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Les grandes chroniques de France (5/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France

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The Project Gutenberg eBook of Les grandes chroniques de France (5/6)

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Title: Les grandes chroniques de France (5/6)

Editor: Paulin Paris

Release date: May 18, 2014 [eBook #45679]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille, Jean-Pierre and the Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE (5/6) ***

LES
GRANDES CHRONIQUES
DE FRANCE,
SELON QUE ELLES SONT CONSERVÉES EN L'ÉGLISE DE SAINT-DENIS EN FRANCE.

PUBLIÉES PAR M. PAULIN PARIS,
De l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres.

TOME CINQUIÈME.

PARIS. TECHENER, LIBRAIRE, 12, PLACE DU LOUVRE.
1837.

CI COMENCE L'ISTOIRE AU ROY PHELIPPE, FILS MONSEIGNEUR SAINT LOYS.

I.

Coment le roy de Secile frère saint Loys vint en l'ost des crestiens.

ANNÉE 1270 [1]Nous avons du bon roy Loys, de louenge digne, exposé au mieux que nous poons les fais et la grant bonté qui estoit en luy, si comme il trespassa de cest siècle au chastel de Carthage. Si est nostre propos de exposer les fais Phelippe son fils qui estoit digne de honneur et de louenge. Jasoit ce qu'il ne fust pas lettré, estoit-il doux et débonnaire envers les prélas de saincte églyse, et vers tous ceux qui convoitent le service Nostre-Seigneur. Et si comme son père estoit en Aufrique devant la cité de Tunes, à grant ost de nobles hommes et puissans qui grant propos avoient de bien faire, et la foy nostre Sire essaucier par les bonnes exemples qu'il véoient en luy, avint qu'il trespassa, et que le royaume vint à monseigneur Phelippe son fils à gouverner, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens soixante et dix.

La nouvelle ala parmi l'ost que le roy estoit mort, si en fu moult troublé le peuple. Mais il n'en faisoit mie moult grant semblant en appert, que ceux de Tunes ne s'apperceussent de cel dommage qui leur estoit avenu. Si comme il estoient en tel point, il apperceurent la navie au roy de Secile qui venoit najant à force de gent par mer: si commanda[2], quant on devroit prenre terre, que on sonnast trompes, buisines et araines, si que son frère le saint roy et les barons fussent lies et esbaudis de sa venue.

Si comme le roy de Secile prenoit son port, si se merveilla moult pourquoy les gens de l'ost estoient si mat et si pesans, et qu'il ne luy firent belle chière; car en l'heure que il issy de sa navie, son frère mist hors l'esperit à Dieu. Et il demanda à aucuns que ce povoit estre? et il luy fu dit que son frère le roy de France se mouroit, et que il se hastast tost, et que on ne cuidoit point qu'il le peust trouver en vie. Quant le roy de Secile oï la nouvelle, si se pourpensa et averti que sé il faisoit semblant de douleur et de tristesse, que la compaignie de l'ost s'en pourroit trop forment esmaier et espoventer et chéoir en désespérance; et sé les Sarrasins s'en appercevoient, il leur donroit matière d'assaillir. Pour ceste chose il fit la meilleure chière et la plus lie à ceux qu'il encontra; et si vint aussi liement en l'ost comme sé il venist à une noce, et se hasta moult de venir à son frère, si le trouva tout chaut, car son esperit estoit tout maintenant issu. Tout maintenant que il vit son frère deffiné, il se mist à genoux et recommanda l'ame de son frère, en depriant Nostre-Seigneur que il eust l'ame de luy; et luy coururent les larmes des yeux.

Adonc si se pourpensa que c'est nature de femme de plorer, si se dreça et regarda entour luy tout aussi fermement comme sé il ne luy en fust à riens. Lors après, commanda que le corps fust apresté et conroié et oingt de précieux oingnemens: ceux à qui il fu commandé le mistrent et appareillèrent si comme l'en devoit faire. Quant il fu oingt et appareillié, le roy Charles demanda les entrailles à monseigneur Phelippe son nepveu; si les fist porter comme sainctes reliques en Secile, et les fist mettre en une abbaye de l'ordre de Saint-Benoist assez près de Palerme[3], qui est nommée Mont royal. Les ossemens furent mis en un écrin moult bien embasmé, en riches draps de soie, avec grant foison d'espices souef flerans, et furent gardés bien et chièrement, tant qu'il furent aportés à Saint-Denys en France, là où le bon roy avoit esleu sa sépulture, avec les anciens roys de France qui y reposent. Et donna moult de biaux joiaux au temps qu'il vivoit à l'églyse Saint-Denys, si comme couronne d'or et riches aournemens et précieux, et conferma tous les privilèges que ses devanciers avoient donnés à la devant dicte églyse.

II.

Coment Guy de Baussoy fu pris des Sarrasins.

Tantost que le service du bon roy fu dit et célébré, le roy de Secile fist tendre ses trefs par devers la mer, loing de l'ost de France par l'espace d'une petit liue, et avoit bien quatre milles entre l'ost de rance et la cité de Tunes. Si estoient les Sarrasins coustumiers chascun pour de venir paleter en l'ost, et lançoient et traioient sajettes et avelos. Les François qui gardoient l'avant garde et deffendoient l'ost, que les Sarrasins ne se férissent en l'ost soubdainement, occioient assez de Sarrasins quant il les povoient de près encontrer, si comme il couroient de çà ou de là; aucunes fois de costé, aucunes fois evdant, aucunes fois en trespassant; et estoient les François moult lies quant il povoient joindre à eux. Aussi faisoient les Sarrasins: quant il povoient encontrer trois ou quatre ou dix ou douze, dessevrés de la compaignie des autres, il les occioient; mais sé il en véissent cent ou deux cens qui venissent à eux, maintenant il tournassent en fuie.

La manière des Sarrasins est telle qu'il ne font fors que les gens esmouvoir en jectant et en lançant javelos; et quant il voient que les gens sont tous près de combatre, il tournent en fuie. Une journée avint que les Sarrasins approchièrent bien près des crestiens, et leur jettèrent, souvent et menu, dars et javelos, et en navrèrent aucuns. Pour ceste chose s'esmurent aucuns nobles chevaliers, si comme Guy de Baussoy[4] et Hue son frère, et aucuns bons combateurs, et se férirent ès Sarrasins, et Sarrasins saillirent sus d'un agait où il estoient muciés; si enclostrent Guy de Baussoy et Hue son frère. Mais il firent avant moult grant occision de Sarrasins et grant mortalité: si ne porent estre rescous, car quant la noise fu encommenciée et ceux de l'ost le sorent, si coururent aux armes pour eux aidier et issirent hors et passèrent les fossés qui estoient entr'eux et les Sarrasins. Soubdainement un vent se leva grant et horible avec grans estourbeillons qui le sablon et la poudre leva contremont en l'air, et féri les François parmi les ieux et les avugloit tous, si que il ne savoient chemin tenir. Quant les Sarrasins virent le vent estre contraire, si prisrent paeles et autres instrumens, et le sablon levèrent contremont pour mieux avugler les François et empeschier; si que à celle journée il ne porent riens faire, mais retournèrent dolens et courrouciés, pour ce qu'il ne porent rescourre Hue de Baussoy et ses compaingnons.

III.

Coment le roy de Secile issi à bataille contre Sarrasins et en occist trois mille sans ceux qui furent noiés.

Autre fois avint, environ l'eure de prime, que Sarrasins s'armèrent et vindrent bien près des tentes aux François; et commencièrent à traire et à lancier en courant à mont et à val, de costé et de travers, selon leur usage, pour esmouvoir à combatre. Et estoient si grant nombre que à paine les povoit-on nombrer; et il couvrirent toute la terre de toutes pars, et s'espandirent partout, ainsi comme s'il voulsissent tout prendre et acouveter[5]; et sonnèrent timbres et tabours, et demenèrent grant noise et grant ton: par tels tons et par tels noises cuidièrent espoventer les François.

Quant les François virent leur contenance, si coururent sus aux armes, désirans de joindre à eux et de combatre, et issirent des tentes, et s'espandirent parmi le plain champ. Quant Sarrasins virent tant de belle gent venir contre eux si bien armés et si bien atournés, si se doubtèrent à combatre à gent de si grant vertu, et tournèrent en fuie sans cop férir.

Le roy de Secile qui loing estoit logié d'eux, issi hors de ses heberges, et avec luy les nobles combateurs de sa compaignie, et les suivi de loing en costoiant. Quant il fu près d'eux, si fist semblant de fouir en alant au devant, ainsi comme s'il ne les osast attendre, et fouy bien par l'espace d'un mille; et les autres le commencièrent à enchacier à coite[6] d'esperon. Quant le roy ot foui, si fist signe de retourner à ses hommes, et ceux qui bien l'entendirent si retournèrent et enclostrent les Sarrasins, et se férirent en eux ainsi comme le loup entre les brebis, les glaives entre les poings et les espées et les coustiaux d'acier. Si en tuèrent tant que la trace en estoit grant parmi le champ, et sembloit que ce feussent moutons qui géussent mors emmi le champ; et crioient et muioient en leur languaige moult horriblement.

A ce poindre furent occis trois mille Sarrasins par nombre, sans ceux qui saillirent en la mer et se noièrent: les autres qui s'en fouirent tresbuchièrent ès fosses qu'ils avoient faictes au sablon et couvertes, pour faire tresbuchier les crestiens, qu'il ne porent eschiver; né ne leur en souvenoit, pour la grant paour qu'il avoient de mourir, et le sablon et le sanc qui les féroit parmi les ieux leur tolloit à veoir le chemin qu'il devoient aler. Ainsi se vengièrent les crestiens de leur ennemis par le sens et par la cautelle au roy de Secile.

IV.

Du chastel de fust que le roy fist faire pour les Sarrasins affamer dedens la marine.

Les Sarrasins de Tunes avoient fichiés leur tentes et leur paveillons droit à l'encontre des heberges des François, et estoient loing l'un de l'autre par l'espace de quatre milles. Si estoient les Sarrasins par devers Tunes, si avoit entre la cité et les Sarrasins rigort[7] de mer et iaue de mer courant qui s'en aloit en traversant par devers les montagnes. Né ne povoient venir à Tunes sans passer outre à navie, car le fleuve y estoit large et parfont pour ce que l'iaue de la mer chéoit dedens. Et quanqu'il failloit et estoit nécessaire en l'ost des Sarrasins venoit parmi ce fleuve de la cité de Tunes, si que les Sarrasins n'avoient point de souffraite de viandes né de nulle chose.

Les François s'assemblèrent ensemble et prisrent conseil cornent il pourroient empeschier le passage par où viande venoit aux Sarrasins, ou du tout tollir; si que les Sarrasins, sé il povoient, ne peussent illec demourer né tenir siège. Si assemblèrent grant foison de bois et de merrien; quant il fu assemblé, si fu devisé que on feroit un chastel grant et large, si que il peust estre dedens sergens d'armes preux et hardis qui bien viguereusement lançaissent et tréissent et jectassent sus les javelos aux Sarrasins, si que il les peussent despecier et tollir la viande qui leur venoit de Tunes. Et sur le rivage de la mer, par dehors, estoient arbalestriers et autres sergens pour deffendre le chastel, et avoient galies toutes prestes pour entrer plus avant en la mer toutes fois que mestier en seroit.

Quant il orent ainsi ordenné leur besoigne, le roy Phelippe manda son charpentier qui moult se savoit entremettre de telle besoigne, et luy commanda qu'il féist un chastel hastivement; et celluy fist son commandement, et apresta galies bien armées et moult bien appareilliées, et y fist entrer grant foison de sergens preux et hardis, avec moult grant foison de avirons, et coururent parmi la mer contre leur ennemis, et pristrent tous les vaissiaux qui portoient la viande aux Sarrasins, et aucuns en tresbuchoient et plungeoient en la mer. Le chastel[8] eust esté fait et acompli en pou de temps sé il ne fussent accordés ensemble.

V.

Du roy de Tunes, coment il vint contre François.

Si comme le roy de Tunes estoit en tel point, il manda secours et aide aux autres Sarrasins; si assembla roy et admiraux et autres princes qui luy vindrent en secours. Quant il ot ainsi assemblé tant de Sarrasins comme il pot avoir, si se conseilla en quelle manière et coment il pourroit les François destruire, ou chacier hors de son pays. Si luy fu conseillié qu'il alast sur eux à bataille rangiée, si les espoventeroit né n'oseroient demourer quant il verroient sa puissance. Si se levèrent bien matin et s'armèrent de toutes armes selon leur usage et leur guise; et amenèrent avec eux tout leur povoir et toute leur force, à pié et à cheval, à bataille rengiée.

Et quant il approchièrent, il commencièrent à glatir et usler à haute voix, et à menacier François en leur langaige, et sonner trompes et buisines et autres divers instrumens; et s'eslargirent parmi le champ, pour ce que les François cuidassent qu'il fussent sans nombre et si grant foison que il ne peussent à eux durer; et faisoient trop malement grant semblant qu'il voulsissent bataille.

Quant ceux qui gardoient l'ost virent celle gent venir, si commencièrent à crier parmi l'ost: Aux armes! pour la force de Tunes qui vient sur nous. Tantost coururent aux armes François et les autres nacions qui avec eux estoient, et vestirent leur haubers, et lacièrent leur ventailles, et montèrent à cheval les lances ès poings, les escus à leur cols, et prisrent leur enseignes de diverses couleurs. Le roy de France se arma, le roy de Secile, le roy de Navarre, et les ducs et les contes et les autres barons de l'ost; et issirent de leur heberges bien et hardiement, et se rengièrent parmi le champ et ordenèrent leur batailles si comme il devoient aler. Ne doubtoient riens fors que Sarrasins ne s'en fouissent sans coup férir et sans lancier en aucune manière, et mistrent les arbalestriers au devant et les gens de pié, et ordenèrent après qui seroit premier, et qui second et qui tiers, selonc ce qu'il leur sembloit bon et prouffitable à aler contre leur ennemis.

Et pour ce que les Sarrasins ne venissent de costé ou d'autre part, aux heberges et aux tentes, il laissièrent le conte d'Alençon, frère le roy de France, avec toute sa gent et le maistre de l'Ospital. L'oriflambe saint Denys fu contremont dreciée, dont sorent bien certainement François que c'estoit certain signe de combatre à leur ennemis, s'il ne fuioient.

Quant les Sarrasins virent l'ost des crestiens si noblement armé et si richement, si en furent moult esbahis, et orent si grant paour que il s'enfuirent à leur tentes et à leur paveillons au plus tost que il porent, né ne furent oncques si hardis qu'il osassent illec demourer, ains s'en passèrent oultre, jusques à la cité de Tunes de tels en y ot[9]. Et quant les François virent ce, si firent crier en l'ost, de par le roy de France, que nul ne fust si osé qui tendist la main au gaaing, jusques à tant qu'il sauroit la couvine des Sarrasins et leur estat, et qu'il eust souverainne victoire; car aucunes fois avoient esté déceus les crestiens; quant il couroient à gaaing, leur ennemis les espioient tant qu'il estoient troussés, puis leur couroient sus et les occioient à leur volenté.

Le roy de France et les barons passèrent tout oultre parmi les tentes aux Sarrasins, et les chacièrent tant qu'il les embatirent tous ès montaignes. Le roy de France et les autres barons virent les montaignes hautes et périlleuses, si ne vouldrent plus aler avant pour les armes pesans et pour le travail des chevaux, et pour aucuns aguais qui povoient estre ès repostailles des montaignes; si se mistrent au retour, et s'en vindrent parmi les tentes aux Sarrasins, et fu commandé que quiconques vouldroit aler au gaaing, qu'il y alast tantost: les gens à pié et les autres assaillirent les paveillons et les tentes; et prisrent quanqu'il trouvèrent dedens, bœufs, moutons, pain et farine, et moult d'autres choses prouffitables.

Et aussi trouvèrent des Sarrasins malades et enfermes qui ne povoient fouir ainsi comme faisoient les autres; si les tuèrent et puis boutèrent le feu dedens les paveillons; si ardirent quanqu'il estoit dedens demouré, et néis[10] les Sarrasins qu'il avoient tués furent tous ars. Les Sarrasins qui s'en estoient fouis virent le feu en leur paveillons, si furent moult embrasés de courroux et de ire, meismement pour ce qu'il savoient bien que leur amis estoient tous ars et destruis et afolés. Quant les crestiens orent tout ars et destruit, si s'en retournèrent droit à leur heberges rengiés et serrés, dolens de ce qu'il n'avoient eu point de bataille.

VI.

Des diverses maladies qui avindrent en l'ost des crestiens.

Grand pestilence de moult grans maladies commença parmi l'ost des crestiens. Les uns avoient dissintère, les autres agües et continues fièvres, les autres estoient enflés, les autres moururent soubdainement, et les autres qui eschapoient estoient si langoureux qu'il ne se povoient ressourdre[11] né aidier. De ceste pestilence se douloient moult les Sarrasins aussi comme les crestiens ou plus, et gisoient comme pourceaux tous pasmés et tous mors en leur heberges; et les autres mouroient de mort soubdainnement pour la grant corruption de l'air.

Quant le roy[12] vit courre ceste pestilence parmi son ost, il se départi de son ost, et puis se muça ensoubs terrines pour eschiver celle grant pestilence qu'il ne perdist la vie. Les anciens Sarrasins qui estoient esprouvés en esperience, disoient que l'air estoit corrompu des charoignes des chevaulx et des gens mors qui gisoient sur la marine, tous corrompus et tous puans. Ainsi comme le roy de Tunes vit celle pestilence et celle grant mortalité de sa gent, et avec ce que crestiens en avoient occis une grant partie, si ne sut que faire né que dire né coment il pourroit durer contre si grant gent. Si se conseilla à sa gent, meismement à ceux qu'il cuidoit estre plus sages, et leur requist et demanda qu'il pourroit faire, né coment il se pourroit délivrer des François qui luy avoient son païs gasté, et sa gent occise? si luy fu conseillié qu'il mandast au roy de France que volentiers pacefieroit à luy en aucune manière souffisamment, ou par trièves ou autrement.

Adonc prist le roy de Tunes message, et luy commanda qu'ils alast au roy de France et luy dist que volentiers s'accorderoient à luy et aux autres. Le message s'en tourna et vint en l'ost et monstra signe qu'il estoit messager: si luy fu envoié un messager qui bien savoit parler arabic. Si luy demanda le message à qui il estoit, et il luy dist qu'il estoit messager le roy de Tunes, et luy dist tout son message et qu'il queroit. Le message le mena à la court le roy, et fist entendant au roy et aux autres barons qu'il voulloit dire.

Le roy de France regarda qu'il ne pooit pas faire grant prouffit de demourer en ce païs, pour ce meismement que les Sarrasins ne le voulloient attendre à bataille, et ne finoient de glatir, d'abaier ainsi comme chiens, et ne faisoient que travaillier sa gent, et puis s'en fuioient contremont les montaignes. De rechief il regarda que s'il prenoit la cité de Tunes par force, que il convendroit que il y laissast de ses barons et de son peuple grant partie, et que tuit cil qui demourroient seroient en peril, car il seroient avironnés de toute pars de leur ennemis, et que son ost en seroit moult amenuisié; meismement que son propos estoit d'aler oultre en Surie, et de combatre aux Sarrasins que il y trouveroit, et delivrer la des ennemis de la foy crestienne. Si fu accordé de tout le plus des barons que la cité feust destruicte, et tous les Sarrasins occis que l'en pourroit trouver partout le païs.

A ce ne s'accorda point le roy de Secile né le roy de Navarre né assés d'autres barons, pour la grant foison des besans d'or qu'il en devoient avoir, si comme le menu peuple murmuroit, et[13] que le roy de Secile ne s'accordoit pas à la paix fors pour ce que il eust son treu que la ville de Tunes luy devoit, et luy avoit detenu à paier de moult long temps. Ainsi disoit le menu peuple qui ne savoit mie coment on devoit esploitier de telle besoigne.

VII.

De la paix du roy de France et du roy de Tunes et des trièves.

Moult fu le roy de France en grant pensée en quelle manière il s'accorderoit au roy de Tunes: si luy fu conseillié qu'il préist les trièves en manière de paix. Si fu en telle manière accordé que le roy de Tunes rendroit et délivreroit tous les despens que le roy de France et ses barons avoient fait en la voie, en fin or pur, et que les trièves seroient tenues fermement, sans point entrelaissier jusques à dix ans. Avec tout ce, il fu accordé que tous les marchéans qui par mer passeroient, s'il arrivoient au port de Tunes, ou sé le vent les y aportoit, ou s'il trépassoient environ son païs, que il trespasseroient franchement sans riens paier; car avant ce, les marchéans estoient en si grant servitute qu'il leur convenoit paier la disième partie de quanqu'il avoient au port de Tunes. Avec ce, il fu devisé et accordé que le roy de Tunes rendroit le treu au roy de Secile si comme ses devanciers avoient fait et rendu chascun an, sans faillir.

En la cité de Tunes avoit moult grant foison de crestiens, et avoient leur églyses toutes prestes et édifiées où s'assembloient pour faire le service de Nostre-Seigneur; si comme frères de l'ordre saint Dominique et autres, assés aussi comme marchéans et pélerins et trespassans, si comme gens s'espandent parmi le monde. Tantost comme le roy de Tunes sot la venue au roy de France, il les fist tous prendre et mectre en prisons diverses et villaines: et promist le roy de Tunes que tantost il seroient délivrés, et demourroient au païs franchement sans nulle servitude de nulle riens. Les convenances susdictes furent octroiées, escriptes, jurées et affermées, d'une part et d'autre, au miex que l'en pot et que l'en sot, et délivra le roy de Tunes grant masse de fin or en paiant de la somme qui estoit octroiée.

Adonc fu paix criée parmi l'ost, et commandé que nul ne féist mal aux Sarrasins sur la vie perdre. Quant la paix fu asseurée, aucuns des Sarrasins, riches hommes, vindrent veoir la contenance des François et des autres crestiens, et se merveillèrent moult des nobles hommes armés et du grant atour qu'il avoient, et des richesses qui estoient en l'ost: si se humilièrent moult, et offrirent leur services et leur viandes et autres choses, sé mestier en avoient en l'ost. Puis que paix fu faicte, le roy de France et ses barons ne vouldrent plus demourer, si prisrent conseil quelle part il iroient: si regardèrent que il ne povoient point bien accomplir leur pelerinage en manière que ce fust prouffit; meismement que leur gent estoient trop faibles et tous langoureux des maladies qu'il avoient eues devant Tunes; et si estoit le légat mort qui les devoit adrecier et mener en la Saincte Terre. Et espéciaument que le roy avoit eu mandement par certains messages, de par monseigneur Simon de Neele, garde du roiaume de France, et de par messire Mathieu, abbé de Saint-Denis en France, que il se hastast de revenir en sa terre. Et quant il seroit resvertué et reconforté et revenu en santé, si pourroit son veu et son pelerinage accomplir et retourner en la Saincte Terre.

VIII.

Coment François se partirent de Tunes et entrèrent en mer, et de la grant tempeste où il périt tant de gens et tant de nefs.

Quant il orent prins conseil ensemble si fu commandé que la navie fust aprestée et que on y portast tout le harnois et tout ce que mestier leur avoit. Dont se mistrent les maistres notonniers à leur nefs qui estoient sur le port de Cartage, là où la royne de France estoit à tout grant foison de nobles dames. Si appareillèrent grand foison de nefs de mas et de gouvernaulx, et se désancrèrent. Le roy Phelippe, et le roy Thibaut de Navarre, et messire Alfons conte de Poitiers, et messire Pierre conte d'Alencon, et messire Robert conte d'Artois, l'évesque de Lengres et pluseurs autres nobles hommes entrèrent en mer; si orent bon vent et ne leur fu de rien contraire.

Lors commencièrent les mariniers à sigler et à nagier à grant force d'aviron. Tant alèrent par haute mer qu'il arrivèrent au port de Trappes[14] paisiblement et sans nul contraire de mer né d'autre chose. Quant il furent arrivés, il issirent hors des nefs, et entrèrent en la cité de Trappes; là se reposèrent et attendirent autres navies qui estoient demourées au port de Cartage: qui ne fu pas heureuse chose de demourer[15], car quant il furent en haute mer, Neptunus, un des maistres d'enfer, fu enflé et plain d'orgueil et de desdaing de ce qu'il avoient tant séjourné qu'il n'avoient eu pieça aucune tempeste et aucun encombrement: en mer esmut et hasta tous les espris de tempeste, et leur commanda qu'il se boutassent ès nefs, et que il les feissent hurter si forment comme il pourroient. Tantost le vent se féri ès ondes de mer, et les commencièrent à debouter si fort qu'il sembloit que ce feussent montaignes qui voulsissent monter au ciel. Le temps commença à noircir et obscurcir. Les notonniers virent bien que il avoient tempeste, si coururent aux gouvernaulx et aux avirons; et puis se commencièrent à deffendre des vens et de la tempeste au mielx qu'il porent; chose qu'il feissent ne leur pot riens valoir né aidier, que les mauvais espris se boutèrent en manière des tourbillons en leurs nefs, si firent du pis qu'il porent en leur venue.

Il rompirent les mas et les cordes, et les avirons et les gouvernaulx firent voler par petites pièces en la mer; les nefs demenoient quelle part qu'il vouloient: aucunes fois les faisoient si hault monter qu'il sembloit qu'il voulsissent monter aux nues, et puis les descendoient si aval qu'il sembloit qu'il deussent descendre en abisme: et en ce descendre, la mer entroit en leur nefs en pluseurs lieux, et puisoient de toutes pars, et puis les faisoient courre si roidement que les quartiers et les pièces s'en alloient aval l'iaue; les gens qui dedens estoient périlloient et noioient, et deprioient à Nostre-Seigneur qu'il eust merci de leur ames.

Atant ne se tint pas Neptunus, ains envoia une partie de sa mesnie au port de Trappes, si rompirent les cordes et les desancrèrent, et les firent saillir parmi la mer, ainsi comme s'il jouassent à la pelote; puis les faisoient retourner et hurter si roidement l'un à l'autre, qu'il en faisoient les pièces voler, ou il les desrompoient toutes. Une nef y estoit entre les autres qui Porte-Joie estoit nommée, grant et merveilleuse et fort; les cordes en furent rompues et desancrées, si commença à courre parmi la mer ainsi comme sé ce feust une beste enragiée qui courust sus aux autres. Ainsi couroit-elle sur les nefs, et les boutoit de si grant ravine qu'elle les faisoit fondre et plungier en la mer, et couroit de costé et de travers, amont et aval, ainsi comme sé diables l'eussent en conduit.

Celle nef Porte-Joie avoit esté faicte pour le corps le roy de France especiaument. Aucunes autres nefs qui venoient de Tunes estoient assez près du port de Trappes, et vouloient arriver et prendre fons, quant la tempeste les surprinst et les mena, aussi roidement comme sé ce feust foudre qui descendist du ciel, au port de Tunes droit dont elles estoient parties. Ceux qui dedens estoient se doubtèrent moult des Sarrasins de Tunes, mais le roy leur commanda qu'il préissent port seurement tant que la tempeste feust passée, et que on leur habandonnast viandes et autres choses dont il se vouldroient aidier.

En celle tempeste furent mortes environ quatre mille personnes, et furent quassées et rompues dix et huit grans nefs, sans les petites, plaines de chevaulx et de richesces, et d'autres grans garnisons[16] sans nombre.

IX.

De Edouart fils au roy d'Angleterre.

Incidence.—Edouart fils au roy d'Angleterre vint au siège de Tunes plus tart que nul des autres, et estoit jà paix faicte quant il vint. Si ne voult point retourner au roiaume d'Angleterre devant qu'il eust esté en la terre de Surie, et que il son veu eust accompli sé il peust. Si s'en passa oultre en la Saincte Terre, et emmena avec luy aucuns chevaliers de France qui bien voulloient souffrir paine pour l'amour de Nostre-Seigneur. Si arriva devant le port d'Acre, car à autre port ne pooit-il seurement arriver, pour ce que le port de Jherusalem et toute la terre de Surie estoit surprinse et encombrée des Sarrasins, fors aucuns chastiaux qui estoient de l'Ospital et du Temple qui estoient sur la rive de la mer, en telle manière et si fors qu'il ne doubtoient point l'assaut des Sarrasins, meismement pour les bons combatteurs qui estoient dedens.

Si y avoit autres chastiaux plus avant en la terre, où crestiens tournoient à garant, quant il ne povoient plus endurer l'assaut des Sarrasins; né n'avoit mais en toute Surie que deux cités où crestiens peussent demourer, la cité d'Acre et la cité de Tir. Le soudan de Babiloine avoit tout conquis par la force des Sarrasins. Tir est une bonne cité et deffensable, et est assise au parfont de la mer, avironnée de toutes pars, et est, avec tout ce, de haulx murs fermée, avec grant foison de grosses tours et de petites; né ne doubte assaut de nulle pierre né mangonnel, né nul autre encombrement, mais que ceux de dedens aient assez viande pour eux soutenir; né ne pourroit en nulle manière estre prinse, sé ce n'estoit en trahison.

Quand Edouart fu arrivé, ceux d'Acre alèrent encontre et le receurent moult honnourablement. Ilec séjourna et demoura près d'un an, et deffendi la ville des Sarrasins, tant comme il y fu, avec l'aide de ceux de la ville, de l'Ospital et du Temple, bien et suffisamment, selon son estat: car il ne féit oncques chose de grant renom né de quoy on doie faire mencion, que il ne povoit, à si pou de gent comme il avoit, issir hors des murs à bataille contre les Sarrasins, né le soudan contre ceux d'Egipte[17].

Si comme il sejournoit à Acre, si vint à luy un hasassis, et dist que il voulloit parler à luy secrètement: si luy fu mené en sa chambre. Sitost comme le hasassis fu entré en sa chambre si sacha un coustel envenimmé au plus couvertement qu'il pot, et cuida ferir Edouart droit au cuer; mais Edouart l'apperceut venir à luy, si se traist arrières et fouy au coup au plus tost qu'il pot; toutes fois fu-il navré au costé. Sa gent qui environ luy estoient prisrent le hasassis et lui tollirent le coustel, et le battirent et le trainèrent parmi les cheveux contremont le planchier en la sale; si le mistrent en prison villaine et obscure; puis retournèrent à leur seigneur, et demandèrent de quelle mort on feroit mourir le hasassis. Si fu accordé qu'il seroit trainé et puis pendu, mais que on lui demandast qui l'avoit là envoié; et il respondi, «Le viel de la Montaigne son seigneur et son maistre.»

De celle plaie fu Edouart malade longuement, et respassa et guari à grant painne. Ainsi comme il estoit en tel point, nouvelles luy vindrent que le roy Henry d'Angleterre, son père, estoit trépassé de ce siècle, et que les barons d'Angleterre le mandoient pour estre couronné. Il fist appareiller sa navie et entra en mer, et vint en Secile, où il fu moult honnouré et receu du roy Charles honnourablement, et luy donna grans dons, et luy fist grans courtoisies.

D'ilec se parti et s'en vint en Gascoigne qu'il tenoit adonc en fief du roy de France, et séjourna grant pièce de temps avec Gascon de Biart[18], noble homme et de grant puissance. Puis se mist au chemin, et s'en vint en France, et fu honnouré de pluseurs barons et haus hommes. Dont se mist au chemin et s'en vint au port de Wissent, et passa oultre en son païs. Nostre propos n'est point de descrire les fais des roys d'Angleterre, nous nous en tairons à tant, sé ce ne sont incidences.

X.

De la mort au roy Thibaut de Navarre.

Si comme le roy Phelippe séjournoit en la cité de Trappes, et l'ost se reposoit pour la grant tempeste qu'il avoit eue en mer, le roy Thibaut de Navarre acoucha malade au lit de la mort; après ce que la maladie le prist, il ne demoura gaires qu'il mourut. De sa mort fu moult esbrechié et amenuisié l'ost de France; si en furent les barons et les autres courouciés et dolens, car c'estoit le greigneur membre de l'ost et le plus puissant homme après le roy de France; et estoit sage homme et donnoit bon conseil, et si estoit large et abandonné de donner à ceux qui en avoient mestier, et especiaument il n'oublioit point les povres. Quant l'ame luy fu partie du corps et il fu mort, il fu commandé que les entrailles fussent mises hors, et qu'il fust cuit et conroié de bonnes espices et de flairans; les entrailles furent mises en une églyse en la ville de Trappes, et le corps fu embasmé et envelopé et mis en un escrin bien et gentement, et fu gardé et aporté avec le corps saint Loys jusques en France. Si fu enterré moult honnourablement au chastel de Provins, au moustier des frères meneurs.

La royne Marie sa femme prist si grant douleur en son cuer de la mort son mari, et de la mort le roy saint Loys son père et de ses autres amis, que elle ne vesqui que un pou de temps, né n'ot oncques puis joie en son cuer. Si, comme elle estoit assez près de Marseille, la maladie la prist dont elle mourut; si commanda que elle fust enterrée à Provins de lès son seigneur: le royaume de Navarre et la conté de Champaigne vindrent à monseigneur Henry, frère du roy Thibaut.

XI.

Coment le roy de France et son ost se partirent de Trappes, et coment sa femme la royne mourut.

Le roy de France séjourna à Trappes tant que son ost fu refreschi et reposé: puis il commanda que son ost fust arrouté, et que il se missent droit au chemin vers Palerme, et que le harnois et les autres choses fussent conduites par mer après l'ost. Il n'a d'une cité jusques à l'autre que deux journées; tantost se mistrent au chemin, et firent tant qu'il vindrent à Palerme. La cité de Palerme est le maistre siège de toute la terre de Secile et la maistre cité; et si dient aucuns que Messines doit estre le maistre chief, pour ce que Messines est plus riche et plus plaine de marchéandise et de gent: ilec séjourna le roy quinze jours entiers.

Après ce, il fu commandé que l'ost s'avançast et se mist au chemin droit à Messines; si entrèrent au far et passèrent tout oultre à navie; puis entrèrent en la terre de Calabre et passèrent tout oultre sans séjourner. Puis entrèrent en la terre de Puille et cheminèrent tant qu'il vindrent en une cité qui a non Martrenue[19]. Si advint que madame Ysabel, femme le roy Phelippe, passoit le fleuve qui estoit dessoubs la cité sans navie, si la hurta le cheval sur quoy elle séoit si forment que elle chéy et tresbucha à terre, si se desroia et desrompi toute, et si estoit enceinte et toute plaine d'enfant. Quant elle fu dresciée, elle fu portée à une autre cité qui a nom Cousance, et de douleur et angoisse que elle ot elle ala de vie à trespassement; dont le roy fu moult dolent et moult couroucié, et tous les barons de France et tous les autres en furent troublés: l'en fist célébrer son service en grant dévocion.

Après le service, s'acheminèrent et entrèrent en la terre de Labour, et puis en celle d'Espaigne[20], et errèrent tant qu'il vindrent à Romme. Illec séjourna un pou de temps, et requistrent les apostres et les sains. D'ilec s'en alèrent droit à Viterbe, là où la court estoit. Mais il n'y avoit point d'apostole, et estoient les cardinaux en grant descort pour faire apostole. Pour ceste chose, il furent enclos et enserrés en une sale, et leur dist-l'en bien que jamais n'istroient jusques à tant qu'il eussent fait nouvel pape. Le roy Phelippe leur pria et admonesta pour Dieu et pour leur ames qu'il fissent honnestement tel pasteur qui fust proffitable à saincte églyse gouverner, et baisa chascun en la bouche en remembrance de paix et franchise, et que il ne missent en oubli l'admonestement que il leur avoit dit.

XII.

Coment Guy de Montfort occist Henry le fils au roy d'Alemaigne pour ce qu'il avoit occis son père.

Avant que le roy de France venist à Viterbe né que il fust en la ville entré, Henry le fils au roy d'Alemaigne vint en la cité. Guy de Montfort sot bien sa venue, si se hasta moult de savoir son repaire et où il estoit. En moult grant pensée estoit coment il le pourroit occire. La cause pour quoy ce estoit fu pour ce que Simon de Montfort conte de Lincestre, père de celluy Guy, fu occis en bataille par le conseil de celluy Henry. Tant fu espié de jour et de nuit que Guy le trouva en l'églyse Saint-Laurent assez près de son hostel; si le cuida chacier hors du moustier, si ne pot pour la presse de la gent.

Quant il vit qu'il ne le pourroit avoir, si le féri d'un coustel parmi le corps, si que il chéy à terre du grant coup que il luy donna, puis le traina hors du moustier. Henry luy cria merci jointes mains qu'il ne l'occist mie! et il repondi: «Tu n'eus point pitié de mon père et de mes frères.» Si le féri de rechief du coustel qu'il tenoit, trois fois ou quatre, tant qu'il le laissa tout mort. Oncques la gent Henry ne furent si osés qu'il s'osassent mouvoir, pour la mesnie Guy qui près estoient pour eux occire maintenant.

Quant ce fu fait, Guy monta et sa compaignie qui tous estoient près de luy recevoir; si s'en ala tout droit au conte Raoul de Toscanne; car il avoit sa fille espousée, et devoit tenir toute sa terre après son décès. L'en aporta nouvelles au roy de France de la mort Henry d'Alemaingne et coment il avoit esté occis, si en eut despit et desdaing de ce que Guy avoit fait si villain fait et si villain meurtre en la présence de sa venue, et commanda que s'il venoit à sa court que il fust pris et retenu. Puis en souffri Guy grant pénitence, car il en fu enchartré en un fort chastel et y demoura tant que l'apostole luy fist grace et miséricorde.

XIII.

Coment le roy passa Lombardie.

Ne demoura guaires que le roy de France se parti de Viterbe, luy et sa gent, et passèrent le mont de Flascon[21], et entrèrent en Toscanne; et tant errèrent que il vindrent à Orbevire[22] et montèrent le mont de Bergue, et passèrent la cité de Florence, et entrèrent ès plains de Lombardie et vindrent droit à Bouloingne la crasse. Illec se reposèrent une journée et l'endemain bien matin s'en partirent et s'en vindrent tout droit à Cremonne. Là trouvèrent les bourgois de la ville si orgueilleux et si vilains que il ne vouldrent pas livrer hostel aux chambellans le roy, pour son propre corps hebergier, ains convint que le roy fust hebergié aux Frères meneurs. Si leur fu dit et conté des sages hommes, qui bien savoient le povoir de France, que trop avoient fait grant folie, et que grans maux leur en pourroient venir. Si se repentirent tantost, et vindrent les maistres et les échevins de la ville au roy Phelippe, et luy prièrent que il ne s'esmeust né ne se courouçast, et que volentiers feroient ce qu'il luy plairoit et que tous les biens de la ville estoient en son commandement. Le roy fist semblant que riens ne luy en fust et que il ne luy en chaloit. Au matin s'arroutèrent les François et se ordennèrent à aler vers la cité de Milan. Mais avant que le roy fust hors de la seigneurie de Cremonne, les bourgois de la ville de Milan luy vindrent à l'encontre, et le receurent moult honnorablement tant comme il porent, et le conduirent à grant joie et à grant honneur jusques au palais. Et luy descendu et reposé, il aprestèrent douze destriers, les plus biaux qu'il porent trouver, et les firent tous couvrir de soie, et les firent tous conduire au palais, et les présentèrent tous au roy de par les seigneurs de la ville, et luy prièrent moult qu'il voulsist estre leur seigneur, et que il receust la cité en sa garde et en sa deffense. Le roy les mercia moult de l'onneur qu'il luy portoient et de la courtoisie que il luy présentoient à faire; mais des deniers et des autres choses se fist-il excuser et n'en voult nuls prendre.

L'endemain se parti le roy de Milan avec grant convoy des greigneurs de la ville. Si n'ot pas alé moult avant que le marchis de Montferrant luy vint à rencontre qui à grant joie et à grant honneur le receut; et luy offri, luy et ses biens, d'estre tous près à faire son commandement. Tant chemina le roy et sa gent, que il vint à Vergiaus[23]. Illec séjourna trois jours, et puis se mist au chemin et entra en Savoie, et vint à une cité qui est nommée Susanne[24] qui est assez près des montaignes. Illec demoura trois jours entiers pour prendre repos luy et sa gent et les chevaux, pour estre plus viguereux et plus fors à passer les montaignes.

Après ce, il entrèrent ès montaignes et passèrent les mons de Gieu[25] à grant paine et à grant labour, et puis s'arroutèrent et entrèrent ès vaux de Morienne. Si tournèrent droit pour aler à Lion sur le Rosne et chevauchièrent tant que il vindrent à la cité de Macon en Bourgoigne, et passèrent tout oultre et tant que il vindrent à Clugny en l'abbaye, où le roy fu moult honnorablement receu.

D'illec se partirent et issirent de la terre de Bourgoigne et entrèrent en Champaigne et vindrent droit à Troies. Si passèrent toute Champaigne et errèrent tant qu'il entrèrent en la terre et en la seigneurie de Paris.

XIV.

De la sépulture le saint roy Loys et de la mort son frère le conte de Poitiers, et de Jehan Tristan, et de Pierre le chambellent, et de ma dame Ysabel, la femme le roy Phelippe.

Quant le roy fu revenu à Paris que il désiroit moult à veoir, il fu lors commandé que l'en aournast les corps qui avoient été aportés de lointaines terres. Quant il furent près et aournés, le bon roy Phelippe prist son père et le conduist droit à Nostre-Dame de Paris, avec les autres qui estoient mors en la voie de Tunes. Si leur chanta les vigiles hautement et bien, et avoit grant foison de luminaire environ les bières embrasé, à grant compaignie de noble gent qui toute la nuit veillèrent jusques au jour. L'endemain au matin, le roy Phelippe prist son père et le troussa sus ses espaules, et se mist à la voie tout à pié pour aler droit à Saint-Denis. Avec luy furent grant plenté de nobles hommes de France. Toutes les religions de Paris issirent hors bien et ordennéement à grans processions, disans le service des mors, en priant pour l'ame du bon roy qui tant les amoit.

Archevesques, évesques et abbés furent revestus; les mitres ès testes, les croces ès poings alèrent après, en bonne dévocion, disans leur prières et leur oroisons. Tant alèrent pas avant autre que il vindrent à Saint-Denis. Mais avant qu'il venissent en la ville, le couvent leur vint à rencontre, et furent tous les moines revestus de chappes de cuer, chascun un cierge ardant en sa main, et receurent humblement le corps monseigneur saint Loys. Si comme l'en vouloit entrer au moustier, les portes furent closes contre leur venue. La cause si fu pour ce que l'archevesque de Sens et l'évesque de Paris estoient revestus de leur garnemens pour le corps du saint roy recevoir et de ses compaignons; mais les moines de Saint-Denys ne le porent souffrir; pource qu'il voulsissent user de leur franchise, et avoir juridicion sur l'église ainsi comme il ont sur les autres de leur diocèse. Car les moines de Saint-Denys sont exemps, né ne feroient pour l'archevesque riens, né pour l'évesque, s'il ne leur plaisoit et sé ce n'estoit à leur gré.

Le roy fu devant la porte, son père sur ses espaules, et les barons et les prélas qui en l'églyse entrer ne povoient. Doncques il fu commandé à l'archevesque et à l'évesque qu'il s'alassent desvestir, et que il ne fissent nul empeschement à si haute besoigne.

Quant il s'en furent alés, portes furent ouvertes, et le roy entra ens, et les barons et les prélas si commencièrent à chanter bien hautement le service des feus[26], bien et dignement; et puis enterrèrent les sainctes reliques et les ossemens du saint roy Loys d'encoste son père le roy Loys, assez près de son aïeul le roy Phelippe qui tant fu puissant en armes; et puis y mistrent une tombe d'or et d'argent, et de noble faicture. Les ossemens Pierre le chambellenc furent enterrés aux piés saint Loys, en telle manière et ainsi coment il gisoit à ses piés quant il estoit en vie. Ma dame Ysabel fu enterrée d'autre part assez près du bon roy, et messire Jehan Tristan, conte de Nevers, d'encoste luy.

Le trespassement au conte de Poitiers devons nous bien raconter et mettre en mémoire. Car comme le bon conte revenoit de Tunes avec le roy Phelippe son nepveu, avint que il acoucha malade, avec luy sa femme et toute sa mesnie, si qu'il n'en demoura nul de qui il se peust aidier, en un chastel qui est nommé le Cornet[27], à l'issue de Toscane. Tant se hasta la maladie que il pensa que il li convenoit partir de ce siècle, et fist et ordenna son testament comme bon crestien, et ordenna sa sépulture à Sainct-Denis en France, avec son père et ses autres amis, et donna bonne rente pour célébrer son aniversaire chascun an. Sa gent et sa mesnie le portèrent à Saint-Denys et l'enterrèrent de lès son frère.

La contesse sa femme qui trop pou vesqui après la mort son seigneur, fu portée à une abbaye de nonnains où elle avoit esleu sa sépulture; et l'abbaye siet à quatre milles de Meleun sur Saine et est appellée Jarcy[28]: la conté de Thoulouse et la conté de Poitiers descendirent et vinrent au roy de France, pour ce qu'il n'avoient nul hoir de leur corps.

XV.

Coment le roy Phelippe fils saint Loys fu couronné à Rains.

ANNÉE 1271 L'an de grace mil deux cens soixante et onze, droit à l'Assompcion Nostre-Dame, Phelippe roy de France vint à Rains et fu couronné par l'évesque de Soissons, car il n'y avoit point d'archevesque à Rains, ains estoit le siège vacant. Si fu la feste moult grant, et y furent les barons du royaume de France, et grant foison de prélas et plusieurs autres. Les roys de France ont acoustumé, dès le temps Charlemaine, le grant roy de France et empereur des Romains, de faire porter Joieuse[29] devant eux, le jour de leur couronnement, en l'honneur et la puissance du roy Charlemaine qui tant de terres conquist et tant Sarrasins mata. Si la doit baillier le roy au plus loial et au plus preud'homme du royaume et de tous ses barons, et à celuy qui plus aime l'honneur et le prouffit du royaume et de la couronne, qui la porte devant luy, quant il va à son couronnement.

Le roy Phelippe si regarda environ luy bien et appertement tous ses barons, si la tendi à Robert conte d'Artois; et cil la prist et porta devant luy moult liement celle journée. Celle espée qui a nom Joieuse, et la couronne et le sceptre royal, et les autres aournemens sont gardés au trésor Saint-Denis moult chièrement, et bien sont tenus les moines d'envoier-les au couronnement, en quelque lieu que il soit. Quant la feste fu passée les bavons et les haus hommes se départirent, et ala chascun en sa contrée: le roy se départi et ala droit en Vermendois visiter le pays et soy esbatre.

Ainsi comme il estoit illec, le conte d'Artois luy pria qu'il venist deporter soy en son pays, et qu'il venist veoir la cité d'Arras; le roy luy octroia volentiers. Les bourgois qui sorent la venue commencièrent à faire grant feste, et parèrent la ville et mistrent hors le vair et le gris, et moult d'autres grans richesces, et receurent le roy à grant léesce, et à si grant joie comme il porent plus; né il n'est nul homme qui peust dire que oncquesmais eust veu plus belle feste né plus grant. Le conte d'Artois manda les dames et les damoiselles du pays, pour faire tresces[30] et caroles avec les femmes aux bourgois qui s'estudioient de dancier et d'espinguier, et se demenoient en toutes manières à leur povoir, qui deust plaire au roy[31]. Quant le roy ot ainsi esté honnouré, si luy prist talent de retourner en France.

XVI.

De la contenance le roy Phelippe et de sa manière.

Après ce que le roy fu retourné en France, et il fu entré au siège son père, si commença à estudier en bonnes mœurs et en bonnes œuvres. L'en treuve en escripture que la félonnie du père fait tresbuchier ce dessus dessoubs[32] la maison au fils; et quant le père est sans félonnie, l'ame de son fils est plus seure et plus ferme. Ceste grant grace fist quant il mist Phelippe son fils en son siège et en son throsne; si comme il fu dit à David: Si custodierint filii tui testamentum meum et testimonia mea hec que docebo eos, et filii eorum usque in seculum sedebunt super sedem tuam.

C'est-à-dire: Sé tes enfans gardent mon commandement et font ce que je leur commande à faire, toute leur ligniée sera sage, et sera en ton siège et en ton trone. Ainsi fist le roy Phelippe, il n'oublia point ce que son père luy commanda quant il fu en sa dernière volenté, et que il usast du conseil des sages et des preud'hommes. Il usa du conseil maistre Macy abbé de Saint-Denys qui estoit homme religieux et aourné de fleur de sapience, et luy bailla toutes les causes et les besoignes de son royaume, comme et en la manière que son père le faisoit.

Puis que sa femme fu deviée, il ne voult estre sans pénitence; car il vestoit la haire et le haubert dessus pour ce qu'il peust mieux sa char estraindre et chastier; avec tout ce qu'il jeunoit et faisoit grant abstinence de viandes; et tout ce faisoit-il qu'il ne fust souillé des vices de humaine nature. Et toute ceste vie maintint-il toute sa vie jusques à la mort, pourquoy l'en pourroit dire qu'il menoit mieux vie de moine que de chevalier. Il estoit plain de belles parolles et bien emparlé; si estoit entre ses barons sage et attrempé, sans nul beuban et sans nul orgueil: par les bonnes vertus qui en luy resplendissoient tint-il son royaume en paix tous les jours de sa vie[33].

XVII.

Coment le conte de Fois se revela contre le roy de France.

ANNÉE 1272 Il avint au tiers an du règne le roy Phelippe que ès parties devers Thoulouse, entre le conte d'Armignac et Girart, un vaillant chevalier, chastellain d'un chastel qui est nommé Casebonne[34], mut contens et haine. Si s'entredeffioient et assailloient souvent l'un l'autre. Si avint que le conte d'Armignac vint tout armé devant le chastel à toute sa compaingnie, et commença Girart à menacier et à laidir de parolles. Quant Girart vit ce, si ne fu point lie de ce que il le venoit laidir et ramposner si près de son chastel. Si issi hors à tant de gent comme il pot avoir, et se férit entre ses ennemis fort et hardiement, et encontra tout premièrement le frère[35] au conte, si le féri d'une lance si grant cop qu'il luy perça tout oultre le haubert, et luy trencha tout le foie et le cuer, et chéy à terre tout mort.

Après, il courut sus à luy et aux siens et chaplèrent grant pièce les uns sur les autres; à la parfin, il tint le conte si court que il convint par force qu'il s'enfouist: et Girart s'en retourna en son chastel. Après ce, ne demoura gaires que le conte d'Armignac fu entalenté de vengier sa honte et la mort de son frère: si manda tous les plus puissans et les plus nobles hommes de son lignage, entre lesquiels le conte de Fois fu l'un des meilleurs et des plus riches, si prindrent conseil ensemble qu'il iroient tresbuchier le chastel de Casabonne, ei destruiroient Girart et toute sa mesnie.

A Girart fu dit et conté la grant gent qui venoient sus luy et devoient venir, et que le conte de Fois estoit venu en l'aide le conte d'Armignac. Si vit bien qu'il ne pourroit durer contre si grant gent, si se transmua et se mist en la garde et en la deffense du roy de France, et de ses seneschaux et de ses baillifs qui représentoient la personne du roy de France, qui gardoient et deffendoient le pays; et se soubmist du tout à eux, et que il congneussent du fait et de la cause, et en voulloit estre jugié par eux. Si s'en vint demourer en un chastel qui estoit au roy de France, et y fist venir sa femme et ses enfans et tous ses biens, et cuidoit bien qu'il n'osassent le chastel assaillir pour la doubte au roy de France. Mais le conte de Fois et sa suite ne laissièrent oncques, pour la gent le roy, à venir vers le chastel. Il assaillirent de toutes pars et tresbuchièrent les murs et abatirent les portes, et entrèrent ens, et occistrent assez de la gent le roy et de la gent Girart; et commencièrent à querre Girart à mont et aval, mais Girart s'enfouy repostement, si que il ne le porent ocire.

Ne demoura gaires que les nouvelles en vindrent en France au roy: quant il oï ce, le cuer si luy angroissa, et conçut moult grant indignacion de ce fait, et meismement de son règne. Si assembla ses barons et manda son ost si grant que il deust toute terre faire frémir. Le roy et sa gent furent assemblés à Thoulouse, et fu commandé que l'en entrast en la terre au conte de Fois et que l'en despoillast et gastast tout. Ainsi fu fait comme il fu commandé, et alèrent tant qu'il vindrent aux montaignes, si les montèrent et vindrent tout en haut et vindrent près du chastel de Fois, si tendirent leur tentes et leur paveillons tout environ.

Le conte de Fois et avec luy sa femme et toute sa mesnie estoient tout asseur avec grant foison d'Albigois, si comme il leur estoit advis, et cuidoient que le chastel ne deust estre pris en nulle manière, et que bien se tenist contre tous. Le roy et sa gent regardoient qu'il ne se povoient pas tant approchier du chastel si comme il voudroient; si s'esmut le roy qui estoit de grant courage, et jura que jamais ne s'en partiroit jusques à tant qu'il eust le chastel tresbuchié et mis par terre ou que il luy seroit rendu. Si se conseilla coment il en pourroit exploitier. Si luy fu loé qu'il mandast ouvriers qui trébuchassent la roche et que il féissent la voie large, si que sa gent peussent aler à pié et à cheval.

Si commencièrent les ouvriers à trenchier la roche et à faire la voie grant et large, si que la gent à pied et à cheval y porent passer. Quant le conte de Fois vit ce que le roy estoit si ferme en son propos, il se conseilla qu'il pourroit faire et coment il pourroit eschiver ce péril. Si luy fu conseillié qu'il s'accordast au roy hastivement: il prist messages et les envoia au roy, et luy pria et supplia qu'il luy pardonnast son mautalent, et que il mettroit luy et tous ses biens en sa mercy pour en faire sa volenté.

Le roy oï ses messages et luy mandast qu'il venist à luy en telle manière comme il avoit mandé. Tantost le conte vint devant le roy et s'agenouilla et luy requist mercy, et le roy luy dist que il luy feroit plus de bien que il n'avoit desservi. Tantost fu pris et lié et mené à Biauquesne[36], et demoura là un an tout entier. Le roy prist toute sa terre en sa main, sa femme et tous ses enfans; puis retourna en France. Quant un an fu accompli, le conte fu mis hors de prison et servit à court les autres nobles hommes, et ot la grace du roy tant que il le fist chevalier et luy donna armes, et l'envoia aux tournoiemens pour aprendre le fait des armes[37]. Après toutes ces choses, le roy rendi au conte de Fois toute sa terre franchement et quitement, et luy donna congié de retourner en son païs.

XVIII.

De Raoul d'Aussoy qui fu couronné à roy d'Alemaigne.

L'an de grace mil deux cens soixante et douze, Raoul d'Aussoy[38] fu couronné à roy d'Alemaingne. Henry le roy de Navarre espousa la suer le conte d'Artois, de laquelle il engendra madame Jehanne qui puis fu royne de France. Le conte d'Alençon espousa la fille au conte de Blois. En celle année meisme vint l'apostole Grégoire à Lyon sur le Rosne, droit environ caresme et fist un concile général où il ot moult grant assemblée de prélas et de barons. Le roy de France vint à Lyon et visita l'apostole et le salua moult courtoisement et lui fist grant honneur comme à son père espirituel, et parlèrent ensemble d'aucunes besoignes qui appartenoient au royaume de France.

Quant il orent ordonné des besoignes du royaume et des choses prouffitables, l'apostole luy donna sa bénéiçon, et luy pria moult que il gouvernast si son royaume que ce feust au prouffit et au sauvement de s'ame. Le roy prist congié et s'en retourna en France pour ce que l'apostole vouloit illec séjourner et tenoit concile général. Le roy Phelippe luy laissa grant foison de chevaliers et de sergens d'armes, pour garder l'apostole et ses cardinaulx et tous ceux de la court, que nul encombrement ne leur feust fait; et commanda le roy que l'apostole eust trois fors chasteaulx et deffensables qui feussent en son commandement, qui sont des appartenances et de la seigneurie du royaume de France, assis assez près de Lyon, pour son propre corps garder et deffendre, sé mestier feust[39].

Le concile général commença dès les kalendes de may et dura jusques à la Magdaleine. En ce concile général ot fait moult de bonnes besoignes et prouffitables. L'en ordenna premièrement et establi que l'apostole fust esleu des cardinaulx et en pou de temps, ou que l'en les méist en prison fermée, et que l'en leur donnast pou viandes jusques à tant qu'ils se feussent accordés.

Après ce, il fu accordé que la dixième partie des biens de saincte eglyse feussent donnés et octroiés jusques à six ans pour soustenir et deffendre la terre d'Oultre-mer. En ce meisme concile furent quassées aucunes religions qui vivoient d'aumosnes; (si comme les frères des Sacs et les frères des Prés et pluseurs autres), et les bigames[40] furent cassés et mis hors de tous privilèges de clerc, et furent abandonnés à laie justice ainsi comme laie gent. En la fin du concile vindrent les messages des Griex[41] courtoisement et bien noblement, et distrent et promistrent qu'il estoient de la court de saincte églyse et confessèrent le Père, le Fils et le Sainct Esperit, et chantèrent en plein concile, à haulte voix: credo in Deum.

Le nombre des archevesques et des évesques qui en ce concile furent assemblés fu estimé à cinq cens, et des abbés croces portant jusques à soixante, et d'autres prélas jusques à mil.

XIX.

De la royne Marie, femme le roy Phelippe, et de la mort le roy Henry de Navarre.

ANNÉE 1274 Le roy Phelippe ot conseil de soy marier et de prendre femme. Si luy fu parlé de pluseurs femmes de haulte lingniée et de hault parage. Entre les autres dames luy vindrent nouvelles de damoiselle Marie, fille au duc de Breban, pour ce qu'elle estoit belle et sage et plaine de bonne meurs. Si fu accordé que le roy la préist à femme, si la manda par ses messages. Quant le duc Jehan oï la nouvelle, si fu moult lie et reçut les messages tant honnourablement come il pot, et luy envoia sa fille aournée de joiaulx et de riche atour, si comme il appartenoit à telle dame. Le roy espousa la dame et la cueilli en grant amour. Pierre de la Broce, maistre chambellenc du roy, moult enflé et desdaigneux de ce que le roy amoit tant sa femme, ot trop grant envie[42], et luy fu avis qu'il ne seroit plus si privé de luy comme il estoit devant, et que la grant haultesce où il estoit monté pourrait bien abaissier.

Si pourpensa de jour en jour coment il pourroit apeticier l'amour qui estoit entre le roy et la royne; né ne regardoit point le lieu dont il estoit venu né le bas estat où il avoit esté; car, quant il vint à la court le roy Loys, il estoit un povre cirurgien et estoit né de Touraine[43]: si monta tant en hault que le roy Phelippe en fist son chambellanc, et que il ne fesoit riens fors par son conseil; né les barons né les prélas ne faisoient riens à court sé ne li faisoient grans présens et grans dons.

Ceste chose desplut moult aux barons, et orent grant indignacion de ce que il avoit si grant puissance devers le roy, et faisoit si sa volenté; né ne demandoit riens au roy, tant feust grand chose, qui de riens lui feust esconduit. Il requist au roy que maistre Pierre de Bavay, cousin sa femme, feust évesque de Baieux, et tantost le roy voult et commanda qu'il feust évesque; le chapitre de Baieux ne l'osa contredire pour la doubtance du roy. Le roy maria ses fils et ses filles là où il voult demander et commander, et tout à sa volenté.

Henry, conte de Champaigne et roy de Navarre, mourut celle année meisme. Sa femme demoura veuve et ot une fille de luy qui avoit nom Jehanne, et estoit si petite que elle gisoit au bercueil. Quant elle oï la mort de son seigneur, si se hasta moult de porter son enfant en France pour la doubtance de ceux de Navarre, qu'il ne luy en féissent ennuy ou aucun contraire. Le roy Phelippe receut l'enfant doulcement et volentiers, et le fist nourrir à sa court avec ses gens et ses enfans, tant que elle feust en aage que il la peust donner à aucun hault homme à marier.

Pour ceste chose faire et accomplir au prouffit de l'enfant, le roy envoia maistre Huitasse de Biaumarchais en Navarre, et si luy commanda qu'il receust en son nom et comme tuteur et garde de l'enfant, les hommages des barons de Navarre. Monseigneur Huitasse se hasta moult de faire son commandement, et vint au plus tost qu'il pot en la contrée de Navarre, et monstra le commandement le roy de France aux barons et aux bourgois du païs; et s'arresta tout premièrement en la cité de Pampelune et fist illec sa garnison des François et de sa gent[44]; et s'en ala par chasteaulx et par cités en faisant le prouffit et l'honneur du roy au mielx qu'il pot et qu'il sot, en recevant les hommages et les sermens des barons du païs.

XX.

Du couronnement la royne Marie.

Prélas et barons du royaume de France et d'Alemaigne[45] s'assemblèrent et vindrent à Paris, et de pluseurs autres nacions, pour ce que la royne Marie devoit estre couronnée. Si fu l'assemblée moult grant et moult belle de haulx princes, de haulx hommes et de moult grans barons. L'archevesque de Rains chanta la grant messe; après ce que il l'ot chantée, il mist la couronne sur le chief la royne Marie, et la sacra et benéy ainsi comme il ont acoustumé en France, et fu droitement le jour de la feste saint Jehan-Baptiste, l'an de grace mil deux cens soixante et quinze.

La feste fu moult noble et moult belle, si que à paines le pourroit nul raconter. Les chevaliers estoient vestus de dras de diverses couleurs. Une fois estoient en vair et l'autre en gris, en vert ou en escarlate, et en pluseurs autres nobles couleurs; les fermaus d'or ès poitrines, et sus les espaules de grosses pierres précieuses, si comme esmeraudes, saphirs, jacintes, pelles, rubis et pluseurs autres pierres précieuses de pluseurs autres manières. Si avoient aniaux d'or ès dois aournés de riches diamans et de riches topazes, et estoient leur chefs[46] aournés de riches treçoirs et de riches guimples toutes tissues à fin or et couvertes de pelles et autres pierres.

Les bourgois de Paris firent feste moult grant et moult sollempnel, et encourtinèrent la ville de riches dras de diverses couleurs et de pailes et de cendaux. Les dames et les pucelles s'esbaudissoient en chantant diverses chançons et diverses motés. Quant la feste fu passée, l'arcevesque de Sens vint devant le légat Simon, prestre et cardinal de l'églyse de Saincte-Cécile, et dist au légat, en complaingnant, que il luy féist droit de l'arcevesque de Rains qui luy faisoit tort de ce que il avoit couronnée la royne Marie de France en sa diocèse, et que à luy n'appartenoit riens de ce faire, sé ce n'estoit en sa province, en la cité de Rains; et monstra l'arcevesque de Sens une épistre, qui piece a fu accomplie et confermée par Yvon évesque de Chartres, en laquelle il estoit contenu que l'arcevesque de Rains ne se doit entremestre du couronnement au roy de France de nulle riens hors de sa province. Si fu respondu de par le roy de France à l'arcevesque que à tort et sans raison s'en plaingnoit, car la chapelle le roy qui est à Paris où la royne fu couronnée, est exempte et n'est de riens en sa juridiccion.

XXI.

De la mort Ferrant d'Espaigne.

ANNÉE 1275 Celle année meisme mourut Ferrant, l'ainsné fils au roy de Castelle. Ce Ferrant avoit espousée Blanche, la fille au roy Loys, en celle fourme et en celle manière que sé Blanche avoit hoirs du fils au roy d'Espaigne, que le royaume venroit, après la mort du père et de l'aiol, aux enfans de ladite Blanche entièrement. Quant Ferrant fu mort, Blanche sa femme demoura veufve à tout deux enfans que elle ot de luy, Ferrant et Alphonse, qui devoient par droit après la mort de leur aiol, avoir le royaume d'Espaigne, si comme il avoit esté en convent entre le sainct roy Loys et le roy de Castelle. Pour ce furent ces choses affermées et octroiées des deux roys et des barons d'Espaigne; car le roy saint Loys avoit aucun droit au royaume d'Espaigne de par madame Blanche sa mère qui fu fille du roy de Castelle qui jadis fu.

De toutes les convenances que le roy de Castelle avoit jurées à tenir il n'en fu rien, ains manda les barons de son royaume et leur pria qu'il féissent hommage à Sanse son fils, et qu'il estoit enferme de son corps et paralitique, et que il ne povoit plus le royaume maintenir.

En celle manière desherita les enfans de son premier fils, né à Blanche leur mère il ne donna né rente né douaire né nulle autre chose dont elle péust vivre. La bonne dame demoura toute esbahie et toute esgarée entre les Espaignols qui guaires ne l'avoient chière.

Le roy de France sot bien le povre estat où sa suer estoit, et comment ses nepveus estoient desherités: si en fu moult durement dolent et couroucié. Si se conseilla coment et en quelle manière il pourroit avoir sa suer, né oster de la chetiveté où elle estoit. Si envoia au roy d'Espaigne messire Jehan d'Acre bouteillier de France, et luy manda que il gardast bien que le douaire de Blanche sa suer ne feust par luy né par autre troublé et empeschié, et que le droit que ses nepveux avoient au royaume de Castelle leur feust gardé; et sé il ne voulloit ce faire, au moins qu'il luy envoiast sa suer et ses deux enfans, et qu'il leur livrast sauf conduit jusques à tant qu'ils feussent retournés en France.

Au roy d'Espaigne vindrent les messages et luy racontèrent mot à mot ce que leur seigneur leur avoit commandé. Mais il refusa tout, et dist qu'il n'en feroit riens, et fu enflé et couroucié de ce que le roy de France luy avoit mandé. Les évesques qui apperceurent la tricherie du roy, lui requisrent que puisque autre chose n'en voulloit faire, qu'il en laissast aller Blanche et ses deux enfans au roy de France son frère. Il qui fu courroucié et enflé d'aucunes paroles qu'il luy avoient dites, respondi tout estrousséement[47] que il l'emmenassent quelle part qu'il voudroient, et qu'il n'en faisoit force[48].

Quant il orent ainsi estrivé par paroles de ramposnes, les messages s'en partirent et se mistrent au chemin et emmenèrent Blanche. Les messages se doubtèrent moult que le roy ne leur féist aucun agait et aucun encombrement; si se hastèrent de chevauchier et d'aler par jour et par nuit, tant qu'il vindrent à un pas qu'il ne povoient eschiver, et passèrent tout oultre sans nul péril: car les espies au roy d'Espaigne ne se sorent tant haster qu'il leur peussent venir au devant.

Ainsi eschapèrent des mains à leur ennemis, sans perte et sans dommage. Aucuns des barons d'Espaigne virent que le roy leur seigneur aloit contre son serement de ce qu'il avoit en convenant au roy de France, si ne vouldrent faire hommage à Sanse son fils qui jà estoit en possession du royaume d'Espaigne: entre lesquels Jehan Monge[49] en fu l'un. Pour la raison de ce, le roy d'Espaigne luy tolli toute sa terre; et cil s'en vint en France au roy Phelippe, et lui dist qu'il estoit prest et appareillié d'aler contre le roy d'Espaigne et de luy grever tant comme il pourroit, comme cil qui estoit parjure et qui avoit faussé son serement.

Le roy Phelippe qui bien sot la vérité, le reçut moult honnourablement, et luy dist qu'il ne s'esmaiast point, et luy donna grans dons et luy fist admenistrer une grant somme d'argent pour faire ses despens. Jasoit ce que le roy fu moult esmeu d'aler contre le royaume d'Espaigne, ne voult il pas assembler son ost jusques à tant qu'il feust conseillié aux prélas et aux barons de son royaume et que il eust autres messages envoiés au roy d'Espaigne, pour savoir s'il feust hors de son mauvais propos.

Incidence.—Robert conte d'Artois ala visiter le roy de Secile, Charles son oncle, et demoura avec luy une pièce de temps en Puille et en Calabre; tant que il luy prist talent de retourner en France. A Rome vint pour visiter les apostres; sa femme qu'il ot avec luy amenée, acoucha malade et mourut, et fu enterrée en l'églyse Sainct-Pierre l'apostre. Le conte Robert fu moult dolent de sa femme, car elle estoit plaine de grant bonté et sage et de grant parage. Deux enfans en demoura au conte; Phelippe et Robert, et une fille qui puis fu femme Ancelin de Bourgoigne[50].

Ainsois que le conte d'Artois fust retourné en son pays, le roy Phelippe donna sa seur qui fu[51] femme au roy Henry de Navarre, à Aimont, frère le roy Edouart d'Angleterre, par le conseil la royne Marguerite sa mère. Quant le conte d'Artois le sot, si luy desplut moult et en fu forment couroucié, car il pensoit bien que le roy d'Angleterre n'avoit nulle amour au roy de France.

En ce contemple, Amaury, clerc, fils le conte Simon de Montfort qui avoit été occis si comme nous avons dit dessus[52], menoit par mer une sienne seur qu'il avoit, au conte de Gales, pour ce que le conte de Gales la devoit prendre à femme. Si comme il estoient en haute mer, les espies au roy d'Angleterre luy vindrent au devant, et les emmenèrent pris et liés devant le roy; le dit Edouart le fist mettre en prison, et luy tint longuement. Quant Léolin, le prince de Gales le sot, si en fu moult dolent; si manda au roy d'Angleterre que il luy rendist sa femme, et s'il ne vouloit ce faire, il seroit son ennemi et son contraire en toutes manières.

Le roy d'Angleterre luy manda qu'il venist à luy ainsi comme son homme, et il auroit conseil qu'il en devoit faire. Léolin ne voult de riens obéir à son commandement, ains assembla sa gent et garni ses chastiaux et ses marches et meismement une montaigne fort et deffensable, garnie de chastiaux et de forteresces que on appelloit Senandonne[53].

Au roy Edouart fu conté et dit coment il se garnissoit, et coment il occioit tous les Anglois qui venoient en sa terre. Il assembla son ost et se féri en Gales et en chaça Léolin jusques au Senandonne, et gasta et ardi tout le pays. Plus avant ne pot aler pour la montaigne qui estoit enclose de mareschières et de palus tout environ, et pour la montaigne qui estoit fort et aspre.

Ilec demoura et assist la montaigne tout environ, et les Galois se deffendirent bien et asprement, et se férirent par maintes fois ès Anglois et en tuèrent assez, et emmenèrent par maintes fois la proie au roy d'Angleterre. A la parfin les tint le roy si court que Léolin vint à mercy; mais ce ne fu point sans grant perte de sa gent pour l'yver qui estoit fort et plain de pluie et de vent. Si fu accordé que Léolin auroit sa femme et que ses hoirs qui estoient de luy ne seroient seigneurs de Gales ainsi comme leur devanciers avoient esté, et que Léolin seroit sans plus tenu pour prince tant comme il vivroit. En telle manière rendit à Léolin sa femme et l'espousa en sa présence; et puis rendi Amaury, pour ce qu'il estoit clerc, aux prélas d'Angleterre et leur commanda le roy qu'il fust bien gardé, et que sé il issoit hors sans congié, que il les puniroit et en souffreroient paine. Mais il fu puis délivré par le commandement l'apostole et vint en France demourer.

XXII.

De la mort Loys, le premier fils le roy Phelippe.

ANNÉE 1276 L'an de grace mil deux cens soixante seize, avint que Loys le premier fils le roy Phelippe mouru et fu empoisonné, ainsi comme aucuns dient. Le roy en fu en souspeçon, et ceste souspeçon mist en son cuer Pierre de la Broce, son maistre chambellenc: car il maintenoit et disoit en derrenier que ce avoit fait la royne, et que elle feroit, sé elle povoit, mourir les autres, pour ce que le royaume peust venir aux enfans qui estoient de son corps. La court de France en fu toute esmeue et en murmuroient pluseurs[54], tant que le roy de France le sot. Quant le roy oï telles parolles, si fu moult pensis qui povoit avoir fait telles traïsons; et se pensa moult en quelle manière né coment il le pourroit savoir. Si luy fu dit et conté que à Nivelle avoit une beguine qui estoit devine, et qui disoit nouvelles des choses passées et à venir, et se contenoit comme saincte femme et de bonne vie[55].

Et aussi avoit à Laon un homme qui estoit devin et vidame de l'églyse de Laon, qui par art de nigromance savoit moult de choses secrètes; et plus avant vers Alemaigne estoit un convers qui Sarrasin avoit esté, qui grant maistre et sage se faisoit de teles besoignes, et disoit moult de choses qui sont à avenir. «Par Dieu», dist le roy, «aucun trouvera-l'en qui nous dira nouvelles de ce fait.» Si appella son clerc qui bien estoit privé et homme secret, et luy pria qu'il alast vers Laon et à Nivelle pour savoir lequel de ces deux prophètes estoit le plus sage, et qui mieux et plus certainement diroit la vérité de ce que l'en li demanderoit.

Le clerc ala à Laon et à Nivelle, et enquist et demanda, au plus sagement qu'il pot, lequel estoit tenu au plus sage de telle besoigne. Si trouva que la beguine estoit mieux creue que les autres de ce que elle disoit. Au roy de France s'en retourna et conta tout ce qu'il avoit trouvé. Le roy manda l'abbé de Saint-Denys qui estoit nommé Macy, car il se fioit moult en luy, et Pierre évesque de Baieux, qui estoit cousin Pierre de la Broce de par sa femme; et puis leur commanda qu'il alassent à celle beguine; et que il enquerissent bien et diligemment de celle besoigne de son fils. Au chemin se mistrent et vindrent à Nivelle: si comme il furent descendus, l'évesque s'en parti de la compaignie à l'abbé et fist semblant qu'il voulloit dire son service: si s'en ala à celle dame et luy fist pluseurs demandes de l'enfant le roy qui avoit esté empoisonné, et luy pria moult qu'elle n'en dist riens à l'abbé de Saint-Denys en France qui avec luy estoit envoié.

L'abbé vint après et luy demanda de l'enfant, coment il estoit alé. Et elle respondi: «J'ai parlé à l'évesque vostre compaignon, et luy ay bien dit la vérité de quanqu'il m'a demandé, né plus né autre chose ne m'en demandés, car nulle riens ne vous en diroie.»

Quant l'abbé oï telles parolles, il en fu moult couroucié et si pensa qu'il y avoit traïson. Lors s'en retournèrent là où le roy estoit: et le roy parla premièrement à l'abbé et luy demanda qu'il avoit trouvé de celle femme, et que elle avoit dit? et il respondi que l'évesque y estoit premièrement alé que luy, et que, quant il y ala après, elle ne luy voult aucune chose dire. Le roy manda tantost l'évesque et luy demanda que il avoit fait, et coment celle femme avoit parlé à luy? L'évesque respondi: «Certes, monseigneur, ce qu'elle m'a dit est en confession, si que pour nulle riens ne le vous oseroie desclorre né dire.»

Quant le roy oï telles parolles, si fu irié et plain de mautalent, et luy dist: «Par mon chief, Dant évesque, je ne vous avoie point envoié pour la confesser; et par Dieu qui me fist, j'en sauray la vérité, né atant ne le layray pas.» Le roy manda Thibaut évesque de Dol en Bretaigne, et frère Arnoul de Huisemalle, chevalier de l'ordre du Temple, et leur commanda qu'il alassent à celle devine hastivement, et que il parlassent ensemble à elle. Lors se hastèrent moult les messagiers et vindrent à la beguine; et luy distrent qu'il estoient messagiers au roy de France et que, pour Dieu, elle leur dist vérité de quanqu'il luy demanderoient.

Pluseurs demandes firent auxquelles elle respondi; quant vint à la fin, elle leur dist: «Dictes au roy de France monseigneur, que il ne croie pas mauvaises paroles sus sa femme, car elle est bonne envers li et loial envers tous les siens, et de bon cuer entièrement.» Les messages s'en vindrent au roy de France leur seigneur, et luy racontèrent toutes les paroles que elle leur avoit dit, bien et loiaument et toute la pure vérité. Dont pensa le roy qu'il avoit aucuns en sa court et en son service qui ne luy estoient né bons né loiaux; sagement se contint et fist semblant à sa chière et à sa contenance qu'il ne luy en fust riens.

XXIII.

De la muete que le roy fist pour aler à Sauveterre.

Le roy Phelippe ne mist pas en oubli la félonnie et la desloyauté que le roy Alfons d'Espaigne avoit fait à sa suer: si luy envoia messages et luy manda qu'il luy envoiast ses nepveux, et que il assenast douaire souffisant à sa suer; et sé il ne vouloit ce faire, il luy mandoit bien qu'il courroit sur sa terre et que il en prendroit vengeance.

Les messages vindrent au roy d'Espaigne, et luy requirent, de par leur seigneur, qu'il envoiast les enfans au roy de France leur oncle et que il tint les convenances que il leur avoit juré et promis. Quant le roy ot oï les messages, il respondi paroles d'orgueil et de beuban, et dist qu'il ne feroit riens de quanques le roy de France li mandoit. Les messages le deffièrent et luy distrent bien qu'il en verroit sa terre gastée et arse. Lors se mistrent au chemin et raportèrent nouvelles au roy de ce qu'il avoient trouvé.

Le roy manda tantost tous les haulx hommes de son royaume, et il vindrent de toutes pars; néis[56] pluseurs barons d'Alemaigne y vindrent pour la grant amour qu'il avoient au roy de France: si comme le conte de Bar, le duc de Breban, le conte de Julliers, le conte de Lussembourc et pluseurs autres. Quant le roy ot apresté sa besoigne, il vint à son patron, monseigneur saint Denys, et prist congié à luy, et demanda l'oriflambe: l'abbé luy mist en la main, et luy dist que Nostre-Seigneur luy donnast force et victoire d'abaissier l'orgueil de ses ennemis. Tantost s'arrouta l'ost et passa tout oultre parmi Poitou et parmi Gascoigne.

Quant il vindrent à l'entrée de Gascoigne, là s'arrestèrent pour ordener de leur besoigne. Si comme il estoient ilec, les messages au roy d'Espaigne vindrent au roy, mais il fu avant huit jours passés qu'il peussent parler à luy. Quant il vindrent devant le roy si commencièrent à parler grossement, ainsi comme en maintenant menaces; et luy distrent qu'il ne fust si hardi qu'il entrast en Espaigne. Pour chose qu'il déissent, le roy ne s'esmut né leur dit paroles villaine né honteuse; ainsois leur dist qu'il pensoit à aler en Navarre et de passer oultre sé il povoit. Les messages le deffièrent de par le roy d'Espaigne leur seigneur; puis s'en retournèrent en leur pays. Tant ala l'ost avant qu'il vint à une ville que on appelle Sauveterre en la terre Gascon de Biart[57], assez près d'Espaigne.

Là s'assemblèrent toute la gent au roy de France de toutes pars; si furent si grant multitude qu'il n'estoit nul qui les peust nombrer. Viande commença à apeticier et à faillir en l'ost, né ne porent avoir chevance pour les chevaux, car il furent mal pourveus avant qu'il venissent au port, né que il peussent passer les montaignes. Si attendirent et séjournèrent; et endementiers, yver commença à approchier, les vens à haucier et les froidures à venir plaines de pluie, de nois[58] et de gelée. Si comme l'ost estoit en tel point, aucuns traiteurs s'approchièrent devers le roy et luy firent entendant qu'il seroit bon de retourner, et qu'il donnast congié à sa gent jusques au printemps, et que ses garnisons fussent plus sagement ordonnées, pourveues et atirées. Moult fu grant dommage et grant perte quant l'ost n'ala oultre, car il eussent prise toute Espaigne à leur volenté.

XXIV.

De Robert d'Artois qui fu envoié en Navarre de par le roy de France.

Pou avant que le roy meust pour aler en Sauveterre, nouvelles vindrent que Huitasse de Biaumarchais estoit assis au chastiau de Pampelune des barons de Navarre, pour ce que Huitasse qui la terre gardoit de par le roy de France les voulloit corrigier d'aucunes mauvaises coustumes qu'il maintenoient au pays. Si envoia hastivement Robert, conte d'Artois et Imbert de Biaujeu[59], et leur commanda qu'il secourussent hastivement son chevalier et sa gent, qui de par luy y estoient alés, et que il préissent en leur aide ceux de Thoulouse et de Carcassonne et de Pierregort, et qu'il appelassent en leur aide Gascon de Biart et le conte de Foy.

Le conte d'Artois se hasta moult et mena avec luy vingt mille hommes, que à pié que à cheval. Tant alèrent qu'il vindrent à un chastel qui est nommé Molans[60] et s'arrestèrent ilec tant qu'il fussent conseilliés coment né par quel voie il pourroient entrer en Navarre. Endementiers qu'il estoient en tel point, un prince de Navarre qui estoit nommé Sanse[61] s'apperceut et avisa qu'il avoit mespris de ce qu'il avoit esté contre le roy de France; si ne voult plus estre contraire à la gent le roy né faire nul encombrement. Garse Morans[62] si fu couroucié de ce qu'il s'estoit ainsi tourné devers le roy de France, si le fist espier afin qu'il le peust trouver en tel point qu'il le peust occire. Si avint que Pierre Sanse estoit couchié en son lit: tant fist cherchier qu'il le trouva et l'occist et les chevaliers qui estoient de sa mesnie. Quant sa femme et ses enfans sorent sa mort, si mandèrent à monseigneur Huitasse que il luy aideroient en toutes manières, mais il leur promist que il leur aideroit à vengier la mort de Pierre Sanse. Ainsi comme il estoient en tel brigue et en tel descort, le conte d'Artois se tenoit près des pors[63] à grant foison de gent à pié et à cheval; et ala tant qu'il laissa les pors, et s'en vint par les mons de Pirène et passa tout oultre par la terre d'Arragon et entra au royaume de Navarre luy et tout son ost. Tant chevaucha et ala avant qu'il vint devant la cité de Pampelune, droitement la veille de Nostre-Dame en septembre, et assiégea la ville environ à tout son ost.

Garse Morans qui avoit occis Pierre Sanse estoit en la cité, maistre et capitaine de tous: avec luy estoient pluseurs barons de Navarre qui par pluseurs fois avoient assailli messire Huitasse; et messire Huitasse leur donnoit souvent grans assaus et les faisoit moult souvent reculer. Quant le conte d'Artois vit qu'il ne voulloient issir hors né venir en bataille contre luy, si fist ses engins drecier, et si fist jecter pierres et mangonniaux qui abatoient devant eux quanqu'il trouvoient, maisons, sales et palais. Si orent ceux de dedens grant paour, si qu'il ne sorent que faire né que devenir, né n'avoient nulle espérance de sauveté sé ce n'estoit par fuite: et vindrent à Garse Morant, si luy demandèrent qu'il pourroient faire, et il leur dist qu'il ne se esbahissent de riens et que le matin il chasceroit les François du siège.

Quant ce vint à l'anuitier, il fist grans caroles et grans tresches[64], et chanter à haute voix, pour donner cuer à ses bourgois qui moult forment s'espoventoient: si disoit et maintenoit qu'il avoit trop grant désir de combatre à ses ennemis. Si comme vint entour mienuit, que la nuit fu bien obscure et le peuple fu acoisié, Garse Morsant et Golsant et les autres plus nobles de Navarre issirent de Pampelune le plus seriement qu'il porent et tournèrent en fuie.

Garse n'osa demourer en Navarre pour le lignage de Pierre Sanse, ains s'en fouy tant comme il pot au roy de Castelle qui le reçut et prist à garantir contre ses ennemis. Le peuple de Pampelune fu moult troublé et les bourgois esbahis quant il sorent que ceux qui les devoient garantir s'en estoient fouys; les nouvelles en vindrent au conte d'Artois qu'il s'en estoient ainsi alés, si en fu moult courroucié, car il avoit enpensé qu'il les présenteroit au roy de France.

Les eschevins de Pampelune mandèrent an conte d'Artois que moult volentiers s'accorderoient à luy. Quant le conte oï ce, si envoia le connestable de son ost à Pampelune. Si comme il parloient ensemble, en quelle fourme il feroient paix et en quelle manière, la piétaille coururent aux armes et aux murs et aux deffenses de la cité, pour ce que l'en parloit de paix; si entrèrent ens malgré leur capitaines, qui les encontredirent tant comme il porent; si robèrent et prisrent quanqu'il porent trouver, et occirent hommes et femmes, ainsi comme se ce feussent Sarrasins. Et prenoient à force les veufves femmes et les pucelles et se couchièrent avec elles, et puis les despoillèrent et tollirent quanqu'il avoient; et n'espargnièrent né églyse né moustier, ains s'en vindrent à la tombe du roy Henry qui gisoit en l'églyse Nostre-Dame, et cuidèrent qu'elle fust d'or et d'argent, si la despecièrent toute et esrachièrent par pièces et par morceaux. Le conte d'Artois fist crier à ban, par tout l'ost et en la cité, qu'il se tenissent en paix et se souffrissent de mal faire, ou il les puniroit des corps. Adoncques se restraindrent et tindrent de mal faire, pour la doubtance qu'il avoient du conte d'Artois qui forment les menaçoit. Le conte d'Artois rasseura les bourgois et les prist en sa garde et en sa deffense, et leur rendi tant comme il pot de ce qui leur avoit esté tollu. Quant la cité fu prise, le conte d'Artois la fist garnir de sa gent, et les fist entrer ès forteresces pour deffendre et garder la cité de leur ennemis. D'ilec se parti et ala partout le royaume de Navarre et prist tout en sa main, né ne fu nul qui li osast contredire né qui contre luy peust durer.

XXV.

Coment le conte et Artois ala parler au roy d'Espaigne.

Quant Pampelune et toute la terre de Navarre fu en la main du conte d'Artois, nouvelles en vindrent au roy d'Espaigne; si se doubta moult de luy et de son royaume. Si manda au conte d'Artois, comme à son chier cousin, salut et bonne amour, et luy manda que volentiers parleroit à luy et le verroit. Le conte d'Artois reçut les messages moult courtoisement et les fist demourer avecques luy tant qu'il se fust conseillié. Tantost prist un message, et envoia au roy de France ce que le roy d'Espaigne luy requeroit[65], et que riens ne vouldroit faire sans son congié.

Le roy de France luy manda que bien luy plaisoit que il y alast, comme cil qu'il tenoit pour bon et pour loial, et que moult se fioit en luy. Quant le conte d'Artois ot congié, si se mist au chemin et ala au roy d'Espaigne qui le reçut moult liement et à grant feste; et parlèrent ensemble de moult de choses. Et moult luy pria le roy qu'il fist la paix de luy et du roy de France. Le conte respondi que volentiers le feroit. Ainsi comme il estoient ensemble, vint un message qui aporta tout l'estat et tout le secré et tout le pensé du roy de France. Quant le roy ot oï le message, si dist au conte d'Artois: «Biau cousin, je ne suy point sans amis à la court de France, et ainsi me devriez-vous obéir et aidier, par raison de lignage; j'ay tels amis qui bien me savent mander tout son couvine, et qu'il veut faire et qu'il a en pensé.»

Ainsi furent ensemble ne scay quans jours le roy et le conte, et se déduisoient ensemble et se esbatoient; tant que le conte demanda congié et le roy luy donna volentiers. Et puis le convoia et fist honneur et courtoisie, tant comme il pot. Le conte d'Artois s'en vint tout droit en Navarre, et pensa moult en ce que le roy d'Espaigne savoit l'estat et le secré du roy de France; si chéy en souspeçon que ce venist de Pierre de la Broce. Lors se conseilla à ses amis sé ce estoit bon qu'il s'en alast en France où il demourast; si luy fu loé que il pourroit seurement laissier la terre à garder aux chevaliers de Pierre Sanse et à messire Huitasse de Biaumarchais, et aller en France s'il luy plaisoit. Le conte prist les seremens des chevaliers de Pierre Sanse, et leur pria moult de garder la terre en telle manière qu'il y eussent honneur. A tant se départi et chevaucha tant qu'il vint en France; et dist et raconta au roy Phelippe tout ce qu'il avoit oï et veu du roy d'Espaigne. Le roy pensa bien que ce venoit d'aucuns de ses privés qui estoient en son service. Pour ceste chose fu-il moult en doubtance à quels gens né à quels personnes il se pourroit conseillier né dire son secret.

Incidence.—Assez tost après, vindrent en France les messages du royaume de Tharse, et denoncièrent au roy Phelippe de par le roy de Tharse, leur seigneur, que sé il vouloit aler Oultre mer sur Sarrasins, que volentiers luy aideroit en toutes les manières qu'il pourroit, et de gent et de conseil et de toutes autres choses dont il le pourroit aidier. Ces messages qui vindrent de Tharse n'estoient mie Tartarins, ains estoient Georgiens. Les Georgiens sont près voisins aux Tartarins, et sont en leur subjection et en leur commandement, et croient en Nostre-Seigneur Jhésucrist. Il vindrent à Saint-Denys en France célébrer la Pasque par le commandement le roy, comme bons crestiens et parfais, selonc ce qu'il monstroient et le faisoient assavoir.

Quant il oient séjourné en France tant comme il leur plut, si s'en repairèrent et retournèrent, et alèrent en Angleterre et distrent au roy d'Angleterre ce meisme que il avoient dit au roy de France. L'an de grace mil deux cens soixante dix et sept, l'apostole Johan, qui devant estoit nommé Pierre L'Espaingnol[66], se vantoit assez souvent quant il estoit avec ses plus privés qu'il devoit vivre longuement, et que bien le savoit, selon la science de géométrie et d'astronomie; mais il ala tout autrement que il ne disoit. Car si comme il séjournoit à Viterbe, il fist faire une chambre d'encoste le palais. Si comme il ala veoir la besoigne coment elle se faisoit, une solive tresbucha de haut et chéy sur luy, et le debrisa et quassa tant qu'il mourut dedens les six jours de celle froissure: si fu enterré en l'église Saint-Laurens, en la cité meisme.

XXVI.

Coment Pierre de la Broce fu pris et pendu.

ANNÉE 1277 En ce temps meisme advint que un message qui portoit unes lettres acoucha malade à une abbaye. Si le sousprit le mal que il vit bien que il luy convenoit mourir. Si appela ceux de l'abbaye, et leur fist promettre et jurer que il ne bailleroient les lettres à nulle personne vivant né à nul homme fors à la propre personne du roy de France. Quant le messagier fu mort, un moine de laiens prist les lettres par le congié de son prieur, et les porta tout droit au roy de France à Meleun sur Saine où il estoit.

Le roy reçut le moine liement et luy fist bonne chière, puis entra en une chambre pour estre plus privéement, et appela aucuns de ses privés, et fist ouvrir la boiste, et aussi regarder de quel séel elle estoit séellée. Si trouva-l'en que c'estoit le séel Pierre de la Broce. Si ouvri-on les lectres, mais ce qui dedens estoit escript ne voult-on point descripre né faire assavoir[67]. Moult se merveillèrent ceux qui les lectres virent de ce qui estoit dedens. Tantost le roy se parti de Meleun et s'en vint à Paris, et séjourna ilec trois jours. D'ilec se parti et ala au bois de Vincennes. Là fu mandé Pierre de la Broce, et pris et mené en prison; après il fu mené à Yanville[68], et fu mis en la maistre tour.

Nouvelles vindrent à l'évesque de Baieux que Pierre de la Broce son cousin estoit en prison. Si s'en ala au plus tost qu'il pot à la court de Romme, et se mist en la garde de l'apostole. Ne demoura guaires que Pierre de la Broce fu mené à Paris. Si furent mandés pluseurs des barons de France pour oïr le jugement Pierre de la Broce, et pourquoy c'estoit et comment il avoit desservi mort.

Quant les barons furent assemblés, Pierre fu tantost délivré au bourrel de Paris qui pent les larrons, à un bien matin, ains souleil levant. Si le convoièrent au gibet les ducs de Bourgoigne et de Breban et le conte d'Artois, et pluseurs autres barons et hommes nobles. Le commun peuple de Paris s'esmut de toutes pars, et coururent hommes et femmes après; car il ne povoient croire que homme de si hault estat fust devalé au bas. Le bourrel luy mist la corde entour le col, et luy demanda s'il voulloit riens dire, et il dit que nennil. Tantost le bourrel osta l'eschielle, et le laissa aler entre les larrons.

Nul ne se doit fier en hautesce mondainne né en son grant estat. Car la roe de fortune qui ne se tient en un point né en un estat l'aura tantost dévalé et mis au bas. Tous ceux que Pierre de la Broce avoit mis à court né de riens avanciés furent boutés hors du service, né nul n'en demoura que l'en péust savoir[69].

XXVII.

Du soudan de Babiloine.

ANNÉE 1278 Bondodar, le soudan de Babiloine, avoit destruit la cité d'Antioche, puis se tourna devers les chrestiens, et leur fist assez de maulx et de grief. En ce temps meisme que Pierre de la Broce fu destruit, les Tartarins furent moult courouciés de ce que Bondodar menoit si grant maistrie en la terre d'Oultre-mer, si assaillirent Turquie et luy mandèrent bataille. Le soudan assembla tant de gent comme il pot avoir, et vint contre eulx en bataille; les Tartarins leur coururent sus et en detrenchièrent et occistrent une grant partie; le soudan meisme fu navré à mort, et se fit porter à Damas: ilec mourut des plaies qu'il ot eues. Son fils fu élu à soudan après la mort de son père: mais il ne le tint mie longuement en paix, car pluseurs admiraulx firent conspiration contre luy, et le assistrent en un chastel que l'en nomme le Crac qui siet assez près de Babiloine: tant crut et moulteplia le descort entre eux que l'une partie occist l'autre.

XXVIII.

De la voie que le roy de France fist au Mont de Marchant.

Le roy Phelippe assembla grant partie de ses barons et s'en ala en Gascoigne à une ville qui est nommée le Mont de Marchant[70]. D'autre part vint le roy d'Espaigne avec des plus nobles hommes de son païs et commencièrent à parler de l'injure et du descort que le roy d'Espaigne faisoit à ma dame Blanche et à ses enfans. Le roy d'Espaigne estoit à séjour à Bayonne, si comme messages aloient et venoient d'une part et d'autre. Si comme les deux roys estoient ainsi comme à accort, les messages vindrent et apportèrent commandement de l'apostole que les deux roys féissent paix et s'accordassent ensemble bonnement sus paine d'escommeniement, si que ce fust au prouffit et à louange de saincte églyse.

Quant le roy de France oï tels paroles, si ne voult qu'il en fust parlé, ains se départi tantost du Mont de Marchant, et s'en ala tantost à Thoulouse. Si luy vint le roy d'Arragon, luy et grant compaignie de nobles hommes, pour l'y faire révérance et honneur. Le roy le receut moult liement et luy donna grans dons, et luy fist grant courtoisie. Quant le roy d'Arragon ot esté avec le roy de France tant comme il luy plut, si prist congié et s'en retourna en sa terre, et trouva sa femme qui avoit nom Constance, fille de Mainfroy le dampné et rescommenié: si luy dit[71] coment et en quel manière il porroit avoir le royaume de Secile. Et le roy Pierre luy demanda sé elle avoit oï nulle nouvelle certaine de Palerme et Messines? et celle luy respondi que si il les voulloit aidier que il le recevroient à seigneur et à roy, et seroient de tout leur povoir contre le roy Charles, né jamais né le tendroient à seigneur.

XXIX.

Incident du fleuve de Saine.

ANNÉE 1280 Selon le temps de grace mil deux cens quatre vins, le fleuve de Saine issy hors de son chanel et espandi par tout le païs. Et vint à si grant ravine à Paris, qu'elle rompi la maistre arche de Grand pont et quassa et froissa des aultres jusques à six, et rompi de Petit pont la greigneur partie, et enclost Paris de toutes pars, si que nul ne pooit aler né venir fors que par navie.

L'an de grace mil deux cens quatre ving et un, monseigneur de Mont Pincien[72] en Brie, prestre et cardinal de Saincte-Cecile, fu sacré à apostole, et fu appellé Martin.

XXX.

Coment ceulx de Secile se retournèrent contre le roy Charles.

Celle année meisme, Pierre roy d'Arragon fu moult entalenté[73] des malices sa femme, et la crut de quanque elle disoit. Elle affermoit certainement et faisoit entendant à son baron qu'elle estoit hoir du royaume de Secile, et le tenoit pour trop failly, pour ce qu'il ne s'offroit à eux pour estre leur seigneur, comme ceux qui le requeroient chascun jour.

Quant le roy ot oï et sceu et escouté teles paroles, si envoia deux chevaliers pour veoir la contenance et la manière du pays; et furent moult bien receus et honnourés des plus haulx hommes de la contrée, et promistrent et jurèrent que il recevroient le roy comme leur seigneur. Quant les messages orent fournie leur besoigne, si s'en retournèrent et emmenèrent avec eux des plus haulx hommes et des plus renommés de Secile, pour mieux affermer et enteriner la besoigne. Si tost comme la chose fu affermée et asseurée d'une part et d'autre, ceux de Palerme et de Messines et des autres bonnes villes, signèrent[74] les huis des François par nuit; et quant ce vint au point du jour, qu'il porent environ eux veoir, si occirent tous ceux qu'il porent trouver, né n'en furent espargniés né vieulx né jeunes, que tous ne feussent mis à l'espée, néis les femmes enceintes des François furent toutes occises, que nulle n'en demoura.

Aucuns en y avoit qui, par grant félonnie, les aouvroient par les costés, et en sachoient les jeunes créatures et les jectoient contre les parois et en faisoient hors issir les entrailles. Le roy[75] appareilla sa navie et tant de gent comme il pot avoir pour aidier au roy de Secile, contre le roy Charles, sé mestier en feust; si envoia endementiers à l'apostole qu'il luy féist secours et aide, et que il luy octroiast les dismes de saincte églyse en son royaume; que son propos estoit d'aler oultre-mer sur les Sarrasins.

L'apostole qui jà se doubtoit de luy né ne savoit s'il disoit voir ou non, luy respondi que moult volontiers luy aideroit des biens de la crestienté et de saincte églyse, mais que il commençast la besoigne, et que il peust appercevoir la fin où il tendoit.

XXXI.

De la venue au roy d'Arragon en Secile.

ANNÉE 1282 Quant Pierre d'Arragon ot oï et veu la volenté l'apostole, il entra en mer, et furent les voiles dreciées. Les vens ne luy furent de riens contraires, si s'en vint tout droit au port de Thunes devers les destrois des montaignes. Si trouva ilec moult grant foison de Sarrasins qui vouldrent deffendre le port, car il cuidoient qu'il voulsissent prendre port à terre, si combatirent à luy: en ce poindre il perdi trois mille hommes par nombre.

Ilec demoura et actendi ne say quans jours, et manda ceux de Messines et de Palerme qu'ils ne se doubtassent de riens du roy Charles, car il avoit bien si grant gent et si grant force qu'il estoit certain d'avoir la victoire et la seigneurie. Si comme ces choses estoient en tel point, nouvelles vindrent au roy de Secile que tous les François avoient esté occis qui estoient en Secile, et que toute Secile estoit tournée contre luy, et que le roy d'Arragon estoit en possession du royaume de Secile. Il manda tantost toutes ces choses à l'apostole Martin, et à son nepveu le roy de France. L'apostole ala tantost à Orbetine[76] et assembla tout le peuple du païs et leur admonesta et dist que nul fust contre le roy Charles né de riens son contraire, car le royaume tenoit-il et devoit tenir de l'églyse de Romme, et que en l'aide de ceux de Secile né en leur commandement ne fussent en riens obéissans en nulle manière; et ce commandoit-il et voulloit que ce fust, sus paine de sentence d'escommeniement.

Quant il ot ainsi sermoné et amonesté le peuple, si envoia un de ses cardinaulx en la contrée, maistre Girart de Parme, évesque de Saincte-Sabine, pour ce qu'il rappellast ceux du royaume de Secile à paix et à concorde envers le roy Charles. Si comme ce cardinal vint vers le rivage de la mer, ceux de Messines et de Palerme luy vindrent au devant à l'encontre, pour ce qu'il ne vouldrent en nule manière qu'il passast oultre; et luy distrent que le roy d'Arragon estoit tourné et entré en Secile, et avoit tous le païs tourné à luy pour la raison de sa femme qui déust estre droit hoir du royaume.

Le cardinal vit bien que ceux de Secile tenoient le roy d'Arragon pour leur seigneur, et que nulle paix né nulle amour ne trouveroit à eux; si s'en retourna et raconta à l'apostole coment les choses estoient alées: et avec tout ce, la plus grant partie de la Calabre s'estoit à eux accordée.

XXXII.

Coment Messines fu assise du roy Charles.

Si comme ces choses estoient en ce point, le roy Charles envoia son fils, prince de Salerne, pour avoir secours et aide contre ses ennemis. Avec ce, il assembla tant de gent et tels comme il pot avoir, si passa le far de Messines. Les bourgois de la ville furent sousprins et esbahis de sa venue, né n'estoient point garnis d'armes né d'autres choses deffensables. Si fu bien dit et raconté au roy et à sa gent qu'il pourroit de legier prendre la ville, mais le roy ot pitié de destruire si noble cité, si envoia à ceux de dedens messagiers, et leur fist dire qu'il leur seroit assez débonnaire et leur pardonnerait de legier son mautalent. Les bourgois requistrent et demandèrent espace tant qu'il eussent parlé ensemble; le roy leur octroia volentiers.

Endementiers, il se garnirent d'armes et mandèrent secours par toute la terre de Secile, tant qu'il furent garnis; et quant il furent garnis, si ne vouldrent faire chose que le roy leur requist. Le roy avoit mauvaisement retenu ce proverbe que on dit en France: «Qui ne fait quant il puet ne fait mie quant il vuelt.»

Le roy commanda que la cité fust assaillie, mais nulle riens n'y porent mesfaire, tant que le roy ot conseil du conte de l'Aceurre[77] qui puis fu prouvé pour traitre comme il apparut puis le décès du roy Charles, qu'il s'en retournast en Calabre. Lors se traïst le roy arrières, et se mist ès plains Saint-Martin, que ceux de Puille né de Calabre ne se retournassent contre luy; et ilec attendist tant que son fils fust retourné de querre le secours de France. Et fist despecier toutes les nefs qui estoient sur le rivage du Far, garnies d'armes et d'autres biens pour secourre la terre d'Oultre-mer; que il ne venissent par aucune aventure ès mains de ses ennemis.

Quant le roy Charles ot laissié le siège de Messines, le roy d'Arragon plain de orgueil et de beuban se fist couronner du royaume de Secile en despit de luy, et luy manda par ses lettres que il ne feust si hardi sur sa vie perdre que plus y demeurast. Les nouvelles en vindrent à l'apostole, si se conseilla à ses cardinaulx que il pourroit faire du roy d'Arragon qui tant estoit contraire à saincte églyse: et si l'escommenia et condempna du royaume d'Arragon, et le donna à Charles conte de Valois, fils au roy Phelippe de France, et en fist lettres sceellées de tous les sceaulx des cardinaulx de Rome.

XXXIII.

Du poisson semblable au lyon.

Il avint, au mois de février en l'an de grace mil deux cens quatre-vingt et un, que un poisson fu pris en la mer qui avoit semblance de lyon. Il fu aporté devant l'apostole à Orbetine, et disoient les mariniers quant il fu pris qu'il jectoit merveilleusement horribles et espoventables cris.

En ce meisme temps il fu si grant descort, à Paris, entre les nations des Anglois et des Picars escoliers, que l'en cuidoit bien que l'estude se deust du tout départir de Paris; et furent mis en prison au chastelet de Paris, pour la doubtance qu'il ne s'entre océissent.

Le soudan de Babiloine se combati aux Sarrasins, si fu occis de sa gent jusques à cinquante mil, et le chacièrent huit journées dedens sa terre. Le soudan rassembla sa gent et tout son povoir, et se combati de rechief aux Tartarins. Tant se combatirent que les Tartarins furent vaincus, et perdirent de leur gens environ trente mille.

En celle saison et en ce temps commença saint Loys à faire miracles au royaume de France.

XXXIV.

Du secours qui vint de France au roy Charles.

ANNÉE 1283 Pierre conte d'Alençon, frère du roy de France, et Robert conte d'Artois, le duc de Bourgoigne[78], le conte de Dampmartin[79], le conte de Bouloigne, le seigneur de Montmorency[80] et moult d'autres nobles hommes, avec grant foison de gens de pié, vindrent en icel temps meisme pour secourre le roy Charles de Secile; et passèrent tout oultre parmi Lombardie à bannières desploiées, sans nul encombrement. Tant chevauchièrent qu'il vindrent ès plaines de Saint-Martin où le roy estoit.

Le roy fu moult lie de leur venue: si s'appareilla tantost et ordonna ses batailles rengiées, et passa tout oultre parmi Calabre jusques à la Gatonne[81], et se mist en grant paine de trouver ses ennemis. Ses adversaires qui bien savoient sa venue, né s'osèrent combatre né approchier d'eux, ains fuioient dès que il les véoient venir aux chastiaux et aux forteresces. Les autres qui estoient en leur navies, si se boutoient en leur galies et puis tournoient en fuie. Le roy d'Arragon qui bien savoit le pouvoir du roy Charles et la hardiesce des François, se pourpensa par quel barat né coment il le pourroit conchier né décevoir; car il n'avoit talent d'aler contre luy à bataille. Si luy manda que s'il estoit si osé né si hardi, que volentiers se combatroit à luy corps à corps; et que il prist cent chevaliers des plus hardis qu'il pourroit trouver qui se combatroient contre cent des plus esleus de son royaume, et que ce fust le premier jour de juing, ès landes de Bordeaux, et que celui qui seroit vaincu jamais n'eust point d'honneur, né ne portast couronne. Quant le roy de Secile oï ce, si en fu moult lie et respondi tantost que bien le vouloit.

Les convenances furent jurées et promises de chascune partie. Tantost, le roy Charles manda toute l'affaire au roy de France, et luy manda qu'il fist faire cent armeures de fer, les plus belles et les meilleures que l'en pourroit trouver né soubtillier. L'apostole Martin qui bien sot la besoigne n'en fu point lie, car il se doubta moult et pensa que le roy d'Arragon ne le faisoit fors par boisdie[82].

XXXV.

Coment le roy Charles vint à Bordiaux contre le roy d'Arragon.

Quant le roy de France ot entendu ce que son oncle luy mandoit, si se merveilla moult coment le roy d'Arragon osoit emprendre si grant besoigne contre le roy Charles, né contre les nobles combateurs qui tant de biaux fais de chevalerie avoient fais. Si fist tantost aprester ce qu'il luy avoit mandé, et se garni de chevaux et d'armes, et fist assavoir à sa baronnie la besoigne si comme elle aloit. Et si leur manda qu'il fussent avec luy à l'encontre de son oncle, au jour nommé qui estoit assigné aux deux parties.

Le roy Charles bailla en garde sa terre au prince de Salerne son fils, et au conte d'Alençon et au conte d'Artois; si s'en vint droit à Rome. L'apostole Martin le blasma moult forment de celle besoigne qu'il avoit ainsi emprise, et les cardinaux luy monstrèrent qu'il povoit bien la chose laissier ester. Quant l'apostole vit qu'il n'en laisseroit riens à faire, si luy bailla Jehan Colet[83] prestre et cardinal de saincte églyse et de saincte Cecile, et luy donna plain povoir d'escommenier et de condempner le roy d'Arragon, sé il ne faisoit satisfacion des injures que il faisoit à saincte églyse.

L'an de grace mil deux cens quatre-vings et trois vint le roy Charles ès landes de Bordiaux, au lieu et en la place qui avoit esté accordée et jurée des deux parties. En la présence du roy de France et de ses barons se offri et présenta par devant le seneschal de Gascoigne qui tenoit la court contre le roy d'Arragon. Mais le roy d'Arragon ne vint né ne contremanda né ne s'excusa de riens, fors que tant que, la nuit de devant, il estoit venu au séneschal repostement, né n'avoit avec luy que deux chevaliers et luy dist qu'il venoit acquiter son serement, et qu'il n'oseroit plus demourer pour la doubtance du roy de France; né plus n'en fist, ains s'en parti tantost.

Le roy Charles et ses barons attendirent celle journée sa venue, et toute la nuit et toute la sepmaine. Quant le roy de France vit ce, si en fu moult courroucié, si commanda à Jehan Nougne qui des parties d'Espaigne estoit venu, ainsi comme nous avons devant dit, qu'il entrast en Arragon et qu'il prist chevaliers et sergens tant comme il vouldroit. Celluy Jehan Nougne s'en ala en Navarre et se féri au royaume d'Arragon, et ardi et prist et roba tout avant luy; hommes et femmes s'en fuirent devant luy, et laissièrent leur biens et leur maisons, car garde ne se donnoient de telle venue.

Tant ala avant, luy et sa gent, qu'il trouvèrent une tour bien garnie de biens, si se férirent ens et robèrent quanqu'il trouvèrent, qu'il n'y laissièrent riens: puis boutèrent le feu dedens et la tresbuchièrent à terre. Bien est la vérité que sé il fussent alés plus avant, il eussent tout pris le royaume d'Arragon, car le roy Pierre ne s'en donnoit garde né n'estoit de riens pourvéu.

XXXVI.

De Gui de Montfort.

Ainsi comme en tour celle saison, Guy de Montfort, fils le conte de Lincestre, fu mis hors de prison où il avoit esté longuement pour Henry d'Alemaigne que il avoit occis au moustier saint Laurent à Viterbe; et luy commanda l'apostole que il alast contre Guy de Freutemont[84] qui voulloit oster et fortraire aucunes églyses qui appartenoient à l'églyse de Rome. Guy de Montfort s'appareilla et vint contre Guy de Freutemont. Quant Guy de Freutemont sot sa venue, si se doubta moult, pour la grant paour qui estoit en luy; si luy rendi toute la terre qui appartenoit à l'églyse de Rome, et se soubmist et mist du tout à faire sa volenté et de l'églyse, et de son commandement; et par ceste manière conquist Guy de Montfort toute la terre qui appartenoit à l'églyse de Rome, fors une cité qui est nommée Urbaine[85]. Le conte Guy de Montfort assist la cité. Si comme il tenoit le siège, nouvelles luy vindrent que le père sa femme estoit mort, si se parti du siège et vint contre le conte de Saint-Flore qui sa terre troubloit et empeschoit comme il povoit.

En icelluy meisme temps, Pierre conte d'Alençon qui estoit en Puille pour garder la terre trespassa de cest siècle, et reçut mort; et fu enterré en une abbaye de moines blans que le roy Charles y avoit fondée qui est nommée Mont Roial. Les os et le cuer furent aportés aux frères meneurs à Paris, et mis en sépulture. Madame Jehanne contesse de Blois sa femme demoura vefve, plaine de saincte vie et de grant bonté. Le roy de France tint celle année parlement à Paris des barons de France pour ce que il sceussent que le royaume d'Arragon estoit donné à Charles son fils, de par la court de Rome. Monseigneur Collet, cardinal, prescha de la croix pour aler sur le roy d'Arragon, si comme homme dampné et escommenié que il estoit.

XXXVII.

Coment le prince de Salerne fu pris.

Puis que le roy Phelippe fu croisié pour aler en Arragon, le roy Charles prist congié et luy dist qu'il estoit temps de retourner à son fils et aux barons qui l'attendoient, et le roy luy donna volentiers et de gré: si se mist au chemin, et vint en Provence. Ilec prist messages et leur bailla lettres ès quelles il estoit contenu qu'il mandoit salus à son fils Charles, et luy mandoit que pour riens du monde especiaument, il ne se combatist à ses ennemis en mer; et qu'il avoit grant nombre de galies au port de Marseille qui toutes estoient appareilliés de venir prochainement à luy. Ainsi comme les messages s'en alèrent hastivement par mer, les espies de Secile leur vindrent à l'encontre, si les pristrent et trouvèrent toute la priveté et le secret du roy Charles, et qu'il vouloit faire et coment. Dont se hastèrent moult huit galies d'armes et de gent, si vindrent bien près de Naples; et commencièrent à crier et à menacier, pour savoir sé il peussent à ce esmouvoir les François qu'il venissent à eux combatre.

Les François et le prince qui ilec estoit demouré, pour ce que le conte d'Artois estoit alé en Calabre pour certaine cause, si fu moult esmeu de leur cri et de la noise qu'il demenoient; si prist trop grant hardiesce en luy et entra avec les François combateurs en mer. Mais il ne se sorent ainsi aidier de bataille comme s'il feussent à terre, si furent tantost pris et menés à Messines, et moult bien emprisonnés et gardés de nuit et de jour. La nouvelle en vint à Constance, la femme au roy d'Arragon, qui demouroit à Salerne avec ses enfans Jaques et Mainfroy: si les fist mener bien tost près de Naples et dire à ceux qui menoient le prince par mer: «Rendez nous la suer ma dame Constance que vous tenez, ou nous couperons de maintenant la teste au prince». Adonc en y ot un qui prist une hache, et mist la teste au prince sur le bort de sa nef ainsi comme s'il luy voulsist couper: la femme au prince qui trop grant paour ot que on ne coupast la teste à son baron, si leur manda que volentiers la leur rendroit, mais pour Dieu que son seigneur ne receust mort. Si la leur rendi et délivra.

Au quart jour après que le conte fu pris, vint le roy Charles à Naples; et trouva que la greigneur partie de ceux de Naples s'estoient jà tournée contre luy, et avoient les François boutés hors de la cité. Il sot toute leur mauvaistié, si les chastia moult horriblement, car il les fist pendre et trainer et mourir de divers tourmens: puis se parti d'ilec et s'en vint en Calabre, là où son nepveu estoit, le bon conte d'Artois; et convoita moult coment il peust passer le Far pour asseoir Messines. Mais il ne luy fu point loé, pour les vens qui estoient commenciés, et si estoient grans et horribles, et aussi pour l'yver. Si fist venir ses nefs au port de Brandis que elles ne fussent prises de ses ennemis. Ne demoura guaires que une maladie le prist dont il mourut l'an de grace mil deux cens quatre vings et quatre; et fu le corps appareillié et enterré en la cité de Naples, en la maistre églyse.

Nouvelles en vindrent à l'apostole Martin qui en fu moult dolent, pour la grant loiaulté et valeur qui estoient en luy. Si se revesti et célébra son service. Quant la chose fu ainsi avenue, l'en fist tuteur et deffenseur le conte d'Artois de tout le royaume de Secile. Après, tant comme il fu au pays, les ennemis ne furent oncques si osés qu'il y méissent pié né n'osèrent oncques venir à bataille contre luy; et dist-on communément que s'il ne fust au pays demouré, que toute Puille et toute Calabre se fust tournée.

En celle année meisme, le premier fils au roy Phelippe qui ot à nom Phelippe, espousa madame Jehanne, fille au roy de Navarre et conte de Champaigne.

XXXVIII.

De la mort l'apostole Martin: après luy fu esleu pape Honnoré.

ANNÉE 1284 L'an de grace mil deux cens quatre vings et cinq, le jour de l'Annonciation Nostre-Dame, qui fu le jour de Pasques, l'apostole Martin chanta la messe. Si comme il ot chanté, une trop grief maladie le prist, si vit bien qu'il luy convenoit mourir: ses phisiciens le vindrent veoir, si congnurent moult obscurement et moult troublement la cause de la maladie et affermèrent et distrent que nul signe de mort ne apparoit en luy; et il mourut le mercredi ensuivant, environ la quatrième heure de la nuit. Il apparu bien que nostre sire l'ama, car pluseurs malades et enfermes qui le requeroient de bon cœur, garissoient de leur maladies. Après luy fu fait pape messire Jeroime[86] de l'ordre des Frères meneurs, si fu appelle Honnoré. Moult volentiers et moult doucement admenistra, et envoia au conte d'Artois et à sa suite des biens de l'églyse, pour parfaire et pour garder la besoigne qu'il avoient emprise.

XXXIX.

Coment le roy Phelippe de France assembla grant ost pour aler au royaume d'Arragon.

ANNÉE 1285 Assez tost après, en l'an de grace mil deux cens quatre vings et six[87], Phelippe le roy de France assembla environ la Penthecouste à Thoulouse si grant multitude de gent que c'estoit merveille à veoir; pour ce qu'il vouloit entrer en Arragon qui avoit été donné à Charles son fils et octroié. S'entente estoit d'avoir tantost besoignié au royaume d'Arragon, et puis de passer tout oultre au royaume d'Espaigne, pour la grant injure que le roy Alphons, roy d'Espaigne, luy avoit faicte de Blanche sa suer. Avec le roy ala messire Jehan Colet[88], cardinal de Rome, et toute la noble chevalerie de France. Si fu l'ost moult bien garnie par devers la mer de galies et de vitailles et de toutes autres choses qui mestier leur avoient. Le roy laissa la royne Marie sa femme à Carcassonne avec grant foison de nobles dames qui aloient avec leur barons; si s'en ala à Narbonne, illec atendi tant que toute sa gent fust assemblée. Si fu commandé que tous ississent de Narbonne et alassent tous armés à bannières desploiées tous prests de combatre. Si entrèrent premièrement en la terre au roy de Maillorgues le frère Pierre le roy d'Arragon, qui se tenoit à la partie au roy de France et saincte églyse.

Si tost qu'il sot sa venue, si s'en vint contre le roy au plus honnourablement qu'il pot, et envoia ses deux nepveus en la ville de Perpignan, et leur fist feste et honneur. Au roy d'Arragon vindrent messages en Secile où il estoit, et luy dénoncièrent que le roy de France venoit en son royaume d'Arragon à si grant gent que nul ne les povoit nombrer né esmer; si dist à Constance qu'elle gardast bien le prince de Salerne et sa terre, et il iroit deffendre son royaume contre le roy de France. Il se mist en mer, si ot bon vent; si entra en sa terre, et garni les entrées par devers ses adversaires au mieux qu'il pot. Quant Constance fu demourée, si se mist en moult grant paine de garder la terre et le pays et de savoir la volenté et le couvine de ceux de Secile; si s'apparçut bien que ceux de Secile se réconciliassent volentiers à leur seigneur; lors se pourpensa qu'il estoient plains de faulseté et qu'il n'estoient point estables; si fist metre le prince en une galie et l'envoia en Arragon où il fu estroictement gardé une pièce de temps.

XL.

Coment la cité de Gennes fu destruicte.

Tant ala l'ost de France qu'il vindrent à Perpignan; si se conseilla le roy par quelle part il entreroit mieux en Arragon. Si luy fu conseillé que son ost alast droit à Gennes[89] l'orgueilleuse, pour ce que elle se tenoit à Pierre d'Arragon, et elle estoit et elle devoit estre au roy de Maillorgues, et que l'en tournast celle part. Celle terre est assise en la terre de Roussillon et en la contrée. Quant le roy de France sot que le roy d'Arragon avoit ainsi tollu et soustrait à son frère celle terre, si commanda que l'on alast celle part. Ceux de Gennes virent bien et aperceurent que l'ost venoit vers eux, si se traistent aux portes et coururent aux murs et aux deffenses, et monstrèrent qu'il la vouloient tenir et deffendre. Tantost que le roy fu venu, il fist faire commandement que l'en alast à l'assaut; ceux de dedens se deffendirent bien et viguereusement, si que riens n'y perdirent celle journée; mais l'endemain par matin les François coururent à l'assaut. Quant ceux de la ville virent ce, si requistrent et demandèrent au roy qu'il leur donnast repis jusques à trois jours, tant qu'il eussent parlé ensemble, et qu'il fussent tous d'un accort: et puis si livreroient la ville au roy et à son commandement. Le roy leur octroia volontiers. Endementres que les trièves duroient et qu'ils ne furent point assaillis, il se mistrent au plus haut de la ville et mistrent le feu sur une tour, si que le roy d'Arragon le peust veoir qui n'estoit pas moult loing d'ilec; car il avoient espérance qu'il les venroit secourir. Quant le roy apperceut leur barat, si commanda tantost que on alast à l'assaut; le légat sermonna et prescha aux François, et prist tous leur péchiés sur luy qu'il avoient oncques fais un toute leur vie, mais que il alassent sus les ennemis de la crestienté, bien et hardiement, et que il n'y espargnassent riens, comme ceux qui estoient escommeniés et dampnés de la foy crestienne.

Quant les François oïrent ce, si crièrent à l'assaut à pié et à cheval, et jettèrent et lancièrent à ceux de dedens. Tant approchièrent des murs qu'il y furent: si drecièrent les eschicles contre mont, et hurtèrent aux murs tant qu'il en firent tresbuchier une grant pièce et un grant quartier. Il brisièrent les portes et abatirent les murs en pluseurs lieux, si se boutèrent ens de toutes pars, et si commencièrent à crier: A mort! et à occire hommes et femmes sans espargnier.

Quant le peuple de la cité se vit ainsi surpris, si commencièrent à courre vers la maistre tour ou églyse, où il cuidèrent avoir garant: mais riens ne leur valut, car les portes furent tantost brisiées. Si se férirent en eux les François et n'y espargnièrent hommes né femmes, né viel né jeune, que tout ne missent à mort fors que un tout seul escuier qui estoit nommé le bastart de Roussillon, qui monta haut sus le clocher du moustier. Avec luy avoit ne scay quans compaignons qui se deffendoient merveilleusement bien et asprement. Tantost commanda le roy que il fust espargnié sé il se vouloit rendre. Tantost il se rendi et pria que l'en luy sauvast la vie. En celle manière fu la cité destruicte, et le peuple afolé et mort. Bien estoient ceux de Gennes deceus et engigniés qui s'estoient apuyés à l'aart de seu[90] qui faut au besoing, et s'estoient en riens fiés au roy d'Arragon.

XLI.

Coment François passèrent les mons de Pirène.

Sitost comme la cité de Gennes fu destruicte, le roy et son ost se mistrent tautost à la voie pour aler vers les mons de Pirène. Adonc se conseillèrent les barons là où il pourroient plus légièrement passer les montaignes et à moins de péril: car les montaignes estoient si hautes qu'il sembloit qu'elles se tenissent au ciel; né au pas de l'Écluse ne pouvoient-il riens faire né passer, qui estoit le droit chemin qui peust entrer ens. Mais les Arragonnois avoient mis au devant tonniaux tous plains de sablon et de gravelle et de pierres grosses, si que en nulle manière les gens n'y povoient passer fors en péril de mort. Et avec tout ce, ceux d'Arragon avoient toutes leur tentes et leur paveillons tendus sus les montaignes, dont il povoient appertement veoir l'ost des François: et moult bien cuidèrent que les François déussent passer par ce pas de l'Ecluse qui tant est périlleux.

Si comme il estoient en grant pensée qu'il feroient, le devant dit bastart dist qu'il savoit bien un passage un pou loing de l'Ecluse par où tout l'ost pourroit seulement passer sans nul péril. Le roy le sot: si fist faire semblant à sa gent qu'il voulsissent passer par le pas, si que ceux d'Arragon qui estoient sus les montaignes les peussent véoir: le roy prist avec luy de ses chevaliers et de ses gens d'armes, et se mist au chemin avecques le bastart de Roussillon, et vindrent au lieu que le bastart avoit nommé; si n'estoit l'ost que par une mille loing.

Le bastart ala devant et le roy après, par une voie si estrange, plaine d'espines et de ronces, qu'il sembloit que oncques homme n'y eust alé. Tant alèrent à grant paine et à grans travaux qu'il vindrent par dessus les montaignes, et par ilec firent passer tout l'ost sans nul dommage, que ce sembloit bien que ce fust impossible. Ceux d'Arragon qui le pas de l'Ecluse gardoient, regardèrent par devers les montaignes, si apperceurent l'ost de France qui jà estoit au dessus, si furent tous esbahis et orent si grant paour que il tournèrent en fuie né n'en porent riens porter, tant se hastèrent. Les François vindrent à leur paveillons et prindrent quanqu'il trouvèrent, et puis tendirent leur tentes et leur paveillons au plus haut des montaignes, mais de boire et de mengier orent il assez pou. Si se tindrent illec trois jours et se reposèrent pour le grant travail qu'il avoient eu. Si comme il orent passé ce pas et il se furent reposés, le roy commanda que on alast droit à une ville que l'en nomme Pierre Late. Il approchièrent de la ville; ceux qui bien les virent fermèrent les portes et firent semblant que il voient grant volenté d'eux tenir contre les François.

Tantost fu la ville assise et tendirent leur tentes le soir. L'endemain fu accordé qu'il assaillissent, pour ce que l'en disoit que le roy d'Arragon estoit en la ville. Quant ceux de Pierre Late virent la grant puissance, si leur fu avis qu'il ne se pourroient tenir né deffendre: si attendirent tant que l'ost des François fu acoisié, si s'en issirent par devers les courtils environ mie nuit, et boutèrent le feu en la ville, pour ce qu'il vouloient que les biens qui demouroient en la ville si fussent perdus et ars et que les François n'en peussent avoir prouffit né aucun amendement.

Les François virent le feu de leur tentes, si s'armèrent dès maintenant et vindrent courant là où le feu estoit. Si ne trouvèrent qui de riens leur fust à l'encontre: si prisdrent la ville et la mistrent en la seigneurie et en la puissance du roy de France. Endementres qu'il se contenoient ainsi, le roy de Navarre, le premier fils au roy de France, assailli bien et asprement une ville qui a nom Figuières, et la tint si court qu'il vindrent à sa mercy, et il les envoia à son père le roy de France pour en faire sa volenté.

XLII.

Coment le roy de France assist Gironne.

Quant Pierre Late fu prise et Figuières, si fu commandé que on chevauchast droit à une ville qui estoit nommée Gironne. L'ost s'arrouta et errèrent tant que il vindrent à un petit fleuve. Si ne porent passer pour ce qu'il estoit creu des iaues qui descendoient des montaignes. Si s'arrestèrent ilec et demourèrent trois jours. Quant il fu descreu et apeticié, si approchièrent tant comme il porent de la cité de Gironne. Quant ceux de la cité virent les François, si boutèrent le feu ès forbours et ardirent tout; pour ce le firent que la cité fust plus fort et mieux deffensable contre ses ennemis. Les François s'approchièrent de la cité et tendirent tentes et paveillons, et avironnèrent la ville de toutes pars. Par maintes fois assaillirent la ville et souvent, et si n'y fourfirent oncques la montance d'un festu, car la ville estoit trop merveilleusement fort, et la gent qui dedens estoient se deffendoient trop merveilleusement bien. Le chevetaine de tous ceux estoit nommé Raimon Rogier[91] qui estoit chevalier au conte de Fois. Cil deffendoit la ville si bien que tous les François le tenoient à bon chevalier et à vaillant.

Le conte de Fois et Raimon Rogier aloient souvent parler en la cité à Raimon de Cerdonne, et faisoient semblant qu'il y aloient pour le prouffit le roy: mais ce ne pot-on savoir certainement, ains disoit le commun de l'ost qu'il y aloient pour le prouffit de la ville. Le roy de France vit bien que tous les assaus que l'en faisoit ne povoient de riens empirier la ville, si fist aprester un engin si subtil et si bon que il peust abatre les murs de la cité.

Quant l'engin fu fait, ceux de la ville espièrent tant qu'il fu nuit, et issirent de la cité et vindrent à l'engin et boutèrent le feu dedens. Quant l'engin fu embrasé, il jectèrent dedens le maistre qui l'avoit fait, pour ce qu'il ne vouloient mie qu'il en fist jamais un autre tel. Quant le roy oï ce, il en fu si très couroucié qu'il jura que jamais ne laisseroit le siège jusques à tant qu'il eust prinse la ville. Si comme il estoit devant la cité, laquelle il cuida affamer, son ost commença à empirier, et à soustenir labour de chaut et de pueur des charoignes parmi les champs mortes, et les mousches qui les mordoient toutes plainnes de venin: si commencèrent à mourir en l'ost et hommes et enfans, et femmes et chevaulx; et l'air y devint si corrompu que à paine y demouroit nul homme sain.

Pierre d'Arragon estoit en aguait repostement coment et en qu'elle manière il porroit grever ceux qui aportoient le sommage[92] en l'ost. Si advenoit souvent qu'il en venoit sans conduit, et tantost il les prenoient et les metoient à mort et emportoient le sommage. Le port de Rose estoit à trois milles de l'ost, là avoit le roy sa navie qui administroit l'ost de quanque il falloit pour vivre.

XLIII.

De la mort Pierre d'Arragon la veille de l'assomption Nostre-Dame.

Pierre le roy d'Arragon estoit en moult grant aguait par quelle manière et coment il peust soustraire et oster la vitaille qui venoit du port de Rose au roy de France. Si avint un jour qu'il assembla sa gent à pié et à cheval; et furent bien trois cens à cheval et deux mille à pié, et s'en vint celle part où il cuidoit mieulx trouver le sommage. Et se tint ilec repostement tant que il peust trouver ou attendre ce que il queroit. Une espie apperceut bien tout son affaire et son contenement, et s'en vint hastivement au connestable de France qui avoit à nom Raoul d'Eu, et à Jehan de Harecourt qui estoit mareschal de l'ost, et leur dist la place et le lieu où il estoit en aguait.

Quant il orent ce oï, si prisrent avec eux le conte de la Marche et bien jusques à cinq cens hommes armés de fer, et vindrent là où le roy d'Arragon estoit en aguait. Quant il furent près, si congnurent bien que le roy d'Arragon avoit trop greigneur nombre de gent que il n'estoient; et avec tout ce il ne cuidoient point né ne savoient que le roy d'Arragon fust en la compaignie. Si ne sorent que faire ou de combatre ou de laissier. Quant Mahieu de Roye chevalier preux et sage leur dist: «Seigneur, véez-la nos ennemis que nous avons trouvés, et il est veille de l'assumption Nostre-Dame, la doulce vierge pucelle Marie qui à la journée d'huy nous aidera; prenez bon cuer en vous, car il sont escommeniés et dessevrés de la compaignie de saincte églyse; il ne nous convient point aler Oultre-mer pour sauver nos ames, car cy les poons-nous sauver.»

Adonc s'accordèrent tous à ce qu'il disoit, et coururent sus à leur ennemis moult fièrement. Si commença la besoigne fort et aspre, et s'entredonnèrent moult de grans colées. Le fais de la bataille chéy sur les Arragonnois, il tournèrent en fuye; mais les François les tindrent court et les enchacierent de près: si en navrèrent moult, et en demoura au champ jusques à cent de mors, sans ceux qui furent navrés en fuiant. Le roy Pierre fu navré à mort né ne pot estre prins né retenu; car luy-meisme coupa les resnes de son cheval et se mist à la fuie. Ne demoura guaires qu'il mourut de la plaie qui luy fu faite. Les François se partirent du champ et s'en vindrent à leur tentes et gardèrent combien il leur failloit de leur gent; si trouvèrent qu'il n'en y avoit occis que deux tant seulement.

De ce furent-il moult lies et contèrent au roy la manière et coment il avoient ouvré, et quelle manière de gent il avoient trouvé. Le roy en fu moult merveilleusement lie, et mercia la doulce dame de l'onneur et de la victoire que Nostre-Seigneur luy avoit donnée à luy et à sa gent; encore eust-il esté plus lie sé il eust sceu que le roy Pierre eust esté navré à mort.

XLIV.

Coment Gironne fu rendue.

ANNÉE 1285 Si comme le siège estoit devant Gironne, viande commença à apeticier à ceux de la cité. Le conte de Fois et Ramon Rogier savoient bien tout leur couvine et coment il leur estoit, et que il ne se povoient plus tenir né durer. Si s'en vindrent au roy et luy distrent que, s'il luy plaisoit, que on parlast à ceux de la cité et aux chevetains, savoir mon sé il se vouldroient rendre né venir à mercy. Le roy leur octroia par le conseil de ses barons: si s'en alèrent en la cité et entrèrent ens et contèrent leur raison et qu'il queroient. Quant il orent parlé ensemble, le conte de Fois et Raimon Rogier vindrent au roy et luy distrent de par ceux de la cité qu'il leur donnast trièves jusques à tant qu'il eussent mandé au roy d'Arragon s'il les vendroit secourre né deffendre; et sé il ne leur vouloit aidier ou ne povoit, il luy rendroient volontiers la cité, et se mettroient de tout en son commandement. Le roy leur donna trièves moult volontiers, et il envoièrent tantost au roy d'Arragon qu'il les venist secourre et aidier, ou il les convenoit rendre la cité, né ne la povoient plus tenir contre le roy de France, car il n'avoient de quoy vivre né de quoy il feussent soustenus. Les messages trouvèrent que le roy Pierre estoit mort et pluseurs autres de ses nobles hommes; si en furent moult esbahis et moult courouciés: arrière s'en retournèrent et contèrent à Raimon de Cerdonne et à autres pluseurs barons, coment le roy leur seigneur estoit mort, et de la bataille qu'il avoit faicte contre les François, et avoit perdu tous les meilleurs chevaliers qu'il eust jusques à cent.

Quant ceux de la cité sorent ces nouvelles, si mandèrent au roy que volentiers se rendroient sauves leur vies, mais que ce fust en telle manière qu'il emportassent tous leur biens seulement et tous les harnois et toutes leur choses. Le roy qui pas ne savoit la povreté de la vitaille qu'il avoient, s'i accorda par le conseil au conte de Fois et Raimon Rogier.

Tantost comme la paix fu faicte et ordennée, les François entrèrent ens et regardèrent à mont et à val coment il leur estoit: si ne trouvèrent point vitaille laiens dont il peussent vivre trois mois. Par ce peut-on veoir appartement que le roy de France fu deceu et trahy, dont le conte de Fois et Raimon Rogier furent très faulx et très mauvais; car il savoient bien tout l'estat de la cité et coment il leur estoit.

XLV.

Du trépassement le roy Phelippe de France et de sa sépulture.

ANNÉE 1286 Après ce que la cité fu rendue, le roy commanda que elle fust garnie et enforciée de gent d'armes et de vitaille, car il avoit en propos de soi yverner ès parties de Thoulouse. Cecy fu loé au roy d'aucuns qui guaires n'amoient son profit; et que il donnast congié à la greigneur partie de sa navie qui estoit au port de Rose. Si comme pluseurs des galies se furent parties, la gent et ceux d'environ coururent sus à celles qui leur estoient demourées, et prisrent armes et quanqu'il y avoit dedens, et firent grant bataille et fort contre les autres. Si occistrent grant foison de François, et prisrent à force l'amirant des galies, qui estoit nommé Enguerran de Baiole, noble chevalier et vaillant; et Aubert de Longueval fu occis, chevalier esprové en armes qui se mist trop avant sus les Arragonnois; car il se fioit ès autres chevaliers qui assés près de luy estoient; mais le seigneur de Harecourt qui estoit mareschal de l'ost le laissa occire pour ce qu'il le haioit.

Quant la gent le roy virent et apperceurent qu'il ne pourroient pas ilec longuement demourer, si rachatèrent Enguerran une somme d'argent, et puis boutèrent le feu ès garnisons, et embrasèrent toute la ville de Rose. Si comme il estoient au chemin et si comme il s'en aloient, si grant ravine de pluie les prist que à paines se povoient-il soustenir né à pié né à cheval; n'en leur paveillons ne povoient-il demourer, tant estoient grevés. Le roy fu moult dolent et moult courroucié de ce qu'il avoit pou ou noient fait en Arragon; car il luy estoit bien advis qu'il deust avoir pris tout Arragon et toute Espaigne, à ce qu'il avoit tant de bonne chevalerie et si avoit grant peuple mené avec luy: si fu moult pensis dont ce povoit venir, ou par aventure, par mauvais conseil ou par fortune.

Ainsi qu'il estoit en telle pensée, si chéy en une fièvre, si qu'il ne pot chevauchier; et convint qu'il fust porté en une litière. La fièvre crut et mouteplia si que pour l'air qui tant estoit desatrempés et plain de pluie, il luy engregea, et puis devint plus fort malade. Tant alèrent et chevauchièrent qu'il vindrent au pas de l'Ecluse qui est avironnée toute de montaignes qui sont nommées les mons de Pirène. Haut au dessus des montaignes estoient les Arragonnois qui estoient en aguait coment il pourroient grever les François: quant aucun pou se esloingnoient de l'ost ou dix ou douze, tantost leur couroient sus et les occioient et ravissoient tout quanqu'il povoient tollir ou trouver.

A grant douleur et à grant paine vindrent jusques à Perpignan; ilec s'arrestèrent pour reposer. Le roy Phelippe fu moult forment malade et enferme, si ne voult point tant attendre qu'il perdist son sens et son avis, si fist son testament comme bon chrestien et ordenna: après il receut en grant devocion le sacrement de saincte églyse. Tantost comme il ot eu toutes ses droictures, il rendi la vie et s'acquita du treu de nature qui est une commune debte à toute créature. Les barons de France furent moult dolens et moult courouciés de sa mort, car de jour en jour courage et volenté luy mouteplioit de bien faire et grever ses ennemis. Nul ne pourroit penser la douleur que la royne sa femme ot au cuer, né les plains né les larmes que elle rendi; tant mena grant dueil et si longuement que à paine pot avoir remède de sa vie.

Le roy fu conroié si comme il affiert à tel prince: les entrailles furent enterrées en la maistre églyse de Narbonne; les ossemens en furent apportes à Saint-Denis en France et furent mis en sépulture d'encoste son père, le saint roy Loys. Mais ainsois qu'il fussent mis en sépulture, grant discencion et grant descort s'esmut entre les moines de Saint-Denis et les frères Prescheurs de Paris; la cause fu pour ce que le roy Phelippe, le fils du bon roy, avoit donné et octroié, ainsi comme despourveuement, à un frère de l'ordre des Prescheurs le cuer son père pour ce que il fust mis au moustier des frères Prescheurs de Paris.

Les moines de Saint-Denis le vouloient avoir, et disoient que puisqu'il avoit esleu sa sépulture en l'églyse de Saint-Denis, son cuer ne devoit point reposer ailleurs né gésir. Mais le jeune roy ne voult point estre desdit à son commencement, si commanda qu'il fust baillié et délivré aux frères Prescheurs de Paris.

[93]Pour ceste chose furent meues à Paris pluseurs questions entre les maistres en théologies: assavoir mon sé le roy povoit donner et octroier le cuer de son père propre sans la dispensacion de son évesque souverain. Et après ce, les ossemens furent enterrés à Saint-Denis en France delez son père, le saint roy Loys, joignant sa femme Ysabeau d'Arragon royne de France. Lesquels Phelippe et Ysabeau sont maintenant eslevés de terre par deus piés ou environ, en belle tombe de marbre bis, en biaux ymages d'alebastre, richement et merveilleusement ouvrés de très noble et gentil œuvre. Lesquels aucuns venans à l'églyse de Saint-Denis en France peuvent veoir ainsi gentement mis à la destre partie du moustier en une huche, delès saint Loys. Duquel cuer au roy Phelippe il fu après déterminé par pluseurs maistres en théologie que le roy né les moines ne le pourroient donner sans la dispensation du pape.

Et lors après, Phelippe, successeur de son père, fu couronné à Rains, entre luy et la royne Jehanne sa femme, en roy de France, le jour de la Tiphaine. Icelluy roi Phelippe qui mourut en Arragon ot deux femmes, dont la première fu la royne Ysabel, fille le roy d'Arragon, dont il ot trois enfans: Loys qui mourut en son enfance, Phelippe-le-Bel qui régna après luy, et Charles conte de Valois. Iceste royne Ysabel mourut au retourner de Tunes, et furent ses os enterrés en l'églyse monseigneur saint Denis en France, si comme je vous ay dit devant; l'autre royne que ce roy Phelippe ot après fu la royne Marie, fille le duc de Breban.

Duquel roy demourèrent à la royne trois enfans: Loys le conte de la cité d'Evreux, Marguerite la royne d'Angleterre, et madame Blanche qui fu mariée au duc d'Austeriche qui fu fils au roy Aubert[94] d'Alemaigne. Quinze ans régna icelluy roy Phelippe et fu enterré en l'églyse monseigneur saint Denis en France, delès son père le roy saint Loys, en la manière que je vous ay dit dessus.

Cy fenist l'istoire du roy Phelippe, fils saint Loys.

CI COMENCE L'HISTOIRE DU ROY PHELIPPE-LE-BEL.

Coment Edouart, fils au roy d'Angleterre, fist hommage au roy de France.

[95]Après le roy Phelippe qui fu fils monseigneur saint Loys, régna en France Phelippe le biau son fils, et régna vingt-huit ans, et comença à régner en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur Jesu-crist mil deux cens quatre vings et six. Et en ceste année, Alphons, fils du roy d'Arragon, comença à régner au royaume d'Arragon après la mort son père; et Jaques son frère avec Constance sa mère occupa la terre de Secile, contre l'inibition et le comandement de l'églyse de Rome. En ce temps ensement, pape Honnoré la sentence que son devancier avoit prononciée contre Pierre d'Arragon et Alphons son fils, et Jaques et Constance leur mère, en icelle fermeté et en tel enditement[96] confirma. En ce meisme an, Edouart, fils au roy d'Angleterre, fist hommage au roy de France de la duchié d'Acqutaine et de toutes autres qu'il avoit au royaume de France, et que de ce roy y tenoit et possédoit; et puis celuy Edouart s'en viut à Bourdiaux la maistre cité de Gascoigne, et y tint un grant parlement: au quel lieu il reçut pluseurs messages d'Arragon, Secile et Espaigne, et fu souspeçonné qu'il ne pourchaçassent aucune traïson envers le roy Phelippe de France de son royaume; mais toute voies procura icelluy Edouart la délivrance du prince de Salerne son cousin qui estoit pris des Seciliens, envers Alfons, le roy d'Arragon, qui tenoit icelluy en sa prison. Et en cest an ensement, au mois de septembre, trespassa de ce siècle l'abbé Mahy de Saint-Denis en France, et principal conseillier du royaume de France. Lequel abbé Mahy, le moustier de Saint-Denis, de moult de temps devant passé comencié de merveillable et coutable œuvre, à par un pou de la moitoienne partie jusques au derenier consumma; et parfist s'abbaie laquelle en moult de choses et en édifices avoit trouvée ainsi comme degastée de nouviaux murs et de maisons et de salles; et de belle et noble œuvre rappareilla, et la rendi en son temps ainsi amendée et enrichie, de moult bonnes rentes l'acrut et esleva: par l'endoctrinement duquel et meismement de sa religion les moines embeus et entechiés, furent pluseurs après ce establis et fais abbés en divers moustiers. (Après lequel fu abbé de Saint-Denis monseigneur Regnaut Giffart de la nascion de Paris.)

II.

Coment le roy de Chipre fu couronné.

En l'an de grace après ensuivant, mil deux cens quatre-vings et sept, à Acre la cité de Surie, le roy de Chipre[97] se fist, au préjudice du roy de Secile, couronner en roy de Jhérusalem. Et pour ce que icelle chose les Templiers et les frères de l'Ospital l'avoient souffert, leur choses et leur biens qu'il avoient par Puille et par la terre du royaume de Secile furent pris en la main le roy[98].

III.

De la bataille de Lembourc.

[99]En celuy an, quant messire Henry de Lucembourc fu mort, il luy demoura trois fils, des quiex l'ainsné estoit conte de Lucembourg, et avoit à femme la fille monseigneur Jehan d'Avesnes, de laquelle il ot le très noble empereur Henry conte de Lucembourc. Et les autres deux frères, par l'enortement de leur deux sœurs, la contesse de Flandres et la contesse de Hainaut, se traistrent à leur oncle le conte de Guerle[100], et luy requistrent que, pour Dieu, il leur voulsist aidier encontre le duc Jehan de Breban, qui par force leur tolloit la conté de Lembourc[101], et ne leur en vouloit faire nulle raison. Tantost le conte de Guerle, qui à cuer prist ceste chose, manda tous ses parens et amis, et assembla si très grant ost que ce fu merveille à veoir; et estoit s'entencion de destruire la duchié de Breban; car l'en tenoit le conte de Guerle pour un des plus riches hommes d'Alemaigne. Quant le duc de Breban sot que si grant gent venoient sur lui, tantost assembla tant de gent comme il pot avoir, et se traist vers Lembourc en une ville que on nomme Ouronne[102]. Quant le conte Guy de Flandres vit les grans assemblées des deux parties, si parla à sa femme et à la contesse de Hainaut, lesquelles soustenoient de corps et d'avoir leur frères, et eust moult volentiers traictié de la paix, car moult faisoient leur frères par leur conseil. Et les contesses respondirent au conte: «Sire, pour Dieu, ne vous en mellés, encore n'est-il mie temps de parler de la paix, né encore ne sont pas fèves meures»; et le conte n'en parla plus. Si approchièrent les deux osts qui haioient l'un l'autre de mortel haine. Quant les batailles furent rengiées les unes contre les autres, le conte de Guerle commanda à ses banières qu'il alassent avant, et le duc de Breban si fist les siennes aler avant; ilec comença la bataille fort et crueuse et dura grant pièce, mais à un poindre que le conte de Lucembourc fist, fu abatu de son cheval et illec fu tué. Combien que le conte de Guerle eust plus de gens assés que le duc de Breban n'avoit, ainsi comme Dieu le voult se tourna la desconfiture sur luy, et furent les trois fils de Lucembourc mors en la bataille, et pluseurs autres chevaliers; et y fu pris l'archevesque de Couloigne. Et quant le conte de Guerle vit la desconfiture, si tourna en fuie; mais Guy de Saint-Pol vit qu'il s'enfuioit et le suivi luy douziesme de compaignons, et le prist en fuiant et l'amena en prison au duc. Quant le duc ot eue celle victoire et conquis Lembourc par bataille, tantost fist escarteler les armes de Lembourc aux siennes et laissa son cri de Louvain et cria Lembourc à celuy qui l'a conquis. Quant le conte Guy de Flandres oï les nouvelles, tantost vint à la contesse qui riens n'en savoit, et ele luy dit: «Sire, avez-vous oï nulles nouvelles?» Le conte respondi: «Certes, dame, oïl, mauvaises; l es fèves sont meures, car vos frères sont mors.» Tantost s'en courut la contesse en sa chambre, faisant le plus grant deuil du monde. Mais les amis qui virent la guerre mal séant, firent traictier de la paix, et après ce long traictié fu la pais accordée et faicte par telle manière: Que Henry, le fils au conte de Lucembourc qui avoit es té mort en la bataille, prendroit à femme la fille au duc de Breban. Et en ot le dit Henry un fils et une fille; et fu le fils appelé Jehan et ot à femme la roine de Behaigne[103], et la fille fu mariée au roy Charles de France. Et le conte de Guerle et l'arcevesque de Couloigne se rançonnèrent[104] de grant avoir et partant furent délivrés. Cette bataille fu faicte à Ouronne en Breban, l'an de l'incarnation mil deux cens quatre vingt et sept selon aucunes croniques, et, selon les autres, mil deux cens quatre vingt et huit[105].

En ce meisme an, les Gréjois se départirent de la subjection du pape et de toute la court de Rome, et firent un pape nouvel et cardinals nouviaux. En ce meisme an, en la cité de Triple, fu veue d'un abbé[106] de Cistiaux et de deux moines avec luy une vision merveilleuse de la main d'un escrivant sus le corporal, là où le moine avoit devant soy le corps Jhésuchrist consacré; et estoit escript de la dicte main sus le corporal une pronostication de pluseurs choses à venir moult merveilleuse et forment obscure.

IV.

Coment le prince de Salerne fu délivré de prison.

ANNÉE 1289 Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et huit, Charles le prince de Salerne, environ la Purification à la benoicte vierge Marie, mère Nostre-Seigneur, fu délivré de la prison au roy d'Arragon, en telle manière qu'il li rendroit une grande somme de pécune, et la paix de ses Arragonnois envers l'églyse de Rome et le roy de France à son povoir procureroit; laquelle chose s'il ne povoit procurer dedens trois ans, si comme il en fu contraint à jurer, retourneroit arrières en prison jusques à tant que il eust ces choses accomplies. Si fu pourforcié à baillier hostages, c'est assavoir trois de ses fils et quarante nobles hommes qui pour luy demourèrent.

En cel an meisme[107], une cité d'Oultre-mer qui est appelée Triple fu prise du soudan de Babiloine et destruite, où il y ot moult de crestiens occis et les autres furent achétivés. De laquelle prise la cité d'Acre et ceux dedens furent moult espoventés. Si requistrent lors trève de deux ans du soudan, et les orent par son octroi.

En ice meisme an, environ l'ascension Nostre-Seigneur, l'en fist assembler une grant multitude de galies pour guerroier les Sicles de la cité de Néapole[108]; et y ot un chevalier de Puille appelé Regnaut de Avelle, lequel chevalier, par le conseil et commandement du conte d'Artois, entra en mer ès dites galies avec grant quantité de gent d'armes, et fist siége devant Cathinense[109], une cité de Secile, et la prist et la garni de ses gens, et puis fist retourner ses galies à Néapole, qui estoient voides, afin que pluseurs gens d'armes qui à luy devoient venir trouvassent vaissiaux plus près: car il avoit pou de gent tant pour metre en garnison que pour combatre; si atendoit aide. Mais endementiers qu'il attendoit son aide, les Sicliens asségièrent ledit chevalier en la cité où il estoit. Adonc se comença le chevalier à deffendre viguereusement; mais en la fin, il fu si asprement mené qu'il se rendi, sauve sa vie et tous ses biens. Si venoit en son aide le conte de Bregne[110], Guy de Montfort, Phelippe fils au conte de Flandres et pluseurs autres batailleurs du royaume de France. Les quiex furent rencontrés des Sicliens en mer, et se combatirent: mais les François furent desconfis et furent pris de Rogier de Laure[111], lequel estoit amirant des Sicliens, et les fist metre en diverses prisons. Mais tost après il furent rachetés tous, excepté Guy de Montfort que l'on ne voult délivrer pour nul pris; et disoit-on que cestoit à la prière le roy d'Angleterre qui avoit ledit Guy de Montfort en haine, et morut prisonnier.

(En ce meisme an morut Ranulphe, évesque de Paris, et puis après li fu Adeulphe, lequel morut dedens un an.)

V.

Coment les chrestiens rompirent les trives aux Sarrasins.

Après, en l'an de grace mil cinc cens quatre vingt et neuf, mil deux cens soudoiers, en secours de la Terre Saincte, du pape Nicolas furent envoiés en Acre; les quels tantost, contre la volenté de ceux du Temple armés, avec belle compagnie de chevaliers issirent d'Acre et rompirent les trives du soudan ottroiées; et puis coururent vers les manoirs et les chastiaux des Sarrasins, et, sans miséricorde, les Sarrasins de chascun sexe, et uns et autres qu'ils trouvèrent, occistrent, qui se cuidoient reposer seulement et paisiblement sus les trives baillées entre eux et les crestiens. Et en icel an, Charles prince de Salerne, délivré de la prison au roy d'Arragon, vint à Rome; et, ilec le jour de Penthecoste, fu couronné en roy de Secile du pape Nicolas, et fu absous du serement qu'il avoit fait au roy des Arragonois.

En icel an aussi, Jacques l'occupeur de Secile, avec grant ost entrant en la terre de Calabre, assist la cité de Jayette[112], contre lequel le roy Charles courut hastivement et délivra ceux qui estoient asségiés: car, comme il s'appareillassent d'une part et d'autre pour batillier, si vint un chevalier de par le roy d'Angleterre qui procura trives entre eux deux, jusques à deux ans.

Et, après, en ce meisme an, le soudan de Babiloine[113] quant il cognut et sot ce que les crestiens avoient fait vers Acre à ses serjans, si fu moult dolent et manda maintenant à ceux d'Acre que s'il ne lu y rendoient ceux qui avoient détruit et occis de sa gent, que dedens l'an leur cité ameneroit à ruine, et trébucheroit autressi comme il avoit fait Triple; laquelle chose il ne voudrent faire, et pour ce, il coururent en l'ire et au courrous merveilleusement du soudan.

En icel an ensement, Loys l'aisné fils le roy Phelippe de France, et de Jehanne sa femme, roy ne de Navarre, fu né en la quarte none d'octobre.

VI.

Coment Acre fu detruite par le soudan de Babiloine.

ANNÉE 1290 Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et dix, au temps d'iceluy roy de France, en l'an de son règne quatriesme, avint ce qui s'en suit ci après: Quant le terme fu approchié que le soudan de Babiloine avoit menacé ceux d'Acre à guerroier, si s'en issi hors de Babiloine pour aler à Acre, et se hasta moult avec grant multitude infinie de gent mescréant. Mais comme il fu jà en une voie, il fu contraint d'une grant maladie, et chéi malade au lit de la mort; et lors pour ce n'oublia pas la besoigne qu'il avoit emprise, ainsois envoia vers Acre sept admirals des quiex chacun de eux avoit dessous luy quatre mille hommes à cheval et vingt mille hommes à pié bien armés: lesquiex environ mi-mars vinrent à Acre et l'assaillirent et travaillèrent de moult divers assaus, jusques à l'autre moitié de l'autre mois ensuivant: mais rien digne de mémoire n'i firent; et lors endementiers, comme le soudan regardast et aperçut la mort venir à luy prochaine, si appella tous ses amis et tous les admirals de son ost, et fist souslever son fils[114], qui ilec estoit présent, en son lieu, prince, soudan et gouverneur principal de toute sa gent; et, ce fait, assez tost après morut. Adonc le nouviau soudan quant il ot son père mis en terre, dès maintenant avec un merveilleux et innombrable ost esmut sa voie vers Acre et aprocha une lieue près de la cité, et ilec fist tendre et fichier ses tentes, et ses instrumens fist apareillier entour la cité et assaillir les crestiens qui dedens estoient, du quart jour de may par dix jours, continuelment envoiant et gettant dedens la cité grosses pierres, à perrières et à engins, dont il leur firent grand dommage, et lessièrent avoir à ceux de la cité moult petit de repos, pour laquelle chose il furent durement espoventés. Et lors firent transporter en Chipre par la navie les trésors de la cité, avec les merceries et les sainctes reliques, les viels hommes et les vielles femmes et les petis enfans, et tous ceux qui à bataillier n'avoient mestier. Et moult en y ot, quant il apperçurent qu'il y avoit discorde et contens entre ceux de la cité, si s'en départirent tant à pié comme à cheval, avec tous leur biens que avec eux emportèrent; et ainsi ne demoura en la cité d'Acre que douze mille hommes ou environ, desquels il en y avoit cinq cens à cheval et le demourant à pié nobles batailleurs. Adonques au quinziesme jour du mois de may, les maistres des Sarrasins donnèrent à grant empointe un si très grant assaut à ceux qui gardoient les murs et les deffenses de la cité, que, par un pou, la garde au roy de Chipre ottroiant, sé la nuit très oscure ne fust venüe, et une empointe d'aucune deffense d'autre part ne les eust secourus, certainement les adversaires fussent entrés en la cité. Adonc en celle nuit, le roy de Chipre bailla sa garde à deffendre au menistre de la chevalerie des Tyois[115]; et, si comme il disoit qu'il devoit revnir l'endemain au matin prochain avec tous les siens, à par un pou avec trois mille d'autres s'en fui par mer laidement et vilainement. Et lors à l'endemain, les Sarrasins venant de toutes pars pour la cité assaillir, quant il virent pou de deffendeurs de la garde au roy de Chipre qui aux creniaux né aux deffenses fussent, si s'atournèrent ilec de toutes pars pour la cité assaillir, et emplirent les fossés tout entour de bois et d'autres choses, et percièrent tantost les murs. Adonc entrèrent communément en la cité, et dechacièrent et boutèrent les crestiens par un pou jusques au milieu de la cité; mais ainsois ot fait de çà et de là grant abatéis et occision de leur gent, et furent déboutés et chaciés hors de la cité en la vesprée d'iceluy jour, par le mareschal et le menistre de la chevalerie de l'Ospital; et ensement le firent le jour ensuivant ainsi. Et adecertes, au tiers jour ensuivant, les Sarrasins revenans de toutes pars entrèrent à l'assaut en la cité par la porte Saint-Anthoine, et aux Templiers et aux Ospitaliers se combatirent viguereusement, et les craventèrent de tous poins et occistrent le peuple. Et ainsi les desloiaux mescréans pristent la cité et la trébuchièrent et destruirent, avec les murs et les tours et les maisons et les églyses jusques aux fondemens tout ce dessus dessous; dont ce fu très grant domage. Et lors les patriarches et les menistres de l'Ospital qui navrés estoient à mort fouirent au repaire avec pluseurs autres, et périrent en la mer. Et ainsi Acre la cité qui estoit le secours et l'aide de crestienté en ycelles parties d'Oultre-mer, par nos péchiés ce requérant, fu destruite des ennemis de la foy; car il ne fu de tous les crestiens qui à ses angoisses secouréust[116], dont ce fu duel et pitié.

Et en icest an ensement, Charles le conte de Valois, frère le roy Phelippe, à Charles le roy de Secile quita le droit qu'il avoit ès royaumes d'Arragon et de Valence; et lors espousa une des filles à ce roy Charles, au chastel de Corbueil, au jour de l'endemain de l'Assompcion à la benoite vierge Marie que l'en dist la mi-aoust: pour lequel mariage faire et ensement le quitement des deux royaumes fait du conte Charles, donna iceluy roy de Secile à iceluy Charles les contés d'Anjou et du Maine à perpétuité tenir.

[117]En ice meisme an, en la kalande de juignet, il ot un juif à Paris en la paroisse de Saint-Jehan en Grève[118], lequel fit tant par devers une femme crestienne que elle li aporta le corps de Jhésucrist en une oeste[119] sacrée, laquelle elle avoit reçue en la sepmaine peneuse en la avommichant, et la bailla au juif. Quant le juif l'ot par devers soy, si mist ladite oeste en plaine chaudière de yaue chaude, le jour du vendredi aouré; et quant ladite oeste fu en l'yaue boullant, il la commença à poindre de son coutel, et lors devint l'yaue aussi comme toute vermeille. Et après ce, il osta ladite oeste de la chaudière, et la commença à batre d'une verge: laquelle chose fu toute prouvée contre le juif par l'évesque Symon Matiffait. Si avint que du conseil et de l'assentement des preudeshommes qui à Paris estoient régens en théologie et en décret, ledit juif fu condamné à mourir et fu ars devant tout le peuple; et estoit appellé Le bon juif, et sa femme avoit à non Bellatine, laquelle avoit une fille à l'aage de douze ans ou environ que ledit évesque Simon fist baptisier; et la fist demourer avec les Filles-Dieu à Paris.

VII.

Coment pape Nicholas envoia ses messages aux prélas et aux barons de France, et de leur responses.

ANNÉE 1291 En l'an de grace en suivant mil deux cens quatre vingt et onze, pape Nicolas, quant il ot sceu et cogneu la destruction d'Acre la cité d'Oultre-mer, si se conseilla par ses lettres apparans[120] aux prélas du royaume de France qu'il li démonstrassent quelle chose seroit mieux profitable et nécessaire au recours et au recouvrement de la Saincte Terre; et les depria humblement que à ce esmeussent le roy de France, les barons et les chevaliers et eux meismes, et nomméement le menu peuple, pour la Saincte Terre recouvrer. Auxquiex commandemens et prières les arcevesques et les prélas très doucement octroians, chascun maistre[121] par sa diocèse, les évesques, les abbés, les prieurs et les sages clers assembla; et lors quant leur concile fu ainsi assemblé et célébré, si mandèrent au pape ce qu'il avoient fait, et conseillèrent en ceste manière: c'est à savoir qu'il convendroit premièrement, les princes et les barons de toute crestienté ensemble comméus[122] à paix et à concorde rappeler; et meismement rapaisier les Grieux, les Seciliens et les Arragonois; et ainsi dès maintenant ce fait, sé le souverain l'ottroioit ou jugeoit estre chose nécessaire, la croix de son auctorité par tout l'empire de crestienté seroit preschiée et à prendre admonestée.

En icest an, les gens de Valentianes en Haynant, se rebellèrent contre leur conte, pour ce qu'il s'efforçoit de les grever sans cause; et se tindrent grant pièce contre li, et boutèrent les gens dudit conte hors de leur ville; et en firent protecteur et advoué Guillaume le fils au conte de Flandres.

Et en ce meisme an, puis que Jehanne, contesse de Blois et d'Alençon fust morte, ses cousins, c'est à savoir Hue de Saint-Pol et ses frères et messire Gauthier de Chastillon, partirent ensemble l'héritage de la dite dame; et depuis, le dit Hue conte de Saint-Pol laissa à Guy son frère la dite conté de Saint-Pol, et fu fait le dit messire Hue conte de Blois.

En ce meisme tems le pape Nicolas mouru, et fu l'églyse de Rome vacant par deux ans et plus de pasteur.

Et en cest an meisme Raoul de Sacony[123], roy d'Alemaigue, moru, et fu après luy roy d'Alemaigue Adolphe[124].

VIII.

Coment la gent au roy d'Angleterre entrèrent soudainement au païs de Normendie et ailleurs.

ANNÉE 1292 Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cent quatre vingt et douze, Edouart, le roy d'Angleterre, de malice et de fraude que il avant et de grant pièce avoit conceu, si comme aucuns disoient, fist un grant appareil, en feignant que il vouloit aler hastivement en la Terre saincte, et là endroit profiter[125]; et par ses hommes de Baionne, une cité de Gascoigne, et autres pluseurs de son royaume, à nefs et à galies, à appareil batailleur en grant multitude, fist les subgiés du roy Phelippe de France de la terre de Normendie et des autres lieux, par mer et par terre félonneusement assaillir et traitreusement envaïr, en occiant moult de eux, et en prenant moult grant foison et detenant pluseurs de leur nefs et fraignant et despeçant, et les maistres des galies, avecques leur biens et leur merceries, en Angleterre menèrent et transportèrent. Et ensement les devant dis hommes du roy d'Angleterre envaïrent traitreusement et faussement une ville du royaume de France que on appelle la Rochelle, et y firent pluseurs assaus, en occiant aucuns de la ville: et en icelle ville firent pluseurs dommages. Laquelle chose comme elle venist en la connoissance au roy de France, si manda au roy d'Angleterre et aux tenans son lieu en Gascoigne, que certain nombre des devant dis maufaiteurs hommes qui ainsi avoient sa gent occis et mehaigniés, envoiast à Pierregort[126] en sa prison, pour faire de eux ce que raison diroit et justice requeroit. Auquel mandement le roy d'Angleterre et sa gent furent négligens d'obéir, et par contumace et en despit le refusèrent; pour laquelle chose le roy de France fist par son connestable Raoul, seigneur de Neele, en sa main toute Gascoigne saisir, ainsi comme appartenant au fié de son royaume; et fist semondre Edouart le roy d'Angleterre à venir en son parlement. Et en icest an ensement, comme Jehan le conte de Hainaut delez la confinité de sa terre, les gens et les sougiés du roy de France et les églyses en sa garde establies molestast et grevast, né ne les voulsist aux prières né au commendement du roy amender, Charles de Valois, frère au roy Phelippe de France, assembla à Saint-Quentin, un chastel de Vermandois, grant ost contre le conte, par le commendement du roy Phelippe: lequel Charles, comme il déust de bataille assaillir, Jehan le conte de Hainaut la puissance du roy de France doubtant, vint sans armes dévotement à Charles; et s'en vint à Paris avec luy au roy, et tout ce qu'il avoit meffait envers luy et envers ses soujets, à tout son bon plaisir luy amenda et à sa plaine volenté.

Et en ce meisme an, en la cité de Roen en Normendie, pour les exactions que on appelle male toulte desquelles le peuple estoit moult[127] durement grevé, contre les maistres de l'eschiquier ministres le roy de France le menu peuple s'esmut et s'esleva; et dès maintenant les cueilleurs de celle pécune batirent et les deniers par places espandirent, et au chastel de la cité les menistres et les maistres assistrent. Mais après ce, par le maire (ou baillif), et les plus riches hommes de la ville, furent apaisiés et se retraistrent; et lors en y ot pluseurs de pendus et moult par diverses prisons du royaume de France furent emprisonnés.

IX.

De la bataille du conte d'Armignac et du conte de Fois.

ANNÉE 1293 En l'an de grace mil deux cens et quatre vingt et treize, le conte d'Armignac contre le conte Raymont Bernart de Fois, lequel il avoit appellé de traïson à Gisors, environ la Penthecoste, devant Phelippe le roy de France et les barons, fu contraint à combattre encontre le dit conte de Fois en champ, seul à seul. Mais aux prières du conte Robert d'Artois, la besoigne et le descort d'iceux le roy de France prist sur luy, et de la bataille qu'il avoient jà commenciée les fist retraire.

Et adecertes en cest an, Edouart le roy d'Angleterre pluseurs fois et solempnellement à la court le roy de France fu semons, pour les injures et malefaçons les quelles ses hommes avoient faites aux hommes du royaume de France et de Normendie et d'ailleurs; venir n'i voult, ainsois au commandement le roy de France despit et contredit. Mais pour ce que à fausse conscience et à conseil plain de fraude peust l'iniquité qu'il avoit commenciée parfaire, dist-l'en qu'il manda au roy de France que il luy quittoit quelconque chose qu'il tenoit de luy en fié né poursivoit; car il cuidoit et espéroit ce et plus par force d'armes acquerre et ce, sans hommage de quiconque, dès ore mès tenir. Et en cest an ensement, au mois de juignet, Noion, une cité de France, fu toute arse et embrasée fors les abbaïes de Sainct-Eloi et de Sainct-Barthélemi. Et aussi en icest an meisme, Henri d'Espaigne, lequel le roy de Secile avoit tenu en prison par l'espace de vint-six ans, s'en ala à son neveu Sancion[128] le roy d'Espaigne. Et en ice meismes an, Guillaume l'évesque d'Aucuerre moru, auquel succéda en la dite éveschié Pierre évesque d'Orliens, et renonça à l'éveschié d'Orliens: et fu mis en sa place Frédéric le fils au duc de Lorraine, qui en discorde avoit esté esleu évesque d'Aucuerre, après la promocion du devant dit Pierre.

X.

Coment le roy Edouart s'esmut, et coment le conte d'Acerre[129] fu destruit pour ses mesfais.

ANNÉE 1294 Après, en l'an de grace mil deux cens quatre vingt quatorze, Edouart le roy d'Angleterre contre le roy Phelippe de France apertement et puissamment s'esmut, et envoya en Gascoigne, par navie, moult très grant foison de sa gent les quiex l'île de Ré vers La Rochelle en Poitou, qui de la part le roy de France se tenoit, destruirent toute, et occirent la gent et l'embrasèrent et brulèrent par feu. Et puis d'ilec vers Bourdiaus nagièrent[130] les Anglois, et le chastiau de Blaives et trois villes ou chastiaus sus la mer occupèrent et prisrent, et les gens du roy de France qui les gardoient deschacièrent et gettèrent vilainement, en occiant aucuns par la tricherie des Gascons. Et comme après il venissent à Bourdiaus, né ilec pour Raoul, le seigneur de Neelle, connestable de France qui dedens estoit, ne péussent aucune chose attempter né faire, lors vers la cité de Baionne retournèrent leur navie, laquelle, par la traïson de ceux qui estoient ens la cité, reçurent dès maintenant abandon, et assaillirent longuement les François qui en la forteresse du chastel estoient; et à la fin après ce d'ilec les enchacièrent.

Et en icelui an aussi, le conte d'Acerre en Puille, lequel Charles, le roy de Secile, avoit establi garde de sa conté de Prouvence, fu trouvé et esprouvé très pesme[131] sodomite et traitre de son seigneur; et fu pris par le commandement du roy, et fu de son derrière[132] jusques à la bouche en une broche de fer ardant transfichié, et après fu ars. Adonques en icel tourment regéhi coment Charles le roy de Secile, père d'icelui Charles, il avoit retrait par traïson de la cité de Messines qu'il avoit assegiée; et coment, après Charles prince de Salerne son fils, s'estoit laissié prendre[133]; et coment il destourna les Seciliens qui icelui prince pris vouloient restablir en honneur royal, et les Arragonois aussi de leur terre chacier les desloa.

XI.

Coment le conte de Flandres s'alia au roy d'Angleterre.

En cest an ensement, Gui le conte de Flandres, occultement ct céléement, contre son seigneur le roy de France au roy d'Angleterre alié, vint avec sa fille à Paris; laquelle il vouloit envoier en Angleterre pour espouser au roy d'Angleterre Edouart. Lors par le commandement le roy Phelippe roy de France, avec icelle furent détenus en garde, mais icelle fille après ce demoura avec les enfans le roy, pour estre enseigniée et nourrie avec eux; et le conte assez tost après fu délivré.

XII.

Coment Charles de Valois ala en Gascoigne.

Et ensement en cest an, Charles de Valois, frère Phelippe le roy de France, en Gascoigne, à moult grant ost, fu de par son frère destiné et envoié. Rions[134], un chastel très fort, lequel les Anglois par la traïson des Gascoins détenoient, clost lors par siège, et avec sa gent viguereusement et appertement assega. Et adecertes ilec estoient Jehan de Saint-Jehan[135] et Jehan de Bretaigne et moult d'autres de par le roy d'Angleterre nobles batailleurs.

[136]Et en cest an, Jehan duc de Brebant, qui semons avoit esté aux noces de une des filles au roy d'Angleterre laquelle Henry conte de Bar prenoit à femme, en joustant contre un chevalier qui estoit nommé Bourgondes fu féru d'un cop de lance à la mort, et mourust dedens six jours en un chastel qui est appelle Bar en Lorraine.

Et en icel an meisme, depuis que l'église de Rome ot vaqué de pasteur par l'espace de deux ans, de trois mois et de deux jours, il y ot un pape qui fu appelle Célestin. Ycelui Célestin fu de la nascion de Puille et fu moine et père d'une petite religion[137] laquelle par luy avoit esté instituée et estoit appelée Saint-Benoist ès montaignes[138]; et là menoit moult apre vie d'ermite. Iceluy Célestin estoit appellé frère Pierre de avant qu'il fust esleu à pape, et estoit homme de grand humilité et de grande renommée et de piteuse et saincte conversation. Si avint en ce temps que les cardinals qui moult estoient obstinés en l'élection d'un pape, si comme il sembloit, en une journée se fussent assemblés en consistoire, non pas pour le eslire, car en traitant de l'élection oncques n'avoit esté faite dudit frère Pierre mencion; si avint que d'aventure un cardinal en plain consistoire commença à raconter de la saincte vie et de la renommée dudit frère Pierre; et adoncques, par divine inspiration, si comme l'en croit, tous les cardinals, à un seul veu et à une voix, avec grant effusion de larmes se consentirent audit frère Pierre, et fu esleu en pape, et avoit bien largement soissante-neuf ans d'aage. Mais encore estoit-il sain et haitié et assez fort; il n'estoit pas grant clerc, mais il estoit de très grant discrécion. Icestuy pape ordena douze cardinals, outre le nombre qui y estoit; et la décrétale que son prédécesseur avoit fait sus l'eslection du pape, laquelle estoit demourée en suspense, il la confirma et voult que elle fust tenue et gardée.

Item environ l'advent Nostre-Seigneur, ledit pape en plain consistoire, devant tous, renonça à tout office et bénéfice de papalité. Après lequel fu Boniface le huitième, né de Champaigne[139], lequel fu le cent quatre-vingt et dix-septième pape. Or avint que le dit Célestin qui pape avoit esté s'en vouloit retourner au lieu dont il estoit venu, et le pape Boniface son successeur ne le voult pas souffrir: mais le fist honnestement et à très grande diligence en honneste lieu estre gardé.

Et en ce meisme an, Raoul de Grantville, de l'ordre des Prescheurs, lequel, par le commandement du pape Célestin déposé, avoit esté à Paris consacré en patriarche de Jhérusalem quant il vint à Rome fu de par le pape Boniface dégradé.

En iceluy an mourut le roy d'Alemaigne. Si s'assemblèrent les esliseurs à Coulogne, et s'accordèrent, tous et eslirent un vaillant homme, mais il n'estoit mie moult riche, et fu appellé Adoulphe[140]. Tantost comme il fu coroné à Ais, si fist assembler les barons d'Alemaigne et leur monstra que le roy de France avoit grant partie de l'empire par devers luy, laquelle chose il ne pooit soufrir pour le serrement qu'il avoit à l'empire fait. Et tantost eslurent deux chevaliers, et leur baillèrent des lettres au roy, et les envoièrent par devers le roy de France à Corbuel. Ilec luy présentèrent les lettres de par le roy d'Alemaigne, lesquelles estoient sus ceste forme:

«Adoulphe, par la grace de Dieu, roy des Romains tous dis accroissans[141], à très grant prince et puissant seigneur Phelippon roy de France. Comme, par vous, les possessions, les droitures, les juridictions et les traites des terres de nostre empire, par empeeschement noient convenable, sont détenus par moult de temps, et follement sont fortraites, si comme il apert clerement en divers lieux; nous signifions à vous par ces présentes lettres, que nous ordennerons à aler contre vous avec toute nostre puissance, en poursuivement de si grant injure que nous ne poons souffrir. Donné à Nurenberge la seconde kalende de novembre, l'an de l'Incarnacion mil deux cent quatre-vingt et quatorze.»

Quand le roy de France ot receus ses lettres, si manda son conseil par grant délibéracion, et leur bailla la réponse de leur lettres. Tantost les chevaliers se départirent de court et vindrent à leur seigneur, et luy baillèrent la lettre de réponse. Il brisa le seel de la lettre qui moult estoit grande; et quant elle fu ouverte, il n'y trouva riens escript, fors Troup Alemant. Et ceste réponse fu donnée par le conte Robert d'Artois, avec le grant conseil du roy. Si avint que le roy d'Angleterre qui guerre avoit au roy de France envoia par devant ledit Adoulphe, roy des Romains, en luy requérant que, pour une somme de deniers, il se voulsist aler avec luy contre le roy de France. Lequel Adoulphe luy ottroia, car il avoit bien en mémoire la response des lettres qu'il avoit envoiées au roy de France, comme dessus est devisé. Si envoia deffier le roy de France de par luy[142]; mais quant il cuida assembler grant quantité de gens d'armes pour accomplir ce qu'emprins avoit, pluseurs luy défaillirent qui ne vouloient pas estre avec le roy d'Angleterre. (Si ne pot parfaire ce qu'il avoit empris en son entencion. Mais, après une pièce de temps, se fist la pais entre le roy de France et ledit Adoulphe, par ceste manière que ledit Adoulphe auroit à femme la sœur au roy de France; et par tant fu la paix confermée).

XIII.

Coment Charles le frère au roy de France fist pendre pluseurs Gascoins devant le chastel de Rions, et coment il l'assist.

ANNÉE 1295 L'an de grace ensuivant mil deux cent quatre-vins et quinze, Raoul, le seigneur de Neelle, connestable de France,—qui de Bourdiaux, en l'aide de Charles le frère le roy de France Phelippe, à Rions venoit par une ville des Anglois garnie que l'en appelloit Podency, à laquielle il avoit tenu le siège par huit jours,—fist convenance aux Anglois qui avec les Gascons la deffendoient, que s'en iroient seurement, leur vies sauves. Et lors, ce fait, si la reçut le jour des grans Pasques, dont laissa aler les Anglois, et amena les Gascons par nombre soixante, à Rions à messire Charles; lesquiels celuy Charles, au quinziesme jour après Pasques, fist tous en gibet, devant les portes de Rions, pendre et encrouer au vent. Et quant ceux du chastel virent ce et cognurent ce, et sorent que à Podency les Anglois eussent trahi, lors envers la gent du roy d'Angleterre, qui dedens le chastel estoient avec eux, s'esmurent à grant despit et desdaing. Pour laquielle chose Jehan de Saint-Jehan et Jehan de Bretaigne, comme la nuit fu venue, en leur nefs fuians par mer s'en eschapèrent. Mais il furent ensuivis des Gascons, et pluseurs des Anglois ainsois qu'il entrassent ès nés furent occis.

Adonc, au vendredi ensuivant, les François appercevans en celle nuit avoir eu discorde et contens au chastel, et que pou estoient aux deffenses, assaillirent le chastel apertement et dès maintenant y entrèrent, et occirent moult des Gascons, et si soubmistrent la ville et le chastel et toute la seigneurie en la seigneurie au roy de France.

Après ce, Charles, conte de Valois, après la prise du chastel de Rions, assist la ville de Saint-Sever, et l'assailli tout le tems d'esté par divers assaus, et fist tant que par force il la fist venir abandon. Mais après ce, quant il s'en fu retourné en France, la gent de la ville tricheresse reprenant l'esperit de rebellement, de la féauté et seigneurie de France rassaillirent[143].

Et en ce tems, Sancion, le roy de Castelle, mourut. Du quiel deux enfans petis d'aage qu'il avoit engendré de une nonain[144] qu'il avoit joint à luy par mariage, Henri son oncle du quiel nous avons dit dessus, qui estoit eschapé de la prison au roy de Secile, garda et deffendi comme tuteur.

XIV.

De la navie au roy de France qui s'esmut pour aler en Angleterre.

En celluy an meisme, la navie au roy de France à Douvre un port d'Angleterre appliquant, tout ce qui estoit hors des murs ravi. Et comme iceluy grant navie peust de legier toute Angleterre prendre et occuper, si fu desvée à aler oultre, de l'autorité Mahi de Momorenci et de Jehan de Harcourt, mareschaux de cette navie, et furent deboutés à eux retourner sans rien faire. Et adecertes, en cest an, la royne Marguerite, femme monseigneur saint Loys, mourut à Paris; et en l'église Saint-Denis, devant son seigneur, fu honnorablement enterrée. Et icelle royne Marguerite, ainsois que elle mourust, establi et fonda à Paris, devant St-Marcel, une abbaïe de Seurs meneurs[145], où elle très honnorablement vesqui[146]. Et en cest an ensement Alfons le roy d'Arragon mourut; et lors Jaques l'occupeur de Secile, son frère, se transporta en Arragon et reçut la hautesce de la dignité royale: lequel, quant il ot fait pais au roy de Secile Charles, si espousa une de ses filles, et les ostages que Alfons son frère, le roy nouvellement mort, avoit receu du roy de Secile, délivra; et l'autre son frère Frederic occupa Secile après luy.

XV.

Coment le roy d'Escoce fu pris et amené au roy d'Angleterre. Et parle après de pluseurs incidences.

ANNÉE 1296 Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cent quatre-vingt et seize, les Escos au roy de France aliés envahirent le royaume d'Angleterre et dégastèrent; et ainsi comme il s'en revenoient d'iceluy envaïssement, Jehan leur roy, traï d'aucuns, fu pris et au roy d'Angleterre envoié.

Et en icest an ensement, Alfons et Ferrant fils Blanche fille du saint roy Loys de France, et de Ferrant l'ainsné fils au roy de Castelle, de long-temps mort, qui du droit de la dignité royale et de excellence à eux donné par Alfons leur aïeul, estoient du tout en tout privés et degetés, et pour ce en France estoient comme essiliés; quant il entendirent du roy leur oncle qui mort estoit, si prisrent leur erre[147] et requistrent et envaïrent Espaigne; et firent convenances à Jaques le roy d'Arragon. Et lors par l'aide de luy et de son frère Pierre, et ensement du fils Jehan le petit[148] d'Espaigne, le royaume de Legions[149] premièrement envaïrent, et à eux du tout en tout le soumistrent; lequel Alfons l'ainsné à Jehan son oncle, qui en s'aide estoit venu par mer, ottroia et donna à tenir de luy en fié. Pour ce fait, il attrait merveilleusement les cuers de sa gent à luy.

En ce meisme an mourut pape Célestin qui déposé s'estoit par avant de la papalité; et en icel an Pierre et Jaques dits de la Colompne, cardinals, afermoient la déposition du pape Célestin avoir esté indeuement faite; et que la promocion de Boniface estoit injuste et irraysonnable: et par ce maintenoient la cour de Rome estre en erreur. Quant le pape Boniface sot ce, si les priva de tout honneur et office de cardinalté et de tous bénéfices de saincte églyse.

En ce meisme an, Florent le duc de Hollande, et assez tost après son fils, furent d'un chevalier traiteusement tués. Laquelle mort Jean conte de Haynaut voult vengier par droit d'affinité et de lignage, et fist tant qu'il conquist à soy Frise et Hollande.

Et en iceluy meisme an, la cité de Pamers fut séparée de l'éveschié de Thoulouse, et en y ot propre évesque en la dite cité par l'autorité du pape Boniface.

XVI.

De la baillie du centième et du cinquantième.

En icest an ensement, fut une exaction que l'en appelle maletoulte, par le royaume de France, premièrement seulement des marcheans; de rechief le centième et le cinquantième de tous les biens de chascun, tant de clers comme de lais, pour cause de la guerre en ice temps décourant entre le roy Phelippe de France et le roy d'Angleterre, fu commenciée. Pour laquelle chose, pape Boniface fist un décret par sentence que sé les roys et les barons de toute crestienté, dès lors en avant, des prélas ou des abbés ou du clergié, sans le conseil de l'églyse de Rome, telles exactions prenoient, ou les évesques, abbés ou clergié telles choses leur donnoient, la sentence et excommeniement par ice fait encourroient; de laquelle, fors au péril de la mort, ne pourroient de nul estre absols fors que du pape de Rome ou de son commandement espécial.

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