippe de ce que aucuns souspeçonneux contre le royaume avoient fermé un chastel en la Petite-Bretaingne sur une haute roche qui est appellée Guerplic; si vaut autant à dire en Breton comme Mol ploi,[191] pour ce qu'elle est assise en un regort de mer et[192] que la mer est tout environ molement ploiée. Si est celle roche assise en la costière de Bretaingne par devers septentrion, si que l'en peut légièrement de ce chastel aler en Angleterre[193]. Et ce chastel estoit garni de gens, d'armeures, de vitailles et d'engins: si recevoient ceux de dedens les Anglois qui sont ennemis du roy et du royaume.

Note 189: Ici finit le texte de Rigord. Notre traducteur va suivre maintenant la chronique de Guillaume le Breton, que l'on a souvent confondue avec celle de Rigord. Voyez les Gesta Philippi Augusti, Francorum regis, auctore Guillelmo Armorico ipsius regis capellano. (Historiens de France, tome XVII, page 82.)

Note 190: Juchiau. «Juchellus da Mediana.» Joël de Mayenne.

Note 191: Il falloit dire avec Guillaume le Breton: «Mollis Plica, sive super plicam

Note 192: Et. En latin: «Vel

Note 193: Guierplic devrait être au-dessous de Treguier, sur la mer. Vely pense, tome 3, page 427, que c'est le promontoire qu'on appelle aujourd'hui Guesclin, et qui nous rappelle un héros dont le nom est effectivement écrit dans les historiens de dix manières différentes: Glaquin, Glesquin, etc.

Quant le roy oï ceste nouvelle, il fist assembler son ost au chastiau de Mante; puis le livra au conte de Saint-Pol et au devant dit Juchiau à ducteurs et à chevetaines. Quant il furent là venus, il assaillirent le chastel moult vertueusement, et le prist par force le conte de Saint-Pol, et y mist bonne garnison de par le roy, et le livra en garde au devant dit Juchiau: après s'en retourna l'ost en France.

Quant tous les barons et prélas furent semons à Mante pour cel ost, si comme nous avons devant touchié, il envoièrent leur hommes et leur chevaliers en cel ost au commandement le roy; mais l'évesque d'Orléans et cil d'Aucuerre retornèrent en leur païs et ramenèrent leur homes et leur chevaliers, né point ne vouldrent obéir au commandement le roy ainsi comme les autres; car il disoient qu'il n'estoient point tenus d'aler né d'envoier leur gens en l'ost sé le roy meisme n'aloit en propre personne. Et pour ce qu'il ne se porent deffendre en ce cas de nul privilège de droit, et coustume commune fust contr'eux, le roy leur commanda qu'il amendassent la briseure de son commandement. Faire ne le voudrent; pour ce saisi le roy leur regale, c'est assavoir les temporalités tant seulement que il tenoient de luy en fié; mais il leur laissa joïr paisiblement des dismes et des autres esperitualités; car il se doubtoit adès de couroucier saincte églyse et ses ministres.

Quant leur biens temporels furent ainsi saisis, il mistrent en intredit les hommes et la terre le roy; puis murent en propres personnes à la cour de Rome, et si monstrèrent leur cause en complaingnant à l'apostole. Mais toutesvoies convint-il qu'il amendassent au roy la briseure de son commandement, pour ce que le pape ne vouloit brisier né rappeller les coustumes du royaume. Quant il l'orent amendé et l'amende payée, le roy, au chief de deux ans, leur rendi leur regales et tout quanqu'il avoit saisi du leur.

Ci fine le secont livre des gestes au roy Phelippe-Dieudonné.

CI COMENCE LE TIERS LIVRE DES GESTES LE ROY PHELIPPE DIEUDONNÉ.

* * * * *

I.

ANNEE 1208.

Coment l'érésie des Amorriens fu atainte et punie.

En celuy temps flourissoit à Paris philosophie et toute clergie, et y estoit l'estude des sept ars si grant et en si grant autorité que on ne treuve pas que il fust oncques si plenier né si fervent en Athènes né en Egypte né en Rome né en nulle des parties du monde. Si n'estoit tant seulement pour la delitableté du lieu né pour la plenté des biens qui en la cite habundent, mais pour la paix et pour la franchise[194] que le bon roy Loys avoit tousjours portée, et que le roy Phelippe son fils portoit aux maistres et aux escoliers et à toute l'université. Si ne lisoit-on pas tant seulement en celle noble cité des sept sciences libéraux[195], mais de décrès, de loys et de phisique, et sus toutes les autres estoit leue par plus grant ferveur et par plus grant estude la saincte page de théologie.

Note 194: Pour la franchise. «Propter libertatem et specialem prærogativam defensionis quam Philippus rex et pater ejus ipsis scholaribus impendebant.» (Guill. Armor.—Historiens de France, tome XVII, p. 82.)

Note 195: Des sept sciences libéraux. «Non modò de trivio et quadrivio, verum et de quæstionibus juris canonici et civilis et de eâ facultate quæ de sanandis corporibus et sanitatibus conservandis scripta est….»

En ce temps estudioit à Paris un clerc né de l'éveschié de Chartres, d'une ville qui a nom Bene, si avoit nom Amaury. Moult estoit grant clerc et subtil en l'art de logique; et quant il ot longuement leu en cel art et ès libéraux clergies, il ala à la souveraine science de divinité[196]. Mais toutesvoies eut-il tousjours propre manière d'apprendre et d'enseignier, et opinion propre et privée, et jugement estrange et divers de tous les autres.

Note 196: Divinité. Théologie.

Et pour ceste manière que il eut tousjours maintenue, il chey en une erreur: car il affirmoit hardiement devant tous les maistres que chascun crestien est tenu à croire que il soit membre de Jhésucrist, et que nul ne peut estre sauf qui ce ne croit, né que sé il ne croyoit que il fust né né qu'il eust souffert passion, et les autres articles de la foy; et disoit que cil article qu'il proposoit devoit estre mis et nombré avec les autres articles de la foy crestienne. Ceste opinion luy fu contredicte et reprovée de toute l'université et convient que il alast en la présence l'apostole. Et quant il oï sa proposition et la contradiction de toute l'université, il donna sentence contre luy et le quassa et dampna en sa propre opinion et luy enjoint que il preschast tout le contraire. Quant il fu retourné à Paris, il fu contraint de l'université que il affirmast le contraire de celle opinion que il avoit soustenue; et il si fist de bouche tant seulement, car le cuer demoura adès en l'erreur de sa privée opinion. Si ne demoura pas après que il chey en une maladie, tourmenté de mautalent et de couroux; en telle manière et en tel point mourut, et fu enseveli delès l'églyse de Saint-Martin-des-Champs.

Après la mort de celluy Amaury refurent autres qui estoient entains et corrompus du venin de sa perverse doctrine. Ceux controuvèrent par l'aide du diable erreurs nouvelles qui oncques mais n'avoient esté trouvées né oïes; à souffler en loin Jhésucrist, et à vuider les sacremens du nouvel testament[197]. Entre lesquelles erreurs il proposèrent fermement que la puissance du père dura tant comme la loy Moyse fu en autorité et en povoir, et le confermoient par ceste escripture: «Quant les nouvelles choses seront avant venues vous jecterez les viés.» Puis doncques que Jhésucrist vint avant, tous les sacremens du viel testament furent quassiés et effaciés, et fu en povoir et en auctorité la nouvelle loy selon leur opinion. Après si affermoient que au temps qui ores est les sacremens du nouvel testament ont feni, et que confession, baptesme, le saint sacrement de l'autel, sans lesquels nul ne peut estre sauf, n'avoient d'ores en avant né temps né lieu, puisque le temps du fils estoit passé, et que le temps du saint Esperit estoit commencié; et que chascun povoit estre sans nulle oeuvre faire par dehors, par la grace du saint Esperit tant seulement. Et merveilleusement preschoient et emploioient la vertu de charité; et disoient que ce qui souloit estre péchié, sé il estoit simplement fait en la vertu et au nom de charité, il n'estoit mais péchié. De quoy il avenoit que il faisoient avoutires et fournications et autres delis de char au nom de charité; et promettoient aux femmes avec qui il péchoient, et aux simples gens qu'il decevoient par tel péchié, que il estoient désoremais sans paine et sans vengence, pour ce que Dieu estoit bon tant seulement, et non mie juste.

Note 197: «Ad exsufflandum Christum et ad evacuandum novi Testamenti sacramenta….»

Quant l'évesque Pierre de Paris et frère Garin, conseiller le roy Phelippe, oïrent les renommées de ces énormités, il firent soutilement enquerre par maistre Raoul de Namur les compileurs de ceste erreur et ceux qui estoient de leur secte. Ce maistre Raoul estoit bon clerc et bon crestien et sage et artilleux. Quant il venoit à eux, il savoit faindre en merveilleuse manière que il tenoit leur doctrine et il li révéloient les secrès, ainsi comme à parçonnier de leur secte, si comme il cuidoient. En celle manière, si comme il plut à Nostre-Seigneur, furent trouvées et descouvertes plusieurs personnes de ceste erreur, comme prestres, clercs, hommes lais et femmes qui longuement s'estoient célés et tapis soubs celle male aventure. Tous furent amenés à Paris et convaincus et dampnés en plain concile, et dégradés de leur ordres cil qui les avoient; puis furent livrés au roy Phelippe pour faire justice: et le bon roy les fist tous ardoir au dehors de Paris, delès la porte de Champiaux comme bon justicier et vray fils de saincte églyse. Mais il espargna aux femmes et aux simples gens qui estoient déceus par la malice des greigneurs et des principaux en celle bougrerie.

Et pour ce que il fu chose prouvée que celle hérésie avoit eu commencement et naissance du devant dit Amaury de Bene, jasoit ce que il semblast que il fust mort en la paix de saincte églyse, il fu dampné et excommenié de tout le concile, et l'ossellemente de luy jettée hors du cimetière, puis arse et mise en cendre, et la poudre esparse et jettée par tous les fumiers de Paris en paine et en signe de vengence. Que Nostre-Seigneur soit benoit par tout!

En ce temps lisoit-on un livret d'Aristote[198] et de métaphisique, qui de nouvel avoit esté translaté de grec en latin en la cité de Constantinoble. Mais pour ce que il donnoit occasion par subtilles sentences aux devant dites hérésies, ou pouvoit donner à autres qui encore n'estoient trouvées, on fist commandement qu'il fussent tous ars: et fu deffendu en ce concile sus paine d'escommuniement que nul ne les leust né escripsist des ores en avant, né que nul ne les eust en aucune manière.

Note 198: D'Aristote. «Ab Aristotele, ut dicebantur, compositi.»

II.

ANNEES 1209/1210.

Coment l'apostole Innocent corona Othon en empereur, contre la volenté le roy Phelippe et des plus grans barons de l'empire.

En ce temps faisoit Guy le conte d'Auvergne à pluseurs maint grief et maint outrage, si que le roy en avoit jà oï maintes complaintes. Sur ce le roy luy manda par lettres et par messages que il se cessast des griefs que il faisoit aux églyses. Mais cil qui fu endurci en sa malice ne voult cesser à son commandement. Le roy qui avoit ceste coustume à luy apropriée que il ne laissast oncques les griés de saincte église noient punis, vint sur luy à grant force et le contrainst en pou de temps à ce que il amenda et rendi tout ce que il avoit mauvaisement pris.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens dix, le pape Innocent couronna en la cité de Rome Othon, le fils le duc de Saissoigne, contre la volenté le roy Phelippe et sans l'assentement des plus grans de l'empire, et en la contradiction des Romains; jasoit ce que son père le duc de Saissoigne avoit esté jadis convaincu par devant l'empereur Federic d'un crime de traïson et banni hors de la duchié par le consentement des barons de l'empire, le pape toutesvoies luy requist que il fist serement, avant qu'il fust en la dignité, que il garderoit le droit et le patrimoine saint Pierre sans nul dommage, et que il laisseroit en paix l'églyse de Rome et la deffendroit contre tous hommes.

Quant il eut fait ce serement, et les instrumens qui à celle besoingne appartiennent furent escris et scellés du caracthère de l'empire, en ce jour meisme que il eut la couronne receue brisa-il son serement et les convenances qu'il avoit jurées: car il manda à l'apostole que il ne povoit laissier les chastiaux que ses ancesseurs avoient aucunes fois tenus. Pour ceste chose et pour aucuns despens que les Romains luy demandoient, et pour ancunes villenies que les Thiois leur avoient faictes mut entr'eux contens et discorde.

Tant monta la chose à la parfin que les Romains se combatirent aux Alemans qui moult furent dommagiés, et moult en y eut d'occis; de quoy l'empereur dist après, quant il se complaingnoit des Romains, et requéroit le rétablissement de ses dommages, que il avoit perdu en celle bataille onze cens chevaus, sans les hommes occis et sans les autres dommages. Quant l'empereur Othon se fu de là parti, il mist à euvre le mal qu'il avoit devant conceu en son courage, car il saisi les chastiaux et les forteresses qui estoient du droit héritage saint Père; c'est assavoir Aigue-Pendant, Radicofonum, Sanct-Quirc, Montefiascon[199] et presque toute la terre de Romanie. Puis trespassa en Puille et prist à force toute la terre Federic, le fils l'empereur Henry. De là passa au royaume de Sezile, et prist pluseurs chasteaux et maintes cites qui toutes estoient du patrimoine saint Père.

      Note 199: «Aquapendens, Radicofanum, Sanctum-Quircum, montem
      Fiasconis et ferè totam Romaniam.» (Will. Brito. p. 84.)

Après ces toltes et ces outrages qu'il eut ainsi fais à l'églyse de Rome, luy manda le pape que il cessast de tielx maux comme il faisoit, et que il rendist à l'églyse tout ce que il luy avoit tolu par force. Mais oncques rien n'en voult faire, ainçois commandoit piller et rober à ses robeors que il avoit mis ès chastiaux, les pelerins et les romipedes[200] qui aloient à la court. A la parfin le pape jetta sentence contre luy par le conseil de tous les cardinaux. Oncques pour ce ne se voult amender, ains mouteploia le mal tant comme il peut, en comble de sa dampnacion. Et pour ce que la paine doibt croistre selon ce que l'acoustumance croist, le pape absout tous ceux qui de l'empire tenoient de la féauté du serement que il luy avoient fais comme à empereur; et commanda, sur paine d'escommeniement, que nul ne le nommast né le tenist pour empereur.

Note 200: Romipedes. Pélerins de Rome.

Pour ceste chose se départirent de luy et de son hommage pluseurs princes et pluseurs prélas, comme le Lendegrave de Thuringe, le duc d'Osteriche, le roy de Boesme, l'archevesque de Trèves, l'évesque de Mayence, et maint autre prince séculier et maint autre prélat. Après ces choses, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens et onze, les barons d'Alemaigne et de l'empire esleurent Federic l'enfant de Puille, fils l'empereur Henry, par le conseil le roy Phelippe. Après requistrent à l'apostole que il confermast leur élection; et jasoit ce qu'il fust lié de ceste chose, il couvroit son courage de aucunes simulacions. Car l'églyse de Rome a tousjours de coustume que elle fait ses actions meuréement né ne s'accorde point légièrement à nouvelletés sans grans pourpens et sans grans délibération; et meismement pour ce que elle n'aimoit point la lignié dont il estoit descendu. Quant les barons orent l'assent l'apostole, il mandèrent Federic, à Rome vint par navie; le pape et les Romains le receurent à grant honneur; et quant il eut fait le serement à l'églyse, si comme il dut, et il fu couronné, il vint à Genes sur mer; là fu receu à moult grant honneur.

Quant il se fu de Genes parti, il chevaucha parmi Lombardie par le conduit et par l'aide le marchis de Montferrant qui avoit nom Boniface et par l'aide de ceux de Cremonne et de Pavie, et presque de toutes les cités de Lombardie. En telle manière trespassa les mons, et entra en Allemaingne et vint en la cité de Constance. Et digne chose est de mémoire que ceux qui tendent à gréver saincte églyse sont en pou de heure dejectés et soubmis; car Othon devoit venir en celle cité à celle meisme journée que Federic y arriva, qui bien avoit avec luy soixante mille chevaliers; si[201] avoit envoié jà avant ses queux et une partie de sa gent; jà avoit apperceu l'advènement l'empereur Federic; et pour ce le suivoit à deux cens chevaliers: si estoit jà à six mille de la cité. A ce point que l'empereur fu dedens receus, les portes de la ville fermèrent et boutèrent arrière Othon et les siens villainement et honteusement: et sé l'empereur Federic eust plus demouré l'espace de trois heures, Othon luy eust si le passage estoupé que il n'eust eu povoir d'entrer en Alemaingne.

Note 201: Si avoit. Othon.

Othon qui ainsi se vist hors clos de la cité de Constance s'en retourna droit à la ville de Brisac; mais les citoyens le boutèrent hors villainement comme ceux de Constances avoient fait, pour les forces et les outrages que luy et ses Thiois leur avoient devant fais: car il prenoient à force leur femmes et leur filles. Mais l'empereur Federic fu receu à joie et à honneur d'eux et de tous ceux de l'empire.

III.

ANNEE 1211.

Coment Federic fu esleu. Coment Crestiens orent victoire en Espaigne contre les Sarrasins y et coment le conte Regnaut de Bouloingne fu meslé au roy.

En ce temps meisme fu pris un parlement de celluy empereur et du roy de France à Valcouleur qui siet en la marche du royaume et de l'empire. Là fu présent l'évesque de Mès; mais le roy Phelippe n'y fu point présent; mais eut en conseil qu'il y envoiast monseigneur Luys son fils et grant partie du barnage de France, pour renouveler les aliances selon la coustume des roys et des empereurs.

En celle année fist le roy Phelippe clore de murs la cité de Paris en la partie devers midi[202] jusques à l'eaue de Saine, si largement que il encenist, dedens la closture des murs, les champs et les vignes; puis commanda que on fist maisons et habitations partout[203] et que on les louast aux gens pour manoir, si que toute la cité semblast plaine jusques aux murs. Les autres cités et les autres chastiaux rufist-il aussi ceindre et renforcier de grans tours bien deffensables; et jasoit ce qu'il peust par droit faire tours, murs, et fossés en autrui tresfont[204] pour le commun proffit du royaume, il rendi et fist recompensacion loyal de son propre à tous ceux de qui il prenoit les tresfons et les terres, pour ses cités et pour ses chastiaux renforcier. Si eut plus chier à tenir droit et loyauté que aucuns us, selon droit, par quoy il peust autrui grever.

      Note 202: Devers midi. «A parte australi usquè ad Sequanam fluvium
      ex utraque parte.»

      Note 203: Partout. C'est-à-dire: A la place des champs enfermés.»
      In terras illas et vineas.»

Note 204: Tresfont. Propriété. D'où tresfonciers, propriétaires.

Incidence.—En celle année vint au royaume d'Espaingne un Sarrasin qui avoit nom Mommelins: si vault autant en leur langue comme roy des roys. Si grant ost amena que la multitude de sa gent sembloit estre aussi sans nombre. En si grant orgueil parla contre les Crestiens et si forment les menaça qu'il disoit qu'il les effaceroit du tout en tout; mais il se combatirent à luy et à sa gent et puis luy rendirent si fort bataille et il occistrent tant de sa gent que il demoura petit, par l'aide Nostre-Seigneur, qui pas ne guerpit ceux qui ont en luy espérance. Il meisme s'enfouy de celle bataille mas et desconfis à petite compaignie.

En celle bataille furent mains chevaliers du royaume de France, et le roy d'Arragon qui moult estoit bon chevalier. En représentacion de la miséricorde Nostre-Seigneur, et en signe de la victoire que Dieu luy eut donnée, jasoit ce que il ne fussent que un pou de gent au regard de leur ennemis, il envoya l'enseingne de ce roy Sarrasin à l'églyse Saint-Père de Rome; si fu atachiée à la porte du moustier, à l'honneur et la louenge de celluy qui vit et règne sans fin.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens douze, Regnaut de Dampmartin, conte de Bouloigne, acraventa une forteresse que Phelippe, évesque de Biauvais, le cousin le roy, avoit fermée nouvellement en Biauvoisin, pour ce qu'elle povoit grever et faire dommage à sa cousine la contesse de Clermont. Pour ceste raison luy abati aussi l'évesque Phelippe une forteresse que il avoit fermée en la forest du Halmes[205]: Et de là mut le contens du dit évesque et du conte Robert de Dreux d'une part, et du conte Regnaut d'autre.

Note 205: Halmes ou Hermes, non loin de Clermont.

Le roy avoit souspeçonneux le devant dit conte Regnaut, non mie tant seulement pour ce contens, mais pour ce que il avoit garni un trop fort chastel en la marche de Normandie et de la petite Bretaingne, qui estoit nommé Mortueil[206], et pour ce qu'il envoioit ses messages à Othon, qui empereur eut esté, et au roy Jehan d'Angleterre, au grief du roy et du royaume, si comme l'en disoit. Pour ce luy requist le roy que il luy rendist ses forteresses selon la coustume du pays et les drois. Le conte ne se voult accorder en nulle manière à ceste chose, et le roy assembla son ost pour ce chastel asségier, qui estoit si fors et de chastel et de siège et de muraille que il sembloit que il ne peust estre pris en nulle guise. Mais le roy fist ses engins drecier et fist assaillir par grant force par trois jours et trois nuis; au quatriesme jour fu pris contre l'opinion de tous: bien le fist garnir de sa gent, et puis fist conduire ses osts vers la conté de Bouloigne.

Note 206: Mortueil. Mortaing-le-Rocher. Dans le latin: Mortonium.

IV.

ANNEES 1212/1213.

Coment Regnaut se parti du royaume et s'alia à Othon et au roy d'Angleterre; et coment le roy Phelippe reçut en grace sa femme la royne Ingebour.

Bien sceut le conte Regnaut qu'il ne pourrait contrester à la force le roy, pour ce laissa la conté de Bouloigne et toutes les forteresses à monseigneur Loys de qui il les tenoit en fié. Et le roy saisi d'autre part toute la conté de Dampmartin, de Mortueil, d'Aubemalle, de Bonneuil[207], de Danfront et toutes les appartenances que cil conte tenoit par le don et par la grace le roy. Après ce que il eut ainsi perdu toutes ces contrées, il s'en ala au conte du Bar son cousin et demoura là avec luy. En ce conte Regnaut avoit moult de choses dignes et pluseurs vices qui à louenge sont contraires: volentiers grevoit les églyses, de quoy il avenoit que il estoit presque tousjours escommenié; les orphelins et les veuves metoit à povreté; tousjours estoit en haine vers ses nobles voisins et leur destruisoit leur maisons et leur forteresses.

Note 207: De Bonneuil. Il falloit: Lillebonne. «Insulam bonam.»

Et jasoit ce que il eust noble dame espousée de par qui il tenoit la conté de Bouloigne, de laquelle il avoit eu une fille qui estoit joincte par mariage à monseigneur Phelippe fils le roy, il ne se tint oncques à luy[208], ainçois menoit tousjours avec luy concubine appertement. Comme il fu doncques escommenié, il quist semblable à ses meurs, et fist aliances à Othon et au roy Jehan d'Agleterre, desquels l'un et l'autre estoit escommenié de la bouche l'apostole: Othon pour ce qu'il avoit à force saisi le patrimoine saint Père; le roy Jehan pour ce qu'il avoit chacié de son siège Estienne, archevesque de Cantorbie, homme honneste et de saincte opinion, que l'apostole meisme avoit sacré; et pour ce meismement que il avoit chacié et essillié tous les évesques de son royaume et tous leur biens tolus et saisis; les rentes des abbayes blanches et noires avoit saisies et converties en ses propres us: si avoit jà tout ce tenu par l'espace de sept ans.

Note 208 Luy. Elle.

Cil archevesque Estienne et les autres évesques estoient en essil au royaume de France par la franchise et par la libéralité du roy Phelippe qui volentiers les y eut receus en grant compassion de leur tribulacion. Ainçois que le dit conte Regnaut s'aliast à Othon et au roy Jehan d'Angleterre, requist-il au roy par ses messages le rétablissement de sa terre et de ses chastiaux. Et le roy luy offrit plaine restitution de tout, sé il vouloit estre au jugement de son palais et des barons de son royaume. A ce ne se vouloit acorder, anis requeroit absoluement la saisine de tout et se metoit hors du jugement de sa court. Et pour ce que le roy ne luy voult restablir sans ceste condicion, il s'en ala et s'alia aux deux roys; premièrement à l'empereur Othon, et puis trespassa parmi Flandres jusques en Angleterre; et, là refist confédération au roy Jehan[209].

Note 209: La Chronique de Rains raconte tout autrement les premiers motifs du mécontentement du comte de Boulogne, et je pencherois assez à les croire plus réels. «Avint que li rois tint un parlement à Montleon, (Laon) et i ot moult de ses barons. Si avint que li quens Gautiers de Sainct-Pol et li quens Renaus de Bouloigne, qui trop s'entrehaioient d'armes, s'entreprisrent devant le roy. Tant que li quens de Sainct-Pol féri le conte Renaus de son poing sous le visage et le fist tout sanglant. Et li quens Renaus se lancha à lui vighereusement, mais li haut home se misent entre deus par quoi li quens de Bouloigne ne se pot vengier, ains se parti de la cour sans congiet prendre.—Et quant li rois sot que li quens Renaus s'en estoit ainsi alés, si l'en pesa et bien dist que li quens de Sainct-Pol avoit eu tort: si li blasma moult. Et envoia frère Garin et l'évesque de Senlis à lui à Dammartin un sien castiau où il estoit. Et quant il vint là, si li dist: «Sire, li rois m'envoie ci à vous pour le discort qui est entre vous et le conte de Sainct-Pol dont il li poise, et vous mande qu'il vous le fera amender à vostre honneur.Frère Garin, dit li quens, j'ai bien entendu çou que li rois me mande par vous, et bien vous tiens-je à ciertain message. Mais tout voel-je bien que vous sachiés et bien le dites le roy que sé li sans qui descendi de mon visage à tierre ne remonte de son gré là dont il issi, pais né accorde ne sera faite….Voire, dist frère Garin, atant m'en tais, et savez qu'il en avenra? vous en pierderés l'amour le roy et le honnour dou monde.»

En celle année assembla le roy Phelippe un concile à Soissons, lendemain de Pasques flories. A ce concile furent tuit le baron du royaume et le duc de Breban à qui le roy donna Marie qui devant eut esté femme au conte Phelippe de Namur. Et le duc l'espousa sollempnellement après les octaves de Pasques. En ce concile fu traictié de passer en Angleterre, et plut cestu chose à tous les barons qui là furent et promistrent au roy leur confort et leur aide en toutes manières et que eux meismes passeroient avec luy en propres personnes. Mais Ferrant le conte de Flandres contredist tout seul ceste besoingne et dist que jà n'y passeroit, sé le roy ne luy rendoit deux chastiaux, Saint-Omer et Ayre, que messire Loys tenoit. Et le roy luy offri eschange de ces deux chastiaux par droite prisiée et par loyal estimacion. Mais le conte Ferrant ne voult point prendre l'offre que le roy luy fesoit et s'en départi atant, car il s'estoit jà alié au roy d'Angleterre Jehan par le conseil le conte Regnaut, si comme il apparut après[210].

Note 210: La Chronique de Rains raconte tout cela de même; ce qui doit ajouter au poids de ce qu'elle dit précédemment.

En l'an de L'Incarnacion mil deux cens et treize, le roy et les barons appareillèrent leur navie pour passer en Angleterre, si comme il avoient ordonné devant. La raison pour quoy il vouloient passer si estoit pour rétablir les évesques d'Angleterre en leur sièges qui jà longuement avoient esté en essil au royaume de France; et pour renouveler le service Nostre-Seigneur qui n'avoit esté célébré en Angleterre de sept ans tous plains; et pour ce qu'il fist Jehan sans terre, selon l'interprétation de son nom, pour les maux et pour les desloyautés que il avoit faictes: car il avoit occis en sa prison le conte Artus de Bretaingne son nepveu, si avoit pendu plusieurs enfans que il tenoit en hostages, et pluseurs autres desloyautés que il avoit faictes.

Et pour ce que il se doubtoit que le roy Phelippe ne passast outre, pour ses méfais punir, il pacifia au clergié à temps et puis envoya ses messages à l'apostole. Et le pape envoya en Angleterre Panulphe son diacre qui réforma la paix entre le roy et son clergié. Mais celle composition valut à la restitution des églyses tant seulement, et non mie à la solution des choses tollues, jasoit ce qu'il eust juré l'un et l'autre, et qu'il y fust tenu par son serement.

En celle année reçut le roy en grace et en amour Ingebour, la royne s'espousée, fille au roy de Dannemarce; de luy avoit esté dessevré de son auctorité, seize ans et plus. Moult eut le peuple grant joie de ceste chose, car en la personne le roy n'avoit nul autre vice né chose qui fist à blasmer, fors seulement que il luy soustraioit la debte de sa char[211]. Car il luy faisoit amenistrer toujours assez largement et honnourablement toutes ses nécessités: si n'est mie de merveille sé ceux orent joie de ceste conjunction qui avant se douloient de la dissencion qui est[212] contraire à si grant vertu.

Note 211: La debte de sa chair. «Suæ carnis debitum.» C'est là ce que l'auteur de la chanson du Berte aux grans pieds appelle: La droicture qu'on doit à sa moillier.

Note 212: Il falloit ici avec le latin: Qui estoit.

V.

ANNEE 1213.

De la bataille qui fu en Lombardie contre ceux de Milan et ceux de Pavie.

Incidence.—En celle année fu une bataille en Lombardie en la terre de Cremonne. Car en l'an qui devant eut esté, si comme ceux de Pavie conduisoient Federic, le nouvel empereur, en la cité de Cremonne, ceux de Milan se combatirent à eux près d'une cité qui est nommée Laude[213]: si n'avoit que cinquante-trois ans que le grant Federic l'avoit fondée, qui aieul eut esté à celluy Federic qui lois estoit empereur. Ceux de Milan n'osèrent envaïr ceux de Pavie en la présence l'empereur, ainçois attendirent tant que il[214] l'orent convoié jusques à Cremonne.

Note 213: Laude. Lodi.

Note 214: Il. Les gens de Pavie.

En ce que il s'en retournoient, il saillirent soubdainement de leur embuschement et les seurprindrent tous despourveus, comme ceux qui d'eux ne se donnoient garde. Pour ceste raison conceurent ceux de Pavie et ceux de Cremonne mortel haine contre ceux de Milan, mais il pourloingnièrent la vengence de ce fait jusques en lieu et en temps. Ceux de Milan qui de perpetuel haine ont hay le linage le grant Federic qui jadis les eut tous desconfis en bataille par l'aide des Pavignons, abatues et planées jusques en terre toutes leur tours, n'attendirent pas tant que ceux de Pavie se meussent contre eux pour leur honte vengier, ains issirent à grant ost et envaïrent la terre de Cremonne: mais les Cremonnois issirent contr'eux à bataille à tout leur forces. Leur eschieles ordonnèrent qui moult estoient mendres que celles de leur ennemis. Avant jurèrent tous sur sains que sé il avenoit que il eussent bataille, que nul n'entendroit à proye né à homme rendre, fors à trespercier la bataille, à occire et craventer leur ennemis. Et pour ce que la sollempnité de Pentecouste afferoit à celle journée, il mandèrent et supplièrent à leur ennemis que il leur voulsissent mettre la bataille à l'endemain pour la hautesce du saint jour. Mais ceux de Milan qui de tousjours heent les sains jours (et ont adès[215] de coustume que il nourrissent et soustiennent la partie des bougres et des hereses comme ceux qui de tel vice sont corrompus), ne s'i vouldrent accorder. Et pour ceste raison meismement que il doubtoient que leur force ne creust en si pou de temps, puis que ceux de Cremonne virent que combattre leur convenoit, il se combatirent à eux en l'espérance de l'aide Nostre-Seigneur, en la manière que il avoient juré et proposé. Et les desconfirent assez briement. Ne demoura pas long-temps après que ceux de Milan orent leur force rappareillée, et entrèrent à grant ost en la terre à ceux de Pavie et assistrent un leur chastel. Ceux de Pavie issirent hors contr'eux à batailles ordennées. Quant ceux de Milan les virent venir ainsi chaux et engrés d'eux combatre, il boutèrent le feu en leur heberges pour retarder et pour refrener leur force. Ceux de Pavie qui moult estoient entalentés de combatre trespassèrent parmi les feux ainsi comme tous forsenés, à eux se combatirent et les chacièrent honteusement du siège; maint en occistrent et prisrent; à leur tentes retournèrent, et prisrent tentes et paveillons, et toute leur vaisselemente et quanqu'il trouvèrent en leur heberges.

Note 215: Adès. Toujours. Ce mot doit avoir été formé de «tota Die.» On disoit aussi: Tot adès dans le même sens.

En telle manière furent desconfis ceux de Milan deux fois en un an, en vengence Nostre-Seigneur, pour le grant crime de diverses hérésies dont il sont entechiés, et pour la faveur que il portoient à Othon, empereur escommenié et déposé.

VI.

ANNEE 1213.

Coment le roy s'appareilla pour aler en Angleterre, et coment le conte Ferrant, le conte Regnaut et Guillaume-Longue-Espée et les autres pristrent les nefs le roy.

En celle année assembla le roy grant ost et le conduit droit à Bouloigne. Là demoura aucuns jours pour attendre ses nefs et ses gens qui venoient de toute part; puis trespassa jusques à une bonne ville qui a nom Gavaringues[216], si siet sur la contrée de Flandres sur le rivage de la mer d'Angleterre; si fist après luy venir toute sa navie. A celuy pays et ville devoit le conte Ferrant venir au roy et luy amender quanques il avoit vers luy mespris. Quant le roy eut attendu tout le jour entier, Ferrant qui ne regarda né foy né vérité en ce que il faisoit aux autres, ne vint né ne contremanda, jasoit ce que le jour eust esté assigné à sa requeste. Sur ce le roy se conseilla à ses barons qui jà estoient venus de France, de Bourgoigne, de Normandie, d'Acquitaine et de toutes les provinces du royaume de France: par leur conseil laissa son propos que il avoit de passer en Angleterre. Si retourna en Flandres et prist un chastel qui avoit nom Cassel, et puis toute la terre jusques à Bruges. Sa navie qu'il avoit laissiée à Gavaringues fist venir après luy par mer jusques au port de Dan[217], qui est deux milles loing de Bruges; il ala d'illec à Gant: mais il laissa un pou de chevaliers et de sergens pour garder la navie qui estoit demourée au port de Dan: car il avoit encore en propos de passer en Angleterre après ce que il eust Gant conquis.

Note 216: Gavaringues. Gravelines.

Note 217: Dan. Damme.

Tandis comme le roy tenoit le siège devant le chastel de Gant, Regnaut, le conte de Bouloigne et Guillaume-Longue-Espée, Hue de Boves et pluseurs autres riches hommes qui venoient d'Angleterre, arrivèrent au port. Le conte Ferrant qui bien eut sentu leur avènement leur courut à l'encontre à tous les Isengrins et les Bloetins[218] et les Flamens; il issirent des grans nefs et se mistrent en petites nefs cursoires; toutes les nefs le roy prisrent qui estoient esparses par le rivage. Mil et cinq cens nefs y avoit par nombre; né les pors ne les povoit pas toutes prenre, jasoit ce que il fust merveilleusement grant et haut et large. Toutes les nefs et les vaissiaux que il porent trouver dehors le port emmenèrent; le lendemain assistrent le port et la ville, mais les gens le roy qui ès nefs et en la ville estoient se garnirent contr'eux au mieux qu'il porent.

      Note 218: Les Isangrins et les Bloetins. Ainsi se nommoient deux
      partis ardens, qui se faisoient en Flandre au XIIème siècle et au
      XIIIème une guerre comparable à celle des Guelfes et Gibelins en
      Italie. J'avoue qu'aux étymologies diverses que propose M. de
      Reiffenberg dans la préface de son second volume de Philippe
      Mouskes
, je préfère l'opinion de dom Brial: «An non (dicti fuerunt
      Isangrini) quia pro militari signo lupi effigiem illi præferrent?»

L'en demain retourna le roy tost isnelement pour sa gent délivrer qui estoient assis de ses ennemis; ses ennemis leva du siège et chaça jusques à leur nefs, et en occist et en noya près de deux mille, et mains en prist des meilleurs et des plus nobles chevaliers: tout le pays d'entour fist ardoir et essilier. Au port de Dan retourna, et fist vuidier les nefs de vitailles et d'autres choses, et puis bouter le feu dedens: ainsi ardi les nefs et toute la ville et puis retourna à Gant. En France retourna après ce que il eut reçu hostages de Gant, d'Ippre, de Bruges. Lisle et Douay retint en sa main et leur rendi leur hostages tout quites; de Gant, de Bruges, de Ippre prist-il la raençon, trente mille mars d'argent en eut avant que les hostages fussent rendus. La ville de Lille destruist pour la malice de ses habitans; le val de Cassel laissa destruit et gasté en partie, mais il espargna la ville de Douay et la retint en sa main.

VII.

ANNEE 1214.

Coment le roy d'Angleterre arriva à la Rochelle et coment il prist Robert le fils le conte Robert de Dreux et d'aucunes incidences.

En quaresme qui après vint trespassa le roy d'Angleterre en Acquitaine, et arriva à grant ost à la Rochelle. Lors s'alia au conte de la Marche, à Geffroy de Lesignen et autres riches hommes du pays qui, devant ce, estoient aliés au roy de France. Puis trespassa par la cité d'Angiers en la conté de Poitiers, par leur aide et par leur effort la cité d'Angiers prist, Biaufort et autres chastiaux du pays. Un jour avint que il eut envoié ses coursiers en fuerre à moult grant plenté de gent, et que il orent prises les proies outre Loire, delès la cité de Nantes; quant Robert l'ainsné fils Robert le conte de Dreux, cousin du roy Phelippe, les vit, si passa follement le pont de Loire à pou de gens, pour les proies rescourre. Eux qui furent pourveus de moult plenté de gent prisrent luy et quatorze chevaliers nés de France.

En ce temps espousa Pierre (Mauclerc), fils le devant dit conte Robert de Dreux, la fille Gui le visconte de Touars, qui sereur eut esté Artus le conte de Bretaigne, de par la contesse sa mère; en telle manière eut la dame et toute la conté par le don et par la grace le roy. Quant il fu saisi de la terre, il fist secours à monseigneur Loys le fils le roy Phelippe qui demouroit à Chinon et au pays d'environ, à grant gent, par le commandement son père, pour guerroier au roy Jehan et pour deffendre le pays et la contrée. Le roy Jehan avoit là tenu en prison plus de dix-huit ans Alienor la sereur Artus le conte de Bretaigne, qui estoit ainsnée fille le conte Geffroy, son frère; pour ce la tenoit en prison qu'il ne vouloit pas qu'elle fust mariée, qu'il ne perdit la terre.

En celle année se desmist Geffroy l'évesque de Senlis par le congié l'apostole, selon les drois; trente ans avoit gouverné l'éveschié, pour ce s'en demist que il se sentoit pesant et foible de corps, et moins souffisans en l'office que il ne souloit. En l'abbaye de Chaalis[219] entra, qui est de l'ordre de Cistiaux. Après luy fu esleu frère Garin qui estoit frère profès de l'ospital[220], especial conseiller le roy Phelippe pour le grant sens de luy, et pour la noient comparable vertu de conseil qui estoit en luy hébergiée, et pour les autres graces qui en luy habundoient. Il gouvernoit merveilleusement bien les besoingnes du royaume, secont après le roy; les nécessités des églyses procuroit par grant diligence, et gardoit leur franchises et leur privilèges entièrement et sainement soubs son mantel, ainsi comme l'en trouve escript de saint Fabien, qui, comme il fust cler et renommé au palais des empereurs de Rome, il gardoit et celoit le corps Dieu sous mantel, pour ce que il peust donner confort et secours aux crestiens qui estoient en chartre, et conforter les courages de ceux qui pour la foy souffroient les tourmens.

      Note 219: Chaalis. Aujourd'hui Charlieu, dans le Charolois.
      «Caroli locus.»

Note 220: De l'ospital. Hospitalier du Saint-Jean de Jérusalem.

En ce temps se desmist aussi Geffroy l'évesque de Meaux, et entra en l'abbaye Saint-Victor de Paris, pour ce que il peust mieux donner entente à contemplacion. Cil Geffroy estoit saint homme et religieux; entre les autres oeuvres de saincteté que il faisoit, merveilleusement et vertueusement faisoit abstinence telle que nul homme n'oï oncques parler de sa pareille: car chascun an en la quarantaine et en l'advent, il ne béust jà né ne goustast de soustenance corporelle que trois fois en la sepmaine, et en ce temps mengoit et buvoit petit, et teles viandes dont nul ne daignast gouster pour l'amertume et pour la très grant aspreté que elles sentoient. Après luy tint l'éveschié Guillaume, chantre de Paris; et lors furent trois frères de père et de mère, évesques tout en un temps de trois cités: Estienne de Noyon, Guillaume de Paris, et Pierre de Miaux; et furent fils le vieux Gaultier, chambellan de France, et frères au jeune Gaultier qui estoit homme assez digne de louenge et assez noble et renommé au palais le roy.

VIII.

ANNEE 1214.

De la croiserie d'Albigois et de la noble victoire que le conte Simon de Montfort ot à Muriaux.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens et treize, fu une bataille en la terre d'Albigois. Car quant le pape eut envoié le pardon au roy, aux barons et aux prélas qui croisier se vouldroient pour destruire l'hérésie et la bougrerie des Albigois, mains barons et autres, plains de la foy Nostre-Seigneur, se croisièrent et mistrent les crois par devant (à la différence de la croiserie d'oultre mer). Pierre archevesque de Sens, Regnault archevesque de Rouen, Robert évesque de Baieux, Jourdan évesque de Lisieux, Regnaut évesque de Chartres. Des barons: le duc Eudes de Bourgoigne, Hervis conte de Nevers, et mains autres barons et prélas dont nous laissons les noms pour la confusion.

Tous ceus se croisièreut pour destruire l'hirésie que l'apostole eut devant escripte à Thimotée à avenir, vers la fin du monde. Il murent au voiage qu'il avoient empris, pour l'amour Nostre-Seigneur; à la cité de Bediers vindrent qui toute plaine estoit de bougres, toute la craventèrent et fondirent, et occistrent bien en celle ville seulement soixante mille hommes[221] et plus. Puis vindrent à Carcassonne, en pou de temps fu prise; tous les hommes et les femmes du pays et des villes voisines qui là estoient afuys à garant pour la forteresce du lieu, boutèrent hors par condicion devant pourparlée, tous nus, les natures sans plus couvertes[222].

Note 221: Plusieurs manuscrits de l'auteur original, Guillaume-le-Breton, donnent seulement 17,000 hommes, ce qui seroit encore de trop sans aucun doute. Mais n'oublions pas que les récits contemporains penchent à l'exagération dans le nombre des victimes et dans les détails de la cruauté des combattans. C'étoit autant d'exemples salutaires que l'on proposoit aux princes moins enflammés pour les expéditions du même genre. L'auteur du poème dernièrement publié par M. Fauriel sur la guerre des Albigeois, rejette sur les Ribauds (arlots) le massacre général des habitans de Beziers. La ville ayant été prise d'assaut, on comprend une pareille barbarie de pareils vainqueurs.

Note 222: C'est-à-dire: Tous nus, à l'exception des parties naturelles.

Quant il orent destruit tout l'original de celle lignée, il proposèrent à retourner en France. Mais avant qu'il s'en partissent, il appellèrent la grace du Saint-Esperit, et esleurent le conte Simon de Montfort pour gouverner l'ost de Nostre-Seigneur, qui au pays demouroit au service de Dieu. Et le preudomme qui eut plus chier le commun prouffit des églyses que le sien proprement, reçut volentiers l'avouerie[223] de la bataille Nostre-Seigneur, les villes et les chastiaux prist, les principaux de l'hérésie fist de male mort mourir. Mainte grant bataille eut au pays par l'aide Nostre-Seigneur et eut mainte belle victoire, non mie par fait d'homme mais par miracle, desquels nous voulons cy retraire un qui bien est digne de mémoire.

Note 223: «Entre les autres sermons, uns preudoms leur dist que il eussent fiance en Nostre-Seigneur; car se il en i avoit entre eus un qui eust en lui autant de foi comme un grain de senevé avoit de grant cuer anemi ne porroient durer. Quant li quens Simons oï ceste parole, il s'escria: «Certes, dont seront-il desconfi, car je en ai plus que Moriaus mes chevaux n'a de grant.» (Chron. univ., Msc. 84, St-Germ.)

Après ce que les barons et les prélas s'en furent retournés en France, le roy d'Arragon, le conte de Saint-Gille, le conte de Fois et mains autres barons du pays assistrent le conte au chastel de Muriaux; grant ost et fort avoient assemblé comme ceuls qui du païs estoient, et le conte n'avoit que deux cens et soixante chevaliers et cinq cens sergens à cheval et pelerins à pié tous désarmés, environ sept cens.

Après ce que le conte et sa gent orent la messe oïe par grant dévocion, et orent leur péchiés confessé et orent appellé la grace du Saint-Esperit, il issirent du chastel, hardis comme lions, comme cil qui estoient armés de foy et de créance, et se combatirent leur ennemis vertueusement; le roy d'Arragon occistrent et bien dix-huit mille de sa gent. Après ce que il orent la bataille vaincue, et tous leur ennemis occis et chasciés, il trouvèrent qu'il n'avoient perdu de toute leur gent que huit pellerins tant seulement. Si ne fu oncques oïe telle victoire en ce siècle, né bataille où l'en deust noter si grand miracle.

Cil Simon estoit nommé au païs conte fort pour sa très merveilleuse force: car, comme il fu très noble en armes, si estoit si preudomme que il oioit chascun jour sa messe et disoit ses heures canoniaux, toujours armé, tousjours en péril. Si avoit de tout guerpi son pays et adossé[224], pour le service Nostre-Seigneur en ceste voye de peregrinacion, pour desservir l'amour de Dieu et la joie de paradis.

Note 224: Adossé. Laissé derrière lui.

IX.

ANNEE 1214.

Coment le roy d'Angleterre assist la Roche-au-Moine, et coment le roy Loys le chaça honteusement du siège. Et coment la bataille fu en Flandres au pont de Bovines.

En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil deux cens quatorze, le roy d'Angleterre garni la cité d'Angiers que il avoit prise et la commença à clorre de murs d'une part et d'autre jusques au fleuve qui est nommé Médiane[225]. Et pour ce que il eut pris les devant dis chastiaux en assez pou de temps, eut-il espérance que il peust recouvrer le remanant de sa terre que il avoit perdue, par l'aide et par la force des Poitevins et des barons d'Acquitaine qui à luy s'estoient réconciliés. Son ost fist conduire devant un fort chastel qui estoit nommé la Roche-au-Moine[226]. Cil chastel eut esté édifié nouvellement; si l'eut ferme Guillaume des Roches, séneschal d'Anjou, noble homme et loiaux, bon chevalier et esprouvé en armes. La raison pourquoy il le ferma si fu pour garder le chemin qui va d'Angiers à Nantes; car, avant ce qu'il fust fermé, larrons et robeurs issoient d'un moult fort chastel qui siet de l'autre part sur le fleuve de Loire qui est nommé Rochefort, dont cil à qui le chastiau estoit estoit nommé Paien de Rochefort, chevalier de grant prouesce; mais trop fort estoit abandonné à rapiner et à tollir à ses voisins et aux laboureurs du pays, et à desrober les gens et les marchéans qui passoient par les chemins.

Note 225: Mediane. Mayenne.

Note 226: La Roche-au-Moine, à cinq lieues d'Angers, vers Nantes, et sur la Loire.

Quant le roy Jehan eut assailli ce chastel, il fist drecier ses engins et commença moult forment à assaillir; mais ceux de dedens se deffendirent moult aigrement, car il estoient sergens hardis et preux, desquels l'un fist une cautele[227] qui moult bien fait à ramentevoir: un arbalestrier de l'ost le roy Jehan avoit acoustumé à venir sur le bort des fossés du chastel, et faisoit porter devant luy une targe grant et lée, telle comme l'en seult porter en ces osts; dessoubs se tapissoit seurement pour les quarriaux que ceux de dedens traioient; et quant il estoit près des murs, il espioit les entrées et là où il pooit mieux ses cops emploier: si faisoit ainsi chascun jour maint grant dommage à ceux de dedens.

Note 227: Cautele. Stratagème.

Mais l'un des sergens du chastel vit que cil les dommageoit ainsi chascun jour, si l'en pesa; lors se pourpensa d'un nouvel barat qui point ne fait à blasmer entre les ennemis: une corde fist fort et gresle, de telle longueur qu'elle povoit avenir à la targe que celluy faisoit porter devant luy, puis lia fortement un des chiefs de la corde au quarrel par devers les panons[228], et l'autre bout atacha fort à un clou delès luy; puis tendi l'arbaleste, et envoia le quarrel à toute la corde en la targe. Fermement tint, car il fu lancié de fort arbaleste; la corde sacha[229] maintenant, si qu'il tresbucha[230] au fossé et la targe et celluy qui la tenoit: et le sergent demoura tout nu aux cops des quarriaux que ceux du chastel luy lançoient souvent et menu. En telle manière fu occis celluy qui la targe portoit. Moult fu le roy Jehan couroucié de ceste chose; les fourches fist tantost drécier en la présence de ceux de dedens et les commença forment à menacier que sé il ne se rendoient à sa volenté, il les feroit tous pendre. Mais oncques pour ses menaces ne se vouldrent rendre, ainçois se deffendoient merveilleusement; le siège soustindrent trois sepmaines et dommageoient moult ceux de dehors; aucuns des plus grans occistrent, et si navrèrent le chapelain le roy qui se tenoit trop près des murs: et si occistrent un noble homme et de moult grant nom de Limosin qui estoit nommé Giraut[231] le Brun. Et férirent à mort le devant dit Paien de Rochefort. Quant il se senti navré, il s'en ala de l'autre part de Loire en son chastel, et faint que il ne fust point blécié, mais que il fust malade d'autre enfermeté. En pou de temps après fu mort; lors trouva-on que il avoit esté navré mortellement en deux parties de son corps.

Note 228: Panons. L'empennage. «Quadrello pennato.»

Note 229: Sacha. Tira.

Note 230: Trébucha. Fit tomber dans le fossé.

Note 231: Giraut. Guillaume le Breton dit: Amauri. «Aimericus.»

Endementres que le roy Phelippe chevauchoit par la terre de Flandres et de Vermandois, et aloit visitant les chastiaux et les villes en deffendant des soubdains assaux de ses ennemis, son fils Loys assembla son ost au chastel de Chinon qui fu appelle Kinon, pour Kaion le maistre[232] le roy Artus qui jadis l'eut fondé. De là mut et se hasta moult de chevauchier pour faire secours à ceux qui estoient assis en la Roche-au-Moine.

Note 232: Le maistre. Il falloit: maître-d'hôtel. «Dapifero.» Il s'agit ici du fameux Keux ou Queux, le Thersite des romans de la table ronde. Mais on ne voit pas dans ces romans que la ville de Chinon lui doive son origine. Il est probable que Rabelais l'ignoroit aussi, lui qui fait remonter la fondation de Chinon à Caïn, avec moins de sérieux et tout autant de vraisemblance.

Quant il fu tant approchié comme un homme peut chevauchier en un jour, le roy Jehan, qui senti son avènement à la journée de lendemain, ne l'osa attendre, ains s'enfouy parmi Loire au plus tost qu'il pot: si perdi grant parti de sa gent qui en celle fuite furent occis et noyés, et laissa perrières et mangonnaux, trefs et tentes et vaisselemente et quanqu'il avoit là apporté; si chevaucha en celle journée dix-huit mille, né oncques puis ne retourna né ne vint en lieu où il cuidast que messire Loys fust né dust venir. Et quant il[233] fu certain que il s'en fu fuys, il retourna aux chastiaux qu'il avoit pris et les recouvra en pou de temps après; le chastel de Biaufort[234] destruit tout; puis entra en la terre le viconte de Thouars et la gasta, et destruit tous les chastiaux et les bonnes villes; le chastel de Montcontour craventa et rasa jusques en terre, la cité d'Angiers recouvra que le roy Jehan avoit close de murs, mais il les refist tous abatre. Celle victoire que messire Loys eut adonc en Poitou ensuivi la victoire le roy Phelippe. Car en moins d'un mois ot victoire le fils en Poitou du roy Jehan et des Poitevins sans cop férir: et le père en Flandres d'Othon et des Flamans par bataille grief et périlleuse.

Note 233: Il. Le prince Louis.

Note 234: Biaufort, à six lieues d'Angers; sur le Couesson.

Henry le mareschal de France acoucha malade en ces parties et mourut, digne homme de louenge par toutes choses en chevalerie; si estoit bon et loiaux, et doubtoit Dieu sur toutes riens. Mis fu en sépulture au moustier de Torpenay[235], jasoit ce que il eust commande en sa dernière volenté que son corps fust porté en son pays, en l'abbaye de Sarquenciaus[236]: si est (à une lieue de Chastel Landon), de l'ordre de Citiaux, là où son parenté gist enseveli: moult fu plaint et regreté de tout l'ost communiément, car tuit l'amoient tendrement.

      Note 235: Torpenay ou Turpenay, abbaye sous l'invocation de la
      Ste-Vierge, dans le diocèse d'Angers.

      Note 236: Sarquenciaus ou Cercanceau. «Sacra cella.» Enclavé dans
      la paroisse du Soupes, dans le Gâtinois, sur le Loing, entre
      Nemours et Château-Landon.

Après luy fu en son office un sien fils que il avoit qui Jehan estoit nommé; et pour ce que il estoit encore trop jeune, la cure et les fais de la mareschaucie fu commandé à Gaultier de Nemous[237], jusques à tant que l'enfant fust en droit aage: et tout ce li fist le roy de grace, car succession d'héritage n'a point de lieu en tels offices. Mais toutes fois luy avint-il bien, avant qu'il trespassast; car pou de jours avant l'heure de sa mort, que il avoit encore bien tous ses sens au corps et bien mémoire disposée, receut-il message qui luy nonça la victoire du roy Phelippe, et la confusion de ses ennemis: dont le preudomme eut si grant joie que il donna son destrier sur quoy il souloit séoir en bataille au message qui ces nouvelles luy avoit apportées; né autre chose ne luy avoit mais que donner, car il avoit jà tout départi pour l'amour de Nostre-Seigneur et pour le remède de s'ame, comme cil qui certain estoit de sa mort. Dès ores mais nous convient d'escrire la glorieuse victoire du bon roy Phelippe au mieux que nous pourrons.

Note 237: Celui dont il est parlé ci-dessus, à la fin du chapitre 7.

X.

ANNEE 1214.

Coment Othon assembla son ost à Valenciennes, et coment il vindrent ordenés à bataille, pour ce qu'il cuidèrent le roy seurprendre despourveuement.

En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil deux cens et quatorze, en ce temps que le roy d'Angleterre ostoioit en Poitou, si comme nous avons dit, en espérance de recouvrer la terre que il avoit perdue, et il s'en fu fouy il et tous ses osts pour l'avènement monseigneur Loys; Othon l'empereur dampné et escommenié que le roy Jehan d'Angleterre avoit retenu en soudées contre le roy Phelippe, assembla ses osts en Henaut au chastel de Valenciennes, en la terre le conte Ferrant qui à luy s'estoit alié contre son lige seigneur. Là luy envoya le roy Jehan, à ses despens et à ses gaiges, nobles combateurs et chevaliers de grant proesce: Regnault, conte de Bouloigne, Guillaume-Longue-Espée, conte de Lincestre, le conte de Salebière et le duc de Lembourc; le duc de Breban, la cui fille Othon avoit espousée, Bernard d'Ostemalle[238], Othe de Titenebroc, le conte Conrat de Tremoigne et Girard de Randerodes, et mains autres contes et barons d'Alemaingne, de Henault, de Breban et de Flandres.

Note 238: Ostemalle. Suivant M. de Reiffenberg, c'est Hostmar, dans l'évêché de Munster;—Tremoigne, c'est Dortmund, en Westphalie;—Titenebroc, c'est Teklenbourg, suivant la même autorité; mais j'adopterois plutôt la leçon du manuscrit de St-Germain 184 (Chronique universelle), Otton de Katzenelbourg. Cette illustre maison d'Allemagne existe encore et donna plusieurs guerriers célèbres dans le XIIIème siècle. (V. Villehardouin.)

Le bon roy assembla d'autre part sa chevalerie au chastel de Perronne, tant comme il en pot avoir; car son fils Loys ostoioit en Poitou en ce meisme temps contre le roy Jehan, et avoit avec luy grant partie de la chevalerie de France. L'endemain de la Magdeleine mut le roy de Perronne, et entra à grant force en la terre le conte Ferrant, et trespassa parmi Flandres en ardant et en desgastant tout à destre et à senestre, et vint en telle manière jusques à la cité de Tournay que les Flamans avoient prise par barat[239] en l'an devant dit et moult durement endommagiée. Mais le roy y envoya le frère Garin et le conte de Saint-Pol qui la recouvrèrent assez légièrement. Othon mut de Valenciennes et vint jusques à un chastel qui est appelle Mortaigne. Ce chastel avoit pris par force et acraventé l'ost le roy Phelippe, après ce que il orent pris Tournay, si n'estoit loing que de six mille. La première sepmaine après saint Phelippe et saint Jacques proposa le roy à envaïr ses ennemis; mais les barons luy desloèrent, pour ce que les entrées estoient estroictes et griefs à passer jusques à eux. Pour ce changea son propos par le conseil de ses barons, et ordena que il retourneroit arrière, et entreroit en autre plus plaine voie en la conté de Henault, et la destruiroit du tout en tout. L'endemain donc qui fu le jour de la sixiesme kalende, mut le roy de Tournay, et béoit à reposer, luy et son ost, en celle meisme nuit à un chastel qui est nommé Lille, mais autrement avint que il n'avoit proposé. Car Othon mut en celle mesme journée du chastel de Mortaigne, et chevaucha tant comme il pot après le roy, à batailles ordonnées.

Note 239: Voyez dans Philippe Mouskes la description détaillée et intéressante de la prise de Tournay, en 1213, par le comte de Flandres. Tome 2, page 336 et suivantes.

Le roy ne savoit point né ne crust que ses ennemis deussent ainsi venir après luy. Si luy avint par aventure, ainsi comme Dieu le voult, que le viconte de Meleun se parti de l'ost le roy entre luy et aucuns chevaliers légièrement armés, et chevaucha vers ces parties dont Othon venoit. Autressi se parti de l'ost et chevaucha après luy frère Garin l'esleu de Senlis; frère Garin l'appellons, pour ce que il estoit frère profès de l'ospital et en portoit tousjours l'abit; (sage homme et de parfont conseil et merveilleusement pourvéeur des choses qui estoient à venir.)

Avec ces deux se départirent de l'ost entour trois mille, et chevauchièrent tant ensemble que il trouvèrent un haut tertre dont il porent apertement choisir[240] les batailles de leur ennemis qui se hastoient de venir et estoient toutes ordenées pour combatre. Quant il virent ce, le esleu Garin se départi d'eux tout maintenant, et se hasta de retourner au roy; mais le viconte de Meleun demoura en la place entre luy et ses chevaliers qui assez légèrement estoient armés. Au plus tost qu'il pot avenir au roy et aux barons, il leur annonça que leur ennemis venoient après eux hastivement, tuit ordenés pour combatre, et que il avoit véu les chevaux couvers, (les bannières desploiées,) les sergens et les gens de pié au front devant, qui est certain signe de bataille.

Note 240: Choisir. Distinguer.

XI.

ANNEE 1214.

Coment François s'approchièrent de leur ennemis, et coment en haste ordonèrent leur batailles et s'armèrent.

Quant le roy oï ce, il commanda que tous les osts s'arrestassent. Puis manda les barons et se conseilla à eux que on feroit, dont il ne s'accordoient pas moult à la bataille, mais que on chevauchast tousjours avant. Quant Othon et sa gent vindrent à une petite rivière, il passèrent oultre petit et petit, pour le pas qui moult estoit grief. Quant il furent oultre passés, il firent semblant qu'il déussent aler vers Tournay. Lors commencièrent à dire François que leur ennemis s'en aloient vers Tournay[241]; mais frère Garin sentoit adès le contraire, et crioit et affermoit certainement que il convenoit que on se combatist, ou que on s'en partist à honte ou à dommage. A la parfin vainqui l'opinion de pluseurs celle d'un seul[242]. Lors se remistrent au chemin et chevauchièrent jusques à un petit pont qui est appellé le pont de Bovines[243]. Si estoit jà oultre ce pont la plus grant partie de l'ost, et s'estoit le roy désarmé, mais il n'avoit point bien encore passé le pont, si comme ses ennemis cuidoient. Si estoit leur propos tel que sé le roy eust le pont passé, il férissent tantost en ceux qu'il trouvassent à passer et les occissent et en féissent leur volenté. Tandis que le roy se reposoit un pou dessous l'ombre d'un fresne, pour ce qu'il estoit oncques travaillié, que de chevauchier que des armes porter; si estoit cil lieu assez près d'une chapelle[244] qui estoit fondée en l'honneur de monsieur Saint-Père; vindrent en l'ost messages qui estoient de ceux de la derrenière bataille, et crioient à merveilleux et horribles cris que leur ennemis venoient et que il s'appareilloient durement de combatte à ceux de la derrière bataille; et que le visconte de Meleun et ceux qui avec luy estoient légièrement armés, et les arbalestriers qui refrenoient leur orgueil et soustenoient leur envaïe estoient en moult grant péril; et qu'il ne povoient pas longuement retenir leur hardiesce né leur forsenerie. Lors se commença l'ost à estourmir, et le roy entra en la chapelle, dont nous avons là sus parlé, et fist une briefve oroison à Nostre-Seigneur.

Note 241: Les François, venant de Tournay, avoient le devant sur l'armée des confédérés, qui arrivoit de Mortagne. On crut donc un instant qu'au lieu de suivre à la piste les François, celle-ci se replioit sur Tournay, «declinabat Tornacum», suivant l'expression de Guillaume-le-Breton. De là la proposition combattue par Guerin de les laisser suivre cette route et de continuer la retraite.

Note 242: C'est-à-dire: On prit le parti de continuer la retraite. Et voilà pourquoi le roi s'étoit déjà désarmé, croyant que les ennemis s'éloignoient.

Note 243: Bovines. Ainsi nommé sans doute parce qu'il avoit été destiné au passage des troupeaux. Pons bovum ou bovinus. «Ad pontem…. qui est inter locum qui Sanguineus dicitur (Saingni) et villam quæ dicitur Cesona (Cesoing).» Le pont de Bouvines étoit sur la Marque.

Note 244: Une chapelle. Celle qu'on voit encore sur les anciennes cartes de Flandres, sous le nom de Chapelle aux arbres.

Atant issi hors et se fist armer hastivement. Puis sailli au destrier moult légièrement, et en si grant léesce comme sé il deust aler à unes noces, ou à une feste où il eust esté semons. Lors commença-on à crier parmi les champs: «Aux armes, barons, aux armes!» trompes et buisines commencièrent à bondir, et les batailles à retourner qui jà avoient passé le pont. Lors fu rappellée l'oriflambe Saint-Denis que on portoit au premier front de la bataille, par devant toutes les autres; mais pour ce que elle ne retourna pas hastivement, elle ne fu mie attendue, car le roy retourna tout premier à grans cours de cheval, et se mist au premier front de la bataille première, si que il n'avoit nulluy entre luy et ses anemis.

Quant Othon et les siens virent que le roy estoit retourné, ce que il ne cuidassent mie, il furent tous esbahis et seurpris de soubdaine paour; lors se tournèrent à la destre partie du chemin que il aloient, par devers occident, et s'estendirent si largement que il pourprisrent la plus grant partie du champ; si s'arrestèrent par devers septentrion, en telle manière que il orent la luour du soleil droitement aux ieux qui fu plus chaux et plus ardent celle journée que il n'avoit esté devant.

Le roy ordenna ses batailles et les assist parmi les champs droitement encontre ses ennemis, par devers midi, front à front, en telle manière que François avoient le soleil aux espaules. Ainsi furent les batailles ordenées et égaument mises de çà et de là. Au milieu de ceste disposition estoit le roy au premier front de la bataille: si luy estoient joins au costé Guillaume des Barres, la fleur des chevaliers, Berthelemi de Roye, ancien homme et sage, Gaultier le jeune chambellent, sage homme et bon hevalier et de meur conseil, Pierre Mauvoisin, Girart Latruie[245], Estienne de Lonc-Champ, Guillaume de Mortemer, Jehan de Roboroy[246], Guillaume de Gallande, Henry le conte de Bar, jeune homme et viel de courage, noble en force et en vertu, cousin estoit le roy; si avoit nouvellement receue la conté après la mort son père, et mains autres bons chevaliers qui pas ne sont cy nommés, de merveilleuse vertu et exercités en armes. Tuit cil furent mis en la bataille le roy, par moult grant espécialté, pour son corps garder, pour leur grant loiauté et pour leur souveraine prouesce. De l'autre partie fu Othon au milieu de sa gent; si eut fait drescier pour enseigne une aigle dorée sur un dragon qui estoit atachié sus une haute perche[247].

      Note 245: Girart Latruie, de Tournay, étoit alors fort célèbre pour
      sa bravoure, ses ruses de guerre et sa loyauté
      (Voy. Philippe Mouskes.)

Note 246: Roboroy. Vély rend Roboreto par Rouvray, et sans doute avec raison. (Tome 3, p. 482.) Il n'est pas aussi heureux pour Latruie, qu'il appelle Gerard Scrophe.

Note 247: Sus une haute perche. Le latin ajoute: «Erectâ in quadrigâ.» C'étoit le carroccio des Italiens.

XII.

ANNEE 1214.

Coment le roy exorta les barons et les chevaliers à bien faire. Et coment la bataille fu noblement commenciée.

Avant ce que la bataille fust commenciée, le roy amonesta ses barons et sa gent. Et, jasoit ce qu'il eussent cuer et volenté de bien faire, si leur fist un sermon brief par tels parolles: «Seigneurs barons et chevaliers, nostre fiance et nostre espérance est toute mise en Dieu. Othon et tuit les siens sont escommeniés de par nostre saint père l'apostole, pour ce que il sont ennemis et destruiseurs des choses de saincte églyse; et les deniers qui leur sont admenistrés et de quoy il sont loués, sont acquis des larmes des povres et des rapines des clers et des églyses. Mais nous sommes crestiens et usons de la coustume de saincte églyse. Et jasoit ce que nous sommes pécheurs, comme autres hommes, toutesfois nous consentons-nous à Dieu et à saincte églyse, et la gardons et déffendons à nos povoirs: dont nous devons fier hardiement en la miséricorde Nostre-Seigneur, qui nous donra nos ennemis vaincre et surmonter[248].»

Note 248: Ce discours est certes d'une grande beauté. Il dut exalter l'ardeur des soldats: aujourd'hui, pour encourager les nôtres, il n'en faudroit pas conserver un seul mot. Voilà comme les temps changent.

Quant le roy eut ainsi parlé, les chevaliers et les barons luy demandèrent sa benéiçon: trompes et araines[249] firent sonner, puis firent assaut à leur ennemis par merveilleuse et moult grant hardiesce. En celle heure et en ce point, estoit derrière le roy son chapelain qui escript ceste histoire[250], et un clerc que tout maintenant que il oïrent les sons des trompes, commencièrent à versilier et à chanter à haute voix ce pseaume: Benedictus dominus Deus meus qui docet manus meus ad proelium, tout jusques en la fin, et puis: «Exurgat Deus, tout jusques en la fin. Et: Domine in virtute tua letabitur rex, au mieux que il porent; car les larmes et le sanglos les empeschoient durement. Et puis ramenoient en mémoire devant Dieu, en pure dévocion, l'honneur et la franchise dont saincte églyse s'esjouist au povoir le roy Phelippe, et d'autre part la honte et les reproches qu'elle souffre et a souffers par Othon et par le roy d'Angleterre par cui dons et promesses tuit cil ennemis estoient esmeus contre le roy en son propre royaume: desquels aucuns se combatoient contre leur lige seigneur pour cui santé il se deussent combatre mieux contre tous hommes. La première envaïe de la bataille ne fu pas en la place où le roy estoit; car avant que ceux de son eschielle né ceux d'environ commençassent l'estour, se combatoient jà aucun contre Ferrant et les siens, en la destre partie du champ, sans le sceu le roy. Le premier front de la bataille des François estoit mis et devisé et ordené ainsi comme nous avons dit devant et porprenoit de l'espace du champ mil et quarante pas.

Note 249: Araines. Instrumens d'airain.

Note 250: Guillaume le Breton.

En celle bataille estoit frère Garin, l'esleu de Senlis, tout armé, non mie pour combatre, mais pour amonester et pour enorter les barons et les autres chevaliers à l'honneur de Dieu, du roy et du royaume, et à la deffense de leur propre santé. Eudes le duc de Bourgoingne, Mahieu de Montmorency, le conte de Biaumont, le visconte de Meleun, et les autres nobles combateurs, et le conte de Saint-Pol que aucuns avoient souspeçonné que il ne se fust aucune fois consenti à leur ennemis; et, pour ce que il pensoit bien que aucuns en avoient souspeçon, dist-il au devant dit frère Garin un tel mot: Que le roy auroit en luy bon traitre en celle journée[251]. En celle meisme bataille estoient cent et quatre-vingt chevaliers champenois, si comme le esleu Garin les avoit ordennés[252], qui mist aucuns qui devant estoient par derrière, pour ce que il les sentoit lasches et tenues de cuer; et ceux que il sentoit hardis et fervens de bataille, de la cui prouesce il estoit fis et seur assist en la première bataille; et si leur dist ainsi: «Seigneurs chevaliers, le champ est grant, eslargissiez-vous parmi les rens, que vos ennemis ne vous encloent; car il n'est point avenant que les uns facent escu de l'autre, mais ordennez-vous en telle manière que vous vous puissiez combatre tous ensemble en une meisme heure, tout d'un front.»

Note 251: Vely dit en note, tome 3, p. 480, que «l'union étroite qui avoit été entre lui et le comte de Boulogne laissoit quelques doutes sur sa fidélité.» Voilà bien ce qui démontre le danger des conjectures en histoire. Philippe Mouskes, auteur contemporain qui connoissoit les deux barons, nous assure qu'ils se détestoient, et ce que j'ai cité de la Chronique de Rains plus haut, justifie l'opinion de Mouskes. Suivant ce dernier, quand le roi apprit que la bataille étoit inévitable, il étoit à table:

      «Si mangoit en coupes d'or fines
      Soupes en vin, et fist mout caut.»
                    (Tome 2, page 355.)

Or, voici maintenant le récit de la Chronique de Rains: «Quant la messe fu dite, s' fist li rois aporter pain et vin, et fist tailler des soupes et en manga une. Et puis dist à tous ceaus qui en tour lui estoient: Je proie à tous mes boins amis qu'il mangassent avec moi, en ramembrance des douze apostres qui avoec Nostre-Seigneur burent et mengièrent. Et s'il i en a nul qui pense mauvaistié né tricherie, si ne s'i aproce mie. Lors s'avancha mesire Engherrans de Couchi et prist la première soupe. Et li quens Gautiers de Saint-Pol la seconde, et dist au roy: Sire, wi en cest jour verra-on qui est traitres! Et dist ces paroles, pour çou que il savoit que li rois l'avoit en souspechon pour mauvaises paroles. Et li quens de Sancierre prist la tierce et tout li autre baron après, et i ot si grant presse qu'il ne porent tous venir au hanap. Et quant li rois vit ce, si en fu moult lié et dist: Signour, vous iestes tout mi home, et je suis vostre sire quels que je soie, et vous ai moult amés… Pour çou si prie à vous, gardés wi mon cors et m'onnour et la vostre. Et sé vous véés que la corone soit mius emploïe en l'un de vous que en moi, jo m'i otroi volentiers et le voil de bon cuer et de bonne volenté. Quant li baron l'oïrent ensi parler, si comenchièrent à plorer de pitié et disent: Sire, pour Dieu, merchi! nous ne volons roy sé vous non. Or chevauchiés hardiement contre vos ennemis et nous sommes appareillés de mourir avoec vous.» (Page 148.)

Note 252: Ordennés, c'est-à-dire parmi les plus braves. Ce n'est pas dans leur nombre que frère Guerin trouva des lasches et tenues de cuer. (Voy. Guill. le Breton, Historiens de France, t. XVII, p. 96.)

Quant il eut ce dit, il envoya avant cent et cinquante sergens à cheval pour commencier la bataille, par le conseil le conte de Saint-Pol. Si le fist en celle intencion que les nobles combateurs de France, que nous avons cy-dessus nommés, trouvassent leur ennemis aucun pou esmeus et troublés[253]; mais les Flamans et les Alemans orent grant desdaing de ce que il furent premièrement envaïs par sergens, non mie par chevaliers; pour ce ne se daignèrent-il oncques mouvoir de leur place, ains les attendirent et les receurent moult aigrement; grant partie de leur chevaux occistrent et leur firent moult de plaies, mais nuls n'en y eut qui fussent navrés à mort, fors que deux tant seulement. Cils sergens estoient nés de la vallée de Soissons, plains de grant prouesse et de moult grant hardement: si ne se combatoient point mains vertueusement à pié que à cheval.

Note 253: Voici la phrase latine: «Præmisit idem electus de consilio comitis S. Pauli centum et quinquaginta satellites in equis, ad inchoandum bellum, eâ intentione ut prædicti milites egregii invenirent hostes aliquantulum motos et turbatos.» Ces satellites ont bien l'air d'être des gens de pied ordinaires, des ribauds, etc. Vely les appelle chevau-légers des milices de Soissons. «Les Flamands», ajoute-t-il, «indignés qu'on les fit attaquer par de la cavalerie légère, et non pas de la gendarmerie où l'on n'admettoit alors que des gentilshommes, etc.»

Gaultier de Guistelle et Buridan qui estoient chevaliers de moult grant prouesce enortoient et amonestoient les chevaliers de leur eschieles à bataille, et leur ramenoient en mémoire les fais de leur amis et de leur ancesseurs, aussi sans paour comme se il jouassent à un tournoiement[254]. Quant il orent deschevauchiés et abatus aucuns des dix sergens, il les laissièrent et tournèrent d'autre part enmy le champ pour combatre aux chevaliers.

Note 254: Notre traducteur n'a pas suivi l'une des leçons manuscrites de Guillaume le Breton, et la meilleure selon moi: «Reducebant militibus memoriam suarum amicarum, non aliter quam si tyrociniis luderentur.» Il eût donc fallu traduire: «Rappeloient à leur mémoire le souvenir de leurs amies, comme s'ils eussent dû combattre dans un tournoi.» Ces Guistelle et Buridan étoient de l'armée flamande. Gautier de Ghistelle semble être celui que mentionne Philippe Mouskes:

      Watiers, li castelains de Raisse
      Avant les autres si eslaisse,
      Et Estace de Maskeline.

      Sur un ceval de grant ravine
      Si vint Beauduins Buridans
      Com chevaliers preus et aidant.»
                    (Tome 2, page 359.)

Lors assemblèrent à eux aucuns de la bataille des Champenois et se combatirent contre eux aussi proesceusement comme il firent. Quant les lances furent fraites, il sachièrent les espées et s'entredonnèrent merveilleux coups. A celle meslée survint Pierre de Remy et ceux de sa compaignie; par force prisrent et emmenèrent cestui Gaultier de Guistelle et Jehan Buridan. Mais un chevalier de leur gent qui estoit nommé Eustace de Maquelines commença à crier par grant orgueil: «A la mort aux François!» et les François l'enclostrent entr'eux si que l'un l'aert et luy estraint la teste entre le pis et le coute[255], puis luy esracha le heaume de la teste, et l'autre le féri d'un coutel entre le menton et la ventaille jusques au cuer, et luy fist sentir la mort par grant douleur dont il menaçoit François par grant orgueil.

Note 255: Le coute. Le coude. Il lui serra la tête entre sa poitrine et son coude.

Quant cil Eustace de Maquelines[256] fu ainsi occis et Gaultier de Guistelle et Buridan furent pris, la hardiesce des François doubla, toute paour mistrent jus, et usèrent de toutes leur forces ainsi comme s'il fussent certains de la victoire.

Note 256: Maquelines ou Maskeline, suivant Mouskes.

XIII.

ANNEE 1214.

Coment le conte Gautier de Saint-Pol et le visconte de Meleun trespercièrent les batailles de leur ennemis et retournèrent d'autre part. Et de la proesce le duc de Bourgoigne, le conte de Biaumont et Mahieu de Montmorency.

Après les sergens à cheval que l'esleu Garin eut devant envoiés pour commencier la bataille, mut le noble Gautier de Saint-Pol et les chevaliers de s'eschièle qui estoient tuit esleus et de noble prouesce. Entre ses ennemis se féri autressi fièrement comme l'aigle affamé se fiert en la tourbe des coulons[257]. Puis que il fu en la presse embattu, maint en féri et de maint fu féru. Là apparut la hardiesce de son cuer et la prouesce, car il acraventoit et hommes et chevaux et ocioit tout quanques il attaignoit, sans différence et sans nulluy prendre. Tant féri et chapla, luy et les siens, à destre et à senestre, que il tresperça tout outre la tourbe ses ennemis, puis se reféri dedens d'autre part et les enclost ainsi comme au milieu de la bataille. Après le conte de Saint-Pol vint le conte de Biaumont par aussi grant hardiesce; Mahieu de Montmorency et les siens; le duc de Bourgoingne Eudes qui eut maint bon chevalier en sa route: tuit cil se férirent en l'estour, encrés et chaus de combatre, et rendirent à leur ennemis merveilleuse bataille. Le duc de Bourgoingne qui estoit homme corpulans et de fleumatique complexion chéi à terre, car son destrier fu soubs luy occis. Quant ses gens le virent chéu, si s'assemblèrent entour luy, sur un nouvel cheval le firent tantost monter; et quant il fu remonté il eut grant dueil de ce que il fu cheu et dit que il vengeroit ceste honte. Il brandi sa lance et brocha les esperons, et puis se féri au plus dru de ses ennemis né ne prenoit garde où il féroit né cui il encontroit, ainçois vengoit son mautalent sur tous, ainsi comme sé chascun de ses ennemis luy eust son cheval occis. D'autre part se combatoit le visconte de Meleun qui avoit chevaliers esleus en sa route et exercités en armes, et envaï ses ennemis par tout en telle manière d'autre part comme le conte de Saint-Pol eut fait; tout oultre les tresperça et retourna de l'autre part parmi celle bataille.

Note 257: Coulons. Colombes.

En cest estour fu féru Michau de Harnies d'une lance parmi l'escu et le haubert et parmi la cuisse, et fu cousu aux auves[258] de la selle et au cheval. Hue de Malaunoy et mains autres furent tresbuchiés à terre, car leur chevaux furent occis, mais il saillirent sus par grant vertu, né ne se combatirent pas moins vertueusement sur les piés que sur les chevaux.

Note 258: Aux auves. Le latin dit: «Consutus fuit alveæ sellæ, et equo.» Ce doit être ce que nous appelons aujourd'hui: la Ventrière. —Michel de Harniès ou de Harnes traduisit ou fit traduire l'un des premiers la chronique du faux Turpin. (Voyez l'article que lui a consacré M. A. Duval, dans l'Histoire littéraire de la France, tome 17, page 370.)

Le conte de Saint-Pol qui moult forment et moult longuement s'estoit combatu, iert jà oncques travaillié pour la multitude des cops que il eut donnés et receus; si se traist hors de l'estour pour soy refreschir et esventer, et pour reprenre un pou son esperit. Le vis tourna devers ses ennemis, tandis comme il se reposoit; ainsi, il choisi[259] un de ses chevaliers que ses ennemis avoient si avironné que il ne paroit entrée par où l'en peust à luy venir; et jasoit ce que le conte n'eust pas encore son alaine reprise, laça-il son heaume, la teste joingt au col du cheval et l'embraça forment aux deux bras; puis hurta des esperons et tresperça en telle manière tous ses ennemis, jusques à tant qu'il vint à son chevalier; lors se dreça sur ses estriers et sacha s'espée, et en départi si grans cops que il desjoinst et départi la presse de ses ennemis par merveilleuse vertu[260]. Et, quant il eut son chevalier délivré de leur mains à grant péril de son corps, par hardiesce ou par folie il retourna à sa bataille et se reçut entre ses gens. Et, si comme cil tesmoignèrent qui ce virent, il fu féru[261] de douze lances en un meisme moment, et, si comme la souveraine vertu luy aida, il ne le porent tresbuchier né luy né le cheval. Quant il eut faicte ceste prouesce merveilleuse et il se fust un pou refreschi, il et ses chevaliers qui endementres s'estoient reposés, il se joint et moula ès armes; et puis se reféri au plus dru de ses ennemis.

Note 259: Choisi. Distingua.

Note 260: Le récit de ce fait d'armes et en général chaque ligne de toute la description donne la plus curieuse idée d'une bataille au moyen-âge. Il étoit impossible de raconter d'une manière plus claire tous les incidens remarquables de la journée.

      Note 261: Féru. Le latin dit seulement: Pressé, menacé par.
      «Impellebatur.»

XIV.

ANNEE 1214.

Coment Ferrant fu prins, et coment le roy fu abattu à terre de cros de fer des gens à pié.

En ce point et en celle heure estoit la bataille si fervent et si aigre d'une part et d'autre, qui jà avoit duré par trois heures, (que Pallas, la déesse de bataille, voletoit en l'air par dessus les combateurs ainsi comme sé elle ne sceust encore auxquels elle deust donner victoire[262]). A la parfin versa tout le faix de la bataille sur Ferrant et sur les siens. Abatu fu à terre et blécié et navré de mainte grant plaie; pris fu et lié et maint de ses chevaliers. Si longuement se fu combatu que il estoit ainsi comme demi mort né ne povoit plus la bataille endurer quant il se rendi à Hue de Marueil et à Jehan son frère. Tout maintenant que Ferrant fu pris, tuit cil de sa partie qui se combatoient en celle partie du champ s'enfouirent où il furent mors ou pris. Endementres que Ferrant fu ainsi mené à desconfiture retourna[263] l'oriflambe de Saint-Denys, et les légions des communes vindrent arrières qui jà estoient alées avant jusques près des hostieux[264], especiaulment[265] la commune de Corbie, d'Amiens, d'Arras, de Beauvais, de Compiègne, et acoururent à la bataille le roy, là où il véoient l'enseigne royal au champ d'azur et aux fleurs de lis d'or que un chevalier porta en celle journée qui avoit nom Gales de Montegni. Cil Gales estoit très bon chevalier et très fort, mais il n'estoit pas riche homme[266]. Les communes trespassèrent toutes les batailles des chevaliers et se mistrent devant le roy, encontre Othon et sa bataille. Mais ceux de s'eschièle[267] qui estoient chevaliers de moult grant prouesce, les firent maintenant ressortir jusques à la bataille le roy; tous les esparpillièrent petit et petit, et trespercièrent tant qu'il approchièrent bien près de l'eschièle le roy.

Note 262: Cette introduction de la déesse Pallas est le fait de notre traducteur. Guillaume le Breton ne dit rien de pareil.

Note 263: Retourna. Arriva. «Adveniunt», dit Rigord. On a vu plus haut que le roi ne l'avoit pas attendu; il n'y avoit eu jusque-là, en tête de l'armée, que l'enseigne aux fleurs de lys d'or.

Note 264: Des hostieux. Au-delà du pont de Bouvines, et dans l'endroit où l'armée se proposoit de passer la nuit suivante, avant qu'elle ne fût informée de la poursuite de l'empereur.

Note 265: Especiaument. Cela se rapporte à ceux qui revenoient.

Note 266: Je ne doute pas que le dives de Guillaume le Breton et le riche homme de notre traducteur n'ait le sens du ricco hombre espagnol. Gale de Montegni n'étoit pas gentilhomme, voilà ce qu'il faut entendre ici; et l'on ne peut trop rappeler que dans le moyen-âge la noblesse donnoit fort peu de droits positifs à la chevalerie. Pour être armé chevalier, il falloit être riche, parce que les dépens étoient énormes, puis être endurci à la fatigue. On faisoit assez volontiers grace du reste, quoi qu'on en dise et qu'on ait dit.

Note 267: S'eschièle. De l'armée d'Othon.

Et quant Guillaume des Barres, Pierre Mauvoisin, Girart Latruie, Estienne de Longchamp, Guillaume de Gallande, Jehan de Roboroy, Henry le conte de Bar et les autres nobles combateurs qui en la bataille le roy orent esté mis espéciaulment pour son corps garder, virent que Othon et les Thiois de sa bataille tendoient à venir droit au roy, et que il ne queroient que sa personne tant seulement, il se mistrent avant pour rencontrer et refresnier leur forsenerie, et entrelaissièrent le roy de cui il se doubtoient derrière leur dos; et en dementres qu'il se combatoient à Othon et aux Alemans, leur gent à pié qui furent avant alés enceindrent le roy soubdainement, et le tresbuchièrent jus à terre de son cheval à lances et à cros de fer; et sé la souveraine vertu et les especiaux armeures dont son corps estoit garni ne l'eussent garenti, il le eussent illec occis. Mais un petit de chevaliers qui avec luy estoient demourés, et Gales de Montegny qui souvent tournoit l'enseigne pour appeller secours, et Pierre Tristan qui descendi de son destrier de son gré et se metoit au devant des cops pour le roy garantir, acraventèrent et occistrent tous ces sergens à pié, et le roy sailly sus et monta au destrier plus légèrement que nul ne cuidast.

XV.

ANNEE 1214.

Coment Othon s'en fui quant il ot esprouvé la vertu des chevaliers de France. Et coment Ferrant fu tenu et pris.

Quant le roy fu remonté et la pietaille[268] qui abatu l'eut fu toute destruite et la bataille le roy fu jointe à l'eschielle Othon, lors commença l'esteur merveilleux et l'occision et l'abatéis d'une part et d'autre d'hommes et de chevaux; car il se combatoient tuit par merveilleuse vertu. Là fu occis, très devant le roy, Estienne de Longchamp, chevalier preux et loyaux et de foy enterine; si fu féru d'un coustel jusques en la cervelle par l'ueillière du heaume. Et les ennemis le roy usèrent en celle bataille d'une manière d'armeures qui oncques mais n'avoit esté veue; car il avoient coustiaux lons et gresles à trois quarrés, trenchans de la pointe jusques au manche; et se combatoient de tels coustiaux pour glaives et pour espées[269]. Mais, la mercy Dieu! le glaive et les espées des François, et leur vertu qui oncques n'est lassée, surmonta la cruauté de leur ennemis et de leur nouvelles armeures: car il se combatirent si forment et si longuement, que il firent par force reuser et resortir toute la bataille Othon et vindrent jusques à luy, et si près, que Pierre Mauvoisin, qui plus estoit puissant en armes que sage de la sapience du monde, le prist parmi le frain et le cuida sachier hors de la presse. Mais quant il vit qu'il ne pourroit sa volenté faire né acomplir, pour la presse et pour la multitude de sa gent qui entour luy estoit joincte et serrée, Girart Latruie qui près fu luy donna d'un coutel parmi le pis; et quant il vit qu'il ne le pourroit trespercier pour les especiaux armeures dont il estoit armé, il amena le second coup pour recouvrer le deffaut du premier. En ce que il cuida Othon férir parmi le corps, il encontra la teste du cheval qui fu haut et levé, si l'assena droit en l'euil; et le coutel qui fu lancié par moult grant vertu luy coula jusques en la cervelle.

Note 268: Piétaille. Les gens de pié.

Note 269: Ces couteaux à trois lames ne devoient-ils pas ressembler à de courtes hallebardes. C'étoit encore sans doute ce que plus haut notre auteur nomme crocs de fer.

Le cheval qui le grant coup senti s'esfraya, et se commença à demener forment et retourna celle part dont il estoit venu. En telle manière monstra Othon le dos à nos chevaliers et s'enfui à tant; si fist proie à ses ennemis de l'aigle et de l'estandart, et de quanqu'il avoit amené au champ. Quant le roy l'en vit partir en telle manière, il dist à sa gent: «Othon s'en fuyt, mais huy ne le verra-on en la face[270].»

Note 270: «Lors dit li rois: Coment n'avons-nous pas l'empereour? Et sachiés c'onques mais ne l'avoit apielés empereour; mais il le dist pour avoir plus grant victoire. Car plus a d'onnour en desconfire un empereour que un vavasseur.» (Chronique de Rains, page 153.)

Il n'eut pas fouy longuement que le cheval fu mort, lors luy fu le second amené tout frès. Et quant il fu remonté, il se remist à la fuite au plus tost et isnelement qu'il pot, comme cil qui plus ne povoit endurer la vertu des chevaliers de France. Car Guillaume des Barres l'avoit jà tenu deux fois parmi le col; mais il ne le put pas bien tenir, pour le cheval qui fu fort et mouvant, et pour la presse de sa gent. En celle heure et en ce point que Othon s'en fuyoit, estoit la bataille merveilleusement aigre et fervent d'une part et d'autre; et se combatoient les chevaliers si très durement que il avoient à terre abatu Guillaume des Barres et son cheval occis, pour ce que il estoit passé plus avant que les autres; car le jeune Gaultier, Gauillaume de Gallande et Berthelemieus de Roie qui estoient bons chevaliers et sages jugièrent et distrent que ce estoit moult périlleuse chose de laissier le roy derrière eux ainsi seul, qui venoit le plain pas après. Et pour ceste raison ne se vouldrent-il embatre en l'estour si avant, comme fist le Barrois qui estoit à pié entre ses ennemis, et se deffendoit selon sa coustume par merveilleuse vertu. Mais pour ce que un seul homme à pié ne peut pas moult longuement durer contre si grant multitude de gent, à la parfin eust-il esté mort ou pris sé ne fust Thomas de Saint-Walery, chevalier noble et puissant en armes, qui survint là à tout cinquante chevaliers et deux mille sergens à pié: le Barrois délivra des mains de ses ennemis. Là fu la bataille renouvellée; car endementres que Othon fuyoit, se combatoient les nobles chevaliers de sa bataille: le conte Othon de Tinteneburc, le conte Conras de Tremoigne, Girart de Randerodes, et maint autre chevalier fort et hardi combateur que Othon avoit espéciaulment esleus, pour leur grant prouesce, pour ce qu'il fussent près de luy en la bataille pour son corps garder.

Tuit cil se combatoient merveilleusement et craventoient et occioient les nos; mais toutesvoies les surmontèrent François, et furent pris les deus devant dis contes, et Bernart de Hostemalle et Girart de Randerodes. Le char sur quoy l'estandart séoit fu despecié, le dragon fu desront et brisié et l'aigle dorée fu portée devant le roy; si avoit les elles esrachiées et brisiées: ainsi fu la bataille Othon desconfite, après ce qu'il s'en fu fouy.

XVI.

ANNEE 1214.

De la manière et coment le conte Regnaut se combatoit et coment il se destourna quant il approcha le roy pour la révérence de son seigneur, si comme l'en cuida.

Le conte Regnaut de Bouloigne qui avoit tousjours l'estour maintenu se combatoit encore si durement que on ne le povoit vaincre né surmonter. D'un nouvelle art usoit en la bataille: car il avoit fait un double parc de sergens à pié bien armés, joings et serrés ensemble à la circuité, en la manière d'une roue: en ce cerne n'avoit que une seule entrée par quoi il entroit ens quant il voulloit reprenre s'alaine, ou quant il estoit trop empressé de ses ennemis; si fist ceste chose par plusieurs fois. Icelui conte Regnaut, le conte Ferrant et l'empereur Othon si comme l'en aprist puis, avoient juré avant le commencement de la bataille que il ne se tourneroient à destre né à senestre, né ne se combatroient à nulle eschielle fors à celle où le roy estoit tant seullement; si devoient tantost le roy occire tant tost comme il l'aroient pris: en celle intencion que sé le roy fust occis, il peussent légièrement faire sa volenté de tout le remenant; et pour ce serement ne voult oncques assembler fors à la bataille le roy. Et Ferrant qui ceste meisme chose avoit jurée, volt et commença à venir tout droit au roy; mais il ne peut, car la bataille des Champenois luy vint au devant, et se combati à luy si forment qu'elle luy empescha son propos. Et le conte Regnaut aussi eschiva toutes les autres, et s'adresça à la bataille du roy, et vint droit à luy au commencement de l'estour; mais quant il vint près de luy, il eut horreur et une paour naturelle de son droit seigneur, ainsi comme aucuns cuidèrent; de l'autre part de l'estour se retourna et se combati au conte Robert de Dreux qui près du roy estoit en celle meisme bataille, en une tourbe moult espesse.

Le conte Pierre d'Aucerre, qui cousin estoit le roy, se combatoit moult vertueusement pour luy; et Phelippe son fils, pour ce que il estoit cousin à la femme Ferrant de par sa mère, se combatoit d'autre part contre son père et contre la couronne de France. Car péchié et anemi[271] avoient les cuers d'aucuns si aveuglés que tout eussent-il pères et mères et frères en la partie le roy, il ne laissoient pas pour ce à combatre pour paour de Dieu; et que il ne chassassent à honte et à confusion leur droit seigneur sé il peussent, et leur amis charnels que il devoient amer naturelment. Le conte Regnaut ne s'accorda pas bien à la bataille au commencement, jasoit ce qu'il se combatist plus vertueusement et plus longuement que nul des autres; ains desenorta moult le combatre, comme cil qui bien savoit la hardiesce et la prouesce des chevaliers de France; pour ce l'avoit Othon souspeçonné de traïson et le siens. Et sé il ne se fust consentu à la bataille, il l'eussent pris et mis en liens. Dequoy il dist un mot à Hue de Boves un pou avant le commencement de la bataille: «Vecy», dist-il, «la bataille que tu loes et enortes, et je la desloe et désamonneste: il en avenra que tu t'en fuiras comme mauvais et couars, et je me combattrai sur le péril de mon chief, et say bien que je demourray ou mort ou pris[272].» Quant il eut ce dit, il s'en vint au lieu destiné de la bataille, et se combati plus forment et puis longuement que nul de sa partie.

Note 271: Anemi. Démon.

Note 272: La Chronique de Rains cite cette altercation: «Li rois (quant entendi que Ferrans se voult combattre le diemenche) manda par frère Garin qu'il atendist jusques au lundi. Et li quens li manda qu'il n'en feroit riens…. Atant repaira frères Garins, et li quens Renaus le convoia une pieche. Et quant li quens Renaus fu revenus arrière, messire Hues de Boves li dist devant l'empereour Othon et devant le conte Ferrant: «Ha! quens de Boulogne, quens de Boulogne, qu'elle avés bastie traïson entre vous et frère Garin?Ciertes, dit li quens Renaus, vous i avez menti, comme faus traitres que vous iestes et bien devés dire teles paroles, car vous iestes dou parage Guenélon, et bien saciés, sé je vieng à la bataille, que je ferai tant que je serai ou mors ou pris, et vous enfuirés, com auvais, recréans et falis.» (Page 145.) Phelippe Mouskes semble avoir emprunté son récit à la Chronique de Rains et à Guillaume le Breton. La précieuse Chronique universelle, renfermée dans le msc. de St-Germain, n° 84, raconte la même altercation, avec quelques autres circonstances. (F° 311.) Pour Guillaume Guiart, dans ses Royaux Lignages, je ne le cite jamais, parce qu'il se règle toujours sur les Chroniques de Saint-Denis.

XVII.

ANNEE 1214.

Coment le conte Regnaut fu pris, et de la proesce Thomas de Saint-Waleri.

Entre ces choses les rens de la partie Othon se commencièrent à éclairier; car le duc de Louvain, le duc de Lembourc et Hue de Boves s'en estoient jà fouys et les autres par cinquante et par quarante, et par divers nombres; mais le conte Regnaut se combatoit si forment encore que nul ne le povoit esrachier de la bataille; et si n'avoit que six chevaliers avec luy qui guerpir ne le voulloient, mais se combatoient avecques luy moult forment; quant un sergent preux et hardi, si avoit à nom Pierre de la Tornelle[273] qui se combatoit à pié pour ce que ses ennemis luy avoient son cheval occis, si se traist vers le conte, la couverture de son cheval sousleva et le féri par dessoubs, si qu'il luy embati ès boiaux s'espée jusques à l'enhoudure; et l'un des chevaliers qui avec luy se combatoient, quant il eut ce cop veu, prist le conte par le frain et le sacha de l'estour à moult grant paine et contre sa volenté.

Note 273: Tornelle. «Torella,» dit Guillaume le Breton.

Lors se mist à telle fuite comme il pot, quant Cuenon et Jehan de Codun ses frères le suivirent et abatirent à terre ce chevalier. Le cheval le conte chey mort et le conte versa jus en telle manière que il eut la destre cuisse dessoubs le col du cheval.

A la prise survindrent Hue et Gaultier de Fontaines, et Jehan de Roboroi. Endementres que il estrivoient ensemble le quel auroit la prise du conte, vint d'autre part Jehan de Neele; icil Jehan estoit bel chevalier et grant de corps, mais la prouesce ne respondoit mie à la beauté né à la quantité de corps, car il ne s'estoit onques combatu à homme nul en toute la journée[274]; et, pour ce, estrivoit-il luy et ses chevaliers à ceux qui tenoient le conte, pour ce que il vouloit acquerre aucune louenge sans raison, de la prise de si grant homme: et, à la parfin, leur eust-il le conte tollu sé ne fust Gaultier le esleu, qui survint en la place. Tout maintenant que le conte l'apperçeut, il luy rendi s'espée et se rendi à luy, et luy pria que il luy fist donner la vie tant seulement. Mais avant que l'esleu survenist là en ce point que les chevaliers estrivoient ensemble, un garçon qui avoit nom Commotus[275] esracha au conte le heaume de la teste, comme cil qui estoit fort et d'entière vertu, et luy fist une moult grant plaie en la teste; puis li sousleva le pan du haubert, que il luy cuida bouter le coutel parmi le ventre; mais le coutel ne peut trouver entrée pour les chauces de fer qui moult forment estoient cousues au haubert[276].

      Note 274: Philippe Mouskes vante cependant Jean de Nesles, châtelain
      de ruges:

      «Messire Jehans de Niele,
      Maint hiaume à or i desmiele;
      S'il fu grans, teus cos i féri
      Com à si fait cor afferi.»

Mais la Chronique de Saint-Denis mérite plus de confiance.

Note 275: Commotus. Une leçon latine porte: Cornutus.

Note 276: «Cum ocreæ consutæ essent pannis loricæ.»

Endementres que il le tenoient ainsi et le contraignoient à lever de terre, il regarda entour luy, si vit venir Arnoul d'Audenarde et aucuns chevaliers qui forment se hastoient luy secourre; et quant il les vit vers luy venir, il se laissa couler à terre et fainst qu'il ne se peust ester sur ses piés, en espérance que cil Arnoul le délivrast. Mais ceux qui entour luy estoient le frappoient de très grans coups, et le firent par force monter sur un ronsin; et cil Ernoul et tuit cil qui avec luy estoient fuient pris et retenus.

Après ce que tuit les chevaliers de la partie furent mors ou pris ou eschapés par fuite, et tuit cil de la mesnie Othon eurent le champ voidié, estoient encore enmy le champ sept cens sergens à pié, preux et hardis, nés de la terre de Brebant[277], que ceux de delà avoient mis par devant eux pour mur et pour deffense contre la force de leur ennemis. Le roy qui moult bien les apperceut, envoya contr'eux Thomas de St-Walery, noble chevalier et digne de louenge.

Note 277: Nés de la terre de Brebant. Guillaume le Breton écrit: Brabantiones, et c'est peut-être les Brebançons ou Coteriaux, dont il a voulu parler, plutôt que des guerriers du Brabant.

Cil Thomas avoit en sa route cinquante chevaliers bons et loiaux nés de son pays, et deux mille sergens à piés. Quant luy et sa gent furent bien rdenés, il se férirent en eux ainsi comme le lous affamé se fiert entre les brebis; et jasoit ce que il fust moult travaillié de combatre luy et sa gent, comme cil qui avoient fait merveilles d'armes en celle journée, il les desconfist tous et prist, par merveilleuse prouesce. Si avint la chose qui moult fait à merveilles: car quant il eut nombré toute sa gent après celle victoire, il n'en trouva défaillant que un seul; et cil fu quis et trouvé entre les mors. Aux héberges fu aporté et livré aux phisiciens qui le rendirent sain et haitié en assez pou de temps après.

Le roy ne voult pas que ses gens enchaçassent les fuians plus d'une mille, pour le péril des trépas mal congneus, et pour la nuit qui approuchoit, et meismement pour ce que les princes et les riches hommes qui pris estoient n'eschapassent par aucune aventure, ou qu'il ne fussent ravis et tollus par force à ceux qui les gardoient; car c'estoit une chose de quoy le roy se doubtoit moult. Lors sonnèrent trompes et buisines pour donner signe de retour à ceux qui encore enchaçoient; et quant toutes les compaingnies furent retournées de l'enchas, il s'en alèrent tous aux heberges à grant joie et à grant léesce.

XVIII.

ANNEE 1214.

Coment il retournèrent aux héberges après la victoire; et coment le roy fist mener ses prisons à Bapaumes; et coment il reprocha au conte Regnaut les bénéfices que il luy avoit fais.

Quant le roy et les barons furent retournés aux tentes, il fist ce soir meisme venir par devant luy les nobles hommes qui oient esté pris en la bataille: trente furent par nombre, de si grant noblesce que chascun portoit propre banière en la bataille, sans les autres prisonniers qui estoient de mendre dignité. Et quant tuit furent devant luy, il leur donna les vies à tous, selon la débonnaireté et la grant pitié de son cuer, jasoit ce que tuit cil qui estoient de son royaume et ses hommes liges, qui avoient fait conspiration contre luy et sa mort jurée, et fait leur povoir de luy occire, fussent coupables et dignes des chiefs perdre, selon les loys et les coustumes du pays; en buies ou en aniaux furent mis et chargiés en charrettes, pour mener ès prisons en divers lieux.

L'endemain mut le roy et retourna à Paris. Quant il fu à Bapaumes, il luy fu dit, fust voir fust mençonge, que le conte Regnaut devoit avoir envoyé un message à Othon, et luy mandoit et conseilloit que il retournast à Gant et là receust les fuitifs et rapareillast sa force pour renouveler la bataille, par l'aide de ceux de Gant et des autres ennemis le roy.

Quant le roy eut ces parolles entendues, il fu merveilleusement esmeu contre le conte; lors monta en la tour ou luy et le conte Ferrant estoient emprisonnés, qui estoient les deux plus grans de tous les prisons, et, si comme ire et mautalent luy enortoit, il luy commença à reprochier tous les bénéfices que il luy avoit fais, et dist ainsi: Que, comme il fust son lige homme, l'avoit-il fait chevalier nouvel; comme il fust povre, l'avoit-il fait riche. Et luy pour tous ses bénéfices, luy avoit rendu mal pour bien; car luy et son père le conte Auberi de Dampmartin se tournèrent au roy Henry d'Angleterre, et s'alièrent à luy en la nuisance de luy et du royaume. Puis, après ce meffait, quant il voult à luy retourner, il luy pardonna tout et le receut en grace et en amour, et luy rendi la conté de Dampmartin qui luy[278] estoit escheue par droit, pour ce que son père, le devant dit conte Auberi, l'avoit mesfaite et perdue, par jugement, quant il s'alia à son ennemi et fu mort en Normandie en son service, et si luy donna, avec tout ce, la conté de Bouloigne. Après tous ces bénéfices, le déguerpi-il et s'alia au roy Richart d'Angleterre, et fu de sa partie contre luy tant comme le roy Richart vesqui; et, quant il fu mort, il retourna à luy et le receut en amistié de rechief; et, par dessus les deux contés qu'il luy eust devant données, l'en donna-il depuis trois autres: la conté de Moretueil, d'Aubemalle et de Varennes. Et, tous ces bénéfices oubliés, lui esmut contre luy toute Angleterre, toute Alemaingne, toute Flandres, tout Henaut et tout Brebant: et en l'année de devant prist-il ses nefs au port de Dan, et plus: car il avoit sa mort jurée nouvellement avec ses autres anemis, et s'estoit à luy combatu corps à corps, en champ de bataille; et plus: car après ce qu'il luy eust la vie donnée et oublié tous ses meffais selon sa miséricorde, avoit-il mandé, en comble de tout mal, à l'empereur Othon et à ceux qui de la bataille estoient eschapés, que il raliassent les fuitifs et recommençassent bataille contre luy.

Note 278: Luy estoit escheue. A lui Philippe.

«Tous ces maux,» dist le roy, «m'as-tu rendus pour tous ces bénéfices que je t'ay fais; et, toutesfois ne te touldrai-je point la vie, puis que je la t'ay donnée; mais je te mettrai en telle prison dont tu n'eschaperas devant ce que tu aies punis tous ces maux que tu m'as fais.»

XIX.

ANNEE 1214.

Coment le conte Regnaut fu emprisonné à Peronne.

Après ce que le roy eut ainsi parlé au conte Regnaut, il le fist mener à Peronne et mettre en trop fort prison et en fort buies[279] de fer qui estoient jointes et enlaciées ensemble par moult merveilleuse subtilité; et la chaienne qui fremoit de l'une à l'autre estoit si courte qu'il ne povoit mie plainement passer demi-pas[280]; et parmi le milieu de celle petite chaienne estoit fremée une grant de dix piés de long, de laquelle l'autre chief estoit fremé en un gros tronc que deux hommes povoient à paine mouvoir, toutes les fois que il vouloit aler à nécessite de nature. Ferrant fu mené à Paris et mis en une neuve tour forte et haulte, au dehors des murs de la cité, si est appellée la tour du Louvre[281].

Note 279: Buies. Entraves.

Note 280: C'est-à-dire: Qu'il ne pouvoit avancer plus d'un demi-pas.

Note 281: M. Geraut, éditeur ordinairement exact et très-judicieux du Paris sous Philippe-le-Bel, a fait sur le Louvre une observation qui ne me paroît pas heureuse: «Quelques auteurs,» dist-il, «l'abbé Lebeuf entr'autres, ont pensé qu'il devoit sa fondation à Philippe-Auguste. Mais ce monarque n'a fait au Louvre qu'un seul ouvrage bien constaté. C'est une tour que Rigort appelle la Tour neuve, ce qui implique évidemment l'existence de constructions antérieures.» (Page 367.) D'abord, ce n'est pas Rigord, mais Guillaume le Breton qui a le premier parlé de la Tour neuve: «Ferrandum in turri novâ extra muros inclusum arctæ custodiæ mancipavit.» Et comment cette phrase, dans laquelle le Louvre n'est pas même désigné, impliqueroit-il évidemment l'existence de constructions antérieures. L'extra muros feroit plutôt conjecturer le contraire.

Le jour meisme de la bataille, fu Guillaume-Longue-Espée, conte de Salebière, livré au conte Robert de Dreux, en celle intencion que il le rendist au roy Jehan d'Angleterre, son frère, en eschange de son fils que il tenoit en prison, si comme nous avons là sus dit. Mais le roy Jehan qui avoit en hayne sa propre char, comme celluy qui avoit occis Artur son nepveu, et vingt ans tenu en prison Aliénor, seur de celluy Artur, ne voult rendre à change un estrange homme pour son propre frère. Une partie des autres prisonniers furent mis en chastelet de grant pont et de petit pont[282], et les autres furent envoyés parmi le royaume, en diverses prisons.

Note 282: «In duobus castellis, in capitibus utriusque pontis sitis Parisiis.» (Guill. Arm., p. 101.) Ce passage atteste l'existence du Petit Châtelet en 1214: c'est-à-dire 82 ans avant la mention citée comme la plus ancienne, dans l'ouvrage de M. Geraut. (Paris sous Philippe-le-Bel, page 450.) Voy. aussi dans le tome XVII des Historiens de France la liste précieuse de tous les prisonniers faits à la bataille de Bouvines.

Les anemis le roy qui furent pris en bataille n'avoient pas tant seulement fait conspiracion contre luy, ainsois avoient les propres hommes le roy joins et aliés à eux par promesses et par dons, comme Hervis le conte de Nevers et tous les hommes d'oultre Loire. Tous les Mansiaux, les Angevins et les Poitevins,—fors seulement Guillaume des Roches, seneschal d'Anjou, et Juchel de Madiane et le viconte de Saincte-Susanne et maint autre[283] —avoient jà promis leur faveur au roy d'Angleterre, celéement toutesvoies, pour la paour du roy, jusques à tant que il fussent certains de la bataille. Les anemis le roy avoient jà parti et devisé entr'eux tout le royaume de France, ainsi comme tuit seurs de la victoire; et avoit l'empereur Othon donné en promettant à chascun sa part: le conte Regnaut de Bouloigne devoit avoir Péronne et tout Vermandois; le conte Ferrant Paris, et les autres, autres cités et autres pays. Le conte Regnaut et le conte Ferrant ne faillirent point à leur promesse; car Ferrant eut Paris, et le conte Regnaut Péronne, non mie à leur honneur et à leur gloire, mais à leur honte et à leur confusion.

      Note 283: «Excepto solo Willemo de Rupibus, senescallo Andegaviæ,
      Juchello de Medianâ, vicecomite S. Susannæ et aliis quàm paucis.»
      Juchel de Mayenne étoit sans doute vicomte de Sainte-Suzanne.

Toutes ces choses que nous avons dites et retraites de leur présumption et de leur traïson furent au roy contées certainement de ceux meismes qui estoient de leur partie et parçonniers de leur conseil; car nous ne voulons riens conter d'eux né de leur fais contre nostre conscience, tout soient-il anemis du royaume, fors ce seulement que nous créons qui soit pure vérité.

XX.

ANNEE 1214.

Du sort à la mère Ferrant. Et coment il fu mené en prison à Paris. Et de la très grant joie que l'en fist au roy à Paris en son retour et en toute France.

Ainsi comme renommée tesmoingnoit, la vieille contesse de Flandres, antain[284] le conte Ferrant d'Espaigne et née fille le roy de Portugal, dont elle estoit appellée royne et contesse, voult savoir la fin et l'aventure de la bataille. Ses sors getta, selon la coustume des Espagnols qui volentiers usent de cel art[285], et receut tel respons: «L'en se combatra: sera le roy abatu en celle bataille et marché et défoulé des piés des chevaux, et si n'aura point sépulture; et Ferrant sera receu à Paris à grant procession après la victoire.»

Note 284: Antain. Tante. «Matertera.»

Note 285 «Ab angelis qui hujusmodi artibus præsunt, secundùm morem Hispanorum, tale meruerat habuisse responsum.» (Willelm. Brit., p. 102.)

Toutes ces choses peuvent estre exposées selon vérité à celluy qui bien entent; car tout ainsi fu-il comme le sort raporta en double entendement, selon la coustume du diable qui tousjours deçoit en la fin ceux qui le servent, en parlant par fallace d'amphibolie. (Si vaut autant comme sentence doubteuse.)

Qui pourroit dire né deviser par bouche né penser de cuer né escripre en tables né en parchemin, la très grant joie et la très grant feste que tout le peuple faisoit au roy, ainsi comme il s'en retournoit en France après la victoire? Les clers chantoient par les églyses doux chans et déliteux, en louenge de Nostre-Seigneur; les cloches sonnoient à quarreignon[286] par les églyses et par les abbayes; les moustiers estoient sollempnellement aornés, dedens et dehors, de draps de soye; les rues et les maisons des bonnes villes estoient vestues et parées de courtines et de riches garnemens; les voies et les chemins estoient jonchiées de rainsiaux d'arbre, de herbes vers et de nouvelles floretes; tout le peuple, haut et bas, hommes et femmes, vieux et jeunes, acouroient à grans compaingnies aux trespas et aux quarrefours des chemins; le villain et le moissonneur s'assembloient, leur rastiaux et leur faucillons sus leur cous, car c'estoit au temps que on cueilloit les blés, pour veoir et pour escharnir Ferrant en liens, que il doutoient, un poi devant, en armes, pour les assaus que il baioit à faire en France. Les villains, les vieilles et les enfans n'avoient pas honte de le moquier et escharnir; si avoient trouvé occasion de luy gaber par l'équivocation de son nom, pour ce que le nom est équivoque à homme et à cheval.

Note 286: Quarreignon. Carrillon. «Dulcisonas pulsationes.»

Si avint d'aventure que deux chevaux, de la couleur qui tel nom met à cheval, le portoient en une litière; et pour ce crioient par reproche que deux Ferrans emportoient le tiers Ferrant, et que Ferrant estoit enferré qui devant estoit si engressié que il repegnoit[287] et par orgueil s'estoit contre son seigneur rebellé. Telle joie fist-on au roy, et à Ferrant telle honte, jusques à tant qu'il vint à Paris. Les bourgois et toute l'université des clers alèrent au roy à l'encontre et monstrèrent la grant joie de leur cuer par les actions de dehors; car il firent feste et sollempnité sans comparaison; et si ne leur souffisoit pas le jour, ainsois faisoient aussi grant feste par nuit comme par jour, à grans luminaires, et les clers meismement qui moult y firent grans despens. Car la nuit estoit aussi enluminée comme le jour: si dura celle feste sept jours et sept nuis continuelment.

Note 287: Repegnoit. Donnoit des ruades. «Qui priùs impinguatus dilatatus recalcitravit, et calcaneum in dominum suum elevavit.»

XXI.

ANNEE 1214.

Coment le roy refusa l'aliance des Poitevins pour leur légièreté. Coment il donna trèves au roy d'Angleterre, et coment il pardonna tout son mautalent à aucuns des barons qui estoient souspeçonnés de traïson.

Pou passa de jours après que les Poitevins, qui repostement avoient faicte conspiracion contre le roy, furent merveilleusement espoentés de la renommée de si grant victoire; et traveilloient en toutes manières coment il peussent estre réconciliés au roy. Mais le roy qui par maintes fois avoit esprouvé leur tricherie et leur desloyauté, et bien savoit que leur amour et leur faveur estoit sans fruit et qu'elle est tousjours à grief et à dommage à leur seigneur, les refusa, né ne se voult à eux accorder; ains assembla ses osts et entra hastivement en Poitou où le roy Jehan estoit.

Quant les osts fu venus jusques à un chastel qui est nommé….[288], riche et fort et bien garni, le visconte de Thouars[289] qui estoit sage homme et puissant et le plus haut homme de toute Aquitaine envoya messages au roy, et luy supplièrent qu'il les voulsist recevoir en grace et en amour, ou que il leur donnast trièves. Et le roy qui, selon sa coustume, avoit adès plus cher à vaincre ses ennemis par paix que par bataille, reçut le visconte de Thouars en concorde par la prière le conte Pierre de Bretaigne, cousin le roy; si avoit la niepce le visconte espousée.

      Note 288: Le mot est laissé en blanc dans les meilleurs manuscrits.
      Les autres portent: Chinon ou Roches, et le latin: «Loudunum.»
      Loudun, à cinq lieues de Thouars, vers le Saumurois.

Note 289: Aimery.

Le roy Jehan d'Angleterre, qui lors estoit au pays, à quinze mille[290] du chastel où le roy estoit, ne savoit qu'il peust faire né devenir; car il n'avoit lieu né retrait où il peust sauvement fouir, né il ne l'osoit attendre[291] né issir contre luy à bataille. A la parfin envoya-il ses messages au roy pour traictier d'aucune paix, ou toutesfois pour empetrer trièves, sé il peust, en aucune manière. Les messages que il luy envoya furent maistre Robert, légat de la cour de Rome, et le conte Renoufles de Lincestre et pluseurs autres haus hommes. Tant fist le légat et les autres messages que le roy par la débonnaireté de son cuer luy donna trièves qui durèrent cinq ans; jasoit ce que il eust bien en son ost trois mille chevaliers et plus, sans le grant nombre des autres sergens et gens à pié et à cheval, par quoy il peust légièrement et en brief temps prenre toute Acquitaine, le roy d'Angleterre et toute sa gent.

Note 290: Quinze mille. Latinè: Septemdecim.

Note 291 Attendre. Le latin ajoute: «Partenaci ubi erat.»

Après ces choses faites, retourna le roy en France: là fu à luy à parlement la femme le conte Ferrant et les Flamans, en la seiziesme kalende de novembre. Là, leur octroia le roy que il leur rendroit Ferrant, contre la volenté et l'opinion de sa gent, par telle condicion: que il luy donroit cinq ans en hostage Godefroy, le fils au duc de Brebant; et que il acraventeroient à leur propres despens tous les chastiaux et les forteresces de Flandres et de Henault, et si rendroient raençon pour Ferrant et pour chascun des autres prisonniers, selonc la quantité de leur mesfais. (Par telle manière fu Ferrant et tuit les autres délivrés de prison[292].) Du conte Hervis de Nevers et des autres qui estoient ses hommes liges, que il avoit souspeçonneux de conspiration et de traïson, ne voult-il autre vengeance prenre né mais que il leur fist jurer sus sains que il seroient dès ores mais bons et loyaus à luy et à la couronne de France.

Note 292: Cette phrase a été ajoutée sans raison; Ferrand ne fut délivré que sous la régence de Blanche de Castille.

XXII.

ANNEE 1216.

Coment le roy fonda une maison qui a nom la Victoire, pour la victoire que Dieu ot donnée à luy et à son fils. Et coment les Anglois traïrent monseigneur Loys quant il fu passé en Angleterre.

En ce temps que le roy Phelippe se combati en Flandres contre Othon et ses autres anemis, si comme nous avons dit, estoit messire Loys en Anjou contre le roy d'Angleterre et les Poitevins. Du siège du chastel de la Roche au Moine[293] le leva (tout avant qu'il parvenist là[294],) et chaça honteusement luy et tout son ost. Et, pour ce que le père et le fils orent ces deux victoires tout en un meisme temps par la volenté de Nostre-Seigneur, fonda le roy une abbaye, delès la cité de Senlis, qui a nom la Victoire, (de l'ordre Saint-Victor de Paris, en honneur et en remembrance de si grans victoires et dominations comme Dieu leur eut données.)

Note 293: La Roche aux Moines est aujourd'hui un hameau dépendan de la commune de Savennières, dans le département de Maine-et-Loire (Anjou), entre Angers et Ancenis.

Note 294: Cette phrase est ajoutée à tort.

[295]Pou de jours passèrent après[296], que messire Loys, le fils le roy Phelippe, appareilla grant ost et passa en Angleterre contre le roy Jehan. Ceux de Londres le receurent liement, et maintes autres cités se rendirent à luy; et presque tous les barons de la terre se donnèrent à luy et luy firent féauté et hommage. Le roy Jehan, qui de ce fu moult espoventé, s'enfouy et fu mort en pou de temps après. Quant les barons d'Angleterre furent certains de sa mort, il couronnèrent son fils qui avoit nom Henry et se tindrent à luy comme à leur seigneur. Lors déguerpirent monseigneur Loys honteusement à leur us[297], car il brisièrent les seremens et les hommages que il avoient fais; en France retourna quant il eut apperceu la faulseté et la traïson des Anglois. Avant que le roy Jehan mourust, avoit-il jà mise toute Angleterre en la protection et en la garde l'apostole Innocent et l'en avoit fait hommage.

Note 295: A compter de là, notre traducteur abandonne Guillaume le Breton: la fin du règne de Philippe-Auguste est seulement ébauchée, comme l'avoit été la fin du règne de Louis VII. L'interruption du texte traduit de Guillaume le Breton doit donner à penser ou que Guillaume acheva sa chronique long-temps après en avoir publié le commencement, ou bien qu'un autre s'est chargé de nous transmettre le récit des événemens, après la bataille de Bouvines. Dans tous les cas, notre traducteur n'a pas eu égard à cette continuation: l'histoire régulière de Philippe-Auguste, dans nos Chroniques, s'arrête à l'année 1215, et jusqu'au règne de Louis VIII et même de saint Louis, nous ne trouverons plus qu'un sommaire décoloré des événemens.

      Note 296 Le latin dit seulement: Post hæc. Louis ne passa en
      Angleterre qu'en 1216.

Note 297: Us. Usage. Suivant leur habitude. J'ai suivi le manuscrit n° 8299. Les autres portent hues, heus; ce qui ne signifie rien.

En ce temps, fu le conte Simon de Montfort conte Albigois, par la requeste pape Innocent et par l'assentement le roy Phelippe, pour absorber et estaindre l'érésie des Albigois et l'apostasie du conte Raymont de Thoulouse. Toute la terre luy fu rendue, et luy firent tous féauté et hommage. Mais cil de Thoulouse qui petit de force firent à brisier leur seremens, garnirent la cité et se rebellèrent contre luy. Le conte assist la ville et la fist merveilleusement assaillir; en cest assaut fu féru d'un pierre d'un mangonnel que ceux de dedens luy lancièrent. Ainsi fenit le preudomme sa vie comme martir au service Nostre-Seigneur, en deffendant la foy crestienne.

Incidence.—Au mois de mars qui après fu, avint généraux éclipse de lune en la quinziesme nuit du mois; si commença aux premiers cocs chantons, et dura jusques à l'endemain à soleil levant.

Incidence.—En pou de temps après, célébra le pape Innocent concile en la cité de Rome. Cil pape Innocent estoit homme de cler engin, de grant prouesce, et de moult grant sens; à luy ne fu nul secons en son temps, car il fist merveilles en sa vie: mors fu à Perose en cest an meisme que cil concile fu célébré.

XXIII.

ANNEE 1223.

De la mort le roy Phelippe et de ses vertus.

Incidence.—En ce temps que le mal de la mort prist le roy Phelippe, une horrible comète apparut en Occident à donner signe de la mort de si grant prince et du déchaiement du royaume de France. En l'an de l'Incarnacion mil deux cens vingt-trois mouru Phelippe le bon roy au chastel de Mantes; roy très sage, très noble en vertu, grant en fais, cler en renommée, glorieux en gouvernement, victorieux en bataille. Le royaume de France crut et mouteplia merveilleusement, et le droit et la noblesce de la couronne de France. Il vainqui et surmonta maint noble prince et puissant qui à luy et au royaume estoient contraires: tousjours fu escu à saincte églyse encontre toute adversité. Il garda et deffendi l'églyse de Saint-Denys en France sus toutes autres, comme sa propre chambre, par espécial privilège d'amour, et monstra maintes fois par euvres la très grant affection que il ot tousjours aux martirs et à leur églyse. Il fu jaloux et amoureux de la foy crestienne: dès les premiers jours de sa jounesce il prist le signe de celle saincte croix en quoy Nostre-Seigneur fu pendu, et le cousi à ses espaules pour délivrer le sépulcre, et pour souffrir paine et travail pour l'amour Nostre-Seigneur. Oultre mer ala à moult grant ost contre les anemis de la croix, et traveilla loyaulment et entièrement jusques atant que la cité d'Acre fust prinse. Et puis que il fu oncques débrisié et chéu en vieillesse, il n'espargna point à son propre fils; ainsois l'envoya par deux fois en Albigois, à moult grans osts, pour destruire la bougrerie de la gent du pays. Si donna en sa vie et à sa mort grant somme d'avoir pour soustenir la force des bons fils de saincte églyse contre les bougres d'Albigois: il fu large semeur d'aumosnes par divers lieux. Il gist en sépulture en l'églyse Saint-Denys en France (qui est sépulture des roys et couronne des empereurs) noblement et honnourablement, si comme il appartient à tel prince.

XXIV.

ANNEE 1223.

Des roys, des barons et des prélas qui furent à son obit, ainsi comme par miracle.

L'en ne cuide pas que ce fust fait sans la divine pourvéance que tant de prélas, de roys et de barons fussent assemblés d'aventure à l'obsèque de sa sépulture. Car deux archevesques furent à son enterrement: Guillaume archevesque de Rains et Gaultier archevesque de Sens; et vingt évesques: Conrat évesque de Portue[298], cardinal et légat de la cour de Rome en la terre d'Albigois; Panulphe évesque de Norvic, une cité d'Angleterre; de la province de Rains, Guillaume évesque de Chaalons, de Biauvais Miles, de Noyon Girars, de Loon Ansiau, de Soissons Jacques, de Senlis Garins, d'Amiens Geffroy, d'Arras Ponce. De la province de Sens, de Chartres Gautier, d'Aucerre Henry, de Paris Guillaume, d'Orléans Phelippe, de Miaus Pierre, de Nevers Rogier. De la province de Roen, de Baieux Robers, de Constance Hue, d'Evreux Guillaume, de Lisieux Guillaume. De la province de Nerbonne, Fouques de Thoulouse. Tous ces prélas estoient lors assemblés à Paris par le commandement l'apostole, pour la besoingne d'Albigois.

Note 298: Portue. «Portuensis.» Porto.

Guillaume archevesque de Rains et l'évesque de Portue célébrèrent ce jour les deux grans messes de Requiem ensemble: c'est-à-dire à deux autels en un meisme temps, ainsi comme tout d'une voix; en telle manière que les autres évesques et les couvens respondirent aux deux ainsi comme à un seul. Là fu présent le roy Jehan[299] de Jhérusalem qui lors estoit en France venu pour le secours de la terre d'Oultre mer; et messire Loys, ainsné fils le roy Phelippe; et Phelippe le mainsné, conte de Bouloingne et moult grant multitude de barons du royaume.

Note 299: Jehan de Braine ou de Brienne.

Ce sont les lais et le testament que le roy fist en sa derrenière volenté: il laissa pour secourre la terre d'oultre mer, trois cens mille livres de parisis, qui furent livrés au roy Jehan; cent mille, au Temple; à l'ospital, cent mille livres; au conte Amaury de Montfort, cent mille livres pour la terre d'Albigois garder, et vingt mille pour ramener sa femme et ses enfans des mains de ses anemis[300]; cinquante mille livres pour départir aux povres gens. Et si laissa grant somme d'avoir pour restorer les torfais qu'il avoit fais pour ses guerres: si establi vint moines prestres en l'abbaye de Saint-Denys en France par dessus le nombre qui devant y estoit, qui sont tenus à chanter pour l'ame de luy. Mors fu en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil deux cens vingt et trois, de son aage soixante et trois, et de son règne quarante-trois.

Note 300: Le texte latin ne parle ici que de vingt mille livres données à Amaury de Montfort, pour la délivrance de sa femme et de ses enfans.

(Le manuscrit 8299 ajoute ici:)

«Lequel roy Phelippe, seurnommé Auguste, aïeul de saint Loys, puet-on véoir honorablement enterré en l'églyse Saint-Denys, devant le mestre-autel. Et en ycel jour et en ycelle meisme heure, Honoré, le pape de Rome, comme il fust en une cité de Champaigne des Italiens, là li fu révélé par la volenté divine et monstre, par la carité d'un chevalier, que il féist le service pour le dit roy Phelippe. Lequel pape avec les cardinaus célébra pour le dit roy le service et l'office des mors honnourablement. Ycil gentis et vaillans roys de France Phelippes dit Auguste qui conquist Normandie, régna quarante-trois ans. Après lequel roy Phelippe, Loys son fils, en la yde huitiesme dou moys d'aoust fu couronnés à roy de France en l'an de son éage vint-sixiesme avec Blanche sa feme, en l'églyse de Rains, de Guillaume, arcevesque de celle cité.»

Cy fenissent les fais du bon roy Phelippe.

Dans le manuscrit de Sainte-Geneviève décrit par l'abbé Lebeuf (Histoire de l'Académie des Inscriptions, tome XVI, page 172 et suiv.), on trouve les vers suivans, reproduits dans le manuscrit de la Bibliothèque du Roi coté n° 8395.

Phelippes, rois de France, qui tant ies renommés,
Je te rens le romans qui des roys est romés.
Tant à cis travaillé qui Primas est nommez
Que il est, Dieu merci, parfais et consummez.

L'on ne doit pas ce livre mesprisier né despire,
Qui est fais des bons princes, du régne et de l'empire;
Qui souvent y voudroit estudier et lire
Bien puet savoir qu'il doit eschiver et elire.

Et dou bien et dou mal puet chascuns son prou faire:
Par l'exemple des bons se doit-on au bien traire,
Par les fais des mauvais qui font tout le contraire
Se doit chacuns du mal esloignier et retraire.

Mains bons enseignemens puet-on prendre en ce livre;
Qui vuet des preudes omes les nobles fais ensuivre
Et leur vie mener, savoir puet à délivre
Coment l'on doit au siècle plus honestement vivre.

Rois qui doit tel roiaume gouverner et conduire
Se doit par soy méismes endoctriner et duire,
Loiauté soustenir et mauvaistié destruire,
Que li mauvais ne puissent aus preudes omes nuire.

Li princes n'est pas sages qui les mauvais atrait,
Li maus qui le mal pense fait de loing son atrait;
Et quant il voit son point si à tost fait tel trait
Dont il fait un fort homme mehenié et contrait.

Les preudomes doit-on amer et chiers tenir
Qui volent en tous tems loiauté soutenir;
Car avant se lairoient par l'espée fenir
Que il féissent chose dont maux déust venir.

* * * * *

Ut benè regna regas, per que benè regna reguntur,
Hec documenta legas que libri fine sequntur:
Ut mandata Dei serves priùs hoc tibi presto,
Catholice fidei cultor devotus adesto.
Sancta patris vita per singula sit tibi forma,
Menteque sollicitâ sub eâdem vivito norma.
Ductus in etatem sis morum nectare plenus,
Fac geminare genus animi per nobilitatem.
Si judex fueris, tunc libram dirige juris,
Nec sit spes eris, nec sit pars altera pluris.
Et si bella paras in regni parte vel extrâ,
Certè litus aras nisi dapsilis est tibi dextra.
Cor quorum lambit sitis eris, unge metallo;
Non opus est vallo quem dextera dapsilis ambit.
Clamat inops servus, moveat tua viscera clamor,
Nec minuatur amor dandi si desit acervus.
Non te redde trucem cuique, nec munere rarum,
Murus et arma ducem nusquam tutantur avarum
Militibus meritis thesauri claustra resolve
Allice pollicitis, promissaque tempore solve.

A quel roi Philippe ces vers furent-ils adressés? L'abbé Lebeuf et dom
Bouquet, qui les avoient reconnus dans le seul manuscrit de Ste-Geneviève,
n'ont pas un instant douté qu'ils n'eussent été faits pour
Philippe-le-Hardi. Le cinquième vers latin semble les avoir décidés:

«Sancta patris vita per singula sit tibi forma.»

En me rangeant à leur avis, je dois soumettre aux lecteurs quelques observations:

1° Ces vers, conservés par deux manuscrits, celui de Sainte-Geneviève, le plus ancien, et celui de Charles V, le plus recommandable, terminent dans ces deux leçons, non pas la vie de Philippe-le-Hardi, mais celle de Philippe-Auguste. Bien plus: dans le volume de Sainte-Geneviève, la main qui a tracé la vie de saint Louis est évidemment moins ancienne que celle du scribe des Gestes de Philippe-Auguste et des vers que nous venons de transcrire.

Si donc le vers latin cité, si les allusions faites par l'ancien traducteur au règne de Philippe-le-Hardi (voyez, entre autres lieux, le début du règne de Hugues Capet), ne permettent pas de fixer avant le règne du fils de saint Louis l'époque de la première compilation françoise de nos Grandes chroniques de France; d'un autre côté, l'endroit où les vers françois ont été transcrits et la solution de continuité qui se fait remarquer depuis la fin du règne de Philippe-Auguste jusqu'au commencement du règne de saint Louis prouvent que le premier historiographe s'est arrêté avant l'histoire de Louis VIII, et que c'est à un second historiographe que nous devons la rédaction des gestes de saint Louis.

Ainsi les vers furent bien adressés à Philippe-le-Hardi par le premier chroniqueur françois son contemporain; mais l'ouvrage qu'ils accompagnoient ne se poursuivoit pas encore au-delà du règne de Philippe-Auguste. Voilà pourquoi je conserve à ces vers la place qu'ils occupent dans les deux seuls manuscrits où je les aie vus. Quant au traducteur, qui Primas est nommé, j'en parle dans les dissertations qui termineront le dernier volume.

CI COMENCENT LES GESTES

LE ROY LOYS, PÈRE
AU SAINT ROY
LOYS.

I.

ANNEE 1223.

De une courte généalogie des rois; et coment la ligniée Charlemaine fu recouvrée en cestui; et coment saint Valeri s'apparut au roy Hues dit Cappet.

[301]En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil deux cens et vingt et quatre, le jour devant les ydes de juillet, trespassa de cest siècle Phelippe, très renommé roy de France, qui conquist et ramena toute Normandie en sa poesté. Après le roy Phelippe régna le roy Loys son premier fils lui fu né de moult très noble dame, madame Ysabiau, fille Baudouin, jadis conte de Henaut, et tint le royaume de France. En l'huitiesme jour après les ydes du mois d'aoust, en ce meisme an, le jour de la feste saint Sixte, le couronna à Rains l'archevesque Guillaume de Rains, et, avec luy, ma dame Blanche sa femme, présent le roy Jehan de Jhérusalem, et présens les princes du royaume de France; et avoit jà le roy Loys trente-six ans d'aage.

Note 301: Les Gestes de Louis VIII sont la reproduction d'une chronique latine anonyme, éditée dans les Historiens de France, tome XVII, p. 302. Il me paroit évident que ce texte latin est frère du texte françois, et qu'ils ont été faits par la même personne. Je donnerois même volontiers la priorité au texte françois. Voyez ce que j'ai eu déjà l'occasion de dire au sujet des Gesta Ludovici Junioris, chap. 2 du règne de Louis-le-Jeune.

En icel roy retourna la ligniée du grant roy Charlemaines[302] qui fu empereur et roy de France, qui estoit faillie par sept généracions; car il fu extrait de la ligniée Charlemaines de par sa mère, ainsi comme nous dirons cy après.

Note 302: Le premier traducteur avoit déjà dit tout cela. (Voyez Règne de Hugues Cappet.)

[303]Les François, si comme il apparut au commencement des gestes les rois de France, pristrent naissance des Troiens et establirent leur royaume en France. En l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur quatre cens quatre-vingt et quatre ans régna le roy Childeric, descendu de la lignée des Troiens, si prist la cité de Trèves; et régna, après luy, Clovis, son fils, qui tint le royaume de France en force et en vigour, et l'escrut jusques au mont de Pirene qui fait l'entrée d'Arragon. Icil Clovis reçut la grace du saint baptesme par la main saint Remi, archevesque de Rains, avec ses songiés et tout son lignage; et règnèrent béneureusement luy et ses hoirs au royaume de France, jusques à l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur sept cens et cinquante; excepté que par quatre-vingts et huit ans, dès le temps Clovis, le roy mari saincte Batheut et fils le grant roy Dagobert, pour ce que les rois n'orent point sens né force si comme il souloient, la puissance du royaume fu gouvernée par les Maistres du palais, qui vaut autant à dire comme seneschaux.

Note 303: Voyez le début des Chroniques.

Dont il avint que Pepin qui fu père Charlemaines-le-Grant, et estoit descendu d'autel ligniée par Blitude, fille du premier Clothaire, roy de France, fu maistre du palais, au temps le roy Childeric. Le roy Childeric fu reprouvé des barons de France pour le petit sens dont il estoit et fu mis en religion. Et lors fu esleu à roy de France, par l'autorité de l'églyse de Rome[304] et par les barons du royaume de France, Pepin. Et le couronna et sacra et ses deux enfans avec luy, en l'églyse Saint-Denys en France, le pape Estienne; et fist establissement que toute leur ligniée, si comme il descendroient, tenissent fermement et paisiblement l'éritage du royaume de France; et escommenia tous ceux qui empeschement leur y feroient. Laquelle ligniée de Pepin et de Charlemaines, son fils, régna et tint le royaume jusques à l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur, neuf cens et vingt six ans. Lors en ce temps avint que Hues, dit Cappet, conte de Paris, envaï et prist le royaume de France, à soy; et ainsi fu transportée la seigneurie du royaume de France de la ligniée Charlemaine à la ligniée des contes de Paris, qui estoient descendus de la lignée des Sesnes, c'est à dire de ceux de Sassoingne.

Note 304: C'est là le texte de tous les manuscrits et c'est le sens exact de l'ouvrage latin: «Auctoritate apostolicâ et electione Francorum.» Mais dans le manuscrit de Charles V, on voit que ces mots ont été biffés et remplacés ainsi: «Par le conseil du pappe de Rome et des barons du royaume.» Ce changement doit être le fait du roi Charles V lui-même, qui ne pouvoit tolérer que l'autorité du pape eût jamais pu faire et défaire les rois de France.

L'en treuve escript en la vie et ès gestes saint Richier et saint Valery de Pontieu, que leur corps furent transportés de leur églyse à Saint-Omer en Flandres, en l'églyse Saint-Bertin, pour la paour des Danois qui ores sont nommés Normans, qui gastèrent le royaume de France au temps Charles-le-Simple roy de France. Et quant il furent convertis à la foy, il avint que les moines de Saint-Richier et de Saint-Valery les requistrent des moines de Saint-Bertin; mais il les retindrent par la force Arnoul leur conte de Flandres. Dont il avint que saint Valery s'apparu à Hues-le-Grant conte de Paris, et luy dist en dormant: «Va à Arnoul, conte de Flandres, et luy dis qu'il envoie nos corps de l'églyse Saint-Bertin en nos églyses propres, car nous amons mieux à estre en nos propres églyses que en estranges.»

Hues demanda à saint Valery qui il et son compaingnon estoient? saint Valery respondi: «Je suis appellé Valery et mon compaignon saint Richier de Pontieu; fais isnelement ce que Dieu te mande par moy, et ne tarde mie.» Hues manda à Arnoul et luy dit ce que Valery luy avoit commandé. Arnoul, le conte de Flandres, eut orgueilleux courage et refusa à rendre les corps des sains. Hues luy manda: «Arnoul, gardes que tu m'aportes honnourablement à tel jour et à tel lieu les corps des sains; car sé tu ne le fais volentiers et de gré, tu le feras après maugré toy.»

Quant le conte Arnoul entendi le conte Hues, il fu moult espoventé et doubta moult sa puissance. Lors fist faire isnelement fiertes d'or et d'argent, esquelles il mist les corps des deux sains, et les aporta jusques à Montreul. Illec les reçut Hues honnourablement et rapporta chascun saint en leur lieu. Il avint en la nuit ensuivant que saint Valery s'apparu de rechief à Hues et luy dist: «Pour ce que tu as fait, Hues, de par nous, ce qui te fu commandé, tost et isnelement, nous te faisons assavoir que tes successeurs régneront au royaume de France, jusques à la septiesme ligniée[305].»

Note 305: Voyez la même histoire, dans les Bollandistes, 26 avril: «Liber miraculorum S. Richarii, Centulencis abbatis.» On la retrouve dans Orderic Vital et dans Guillaume de Jumièges: mais le premier traducteur des Chroniques de Saint-Denis, qui se fondoit alors sur les Historiens normands, avoit dédaigné de rapporter cette légende.

Selon ce qui est dit et ordenné, nous povons conter entièrement du temps Hues Cappet, qui fu fils Hues-le-Grant conte de Paris, jusques au roy Loys de qui nous traictons, sept généracions, et sept degrés descendus du lignage Hues-le-Grant, conte de Paris. Hues Cappet fu le premier roy et engendra le roy Robert; le roy Robert, le roy Henry; le roy Henry, le roy Phelippe; le roy Phelippe, le gros roy Loys; Loys-le-Gros, le roy Loys-le-Jeune; Loys-le-Jeune, le roy Phelippe, père de cestuy Loys dont nous traictons, qui fu engendré en noble dame Ysabiau, fille Baudouin jadis conte de Henaut. Le conte Baudouin descendi de noble dame Ermengart, jadis contesse de Namur, laquelle fu fille Charles le duc de Loheraine, oncle Loys le roy de France qui mourust le derrenier de la ligniée Charles-le-Grant sans hoir, et auquel Charles duc de Loheraine Hues Cappet tolli le droit du royaume de France, et le prist par force et le fist mourir en prison à Orliens[306]; et jusques auquel Charles duc de Loheraine, la ligniée de Pepin et Charles-le-Grant persévéra en la poesté[307] du royaume de France.

Note 306: On voit que notre véridique chroniqueur ne songe pas à pallier l'usurpation de Hugues Cappet qu'on a cependant essayé de contester de nos jours. Avec un peu plus de réflexion, on se seroit contenté de reconnoître que la race de Charlemagne étoit réellement rentrée dans ses droits par le mariage de Philippe-Auguste avec le dernier rejeton de cette grande lignée. Les Anglois, sous Charles VI, se prévalurent beaucoup de ce passage des Chroniques de Saint-Denis pour contester l'autorité des termes prétendus de la Loi salique.

Note 307: Poesté. Puissance, souveraineté. De Potestas.

Et coment que cil Loys, dont nous traictons, eust la succession du royaume après son père, il appert que l'estat du royaume est retourné à la ligniée Charlemaines-le-Grant; et peut-l'en veoir par l'avision des deux corps sains, saintRichier et saint Valery, que la translacion du royaume fu faicte de la volenté Nostre-Seigneur. L'en trouve ès gestes des fais d'Acquitaine escript, que pour ce fu la ligniée du grant Charlemaines reprouvée, que il n'amoient né honnouroient saincte églyse si comme il souloient; et chargeoient et grevoient plus les églyses que il ne les acroissoient. Mais nous devons ce laissier, car ce appartient au jugement Nostre-Seigneur qui mue le temps et transporte les royaumes à sa volenté, si comme il est escript: Règne est transporté de gent en gent pour les tors, pour les injures et pour les mauvaistiés[308]. Et de rechief: Dieu destruit les sièges des princes orgueilleux et fait seoir les humbles en leur lieu[309]. Et pour ce nous retournons à la matière devant proposée.

Note 308: Ecclésiaste, ch. X, v. 8.

Note 309: Id., id., v. 47.

Le roy Loys quant il fu couronné, chevaucha et ala par son royaume et prist les hommages de ses subgiés et receut. En ceste année meisme Amaury, conte de Montfort, retourna d'Albigois en France par povreté, et laissa Carcassonne et pluseurs chastiaux qui avoient esté conquis par grans despens sur les mauvais herites d'Albigois, et avoient esté tenus des gens de France long-temps. Le roy Jehan de Jhérusalem mut en cest an meisme de Tours et prist l'escharpe et le bourdon pour aler à Saint-Jacques en Galice, et retourna par Burc[3] en Espaingne, et prist illec à femme madame Berengière, seur le roy de Castelle, nièce madame Blanche, lors royne de France.

Note 310: Par Burc. Ce mot est omis dans le latin, sans doute par ce que l'auteur ne reconnoissoit pas ce lieu qui est Burgos.

II.

ANNEE 1224.

Coment le roy mena son ost en Poitou et conquist La Rochelle.

En l'an de l'Incarnacion mil deux cens vingt et quatre, ès nonnes du mois de may, le roy Loys tint général parlement à Paris, auquel pape Honoré fist rappeller la sentence qui estoit donnée contre les Albigois, qui estoient tenus pour hérites; et leur donna indulgence de repentir et d'amender leur vie, selon ce qui estoit contenu ès estatus du concile fait à Rome en l'églyse Saint-Jehan-de-Latran. En ce meisme parlement fu denoncié et esprouvé que Raymont, conte de Thoulouse, estoit bon crestien et vivoit selon Dieu en la foy crestienne.

Ne demoura pas moult que après la feste saint Jehan-Baptiste, le roy Loys ala à Tours, et assembla grant compaingnie d'évesques et de prélas, et grant ost de barons, de chevaliers et de sergens; puis vint au chastel de Monstereul[311], et prist trièves jusques à un an à Aimery, viconte de Thouars; et d'illec ala au chastel de Niort et l'assist[312]. Illec estoit Savari de Maulion, et les gens le roy Henry d'Angleterre, qui gardoient et deffendoient le chastel. Le roy Loys fist drecier ses perrières et ses engins, et tourmenta si ceux qui le chastel gardoient, qu'il se doubtèrent forment et rendirent le chastel, saufs leur corps et leur avoir; par telle condicion que il n'iroient ailleurs fors en la Rochelle; et ce jurèrent-il sus sainctes évangiles.

      Note 311: Montreuil-Bellay, entre Saumur et Thouars, sur
      l'Argenton.

      Note 312: Les manuscrits les plus anciens ajoutent: «La veille de
      feste Saint-Martin-le-Boullant,» ou le Bouillant.

Après ce qu'il s'en furent partis, le roy fist garnir le chastel de Niort, et mena son ost à Saint-Jehan-d'Angeli. Ceux de la ville, quant il sorent la venue le roy, se doubtèrent moult et pristrent conseil et alèrent au plus tost qu'il porent encontre luy, et se rendirent et receurent le roy moult honnourablement en la ville. Le roy, qui fu moult lié de la prospérité qui avenue luy estoit, se partist au plus tost qu'il peust d'illec, et s'en tourna vers la Rochelle, et l'assist le jour des ydes de juing. Il fist drecier ses engins devant les murs, et greva trop forment ceux de la ville. Mais Savary de Maulion et trois cens chevaliers, et pluseurs souldoiers qui dedens estoient, deffendirent et tindrent le chastel forment et viguereusement contre le roy et sa gent.

Ainsi comme le siège et la guerre eut jà duré par dix-huit jours, il avint que le clergié et les religions et le peuple de Paris s'esmurent et alèrent solempnellement, nus piés et en langes, dès l'églyse Nostre-Dame jusques en l'abbaye Saint-Antoine, pour que Dieu envoyast victoire au roy de France; et furent à ceste procession trois roynes: ma dame Ingebour, jadis femme au roy Phelippe, ma dame Blanche femme le roy Loys, ma dame Berengière femme le roy Jehan de Jhérusalem. L'endemain de ceste procession avint, si comme Dieu le voult, que contens et descort mut entre Savari de Maulion et autres chevaliers qui le chastel de la Rochelle gardoient, pour ce qu'il trouvèrent pierres et bran[313] en une huche au lieu d'argent que il cuidoient que le roy d'Angleterre leur eust envoyé pour la guerre maintenir. Et pour ce et pour la doubtance que il orent du roy Loys, qui, de jour en jour, les faisoit assaillir forment, luy rendirent le chastel, sauve leur vie, et s'en fouyrent en Angleterre. En ceste manière les Anglois, qui longuement s'estoient atapis en la terre d'Acquitaine, se départirent à envis ou volentiers du royaume de France.

Note 313: Bran. Son. Les manuscrits les plus anciens racontent tout cela en d'autres termes.

Quant les Limosins, tuit ceux de Pierregort et tuit ceux de çà la Garonne oïrent dire que la Rochelle estoit prise, il vindrent au roy et luy firent hommage volentiers, et de gré luy jurèrent loyauté à tenir[314]. Le roy Loys mist garde à la Rochelle, et si prist les seremens des bourgois de la ville et repaira à moult grant léesce en France.

Note 314: «Exceptés les Gascoings qui sont entre la Guarone et le fleuve courant.» (Msc. 8396.-2 et en général les plus anciens.)

Incidence.—Dedens les octaves de l'Assumpcion Nostre-Dame, concile général fu tenu à Montpellier, de l'auctorité et commandement le pape Honoré, qui avoit mandé et donné en commandement à l'archevesque de Nerbonne que la paix que le conte Raimont de Thoulouse et les autres barons d'Albigois avoient promis à tenir à saincte églyse feust oïe diligemment, et que l'archevesque le recommandast au pape dessoubs son seel enclose. L'archevesque de Nerbonne assembla ses prélas, évesques, abbés et clers de toute la diocèse de Nerbonne, et prist le serment du conte de Thoulouse et de tous les barons de la terre d'entour que il tendroient la terre paisiblement et seurement, et obéiroient à l'églyse de Rome; et restabliroient aux clers et aux chanoines leur rentes entièrement, et rendroient les dommages à quarante mille mars d'argent dedens trois ans, et feroient justice sans demeure de ceux qui seroient attains et convaincus de hérésie; et osteroient, selonc ce qu'il pourroient de tout leur province, la mauvaistié de hérésie.

Es octaves de la Saint-Martin d'yver ensuivant, le roy Loys de France et le roy Henry d'Alemaingne, fils Federic l'empereur, qui de la volenté son père avoit esté nouvellement couronné en roy d'Alemaingne, assemblèrent à Vaucoulour, pour traictier d'aucun prouffit pour les deux royaumes.

III.

ANNEES 1224/1225.

Coment Savari de Maulion laissa les Anglois et vint au roy de France. Et coment le roy d'Angleterre envoia son frère pour le pays d'Aquitaine recouvrer.

Savari de Maulion qui parti s'estoit de la Rochelle avec les Anglois pour querre secours au roy d'Angleterre, comme il fu passé oultre mer, s'aperceut que les Anglois ne se fioient point bien en luy, ains le vouloient prenre et lier[315]; pour laquelle chose, il eschapa au plus tost qu'il peust d'eux, et si vint au roy Loys de France et se soubmist à luy et luy fist hommage de tout ce qu'il tenoit. Quant le roy d'Angleterre oï ce, si fu forment dolent, et assembla tous ses barons et les prélas de son royaume, et leur requist que il fussent aidans à conquerre Acquitaine. Les prélas et les barons orent pitié du roy: si se conseillèrent et offrirent au roy, aussi le clerc comme le lay, comment il li otroièrent la quinziesme partie de tous leurs biens meubles. Le roy Henry, après ceste promesse, assembla moult grant ost et toute sa navie, et envoya son frère le conte Richart de Cornuaille à tout trois cens nefs bien garnies de gens et d'armeures, vers la cité de Bourdiaux: les nefs orent bon vent, tantost vindrent au port sans dommage nul. Quant le conte Richart et sa gent toute furent à terre, il vint à un chastel qui est nommé Saint-Machaire[316], si mist devant le siège et le prist par force.

      Note 315: «Et il sot la desloiauté des Anglois (sic) qu'il avoit
      par plusours fois esprouvée.» (Msc. 8396-2.)

      Note 316: Saint-Machaire. Sur la Garonne, à trois lieues au-dessous
      de La Réole.

Quant le chastel fu pris, il destruit la terre et le pays d'environ. Et après vint à une ville qui est nommée la Rochelle[317], et mist devant son siège, et la greva moult forment. Mais la gent de la ville qui fu introduite en armes, se tint longuement contre ses anemis et les desconfist par pluseurs fois. Quant le conte Richart et les Anglois virent ce, si furent moult dolens et moult courouciés; si les prisrent à assaillir de jour en jour plus forment. Mais quant ce seut le roy de France Loys, il envoya son mareschal, à tout grant plenté de chevaliers et de sergens et de souldoiers pour secourre la ville. Quant le conte Richart et ses Anglois apperceurent que le secours venoit du roy de France, il guerpirent le siège et leur vindrent à l'encontre sus le fleuve que l'en appelle Dordonne; et illecques s'arrestèrent les gens le roy de France qui oultre ne porent passer pour le fleuve, et vindrent à un chastel qui est nommé Limeul[318] qui se tenoit au roy d'Angleterre, et puis l'assistrent et firent tant qu'il le pristrent par force; puis entrèrent en la terre au seigneur de Bergerac, et soubmirent luy et sa gent sous la poesté et en la seigneurie le roy de France.

Note 317: La Rochelle. Erreur; il falloit: La Réole.

Note 318: Limeul, pris du confluent de la Vezère et de la Dordogne, à cinq lieues de Sarlat.

Quant le conte Richart et les Anglois seurent ces choses, il n'osèrent puis combatre aux François; ainsois retournèrent au plus tost qu'il peurent en Angleterre.

Incidence.—Il avint en l'an Nostre-Seigneur mil deux cens vingt et cinq au mois d'avril, que un homme vint en Flandres, et dist que il estoit le conte Baudouin de Flandres, jadis empereur de Constantinoble, et que il estoit eschappé ainsi comme par miracle de la charte des Griex. Pluseurs gens grans et petis de la conté de Flandres virent que il ressambloit merveilleusement au conte Baudouin, et apperceurent, par ses dis, assez de signes que il avoient jadis veus au conte Baudouin; si le receurent à conte et à seigneur. Et pour ce que il avoient en haine la contesse Jehanne fille le conte Baudouin, il la déjectèrent et luy tollirent presque toute la terre, c'est assavoir la conté de Flandres (et s'aerdirent[319] du tout au faux Baudouin). Quant la contesse se vit dejectée en telle manière de sa terre, qui estoit proprement son héritage, elle fu merveilleusement desconfortée, et pour ce vint-elle au roy de France Loys, et luy pria, pour Dieu, qu'il eust pitié de luy[320], et luy monstra raison pour quoy il povoit et devoit estre esmeu, et restablir luy, sa terre et sa conté.

Note 319: S'aerdirent. S'attachèrent, adhérèrent.

Note 320: Luy. Elle.

Le roy Loys eut pitié de la contesse, et vint à Péronne à tout grant plenté de barons et de chevaliers, et manda illec celluy qui faignoit estre le conte Baudouin; et luy donna en conduit sauf aler et sauf venir pour monstrer ses raisons contre la contesse. Cil qui bien cuidoit avoir gaignié la conté par faulseté vint à Péronne, à tout grant plenté de gent, et fist contenance moult grant et moult orgueilleuse.

Le roy luy demanda de moult de choses et especiaument où il avoit fait hommage au roy Phelippe son père et où il avoit esté fait chevalier. Quant cil apperçut les demandes le roy, si se doubta forment, et commença à querre aloingnes de respondre, ainsi comme par orgueil. Le roy qui bien vit et apperçut la folie et l'orgueil de luy fu courroucié, si luy commanda que il luy vuidast dedens trois jours sa terre et son royaume et luy donna conduit à repairier. Icil qui eut oï le commandement le roy retourna au plus tost qu'il peut à Valenciennes, et illec fu laissié de tous ceux qui le suivoient. Quant il se vit seul et débouté du règne, si se tapi et fouy ainsi comme un marchant en la terre de Bourgoigne, mais illec fu pris d'un chevalier qui le trouva et le ramena à la contesse de Flandres. Quant la contesse le tint, si le fist jetter en chartre; et puis le prisrent ses gens, et luy firent divers tourmens, et au derrenier le pendirent comme faux et dampné[321].

Note 321: Tous les historiens contemporains ont raconté l'histoire du fauxBaudouin; mais Philippe Mouskes est celui de tous dont le récit est le plus curieux et le plus détaillé. Voyez l'excellente édition qu'a donnée de ce poète M. de Reiffenberg.

En cest an meisme, Romain, diacre et cardinal de l'églyse de Rome, vint légat en France, environ la feste saint Pierre et saint Pol apostres, et ala de Tours à Chinon avec le roy Loys de France. Là furent pourloigniées les trièves entre le roy de France et Aymery, le viconte de Thouars, jusques à la feste de la Magdeleine en suivant; et tantost après retourna le roy à Paris et tint son parlement illecques. La veille de la Magdeleine vint Aimery, le viconte de Thouars, devant le roy et le légat de Rome, et luy fist hommage, présens les messages le roy d'Angleterre qui lors estoient venus à court.

Après ce parlement, droit environ la purification Nostre-Dame, le roy, les prélas et les barons de France s'assemblèrent à Paris; et prisrent pluseurs des contes la croix par la main Romain, diacre cardinal, pour aler sus les Albigois hérites.

IV.

ANNEE 1226.

Coment le roy conquist Avignon et trespassa de ce siècle à Montpencier.

En l'an de grace mil deux cens vingt et six, au mois de may, le roy de France Loys et tous les croisiés de son royaume s'assemblèrent en la cité de Bourges, et se mistrent à la voie par la cité de Nevers et de Lyon, et vindrent à Avignon, noble cité et fort à conquerre et à prendre. Ceux de celle cité estoient et avoient jà esté entredis et escommeniés par l'auctorité de l'églyse de Rome par l'espace de sept ans pour l'orde punaisie du péchié de hérésie. Quant le roy fu devant la cité d'Avignon, il cuida paisiblement passer parmi, luy et son ost, par une convenance de paix que il avoit faicte aux bourgois de la ville; mais il luy cloïrent les portes, si que le roy et sa gent demourèrent dehors.

Le roy s'esmerveilla moult de ce qu'il avoient fait, et lors prist en son cuer force et vigueur, et fist asségier la ville tantost en trois lieux; et commença cil siège la veille saint Andrieu l'apostre. Lors fist le roy drecier engins, tresbuchiés et perrieres qui jettoient espessement à la cité. Mais ceste chose valut peu, car ceux de dedens se deffendoient moult forment, et firent au roy et à sa gent moult de dommages. Le siège dura ort et aspre jusques à la feste de l'assumption Nostre-Dame, auquel furent mors de dars volans, de pierres de mangonniaux, et de propre morine[322], bien près de deux mille des gens du roy. A ce siège mourut le conte de Saint-Pol qui estoit nommé Guy, et fu féru d'une pierre d'un mangonnel; dommage fu, preudomme estoit et preu aux armes et ferme en foy. Illec trespassa de cest siècle l'évesque de Limoges. Le conte de Champaigne Thibaut se départi du siège, et vint en son pays, sans congié demander au roy né au légat de Rome Romain, diacre et cardinal.

Note 322: Morine. Mortalité. «Infirmitate propriâ.» Je n'ai pas vu ce mot ailleurs.

Quant le roy vit ceux de la cité si fort contre luy tenir, si jura et dist que il ne se départiroit du siège jusques à tant qu'il auroit la cité conquise. Ceux d'Avignon seurent assez tost la volenté et le serement le roy, et coment il les avoit pris en grant haine; il se doubtèrent moult et orent conseil ensemble, si envoyèrent deux cens des meilleurs hommes de la ville pour ostage au roy, et jurèrent que il seroient en la volenté le roy et de l'églyse de Rome, ainsi comme le cardinal diroit.

Ceste ordenance faite, le roy et sa gent entrèrent en la cité; lois commanda que les fossés feussent emplis rés à rés de terre; et fist abatre et araser trois cens maisons[323] ou environ qui estoient en la cité, et les murs de la ville jusques au pié. Le cardinal absoult la ville et y mist moult de bonnes coustumes; et aussi fist ordener et sacrer en évesque un moine de Clugny nommé maistre Nicole de Corbie[324].

Note 323: A tours batailleres. (Msc. 8396.-2).

      Note 324: Là fu sacrés Nicolas, abés de Cligny, qui fu nez de Corbie.
      (Msc. 8396.-2.)

Après ces choses le roy issi d'Avignon à tout son ost et s'en vint par Prouvence. Les cités et les chastiaux et les forteresces se rendirent à luy en paix sans guerre faire jusques à quatre lieues assés près de Thoulouse[325]. Quant le roy vit ce, si establi et ordena en son lieu, garde de toute la terre et de toute la contrée, un sien chevalier, Ymbert de Biaujeu, qui estoit de son lignage, et s'appareilla pour retourner en France. Le jeudi devant la feste de Toussains s'esmu pour retourner, et chevaucha tant qu'il vint à Montpencier en Auvergne; là acoucha malade d'une moult grant enfermeté, et mourut le dimence emprès les octaves de Toussains. Jhésucrist en ait l'ame! car bon crestien estoit, et avoit esté tousjours de très grant saincteté et de grant pureté de corps tant comme il fu en vie; car on ne treuve pas que il eust oncques à faire à femme, fors à celle que il prist en mariage.

Note 325: «Ainsinc com li rois s'en repairoit, si mourut l'arcevesques de Rains et li quens de Namur. De ce pestilent siège en repaira po de sains. Par tot France ot grant mortalité.» (Msc. 8396.-2.)—«Li quens de Namur, cousin au roy de France et frère Henry l'empereur de Constantinoble.» (N° 218, Suppl. franç.)

Assez sont qui dient que par la mort le roy fu acomplie la prophécie de Mellin qui dist: In monte ventris morietur leo pacificus; c'est à dire: «Au mont du ventre mourra le lion paisible.» Le roy Loys fu en sa vie fier comme un lion envers les mauvais, et paisible merveilleusement envers les bons; né on ne trouve mie que oncques roy de France fors cil mourust à ontpencier. Après ce que le bon roy fu trespassé de ce siècle, si fu apporté à Saint-Denys en France; illec fu enterré delès son père le bon roy Phelippe[326].

Note 326: «Honnorablement en or et en argent. Lequel pluseurs qui à Saint-Denis vont voient au temps d'ore, ainsi noblement et honnorablement enterré. Trois ans régna icil roy Loys et lessa à la royne Blanche sa femme pluseurs enfans, c'est assavoir: Phelippe, son premier fils, qui morut en s'enfance et fu enterré en l'églyse Notre-Dame de Paris; et puis monseigneur saint Looys, Robert le conte d'Artois, Aufour le conte de Poitiers, et Charles le conte d'Anjou et de Provence qui puis fu roy de Sezille. Et une fille Ysabel, qui fu de sainte vie sans estre mariée, et gist au moustier des Cordelières delez Saint-Clooust que l'on appela Lonc-Champ, que messire saint Looys fonda à sa requeste. Un autre fils ot que l'en appela Jehan qui morut en s'enfance et fu enterré en l'églyse de Beaumont.» (N° 218, Supp. fr.)

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A la loenge et à la gloire de la benoite et inséparable Trinité, Dieu, Père, Fils et Saint-Esperit, je qui à présent sui comis de vraiement mestre en escript tous les fais des roys de France régnans en mon temps, expose et met en françois la vie du glorieus roy monsieur saint Loys[327].

Note 327: Ce préambule ne se trouve que dans le manuscrit de Charles V; il doit pourtant être de l'historiographe qui le premier ajouta aux Grandes Chroniques de France la vie de saint Louis.

On a dit plusieurs fois bien à tort que cette vie de saint Louis n'offroit que la traduction du latin de Guillaume de Nangis. Elle en diffère essentiellement; elle entre dans mille détails particuliers, et raconte beaucoup de faits qu'on chercheroit vainement partout ailleurs. C'est, en un mot, à compter de saint Louis, que les Chroniques de Saint-Denis présentent un ouvrage original.

Avec le règne de Louis VIII s'arrête le texte des Chroniques de Saint-Denis, publié jusqu'à présent dans la grande collection des Historiens de France.

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