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Les grandes chroniques de France (4/6 ): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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CI COMENCE LA VIE MONSEIGNEUR SAINT LOYS.

Nous devons avoir en mémoire les fais et les contenances de nos devanciers, et nous devons remirer ès anciennes escriptures qui parlent des preudeshommes et de leur vie: si comme fu monseigneur Saint Loys qui se contint si honnestement en son royaume qui est de terre et de boe, qu'il en conquist le royaume des cieux que nul prince né autre ne luy peut jamais oster[328].

Note 328: Ce préambule est le sommaire de celui que Guillaume de Nangis a fait pour ses Gesta S. Ludovici noni Francorum regis. Voy. Du Chesne, tome V, p. 326.

I.

ANNEE 1226.

Coment le père Saint Loys ala en Albigois.

Si comme le père monseigneur Saint Loys voult aler en Albigois, il laissa son royaume à garder à la royne Blanche sa femme et ses enfans, et s'en vint à la cité d'Avignon, et l'assist à grant force de gent. Tant les tint estroictement et tant fist ruer perrières et mangoniaux, qu'il ne le porent endurer; si se rendirent et se mistrent du tout à sa volenté. Le roy prist toute la contrée en sa main, et mist ès bonnes villes et ès forteresces, baillis, seneschaux, viguiers, maires, prévos et sergens d'armes, pour garder sa terre et toute la contrée de par luy en son nom. Et aussi leur commanda que tous ceux qu'il pourroient trouver entechiés du vice d'érésie et qui fussent de riens contre la foy, tantost fussent ars et mis au feu et en charbon sans nul rachatement.

Après ce, il establi les evesques et les prélas et leur chapelains en leur églyses, que les mescréans avoient chaciés. Quant le roy eut ainsi restabli la foy crestienne en Albigois, si s'en retourna vers France. Si comme il vint près d'un chastel que l'en appelle Montpancier, il convint que la prophécie Mellin fust accomplie qui dist: In monte ventris morietur leo pacificus. C'est-à-dire à Montpancier mourra le lion paisible et débonnaire: car une maladie le prist le jour qu'il vint au chastel, dont il mourut. Aporté fu à Saint-Denys en France, et mis en sépulture delès le roy Phelippe son père, l'an mil deux cens vingt et six.

II.

ANNEE 1226.

Coment Saint Loys fu couronné en la cité de Rains.

[329]Au moys après que le roy Loys fu trèspassé, Saint Loys son fils, qui n'avoit pas douze ans acomplis, fu mené à Rains; et manda l'en l'évesque de Soissons pour l'enfant coronner, pour ce qu'il n'avoit adonc point d'archevesque à Rains. L'évesque de Soissons vint à Rains à grant compaignie de prélas et du clergié, et enoingt et sacra l'enfant, et luy mist la couronne en la teste; et dist les prières et les paroles qui afièrent à dire à tel dignité.

Note 329: Ici commence l'ouvrage de Guillaume de Nangis; mais, dans ce qu'il en emprunte, notre chroniqueur n'a pas suivi la traduction ancienne publiée à la suite de Joinville et d'après un manuscrit de Colbert, dans la grande édition de 1761, dite du Louvre. La sienne est en général plus correcte et, d'ailleurs, débarrassée de beaucoup de superfluités.

Quant l'enfant fu couronné, il s'en vint à Paris là où il fu receu à moult grant joie du peuple et des gens du pays. La royne Blanche sa mère le fist moult bien endoctriner et enseignier, car elle l'avoit en garde par raison de tutele et de bail; et luy quist gens de conseil les plus preudeshommes et les plus sages que on peust trouver, qui resplendissoient de droicture et de loyauté pour les besoingnes du royaume gouverner, autant clers comme lais. Ce fu fait le premier dimenche de l'avent Nostre-Seigneur.

III.

ANNEE 1227.

Coment les barons de France murmurèrent contre le saint roy.

En celluy an meisme que l'enfant fu couronné, Hue le conte de la Marche, et Pierre Mauclerc duc de Bretaingne, et Thibaut le conte de Champaigne parlèrent ensemble et commencièrent à murmurer contre le jeune roy; et distrent que tel enfant ne devoit pas tenir royaume; et que celluy seroit moult fol qui à luy obéiroit, tant comme il fust si jeune. Lors firent aliances ensemble et promistrent que il n'obéiroient né à luy né à son commandement. Tantost qu'il se furent départis, le duc de Bretaingne fist garnir deux fors chastiaux et deffensables: l'un à nom Saint-Jacques de Buiron[330], et l'autre Belesme. Le père Saint Loys le[331] bailla à garder au duc de Bretaingne, pour ce qu'il estoit fort et deffensable, quant il ala sur les Albigois.

      Note 330: St-Jacques de Buiron. Latin: S. Jacobum de Beveron.
      Tillemont reconnoît ici Saint-James de Beuvron, en Normandie; sans
      doute St-James, dans l'Avranchin, à quelques lieues de Pontorson.
      —Belesme-est dans le Perche.

Note 331: Le. Il falloit: Les, comme le latin.

Nouvelles vindrent au roy que le duc garnissoit ses forteresces et ses chastiaux, et qu'il avoit en son aide le conte de la Marche et Thibaut de Champaigne pour aler contre luy et pour luy grever. Si se conseilla à sa mère et à ses barons: si luy fu loé qu'il alast hastivement contre le duc, pour ce qu'il avoit premier garni ses chastiaux. Lors manda chevaliers et sergens d'armes, et assembla grant ost pour aler là, et se mistrent à voie pour aler droit à la charrière de Charcoy[332].

Note 332: La charrière du Charcoy. Variantes: Querrière de Turquey,—de Surquey. Latin: «Ad quarreriam de Curcetio.» Je crois que c'est aujourd'hui le village de Charcé, dans le Saumurois, près de Brissac.

Avec le jeune roy estoit un cardinal de Rome qui estoit venu en France de par le pape, et Phelippe conte de Bouloingne, oncle le roy, et Robert conte de Dreux, qui estoit frère au duc[333]. Quant Thibaut le conte de Champaigne vit l'ost de France venir là où il avoit[334] tant bonne chevalerie et tant bonne gent, si se pensa que s'il se tenoit longuement contre le roy que il luy en pourroit bien mescheoir; si se parti de ses compagnons au point du jour, pour ce qu'il ne l'apperceurent et s'en vint au roy; et le pria qu'il luy voulsist pardonner son mautalent, et que plus ne seroit contre luy.

Note 333: Au duc de Bretagne.

Note 334: Où il avoit. Où il se trouvoit.

Le roy qui estoit enfant et débonnaire le receut en grace et luy pardonna on mautalent. Après il manda au duc et au conte de la Marche qu'il venissent à son commandement ou qu'il venissent contre luy à bataille: et il luy mandèrent que volentiers feroient paix à luy, mais que il leur donnast jour et lieu là où il pourroient parler de paix et de concorde. Quant le roy eut oï les messages, si leur assigna jour au chastel de Chinon, et fist retourner son ost en France; et puis s'en ala à Chinon, et là les attendi au jour qui estoit establi. Mais il ne vindrent né ne contremandèrent; si les fist semondre de rechief; oncques pour ce ne vindrent; la tierce fois furent semons et sommés. Lors parlèrent ensemble le conte et le duc, et distrent que à ceste fois ne pourroient venir à chief du roy[335]; si luy envoyèrent messages, et distrent que volentiers venroient parlera luy à Vendosme, mais qu'il eussent sauf aler et sauf venir. Le roy leur octroya; lors vindrent à Vendosme, et amendèrent au roy de leur outrage et de leur meffait, tout à sa volenté. Le roy qui fu jeune et débonnaire leur octroya paix et amour, mais qu'il se gardassent de mesprendre[336].

Note 335: Venir à chief. Nous disons aujourd'hui: Venir à bout.

Note 336: Notre chronique, tout en s'aidant du récit de Nangis, a raconté les dernières circonstances de l'accord des barons d'une manière plus claire et plus vraisemblable.

IV.

ANNEE 1227.

Du descord qui fu entre les barons et le roy de France.

L'an après ensuivant, par le conseil Pierre Mauclerc, duc de Bretaingne et Hue le conte de la Marche, descort mut entre le roy et les barons de France. Et maintenoient les barons contre le roy, que la royne Blanche, sa mère, ne devoit point gouverner si grant chose comme le royaume de France, et qu'il n'appartenoit pas à femme de telle chose faire[337]. Et le roy maintenoit contre ses barons qu'il estoit assez puissant de son royaume gouverner, avec l'aide des bonnes gens qui estoient de son conseil. Pour ceste chose murmurèrent les barons, et se mistrent en aguait comme il pourroient avoir le roy pat devers eux, et tenir en leur garde et en leur seigneurie.

      Note 337: Les griefs des barons sont résumés dans ce dernier couplet
      d'un Serventois de Hues d'Oisy, l'un des plus ardens ennemis de
      Thibaut de Champagne:

      Bien est France abatardie,
      Signor baron, entendés,
      Quant feme l'a en baillie,
      Et telle comme savés.

      Il et elle, lez à lez,
      La tiennent de compaignie;
      Cil n'en est fors rois clamés
      Qui piechà est couronés.

(Romancero François, page 188.)

Si comme le roy chevauchoit parmi la contrée d'Orlians[338], il luy fu annoncié que les barons le faisoient espier pour prendre. Si se hasta moult d'aler à Paris, et chevaucha tant qu'il vint à Montlehery. D'illec ne se voult départir pour la doubtance des barons; si manda à la royne, sa mère, que elle luy envoyast secours et aide prochainement. Quant la royne oï ces nouvelles, si manda tuit les plus puissans hommes de Paris et leur pria qu'il voulsissent aidier à leur jeune roy: et il respondirent qu'il estoient aprestés du faire, et que ce seroit bon de mander les communes de France, si que il fussent tant de bonne gent que il peussent le roy jetter hors de péril. La royne envoya tantost ses lettres par tout le pays, et si manda que l'on venist en l'aide à ceux de Paris, pour délivrer son fils de ses ennemis. Et s'assemblèrent de toutes pars à Paris les chevaliers d'entour la contrée et les autres bonnes gens.

Note 338: Par la contrée d'Orlians… Nangis dit: «Cùm rex esset apud Castra sub Monte-Leterici.» C'est Châtres, aujourd'hui Arpajon, petite ville à peu de distance de Montlhery: il en est fait mémoire dans le fameux Noël:

      Tout les bourgeois de Châtres
      Et ceux de Montlhery.

Par corruption, on prononce: Les bourgeois de Chartres

Quant il furent tous assemblés, il s'armèrent et issirent de Paris à banières desployées, et se mistrent au chemin droit à Montlehery. Si tost comme il furent acheminés, nouvelles en vindrent aux barons: si se doubtèrent forment de la venue de ces gens, et distrent entr'eux qu'il n'avoient pas tel force de gent qu'il se peussent combatre à eux. Si se départirent et s'en alèrent chascun en sa contrée. Et cil de Paris vindrent au chastel de Montlehery, là trouvèrent le jeune roy, si l'en amenèrent à Paris, tout rengiés et serrés et appareilliés de combatre, s'il en fust mestier[339].

      Note 339: Le récit sommaire de Nangis a beaucoup moins d'intérêt.
      L'appel fait aux communes y est omis.

V.

ANNEE 1227.

Coment le conte de Champaigne fu assailli des barons.

Droitement en l'an de grace mil deux cens vingt et huit, pluseurs des barons s'assemblèrent, et commencièrent à gaster la terre au conte de Champaingne par devers Alemaigne[340]: car il l'avoient en moult grant haine pour ce qu'il s'estoit accordé au roy. Et mistrent tout en feu et en charbon quanqu'il trouvèrent devant eux; et alèrent jusques à une ville qui a nom Caourse[341]. Quant il furent devant la ville, si la commencièrent à assaillir. Quant le conte Thibaut vit que il estoient si durement esmeus contre luy, si demanda au roy de France secours et, pour Dieu, qu'il luy voulsist aidier, et que tout ce faisoient les barons pour ce que il s'estoit à luy acordé.

Note 340: C'est-à-dire, par le point le plus éloigné des domaines du roi.

Note 341: Caourse. Chaource, à quatre lieues de Bar-sur-Seine.

Le roy reçut sa prière et envoya messages aux barons, et leur pria qu'il se voulsissent déporter de dommagier le conte Thibaut; mais les barons firent oreilles sourdes; oncques pour son commandement ne se vouldrent tenir. Quant le roy vit qu'il ne vouldrent ceser, si fist venir ses gens d'armes et souldoiers à pié et à cheval, et manda sa chevalerie et ses communes[342], et se mut à aler contre ses barons, entalenté de prenre vengeance de tel fait. Les barons seurent que le roy venoit à tout grant ost, si se doubtèrent d'aler contre luy né ne l'osèrent attendre; ains se départirent du siège au plus tost qu'il porent et s'en alèrent chascun en sa contrée. Quant le roy sceut certainement qu'il estoient départis du siège, il s'en retourna arrières, luy et son ost, et s'en revint en France.

Note 342: Et ses communes. «Ac satellitum armatorum.» Nangis entendoit sans doute, par ces mots, la même chose que notre chroniqueur.

VI.

ANNEE 1229.

Du duc de Bretaigne.

Assez tost après, en cest an meisme, Pierre Mauclerc s'en ala au roy d'Angleterre et luy fist entendant que, sé il vouloit, encore pourroit-il recouvrer la duchié de Normandie que le roy Jehan son père avoit perdue. «Coment,» dist le roy, «la pourrois-je recouvrer? sé ce povoit estre, moult volentiers y metroie paine.»—«Je le vous dirai,» dist le duc: «le roy de France est jeune enfant, né n'a point aage de porter couronne, né n'a point esté couronné de l'accort des barons mais contre leur volenté; pourquoy, sé vous aliez sur luy, nul ne luy vouldroit aidier; et ainsi pourriez recouvrer la perte que vostre père fist.» Tant dist, tant sermonna que le roy Henry s'en vint en Bretaigne à tout grant nombre d'Anglois. Le duc assembla grant foison de Bretons. Quant il furent tous assemblés, si firent grant ost et entrèrent en la terre au roy de France par force d'armes, et la commencièrent à gaster, et à bouter le feu ès villes et ès chastiaux, tant que le peuple fu si espoventé qu'il s'enfouirent ès forteresces et aux villes deffensables; et mandèrent au roy coment il leur estoit[343].

Note 343: Cet alinéa occupe deux lignes dans le récit de Nangis.

Le roy fu moult eschauffé et enflambé de prendre vengence de tel fait; grant ost assembla des communes et des bonnes villes de son royaume et fu son propos d'aler premièrement sur le duc de Bretaigne qui estoit maistre chevetaine de celle besoingne. Et chevaucha hastivement droit au chastel de Belesme que le duc avoit receu en garde de par le père Saint Loys, quant il ala sur les Albigois, né rendre ne le vouloit, ains le tenoit par force. Le roy fist enclorre tout entour le chastel, et mist le siège tout environ né oncques ne le laissa pour l'yver. Si fu-il si grant et si fort que trop eust esté périlleux aux hommes et aux chevaux, sé ne fust la royne Blanche qui estoit au siège devant le chastel, qui fist crier parmi l'ost que tous ceux qui vouldroient guaignier alassent abatre arbres, noyers et pommiers, et quanques il trouveroient de busche aportassent en l'ost.

Si tost comme elle l'eut commandé, les menus varlès de l'ost alèrent abatre quanques il trouvèrent et envoièrent à charrettes et à chevaux en l'ost. Et cil de l'ost firent grans feux par les tentes et par les paveillons, si que la froidure ne peust emporter les hommes né les chevaux. Tantost comme le siège fu environ le chastel, l'en courut à l'assaut, et cil de dedens se deffendirent bien et viguereusement, si que, celle journée, la gent le roy ne porent riens faire. L'endemain le mareschal de l'ost fist assembler ceux qui savoient miner, et commanda que il minassent par dessoubs les fondemens du chastel, et il les deffendroit luy et sa chevalerie. Lors fu crié parmi l'ost que tuit alassent à l'assaut; et puis commencièrent à lancier à ceux de dedens et à paleter. Et cil dedens se deffendirent qui firent les mineurs reculer et fouir, et dura l'assaut sans cesser jusques à nones. Si fu le chastel moult froissié et moult empirié dessoubs. L'endemain au matin le mareschal fist drecier deux engins; l'un jectoit grosses pierres et l'autre plus petites. Si jectèrent les maistres du grant engin une pierre si grosse dedens le chastel que elle confondi tout le palais du chastel, et furent mort tuit cil qui dedens estoient; et du grant hurt qu'elle donna, elle estonna toute la maistre tour et la fist crosler.

Quant cil de dedens se virent si entrepris, si ne sorent que faire, car il virent bien que le chastel estoit tout deffroissié et dessus et dessoubs; et que il estoit tout ainsi comme au tresbuchier; et, avec ce, nul secours ne leur venoit du duc où il avoient moult grant fiance; si se rendirent au roy et vindrent à mercy.

Quant le roy d'Angleterre oï dire que Belesme estoit pris, si se doubta moult forment et manda le duc et luy dist: «Vous me disiez et faisiez entendant que ce jeune roy n'avoit nulle aide de ses hommes, et il m'est advis que il a plus grant force de gent que moy et vous n'avons; sé il vient sur moy, coment me pourrois-je deffendre? je n'ay pas gent pour combatre à luy, et si ne fait pas temps pour mener guerre.» Quant il eut ce dit, il se parti du duc, et se mist en mer et retourna en Angleterre dolent et couroucié, pour ce qu'il n'avoit riens fait.

VII.

ANNEE 1229.

Coment le roy envoia à la Haye-Painel.

Le jour que le roy eut pris Belesme, nouvelles luy vindrent que ceux de la Haye-Painel[344] s'estoient tournés contre luy. La royne Blanche qui moult estoit sage dame, manda devant elle un chevalier qui avoit nom Jehan des Vignes, et luy commanda que il alast hastivement celle part, et que il prist vengeance de ceux qui ne vouldroient faire son commandement. Cil se parti de l'ost et amena avec luy de bonnes gens d'armes; et chevaucha tant que il vint là, et s'embati en la terre et en la contrée, et prist tout en sa main. Car il furent surpris, né ne se donnoient de garde que le roy envoiast sur eux en tel temps comme en yver. Avec ce il cuidoient qu'il cust trop à faire contre le duc et contre le roy d'Angleterre; si se rendirent, et vindrent à mercy.

      Note 344: La Haye-Painel, en Normandie, entre Avranches et
      Granville. C'est maintenant un bourg sur la rivière de Thar.
      —Nangis ne parle pas ici de la reine Blanche.

VIII.

ANNEE 1229.

Coment le roy ala à la terre le duc de Bretaigne.

Le roy se parti de Belesme, et entra en la terre au duc de Bretaigne et vint à un chastel que on nomme Audon[345]. Tost mist le siège de sa gent tout environ, et fist traire et lancier à ceux de dedens tant qu'il ne porent endurer la force le roy; si se rendirent. Quant ce chastel fu pris, le roy s'en ala à un autre que l'en appelle Chanciaus[346]; ceux dedens eurent trop grant paour, quant il virent si grant ost et si efforciement venir encontr'eux. Tous les puissans hommes issirent hors du chastel et portèrent les clés au roy, et se rendirent sauves leur vies. Le roy fist tantost garnir le chastel de sa gent, et le tint en sa main et en sa garde.

      Note 345: Audon. C'est Oudon, sur la Loire, à deux lieues
      d'Ancenis. Ce bourg est sur la frontière de l'ancienne Bretagne.

      Note 346: Chanciaus. Aujourd'hui Champtoceaux, petite ville entre
      Oudon et Ancenis, sur la Loire.

Quant le duc apperçut la grant force le roy, si lui chaï son orgueil et mua son courage: et manda à son frère le conte de Dreues qui moult estoit bien du roy, et à ses autres amis que il fissent tant que le roy se voulsist souffrir de gaster ainsi sa terre. Quant le conte sceut le mandement son frère, si en fu moult lié, car il se doubtoit qu'il ne perdist sa terre. Si pria tant le roy qu'il le receut à mercy, en telle manière que il donna pleiges et seurté que il ne venroit plus contre le roy. Lors fu mandé le duc et jura sus sainctes évangiles que jamais ne venroit contre luy; et luy fist hommage devant les barons qui là estoient venus et donna bons pleiges et bons hostages que plus il ne vendroit contre luy.

Quant le duc de Bretaingne se fu acordé au roy, les autres barons en furent plus humbles né n'osèrent mouvoir guerre contre le roy depuis ce jour en avant; dont il avint que le roy gouverna son royaume quatre ans tout entiers, sans avoir nulle adversité.

IX.

ANNEE 1230.

Du roy d'Arragon, coment il conquist le païs de Maillogres.

En cel an meisme, messire Jacques[347] roy d'Arragon tint son parlement en la cité de Barselogne, et manda tous les barons de son royaume et toute la chevalerie, et leur dist que la court de Rome luy avoit mandé qu'il alast oultre mer monstrer sa prouesce et sa chevalerie contre Sarrasins. «Mais il m'est avis,» dist le roy, «que mieux me vendroit monstrer ma prouesce contre les Sarrasins qui sont prouchains de moy et joignent à nostre royaume, sé vous le loez. Vezci près de nous le roy de Maillogres qui ne nous aime né ne prise un bouton et tient belle terre et bonne, laquelle nous pourrons bien avoir, sé vous me voullez aidier; et sé Dieu nous donne grace que nous la puissons conquerre, nous en départirons à nos amis bien et largement; et en sera Nostre-Seigneur Jhésucrist servi et honnouré, et la faulse loy que il tiennent destruicte.» Les barons respondirent que il estoient près de luy aidier, et de mettre les corps et les vies abandon.

Note 347: Jacques. Jayme Ier, surnommé le Conquérant.

Quant le roy vit la bonne volenté de ses hommes, si assembla son ost de tant de gent comme il pot avoir, et entra en la terre de Maillogres[348]. Les sommiers qui aloient devant accueillirent la proie, si comme chièvres, buefs, moutons, et amenèrent en l'ost au roy d'Arragon; et mistrent à mort tous les Sarrasins qu'il trouvèrent. Si leva la noise et le cri, et s'en vont Sarrasins fuiant vers les forteresces et vers les vaux de Burienne[349]. En telle manière s'en ala le roy d'Arragon, en dégastant tout devant luy, tout droit le chemin à la cité[350] de Maillogres; et d'autre part, il envoya deux frères[351], les meilleurs chevaliers de son ost, ès vaux de Burienne.

      Note 348: En la terre de Maillogres. Il falloit: En la terre des
      Sarrasins
, et dans le royaume de Valence. L'expédition de James eut
      en effet pour résultat la conquête des Baléares et celle de Valence.

      Note 349: Les vaux de Burienne. De Borriano, ville du royaume de
      Valence, entre cette dernière ville et Tortose.

Note 350: A la cité. Il falloit: A l'île.

Note 351: De l'ancienne maison de Moncade.

Tant alèrent les deux frères avant, qu'il vindrent à un chastel près d'une vallée; là se reposèrent jusques à l'endemain. Quant vint au matin, si commandèrent à leur gent qu'il fussent tous garnis de leur armes, et tous près pour aler avant sus les anemis, et il si firent comme il eurent commandé. Les deux frères s'armèrent et alèrent devant, ainsi comme ceux qui ne cuidoient pas estre si près de leur anemis et n'atendoient point leur compaingnie. Si ne furent pas esloigniés de leur ost plus du quart d'une mille, que Sarrasins qui estoient muciés ès roches leur coururent sus et les avironnèrent de toutes pars. Cil qui se virent seurpris se mistrent à deffense, et avoient espérance que il fussent tost secourus de leur gent, avant qu'il fussent pris né occis; mais les Sarrasins se hastèrent moult de eux empirier; si les boutèrent jus de leur chevaux, et puis leur boutèrent les glaives ès corps; si les occirent.

Et quant il orent ce fait, il tournèrent en fuie vers un chastel qui estoit à deux milles d'ilec. Et les Arragonois chevauchièrent tout le chemin, si trouvèrent leur maistres occis. De ceste aventure furent-il esbahis et si troublés que il ne sorent que dire né que faire. Si gardèrent et quistrent de toutes pars sé il peussent trouver ceux qui ce dommage leur avoient fait, et pensèrent qu'il estoient tournés vers le chastel qui estoit devant eux; si s'en alèrent hastivement celle part et assaillirent le chastel tantost comme il y furent venus. Et ceux de dedens se deffendirent et firent brandons de feu sus la plus haute tour, pour ce que cil des autres villes voisines les peussent veoir et qu'il les venissent secourre. Et les Arragonois entendirent à assaillir et tant firent qu'il entrèrent ens par devers les jardins, et prisrent par force le chastel, et occistrent tous ceux qu'il y trouvèrent, hommes et femmes et enfans; et puis boutèrent le feu au chastel par tout et se mistrent au chemin droit au roy d'Arragon, et luy contèrent le dommage qu'il avoient eus.

Le roy fu moult dolent et courroucié de la mort de ses deux chevaliers: si jura et promist à Dieu qu'il ne retourneroit jamais en Arragon, devant qu'il auroit leur mort vengiée. Le roy de Maillogres qui bien savoit coment on gastoit sa terre, manda secours au roy de Garnade et au roy de Maroc, et au prince d'Aumarie[352]; et d'autre part, il le fist assavoir au roy de Barbarie et au roy de Bougie[353], pour avoir secours et aide. Quant il eut Sarrasins assemblés, si yssi hors de Maillogres contre le roy d'Arragon à bataille. Le roy Jacques fu d'autre part qui bien ordena ses batailles, et leur monstra exemple de chevalerie, et qu'il pensassent de bien férir sus Sarrasins, s'il vouloient avoir l'amour de Dieu.

Note 352: Aumarie ou Almerie. Dans le royaume de Grenade. C'étoit alors une ville très-forte et très-opulente.

Note 353: Bougie, en Afrique, aujourd'hui province de l'Algérie.

Quant Arragonnois furent près de leur ennemis, il baissièrent les glaives et se férirent en eux. Entre les Sarrasins en y avoit un merveilleusement grant et plein de grant force: si tenoit une guisarme[354] et s'en vint vers le roy et le cuida férir à plain bras estendu, mais le roy tourna de costé pour le coup eschiver; et un chevalier qui fu près du Sarrasin féri son cheval d'une lance jusques aux boiaux. Au trébuchier que le Sarrasin fist de son cheval, si comme la teste luy enclina vers terre, le roy le féri, entre la jointure de son hiaume et la gorgière, d'une espée longue et gresle; si luy embati tout oultre parmi la gorge.

Note 354: Guisarme. Hache à deux tranchans.

Quant le Sarrasin se senti à mort féru, il haucia la guisarme et féri un chevalier parmi la teste si grant coup qu'il luy embati bien plaine paume dedens, et tresbucha le chevalier et le cheval, tout en un tas par devant luy. Après ce que le Sarrasin eut fait le cop, il chéi mort entre les piés des chevaux. En ce Sarrasin avoit le roy de Maillogres grant espérance d'avoir victoire, si se doubta, et tous les autres Sarrasins orent grant paour. Les Arragonnois qui bien virent leur foible contenance, leur coururent sus hastivement et férirent et chaplèrent sur eux, tant qu'il les menèrent à desconfiture, et qu'il coururent en fuie vers Maillogres. Et les Arragonnois les enchacièrent si près, qu'il entrèrent avec eux dedans la ville, et tindrent par force d'armes les portes ouvertes, tant que le roy et grant partie de sa gent furent entrés ens. Si mistrent à mort tous les Sarrasins qu'il trouvèrent en la ville, et les femmes et les enfans mistrent en chetivoison. Le roy fist mettre sa banière haut en la maistre tour; pour ce que cil qui venoient après luy sceussent certainement qu'il avoient la ville prise. Puis se reposèrent, car il estoient forment traveilliés de la bataille, et trouvèrent vins et viandes assez pour leur corps aaisier.

Quant il eurent séjourné un pou de temps, il se mistrent à la voie et vindrent à une cité qui a nom Vicenne[355]. Mais ceux de la ville qui sorent leur venue, envoyèrent contre eux les clefs de la cité et se rendirent à la volenté le roy. D'ilec se partirent et alèrent à une autre cité que l'en nomme Valence[356], où monsieur saint Laurens fu né que Dacien l'empereur de Rome fist rostir pour ce qu'il estoit crestien. Quant il vindrent devant la cité, si tendirent leur tentes et leur paveillons, et mandèrent à ceux de dedens bataille, ou qu'il se rendissent. Les Sarrasins virent bien qu'il ne pourroient longuement durer, si se rendirent par telle condicion que ceulx qui ne voudroient estre crestiens s'en peussent aler sauvement, et seroient conduis hors de la contrée et du pays, et qu'il en poussent porter la moitié de leurs meubles. Le roy regarda que la ville estoit defensable, et qu'il y porroit longuement séjourner avant qu'elle peust estre prise, si s'accorda à tenir les convenances fermement.

Note 355: Vicenne. Sans doute Ivica, l'une des îles Baléares.

Note 356: Valence, en Espagne. Guillaume de Nangis nomme avec raison Saint-Vincent au lieu de Saint-Laurent.

Quant il furent asseurés, il ouvrirent les portes, et le roy entra en la ville et se mist en saisine des forteresces. Après ce que le roy eut conquis toute la terre de Maillogres, il en départi à ses gens et à ses barons si largement que tous s'en tinrent apaiés; et fist la foy crestienne monteplier par tout le royaume.

X.

ANNEE 1230.

De madame sainte Ysabel, fille le roy de Hongrie.

Ainsi comme le roy d'Arragon se contenoit en proesce et en chevalerie qui moult plaisoient à Nostre-Seigneur, en ce temps meisme, saincte Ysabel[357], fille au roy de Hongrie, se contenoit en prouesce de pitié et de miséricorde. Elle estoit femme Lendegrave le duc de Thoringe[358] qui moult estoit preud'homme et de bonne vie. Volenté vint au duc d'aler oultre mer requerre le saint sépulcre et de aidier les crestiens à deffendre la terre contre les Sarrasins. Mais il n'y demoura pas quatre ans que la mort le prist. Avant que il mourust, il commanda que son ossellemente fust apportée à Ysabiau sa femme, et qu'elle le fist enterrer en une abbaye où ses devanciers estoient enterrés. Tout en la manière que il commanda la bonne dame fist; et fist faire son service sollempnelment. Tantost comme il fu enterré, nouvelles coururent par le pays que le duc de Thoringe estoit mort: si s'assemblèrent ses anemis ensemble, et vindrent au chastel où sa femme estoit, et boutèrent le feu dedens, pour ce qu'il la vouloient prendre ou ardoir, par droite félonnie et en despit de son baron.

      Note 357: Ysabel. Variante: Elisabeth. M. le comte de
      Montalembert vient de publier un véritable chef-d'oeuvre d'éloquence,
      d'érudition et de piété, sous le titre d'Histoire de sainte
      Elisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe
. Paris, 1836.

Note 358: Lendegrave. Il falloit: Du landgrave ou duc de Thuringe.

En droit l'eure de mienuit, si comme le feu fu bouté en la ville, la dame sailli sus, toute effrayée, et s'en fouy par une petite porte hors du chastel, à pou de compaingnie, qu'elle ne fust apperceue; et s'en vint à l'évesque de Bavière qui estoit son oncle qui la reçut moult honnorablement, et fu moult couroucié de sa perte quant il le seut; et luy dist: «Belle niepce, or soiés toute aaise avec nous, et menés bonne vie et nette, et nous penserons de vous marier. Vous estes de si haute ligniée que vous devez bien avoir homme de grant renom.»—«Certes,» dist-elle, «de grant renom le vueil-je avoir, né plus haut né plus digne de luy n'est trouvé. C'est mon père et mon espoux Jhésucrist qui le sera tant comme je vivray.»

La bonne dame demoura une pièce de temps en la garde son oncle, si luy fu avis qu'elle ne povoit point bien faire ses aumosnes né visiter les povres; d'illec se parti et s'en ala à un chastel plus parfont en Allemaigne; si luy plut illec à demourer né n'avoit que cinquante mars à despendre. Un jour avint que elle regarda un quarrefour où pluseurs chemins s'assembloient de diverses païs et de loingtaines contrées; si que moult de povres gens et de souffreteux passoient ce chemin. Si fist faire une grant maison et large sus quatre pilliers; là où elle commença à hébergier tous les povres trespassans; et ceux qui estoient infermes et malades elle les soustenoit tant qu'il fussent garis et enforciés; et selon ce qu'il estoient de lointaines terres, elle leur donnoit argent à faire leur despens, tant qu'il fussent venus en leur contrée.

Moult se prenoit bien garde des femmes enceintes qui n'avoient dont il se peussent aidier; car elle-meisme les ervoit, et leur trenchoit leur viandes et leur faisoit leur lis. Quant le menu peuple le sceut, si commencièrent à venir de moult de parties, si que elle eut moult à faire. Si prist en sa compaingnie femmes fortes et viguereuses qui luy aidièrent les povres à soustenir et à servir. Et, quant les povres estoient venus au vespre pour reposer, si regardoit ceux qui estoient povrement chauciés; à ceux lavoit-elle les piés; et puis, l'endemain au matin, elle leur donnoit soulers selonc la mesure de leur piés; car elle estoit tous temps garnie de soulers grans et petis pour donner à ceux qui mestier en avoient; et elle-meisme leur aidoit à chaucier. Et puis si les convoioit et conduisoit tant qu'il fussent au chemin où il devoient aler.

Quant les povres estoient aaisiés et couchiés, la bonne dame prenoit sa soustenance avec ceux de son hostel: né ne voulloit avoir plus maistrie né seigneurie que les femmes qui servoient les povres avec luy, fors tant que quant elle en véoit une trop lente et trop paresceuse, et elle luy commandoit à faire son service, sé celle n'y voulloit aler, elle-meisme y aloit, pour servir et pour aidier aux povres, tant qu'il fussent en leur lis couchiés: car il avenoit aucune fois qu'il se relevoient par nuit pour aler à chambre ou pour faire orine; si ne savoient rassener à leur lis, sé il n'y estoient conduis et menés.

Aucune fois avenoit que elle n'avoit nul povre à servir, si comme entour tierce ou entour midi, que il n'estoient pas encore venus. Si s'en aloit séoir avec les plus povres femmes de la ville et filoit laine; et de ce fil en faisoit faire draps dont les povres estoient revestus. En povre habit se maintint depuis la mort de son seigneur, né n'eut oncques cure de cointise. Pour ce qu'elle aimoit tant les povres gens, les dames du pays l'orent en grant despit, et luy tournèrent le dos né n'orent cure de sa compaignie.

Le roy de Hongrie oï dire que sa fille estoit en trop grant povreté; si commanda à un chevalier que il alast véoir en quel point elle estoit. Le chevalier se mist à la voie et vint droit à un chastel où il cuida trouver la bonne dame; et se heberga chiés le seigneur de la ville, et demanda de la dame où il la trouveroit? et on luy dist qu'il la trouveroit en un hospital où il ne repairoit que truans et povre gent. L'endemain au matin s'en ala le chevalier celle part, et trouva saincte Ysabel avec les povres femmes qui filoient laine, et avoit vestu un surcot tout esré et tout recluté[359].

Note 359: Esré et recluté. Erayé et rapiécé.

Quant le chevalier la vit, si en eut grant abominacion, et dist à son escuier: «Par mon chief, ceste-cy ne fu oncques fille de roy, aucun truant coquin[360] l'engendra.» Si s'en retourna arrières né oncques ne la voult saluer né parler à elle. Quant la bonne dame eut esté ainsi long-temps, une maladie la prist si fort que nature ne le pot souffrir. Si comme le prestre l'enolioit[361], une volée d'oisiaux vint de devers le ciel aussi blans comme noif[362], et s'assistrent sur les arbres d'environ les pourpris, et commencièrent bien à chanter si doux chant et si plaisant que la gent d'illec entour laissièrent toutes besoingnes pour eux escouter, né ne cessèrent de chanter jusques à tant que l'ame luy fu issue du corps. Et quant elle fu transie[363], il s'en volèrent vers le ciel. Si tost comme elle fu mise en son tombel, toutes manières de gens estranges et infermes de toutes maladies diverses commencièrent à garir dès ce qu'il s'estoient reposé devant son tombel. Commune renommée s'espandi par le pays des grans miracles que Dieu faisoit pour luy, si que moult de bonne gent de lointaines terres la requistrent en grant dévocion.

Note 360: Truant coquin. Valet de cuisine.

Note 361: L'enolioit. L'enoignoit. Le mot perdu de l'ancien chroniqueur est plus doux et mieux composé que celui de notre langue moderne.

Note 362: Noif. Neige.

Note 363: Transie. Trépassée.

XI.

ANNEE 1230.

De saint Antoine de l'ordre des frères meneurs.

En celle année meisme fu canonisé saint Antoine de l'ordre des frères meneurs, et mis au registre des sains à la court de Rome par ses bonnes mérites et par la saincte vie que il mena en cest monde, tant comme il y fu.

XII.

ANNEE 1230.

Coment le roy fist Royaumont.

L'an de grace mil deux cens trente, fist le roy faire une abbaye de l'ordre de Cistiaux en l'éveschié de Biauvais de lès Biaumont sur Aise; en un lieu que on nommoit[364] Royaumont. Il y mist abbé et couvent, pour servir Nostre-Seigneur, et donna rentes et possessions pour eux soustenir largement.

Note 364: Guillaume de Nangis dit: «Que l'en disoit Cuimont, et l'appella-l'en Royaumont.»—Aise. Oise.

XIII.

ANNEE 1231.

Coment le roy saint Loys fist la pais des clers et des bourgois de Paris.

Si comme le roy entendoit à faire l'abbaye de Royaumont, nouvelles luy vindrent que les bourgois de Paris et les clers estoient en grans contens et en grant hayne. Et y furent plusieurs clers occis, car il commencièrent la meslée, et des bourgois ot aussi aucuns d'occis. Et pour ce que les clers n'orent amende à leur volenté, il s'esmurent et distrent qu'il iroient en autre contrée pour estudier. Le roy d'Angleterre, qui bien sceut le descort, leur mandaqu'il venissent à Ocenefort[365]; et il leur donroit hostels et maisons franchement jusqu'à dix ans, et pluseurs autres franchises s'il y vouloient demourer. Mais le roy de France ne voult pas que le clergie[366] s'esloingnast de luy, si fist la paix des clers et des bourgois, et fist tant que les clers demourèrent et repristrent leur leçons et commencièrent à lire. Pour ce le fist le roy que chevalerie et clergie sont volentiers ensemble.

Note 365: Ocenefort. Sans doute Oxford.

Note 366: Le clergie. C'est-à-dire: Le corps des savans.

Jadis en l'ancien temps, clergie demoura à Athènes et chevalerie en Grèce. Après, d'ilec s'en parti et s'en ala à Rome, et tantost chevalerie après. Par l'orgueil des Romains se parti le clergie de Rome et s'en vint en France, et tantost chevalerie après. Et de ce nous segnifie la fleur de lis qui est escripte ès armes au roy de France. Car il y a trois feuilles[367]: la feuille qui est au milieu nous segnifie la foy crestienne, et les autres deux du costé segnifient le clergie et la chevalerie qui doivent estre tousjours appareillés de deffendre la foy crestienne. Et tant comme ces trois demoureront en France, foy, clergie et chevalerie, le royaume de France sera fort et ferme et plain de richesce et de honneur[368].

Note 367: Trois feuilles. Il s'agit ici des feuilles qui composent la fleur de lys, et non pas du nombre de ces fleurs dans l'écu royal.

Note 368: Nous pardonnera-t-on d'exprimer ici le regret que tous les vieux François éprouvent de ne plus voir les Fleurs de lys dans l'écu royal de France? Et l'histoire dira-t-elle à la postérité que l'écu l'azur aux trois fleurs de lys d'or fut irrévocablement répudié par un descendant de Saint Louis et de Henri IV, par un Bourbon?

XIV.

ANNEE 1231.

Coment le moustier de Saint-Denis fu renouvelé.

Heude, l'abbé de St-Denys en France, fu en moult grant pensée coment il pourroit renouveller le moustier Saint-Denys; car il n'avoit esté de riens amendé puis le temps au fort roy Dagobert, qui premièrement le fist faire pour la grant amour qu'il avoit au glorieux martir et à ses compaignons: et quant il l'ot fait faire tout nouvel, il le fist couvrir de fin argent pur, sans autre métal; et demoura ainsi couvert jusques au temps Charles le Chauve, qui prist tout l'or et l'argent qui estoit dedens l'églyse et la fist découvrir, pour les grans guerres qui furent en son temps. Si estoient les voultes si vieils et si corrompues que elles estoient comme au tresbuchier. Né les abbés n'y osoient riens renouveller pour ce qu'il avoit esté dédié, présentement et en appert, de par Nostre-Seigneur Jhésucrist: né on n'osoit le moustier refaire né amender, pour ce que si hault sire come est Nostre-Seigneur l'avoit visité. Si s'en conseilla au roy de France et luy monstra coment la chose aloit. Le roy prist ses messages et les envoya à la court de Rome, et manda à l'apostole coment il vouloit que celle besoingne fust faite. Et l'apostole luy rescript: «Biau chier fils, sé Nostre-Seigneur visita l'églyse pour l'amour du glorieux martir et de ses compaignons, ne fu son entencion de parfaire le moustier perdurable et sans nulle fin. Et devez savoir que toutes les choses qui sont soubs le cercle de la lune encloses sont corrompables né ne peuvent demeurer en un estat; pour quoy nous vous mandons que l'églyse soit refaite en telle manière que on y puisse Nostre-Seigneur servir et honnourer.»

XV.

ANNEE 1232.

Coment le saint clou fu perdu à Saint-Denis.

Il avint en l'an après, en suivant mil deux cens trente et un, que le clou dont Nostre-Seigneur fu clofichié en la croix, que Charles le Chauve, roy de France et empereur de Rome donna à la dite églyse[369], chéy du vaissel où il estoit, si comme l'en le donnoit aux pélerins à baisier, et fu perdu en la foule et en la presse des gens qui le baisoient. Quant les nouvelles en vindrent au roy, il en fu moult durement couroucié et dist qu'il amast mieux avoir perdu la meilleure cité de son royaume. Si fist crier par tout Paris, en rues, en places et quarrefours, sé nul povoit trouver ou enseignier le saint clou, il auroit cent livres de parisis; et sé nul l'avoit trouvé né recelé, qu'il venist avant seurement et il auroit certainement cent livres, sans péril de son corps.

      Note 369: Voyez plus haut la fin du troisième livre de la vie de
      Charlemagne.

Quant cil qui l'avoient trouvé oïrent dire qu'il auroient les cent livres, il vindrent au penancier l'évesque et luy distrent en confession coment il l'avoient trouvé; et le penancier leur promist que il les garderoit de tout péril, et si leur bailla cent livres.

XVI.

ANNEE 1234.

Coment le roy de France se maria à madame Marguerite, fille au conte de Provence.

L'an de grace mil deux cens trente et quatre eut le roy conseil de prendre femme pour avoir hoir de son corps qui le royaume peust gouverner après son décès. Si envoya l'archevesque de Sens et messire Jehan de Neele au conte de Prouvence, et luy manda qu'il luy envoyast Marguerite sa fille, car il la vouloit espouser et prendre à femme. De ces nouvelles fu le conte moult lie et fist grant joie et grant feste aux messages et les honnoura moult, et leur bailla sa fille sage et bien endoctrinée, dès le temps de son enfance. Les messages receurent la pucelle et prisrent congié au conte et errèrent tant qu'il vindrent au roy et luy baillièrent la pucelle. Le roy la reçut liement, et la fist couronner à royne de France par la main l'archevesque de Sens.

XVII.

ANNEE 1234.

Du conte de Champaigne.

Assez tost après que le roy eut espousé femme, le conte de Champaigne commença à contrarier le roy, et à enforcier ses villes et ses chastiaux et à faire garnisons[370]. Nouvelles vindrent au roy à Paris où il estoit que le conte vouloit entrer en France à force d'armes. Si manda le conte de Poitiers son frère et Robert d'Artois, et prisrent conseil ensemble qu'il manderoient leur gent et ainsi le firent; et puis se mistrent au chemin droit vers Champaigne pour abatre la fierté le conte.

Note 370: A faire garnisons. A garnir ses places.

Le conte Thibaut sceut que le roy venoit contre luy à grant compaingnie de gent, si se doubta que le roy ne luy tollist sa terre, et envoya au roy des plus sages hommes de son conseil pour requerre paix et amour. Et, pour ce que le roy avoit fait despens à sa gent assembler, le conte luy donnoit deux bonnes villes avecques les appartenances; c'est assavoir: Monstereuil en for d'Yonne[371], et Bray sus Saine. Le roy qui tousjours fu piteux luy ottroya paix et accordance.

Note 371: Montereuil. Aujourd'hui Montereau-Fault-Yonne.

A celle paix faire fu la royne Blanche qui dist: «Par Dieu, conte Thibaut, vous ne déussiez point estre nostre contraire; il vous déust bien remembrer de la bonté que le roy mon fils vous fist, qui vint en vostre aide pour secourre vostre contrée et vostre terre, contre tous les barons de France qui la vouloient toute ardoir et mettre en charbon.» Le conte regarda la royne qui tant estoit sage, et tant belle que de la grant biauté d'elle il fu tout esbahi. Si ly respondi: «Par ma foy, madame, mon cuer et mon corps et toute ma terre est en vostre commandement; né n'est riens qui vous peust plaire que je ne féisse volentiers; né jamais, sé Dieu plaist, contre vous né contre les vos je n'irai.» D'ilec se parti tout pensis, et ly venoit souvent en remembrance du doux regard la royne et de sa belle contenance; lors si entroit en son cuer une pensée douce et amoureuse. Mais quant il ly souvenoit qu'elle estoit si haute dame, de si bonne vie et de si nete qu'il n'en pourroit jà joïr, si muoit sa douce pensée amoureuse en grant tristesce.

Et, pour ce que parfondes pensées engendrent mélancolie, ly fu-il loé d'aucuns sages hommes qu'il s'estudiast en biaux sons de vielle et en doux chans delitables. Si fist entre luy et Gace Brulé[372] les plus belles chançons et les plus délitables et mélodieuses qui oncques fussent oïes en chançon né en vielle[373]. Et les fist escripre en sa sale[374] à Provins et en celle de Troyes, et sont appellées Les Chançons au Roy de Navarre; car le royaume de Navarre luy eschéy de par son frère qui mourut sans hoir de son corps.

Note 372: Gace Brulé. Ce mot est corrompu dans presque tous les manuscrits. Je ne l'ai vu correctement reproduit que dans celui de Charles V. Les autres mettent Gatelibrige, Gacelibrie, etc. Les chansons de Gace Brulé, fort dignes d'être publiées, sont conservées à la suite de presque tous les manuscrits des Chansons du Roi de Navarre.

Note 373: En chançon né en vielle. C'est-à-dire: Pour le chant et pour l'accompagnement. Ou plutôt encore: Pour les paroles et pour la musique.

Note 374: En sa sale. Dans sa résidence de.—J'ai si longuement commenté ce passage de nos Chroniques dans le Romancero François, qu'on me pardonnera d'y renvoyer au lieu de me répéter ici.

XVIII.

ANNEE 1234.

Du Vieus de la Montaigne qui voult occire le roy.

Le Vieus de la Montaigne oï dire que le roy de France estoit le plus preudomme de tous les princes crestiens et celuy qui gardoit mieux les commandemens de la foy crestienne; si se pourpensa qu'il le feroit occire et le prist en haine trop grant. Icelluy Vieus de la Montaigne est un roy qui habite en la fin de la contrée d'Antioche et de Damas, en chastiaux bien garnis, séans sus montaingnes et sus roches hautes. Il estoit moult doubté des crestiens; il faisoit souvent occire pluseurs roys et pluseurs princes par les Hassacis qu'il leur envoioit comme messages. Icelluy roy des Hassacis avoit pluseurs enfans nés de sa terre qu'il faisoit nourrir et introduire en son palais, et leur faisoit aprenre toutes manières de langaiges, et à doubter et craindre leur seigneur terrien par dessus tous les autres et obéir à luy jusques à la mort. Si leur faisoit-on entendant que par ce vendroient-il à la joie perdurable: meismement, celui qui mouroit en l'obedience son seigneur, ou qui estoit occis, ou pendu, ou trainé, ou ars, en faisant la volenté et le commandement son seigneur, fust sens ou folie, avecques ce, il estoit des gens de la terre honnouré et tenu pour saint. Le roy[375] en fist venir deux devant luy, et leur commanda qu'il alassent en France, et leur pria moult et requist que il occéissent le bon roy de France au plus tost qu'il pourroient. Tantost se mistrent à la voie pour faire le commandement leur seigneur; mais il ne demoura guères, que le courage mua au seigneur qui les envoyoit; et envoya deux autres Hassacis hastivement pour dire au roy de France qu'il se gardast des deux premiers. Tant se hastèrent qu'il vindrent avant que les premiers, et distrent au roy qu'il se gardast bien de leur compaingnons et qu'il venoient pour luy occire.

Note 375: Le roi. Le Vieux de la Montagne.

Quant le roy oï les nouvelles, si se doubta forment et prist conseil de soy garder, et eslut sergens à mace, garnis et bien armés qui nuit et jour furent en cure de son corps garder. Ceux qui premièrement furent venus pour dire au roy qu'il se gardast, quistrent les autres tant qu'il les trouvèrent et les amenèrent au roy. Quant le roy les vit, si en fu forment lie et donna grans dons aussi aux premiers comme aux derreniers. Et envoya à leur seigneur dons roiaux et riches et précieux, en signe de amistié et de paix.

XIX.

ANNEE 1239.

Coment fist le roy Robert d'Artois chevalier.

Une pièce de temps fu le roy en paix en son royaume. Si luy prist volenté de donner terre à Robert son frère et de le faire chevalier: et requist le duc de Breban qu'il luy donnast Maheut sa fille à femme. Quant le duc entendit les messages qui luy requistrent sa fille de par le roy de France, si en fu moult lie et leur octroya volentiers. Le roy manda les barons, et tint court plenière de toutes manières de gent; et donna à son frère la conté d'Artois et la cité d'Arras. A celle feste fu la greigneur partie des barons de France pour le roy honnourer et sa court.

XX.

ANNEE 1239.

De la traïson l'empereur Federic.

Si comme le roy tenoit feste plennière de son frère le conte d'Artois, les messages l'empereur Federic vindrent à luy et luy dirent qu'il venist parler à luy à Vaucoulour, et que là l'attendrait l'empereur à jour nommé. Le roy octroya et promist qu'il y seroit certainement. Quant la feste fu passée, le roy donna congié à sa baronnie et retint avec luy deux mille chevaliers preux et hardis, et autres bonnes gens, serjans et escuiers, dont il avoit assez en sa compaignie. Tant chevaucha qu'il vint à Vaucouleur au terme que mis estoit. Quant l'empereur sceut que le roy venoit à tout grant gent, si luy manda qu'il estoit malade et qu'il ne povoit chevauchier. Toute s'entencion estoit[376] que le roy venist à pou de gent et que il le peust prendre et mettre en sa prison.

Note 376: Nangis ajoute ici: «Ut à pluribus dicebatur.»

XXI.

ANNEE 1239.

Coment la sainte couronne d'espines et grant partie de la sainte crois et le fer de la lance vindrent en France.

Le roy vit que Dieu luy avoit donné paix en son royaume par l'espace de quatre ans et de plus, et le laissoient ses anemis en repos. Si n'oublia point les biens et les honneurs que Nostre-Seigneur luy fist: car il fist et pourchascia tant vers l'empereur de Constantinoble qui lors estoit venu en France pour avoir secours contre ceux de Grèce, que il luy donna et octroya la saincte couronne d'espines[377] dont Nostre-Seigneur fu couronné en sa passion et en son tourment.

Note 377: Il ne faut pas, comme de pieux historiens même l'ont fait, confondre la couronne d'épines avec la tige qui l'avoit fournie. Cette tige ou fust étoit depuis long-temps gardée à Saint-Denis et passoit pour un don des empereurs Charlemagne et Charles-le-Chauve. Voy. ci-dessus Vie de Charlemagne, 3ème partie.

Le roy envoya messages certains et sollempniex avec l'empereur de Constantinoble et fist aporter la saincte couronne en France. Quant il sceut bien certainement qu'elle fu en son royaume, il ala encontre jusques à la cité de Sens; là la receut à moult grant joie et en grant dévocion, et la fist aporter jusques au bois de Vinciennes delès Paris.

En l'an de grace mil deux cens trente et neuf, le vendredi après l'Assumpcion Nostre-Dame, le roy vint tout nus piés et desceint, en sa cote pure[378], et ses trois frères Robert, Alphons et Charles, et aportèrent les sainctes reliques honnourablement, à grant compaignie de clergie et du peuple et des gens de religion, faisant grans mélodies de doux chans et piteux. Et puis vindrent à procession jusques à Nostre-Dame de Paris. A celle procession vindrent l'abbé de Saint-Denys et tout son couvent, revestus en chappes de soye, tenant chascun un cierge ardent en sa main. Ainsi vindrent toutes les processions chantans de Nostre-Dame jusques au palais le roy, et entrèrent en la chapelle où la saincte couronne fu mise.

Note 378: En sa cote pure. C'est-à-dire sans manteau et sans armes.

Après un petit de temps le roy entendi que l'empereur de Constantinoble estoit en si grant povreté qu'il avoit baillé pour une somme d'argent grant partie de la croix du fust où Nostre-Seigneur fu crucifié et l'esponge en quoy il fu abeuvré, et le fer de la lance de quoy Longis le feri au costé. Si se doubta forment que telles reliques ne feussent perdues par defaut de paiement, si donna tant et promist à l'empereur Baudouin que il s'accorda que le roy les délivrast de là où il estoient. Adont envoya le roy propres messages et fist tant que il les délivra de son trésor sans aide d'autrui; et les fist aporter moult honnourablement en France, à grans processions d'archevesques, d'évesques et de religieux, à Paris en sa chapelle; et les fist mettre en une merveilleuse chasse d'or et d'argent et de pièces précieuses ouvrée tout entour, avec les autres reliques. En celle chapelle establi le roy chanoines, chapelains et clers, qui, jour et nuit, font le service Jhésucrist; et establi et ordena rentes et possessions dont il peuvent estre souffisamment soustenus.

XXII.

ANNEE 1240.

Des hérétiques Albigois qui se révélèrent contre les Crestiens.

En ce temps avint que les mauvais Crestiens de la terre d'Albigois se révélèrent par force contre les bons Crestiens de la terre, et contre la gent au roy de France qui estoient au pays pour garder la terre et la rente[379]. Mais quant il[380] virent la grant multitude des renoiés, il envoièrent messages au roy et luy senefièrent les grans vilenies et les grans assaus que les Albigois leur faisoient.

Note 379: La rente. Variante: La contrée.

Note 380: Il. Les bons crestiens.

Quant le roy oï ces nouvelles, il manda messire Jehan de Biaumont et ly commanda que il alast sur les Albigois. Et ne tarda mie que messire Jehan assembla grant gent de chevaliers et de sergens à pié et à cheval, et se hasta moult d'acomplir la volenté et le commandement du roy et se mist à la voie et passa les mons de la Ricordane[381], et chemina tant qu'il vint en la terre d'Albigois. Tantost qu'il fu là venu, il s'en ala à un chastel qui est nommé Mont-Royal[382], et l'assist de toutes pars. Perières et mangonniaux fist jecter et lancier, et greva tant ceux de dedens qu'il ne porent durer. Si leur convint rendre le chastel, et tantost, icelluy messire Jehan le fist garnir de gens d'armes et de viandes. D'ilec se parti et vint à un autre chastel et le prist par force; mais ce ne fu pas sans grant paine et sans grant travail de sa gent. Quant cil du pays virent son grant povoir, si ne s'osèrent plus tenir encontre luy, ains chevaucha seurement parmi toute la terre.

Quant il eut les Albigois vaincus et leur mauvaistié corrigiée, si s'en repaira en France. Le roy fu moult lie de sa venue et de ce qu'il avoit eue victoire, si le reçut liement et luy donna dons, et luy escreut sa terre et son fief.

Note 381: Ricordane. Peut-être du Périgord.

Note 382: Montroyal ou Montréal, à cinq lieues de Carcassone.

XXIII.

ANNEE 1240.

Coment le conte Thibaut de Champaigne fu couronné du royaume de Navarre.

Après ce, ne demoura guaires que le conte Thibaut de Champaigne fu mandé des barons du royaume de Navarre pour estre couronné de la terre et du pays; car son frère estoit mort sans hoir de son corps. Assez tost après qu'il fust couronné, il prist la croix et promist que il iroit aidier aux Crestiens de la terre d'Oultre mer à tout son povoir; et avoit en sa compaignie le duc de Bretaigne, le conte de Bar et le conte de Montfort et la greigneur partie des barons de France. Quant il orent fait leur garnisons, si se mistrent à la voie et passèrent la grant mer et arrivèrent au port d'Acre, à tout grant foison de chevaliers et de gens d'armes. Quant il se furent reposés, messire Pierre le duc de Bretaigne et grant foison de sa compaingne se départirent de l'ost sans le sceu du commun et sans le congié au roy de Navarre qui estoit le maistre d'eux tous, et s'en alèrent toute nuit vers une grosse ville de Sarrasins; et envoièrent leur espies devant pour savoir la contenance des Sarrasins, qui leur raportèrent que les Sarrasins ne se donnoient garde de leur venue; et ceux entrèrent en la ville assez légièrement, car il ne trouvèrent qui la deffendist, et prisrent tous les Sarrasins et les mistrent en chetivoison.

Amaury le conte de Montfort et le conte de Bar, Richart de Chaumont et Anseau de Lisle et pluseurs autres de grant renom cuidièrent ainsi faire comme le duc avoit fait, et orent grant envie de ce qu'il s'estoit jà tant avanciés; si se mistrent à la voie sans le congié du roy. Et sans le conseil du peuple commun chevauchièrent toute nuit armés, sur leurs chevaux, tant qu'il vindrent au matin près de la cité de Gaze qui siet en sablon. Ceux de la cité avoient envoié espies qui bien avoient apperceu que les contes venoient, et qu'il avoient toute nuit chevauchiés; si s'armèrent et leur vindrent au devant frès et nouviaux.

Ceux qui estoient travailliés et lassés de ce qu'il avoient toute nuit chevauchié ne porent durer contre eux: si en occistrent les Sarrasins tant comme il leur plut, et le demourant mistrent en liens et en fers. En celle chevauchie et en celle compaingnie fu le conte de Bar ou mort ou pris, car oncques puis ne pot estre trouvé. Le conte de Montfort et les autres barons furent liés de cordes et menés en diverses prisons.

Aucuns commencièrent à murmurer et à dire parmi l'ost que Nostre-Seigneur souffroit ceste perte pour ce que les contes tendoient plus à vaine gloire de chevalerie que à faire le prouffit de la Saincte Terre. Sitost comme ce dommage fu avenu en la terre d'Oultre mer, le conte Richart de Cornouaille frère le roy d'Angleterre prist port à toute sa gent et à tout grant avoir, pour venir en l'aide de la Terre saincte. Quant il sceut que l'ost des pélerins du royaume de France estoit si desconforté pour la prise des barons qui si grant avoit esté faite, et de l'occision, si en eut moult grant pitié et pourchascia tant vers les Sarrasins, que les prisonniers furent délivrés et rachetés d'or et d'argent. Et fit tant vers les Sarrasins qu'il orent sauf conduit d'aler en Jhérusalem visiter le saint sépulcre Nostre-Seigneur. A celle fois firent pou ou néant les barons de France en la terre d'Oultre mer. Le conte de Montfort qui avoit esté en prison s'en vint à Rome pour visiter les apostres; si le prist un flum de ventre dont il mourut; enterré fu au moustier des apostres honourablement.

XXIV.

ANNEE 1240.

Coment l'empereur de Rome fu escomenié.

L'empereur Federic devint en ce temps contraire à l'églyse de Rome, et commença à défouler le clergie; et leur fist souffrir assez de persécutions. Tant dura cest estrif longuement et tant ala la besoigne avant, que le pape Grégoire ne le put plus souffrir. Si envoya un moine blanc cardinal en France qui le condempna et dessevra de toute la communauté de saincte églyse. Oncques pour ce l'empereur n'en vint à amendement. Quant le légat vit que Federic persévéroit en sa malice, et que pou prisoit-il son escommeniement, si assembla très grant plenté d'archevesques, d'évesques et d'autres prélas en la cité de Miaux, pour avoir conseil sus ceste besoingne.

Quant il eut oï leur conseil, si commanda à aucuns des prélas que en vertu d'obédience, toutes choses laissiées, de par le pape il vinssent avec luy à la court de Rome, et leur dist qu'il trouveroient navie toute preste au port de Nice qui les conduiroit plus seurement par mer que par terre. Car l'empereur Federic qui bien savoit leur affaire, faisoit garder tous les chemins par où il devoient passer, et savoit bien que il devoient aler à Rome pour le condempner. Tant errèrent les prélas de France avec le blanc cardinal, qu'il vindrent là. Et, si comme il durent entrer en mer, il leur fu dit que l'empereur faisoit garder les passages par mer et par terre estroictement, si orent si grant paour qu'il en retourna la greigneur partie en France: les autres entrèrent en mer avec le cardinal et abandonnèrent les corps pour sauver les ames.

Lors avint que Mainfroy, qui estoit fils l'empereur de bast[383], gardoit la mer de nuit et de jour, à grant plenté de galies et de gens d'armes. Si les apperçut passer assez près de la terre de Puille; si leur vint au devant luy et sa gent, et prist le légat et les prélas, et les envoya à l'empereur, son père. Et il les envoya tantost en diverses prisons. Endementres qu'il furent pris, le pape mourut chargié et empressié de grans tribulacions; et demoura le siège vague par l'espace de trente-deux mois. Et les prélas démourèrent en la prison l'empereur, né ne trouvèrent qui les requéist.

Note 383: De bast. Bâtard.

XXV.

ANNEE 1240.

Coment la tempeste chéi à Cremonne.

Assez tost après que les prélas furent emprisonnés, chéi une tempeste à Cremonne[384] de gresle merveilleusement grosse; en laquelle fu trouvée une pierre plus grosse que nulle des autres qui chéi en l'églyse Saint-Gabriel, en laquelle il[385] avoit une croix et l'image Nostre-Seigneur si comme il fu crucifié. Et environ celle pierre avoit escript de lettres d'or: Jhesus Nazarenus rex Judeorum. Un moine de celle églyse la prist et la mist en un hennap; et si comme elle commença à fondre et à devenir eaue, il en prist et lava les yeux de un des moines de léans qui estoit aveugle né n'avoit veu de long-temps; et tantost il vit aussi cler comme il avoit oncques fait en toute sa vie. De laquelle chose il fu fait moult grant sollempnité en la dicte églyse en ce temps.

Note 384: Cremonne. Variante: Tremoigne.

Note 385: En laquelle. Sur laquelle pierre.

XXVI.

ANNEE 1241.

Coment le roy délivra de prison les prélas de son royaume.

Le roy de France eut moult grant pitié des prélas de sainte églyse, et regarda que toute aide humaine failloit à l'églyse de Rome, et fu moult couroucié des prélas de son royaume que l'empereur tenoit en sa prison. Il manda l'abbé de Corbie et Gervaise de Surennes[386], et leur commanda qu'il alassent à l'empereur et luy déissent de par luy, que il, par amour et par grace, délivrast les prélas de son royaume. L'empereur entendi bien la requeste le roy de France, mais il n'en mist riens à exécution; ainsois respondi aux messages qu'il n'avoit pas conseil de ce faire. Et sitost comme les messages furent retournés, il envoya les prélas enchartrer[387] en la cité de Naples, et manda au roy de France par ses messages: «Ne se merveille point la royal majesté de France, sé César Auguste tient estroictement ceux qui César vouloient mettre en angoisse, et qui venoient à Rome pour luy condempner et mettre à exécution.» Quant le roy oï la teneur des lettres l'empereur, si se merveilla moult que il n'avoit riens fait pour ses prières; si luy manda de rechief par l'abbé de Clugny, en une lettre en la manière qui s'ensuit:

«Nostre foy et nostre espérance a tenu jusques cy que nulle matière de plait né de haine peust mouvoir, jusques à grant temps entre nostre royaume et vostre empire; car nos devanciers, qui devant nous ont tenu le royaume, ont tousjours amé et honouré la souveraine hautesce de l'empire de Rome; et nous, qui après sommes, tenons ferme et estable le propos de nos devanciers. Mais vous, si comme il nous semble, rompez limite et la conjonction de paix et de concorde qui doit estre gardée entre vous et nous: vous tenez nos prélas, qui au siège de Rome estoient mandés par foy et par fiance, né refuser ne vouloient le commandement l'apostole; et les féistes prendre en mer, laquelle chose nous portons moult grief et en sommes dolens. Si sachiez que nous avons entendu, par leur lettres, qu'il ne pensoient à faire chose qui fust à vous contraire; jasoit ce que l'apostole voulsist faire aucune chose contre vous. Puis qu'il n'ont fait chose qui tourne à vostre grief il appartient à vostre magesté rendre-les et les délivrer. Si[388] pesez et mettez en balance de droit ce que nous vous demandons, et ne vueillez faire tort par puissance ou par vostre volenté, car le royaume de France n'est mie encore si affebloié qu'il se laisse mener né fouler à vos esperons.» Quant l'empereur entendi les paroles contenues ès lettres du roy, si luy envoia les prélas de son royaume, contre sa volenté. Mais il le fist, pour ce qu'il doubta forment le bon roy à couroucier.

      Note 386: Surennes. Guillaume de Nangis écrit en françois de
      Cresnes
, et en latin_ de Escriniis_.

Note 387: Enchartrer. Emprisonner.

Note 388: Si. Ainsi.

XXVII.

ANNEE 1241.

Coment le roy fist Alphons, son frère, chevalier.

L'an de grace mil deux cens et quarante et un, assembla le roy à Saumur grant plenté d'archevesques, d'évesques, d'abbés et des barons de son royaume, et fist messire Alphons son frère chevalier: et si luy donna à femme la fille au conte de Thoulouse, et la contrée de Poitiers, d'Auvergne et d'Albigois. Les barons et les chevaliers firent grant feste et furent vestus de samit et de soie. Quant la feste fu passée, le roy requist le conte de la Marche que il fist hommage à son frère pour la terre qu'il tenoit en Poitou. Mais le conte qui se fioit au roy d'Angleterre, pour ce qu'il avoit sa mère espousée, refusa à faire hommage au conte de Poitiers; et tout ce fist-il par le conseil de sa femme, et dist que jà ne tendroit riens de luy jour de sa vie.

Quant le roy vit la contenance au conte de la Marche orgueilleuse et fière, si en fu moult couroucié. Il se parti d'ilec et s'en vint à Paris. Si comme il fu entré en sa chambre, nouvelles luy vindrent que la royne avoit eue une fille qui eut nom Ysabiau.

XXVIII.

ANNEE 1241.

Coment le conte de la Marche fu contre le roy.

Messire Hue conte de la Marche pensa bien que le roy mouveroit guerre contre luy: si se mist en mer et passa outre, et fist entendant au roy Henry d'Angleterre que le roy de France le vouloit deshériter, et luy tollir la terre à tort et sans raison. Le roy manda tous ses barons et tous les riches hommes qui tenoient de luy, et leur fist monstrer par un frère meneur qui estoit sire et maistre de la court, que on devoit mieux aler sus le roy de France que sus les Sarrasins en la Terre saincte, qui ainsi mauvaisement vouloit tollir la terre au conte de la Marche sans cause et sans raison: et dist que par telle manière et par telle mauvestié avoit le roy Jehan perdu Normandie, et les barons d'Angleterre les forteresces et chastiaux qu'il y avoient; et que moult devroient les barons d'Angleterre metre paine à recouvrer la terre que leur devanciers tenoient ou avoient tenue.

Quant les barons et les chevaliers orent oï la requeste le roy, si distrent qu'il estoient tous près de luy aidier, et que jà ne luy faudroient tant comme il pourroient durer. Le roy Henry fist faire ses garnisons pour passer la mer et manda souldoiers en Allemaigne, en Norvée et en Danemarce; et manda à tous les barons qui luy appartenoient qu'il venissent à luy et en son aide, et fist faire grans garnisons de vins et de viandes et d'armes et de chevaux pour passer oultre, et entra en mer à grant compaignie de chevaliers, et eut bon vent qui le porta assez tost oultre. Quant il fu au port arrivé, la contesse sa mère ala encontre, et le baisa moult doucement et luy dist: «Biau doux fils, vous estes de bonne nature qui venez secourre vostre mère et vos frères que les fils Blanche d'Espaigne veullent trop malement défouler et tenir soubs piés; mais sé Dieu plaist il n'ira pas si comme il pensent.»

Ainsi démourèrent une pièce de temps ensemble. Le roy de France assembla grant gent de son royaume, et tint grant parlement à Paris. A ce parlement furent les pers de France; si leur demanda le roy que on devoit faire de vassal qui vouloit tenir terre sans seigneur, et qui aloit contre la foy et contre l'ommage qu'il avoit tenu, luy et ses devanciers? Et il respondirent que le seigneur devoit assener à son fié comme à la seue chose. «En nom de moy,» dist le roy, «le conte de la Marche vuelt en celle maniere terre tenir, laquelle est des fiés de France dès le temps au fort roy Clovis qui conquist toute Aquitaine contre le roy Alaric qui estoit paien, sans foy et sans créance, et toute la contrée jusques aux mons de Pirene.»

Quant le roy ot tenu son parlement, il manda ceux qui savoient faire engins pour jetter pierres et mangonniaux; et si manda charpentiers pour faire chastiaux et barbacannes, pour plus près traire et lancier à ceux qui sont ès chastiaux et ès forteresces et ès deffenses. Quant le roy fu garni de tels gens, il assembla grant ost et entra en la terre au conte de la Marche, à si grant multitude à pié et à cheval que la terre en estoit couverte.

Il assist premièrement un chastel que l'en nomme Monstereul en Gastine[389] et le prist par force en pou de temps. Puis s'en retourna en la tour de Bergue[390] qui estoit forte de murs et bien garnie de gent; ses tentes fist fichier, ses paveillons tendre; ses perrières fist drecier, et après moult d'autres engins environ la tour. Ceux qui dedens estoient se deffendirent forment et soustindrent longuement l'assaut. Quant François virent qu'il se deffendoient si bien et si longuement, si commencièrent l'endemain plus fort à assaillir, et à lancier pierres et mangonniaux. Tant firent qu'il conquirent la tour et grant plenté d'armes et de vitaille dont elle estoit moult bien garnie.

Note 389: Le Gastine est une petite contrée du Poitou, entre Niort et Fontenay.

Note 390: Bergue. Et mieux Beruge, à deux lieues de Poitiers.

Quant la tour fu prise, si se pourpensa le roy qu'elle avoit fait moult de mal à sa gent et que encore les pourroit-elle bien grever et nuire; si la fist abatre et jetter à terre jusques aux fondemens. Tantost comme Monstereul et la tour de Bergue furent pris, le roy s'en ala à un chastel que l'en appelle Fontenay[391], si le tenoit Geffroy, le sire de Lesignen qui estoit en l'aide le conte de la Marche. Le roy le fist asseoir, et fist traire et lancier à ceux qui dedens estoient. Si fu pris par force avec un autre chastel que on appelle Vovent[392].

Note 391: Fontenay. Ce doit être le Fontenay, plus tard surnommé l'Abbatu, et aujourd'hui seulement désigné sous le nom de Rohan-Rohan. Il est à deux lieues du Fontenay-le-Comte, au-delà de Niort.

Note 392: Vovant ou Vouvant, dans le Poitou, au nord de Fontenay, et sur la rivière de Vendée.

XXIX.

ANNEE 1242.

Coment l'en voult empoisonner le roy de France.

La femme au conte de la Marche[393] bien vit et apperçut que le roy avoit greigneur force que son baron. Si appella deux hommes qui estoient ses sers et leur dist en conseil et pria que en toutes manières il féissent que il empoisonnassent le roy et tous ses frères; et sé il povoient ce faire, elle les feroit riches et leur donroit grant terre. Cil s'accordèrent à ce faire et luy promistrent qu'il en feroient tout leur povoir. Pour ce faire elle leur bailla venin tout appareillié que il ne convenoit que mettre en vin et en viandes, pour tantost mettre à mort celluy qui en mengeroit.

Note 393: Isabelle, veuve de Jean-sans-Terre.

Les sers se misrent à la voie et vindrent en l'ost le roy de France; si se commencièrent à traire vers la cuisine du roy, et approuchièrent des viandes tant que ceux qui gardoient les viandes les orent pour souspeçonneux, si espièrent qu'il vouloient faire et les prisrent tous prouvés, si comme il vouloient jecter le venin ès viandes du roy.

Quant il furent pris, on demanda que on en feroit, et le roy dist qu'il eussent le guerredon et la desserte de leur présent qu'il apportoient; si furent menés aux fourches et pendus. Nouvelles vindrent à la contesse que ses deux sers estoient pris et avoient esté pendus, et qu'il avoient esté pris tous prouvés de leur mauvaistié; si qu'elle en fu moult courouciée, et prist un coutel et s'en vouloit férir parmi le corps, quant sa gent luy ostèrent; et, quant elle vit que elle ne povoit point faire sa volenté, elle desrompi sa guimple et ses cheveux, et mena tel deuil qu'elle en fu longuement au lit sans soy reconforter.

XXX.

ANNEE 1242.

Coment le roy prist pluseurs chasteaux.

Le roy de France vit que son ost estoit grant et bel et que gens luy venoient de toute part en aide; si s'en ala à un chastel que on appelle Fontenay, enclos de deux eaues[394], et si estoit avironné de deux paires de murs et de hautes tours deffensables et bien garnies. Il fist avironner et assaillir le dit chastel forment; mais ceux qui dedens estoient se deffendirent vaillamment, et furent de si grant prouesce que les François ne leur porent faire mal né de riens empirier. Quant le roy vit la force du chastel et la prouesce d'eux, si fist drécier une tour si haute de fust que ceux qui dedens estoient povoient véoir la contenance et la manière des gens du chastel; et puis commencièrent à lancier et à traire à eux, si qu'il en occistrent assez.

Note 394: Fontenay-le-Comte, suivant l'opinion la plus commune.

Quant ceux du chastel virent que ceux de la tour les grevoient si forment, si se tindrent loing et jectèrent feu gréjois, si que ceux qui dedens estoient s'en fouirent pour le péril où il estoient, car toute la tour estoit embrasée; et commencièrent François à reculer. En ce butin et assaut avint que un arbalestrier à tour trait un quarrel et féry le conte de Poitiers au pié et le navra forment. Quant le roy vit le coup, si fu moult forment courroucié et fist tantost l'assaut recommencier plus fort que devant.

Lors alèrent à l'assaut chevaliers et sergens, et assaillirent de toutes pars, et boutèrent le feu en la porte; et les autres montèrent sur les murs à eschieles, et les autres y montèrent à cordes; si ne porent plus ceux du chastel endurer, et fu le chastel pris et ceux qui dedens estoient. Le fils au conte de la Marche fu pris, qui estoit bastart, et quarante et un chevaliers et quatre-vingt sergens, et pluseurs autres dont il y avoit assez. Grant partie des prisonniers envoia le roy à Paris et les autres en prisons diverses parmi son royaume, et fist abatre toute la forteresce du chastel et les murs tresbuchier jusques en terre.

Après ce que Fontenay fu pris et conquis, le roy vint devant un autre chastel qui est nommé Villiers[395]. Tantost que ceux de dedens se virent avironnés de ceux de l'ost, il furent esbahis si que il ne porent mectre conseil en eux deffendre; si furent tous pris: iceluy chastel estoit à Guy de Rochefort, qui estoit de l'aide au conte de la Marche; pour ce le roy le fist tout abatte et jecter en un mont[396].

      Note 395: Villers, dit en plaine, à deux lieues et au nord de
      Niort.

Note 396: Mont. Monceau.

D'ilec se parti le roy et s'en ala à un autre chastel que on appelle Prée[397]. Ceux de dedens ne se mistrent oncques à deffense, ains se rendirent tantost. D'ilec s'en ala le roy à un autre chastel que on nomme Saint-Jelas[398]; si comme l'en vouloit tendre tentes et paveillons tout entour, ceux du chastel mandèrent au roy qu'il les prist à mercy, et il li rendroient le chastel; le roy le fist volentiers et les prist à mercy. Le roy retourna vers un chastel que on nomme Betonne[399]; et tantost qu'il furent devant, il commencièrent à paleter et à lancier; si fu tantost pris. Moult fu le roy lie de ce qu'il défouloit ainsi ses anemis à sa volenté, et luy estoit bien avis que Nostre-Seigneur conduisoit son ost. Il se départi de Betonne et vint à un autre chastel que on appelle Mautal[400]; ceux du chastel commencièrent à lancier et à eux defendre; mais pou leur valut, car les François les avironnèrent de toutes pars, si que ceux du chastel ne sorent auxquels aler. Quant il se virent si sourpris, si se rendirent sauves leur vies. Il avoit emmy le chastel une forte tour bien deffensable, le roy commanda qu'elle fust abatue: les mineurs alèrent tant environ qu'elle fu enversée et menée au néant. Le roy chevaucha oultre et vint au chastel de Thori[401] qui fu Eblon de Rochefort: ceux qui au chastel estoient virent l'ost qui estoit plain de nobles combateurs, si sorent bien qu'il ne pourroient longuement durer né soustenir la puissance le roy: si s'en vindrent tous nus, sans armes encontre le roy et luy rendirent le chastel, et tantost le roy le fist garnir de sa gent.

Note 397: Prée ou Prahecq, entre Niort et Melle.

Note 398: Saint-Jelas ou Saint-Gelais, aujourd'hui village à deux lieues de Niort.

Note 399: Betonne. Aujourd'hui Tonnay-Bautonne. «Tonacium supra Vetonam,» dit Guillaume de Nangis. Il est sur la rivière de ce nom, entre Rochefort et Saint-Jean d'Angely.

      Note 400: Mautal. Aujourd'hui Matha, sur la rivière d'Anteine, au
      sud de Saint-Jean-d'Angely.

      Note 401: Thori ou Thors, village de Saintonge, près de Matha, et
      à cinq lieues de Saint-Jean-d'Angely.

D'ilec se parti et vint à un autre chastel que on appelle Aucere[402], et y fist jecter pierres et mangonniaux, et le fist tout raser à terre et tresbuchier. Et puis après chevaucha avant à tout son ost tant qu'il fu près d'un marais, et fist lever un pont: car l'ost au roy d'Angleterre estoit illec près, et estoit enclos et avironné de grans fossés larges et parfons. Quant le pont fu drécié, si cuidèrent passer François oultre; mais les anemis furent d'autre part qui leur véerent l'entrée. Si commencièrent à paleter les uns contre les autres. Le roy s'en tourna d'autre part vers Taillebourc droit[403] au chastel Geffroy de Ranconne qui siet sus une rivière que on nomme Carente. On ne loa pas au roy qu'il passast le pont qu'il avoit fait faire et drécier; le roy fist tendre ses paveillons et drécier sur la rivière. Quant le roy d'Angleterre vit l'ost le roy de France, si se retraist arrières, luy et sa gent, le trait de deux arbalestres, pour ce qu'il se doubta d'assembler au roy à celle fois; et si avoit avecques luy le conte de Cornouaille[404] et le conte de Lincestre, et le prince de Gales, à tout grant plenté de chevaliers et d'autre gent appareilliés à bataille.

      Note 402: Aucere ou Saint-Assere, en Saintonge, à deux lieues de
      Saintes.

      Note 403: Droit au, etc. C'est-à-dire: Lequel appartenoit à
      Geffroy de Rancogne.
Carente, Charente.

Note 404: Le conte de Cournouaille. Richart.

Quant les François apperçurent l'ost des Anglois retraire arrières, si envoièrent cinq cens sergens hastivement pour passer au pont que le roy avoit fait drecier, et avecques eux grant plenté d'arbalestriers et d'autres gens de pié. Le conte Richart vit que les François passoient le pont sans contredit, si mist jus[405] ses armes, et s'en vint vers eux et leur monstra signe de paix, et leur pria qu'il le féissent parler au conte d'Artois, pour les deux roys accorder ensemble sans faire bataille. Mais le conte d'Artois n'y voult point aler devant ce qu'il en eust congié de son frère le roy: quant le conte Richart vit qu'il ne pourroit parler au conte d'Artois, il s'en retourna vers l'ost au roy d'Angleterre.

Note 405: Mist jus. Mist bas.

XXXI.

ANNEE 1242.

De la bataille au roy de France contre le roy d'Angleterre.

Droitement le jour de la Magdaleine, le roy et son ost passèrent la rivière de Carente par le pont que le roy ot fait faire, et s'en retourna arrières de Taillebourc par le conseil de sa gent. Tantost comme il fu passé, les fourriers coururent vers Saintes en dégastant tout ce que il trouvèrent. Si comme les fourriers dégastoient tout avant eux, un espie vint au conte de la Marche qui luy dit que les fourriers au roy de France dégastoient tout le pays. Quant le conte oï ces nouvelles, il commanda à ses fils qu'il s'armassent et à tous ses chevaliers, et ala contre les fourriers isnelement pour eux desconfire. Le conte de Bouloigne[406] oï dire que le conte de la Marche venoit sur les fourriers; si se hasta moult de eux secourre, et s'en vint droit au conte de la Marche: là fu le poingnéis fort et aspre, et l'abatéis d'hommes à pié et à cheval. A ce premier poingnéis fu occis le chastelain de Saintes qui portoit l'enseigne au conte de la Marche. François qui bien sorent que le conte de Bouloigne se combatoit, se hastèrent moult de luy aidier et orent grant despit de ce que le conte de la Marche les avoit premiers envaïs, si luy coururent sus. Illec entrèrent en champ les deux roys l'un contre l'autre à tout leur povoir.

Note 406: Le conte de Bouloigne. Alphonse, depuis roi de Portugal.

Lors fu l'occision grant et la bataille aspre et dure, si ne porent plus les Anglois souffrir né endurer le fait de la bataille. Quant le roy Henry vit sa gent fouir et apeticier, si fu trop durement couroucié et esbahi, si s'en tourna vers la cité de Saintes. Les François virent les Anglois fouir et desrouter, si les enchacièrent moult asprement, et en occistrent en fuiant grant plenté.

En cest estour fuient pris vingt et deux chevaliers et trois clers moult riches hommes et de grant renom, et furent pris cinq cens sergens d'armes, sans la piétaille. Quant le roy ot eue victoire, il fit rappeler sa gent qui trop asprement enchaçoient les Anglois; lors s'en retournèrent les chevaliers par le commandement le roy.

Quant vint entour mienuit que tout le peuple se reposoit, le roy d'Angleterre et le conte de la Marche s'en issirent de Saintes à tout le remenant de leur gent et firent entendant à ceux de la ville qu'il aloient faire assaut aux François qui se reposoient; mais il tournèrent leur chemin droit à Blaives. L'endemain par matin que le jour parut cler, ceux de Saintes virent que ceux qui leur devoient aidier s'en estoient fouis, si s'en vindrent au roy et luy rendirent la cité de Saintes. En telle manière comme nous avons devisé conquist le roy grant partie de la terre au conte de la Marche, mais il y perdi de bonne gent et de bons chevaliers pour la grant chaleur du temps et pour le soleil qui moult estoit chaut. Regnaut le sire de Pons fu tout espoventé de la force le roy et de la victoire que Dieu luy ot donnée, si vint à luy en la ville de Coulombiers[407] qui siet à un mille de Pons, et fist hommage au conte de Poitiers devant les barons de France.

      Note 407: Coulombiers. Sur la Seugne, à une lieue et au nord de
      Pons.

En ce meisme jour vint à luy l'ainsné fils au conte de la Marche, et s'agenouilla devant le roy et luy requist paix qui fu faite en la manière qui s'ensuit: C'est assavoir que toute la terre que le roy avoit conquise sur le conte de la Marche demourast paisiblement au conte de Poitiers, frère le roy, et du demeurant le conte et sa femme et ses enfans se metroient du tout en tout en la mercy le roy; et délivreroit le conte trois chastiaux fors et bien garnis en ostage; c'est assavoir Merplin[408], Crotay et Hascart, esquiels le roy avoit ses garnisons et ses souldoiers aux cous dudit conte. Pour ce que ledit conte n'estoit point présent à ces convenances enteriner, le roy reçut son fils en ostage jusques à l'endemain que le dit conte devoit venir.

Note 408: Merplin ou Merpins, auprès de Cognac, en Angoumois, aujourd'hui village au confluent du Né et de la Charente.—Crotay. Le latin dit: «Crosantum.» Ce doit être Crosant, sur la Creuze, à peu de distance de Guéret.—Hascart ou Chastel-Achard, comme le dit Guillaume de Nangis, à quatre lieues de Poitiers, et à deux de Vivonne. Ces trois châteaux, situés le premier dans le Poitou, le second dans la Saintonge et le troisième dans la Marche, permettoient au roy de France de tenir en échec les grands vassaux qui, de ce côté la, étoient toujours secrètement attachés à l'Angleterre.

Quant le conte de la Marche sot comment le roy s'estoit acordé, si vint l'endemain faire ferme et estable ce que son fils avoit promis, et amena avecques luy sa femme et ses enfans. Eux se agenouillèrent devant le roy et luy crièrent mercy, plains de souspirs et de larmes, et luy commencièrent à dire: «Très doux roy débonnaire, pardonne-nous ton ire et ton mautalent, et ayes mercy de nous; car nous avons mauvaisement ouvré et par orgueil, à l'encontre de toy; sire, selon la grant franchise et la grant miséricorde qui est en toy, pardonne-nous nostre mesfait.»

Le roy qui vit le conte de la Marche si humblement crier mercy, ne pot tenir son cuer en félonnie[409], ains fu tantost mué en pitié. Si fist lever le conte son cousin, et luy pardonna débonnairement ce qu'il avoit mesfait; et le conte de la Marche quicta au conte de Poitiers tous les chastiaux et forteresces que le roy avoit conquises sur luy; et, pour tenir les convenances, le roy tint les trois chastiaux dessus dis en sa main; et le conte, et sa femme et ses enfans jurèrent que il tendroient les convenances sans jamais aler encontre.

Note 409: Felonnie. Fiel, mauvais vouloir.

Quant la paix fu accordée, le roy retint l'ommage Regnaut sire de Pont par devers soy, et l'ommage Geffroy de Lesignen et de Geffroy de Ranconne. Ces choses furent acordées le jour de la saint Pierre, premier jour d'aoust, que le roy jut ès près de Pons et tout son ost. L'endemain par matin vindrent en l'ost le sire de Mirabel et le sire de Mortaigne qui avoient hostelé et soustenu le roy d'Angleterre et toute sa gent en sa première venue quant il fu arrivé. Ces deux barons si firent hommage au roy de France et au conte de Poitiers et tous les autres barons du pays et toute la terre jusques à la rivière de Gironde. Le roy d'Angleterre oï dire à Blaives où il estoit que le roy venoit sur luy, si fu si espoventé qu'il s'en alèrent luy et le conte Richart à Bordeaux; car s'il feussent demourés, il eussent esté pris: mais aucuns leur firent assavoir qui estoient du conseil au roy de France. Lors se pourpensa le roy d'Angleterre coment il pourroit faire paix au roy de France; si luy envoia messages et requist trèves: mais le roy ne luy voult point de legier octroier, devant qu'il en fust prié des plus haus hommes de sa court qui aimoient moult le conte Richart, pour ce que il leur avoit fait bonté en la terre d'Oultre mer.

XXXII.

ANNEE 1242.

Coment les Tartarins destruirent Turquie et les terres d'environ.

En ce temps avint que les Tartarins qui avoient gasté toute Ynde, la grant et la mineur, et Armenie, né n'avoient finé de ce faire par l'espace de dix ans, envoièrent quatre des plus haus barons de leur terre sus le royaume de Turquie. Si s'en vindrent tout droit à une cité, au premier chief de Turquie, qui a nom Asaron[410]; si comme aucuns dient, si est en la terre de Hus, où Job habita au temps qu'il vivoit. Quant la cité fu ainsi asségiée, les Turs qui dedens estoient virent bien qu'il ne povoient avoir secours de leur seigneur le soudan de Babiloine, et qu'il ne pourroient durer contre si grant foison de Sarrasins; si prisrent conseil ensemble qu'il se rendroient sauves leur vies et leur biens, en telle condicion que les Tartarins les garantiroient contre tous. Pour ces convenances tenir fermes et estables, les Turs envoièrent le baillif de la ville parler aux Tartarins, et les Tartarins l'octroièrent, et jurèrent à tenir et garder fermement. Tantost qu'il furent entrés en la ville, il occistrent et hommes et femmes et enfans. D'ilec se partirent et vindrent à une autre cité que on appelle Arsegue[411], et firent ces meismes convenances à ceux de la ville, et il leur ouvrirent les portes et leur abandonnèrent la cité. Sitost comme il y furent entrés, il mistrent à mort tous ceux qu'il y trouvèrent que oncques n'en demoura un seul en vie, fors deux crestiens qu'il trouvèrent en chartre en une fosse; si leur demandèrent qui il estoient, et il respondirent qu'il estoient crestiens nés du royaume de France. Si tost comme il sorent qu'il estoient François, il les mistrent hors des fers et leur donnèrent à mengier; et puis prisrent conseil ensemble qu'il en feroient. Si respondirent aucuns qu'il avoient oï dire que François estoient bons combateurs et preux aux armes; si s'accordèrent qu'il les fissent combatre ensemble pour véoir la manière que François ont en bataille. Si les firent très bien armer et monter sur deux chevaux, et leur commandèrent à combatre, et celuy qui auroit victoire s'en iroit franc et quitte là où il vouldroit; et il promistrent que si feroient-il.

Note 410: Asaron. Erzerum, en Arménie.

Note 411: Arsegue. Aujourd'hui Arzingan, sur l'Euphrate.

Quant il furent entrés au champ, les Sarrasins s'assemblèrent pour veoir le tournoiement et leur contenance, et orent grant joie pour ce qu'il cuidoient que l'un occist l'autre, et qu'il s'entreferissent premièrement des glaives et puis des espées. Mais, il le firent autrement: car il se férirent en la greigneur foule des Tartarins, et en occirent plus de trente avant qu'il feussent pris. Pour ces deux crestiens qui ne vouldrent point soi occire l'un l'autre, ont puis forment prisé la gent de France iceux Tartarins.

Quant les Tartarins se furent un pou séjournés, si se mistrent de rechief à chemin et vindrent à une cité qui est nommée Césare[412], qui siet en la terre de Capadoce, et la prisrent, et gastèrent environ la terre et la contrée; et demourèrent au pays tant que l'yver dura. Quant le nouvel temps fu revenu, il s'en alèrent tout le cours, en destruisant le pays jusques à la cité de Franisce[413], et la destruirent par feu et par occision; et puis vindrent à la cité de Coine[414], qui est la maistre cité de Turquie. Assez tost après la prisrent et mistrent toute Turquie en leur subjection. Ainsi perdirent les Turs leur renom et toute leur force.

Note 412: Cesare. L'ancienne Césarée. Aujourd'hui Caisarié.

Note 413: Franisce. Ce nom est corrompu. Guill. de Nangis dit: Savastre, et Vincent de Beauvais Sebaste, c'est le véritable nom; entre Icone et Césarée.

Note 414: Coine ou Icone; aujourd'hui Cogni.

Quant les Tartarins orent gastée toute Turquie, il s'en retournèrent d'autre part[415] et entrèrent en la terre de Poloine; et par devers la mer, il gastèrent la terre de Roussille et celle de Gazarie, et destruirent et gastèrent tout devant eux jusques en Hongrie. Illecques s'arrestèrent, et vouldrent avoir conseil d'entrer au royaume de Hongrie. Et il leur fu respondu qu'il alassent seurement, car l'esperit de discorde et de mauvaise foy iroit devant eux, et leur feroit voie et les conduiroit; par quoy les Hongres seroient si troublés que il ne pourroient durer. Bien est voir que devant ce que les Tartarins entrassent en Hongrie, le roy et les barons et le peuple du pays estoient en si grant descort qu'il ne se povoient appareillier pour soy deffendre, ainsois s'en fouirent; mais la plus grande partie d'entr'eux fu avant occise et tournée en chetivoison.

      Note 415: Nangis semble ici plus exact: «Eodem temporis concursu,
      Tartari per unum de principibus suis, nomine Basto, vastaverunt
      Poloniam et Hungariam, et juxtà mare Ponticum, Russiam et Gazariam,
      cum aliis triginta regnis; et usquè ad fines Germaniæ pervenerunt.»
      Je ne reconnois pas la Gazarie.

Après ce que le pays fu ainsi gasté et que les Tartarins s'en furent partis, une famine vint si grant que les hommes vifs mengeoient les hommes mors, chiens et chas, et ce qu'il povoient trouver.

XXXIII.

ANNEE 1243.

Coment le pape s'enfui en France pour la paour de l'empereur Federic.

Si comme nous avons dessus dit que le siège de Rome demoura vague, après la mort pape Celestin, par l'espace de trente et deux mois, les cardinaux s'accordèrent à un preudomme qui estoit nommé Senebaut; et si vouldrent qu'il feust pape et le nommèrent Innocent le quart. Si recommença l'estrif de l'empereur contre le pape, et fu ce pape si mal mené qu'il ne pot demourer à Rome né ne trouva lieu où il peust demourer sauvement fors en France. Si s'en vint celle part, et pour avoir secours et aide du roy. Quant il fu venu à Lyon sus le Rosne, il manda au roy de France que volentiers parleroit à luy, et vouldroit avoir volentiers son conseil et s'aide, sé il luy plaisoit.

XXXIV.

ANNEE 1243.

Coment le roy fu malade à Pontoise.

Tantost comme le roy ot nouvelles du pape et il voult mouvoir pour aler à luy, une fort maladie le prist que les physiciens appellent dissentere. Si fu le roy longuement malade de celle maladie en la ville de Pontoise. La nouvelle ala par le pays que le roy estoit moult griefment malade, si en furent tous courouciés grans et petis. Les prélas et les barons vindrent hastivement à Pontoise et orent grant pitié du roy qu'il trouvèrent en si povre point. Il demourèrent illec une pièce pour savoir que nostre sire en feroit; car il virent que la maladie lui enforçoit de jour en jour plus forment. Si ordenèrent que l'en priast Nostre-Seigneur qui tout puet, qu'il voulsist donner santé au roy. L'en fist mander par tous les églyses cathédraux que l'en amonnestast le peuple de faire aumosnes; et fist-l'en prières et processions. Oncques la maladie ne cessa d'enforcier tant que on cuida certainement que le roy fust mort, et furent tous esmeus parmi le pays et le palais, et commencièrent tous à crier et à plourer et à regreter leur seigneur qui tant estoit preudomme et tant aimoit les povres, et deffendoit le menu peuple des grans que nul outrage ne leur fust fait, et vouloit que ainsi bien fust fait droit et raison aux povres comme aux riches.

Nul ne pourroit penser comme le menu peuple de Paris en estoit couroucié forment; et disoient entr'eux: «Sire Dieu, que voulez-vous faire à votre peuple? pourquoy nous tollez-vous celuy qui nous gardoit et deffendoit en paix, le souverain prince de toute bonne justice?» Lors laissièrent tous les menestreus besoingnes à faire, et coururent et hommes et femmes aux églyses et firent prières et oroisons, et donnèrent aumosnes aux povres en grant devocion, que Nostre-Seigneur voulsist ramener le roy en santé.

Ceste nouvelle courut par tout le pays tant que le pape Innocent le sot qui estoit à Lyon sur le Rosne, et luy dist-on aussi comme certainement qu'il estoit trespassé; si en fu moult dolent et moult couroucié, et n'estoit point merveille; car l'églyse de Rome n'avoit autre deffendeur en la tempeste et en la douleur où elle estoit contre l'empereur Federic.

Si comme ceste dolente nouvelle couroit parmi le pays, celuy qui commande aux vens et à la mer et aux elemens, et les tourne quelle part qu'il veut, fu esmeu de pitié; car il voult que le roy fust assouagié de sa maladie, et si luy revint l'esperit. Ceux qui estoient entour luy dirent que son esperit avoit esté ravi. Quant il fu revenu et il pot parler, il requist tantost la croix pour aler Oultre mer et la prist dévotement. Le roy commença à assouagier[416] tant que Nostre-Seigneur le mist en parfaicte santé. Moult devint aumosnier et religieux après ceste maladie et fu en moult grant dévocion de secourre la terre d'Oultre mer[417].

Note 416: Assouagier. Guérir, se calmer.

Note 417: Il faut remarquer que notre chroniqueur omet ici d'attribuer aux reliques de Saint-Denys, comme le fait Guillaume de Nangis, le mérite de la convalescence du roi. Cette suppression et quelques autres du même genre peuvent donner à croire que l'historiographe de ce règne n'étoit pas un moine de Saint-Denis.

XXXV.

ANNEE 1244.

De la destruction de la terre d'Oultre-mer.

Celle année meisme que le roy fu malade, vindrent une manière de gens que on nomme Grossains[418], et entrèrent en la Saincte Terre et prisrent par force la cité de Jhérusalem; les hommes et les femmes emmenèrent sans espargnier nulluy, et espandirent le sang des gens non mie par la cité tant seulement, mais toute l'églyse du sépulcre Nostre-Seigneur en fu ensanglentée, et lors fu acomplie la prophétie David qui dist: «Dieu, une gent venront en ton héritage, ton temple conchieront de sanc et de vilaines ordures, ta gent occiront et abandonneront aux oisiaux et aux bestes, le sanc espandront environ et entour Jhérusalem en si grant habundance comme une rivière, et ne trouveront qui les mecte en sépulture.»

Note 418: Grossains. Guillaume de Nangis: «Grossoni.» Ce sont les Karismiens qui, chassés des bords du Golfe Persique par les Tartares, se jetèrent sur l'Asie mineure, ravagèrent la Syrie et s'emparèrent de Jérusalem.

Ceste male gent vindrent à la cité de Gazaire[419] et tuèrent tous les crestiens que il trouvèrent, Templiers et Hospitaliers, et presque tous les nobles hommes du pays; dont l'en fu en moult grant doubte que il ne gastassent toute la terre que crestiens tenoient par delà la mer.

Note 419: Gazaire. Gaza.

XXXVI.

ANNEE 1245.

Coment l'empereur Federic fu condampné.

Il avint au derrenier jour d'avril mil deux cens quarante-cinq que le pape Innocent tint concile général à Lyon sus le Rosne. Là prist conseil aux cardinaux et aux prélas qui illec furent assemblés pour les outrages l'empereur Federic. Quant il fu conseillié, il jecta la sentence et condempna l'empereur Federic de toute la communauté de saincte églyse, et de toute honneur et de toute dignité de l'empire. Tous ceux qui estoient joins à luy par foy ou par serement ou en autre manière il absoult de leur foy et de leur serement, mais que d'ores en avant il n'obéissent à luy comme à empereur.

Après ce, l'apostole escommenia tous ceux qui le tendroient pour roy né pour empereur, et donna congié de faire empereur à ceux qui avoient povoir du faire. Moult de gens se merveillèrent pourquoy le pape donnoit si crueuse sentence contre si haut homme: si en dirons aucunes raisons et non pas toutes, pour ce qu'il ne fust ennuieuse chose à ceux qui ceste histoire liront.

La première cause si fu comme Federic eust fait hommage à l'églyse de Rome du royaume de Sezile que l'églyse luy avoit donné et avec ce l'empire de Rome; et comme il eust juré devant les princes et les plus nobles hommes de l'empire que il garderoit et deffendroit loyaument les honneurs et les droitures de l'eglyse de Rome, de toutes ces choses il fu contraire et rompi toutes les convenances, et, avec ce, il diffama le pape et les cardinaux par ses lettres qu'il envoya aux princes de la crestienté et à moult d'autres gens.

La seconde cause si fu que il rompi les convenances et la paix qui avoit été jurée des deux parties, et qu'il ne feroit nul dommage aux cardinaux. De toutes ces choses il ne fist riens; ainsois prist les biens des cardinaux et les tourna par devers soy sans cause et sans raison: et si fist paier toultes et tailles et venir devant juges séculiers les clers et enchartrer et pendre, en despit du clergie et à leur confusion; né ne fist satisfacion aux Hospitaliers né aux Templiers de ce qu'il leur avoit tolu.

La tierce cause fu sacrilège; car il tint deux cardinaux en sa prison et pluseurs archevesques et évesques, pour ce qu'il aloient à la court de Rome par le commandement l'apostole, et leur fist assez de maux souffrir et d'angoisses.

La quarte cause pourquoy l'empereur Federic fu condempné fu hérésie et mescréandise dont il fu ataint et prouvé.

XXXVII.

ANNEE 1245.

Coment le légat vint en France.

Quant le concile fu passé, le pape qui bien savoit que le roy avoit en propos d'aler Oultre-mer, envoia en France Oeude de Chastel-Raoul[420] pour preschier la voie d'Oultre-mer. Quant il fu venu, le roy le receut moult honourablement et assembla tantost grant parlement d'archevesques, d'évesques, d'abbés et de ses barons. Le légat amonesta en sa prédication les barons et le peuple de secourre la terre d'Oultre-mer. L'archevesque de Rains se croisa et celuy de Bourges, et l'évesque de Beauvais, et l'évesque de Laon, l'évesque d'Orléans, Robert le conte d'Artois, Hue de Chastillon le conte de Saint-Pol, le conte de Blois, le duc de Bretaigne et le conte de la Marche, Jehan des Barres, le conte de Montfort, Raoul le sire de Coucy et moult d'autres nobles princes, et du menu peuple à grant habundance.

Note 420: Chastel-Raoul. Chateauroux.

Un autre cardinal fu envoié en Henault et ès parties du Liège, pour ce que les gens alassent en l'aide Lendegrave[421] duc de Thoringe qui nouvellement avoit esté esleu au royaume d'Alemaingne, pour ce que le pape ne vouloit pas que Conrat le fils l'empereur Federic le fust. L'apostole oï dire certainement que le roy de Tharse[422] faisoit trop de griefs aux crestiens qui estoient habitans en son royaume; si luy envoia deux frères meneurs et deux frères prescheurs, et luy manda, avec ce, qu'il se voulsist tenir d'occire le peuple crestien. Les frères qui là furent envoiés mistrent en escript la manière et la contenance des Tartarins[423].

Note 421: Lendegrave. Il falloit du landegrave Henry.

Note 422: De Tharse. Il falloit: De Tartarie.

Note 423: Le nom de trois de ces frères nous est parvenu: c'etoit André de Lonjumeau, Jean de Plan de Carpin et Benoît de Pologne. La relation de Plan-Carpin a déjà été publiée presque en entier. Un habile géographe, M. d'Avezac, est sur le point d'en faire paroître la partie inédite qu'il a retrouvée dans un manuscrit de l'université de Leyde.

XXXVIII.

ANNEE 1245.

Coment le roy ala visiter le pape à Clugny l'abbaye.

Le roy de France ot grant désirier de veoir le pape Innocent: si assembla grant chevalerie et ala à Clugny où le pape Innocent estoit; et furent avec luy ses deux frères et madame Blanche sa mère. Le roy ala noblement et à moult grant compaignie, pour aucunes doubtes de ses anemis; sa gent estoient en armes ordenés par connestablies, ainsi comme sé ce fust un ost: devant le roy aloient cent sergens moult bien armés, les arbalestes tendues; après ceux aloient autres cent, les haubers vestus et les ventailles fermées; après ces deux cens venoient autres deux cens armés de toutes armes. Le roy venoit après avironné de grant multitude de chevalerie armée. Le roy entra en l'abbaye de Clugny et le pape vint contre luy et le reçut à moult grant joie; si demeurèrent ensemble par l'espace de quinze jours, et ordenèrent de la voie d'Oultre-mer. Quant il orent la besoigne ordenée et accordée, le roy demanda sa benéiçon; le pape luy donna volentiers et l'absoult de tous ses pechiés, par tel convent qu'il iroit oultre mer. Si comme le roy retournoit en France, nouvelles luy vindrent que le roy d'Arragon estoit entré en Provence à grant ost, pour avoir dame Biatris suer la royne de France, pour ce qu'il la vouloit donner à son fils. Le roy envoia grant partie de ses barons contre le roy d'Arragon et luy manda qu'il se voulsist souffrir de gaster à la demoisele. Quant les messages vindrent devant le roy d'Arragon, et il sot la volenté du roy de France, il retourna en sa contrée et luy manda que point ne feroit volentiers chose qui fust contre sa volenté né qui luy despleust; et la demoisele s'en vint en France à la royne sa suer, et mist son corps et sa terre en la deffense du roy et en sa bonne garde.

XXXIX.

ANNEE 1245.

Coment le roy maria le conte Charles son frère.

Droitement le jour de la Penthecouste, le roy fist venir tous ses barons et tint cours plénière au chastel de Meleun. Là furent assemblés tous les nobles hommes du royaume de France. Le conte de Savoie y vint à moult grant compaignie pour ce qu'il estoit oncle à la royne de France. Quant il furent tous assemblés, le roy fist venir damoiselle Biatris, et la donna en présence des barons à Charles son frère, et le fist chevalier; et adouba pluseurs autres chevaliers pour l'amour de luy, et si luy donna la contrée d'Anjou et toute la terre du Maine.

XL.

ANNEE 1245.

Du miracle qui avint en Turquie.

Celle année, avint que les Turs de Turquie[424] et ceux d'Armenie firent paix oultréement aux Tartarins qui moult les avoient grevés, sous telle condicion qu'il promistrent à rendre par chascun an une grant somme de besans d'or et pailes et dras de soie, pour raison de treu[425]. Quant il furent accordés, le pays demoura en paix. Si avint en la cité de Coine[426], qui est la maistre cité de Turquie, que un jongleur jouoit d'un ours emmy la ville, devant grant plenté de crestiens et de Sarrasins marchans, en une place commune où il avoit une croix entailliée et un pillier de pierre. Si comme l'ours aloit parmi la place, il tourna vers le pillier et pissa sus le signe de la croix; et si comme il pissoit, il chéi mort devant tous ceux qui le regardoient.

Note 424: Par ce mot Turquie on entendoit alors particulièrement l'Asie mineure.

Note 425: Treu. Tribut; Tributum.

Note 426: Coine. Iconium.

Les crestiens commencièrent à dire que ce vouloit Dieu, pour ce qu'il avoit pissé sus le signe de la croix. Un Sarrasin qui illec estoit ot moult grant despit, pour ce que les crestiens disoient que ce estoit vengeance de Dieu; si s'approucha de la croix et la féri du poing en despit de Jhésucrist. Maintenant quant il ot ce fait le bras et la main luy demourèrent, devant le peuple, tous secs, si et en telle manière que oncques puis ne s'en pot aidier.

Un autre Sarrasin estoit en une taverne près d'illec, si oï dire le grant miracle qui estoit avenu; si sailli sus, tout desvé, et se féry parmi la presse tout oultre et commença à pisser par despit contre la croix, et à dire: «Vecy en despit des crestiens.» Si tost comme il ot ce dit, il chéi mort en la présence de tous. De ce miracle furent crestiens moult lies, et les Sarrasins en furent dolens et courrouciés.

XLI.

ANNEE 1245.

De la mort au duc de Thoringe.

Celle année meisme que ces miracles avinrent, le duc de Thoringe qui avoit esté esleu en roy d'Alemaigne mourut. Les princes d'Alemaigne eslurent Guillaume de Hoslande contre la volenté l'empereur Federic. Le mois après ensuivant, archevesques, évesques et abbés s'assemblèrent à Pontigny[427], et levèrent le corps monseigneur Saint-Edme qui fu archevesque de Cantorbie et le mirent moult honnourablement en fiertre.

Note 427: Pontigny, village de Champagne à quatre lieues d'Auxerre, célèbre par son monastère de St-Edme ou Edmond.

XLII.

ANNEE 1248.

De la voie première que le roy fist Oultre-mer.

L'an de grace mil deux cens quarante et huit, le roy de France se mist à chemin pour aler oultre mer, et issi de Paris à grant procession qui le convoièrent jusques à Saint-Anthoine, le vendredi après la Penthecouste: il entra en l'églyse de l'abbaye et requist aux nonnains que elles priassent pour luy et que elles l'eussent en mémoire. De ce jour en avant il ne voult puis vestir robes d'escarlate né de brunette né de vair[428], né de couleur qui fust de grant apparisence; ainsois vestoit robe de camelin[429] brun ou de pers; né ne chaussa puis espérons dorés, né ne voult avoir selle dorée, né ne voult que le frain né le poitral fust de soie; et pour ce que sa selle, son frain et son autre hernois fust de mendre pris que celluy dont il usoit devant, il establi que l'aumosnier prist le surplus de l'argent pour donner aux povres. En la compaignie le roy estoit Robert conte d'Artois et Charles le conte d'Anjou, et le cardinal de Rome et moult d'autres prélas, et grant foison des barons de France. Son frère messire Alphons si demoura en la compaignie de la royne Blanche sa mère, pour garder le royaume, et s'estoit croisié; mais il fu accordé du roy et des barons qu'il demourast celle année en France.

Note 428: Né de brunette né de vair. Guillaume de Nangis dit: Vel panno viridi seu bruneto. Ce que nos anciens poètes appellent comme tous leurs contemporains: Le vair et le gris.

Note 429: Camelin, espèce de drap commun.—Pers, bleu.

Le roy et son ost passèrent parmi Bourgoigne, et alèrent à Lyon sus le Rosne par leur journées; et y trouva le roy lors le pape Innocent qui n'osoit aler vers Rome pour l'empereur Federic qui l'avoit en grant haine. Quant il orent parlé ensemble, le roy reçut sa benéiçon et se parti de Lyon, et vint à un chastel que on nomme la Roche du Glin[430]. Ceux du chastel furent si oultre-cuidiés qu'il robèrent une partie des gens du roy qui aloient devant pour faire garnison à ceux de l'ost[431]. Quant la nouvelle en vint au roy, il commanda que le chastel fust mis par terre et abatu; ceux de dedens furent pris et mis en fers et en liens, le chastel fu tout destruit el gasté. D'illec se parti le roy et fist tant qu'il vint au port d'Aiguemorte, et entra en mer le mardi après la feste saint Berthelemi. Et la contesse d'Artois qui avoit convoié le conte son seigneur, s'en retourna pour ce qu'elle estoit enceinte. Le roy se parti du port et ot moult bon vent, et les mariniers singlèrent à force d'aviron et alèrent à l'aide de Dieu tant que il vindrent à l'anuitier au port de Limeçon qui est en Chipre.

Note 430: Roche du Glin. Aujourd'hui Roche de Glun, village à trois lieues de Valence.

Note 431: Nangis ne dit pas que le seigneur de la Roche de Glun voulut butiner sur l'armée croisée, mais seulement qu'il avoit coutume de rançonner les voyageurs.

Le roy descendi de sa nef et entra en Chipre où il attendi tout l'yver pour attendre sa gent. Le roy de Chipre et pluseurs autres se croisièrent et promistrent au roy que il iroient avecques luy, et luy feroient aide de quanqu'il luy pourroient aidier et faire. Si comme le roy de France demouroit en Chipre, le soudan de Babilone estoit à Damas, et avoit mandé grant ost de Sarrasins pour aler sur les Crestiens d'Oultre-mer; si luy fist-on entendant que le roy de France venoit pour secourre la terre d'Oultre-mer, si se souffri[432] d'aler plus avant, et fist retourner sa gent. Ainsi comme le roy de France séjournoit en Chipre, pluseurs nobles hommes de son royaume moururent: si comme l'évesque de Biauvais, le conte de Montfort, le conte de Vendosme, Guillaume des Barres, Dreue de Mello, Erchambaut de Bourbon, le conte de Dreux et moult de bons et honnestes chevaliers jusques au nombre de deux cens quarante; et le conte Charles frère le roy fu moult forment malade d'une quartaine. L'en fist entendant au roy que il y avoit moult d'esclaves Sarrasins qui volentiers prenroient baptesme sé il luy plaisoit, en la terre de Chipre: Quant il le sot, il les fist tous baptisier, et les délivra de servitude et de chetivoison.

Note 432: Se souffri. S'abstint.

XLIII.

ANNEE 1248.

Des messages de Tharse qui vinrent parler au roy de France qui estoit en Chippre.

Entour la feste de Noel que le roy demouroit en la cité de Nicossie[433], vinrent à luy messages de par un baron de Tharse[434] qui avoit nom Eschartay[435] et apportoient lettres de par leur maistre, en la présence de frère Andrieu de Longjumel[436] qui cognut l'un des messages qui avoit nom David: car il l'avoit veu en l'hostel au roy de Tharse au temps qu'il y fu envoié en message, de par le pape Innocent. Le roy reçut les lettres qui estoient escriptes en arabi et en langue de Perse; si les fist contre-escripre et mettre en latin par la main frère Andrieu, et les envoya en France devers la royne Blanche sa mère. Les messages distrent que le grant roy de Tharse avoit pris le baptesme et estoit crestien, et pluseurs autres des barons de Tharse; et avoit bien trois ans et plus que il tenoit la foy crestienne; et disoient que pluseurs ans avoit jà passés que le prince Eschartay estoit crestien, et l'avoit envoié le grant roy de Tharse à moult grant foison de gens encontre Sarrasins, pour essaucier la foy crestienne; et que l'intencion et le propos du prince Eschartay estoit de faire proufit et honneur à tous ceux qui vouldroient aourer la croix; et de combatre soy à tous ceux qui seroient contre la foy crestienne anemis; et disoient que il désiroit moult la faveur et l'amour du roy de France, et qu'il avoit oï dire qu'il estoit en Chipre. Et encore disoit plus les messages, pour certaine chose, qu'il vouloit assiégier la cité de Baudas[437], pour ce que l'apostole des Sarrasins y demouroit et séjournoit; et devoit mouvoir dedens la feste de Pasques. Icelluy apostole estoit nommé Callife, et estoit coustumier de séjourner à Baudas, et faisoit souvent secours et aide au souverain de Babiloine; et fu par luy secourue Damiete quant elle fu assise du roy Jehan de Jhérusalem.

Note 433: Nicossie. Nicosie, capitale du royaume de Chipre.

Note 434: Tharse. Encore pour Tartarie. «Corruption,» dit M. A. Rémusat, «qui pourroit venir du nom de Tarsa, le pays des Ouïgours

Note 435: Eschartay. Le vrai nom de ce chef Tartare ou Mongol étoit Ilchi-Khataï, commandant de la Perse et de l'Arménie. On voit que M. Abel Rémusat, dans son excellent Mémoire sur les rapports des premiers chrétiens avec l'empire des Mongols (Mémoires de l'Institut, Acad. des Inscript., t. VII, p. 438.), n'avoit pas consulté un bon exemplaire des Chroniques de St-Denis, puisqu'il les accuse d'avoir nommé Eschartay roy des Tharses.

Note 436: Andrieu le Longjumel, l'un des moines que le pape avoit précédemment envoyés au grand Khan. (Voyez plus haut, Chapitre XXXVII.)

Note 437: Bagdad.

Quant le roy oï ces nouvelles, il en fu moult lie et reçut les messages liement, et leur fist amenistrer boire et mengier, et tout quanques mestier leur fu; le jour de Noel furent à la messe avecques le roy, et furent à sa court à disner, et se contindrent bien et honnestement.

La teneur des lettres au roy de Tharse qu'il envoia au roy de France fu tele:

«Par la puissance du très haut et souverain Dieu, messire Cham, roy et prince de pluseurs provinces, noble combateur du monde, glaive de la crestienté, deffendeur de la légion des apostres, au noble roy de France, sire et maistre des crestiens, salut. Nostre sire croisse ta seigneurie et ton royaume par long temps; ta volenté accomplisse en sa loy et en ce monde maintenant et tousjours. Dieu te doint conduit par la vertu divine, et ton peuple vueille garder par la sainte prière des prophètes et des apostres. Amen!

»Cent mille bénéiçons et cent mille salus te mande par ces lettres et te prie que tu reçoives en gré ce salut, car c'est moult grant chose que tel sire te mande salut. Et Dieu veuille que encore te puisse-je véoir. Le haut sire du ciel et de la terre octroie que nous puissons estre ensemble et que nous soyons tous d'un accort et d'une voulenté. Après ces salus, nostre intencion est de faire le proufit de la crestienté. Je pri et requier à Dieu que il doinst victoire à l'ost des Crestiens, et surmonte et abaisse tous ceux qui despisent la crois; vray Dieu esauce le roy de France et acroy sa haultesce si que chascuns le veoie! Nous voulons que par toutes nos seigneuries et nos poestés, que tous crestiens soient frans et hors de servage, et voulons qu'il soient tous quites de treus et de servage, et de toutes autres coustumes, et qu'il soient honnourés et gardés: nous voulons que les églyses destruictes soient refaictes, et que l'en sonne les cloches, et que tous crestiens si puissent aler et venir parmi nostre royaume. Et pour ce que Dieu nous a donné en ce temps qui ore est grace de garder la crestienté, nous avons envoié ces lettres par nos loyaux messages auxquiels nous adjoustons foy, David, Marc et Olphac, pour ce qu'il nous racontent bouche à bouche comme les choses se portent envers vous. Reçois nos lettres et nos paroles, car elles sont vraies; cil qui est roy du ciel vueille que bonne paix et bonne concordance soit entre les Latins et les Grieux, et entre les Armins, Nestoriens et Jacobins, et entre tous ceux qui aourent la croix; et requerons Dieu qu'il ne face division entre nous et les crestiens, et Dieu l'octroie. Amen!»

XLIV.

ANNEE 1248.

Coment Jehan de Belin envoia des lettres au roy de Chipre.

Unes autres lettres furent envoyées, un pou devant les lettres dessus dites, au roy de Chipre de par son serourge, esquelles il estoit contenu: «A mon seigneur Henry roy de Chipre, et à sa chière suer madame Ameline la roine, noble homme Jehan de Belin[438] son frère, connestable d'Armenie, salut. Sachiez, quant je fu meu pour aler en Tharse de par monseigneur le roy d'Armenie, Nostre-Seigneur m'a conduit sain et sauf jusques à une ville que on nomme Sance[439]; et vous fais assavoir que nous avons veu en la voie maintes estranges contrées. Nous laissasmes Ynde à senestre par devers Baudas, et méismes deux mois à passer toute la terre de ce royaume. Nous véismes moult de cités que les Tartarins avoient destruites et gastées, desquelles cités nul homme ne pourroit dire la grandeur né les richesses dont elles estoient plaines. Nous véismes plus de cent mil monciaux des gens du pays et de la contrée que les Tartarins avoient occis; et sé la grace de Dieu n'eust amené les Tartarins pour combatre aux Sarrasins, il eussent destruit toute la terre que les crestiens tenoient au royaume de Sirie. Nous passasmes une grant rivière qui vient de Paradis terrestre que l'en nomme Gyon, qui est large de l'un rivage à l'autre par l'espace d'une grant journée.

Note 438: Jehan de Belin, et mieux d'Ibelin. Mais notre chroniqueur entend mal ici le texte latin de Nangis qu'il traduit. Il falloit dire avec celui-ci: «A monseigneur Henry…., à sa chier suer Emmeline la royne, et à noble homme Jehan d'Ibelin son frère, le connétable d'Arménie salut.» Cette Emmeline, ordinairement nommée Stephanie, étoit soeur de Haiton, roi d'Arménie.

Note 439: Sance. Nangis: Sautequant. Tout cela, quoi qu'en ait écrit M. A. Rémusat, sent beaucoup la fourberie.

«Et bien vous faisons assavoir que des Tartarins est si grant plenté, que il ne pourroient estre nombrés par nul homme. Il sont laides gens de visage et divers; je ne vous pourrois deviser né dire la manière dont il sont, fors qu'il sont bons archiers et hardis. Bien à quatre mois passés que nous ne finasmes d'errer, et encore ne sommes-nous point emmi la terre au grant roy Cham. Si avons entendu, par certaines personnes, que puis que Cham, le grant roy de Tharse fu mors, que les barons et les chevaliers de Tharse qui estoient en diverses contrées mirent par l'espace d'un an à assembler, pour couronner le roy Cham qui maintenant règne; et à peines porent-il trouver place où il peussent estre tous ensemble. Aucuns d'eux estoient en Ynde et les autres en la terre de Thartar, et les autres au royaume de Roussie, et les autres en la terre de Saba, et de Insule[440] qui est la terre dont les trois roys furent qui vindrent aourer Nostre-Seigneur en Jhérusalem: et sont la gent de celle terre crestiens. Je fu en leur églyses, et y vi Nostre-Seigneur paint en la manière que les trois roys luy offrirent or, mirre et encens: et orent premièrement ceux de Tartar la foy crestienne par eux et par leur admonestement, et sont crestiens, et le grant roy de Tharse et pluseurs de ses princes. Et devant les portes des nobles hommes sont les églyses où l'on sonne les cloches selon les coustumes des Latins; si y sont les tables, selon la coustume des Grieux[441].

Note 440: Nangis dit: «In terrâ de Chatha, alii in Russiâ, et alii in terrâ de Chascat et de Tangath. Hæc est terrâ de quâ tres reges, etc.»

Note 441: Nangis dit seulement: «Et percutiunt tabulas.»

«Les crestiens Tartarins vont au matin premièrement aux églyses, et aourent Nostre-Seigneur Jhésucrist, et puis vont saluer le roy en son palais. Et sachiés que nous avons trouvé pluseurs des crestiens espandus par la terre d'Orient, et moult de belles églyses hautes et anciennes, qui ont été destruites par les Tartarins avant qu'il feussent crestiens; dont il est avenu que aucuns des crestiens d'Orient qui s'en estoient fuys en divers lieux, pour la paour des Tartarins, sont venus de nouvel au roy Cham qui maintenant règne; lesquiels il a receus à grant honneur, et leur a donné franchise et a fait crier à ban que nul ne soit si hardi qui leur face grief, né en parolle né en fait. En la terre d'Ynde que saint Thomas l'apostre converti à la foy crestienne, avoit un roy crestien que Sarrasins avoient déshérité et tolue la greigneure partie de sa terre: si vit bien que il perdrait le remenant de sa terre sé il n'avoit secours; si manda au grant roy de Tharse que il luy voulsist aidier à sa terre restorer contre Sarrasins, et volentiers luy feroit hommage, et devendroit son homme.

«Sitost que le roy de Tharse sot le propos au roy d'Inde, il manda les plus puissans hommes de son royaume, et leur commanda qu'il alassent secourre le roy d'Ynde et sa gent que Sarrasins avoient destruictes, et qu'il fussent en l'aide des crestiens de tout leur povoir et que il les amassent comme leur frères. Ceux se mistrent à la voie à tout grant compaignie de Tartarins, et vindrent en Ynde; le roy les reçut à grant joie, et les ala saluer parmi les tentes et puis s'en retourna à sa gent, et assembla son ost avec l'ost des Tartarins, et s'en vint contre Sarrasins qui l'attendoient en champ, car il ne cuidoient point qu'il eust Tartarins en son aide: si furent tous desconfis et mis à destruction, et véismes plus de quarante mil esclaves que le roy commanda à vendre.

«Et sachiez, très chière suer, que nous estions présens devant le roy de Tharse, quant les messages le pape vindrent devant luy, et luy demandèrent sé il estoit crestien. Après, il luy demandèrent pourquoy il avoit envoié sa gent pour occire crestien? et li respondi qu'il n'avoit point ce fait puis qu'il fu crestienné, mais il dit que ses devanciers avoient en commandement en leur loy qu'il occissent toute la mauvaise gent qu'il poussent trouver; et pour ce commandement vouldrent que l'en occist les crestiens, car il cuidoient que ce fussent mauvaise gent. Nostre sire vous gart! Sachiez que nous vous mandons toute la contenance et la manière des Tartarins, puis que nous nous venimes en la leur terre.»

XLV.

ANNEE 1248.

Coment le roy fist aucunes demandes aux messages.

Quant le roy ot oïes et entendues les lectres, il demanda aux messages le prince Eschartay, coment il sot qu'il devoit aler oultre mer? et il respondirent: «Pour ce que le soudan de Babiloine avoit envoié lectres au oudan de Moysac[442], esquelles il estoit contenu que le roy de France venoit sus Sarrasins, à moult grant ost et à moult grant navie; et qu'il avoit pris par force quarante nefs toutes garnies qui estoient au roy de France; et tout ce manda-il au Soudan de Moysac par fraude, et pour espoenter-le, car le roy n'avoit nient perdu à celle fois en mer: mais ainsi le mandoit-il pour ce qu'il n'eust nulle fiance au roy de France né en sa gent, car il pensoit bien que le soudan de Moysac désiroit moult à estre crestien. Et si tost comme le soudan de Moysac seut que le roy de France venoit sus Sarrasins, il le fist assavoir au Cham nostre maistre; et pour ceste raison nous a envoié le prince Eschartay à vous, pour ce que vous sachiez le propos des Tartarins qui est tel qu'il veut asségier la cité de Baudas et le calife des Sarrasins, en l'esté prouchain à venir; et vous mande le prince Eschartay que vous assailliez Égypte, si que le calife ne puist avoir secours de ceux d'Égypte.»

Note 442: Moysac. Mossoul.

Après ce que il orent dit et fourni de leur message, le roy leur demanda de leur manière. Et il dirent que le peuple des Tartarins estoit issu hors de sa terre, bien avoit quarante ans passés, et estoient si grant multitude qu'il n'est cité né chastel qui les péust soustenir né où il peussent demourer; ains sont en boscages et en pastures, où il entendent à nourrir leur bestes.

La terre dont il vindrent premièrement est loing de la terre où le grant roy demeure par l'espace de vingt journées, et a à nom celle terre Tartar, «pour laquelle nous sommes appellés Tartarins.» Et dirent les messages que le roy Cham avoit avec luy tous les haus princes de sa terre et si grant multitude de gent à pié et à cheval et si grant habundance de bestes que nul ne le pourroit nombrer. En paveillons et en tentes demeurent tousjours, car nulle cité ne les pourroit recevoir; et leur chevaux et leur bestes demeurent tousjours en pasture; car il n'ont orge né paille né autre chose qui peust souffire à leur bestes.

Les haus princes envoient leur fourriers devant, qui cherchent les terres et les contrées, et prennent ce qu'il treuvent, et mettent en leur seigneurie; et de tout ce qu'il ont pris envoient une partie au roy Cham et à ses barons qui sont en sa compaingnie, et l'autre retiennent pour eux soustenir. Si ont une ancienne coustume que quant le grant roy Cham est mort, les princes et les chevetains ont povoir d'establir nouvel roy; mais il convient qu'il soit fils ou nepveu de celluy qui devant est roy, et qui derrenièrement est mort, ou qu'il luy appartiengne de bien près. Et si disoient les messages que le roy qui les avoit envoiés, estoit issu de femme crestienne, et avoit esté fille de prestre Jehan, le roy d'Ynde; et par l'amonnestement de celle bonne dame et d'un évesque qui estoit nommé Thalassias, le roy des Tartarins et dix-huit autres princes avoient receu baptesme; et sont encore entr'eux mains haus princes et mains autres qui ne se veullent crestienner. «Et sachiez que le prince Eschartay par qui nous sommes ça venus est religieux de long temps, et n'est point du royal ligniée né, mais haut homme et puissant, et est en la contrée de Perse.»

Le roy demanda aux messages pourquoy le duc Baton avoit si villainement receu les messages le pape qui aloient au roy Cham; et il respondirent que le duc Baton estoit paien et avoit en son hostel Sarrasins qui estoient de son conseil: mais il n'a mais telle seigneurie coment il souloit avoir; ainsois a esté déposé et mis en la seigneurie et soubs la poesté au prince Eschartay.

Le roy demanda de rechief du soudan de Moisac, lequel Moisac est nommé ès anciennes escriptures Ninive. Les messages respondirent qu'il estoit fils de femme crestienne et qu'il aimoit et gardoit les festes des apostres et des martirs ainsi comme les crestiens, et n'obéissoit en nulle manière à la loy Mahommet. Et estoit son propos d'estre crestien né n'attendoit autre chose mais qu'il peust avoir l'accordance de aucuns des barons de sa terre.

XLVI.

ANNEE 1248.

Coment le roy envoia en Tharse.

Les choses dessus dictes oïes et entendues, le roy ot conseil qu'il envoiast, par ses propres messages, lectres, dons et joiaux au grant roy de Tarse, et au prince Eschartay, en telle manière que les messages qui iroient au prince retourneroient tantost qu'il auroient parlé à luy, et les autres iroient au grant roy Cham. Le roy entendi, par les messages, que le roy auroit moult chier une tente en laquelle il auroit une chapelle. Si en fist faire une moult belle d'escarlate vermeille, à pommeaux dorés, toute brodée de riches oeuvres; et fist portraire dedens coment les trois roys de Tarse aourèrent Nostre-Seigneur, et coment il receupt mort pour nostre rachatement; et tout ce fist-il faire pour mieux esmouvoir le prince Eschartay à la saincte foy crestienne. Et luy envoia avec tout ce du fust de la saincte croix; et en envoia une partie au prince Eschartay et l'amonnesta moult par ses lectres qu'il voulsist secourre et aidier la foy crestienne.

Les messagiers qui furent establis pour aler au roy de Tarse et au prince Eschartay furent deux frères meneur et deux prescheurs, et deux clers, et deux lais: et fu la chose commandée à frère Audrieu de Longjumel, comme maistre et chevetaine d'eux tous.

XLVII.

ANNEE 1248.

Coment le soudan de Babiloine se voult accorder au soudan de Halape par tricherie et decevance.

Le soudan de Babiloine oï dire certainement que le roy de France estoit en Chipre, et qu'il avoit avecques luy des plus nobles princes et des plus nobles hommes de la crestienté. Si se doubta forment[443] pour ce qu'il avoit haine au soudan de Halape. Si se mist à la voie, et s'en vint droit en Jhérusalem, et manda les chastelains de toute la contrée et leur demanda qu'il méissent garnisons ès chastiaux et ès forteresces de toute la contrée et de tout le pays, et leur dist bien qu'il se doubtoit moult de la venue au roy de France.

Note 443: Se doubta forment. Eut grant peur.

Quant il ot ces choses ordenées, il s'en vint vers les parties de Damas et manda au soudan de Halape et à tous ceux qu'il cuidoit que fussent ses anemis, si que il les peust avoir en son aide contre les crestiens; et conta au calife de Baudas et au Vieux de la Montaigne, le sire de Hassacis, coment le descort estoit entre luy et le soudan de Halape; et leur pria qu'il envoiassent prières et messages pour ce qu'il poussent accorder et pacifier ensemble. Oncques pour prière né pour chose qu'il seussent dire le soudan de Halape ne se voult accorder; si manda aux amiraux qu'il alassent asségier la cité de Camelle et qu'il se hatassent moult d'assaillir et de prendre la cité pour le temps d'yver qui approuchoit, et que tous ceux de dedens fussent mis en chetivoison s'il ne se rendoient. Les deux amiraux vindrent devant Camelle à tout moult grant gent et l'asségièrent de toutes pars.

Si comme il estoient devant la cité, une grant ravine d'eaue survint des montaignes en l'ost qui emporta grant partie de leur garnisons et de leur bestes, et eux meismes s'enfouirent. Bedouins qui bien virent leur dommage leur coururent sus et en prisrent assez et mistrent en leur prisons.

Quant les ravines d'eaues furent passées, les deux amiraux ralièrent leur gens et rassemblèrent, et s'en vindrent de rechief devant la cité. Le soudan de Halape qui bien sot leur contenance et leur méchief se hasta moult de venir sur eux à tout grant gent, né n'attendoit fors que la tempeste fust passée. Si luy vint au devant le message du Caliphe et luy monstra et dist et l'amonnesta de par son maistre qu'il fist paix au soudan; car moult de pertes et de dommages vendroit à la sarrasinne gent sé il ne s'accordoient ensemble, car crestiens venoient devers Occident pour destruire la loy Mahommet; et s'il avenoit que Sarrasins se combatissent les uns contre les autres, très grant confusion leur en pourroit venir et moult grant perte; et joie et proufit aux crestiens qui sont leur anemis. Oncques pour ce né pour chose qu'il sceust dire né sermonner, le soudan ne voult rien faire né soy accorder à la paix; et dist que tant comme ceux de Babiloine seroient en sa terre il ne s'accorderont d'icelle chose, et sé il ne laissoient le siège de Camelle il se combatroit à eux.

Quant le message au calife vit appertement qu'il ne pourroit faire la paix vers le soudan de Halape, si se parti de luy et s'en ala à ceux de Babiloine, et leur dist le péril où il estoient, et que le soudan de Halape venoit sur eux à grant plenté de gent. Tantost comme les amiraux entendirent les paroles du message au calife il s'en partirent de Camelle et retournèrent à grant perte de gent et d'autres choses à Damas où le soudan sejournoit griefment malade.

Après ce que le soudan fu alegié de sa maladie, il manda le maistre du Temple qui moult estoit son ami, et luy dist que moult luy savoit bon gré sé il povoit tant faire que le roy de France retournast en sa terre, et que trièves fussent données et jurées jusques à une pièce de temps entr'eux.

Le maistre du Temple respondi que volontiers il y mettroit paine. Lors manda ses messages et leur bailla lettres pour porter au roy de France; èsquelles lettres il estoit contenu que bonne chose seroit de faire paix au soudan de Babiloine. Quant le roy entendi les lettres, si luy desplut moult et aux barons de France. Et, si comme aucuns disoient, le maistre du Temple aimoit bien autant le proufit au soudan et son honneur, comme il faisoit au roy de France ou plus.

Tantost le roy manda au maistre du Temple par ses lettres authentiques que
il ne fust desoresmais si osé qu'il receust nul mandement du soudan de
Babiloine, sans especial mandement, né que parlement tenist de riens aux
Sarrasins qui appartenist au roy de France né aux barons.

Tant avoit d'amour entre le soudan et le maistre du Temple que quant il vouloient estre seigniés, il se faisoient seignier ensemble et d'un meisme bras et en une meisme escuelle. Pour tels convenances et pour pluseurs autres, les crestiens de Surie estoient en souspeçon que le maistre du Temple ne fust leur contraire; mais les Templiers disoient que celle amour monstroit-il et celle honneur luy portoit pour tenir la terre des Crestiens en paix, et qu'elle ne fust guerroiée du soudan né des Sarrasins.

XLVIII.

ANNEE 1248.

Des messages au roy d'Arménie envoiés au roy de France.

Le roy d'Arménie oï dire à certaine gent que le roy de France estoit en Chipre, si luy envoia deux évesques et deux chevaliers qui apportèrent dons, et présens et lettres. Il luy escripvoit qu'il mettoit son royaume tout entier à sa volenté. Le roy reçut les messages moult honnourablement, et entendi par eux qu'il avoit grant descort entre le roy d'Arménie leur seigneur et le duc d'Antioche. Et si avoit ce descort duré moult longuement, et requéroit le roy d'Arménie qu'il luy plust qu'il mandast au duc d'Antioche qu'il se voulsist accorder à faire paix; et de tous les contens qui estoient entr'eux, en toutes manières, le roy d'Arménie se mettoit sus le roy de France, et qu'il en voulsist ordonner tout à sa volenté.

Quant le roy ot entendu les messages, il manda au duc d'Antioche que ce n'estoit point bonne chose né honneste d'avoir descort entre les princes crestiens qui devoient estre d'une meisme volenté. «Pour laquelle chose nous vous prions que vous vous souffrez[444] de mener guerre contre le roy d'Arménie qui est de nostre foy et de nostre créance; et sé il a vostre terre adommagie ou fait autre dommage, il vous sera restoré par nous et par nostre conseil.»

Note 444: Vous vous souffrez. Vous laissiez, vous vous absteniez.

A la paix s'accorda le prince d'Antioche sus telle condicion que le bon roy de France luy presteroit cinq cens arbalestriers pour garder sa terre et deffendre contre ceux de Turquie qui par maintes fois l'avoient assailli et grevé.

XLIX.

ANNEE 1248.

Coment descort mut entre le visconte de Chasteaudun et les mariniers.

Sitost comme les messages au roy d'Arménie se furent partis du roy, le déable qui tousjours het paix et amour, mist descort et contens entre le visconte de Chasteaudun et les mariniers qui devoient l'ost conduire outre mer; et se mellèrent la gent du visconte aux mariniers, et s'entre férirent de cousteaux tranchans et d'espées, et en y ot de bleciés et mors, entre lesquiels deux Genevois[445] furent occis les plus grans maistres d'eux tous. Le cri et la noise en vint devant le roy qui en fu moult couroucié et commanda que on alast à eux, pour eux départir, à tout quatre mille hommes bien armés; ceux se boutèrent parmi eux et les départirent à moult grant paine, tant estoient eschaufés les uns contre les autres.

Note 445: Genevois. Génois.

Le visconte sot bien que sa gent avoient mespris, si se doubta moult du roy et prist conseil au conte de Montfort pour passer en Acre à toute sa chevalerie; mais le conte ne luy loa point sans le congié du roy: et quant le roy sot ce, il luy manda qu'il ne fust si osé qu'il passast oultre, car par telle achoison se pourroit l'ost despartir et dessevrer, et la voie qu'il avoit emprise en seroit empeschiée; mais il feroit tant qu'il les accorderoit, et qu'il sauroit lesquiels avoient esté cause du contens; et que l'en se mist du tout sus le cardinal. A ce s'accordèrent les Genevois et promistrent, sus paine de trois cens mars d'argent, qu'il se souffreroient à jugier à la cour au roy de France du contens et du descort meu entr'eux et le visconte de Chasteaudun.

L.

ANNEE 1248.

Coment le roy manda galies pour passer oultre mer.

Quant le visconte fu accordé aux Genevois, le roy de France envoia en Acre et ès autres cités sus mer pour avoir nefs et vaissiaux en quoy il peust passer oultre. Mais ceux qu'il y envoia n'y porent riens faire; car en ce point moult grant descort estoit entre les Genevois et les Pisains, et fu occis le maistre des Genevois d'un javelot: et si n'avoit trop grant descort d'autre part entre le bailli de Chipre et les Veniciens. Les messages s'en retournèrent sans autre chose faire et racontèrent ce que il avoient trouvé.

Quant ces messages furent retournés et ne porent nient faire, le roy envoia le patriarche de Jhérusalem et l'évesque de Soissons et le connestable de France; et puis leur commanda qu'il fissent une bonne paix des Genevois et des Pisans; et endementiers que les messages s'en alèrent vers Acre pour trouver navie, le roy fist faire petites naceles pour prendre terre quant il vindrent près. Celle journée qu'il furent commenciées à faire l'en prist deux espies qui confessèrent que le soudan de Babiloine les avoit envoiés là pour empoisonner le roy et tout son ost; et estoit leur propos de mettre le venin ès garnisons que on devoit trousser ès nefs.

LI.

ANNEE 1249.

Coment le roy entra en mer pour passer en Damiete.

Après deux mois passés, les messages le roy cerchièrent tant qu'il trouvèrent bonnes nefs et appareilliées, et les envoièrent au roy dont les barons furent moult lies, car il leur ennuioit forment de tant séjourner en Chipre. Lors s'assemblèrent les bavons de toutes pars, et les pélerins qui avoient sejourné ès isles entour Chipre toute la saison d'yver. Sitost comme les garnisons furent faites et le roy deust entrer en mer, il manda les maistres mariniers et leur commanda que tous s'adressassent d'aler au port de Damiete.

Lors entrèrent tous en mer et se seignèrent et se commandèrent à la grace de Dieu; et les mariniers drescièrent voiles et aprestèrent leur cordes et leur gouvernaux et leur ancres.

LII.

ANNEE 1249.

Coment le roy de France retourna pour le temps.

L'an de grace mil deux cens et quarante-neuf se parti le roy du port de Nimeçon[446] à moult grant compaingnie de bonne gent. Les maistres mariniers singlèrent et se boutèrent en haute mer; le vent se tourna contre eux et les bouta arrières vers Chipre à une cité qui estoit nommée Paffons[447]. Et illec s'arrestèrent par l'espace de trois milles[448] pour le vent qui estoit assouagié[449], mais il ne demoura guaires qu'il commença à enforcier, et les mena au port de Nimeçon dont il estoient partis. Si comme il furent retournés au port de Nimeçon contre leur volenté, le prince de la Morée[450] assembla à eux, qui venoit en l'aide le roy pour secourre la terre d'Oultre-mer, et le duc de Bourgoingne qui avoit tout l'yver séjourné à Rome[451]; lors atendirent les uns les autres, pour ce que les nefs s'estoient espandues en divers lieux par la force du vent, et qu'il furent tous assemblés.

Note 446: Nimeçon. Limissol.

Note 447: Paffons. L'ancienne Paphos; aujourd'hui Baffo.

Note 448: Trois milles. Je pense qu'il faudroit lire trois nuits.

Note 449: Assouagié. Calme. Joinville ajoute que la flotte des croisés fut dispersée, et qu'une grande partie des vaisseaux fut jetée sur les rivages de Saint-Jean-d'Acre.

Note 450: Le prince de la Morée. Guillaume de Villehardouin.

Note 451: A Rome. Nangis dit: «In partibus Romanis.» Ce doit être une faute de copiste, pour In partibus Romaniæ. Joinville est ici, dans tous les cas, plus exact en disant: «Qui avoit séjourné en Morée.»

L'endemain au matin que le vent ne fu de riens contraire, les mariniers drecièrent leur voiles et se mistrent au chemin; et commencièrent à sigler à voiles estendues, et le vent se féri dedens qui les commença si tost à mener qu'il sembloit qu'il volassent droitement en l'air.

Le jour de la Trinité, se partirent les pélerins du port de Nimeçon et errèrent si hautement et si hastivement que le vendredi au soir[452] il apperceurent la terre d'Egypte et choisirent la cité de Damiette. Là s'en alèrent au plus droit qu'il porent et se hastèrent moult de prenre port. Mais il trouvèrent grant foison de Sarrasins qui leur contredirent le port, et se tindrent tous serrés et rengiés sus une rivière qui vient devers Paradis terrestre que on appelle Nilus, qui illec endroit chiet en mer assez près du port de Damiete. Et se mistrent tantost les Sarrasins en galies et en barges pour aler contre eux. Le roy prist conseil à ses barons qu'il pourroit faire? Si fu accordé qu'il se tendroient en leur nefs jusques à lendemain. Sitost comme il fu ajourné[453], il prisrent, malgré les Sarrasins, terre en une isle où le roy de Jhérusalem[454] avoit autrefois pris port quant il vint asseoir Damiette.

      Note 452: Vendredi. Joinville dit le jeudi après la Penthecouste.
      Mais le texte de Joinville est dans cet endroit évidemment corrompu;
      il faudroit lire: L'endemain DE LA TRINITE, au lieu DE LA
      PENTHECOUSTE.

Note 453: Fu ajourné. Le jour fut venu.

Note 454: Jean de Brienne.

Les barons s'armèrent et toute leur gent, et entrèrent en galies et en barges; le roy fu en une petite galie avec le cardinal qui tenoit le fust de la saincte croix moult hautement et dignement. En une autre galie qui aloit devant le roy estoit l'enseigne de saint Denys en France; et les frères le roy furent tout entour avironnés de grant plenté de chevaliers, de sergens d'armes et d'arbalestriers. Si comme il approchièrent près de terre, il se lancièrent en leur anemis; et les Sarrasins sajettes et dars leur lancièrent et javelos espessement; et quant vint à l'approuchier, il les férirent des lances et des glaives, et firent tant les barons qu'il furent joings ensemble, et reculèrent les Sarrasins, et fu grant l'occision et l'abatéis de Turs et de chevaux, sans point de dommage des barons. Et furent occis aucuns grans maistres des Sarrasins, si comme le postat[455] de Damiete et deux amiraux, et moult grant foison de piétaille.

Note 455: Le postat. Sans doute pour Podestat. «Capitaneus.»

En celle bataille ne fu point le soudan de Babiloine qui estoit venu des parties de Damas, et se tenoit à un mille de Damiete, pour ce qu'il estoit enferme de son corps. Quant la desconfiture fu faicte et celle occision, la navie des barons prisrent toute la rivière de Nilus, et estoupèrent toute l'entrée, et prinrent des galies des Sarrasins ce qu'il en porent avoir, et les autres s'enfouirent contremont la rivière.

Après ce qu'il s'en furent fouys, le roy et les barons firent tendre leur tentes et leur paveillons sus le rivage, et se reposèrent celle nuit et le dimenche toute jour et toute nuit; et fu commandé que les garnisons et les chevaux descendissent à terre et venissent en l'ost.

LIII.

ANNEE 1249.

Coment Damiete fu prise des gens au roy de France.

Les Sarrasins de Damiete furent si espoventés que si comme les barons de France entendoient à eux logier, il attendirent tant qu'il fu anuitié, et puis s'en issirent de la ville celéement et boutèrent le feu dedens. Quant la gent de France l'apperceurent, si coururent celle part vers la cité et entrèrent dedens parmi un pont de nefs que Sarrasins n'orent point loisir de despecier, et regardèrent environ la ville et apperceurent bien que Sarrasins s'en estoient fouis; si le firent assavoir au roy. Et quant il le sot il fist mettre toute sa garnison par toute la cité, et fist tendre ses trefs et ses paveillons plus près de la cité. Moult grant garnison y trouvèrent, et si en avoient Sarrasins assez porté ens, et le feu en avoit d'autre part gasté moult grant partie.

La cité estoit forte de murs et de hautes tours avironnée, et la rivière de Nilus qui tout entour couroit; et si avoit esté enforciée puis que le roy de Jhérusalem l'avoit prise. Le roy commanda que la cité fust délivrée des charoingnes d'hommes et de bestes et d'autres ordures. Quant la cité fu délivrée des ordures, le légat et le patriarche, et les évesques et tout le clergié qui présens estoient, entrèrent à procession en la cité, chantans la louenge de Dieu; et le roy ala après, tout nus piés, et les barons et le peuple, moult dévotement.

Le légat vint premièrement à la mahommerie, et en fist jetter les faulx ymages qu'il y trouva, et réconcilia la place en l'honneur Nostre-Dame-Saincte-Marie, et chanta une messe de Nostre-Dame. Le roy demoura tout l'esté en la ville jusques à tant que la rivière de Nilus fust retraicte, qui celle année fu si grant qu'elle pourprenoit toute la terre et toute la contrée. Autresfois avoit-elle grevé le roy Jehan de Jhérusalem quant il prist Damiete.

Si comme le roy demouroit en Damiete, deux messages vindrent devant luy et luy dirent que le conte de Poitiers venoit au plus tost qu'il povoit, et qu'il estoit entré en mer le jour saint Jehan-Baptiste, avec la contesse d'Artois qui venoit avec luy pour veoir son seigneur. Après ce, ne demoura guaires que les messages furent venus, que le conte de Poitiers et la contesse d'Artois arrivèrent au port de Damiete, et alèrent les barons contre eux et les receurent à grant joie.

LIV.

ANNEE 1249.

Coment le roy ala à la Maçoure.

Entour la feste de la Toussains, le roy de France et les barons prisrent conseil d'aler à la Maçoure. Si appareillièrent leur ost parmi la rivière de Nilus et par terre, et s'en issirent de Damiete le vingtiesme jour de novembre, contre Sarrasins qui les attendoient d'autre part devant un chastel nommé la Maçoure. Si comme l'ost des barons aloit celle part, Sarrasins les commencièrent à costoier et leur commencièrent à lancier et à traire et saillir à eux, en reculant ainsi comme en fuiant, et puis si retournoient sus eux, et les féroient de dars et de javelos.

En ceste manière souffrirent grans assaux les barons; mais ce ne fu pas sans grant occision des Sarrasins. Tant alèrent les barons qu'il vindrent devant la Maçoure; si n'en porent approchier pour une rivière qui estoit entre la ville et l'ost des François qui Thaneos[456] a nom, et chiet assez près d'illec en la rivière de Nilus. Si tendirent leur tentes et leur pavillons entre ces deux rivières et pourprirent toute la terre. Si comme il estoient illec hebergiés, nouvelles leur vindrent que le soudan de Babiloine estoit mort; mais avant qu'il mourust, il manda son fils qui estoit ès parties d'Orient qu'il venist hastivement en Egypte. Quant celluy-ci oï le commandement de son père, si se mist à la voie et vint à luy. Si tost comme il y fu, le soudan manda tous les plus puissans hommes de sa terre et leur requist que il feissent féaulté et hommage à son fils, et il luy promistrent et jurèrent. Le soudan, qui senti la mort, bailla son ost à conduire à un amiraut qui avoit nom Farhadin.

Note 456: Thaneos. Le canal d'Acmoun-Taneos. (Voyez la description des lieux dans la Correspondance d'Orient, tome 5, p. 370 et suiv.)

LV.

ANNEE 1250.

Coment François passèrent Thaneos.

En celle place se combattirent les François par mainte fois contre les Sarrasins et en occirent assez et jetèrent en la rivière de Nilus qui est parfonde et roide. Et pour ce que il ne povoient à eux approchier, il firent une chauciée par dessus la rivière de Thaneos pour ce qu'elle estoit parfonde, si que il peussent plus légièrement avenir aux Sarrasins. Les Sarrasins, qui d'autre part furent, mirent grant peine à despécier la chauciée, et à destruire par engins que il drescièrent; et despecièrent un chastel de fust que les barons avoient drescié sus le pas de la chauciée, si que il ne pouvoient passer oultre né à pied né à cheval.

Si comme il estoient en moult grant pensée coment il passeroient oultre, un Sarrasin leur dist qui avoit esté pris en l'ost, qu'il pourroient bien passer oultre par une voie qu'il leur montra assés près de la chauciée qu'il faisoient. Lors s'en vindrent au pas que le Sarrasin leur monstra et passèrent tout oultre à grant paour qu'il ne feussent noiés, pour le rivage qui estoit mol et plain de fange et de boe, et vindrent droit à la chauciée où les Sarrasins avoient drescié leur engins pour rompre la chauciée.

Quant les Sarrasins les apperceurent qui garde ne s'en donnoient, si furent tout esbahis et tournèrent en fuie. Les barons alèrent après eux et occirent tous ceux qu'il porent atteindre, entre lesquels fu Farhadin occis, qui estoit maistre capitaine de leur ost. Après ce qu'il les orent ainsi chaciés, il retournèrent aux tentes des Sarrasins et occirent tous ceux qu'il y trouvèrent, et puis retournèrent à la Maçoure et se desclorent[457] et espandirent parmi les champs. Quant les Sarrasins de la Maçoure virent leur sote contenance, si prisrent force en eux et retournèrent sus les barons et les enclosrent et avironnèrent de toutes pars, et en occistrent grant foison.

Note 457: Desclorent. Débandèrent.

Le conte d'Artois vit que les portes de la Maçoure estoient ouvertes: si tourna celle part luy et un chevalier du Temple, et se bouta dedens la ville; mais il fu tantost occis que oncques puis ne peut-on savoir qu'il fu devenu.

Celle journée fu dure et aspre aux barons: car Sarrasins leur lancièrent quarriaux et sajetes espessement, ainsi comme sé ce feust pluie: mais tant se tindrent jusques à heure de nonne qu'il vainquirent l'estour et enchacièrent les Sarrasins par l'aide des arbalestriers.

Quant Sarrasins furent chaciés du champ, les barons se recuellirent ensemble, et mirent leur très et leur paveillons delez les garnisons aux Sarrasins qu'il avoient gaigniées, et se reposèrent illec toute la nuit et le demourant du jour. L'endemain firent un pont de fust pour venir à eux ceux qui estoient de l'autre part de la rivière de Thaneos. Quant le remenant de la gent fu oultre passé, si drecièrent leur tente tout environ le roy, et firent lices et clostures entour leur paveillons des engins aux Sarrasins pour estre plus asseurs. Nouvelles alèrent par tout le païs environ que ceux de la Maçoure estoient assis des crestiens; si commencièrent à venir de pluseurs parties en l'aide des Sarrasins; si s'assemblèrent ensemble et vindrent jusques aux lices et commencièrent à assaillir à grant esfort et espoventable.

Les barons s'aprestèrent d'eux deffendre, et ordenèrent leur batailles et se férirent en eux viguereusement, tant que il les firent reculer et retourner en fuie vers la Maçoure, et les chaçièrent de si près que il en occirent et prisrent des plus hardis et des miex renommés.

LVI.

ANNEE 1250.

Coment François se partirent de la Maçoure.

Ne demoura pas moult que le fils au soudan, qui mandé estoit devant la mort son père des parties d'Orient où il séjournoit, vint à l'encontre et arriva à la Maçoure à grant foison de Sarrasins. Quant ceux de la Maçoure sorent sa venue, si sonnèrent li cors et buisines et tabours, en alant contre luy; et le receurent à grant joie et liement comme seigneur. Pour la venue de luy crut et enforça moult la puissance des Sarrasins; et aux pelerins avint tout le contraire, car une pestilence de diverses maladies et mortalité tout commune avint lors aux hommes, aux bestes et aux chevaux, dont il furent si domagiés que pou en y avoit qui se peussent aidier. Et avecques ce qu'il estoient si tourmentés de diverses maladies, orent-il souffraite de viandes si que pluseurs defailloient pour faim; car les vaisseaux ne povoient venir parmi la rivière, né rien apporter par devers Damiete pour les Sarrasins qui leur aloient encontre; et prisrent deus vaissiaux qui apportoient grant foison de vitaille et moult d'autres biens, et occisrent tous ceux qui dedens estoient. Si que viandes faillirent ainsi comme du tout, et soustenance aux chevaus. Si chéirent en desconfort et en grant paour. Adonc levèrent le siège devant la Maçoure et se misrent au retour vers Damiete.

LVII.

ANNEE 1250.

Coment le roy fu prins à la Maçoure.

Si comme le roy de France et sa gent estoient au chemin pour retourner à Damiete, Sarrasins s'aperceurent qu'il laissoient le siège. Si s'armèrent et commandèrent que tous ceus qui porroient armes porter ississent hors, pour les pelerins desconfire; et s'en vindrent à eus si grant plenté de gent d'armes que à peine povoient estre esmés[458]. Le roy né sa gent qui estoient foibles et malades ne se porent deffendre contre si grant gent. Et leur fu fortune si contraire que tous furent pris et une grant partie occis. Mais ce ne fu pas sans grant bataille. Devant le roy estoit un sergent d'armes que l'en appeloit Guillaume du Bourc-la-Royne, qui tenoit entre ses poins une grant hache et faisoit si grant abatéis et si grant occision que tous les Sarrasins estoient esbahis de sa grant force. Le roy li commença à crier à haute voix qu'il se rendist; car il doubtoit moult que si bon sergent ne fust occis. Et népourquant jà ne fust eschapé sé ne fust un crestien renoié qui li dist en Anglois qu'il se rendist et il li sauveroit la vie.

Note 458: Esmés. Estimés.

Tant férirent et chaplèrent Sarrasins sus Crestiens que tous furent pris. Le roy estoit si malade qu'il ne se povoit soustenir; si fu porté entre bras avironnés de Sarrasins à la Maçoure. Quant vint vers vespres, le roy demanda son livre pour dire vespres si comme il avoit acoustumé, mais il n'y trouva nul qui luy peust baillier, car il estoit perdu avec le harnois. Si comme il pensoit, dolent et triste, le livre fu aporté devant luy, dont ceux qui environ luy estoient se merveillèrent moult.

De toute la gent au roy de France qui avec luy estoient alés à la Maçoure, n'eschapa fors le cardinal de Rome qui un pou devant s'en estoit parti; et ceux qui cuidèrent eschaper parmi la rivière furent tous pris, et tous leur galies et les biens qui dedens estoient; et occirent les Sarrasins tous les malades qu'il trouvèrent, et pluseurs en desmembrèrent à grans hachie et à grant douleur.

LVIII.

ANNEE 1250.

Coment le soudan requist le roy de pais.

Quant Sarrasins orent pris le roy de France et toute sa gent, si leur firent moult de despit, et leur crachièrent ès visages, et pissèrent sus eux et sus le signe de la croix et défoulèrent aux piés. Et quant il les orent bien batus et laidis, il les envoièrent en diverses prisons. Le roy estoit si malade que ses gens avoient petite espérance de sa vie; si luy donna Dieu si grant grace, que le soudan fist prenre garde de luy par ses mires, et luy fist administrer quanqu'il vouloit tout à sa volenté.

Tant ala le temps avant que le roy tourna à guérison et qu'il respassa de sa maladie. Et si tost comme il fu guari, le soudan le fist requerre de paix et de trièves ainsi comme par menaces, et requist que Damiete luy fust rendue avec toute la garnison que sa gent y avoient trouvée; et que tous les coux, dommages et despens qu'il avoient fais dès le jour que Damiete fu prise luy fussent rendus et restablis.

Adonc parlèrent ensemble de raençon et de faire paix en la manière qui s'ensuit: c'est assavoir que le roy seroit délivré et tous ceux qui avec luy estoient venus en Egypte, et tous autres crestiens de quelque nacion que il fussent, dès le temps Quaimel[459] qui fu soudan et aieul de cestui soudan, qui donna à son temps trièves à l'empereur Federic, et les metroit hors de prison et délivreroit frans et quites de tous empeschemens. De rechief que toutes les terres que les crestiens tenoient au royaume de Jhérusalem il tendroient paisiblement et auroient trièves de Sarrasins jusques à dix ans. Et pour ces convenances faire fermes et estables, le roy estoit tenu de rendre Damiete et huit mille besans sarrasinois; par tel convent que le roy délivreroit tous les Sarrasins qu'il avoit pris en Egypte, depuis le temps qu'il y estoit venu, et tous les autres Sarrasins qui avoient esté pris puis le temps l'empereur Federic. Avec tout ce, il fu accordé que tous les biens et les meubles que le roy avoit laissiés en Damiete et tous les barons seroient sauvés et seroient dessoubs la garde au soudan et en sa deffense, jusques à tant qu'il fussent conduis en la terre des crestiens. Et tous les enfermes crestiens et les autres qui demourroient, pour leur biens oster de Damiete seroient asseurs, et aussi se pourroient partir touteffois qu'il vouldroient, sans empeschement, ou par mer ou par terre, et leur donroit le soudan sauf conduit jusques en la terre des crestiens. Si comme ces choses furent affermées par serment et acordées, le soudan ala disner en sa tente ainsi comme environ tierce.

Note 459: Quaimel. Malek-Kamel.

Ainsi comme il fu levé de disner, aucuns amiraux[460] luy vindrent au devant, et luy lancièrent coustiaux et espées et le navrèrent mortelment, et puis le boutèrent contre terre et le détrencièrent en plusieurs pièces, devant tous les amiraux de son ost; mais ce ne fu point sans l'accort de la greigneur partie.

Note 460: Amiraux. Ce mot a toujours ici le sens de baron, capitaine, seigneur. On sait que c'est le mot arabe, emir, maître avec l'addition de l'article al, qui précédoit le nom spécial de l'office.

Quant l'aventure fu ainsi avenue, les amiraux qui avoient le soudan occis vindrent à la tente le roy tous eschaufés d'ire et de courroux, et levèrent les espées toutes sanglantées sur sa teste, et puis luy appuièrent aux costés ainsi comme s'il le voulsissent occire, et luy dirent qu'il leur promist à tenir fermement les convenances qu'il avoit promises au soudan; et firent moult grans menaces de luy et de ses barons, s'il ne rendoit tantost Damiete, si comme il l'avoit promis.

Celluy qui avoit occis le soudan, qui Julian avoit à nom, vint au roy l'espée traitte et ensanglantée, et lui dist qu'il le féist chevalier, et que moult bon gré l'en sauroit. Le roy luy dist que jà ne le feroit chevalier sé il ne vouloit estre crestien; et, sé il se vouloit accorder à estre crestien, il le feroit chevalier, et l'emmenroit en France, et luy donroit greigneur terre qu'il ne tenoit, et plus grant seigneurie; et Julian respondi qu'il ne seroit jà crestien.

Aux convenances affermer en la manière que le roy l'avoit accordé et promis au soudan, vouldrent les Sarrasins qu'il mist en ses lettres qu'il renioit Dieu le fils de la vierge, s'il ne tenoit convenant de ce qu'il prometoit; et les Sarrasins metoient en leur lettres qu'il renieroient Mahommet et sa loy et toute sa puissance, sé il faisoient riens contre les convenances dessus dictes. Pour chose qu'il sceussent dire né faire ne s'i voult le roy accorder.

Lors dist un amiraut: «Nous nous merveillons comme tu soies nostre esclave et nostre chaitif, coment tu oses parler si baudement; saches, sé tu ne t'y accordes, je te occiray tout maintenant?» Le roy respondi: «Le corps de moy pourrez occire, mais l'ame n'occirez vous jà.» A la parfin furent les convenances jurées à tenir fermes en la manière qu'elles avoient esté accordées entre le roy et le soudan; puis assignèrent jour quant les prisonniers seroient rendus et Damiete délivrée. Bien est vérité que à rendre Damiete ne s'accorda pas légièrement le roy; mais il luy fu bien dit et monstré par aucuns sages hommes que il ne la pourroit tenir longuement sans estre perdue. Au jour qu'il fu déterminé, Damiete fu rendue aux amiraux, et il délivrèrent le roy, et ses frères, et les barons, et les chevaliers de France, de Jhérusalem et de Chipre, et de toutes autres contrées, fors aucuns qu'il retindrent qui estoient en divers pays en prison.

LIX.

ANNEE 1250.

Coment le roy se parti de la terre d'Egypte.

Toutes ces choses ainsi avenues comme nous avons devisé, le roy se parti d'Egypte, et les barons et les autres qui avec luy furent délivrés, et laissièrent certains messages en Damiete pour recevoir les chetifs emprisonnés, et pour garder les biens qu'il y avoient laissiés; car il n'avoient pas souffisament navie où il les en peussent tous porter. Le roy et les barons vindrent en Acre dolens et courrouciés pour la perte que il avoient faicte. Si prist le roy une partie de sa gent et les envoia en Egypte pour délivrer les prisonniers des mains aux Sarrasins, mais il leur fu respondu qu'il auroient avant parlé ensemble.

Pour ceste raison demourèrent grant temps en Babiloine en espérance d'avoir les prisonniers. A la parfin avint que de douze mille que vieux que jeunes, les amiraux ne rendirent que trois mille; ainsois prisrent les autres, si les apointèrent de glaives et d'espées parmi les costes, et leur firent les piés ardoir, si que il reniassent la foy crestienne et se tournassent à Mahommet et à sa loy; par le tourment que il receurent les pluseurs renoièrent Dieu et sa douce mère et se tournèrent du tout à la loy Mahommet. Les autres qui furent très bons champions et vertueux, et très fors en la foy crestienne se tindrent forment en leur propos, tant qu'il souffrirent mort et conquistrent la vie pardurable sans fin et la couronne de gloire.

LX.

ANNEE 1250/1251.

Coment le roy s'en voult retourner en France.

Le roy fist apprester sa navie, car il cuida certainement que les amiraux luy tenissent son convenant; mais les messages qui retournés furent de Babiloine, luy contèrent la faulseté des Sarrasins, et que eux avoient bien entendu qu'il ne tendroient foy né serement qu'il eussent en convenant, et que il n'avoient délivré que la tierce partie des prisonniers crestiens. Quant il oï ce, si en fu forment courroucié et requist conseil qu'il pourroit faire de celle besoingne? si luy loèrent les barons qu'il ne partist point si tost de la terre d'Oultre-mer; car elle seroit en greigneur péril que elle n'estoit avant qu'il y venist; et pour ce que les prisonniers seroient sans aucune espérance et se tendroient ainsi comme du tout perdus, si que sa demeure pourroit faire grant bien à toute la terre saincte; et meismement pour le descort qui estoit entr'eux, c'est assavoir entre ceux de Babiloine et le soudan de Halape; car le soudan de Halape avoit jà pris Damas et pluseurs autres chastiaux qui estoient en la seigneurie de Babiloine.

Quant le roy oï telles parolles, si ama mieux à demourer que de prendre repos né aisement en son royaume, et manda son frère le conte de Poitiers et luy commanda qu'il alast garder le royaume de France avec la royne Blanche sa mère, qui moult le gardoit sagement[461].

Note 461: Dans le Romancero François, page 100, j'ai publié une chanson dont je rapportois la composition au règne de Philippe-Auguste. Je me suis trompé: elle exprima certainement les sentimens des barons françois après la délivrance de saint Louis, alors que cet excellent prince penchoit à retourner immédiatement en France. Elle est si belle et vient si parfaitement en aide au texte des Chroniques de Saint-Denis, qu'on me pardonnera de la reproduire ici:

I.

      Nus ne porroit de malvaise raison
      Bone chanson né faire né chanter:
      Por ce n'i vueil mettre m'intencion,
      Que j'ai assez altre chose à penser.
      Et nonpourquant, la terre d'Oultre-mer
        Voi en si très grant balance,
      Qu'en chantant vueil prier lou roy de France
      Que ne croie couairt né losengier
      De la honte Nostre-Seignor vengier.

II.

      Ah! gentis rois, quant Diex vos fist croisier,
      Toute Egipte doutoit vostre renom;
      Or perdés tout quant vos volés laissier
      Jhérusalem estre en chaitivoison.
      Quar quant Diex fist de vos élection
        Et signor de sa venjance,
      Bien déussiés monstrer vostre poissance
      De revengier les mors et les chaitis
      Qui por vous sont et pour s'amor occis.

III.

      Rois, s'en tel point vos metés el retour,
      France dira, Champaigne et toute gent
      Que vostre los avez mis en tristour
      Et que gaignié avés moins que nient.
      Que des prisons qui vivent à tourment
        Déussiés avoir pesance,
      Et déussiés querre leur délivrance;
      Quant por vous sont et por s'amor occis,
      C'est grans pechiés sé les laissiés chaitis.

IV.

      Rois vos avés trésor d'or et d'argent,
      Plus que nus rois n'ot onques, ce m'est vis;
      Si en devés donner plus largement
      Et demorer, pour garder cest païs;
      Car vos avés plus perdu que conquis.
        Si seroit trop grant viltance
      De retourner à tout la meschéance;
      Mais demorés: si ferés grant vigour,
      Tant que France ait recovré s'onnour.

V.

      Rois, vos savès que Diex a pou d'amis,
      Né onques-mais n'en ot si grant mestier:
      Quar por vous est cist peuple mors ou pris,
      Né nus, fors vous, ne l'en puet bien aidier.
      Que povre sont li altre chevalier,
        Si crement la demorance.
      Et s'en tel point lor faisiés défaillance,
      Saint et Martir, Apostre et Innocent
      Se plainderoient de vous au Jugement.

LXI.

ANNEE 1251.

De la mort l'empereur Federic et Henry son fils.

Celle année meisme avint que l'ainsné fils l'empereur Federic qui Henry avoit nom fu forment courroucié de ce que son père estoit déposé de l'empire; si assembla grant ost de Guibelins pour destruire et empirier le siège de Rome. Si comme il fu acheminé pour aler vers Rome, une fièvre continue le prist dont il mourut; quant il fu mort sa gent n'orent point de seigneur, si en retourna chascun en sa contrée. L'empereur fu moult affoibloié de la mort Henry son fils: si s'en ala en Puille à Mainfroy son fils de bast, et commença à attraire les barons à soy et leur monstra signe d'amour, et leur requist qu'ils fissent de Mainfroy leur seigneur, et leur monstra moult de exemples qui estoient à la confusion de l'églyse de Rome.

Si comme il machinoit contre le pape Innocent, une reume luy descendi en la gorge qui luy estoupa les conduis, si qu'il ne pot avoir s'alaine et mourut. Quant le pape sot certainement que l'empereur estoit mort, si se parti de Lyon et vint à Rome; et puis d'illec à une cité que on nomme Anengne[462]: et illec séjourna une pièce, car il n'osa aler plus avant vers Puille pour la doubtance de Mainfroy, le prince de Tarente. Nouvelles vindrent à Conrat que son père l'empereur Federic estoit mort et son frère Henry, si luy fu avis que la terre luy devoit appartenir, si se fist faire chevalier et espousa la fille au duc de Bavière.

Note 462: Anengne. Agnani.

Après ce qu'il l'ot espousée, il séjourna une pièce de temps avec sa femme, et puis manda tous ses amis, et leur pria qu'il luy fussent en aide tant qu'il peust tenir le royaume de Secile et la terre de Puille et de Calabre; et il luy respondirent qu'il luy seroient tous en aide.

Lors assembla un grant ost et se parti d'Alemaigne, et laissa sa femme enceinte d'un enfant nommé Corradin: si passa par Romenie et commença forment à monter en la seigneurie de Secile et de Puille, et assist la cité de Naples à tout grant ost, pour ce qu'elle estoit de la partie de l'église. Avant ce qu'il venist devant Naples, Mainfroy son frère y avoit esté cinq fois pour prendre la cité, mais il n'y pot oncques mal faire, né de riens empirier la cité.

Ce Conrat tint si court et si estroitement ceux de Naples qu'il se rendirent sus tel convenant qu'il les tendroit en tel estat comme il estoient devant, né que jà la cite né les murs né les forteresces ne despeceroit; et il leur promist et jura. Si tost comme il on fu seigneur, il fist abatre les murs de la cité et les forteresces, et toutes les maisons deffensables. Pour l'outrage qu'il en fist, Corradin son fils, qui estoit au ventre de sa mère en ot puis la teste coupée, si comme l'ystoire le racontera en la bataille de Corradin. Si comme Conrat devoit passer en Secile pour estre couronné, une maladie le prist que on appelle dissentere qui luy fist dessevrer l'ame du corps.

Quant il fu mort, si ot mains d'ennemis le pape Innocent. Si se mist à la voie plus avant au royaume de Secile, par le conseil d'aucuns sages hommes, contre le prince Mainfroy qui du tout à son povoir estoit nuisant à l'églyse de Rome, et fist aliances conjointement aux Sarrasins qui luy furent en aide avec tous les puissans hommes du pays; tant fist et tant laboura qu'il le firent roy de Secile.

LXII.

ANNEE 1251.

De la croiserie des Pastouriaus.

Une autre aventure avint en l'an de grace mil deux cens cinquante et un au royaume de France. Car un maistre qui savoit art magique fist convenant au soudan de Babiloine que il luy amenroit par force d'art tous les jouvenceaux de l'aage de vingt et cinq ans, ou de trente ou de seize, par tel convenant qu'il auroit de chascune teste quatre besans d'or; et ces convenances furent faites au temps que le roy estoit en Chipre: et fist au soudan entendant qu'il avoit trouvé un sort que le roy de France seroit desconfit, et seroit tenu et mis ès mains des Sarrasins.

Le soudan fu moult durement lie de ce qu'il luy disoit; car trop durement doubtoit la venue du roy de France. Si luy pria moult qu'il se penast d'acomplir ce qu'il promettoit, et luy donna or et argent à grant foison, et le baisa en la bouche[463] en signe de moult grant amour.

Note 463: Le baiser sur la bouche impliquoit, dans le moyen-âge, communauté de religion. Ce que les anciens trouvères reprochent d'abord à Ganelon, c'est d'avoir embrassé sur la bouche le roi Marsile, quand il alla le trouver de la part de Charlemagne.

Ce maistre s'en parti de la terre d'Oultre-mer et s'en vint en France. Quant il fu en l'entrée, si se pourpensa où et en quel partie il jeteroit son sort; si s'en ala droit en Picardie, et prist une poudre qu'il tenoit et la jecta contremont en l'air parmi les champs, en nom de sacrifice que il faisoit au déable. Quant il ot ce fait, il s'en vint aux pastouriaux et aux enfans qui gardoient les bestes, et leur dist qu'il estoit homme de Dieu: «Par vous mes doux enfans sera la terre d'Oultre-mer délivrée des anemis de la foy crestienne.» Si tost comme il oïrent sa voix, il alèrent après luy et le commencièrent à suivir par tout où il vouloit aler; et tous ceux que il trouvoit se metoient à la voie après les autres, si que sa compaignie fu si grant que en moins de huit jours il furent plus de trente mille, et vindrent en la cité d'Amiens, et fu la ville toute plaine de pastouriaux.

Ceux de la ville leur habandonnèrent vins et viandes et quanqu'il demandèrent; et leur estoit avis que nulle plus sainte gent ne porroit estre. Si leur demandèrent qui estoit le maistre d'eux, et il leur monstrèrent et vint devant eux à tout une grant barbe, ainsi comme sé il fust homme de pénitence, et avoit le visage maigre et pasle.

Quant il le virent de telle contenance, si le prièrent qu'il prist leur hostieulx et leur biens tout à sa volenté, et s'agenoillèrent aucuns devant luy tout ainsi comme sé ce fust un corps saint; et luy donnèrent quanqu'il voult demander. D'illec se parti, et commença à avironner tout le pays et à pourprendre tous les enfans de la contrée, tant qu'il furent plus de quarante mille[464].

Note 464: Quarante mille. Variante: Soixante mille.

Quant il se vit en si grant estat, si commença à préeschier et à despecier mariages, et reffaire tout à sa volenté; et disoit qu'il avoit povoir de absoudre de toutes manières de péchiés. Quant les clers et les prestres entendirent leur affaire, si leur furent contraires, et leur monstrèrent qu'il ne povoient ce faire; pour ceste achoison les ot le maistre en si grant haine qu'il commanda aux pastouriaux qu'il tuassent tous les prestres et les clers qu'il pourroient trouver: ainsi s'en ala parmi la contrée tant qu'il vindrent à Paris.

La royne Blanche qui bien sot leur venue commanda que nul ne fust si hardi qui les contredéist de riens; car elle cuidoit, ainsi comme cuidoient les autres, que ce fussent bonnes gens de par Nostre-Seigneur; et fist venir le grant maistre devant ly, et ly demanda coment il avoit à nom: et il respondi que on l'appeloit le maistre de Hongrie. La royne le fist moult honnourer et luy donna grans dons. De la royne se parti et s'en vint à ses compaingnons qui bien savoient sa mauvaistié, et si leur pria qu'il pensassent d'occire prestres et clers quanqu'il en pourroient trouver; car il avoit la royne si enchantée et toute sa gent qu'elle tenoit moult bien à fait quanqu'il feroient.

Tant monta le maistre en grant orgueil que il se revesti comme évesque en l'églyse de Saint-Eustache de Paris, et preescha la mitre en la teste comme évesque, et se fist moult honnourer et servir. Les autres pastouriaux si alèrent par tout Paris et occirent tous les clers qu'il y trouvèrent; et convint que les portes de Petit pont fussent fermées, pour la doubtance qu'il n'occissent les escoliers qui estoient venus de pluseurs contrées pour aprendre.

Quant ce maistre de Hongrie ot Paris plumé de quanqu'il pot, si s'en parti et divisa ses pastouriaux en trois parties. Car il estoient tant qu'il n'eussent pas peu trouver ville qui les peust tous hébergier né soustenir. Si en envoia une partie droit à Bourges, et commanda à ceux qui les devoient conduire que quanqu'il pourroient prendre et lever du pays, que il le préissent; et quant il auroient ce fait que il retournassent à luy au port de Marseille où il les attendroit. Si se départirent en telle manière, et s'en ala une partie droit à Bourges, et l'autre partie à Marseille.

Quant les clers de Bourges entendirent leur venue, si se doubtèrent, car l'en avoit bien raconté qu'il faisoient moult de maux. Si alèrent parler à la justice et à ceux qui devoient la ville garder, et leur dirent que telle esmeute et telle alée d'enfans et de pastouriaux estoit trouvée par grant malice, et par art de diable et par enchantement; et sé il vouloient mettre paine, il prendroient les maistres des pastouriaux tous prouvés en mauvaistié et en cas de larrecin.

Le prévost et le bailli s'accordèrent à ce qu'il disoient, et furent tous avisés de la besoingne. Les pastouriaux entrèrent en Bourges et s'espandirent parmi la ville; mais il n'y trouvèrent oncques né clerc né prestre; si commencièrent à mener leur maitrises, ainsi comme il avoient fait à Paris et ès autres bonnes villes où il leur fu tout abandonné à faire leur volenté.

Quant les maistres des pastouriaux virent la gent obéir à leur volenté, il commencièrent à brisier coffres et huches, et à prendre or et argent; et, avec ce, il prisrent les jeunes dames et les pucelles, et les vouldrent couchier avec eux. Tant firent que la justice qui estoit en aguait de congnoistre leur contenance apperceurent leur mauvaistié. Si les prisrent et leur firent confesser toute leur mauvaistié, et coment il avoient tout le pays enfantosmé par leur enchantemens. Si furent tous les grans maistres jugiés et pendus, et les enfans s'en retournèrent tous esbahis, chascun en sa contrée.

Le baillif de Bourges envoia deux messages et leur commanda qu'il alassent de nuit et de jour à Marseille; qui portèrent lettres au viguier, èsquelles toute la mauvaistié au maistre de Hongrie estoit contenue. Si fu tantost pris le maistre et pendus à unes hautes fourches; et les pastouriaux qui aloient après luy s'en retournèrent povres et mandians.

LXIII.

ANNEE 1251.

Du descort qui fu entre les escoliers et les religieux.

En celle année avindrent diverses aventures. Il avint à Paris que maistre Guillaume de Saint-Amor avoit fait un livre qui estoit ainsi intitulé: Cy commence le livre des périls du monde; qui parloit contre les religieux et espéciaument contre les frères meneurs et les preescheurs. Tant disputèrent et arguèrent ensemble que il convint que le descort venist à la court de Rome. Quant le pape ot oï l'entencion de maistre Guillaume et l'entencion de l'autre partie, si donna sentence contre le livre maistre Guillaume et fu condempné.

LXIV.

ANNEES 1252/1253.

Coment la royne Blanche mourut.

L'an de grace mil deux cens cinquante deux, avint que la royne Blanche estoit à Meleun sur Saine, si li commença le cuer trop malement à douloir, et se senti pesante et chargiée de mal; si fist hastivement trousser son harnois et ses coffres et s'en vint à Paris: là fu si contrainte de mal qu'il luy convint à rendre l'ame. Quant elle fu morte, les nobles hommes du pays la portèrent en une chaière d'or parmi Paris, toute vestue comme royne, la couronne d'or en la teste. Les crois et les processions si la convoièrent jusques à une abbaye de nonnains delès Pontoise[465] qu'elle fist faire au temps qu'elle régnoit. De sa mort fu troublé le menu peuple, car elle n'avoit que faire que il fussent défoulés des riches hommes, et gardoit très bien justice. Dont il avint que les chanoines de Paris prirent tous les hommes de la ville d'Oly et de Chastenay[466] et d'autres villes voisines qui estoient de leur églyse tenans, et les mistrent en prison fermée, en la maison de leur chapitre et les laissèrent illec sans avoir soustenance. Tant leur firent souffrir de mésaise que il estoient ainsi comme au mourir. Quant la royne le sot, si leur requist moult humblement que il les délivrassent par pleiges, et que volentiers en enquerroit coment la besoingne seroit adreciée. Les chanoines respondirent que à elle n'appartenoit point de congnoistre de leur serfs et de leur villains, lesquels il povoient prendre et occire ou faire telle justice comme il vouldroient. Pour tant comme plainte en fust faicte devant la royne, les chanoines emprisonnèrent leur femmes et leur enfans; et furent en si grant malaise de la chaleur que il avoient les uns des autres, que pluseurs en furent mort. Quant la royne le sot si ot moult grant pitié du peuple qui estoit si tourmenté de ceux qui garder les devoient et monstrer exemple et bonne doctrine. Si manda ses chevaliers et ses bourgeois, et les fist armer, et se mist à la voie; et puis vint à la maison du chapitre, où le peuple estoit emprisonné: si commanda à ses hommes qu'il abatissent la porte et despeçassent, et féri le premier cop d'un baston que elle tenoit en sa main. Tantost qu'elle ot féru le premier cop, sa gent tresbuchièrent la porte à terre et mirent hors hommes et les femmes; et les mist la royne en sa garde: et tint les chanoines en si grant despit que elle prist leur temporel en sa main jusques à tant qu'il l'eussent amendé à sa volenté; et ne furent point puis si hardis que il osassent justicier; ainsois furent franchis par une somme d'argent qu'il en donnent chascun an au chapitre de Paris. Celle justice et maint autre la royne fist bonnement tant comme son fils fu en la saincte terre.

Note 465: Maubuisson.

Note 466: Oli, ou plutôt Orly, près de Choisy-le-Roy. Chastenay, près de Sceaux.

LXV.

ANNEE 1253.

Du présent l'abbé de Saint-Denis en France.

L'abbé de Saint-Denys en France fu en moult grant paine et en moult grant pensée quel présent il envoieroit au roy en la terre d'Oultre-mer; si luy fu loé qu'il luy envoiast fourmages de gain[467], que c'estoit une viande[468] de quoy les barons de France avoient grant souffraite. L'abbé crut le conseil; si envoia deux moines à Aiguemorte pour avoir une nef laquelle il firent emplir de chapons et poulles, et de fromages de gain et de pois de Vermandois. Et quant il orent leur nef bien garnie, il orent bon vent qui les mena paisiblement au port d'Acre. De leur venue fu le roy moult lie et toute sa compaignie.

Note 467: Fourmages de gain. Cette expression est obscure. Plusieurs manuscrits portent de grain. Il s'agiroit alors d'une espèce de macaroni. Je pencherois plutôt à croire qu'il faudrait lire fourmages d'Angain. Les fromages d'Anguin sont encore aujourd'hui cités. Voyey-en la recette dans le Dictionnaire de Trévoux.

Note 468: Viande. Nourriture.

LXVI.

ANNEE 1253.

Coment Acre fu fermée et Saiette.

En ce temps que le roy estoit oultre mer, il ne perdi pas son temps en aucunes choses; car il fist fermer la cité d'Acre et le Japhet[469], et la cité de Césaire et le chastel de Caiphas et un autre cité que on nomme Saiette. Tout fist clore de haus murs et de grosses tours, si qu'il povoient bien soustenir l'assaut de leur ennemis. Quant les Sarrasins virent les grans despens que le roy faisoit, si se merveillèrent moult et leur fu bien avis que le plus puissant homme du monde ne peust faire, à ses despens, ce qu'il faisoit: car il avoit perdu grant partie de son meuble et paiée sa raençon. Et, avec ce, qu'il avoit si grant ost à gouverner que c'estoit moult grant chose à faire. Aucuns amiraux qui sorent la bonté de luy luy portèrent honneur et révérence, et luy firent service et monstrèrent signe d'amour.

Note 469: Le Japhet. Jaffa. L'ancienne Joppé.—Saiette, l'ancienne Sidon.

LXVII.

ANNEE 1253.

Coment le roy ala en pélerinage.

Si comme le roy estoit à séjour à Acre, volenté luy prist d'aler en pélerinage en la cité de Nazareth où Nostre-Seigneur fu nourri. Si se parti d'Acre moult dévotement, et vint jusques à un chastel qui est nommé Phore et est en Chana de Galilée, où nostre Sire fist de eaue vin, quant il fu aux noces Archedeclin[470]. Quant il fu là venu, il se reposa jusques à l'endemain, et quant il fu levé l'endemain de son lit, il vesti la haire emprès sa chair nue. D'illec se parti et vint par le mont de Thabor et entra en Nazareth la veille de Nostre-Dame en mars. Sitost comme il vit la cité, il descendi de son cheval et se mist à genoux, et aoura Nostre-Seigneur et Nostre-Dame. D'ilec en avant, il ala tout à pié jusques au lieu où Nostre-Seigneur fu nourry, et jeuna en pain et en eaue, et si estoit moult travaillié de cheminer à pié si longuement. Tantost comme il ot fait son disner de pain et d'eaue, il fist chanter vespres haultement; et l'endemain, à l'aube du jour, matines à chant et à deschant et à treble[471]. Après, il fist chanter la messe en la place où l'ange Gabriel salua Nostre-Dame; en la fin de la messe il reçut le vrai corps Nostre-Seigneur Jhésucrist, en moult grant dévocion et en moult grant humilité.

Note 470: Archedeclin. C'est le nom que toutes les légendes donnent au marié de Cana. Au reste, le traducteur françois a rendu assez mal le texte de Guillaume de Nangis: «Ivit…. de Sephoriâ, ubi præcedenti nocte jacuerat, in Cana Galileæ.»

Note 471: C'est-à-dire: A trois parties. Le deschant étoit une sorte d'accompagnement fleuri. Le treble remplaçoit le tenor. Voyez des exemples dans le roman de Fauvel, manuscrit du roi, n° 6812.

Après s'en retourna au Japhet où il séjourna une pièce de temps pour la royne sa femme qui ot une fille nommée Blanche: et assez tost après, nouvelles luy vindrent que la royne Blanche estoit morte. Si tost comme il le sot, il commença à plourer, et s'agenouilla devant l'autel de sa chapelle et pria moult dévotement pour l'ame de sa mère. Après ce que le roy ot dit ses oroisons, les prélas et le clergié s'assemblèrent et chantèrent vigiles de mors et commendacion de l'ame. De ce jour en avant, le roy fist chanter messe especial devant luy pour l'ame de sa mère, s'il ne fust dimenche ou feste sollempnel.

LXVIII.

ANNEE 1253.

Coment ceux furent occis qui faisoient les fosses.

Quant le roy ot enclos de murs et de tournelles le Japhet, il envoia à Saiette grant foison de gens pour faire les murs environ la cité de Saiette. Si comme les maçons furent levés par matin pour leur journées accomplir, Sarrasins les espièrent et s'en vindrent vers eux repostement, et ceux qui garde ne s'en donnoient furent occis que oncques un seul n'en eschapa; si estoient il nombrés quatre mille et plus. Quant les Sarrasins les orent tous occis, il passèrent oultre droit à la cité de Belinas qui adonc estoit en la main des Sarrasins.

Quant le roy entendi la nouvelle, il en fu forment couroucié. Tontost fist assembler son ost pour gaster la terre tout environ. Quant le roy ot dommagié Sarrasins tant comme il pot, il s'en retourna arrières et vint veoir le dommage que Sarrasins avoient fait des crestiens qu'il avoient occis qui encore estoient sus terre; et estoient si puans et si corrompus que c'estoit une grant merveille.

Le roy en ot moult grant pitié en son cuer, et fist toutes autres besoingnes laissier pour les enterrer; et fist dédier la place et bénir par la main du légat qui y estoit présent. Quant la place fu dédiée, les mors qui gisoient tous estendus sur le rivage de la mer furent enterrés; mais nul n'y vouloient mettre la main pour la grant pueur qui venoit d'eux, quant le roy dist: «Enterrons les corps de ces benois martirs qui mieux valent que nous, et qui ont desservi perdurable vie pour le martire qu'il ont receu.»

Adont les prist le roy à ses propres mains a enterrer; si comme il les trouva gisans, detrenchiés par pièces; et les metoit en son giron et les portoit ès fosses où l'en les enterroit; n'oncques ne s'en voult cesser pour male oudeur qu'il sentissent, jusques à tant qu'il ne pot plus endurer en avant, et qu'il fu lassé. Après ce qu'il fu tourné de la cité de Saiette, messages luy vindrent de son royaume qui luy dénoncièrent qu'il retournast en France pour son pays garder, et pour aucuns périls qui pourroient venir en France par devers Angleterre; car les Anglois estoient en grant aguait coment il pourroient grever France et prendre la terre de Normandie. Le roy qui entendi les messages se conseilla aux plus certains de son conseil et à ses barons, si s'accordèrent tous qu'il retournast en France. A ce s'accorda le roy et laissa grant plenté de chevaliers avec le cardinal, qui furent assés propres pour garder et deffendre la sainte terre d'Oultre-mer. Et establi en son lieu un chevalier qui avoit à nom messire GeffFroy de Sargines; et commanda que tous obéissent à luy aussi comme il féissent à son commandement sé il fust présent; lequel Geffroy se maintint loyaument tout le cours de sa vie.

LXIX.

ANNEE 1254.

Coment le roy retourna en France.

L'an de grace mil deux cens cinquante et quatre, le roy se parti de la terre d'Oultre-mer, et se mist en sa nef pour retourner en France. Quant il dut mouvoir, le peuple du pays le convoia à grans souspirs et gémissemens et à grans processions, et disoient: «Ha! père de la crestienté, or nous laissiez-vous entre ceux qui nous haient de mort; tant comme vous fussiez avec nous nous n'eussions garde, et sé nous mourissons avec vous, si nous fust-il advis que ce fust confort, puis que nous fussions près de vous.» Le roy fist mettre le corps Nostre-Seigneur en sa nef en grant révérence et par moult grant dévocion, pour donner aux malades sé mestier en fust; jasoit ce que oncques mais pélerin ne l'eust fait, tant fust de grant haultesce, toutesfois le roy, par grace especial du cardinal de Rome, fist mettre ce glorieux trésor du corps de Nostre-Seigneur Jhésucrist au plus haut lieu et au plus convenable de la nef, et fist mettre par dessus un tabernacle couvert de drap de soie à or batu par dessus.

Par devant le tabernacle fu un autel drescié qui fu aourné de chiers aournemens. Devant cest autel estoit chascun jour célébré le service de la messe, fors les secrès qui appartiennent au saint sacrement de l'autel. Après ce qu'il avoit oï messe, il alloit visiter les malades qui estoient en sa nef, et commandoit qu'il eussent tout ce que mestier leur convenoit pour leur maladies alegier.

Quant les voiles furent dréciés, les mariniers se mistrent à la voie, et si commencièrent à cheminer tant qu'il passèrent la terre de Chipre en moins de trois jours; mais il furent en si grant péril qu'il cuidèrent tous estre mors: car la nef le roy se féri à plain voile en une place pierreuse et plaine de sablon qui s'estoit illec endurci, si rendement qu'elle se débrisa forment. Lors commencièrent tous à crier à haute voix: «Vrai Dieu, secourez nous!» Car il cuidièrent que la nef fust toute froissiée oultréement dessoubs, en la santine[472], né ne sorent les mariniers que il peussent faire.

Note 472: En la santine ou sentine. Le point le plus bas d'un vaisseau.

Quant le roy vit ce, il doubta forment le péril de la mer, et toutesfois ot-il ferme espérance en Nostre-Seigneur. Il laissa la royne et ses enfans qui gisoient pasmés et s'en vint en oroison devant l'autel, et pria ostre-Seigneur humblement qu'il le délivrast de péril et tous ceux qui avec luy estoient. Bien s'apperceurent les mariniers que Nostre-Seigneur oï sa prière, et dirent les uns aux autres en leur languaige que c'estoit une bonne personne. Et la nef ala tousjours droit et avant si droitement qu'elle fit voie, et passa tout oultre le sablon et la terre qui illec estoit endurcie.

Les mariniers alumèrent torches et luminaires, et cercièrent[473] la santine de la nef, mais il ne trouvèrent nulles casseures, dont il furent moult asseurés, et rapportèrent au roy que la nef estoit entière et sans nulle casseure. Quant le roy les entendi, il rendi graces à Nostre-Seigneur de ce qu'il l'avoit jecté de si grant péril. Toute nuit séjournèrent les mariniers jusques à l'endemain qu'il porent clèrement veoir entour eux.

Note 473: Cercièrent. Visitèrent.

Adonc commandèrent que tous alassent aux avirons, et les aucuns se tenissent près du voile pour veoir la contenance du vent et de quel part il venoit. Quant tous les mariniers furent aprestés, les maistres tournèrent les gouvernaux et se mistrent à la voie. Tant alèrent de jour et de nuit que il arrivèrent en onze sepmaines au port de Marseille: lors issirent des nefs, et mirent hors chevaux et armes et leur autre harnois: et puis se mistrent au chemin, et chevaucha tant le roy qu'il vint à Tarascon au disner, et puis passa le Rosne et vint au giste à Beauquaire. D'ilec se parti et chevaucha tant qu'il vint en France, où il fu receu à grant joie du peuple de Paris et des gens de la contrée.

Quant il se fu reposé, il s'en ala à Saint-Denys en France, et visita les benois corps sains qui en l'églyse reposent et rendi graces à Dieu et aux glorieux martirs de ce qu'il estoit retourné sain et sauf; et donna à l'églyse le plus riche drap d'or que l'en peust savoir en nulle terre, et un paveillon de soie moult riche et moult bel; et commanda qu'il fust mis sus le corps des glorieux martirs aux grans festes sollempnelles.

LXX.

ANNEE 1254.

De pluseurs aventures.

Celle année que le roy vint d'Oultre-mer mourut le pape Innocent à Naples; et les cardinaux esleurent Alixandre qui fu né de Compiègne. L'année après en suivant, les Frisons se assemblèrent et vindrent à ost contre le roy des Rommains et l'occirent. En ceste année meisme ceux d'Aast firent une grant traïson, eux et ceux de Thorin; car il vendirent[474] le conte Thomas de Savoie, et si estoit leur maistre et leur capitaine.

Note 474: Il vendirent. Nangis dit: Ils prisrent.—Aast. Asti.

Quant le roy de France sot la mauvaistié de ceux d'Aast, si commanda que tous les marchéans de la cité d'Aast et de Thorin qui seroient trouvés en son royaume fussent pris et retenus; et d'aultre part, Pierre de Savoie, frère dudit Thomas, s'en ala à grant ost avec Boniface, l'esleu de Lyon, sur le Rosne, et assistrent la cité de Thorin, et lancièrent pierres et mangonniaux et leur donnèrent maint assaut, mais prendre ne le porent pour chose qu'il sceussent faire.

D'illec se partirent et gastèrent la terre environ, et firent tant de dommage comme il porent. Assez tost après, ceulx d'Aast rendirent le conte Thomas pour la doubtance du roy et pour le dommage qui leur en povoit venir. En celle meisme année avint que le conte de Flandres et son frère, que la contesse avoit eu de Guillaume de Dampierre[475], alèrent sus le conte Florent de Hollande, et commencièrent sa terre à gaster. Florent assembla sa gent et vint contre eux à bataille et se combati tant à eux qu'il ot victoire et les prist et mist en sa prison.

      Note 475: Guillaume de Dampierre. Nangis ajoute: «Fratre domini
      Herchambaudi de Borbonio.»

Erart de Valery fu pris en celle bataille, et assés autres chevaliers de France.[476] Icelluy Florent estoit frère Guillaume[477] que les Frisons avoient occis. La cause pourquoy il se combati contre le conte de Flandres fu pour ce qu'il estoit de la partie Jehan et Baudouin d'Avesnes, enfans de ma dame Marguerite contesse de Flandres. Pour la grant haine qu'elle avoit à ses enfans, elle donna Valenciennes et tout Henaut à monseigneur Charles frère le roy de France; et maintenoit la dicte contesse en parlement, par devant le roy, qu'il estoient bastars et qu'il ne devoient point estre hoirs de la terre, pour ce que leur père estoit sousdiacre avant qu'il espousast la contesse. Mais les enfans prouvoient tout le contraire et se deffendirent du cas bien et avenaument.

Note 476: Et autres chevaliers de France. Entr'autres Thibaut II, comte de Bar, dont j'ai retrouvé une chanson qu'il composa durant sa captivité et adressa au preudome Erard de Valery. On me pardonnera de la publier ici.

I.

      De nos barons que vos est-il avis?
      Compains Erars, dites vostre semblance:
      En nos parens né en tos nos amis
      Avés-i vos nule bone espérance
      Par quoi fussiens hors du Thiois païs
      Où nos n'avons joie, solas né ris?
      Au conte Otton[A] ai-jou moult grant fiance.

Note A: Otton, surnommé le Boiteux, comte du Gueldres.

II.

      Dus de Braiban[B], je fui jà vostre amis,
      Quant jou estoie en délivre poissance;
      S'adont fussiés de rien nule entrepris
      En moi puissiés avoir moult grant fiance.
      Por Deu vos pri, ne me soiés eschis;
      Fortune fait maint prince et maint marchis
      Millors de moi avenir meschéance.

Note B: Henry III, surnommé le Débonnaire.

III.

      Belle-mère[C], oncques vers vos ne fis
      Por coi éusse vostre male voillance,
      Très icel jour que vostre fille pris[D];
      Vostre voloir ai-je fait très m'anfance;
      Or sui forment, por vous, liés et pris
      Entre les mains de mes mals enemis;
      S'avés bon cuer, bien en prendrés venjance.

        Note C: Marguerite, comtesse de Flandres, dont le comte du Bar
        avoit épousé la fille Jeanne.

Note D: En 1245.

      IV.
      Chansons, va, di mon frère le marchis[E],
      Qu'il à mes omes ne face défaillance;
      Et me diras tous ceulx de mon païs
      Que loialtés les prodomes avance.
      Or verrai-jou qui seront mes amis,
      Et conoitrai tous mes mals enemis,
      Qui mar verront la moie délivrance.

        Note E: Henry III, dit le Blond, comte de Luxembourg et marquis
        de Namur; mari de la soeur du comte de Bar, Marguerite.

(Msc. du roi, fonds de St-Germain, n° 1989.)

Note 477: Guillaume, nommé roi des Romains et empereur par le pape.

LXXI.

ANNEE 1255.

De pluseurs incidences.

Une aultre aventure avint en celle année meisme que Branquelan[478] de Bouloingne la grasse qui estoit Sénateur de Rome, fu assis des nobles hommes au Capitole. Quant il se vit si surpris, il se rendi au peuple sauve la vie; et il le mirent en garde en une forteresce que on nomme les Sept-Solaus. Quant il l'orent une pièce de temps tenu, il le rendirent aux grans seigneurs de Rome; et quant il le tindrent, si le trainèrent villainement et puis le misrent en prison en un chastel que on nomme Passe avant; et l'eussent mis à mort: mais ceux de Bouloingne la grasse avoient bons ostages des Romains et bons pleiges.

      Note 478: Branquelan. Brancaleone Dandalo, premier Sénateur ou
      Podestat de Rome.

La cause pourquoy les Romains le avoient en si grant haine estoit pour ce qu'il estoit bon justicier et droiturier, et justicioit ainsi le riche comme le povre; le peuple doubtoit et amoit. Le pape manda à ceux de Bouloingne, par le conseil des Romains, qu'il rendissent les hostages qu'il tenoient ou il entrediroit Bouloingne et tout le pays d'environ; et il luy mandèrent que il ne les rendroient pour nulle chose qu'il sceust faire, ainsois les feroient d'angoisseuse mort mourir sé il ne r'avoient Branquelan leur citoien.

Endementiers que ce descort estoit entre Branquelan et ceux de Rome,
Florent de Hollande délivra le conte de Flandres et son frère de sa prison;
et en telle manière qu'il auroit à femme l'ainsnée fille le conte de
Flandres. Et le conte Charles d'Anjou quitta tout le droit que il avoit en
Henaut pour une somme d'argent qui luy fu livrée.

Une autre aventure avint à Rome; que il fu si grant tempeste et si grant esmouvement, et la terre croulla si forment que la grant cloche de Saint-Silvestre de Rome commença à crouller et à sonner, et les tours et les forteresces de la ville à trembler. Et en celle année que la tempeste fu si grant, Richart, conte de Cornouaille, fu couronné à roy d'Alemaigne par la volenté le roy d'Angleterre son frère.

LXXII.

ANNEE 1256.

Coment le roy amenda l'estat de son royaume.

Après ce que le roy fu retourné en France, il se tint dévotement envers Nostre-Seigneur et fu droiturier à ses subgiés. Il regarda que c'étoit bonne chose d'amender l'estat de son royaume. Premièrement il establi à tous ses subgiés qui de luy tenoient:

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