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Les grands froids

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The Project Gutenberg eBook of Les grands froids

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Title: Les grands froids

Author: Emile Bouant

Illustrator: Theodore Weber

Release date: September 17, 2013 [eBook #43760]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDS FROIDS ***

BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. ÉDOUARD CHARTON

LES GRANDS FROIDS

PAR ÉMILE BOUANT
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 31 VIGNETTES
PAR TH. WEBER

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1880

Droits de propriété et de traduction réservés

INTRODUCTION

Nous estimons d'habitude l'état calorifique d'un corps par l'impression qu'il produit sur la main. Le corps nous semble chaud ou froid suivant qu'il donne de la chaleur à la main ou qu'il lui en enlève. Mais le jugement que nous portons ainsi est incomplet et sujet à bien des erreurs. Il nous suffira de le montrer par quelques exemples.

Plongeons la main droite dans un vase rempli d'eau très froide, la gauche dans un second vase rempli d'eau très chaude. Après quelques instants d'attente, sortons les mains du liquide et plongeons-les toutes les deux à la fois dans de l'eau tiède: nous la trouverons chaude à la main droite, froide à la gauche.

Voici, rapprochées l'une de l'autre, une plaque de cuivre et une de bois: la main, étendue de façon à s'appuyer sur les deux plaques, trouve la première beaucoup plus froide que la seconde, quoiqu'elles soient certainement toutes les deux dans le même état calorifique. C'est que le cuivre, qui conduit bien la chaleur, refroidit la main beaucoup plus rapidement que ne le fait le bois.

Je suis dans la campagne, exposé au froid le plus vif, je retire mon gant et j'applique ma main sur mon visage. Mon visage est glacé, la main me semble chaude; je la pose sur ma poitrine, qui est chaude, la main me semble glacée.

Lorsqu'il s'agit d'apprécier le degré de chaleur ou de froid de l'air, que nous ne pouvons toucher directement, les erreurs sont encore plus faciles. L'impression produite sur l'organisme entier dépend alors de mille circonstances: de notre état de santé ou de maladie, des vêtements qui nous couvrent, de l'endroit d'où nous sortons... De plus, la sensation ne laissant aucune trace, il est absolument impossible de comparer le froid éprouvé à deux époques différentes, si peu éloignées qu'elles soient.

Aussi, dès le dix-septième siècle, les savants ont-ils senti le besoin d'imaginer un instrument précis, susceptible de nous renseigner exactement sur le froid et le chaud, susceptible en même temps de traduire par des nombres l'état calorifique des divers corps avec lesquels on le met en contact: cet instrument se nomme le thermomètre. Après maintes transformations, il est arrivé à la disposition que nous allons indiquer.

a

Dans une petite boule de verre munie d'un col très long et extrêmement étroit, a, on introduit un liquide, alcool ou mercure; puis on ferme le col à la lampe.

Si nous plongeons le petit appareil ainsi construit dans de l'eau chauffée, nous remarquerons que le liquide s'élève de plus en plus dans le col à mesure que l'eau devient de plus en plus chaude. C'est qu'il se produit une augmentation de volume sous l'action de la chaleur: cet effet se nomme dilatation.

Qu'on enlève le feu, nous verrons le niveau baisser peu à peu, pour revenir à la hauteur primitive quand le refroidissement sera complet.

De là il faut conclure: d'abord, que le liquide augmente de volume en s'échauffant, diminue de volume en se refroidissant; ensuite, qu'à chaque état calorifique du liquide correspond un volume déterminé, de telle sorte que le niveau dans la tige reviendra le même chaque fois que l'appareil sera placé dans les mêmes conditions de chaleur.

Nous pouvons donc, en marquant une graduation sur la tige, définir les divers états calorifiques par les numéros en face desquels s'arrêtera le liquide dans chaque cas.

Pour que les indications ainsi obtenues soient comparables entre elles, il suffit de faire des conventions auxquelles chacun se conformera.

Les conventions universellement adoptées aujourd'hui sont fondées sur les faits suivants: 1o Le thermomètre, plongé dans la glace fondante, c'est-à-dire dans la glace placée depuis plusieurs heures dans une pièce chauffée, s'arrête à un niveau fixe qui ne dépend ni de l'origine de la glace, ni du froid extérieur, ni de la chaleur de l'appartement. En ce point, on place l'origine de la graduation, le degré zéro. 2o Le même appareil, placé dans la vapeur d'eau bouillante, monte beaucoup plus haut par suite de la dilatation, et finit par s'arrêter à un nouveau point fixe, indépendant de l'eau choisie et du feu qui la fait bouillir. Ce second point fixe détermine le centième degré de la graduation.

L'espace compris entre les deux points fixes est divisé en cent parties égales, et l'on a le thermomètre dit centigrade. La division est prolongée au-dessus de 100 degrés pour les chaleurs plus fortes que celle de l'eau bouillante, au-dessous de zéro pour les froids plus grands que celui de la glace fondante.

Un thermomètre gradué d'après ces principes étant placé dans un lieu déterminé, le liquide qu'il renferme s'élèvera jusqu'à une certaine division: le numéro de cette division est ce que l'on nomme la température du lieu.

Exemples: Dans une chambre, le mercure du thermomètre s'arrête en face de la division 12; on dit que la température de la chambre est de 12 degrés centigrades au-dessus de zéro, et cette température s'écrit +12°. Dehors, au contraire, le mercure s'arrête en face de la division 8 au-dessous du zéro; on dit que la température est de 8 degrés centigrades au-dessous de zéro, et cette température s'écrit −8°.

Bien d'autres conventions avaient été successivement adoptées avant celle que nous venons d'indiquer. Maintenant encore on se sert en certains pays de graduations nommées graduation Fahrenheit, graduation Réaumur. Nous n'en exposerons point les principes, parce qu'elles sont actuellement presque complètement abandonnées. Du reste, pour éviter toute confusion, nous rapporterons, dans le courant de cet ouvrage, toutes les températures à la graduation centigrade.

Le liquide contenu dans le thermomètre est tantôt du mercure, tantôt de l'alcool; mais, les bases de la graduation étant toujours les mêmes, la température indiquée dans chaque cas est la même, quel que soit le liquide choisi. Le mercure est le plus souvent employé pour mesurer les hautes températures; mais comme il a l'inconvénient de se solidifier à la température de −40 degrés, on le remplace par de l'alcool quand on veut étudier les froids excessifs.

LES GRANDS FROIDS

LIVRE PREMIER
LES EFFETS DU FROID

CHAPITRE PREMIER
ACTION DU FROID SUR L'HOMME.

Quand il se transporte du pôle à l'équateur, l'homme observe des températures bien diverses. Pendant ce long parcours, tout change autour de lui. A l'équateur il voit, accompagnant la chaleur extrême, des jours égaux aux nuits, une végétation luxuriante, une flore et une faune nombreuses, des orages effroyables, des pluies torrentielles, des cyclones dévastateurs. Dans les régions froides, ce sont des jours de plusieurs mois, des nuits presque sans fin, à peine quelques animaux et quelques plantes; au lieu de forêts, des amas de glaces éternelles, les pluies remplacées par des neiges, les orages par des aurores boréales.

Au lieu de forêts, des amas de glaces éternelles...

Pour ne citer que les points extrêmes de l'échelle thermométrique, M. Duveyrier a observé dans le pays des Touaregs une chaleur de +67°.7 à l'ombre, tandis qu'à Nijni-Kdinsk, en Sibérie, on a eu à supporter un froid de −62°.5. Ce qui donne un écart total de 130 degrés. A ces deux températures si éloignées l'une de l'autre l'homme peut vivre, et la chaleur de son corps est sensiblement la même dans l'un et l'autre pays. Ce n'est qu'à cette condition, du reste, qu'il résiste à des climats si dissemblables, car la mort arrive très rapidement dès que la chaleur du corps s'écarte de quelques degrés en plus ou en moins de sa température normale, qui est de +38 degrés.

Comment cette température de notre corps peut-elle ainsi demeurer stationnaire? Comment l'homme ne s'échauffe-t-il pas, de même que les substances inanimées, quand il est dans un milieu chaud? Comment ne se refroidit-il pas quand il est plongé dans une atmosphère glaciale?

Il semble d'autant plus difficile de s'expliquer la résistance à la chaleur que, nous le savons, notre corps est le siège d'une combustion incessante, la respiration, produisant à chaque instant une quantité de chaleur considérable. Comment dès lors concevoir que, chauffés intérieurement, plongés à l'extérieur dans un milieu à température élevée, nous ne nous échauffions pas très rapidement?

Il n'en est rien pourtant. C'est que l'homme, pour se défendre, a plusieurs moyens à sa disposition.

D'abord, l'habitant des pays chauds mange peu, et par suite respire peu. L'ennemi intérieur, foyer qui ne peut s'éteindre complètement, ne produit que la quantité de chaleur strictement nécessaire à l'entretien de la vie. Nous n'avons à lutter que contre le réchauffement extérieur.

Pour nous protéger, nous avons d'abord les vêtements, tout aussi propres à arrêter le chaud que le froid. Ces mêmes étoffes qui, pendant l'hiver, empêchent la chaleur de sortir des corps, empêchent aussi dans les régions chaudes, et de la même manière, la chaleur extérieure de pénétrer jusqu'à nous.

Outre les vêtements, cuirasse passive qui se laisserait traverser à la longue, nous avons l'évaporation, source active de froid répandue sur toute la surface de la peau, défense bien autrement efficace.

Chacun sait que l'évaporation d'un liquide produit du froid, et un froid souvent considérable. Qui n'a vérifié, en effet, que si on se mouille en été les mains et le visage, on éprouve bientôt une sensation de fraîcheur délicieuse due à l'évaporation de l'eau. Quelques gouttes d'éther, liquide très volatil, versées sur la main déterminent par leur évaporation un froid quelquefois assez intense pour amener l'insensibilité.

C'est au moyen du froid produit par l'évaporation du gaz ammoniac liquéfié qu'on arrive actuellement, dans l'appareil Carré, à obtenir la glace industriellement à très bas prix pendant l'été.

Eh bien, la surface de la peau est constamment, mais surtout pendant l'été, le siège d'une évaporation considérable. C'est elle qui garantit notre corps d'une élévation de température qui ne tarderait pas à lui être funeste. Quand le danger devient plus grand, les glandes sudoripares produisent abondamment un liquide qui ruisselle sur le corps. Cette sueur, par son évaporation rapide, maintient l'équilibre de température nécessaire à notre existence.

L'action combinée des vêtements et de l'évaporation de la sueur est telle, que nous pouvons supporter non seulement des températures de 62 degrés, mais des températures de 120 degrés, 130 degrés, de beaucoup supérieures à celle de l'eau bouillante. Pour n'en citer qu'un exemple, en 1874, neuf observateurs pénétrèrent dans une chambre chauffée à 128 degrés et y demeurèrent huit minutes. Dans cette chambre on avait placé, à côté des observateurs, des œufs qui ne tardèrent pas à bouillir, un bifteck qui fut rapidement cuit, de l'eau qui entra presque immédiatement en ébullition.

Cependant ces défenses ne sont efficaces que si la grande chaleur ne se maintient pas trop longtemps; et elles deviennent insuffisantes pour toute température un peu supérieure à 38 degrés qui serait longtemps prolongée. Ainsi, l'abbé Gaubil rapporte que, du 14 au 23 juillet 1743, par une température soutenue de 40 degrés, 11400 personnes moururent de chaud dans les rues de Pékin.

Quand il s'agit de se garantir du refroidissement, le problème semble plus facile; et, en effet, la protection peut être plus efficace.

C'est que le foyer intérieur de la respiration compense en partie les pertes causées par le rayonnement de notre corps dans un air trop froid. Aussi notre premier moyen de lutter contre le froid est dans l'activité plus grande que prend la respiration. Cette activité sera encore exaltée par le mouvement, l'exercice continuel, qui est comme le courant d'air qui avive la combustion.

L'exercice, en effet, a pour action de déterminer une circulation plus active du sang, un renouvellement plus rapide de l'air qu'il renferme, et de doubler dans certains cas la somme de chaleur qui se produit au dedans de nous. Mais, de même qu'un courant d'air violent n'activera le feu que si le combustible ne manque pas, de même l'exercice n'activera la respiration d'une manière permanente que si nous fournissons au sang des matériaux susceptibles d'être brûlés. De là la nécessité d'une alimentation abondante quand on a à lutter contre le froid, et tout aussi bien d'une alimentation convenablement choisie. Les viandes, les substances grasses surtout, devront être mangées en abondance.

Les habitants des régions polaires sont doués d'un appétit féroce; ils mangent, ou plutôt ils dévorent une quantité prodigieuse d'aliments, parmi lesquels les huiles et les graisses, éminemment propres à produire de la chaleur, sont prépondérantes.

Des vêtements appropriés sont tout aussi indispensables. Les matières d'origine animale, soie, laine, poils, ont la propriété de conduire mal la chaleur, c'est-à-dire de s'opposer au passage de la chaleur à travers elles. Un vêtement de laine ou de fourrure empêchera donc la chaleur du corps de se perdre à l'extérieur. Les vêtements, à eux seuls, lorsqu'ils sont assez abondants et assez fourrés, joints à une bonne alimentation, suffiront à défendre du froid.

Les habitants des climats tempérés peuvent se contenter d'étoffes de laine; ceux des régions polaires doivent y joindre les peaux d'animaux. Tous les voyageurs au pôle Nord se sont préoccupés des vêtements chauds à donner aux gens de leur équipage, et il est curieux de voir quels soins ont présidé à la confection des objets d'habillement des équipages de la Germania et de la Hansa, qui ont exploré les côtes du Groenland en 1869 et 1870.

Pendant les froids de l'hiver, l'évaporation cutanée se produit encore, quoique bien faiblement, et tendrait à nous refroidir. Dans les climats rigoureux, on peut empêcher cette évaporation en répandant sur le corps une substance grasse, qui met en même temps la peau à l'abri de l'impression du froid. «Le Lapon et le Samoyède, dit Virey, graissés d'huile rance de poisson, se promènent sans inconvénient, la poitrine débraillée, par des froids de −40 à −50 degrés. En Sibérie, les soldats russes s'enveloppent les oreilles et le nez dans des papillotes de parchemin enduites de graisse d'oie, qui reste fluide et ne se gerce pas comme le suif. Ils bravent ainsi les froids les plus violents.»

Enfin, pour se défendre du froid, l'homme a les moyens extérieurs: il se réfugie dans les habitations; il emploie le feu, qui s'ajoute à la chaleur produite dans la respiration.

Les habitants des régions polaires vivent le plus souvent sous terre, dans des huttes creusées sous le sol, munies d'un toit formé de peaux de bêtes. Ils sont là un peu comme des animaux hibernants, à l'abri de tout courant d'air extérieur, à l'abri aussi du rayonnement qui tendrait à refroidir leur demeure.

Les habitants des régions polaires vivent le plus souvent sous terre.

Mais dans les pays civilisés, une semblable habitation ne peut être employée, et il faut construire des maisons plus commodes. Elles doivent avoir des murs épais, faits autant que possible de substances peu conductrices de la chaleur. Le bois et la brique sont, pour ces constructions, très préférables à la pierre. Bien plus, dans certains pays froids, les murs sont doubles, en briques ou en planches, de mince épaisseur, et l'intervalle qui les sépare est garni de sciure de bois ou de paille hachée, qui constituent une couche parfaitement isolante. De doubles fenêtres augmentent aussi beaucoup l'efficacité de la préservation.

Dans nos maisons françaises, surtout celles du midi et du centre, on ne cherche à réaliser aucune de ces conditions. Les murs sont en pierre, simples et légers; les fenêtres sont uniques et le plus souvent mal jointes. Aussi, dès que l'hiver est rigoureux, nous avons plus à souffrir que les habitants des pays froids.

En 1870, l'équipage de la Hansa, forcé d'abandonner son bateau, se réfugie sur un immense glaçon flottant et y demeure plus de huit mois. Eh bien, par une température extérieure de 18 et 20 degrés au-dessous de zéro, on obtenait, dans la hutte construite sur ce glaçon avec une partie de la provision de charbon, une température de 18 degrés au-dessus de zéro. C'est que les murs étaient faits d'une substance conduisant mal la chaleur, et que toutes les ouvertures inutiles étaient bien rigoureusement bouchées. Combien peu de personnes, même dans nos hivers ordinaires, atteignent une température aussi élevée! encore faut-il un feu constamment soutenu.

L'équipage sut y maintenir une température supérieure à +20 degrés.

C'est qu'aussi notre moyen de chauffage n'est pas mieux organisé que nos maisons pour lutter contre le froid. La cheminée, pleine de gaieté, excellent système de ventilation, est un moyen de chauffage détestable. L'air chaud, au lieu de rester dans l'appartement, monte constamment dans le tuyau et est renouvelé par de l'air froid venant du dehors: l'échauffement ne se fait que par rayonnement, et la chaleur rayonnée n'est qu'une bien faible portion de la chaleur produite.

Combien sont supérieurs les poêles, au moins au point de vue de l'élévation de la température! Les poêles de fonte de nos pays ont l'inconvénient de s'échauffer trop fort, jusqu'au rouge, ce qui n'est pas sans danger pour l'hygiène de l'appartement; mais les poêles des pays froids, et notamment ceux de la Russie, ont une tout autre disposition.

Ce sont d'immenses constructions de briques, recouvertes de porcelaine ou de faïence. L'air, aspiré de l'extérieur par un conduit spécial, vient se chauffer dans le poêle pour se répandre ensuite dans l'appartement. La masse s'échauffe lentement; puis, quand il ne reste plus dans l'intérieur qu'un brasier, on ferme toutes les ouvertures, et la chaleur se conserve pendant de longues heures. Les paysans russes produisent ainsi dans leurs misérables réduits des températures effroyables, de 40 à 50 degrés, qui font ressembler leurs habitations à des fours. La chaleur accablante de cette atmosphère, l'odeur repoussante et l'effroyable saleté qui l'accompagnent, rendent le séjour dans ces demeures impossible à quiconque n'y est pas né.

Enfin nous devons compter aussi l'habitude de résister au froid, l'endurcissement qui en résulte, comme un préservatif souvent efficace contre le refroidissement. Les hommes robustes peuvent, en effet, par un endurcissement progressif, arriver à avoir une grande force de résistance contre le froid. Nos mains et notre visage possèdent à un degré élevé cette insensibilité relative, parce qu'ils sont constamment exposés aux intempéries. Les mains, qui ont une si grande surface de refroidissement pour un volume très faible, seraient à chaque instant les victimes du froid sans cet endurcissement.

Aristide demandait un jour à un Scythe comment il pouvait, presque nu, résister au froid de l'hiver: «Je suis tout visage», lui répond le barbare, indiquant ainsi ce que peut l'endurcissement sur toutes les parties du corps.

Ces moyens de préservation: endurcissement, vêtements convenables, nourriture appropriée, habitations bien closes, chauffage bien entendu, suffisent pour empêcher tout accident; mais, dans bien des cas, quelques-uns de ces moyens de défense font défaut. Il n'y a que trop de gens exposés aux rigueurs de l'hiver sans habitation et sans feu, sans vêtements suffisants, sans nourriture. Alors, si le froid est assez vif, si son action est assez prolongée, l'endurcissement n'est plus que d'un faible secours, et il survient les accidents les plus graves, sur lesquels nous devons nous arrêter.

Dans quelques cas, lorsque l'individu exposé au froid est peu robuste, l'action peut être foudroyante. Celui qui est atteint par cette soudaine invasion du refroidissement s'agite comme saisi de frayeur, son regard devient fixe et sombre, il pousse un cri, puis tombe rigide et glacé. On a vu de jeunes militaires qui, exposés à un froid violent pendant une heure seulement, ont été trouvés morts dans un état de rigidité complète; mais ces cas foudroyants sont rares.

D'habitude, l'action d'un froid excessif est plus lente. Elle est locale ou générale.

L'action locale, qui commence par une douleur assez vive, est bientôt suivie de fourmillements, d'engourdissement, d'un ralentissement progressif de la circulation. Si l'arrêt a été total, la circulation souvent ne peut plus être rétablie et l'ablation du membre devient nécessaire. Les pieds, les oreilles, les mains, le nez, sont les parties le plus souvent atteintes par la congélation. Nous verrons que les voyageurs des régions polaires ont souvent à éprouver ces accidents. Ils se produisent bien plus fréquemment encore dans les armées en campagne.

Nous en trouvons des exemples dès l'antiquité. L'armée romaine, en 177 avant notre ère, était campée en Arménie. L'hiver fut des plus rudes, au rapport de Tacite: «La terre était si durcie par la glace, qu'il fallait la creuser avec le fer pour y enfoncer les pieux. Beaucoup de soldats eurent les membres gelés, et plusieurs moururent en sentinelle. On en remarqua un qui, en portant une fascine, eut les mains tellement raidies par le froid, qu'elles s'attachèrent à ce fardeau et tombèrent de ses bras mutilés.»

En 1341, l'hiver fut des plus rudes en Livonie, et beaucoup de soldats de l'armée des croisés eurent le nez, les doigts et les membres gelés.

En 1524, le froid fut tel en Angleterre que beaucoup de personnes perdirent les orteils.

En 1552 et 1553, au siège de Metz par Charles-Quint, les soldats eurent fort à souffrir du froid; beaucoup restaient raides et transis dans les tranchées. «Trouvions, dit Vieilleville, des soldats assis sur de grosses pierres, ayant les jambes dans les fanges gelées jusqu'aux genoux... A la plupart il falloit couper les jambes, car elles étoient mortes et gelées.»

L'insensibilité qui accompagne l'arrêt de la circulation est quelquefois absolue. Nous avons vu, au mois de décembre 1870, un garde mobile du département de Saône-et-Loire, qui se chauffait au feu du bivouac, se brûler presque entièrement un pied sans éprouver aucune douleur. Il fallut le lui couper.

Ces accidents sont si fréquents que le plus souvent les historiens ne prennent pas la peine de les mentionner. Bien près de nous, ils ont été terribles pendant les funestes guerres de 1811–1812 et de 1870–1871, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir. Des cas de congélation partielle peuvent se produire et se produisent en réalité presque chaque année, même dans les hivers les moins rigoureux, surtout aux pieds; il est important d'en connaître le traitement.

Il faut d'abord faire de douces frictions avec de la neige sur la partie malade; dès que la sensibilité est revenue, on pratique des lotions avec de l'eau très froide dont on élève graduellement la température.

L'exposition à la chaleur doit être évitée avec le plus grand soin, comme le montrent les récits suivants, empruntés à la campagne de Russie.

«Peu de monde, écrit M. René Bourgeois, chirurgien-major de la grande armée, échappa à la congélation, et chacun en fut frappé dans quelques parties du corps. Heureux ceux à qui elle n'atteignit que le bout du nez, les oreilles et une partie des doigts! Ce qui rendait les ravages encore plus funestes, c'est qu'en arrivant près des feux, on y plongeait imprudemment les parties refroidies, qui, ayant perdu toute sensibilité, n'étaient plus susceptibles de ressentir l'impression de la chaleur qui les consumait. Bien loin d'éprouver le soulagement que l'on recherchait, l'action subite du feu donnait lieu à de vives douleurs, et déterminait promptement la gangrène.»

«Malheur, s'écrie Larrey, à l'homme engourdi par le froid et chez qui la sensibilité extérieure était éteinte! s'il entrait subitement dans une chambre trop chaude, ou s'il s'approchait de trop près d'un grand feu de bivouac, les parties engourdies ou gelées étaient frappées de gangrène, qui se montrait à l'instant même avec une telle rapidité que ses progrès étaient sensibles à l'œil.»

On a vu des soldats tomber raides morts devant les feux des bivouacs. Mais ces congélations partielles, souvent faciles à guérir, quelquefois nécessitant des amputations, rarement suivies de mort, ne sont rien auprès de l'action générale du froid sur les individus affaiblis ou mal garantis.

Cette action générale se porte surtout sur le cerveau et sur le système nerveux. L'action sur le cerveau se traduit assez fréquemment par un délire furieux, bientôt suivi d'une méningite rapidement mortelle. Mais le plus souvent les accidents se produisent d'une manière toute différente. A la pâleur de la face succède une congestion accompagnée d'un assoupissement qui augmente graduellement; les muscles s'affaiblissent de plus en plus; il en résulte une grande difficulté d'agir, de parler même, une faiblesse de la vue qui va, dans quelques cas, jusqu'à la cécité absolue, enfin un hébétement qui semble de l'idiotisme. Puis, l'assoupissement augmentant, le besoin de repos et de sommeil devient irrésistible. Le malheureux se couche avec délice sur la neige ou la terre glacée, il s'endort pour ne plus se réveiller.

«Sous l'excès du froid, écrit Paul Bert, la soif que l'on éprouve est atroce; le goût et l'odorat diminuent, les yeux se ferment involontairement; les mouvements deviennent incertains, toute force s'enfuit; la langue bégaye, et les pensées sont lentes et indistinctes.»

Les anciens connaissaient parfaitement tous ces symptômes de l'action progressive du froid. D'après Plutarque, «un froid excessif engourdit les nerfs et les prive de mouvement; il suspend l'usage de la langue, et, par sa dureté, il glace les parties molles et humides du corps.»

Le froid sec est bien moins à craindre que le froid accompagné d'humidité. M. Lacassagne rappelle que dans la retraite de Constantine, en novembre 1836, par une température minima de −1 degré, il y eut des accidents graves de congélation.

Les effets de l'humidité et des vents se montrèrent d'une manière beaucoup plus effrayante dans l'expédition de Sétif au Bou-Thaleb, en 1846. En trois jours, sur une colonne de 2800 hommes, 208 périrent par l'action immédiate du froid, et plus de 500 furent atteints de congélation. Et pourtant le thermomètre ne descendit pas jusqu'à −2 degrés.

Que de fois des hommes ont été gelés et sont morts de froid! Naturellement, les pauvres gens, obligés de coucher dehors, mal nourris et mal vêtus, sont les premiers, le plus souvent les seuls atteints; mais ce sont toujours les armées en campagne qui présentent le plus triste spectacle. Il faut lire dans Xénophon le récit des souffrances des Dix mille surpris par le froid dans les montagnes de l'Arménie. Il faut voir comment Charles XII, après la bataille de Pultava, en 1709, perdit la moitié de son armée dans les forêts de l'Ukraine.

Il faut cependant, dans les récits des historiens, bien se garder de confondre les cas de mort par le froid avec les mortalités causées par les maladies consécutives du froid, ou par les famines survenues à la suite des grands hivers. Voyons d'abord, dans l'histoire, les accidents causés par la seule action du froid. Ces accidents, qui se produisent presque constamment, ne sont jamais bien nombreux, sauf pendant les guerres, et ne peuvent prendre le caractère de calamités publiques.

En 823, des hommes meurent de froid en grand nombre; il en fut de même en 874. En 1124, beaucoup de femmes et d'enfants moururent de froid. En 1523, il y eut en Angleterre un hiver si rigoureux que plusieurs personnes périrent par la rigueur du froid; d'autres perdirent les orteils.

Peignot rapporte les tristes effets d'un voyage dans les régions polaires, entrepris en 1552: «Le capitaine Willoughby cherchait le chemin de la mer de la Chine par la mer septentrionale; les glaces l'arrêtèrent à Arzina, port de la Laponie, à la latitude de 69 degrés. L'année suivante, on le trouva mort, ainsi que tous les gens de son équipage.»

Sous Henri III, le duc d'Épernon, faisant le siège de la ville de Chorges, en Dauphiné, que défendaient les protestants, perdit par le froid une grande partie de son armée. Mézeray raconte en ces termes les souffrances des soldats: «Survint un hiver qui fut plus cruel cette année-là qu'il ne l'avoit été depuis cinquante ans. On raconte des choses étranges du grand excès de cette froidure: on trouvoit les sentinelles tout roides morts, quelques-uns plantés debout, que le verglas avoit attachés par les pieds à terre, comme s'ils eussent pris racine; d'autres fixés sur les chevaux comme des statues. La violence du froid engourdissoit les plus vigoureux, et leur geloit la voix jusques dans les entrailles: on vit des soldats qu'elle avoit rendus si insensibles qu'ils s'étoient à demi rostis dans le feu avant que de pouvoir être échauffés. Ils mouroient par centaines; les vivants ne pouvoient suffire à enterrer les morts, et les jetoient par monceaux dans de grandes fosses: tellement que cette armée, qui étoit de plus de dix mille hommes, se trouva réduite, au partir de là, à trois ou quatre mille.»

Mais il nous faut nous arrêter dans cette énumération, qui serait trop longue et bien monotone. Arrivons donc de suite aux temps qui sont plus proches de nous.

Un invincible besoin de sommeil saisit ceux que le froid va terrasser. Cet engourdissement nous sera montré d'une manière bien frappante par l'exemple suivant. Le docteur Solander, l'un des compagnons du capitaine Cook, surpris par le froid sur les côtes de Terre-Neuve avec plusieurs matelots, usait de toute son influence pour les empêcher de s'abandonner au sommeil. «Quiconque s'assiéra s'endormira, s'écriait-il, et quiconque s'endormira ne se réveillera plus.» Et lui-même, vaincu à son tour, oublie son expérience et ses conseils; il se couche sur la terre couverte de neige, en suppliant son ami Banks de le laisser dormir. Il fallut employer la violence pour le réveiller.

Mais c'est encore le tableau de la retraite de Russie qui nous montrera le mieux l'influence générale du froid. Nous y verrons à quel point les hommes, démoralisés par la défaite, usés par la fatigue et les privations antérieures, sont rapidement atteints. Reprenons le récit de René Bourgeois: «Toutes les facultés étaient anéanties chez la plupart des soldats; la certitude de la mort les empêchait de faire aucun effort pour s'y soustraire: se croyant hors d'état de supporter la moindre fatigue, ils refusaient de continuer leur route, et se couchaient à terre pour y attendre la fin de leur déplorable existence. Un grand nombre étaient dans un véritable état de démence, le regard fixe, l'œil hagard; ils marchaient comme des automates, dans le plus profond silence. Les outrages, les coups même, étaient incapables de les rappeler à eux-mêmes. Le froid excessif, auquel il était impossible de résister, acheva de nous détruire. Chaque jour il moissonnait un grand nombre de victimes, les nuits surtout étaient très meurtrières; la route et les bivouacs que nous quittions étaient jonchés de cadavres. Pour ne pas succomber, il ne fallait rien moins qu'un exercice continuel qui tînt constamment le corps dans un état d'effervescence et répartît la chaleur naturelle dans toutes les parties. Si, abattu par la fatigue, vous aviez le malheur de vous abandonner au sommeil, les forces vitales n'opposant plus qu'une faible résistance, l'équilibre s'établissait bientôt entre vous et les corps environnants, et il fallait bien peu de temps pour que, d'après l'acception rigoureuse du langage physique, votre sang se glaçât dans vos veines. Quand, affaissé sous le poids des privations antérieures, on ne pouvait surmonter le besoin de sommeil, alors la congélation faisait de rapides progrès, s'étendait à tous les liquides, et l'on passait, sans s'en apercevoir, de cet engourdissement léthargique à la mort. Heureux ceux dont le réveil était assez prompt pour prévenir cette extinction totale de la vie! Les jeunes soldats qui venaient rejoindre la grande armée, frappés tout à coup par l'action subite d'un froid auquel ils n'avaient point encore été exposés, succombèrent bientôt à l'excès des souffrances auxquelles ils étaient livrés. Ceux-ci ne périssaient ni d'épuisement, ni d'inaction, et le froid seul les frappait de mort. On les voyait d'abord chanceler comme des hommes ivres. Il semblait que tout leur sang fût refoulé vers leur tête, tant ils avaient la figure rouge et gonflée. Bientôt ils étaient entièrement saisis et perdaient toutes leurs forces. Leurs membres étaient comme paralysés; ne pouvant plus soutenir leurs bras, ils les abandonnaient à leur propre poids et les laissaient aller passivement; leurs fusils s'échappaient alors de leurs mains, leurs jambes fléchissaient sous eux, et ils tombaient enfin, après s'être épuisés en efforts impuissants. Au moment où ils se sentaient défaillir, des larmes mouillaient leurs paupières, et quand ils étaient abattus, ils se relevaient à diverses reprises pour regarder fixement ce qui les environnait; ils paraissaient avoir perdu entièrement le sens, et ils avaient un air étonné et hagard; mais l'ensemble de leur physionomie, la contraction forcée des muscles de la face, offraient des traces non équivoques des cruelles douleurs qu'ils ressentaient. Les yeux étaient extrêmement rouges, et très souvent le sang transsudait à travers les pores et s'écoulait par gouttes au dehors de la membrane qui recouvre le dedans des paupières.»

La route et les bivouacs étaient jonchés de cadavres.

Larrey, de son côté, trace un tableau tout aussi triste: «Après le passage de la Bérésina, le 25 décembre, le thermomètre ne fit que baisser, et, dans la nuit du 25 au 26, il tomba à −26 degrés. Le bivouac fut terrible. On pouvait à peine se tenir debout, et celui qui perdait l'équilibre tombait frappé d'une stupeur glaciale et mortelle. Malheur à celui qui se laissait gagner par le sommeil! quelques minutes suffisaient pour le geler entièrement, et il restait mort à la place où il s'était endormi.»

Le découragement, l'affaiblissement, étaient tels que rien ne pouvait sauver ces malheureux. «Sourds à tous les conseils, ne raisonnant plus, entièrement dominés par la sensation actuelle, officiers, soldats, tous se précipitaient auprès des granges incendiées; mais bientôt, frappés d'une apoplexie foudroyante, ils tombaient dans ce même feu auprès duquel ils croyaient trouver leur salut; d'autres, agités de mouvements convulsifs, devenus tout à coup furieux, s'y précipitaient eux-mêmes. De tels exemples ne servaient à rien; ces malheureux étaient bientôt remplacés par d'autres; leur sort était même envié! A l'aspect de ces cadavres brûlés, à l'insensibilité, au peu d'étonnement que causaient de pareilles scènes, on aurait cru voir des barbares accoutumés à des sacrifices humains.» (Jauffret.)

L'immersion dans l'eau glacée, surtout pour les hommes affaiblis, est une cause de mort encore plus prompte que l'action de la température la plus basse. Nombre de soldats périrent de la sorte au passage de la Bérésina. Ceux qui ne trouvaient pas à passer sur les ponts, ou qui y étaient bousculés trop fort, se jetaient à l'eau, dans l'espoir de gagner à la nage l'autre rive. Mais leurs membres étaient immédiatement envahis par une raideur cadavérique, tout mouvement devenait impossible, et les malheureux trouvaient une mort prompte, suspendus entre les glaçons. Les héroïques pontonniers qui, sous la conduite de l'admirable général Éblé, se plongèrent dans la Bérésina pour rétablir les ponts effondrés, moururent presque tous: quelques-uns à peine furent sauvés. Le général qui leur avait donné l'exemple ne tarda pas à les suivre dans la tombe.

La mort par le froid, si souvent constatée, est une véritable asphyxie: elle a pour cause principale l'arrêt de la respiration par suite de la rigidité des muscles.

Les asphyxies par le froid sont si fréquentes que chacun peut se trouver en présence d'un de ces accidents, et doit connaître les soins à donner. Nous ne pouvons mieux faire que de copier ici la méthode de traitement publiée au milieu de ce siècle par le conseil de salubrité de la Seine. Cette instruction, parfaitement conçue, est relative à toutes les sortes d'asphyxies: elle devrait être connue de tous. Nous n'en transcrirons que les passages relatifs à l'asphyxie par le froid:

1o On portera l'asphyxié, le plus promptement possible, de l'endroit où il aura été trouvé au lieu où il devra recevoir des secours. Pendant ce transport, on enveloppera le corps avec des couvertures, ou, à défaut de couvertures, avec de la paille ou du foin; on laissera la face libre. On évitera aussi d'imprimer au corps, surtout aux membres, des mouvements brusques.

2o Dans l'asphyxie par le froid, il est de la plus haute importance de ne rétablir la chaleur que lentement et par degrés. Un asphyxié par le froid qu'on approcherait du feu, ou que, dès le commencement, on ferait séjourner dans un lieu échauffé, même médiocrement, serait irrévocablement perdu. Il faut, en conséquence, le porter dans une chambre sans feu, et là lui administrer les premiers secours que réclame sa position.

3o Si l'asphyxie a eu lieu par un froid de plusieurs degrés au-dessous de zéro, et que le malade conserve de la souplesse, on le déshabillera et l'on couvrira tout le corps, y compris les membres, de linges trempés dans l'eau froide, qu'on rafraîchira encore en y ajoutant des glaçons concassés.

4o Si le corps était tellement frappé par le froid qu'il fût dans un état de rigidité prononcée, il y aurait avantage à le plonger dans une baignoire contenant assez d'eau pour que le tronc et les membres en fussent couverts. Cette eau devra être aussi froide que possible, et l'on en élèverait la température par degrés de dix en dix minutes.

5o Lorsque les membres auront repris leur souplesse, on fera exécuter à la poitrine et au ventre des mouvements dans le but de provoquer la respiration. On continuera en même temps des frictions sur le corps et les membres, soit avec de la neige, si l'on a pu s'en procurer, soit avec des linges trempés dans de l'eau froide.

6o Lorsque l'asphyxié commence à se réchauffer, ou qu'il se manifeste quelques signes de vie, on doit l'essuyer avec soin et le placer dans un lit qui ne soit pas plus chaud que le corps lui-même. Il ne faut pas non plus allumer du feu dans la pièce avant que le corps ait recouvré entièrement sa chaleur naturelle.

7o Aussitôt que le malade peut avaler, on peut lui faire prendre un demi-verre d'eau froide dans laquelle on ajoute une cuillerée à café d'eau de mélisse, d'eau de Cologne ou de tout autre spiritueux.

8o Si, au contraire, l'asphyxié avait de la propension à l'engourdissement, on lui ferait boire de l'eau vinaigrée, et si cet engourdissement était profond, on administrerait des lavements irritants avec de l'eau salée ou avec de l'eau de savon. Il est utile de faire remarquer que, de toutes les asphyxies, l'asphyxie par le froid est celle qui laisse, selon l'expérience des pays septentrionaux, le plus de chances de succès, même après douze à quinze heures de mort apparente; mais, d'un autre côté, cette asphyxie exige aussi, plus que toute autre, une grande précision dans l'emploi des moyens destinés à la combattre, notamment dans le réchauffement du malade.


Remarquons en terminant cette étude que le froid, sans agir immédiatement sur l'homme, peut occasionner des maladies graves, causes d'une mortalité souvent énorme. Cette mortalité sévit surtout sur la classe pauvre, qui n'a pour résister ni la ressource d'une bonne alimentation, ni celle d'une bonne hygiène.

C'est aux épidémies, bien plus qu'aux asphyxies causées par le froid, qu'il faut attribuer les grandes mortalités des hivers rigoureux cités par les historiens. Faisons quelques emprunts à l'importante notice d'Arago, qui nous a déjà servi et qui nous servira encore longtemps de guide.

670 de notre ère.—L'hiver fut très véhément et très prolongé du côté de Constantinople, et fit périr un grand nombre d'hommes et d'animaux.

717.—L'hiver fut si rigoureux à Constantinople, que les chevaux et les chameaux de l'armée des Sarrasins qui l'assiégeaient périrent pour la plupart.

823.—Beaucoup d'animaux et même des hommes succombent sous l'excès du froid. Une épidémie consécutive emporte une multitude de personnes des deux sexes et de tout âge.

Dans l'étude particulière que nous ferons d'un grand nombre d'hivers, nous aurons l'occasion de revenir sur ces mortalités.

Mais toutes ces tristes conséquences des froids violents de nos régions ne sont rien auprès des désastres produits dans la végétation, et des terribles famines qui en ont été si souvent la conséquence. Nous allons bientôt les étudier.

CHAPITRE II
ACTION DU FROID SUR LES ANIMAUX ET SUR LES PLANTES.

Les animaux aussi sont sensibles au froid; beaucoup même y sont plus sensibles que l'homme. L'homme a, comme nous l'avons vu, la propriété de vivre dans des climats bien divers; il peut, presque sans inconvénient, passer des pays chauds aux régions froides, pourvu qu'il prenne des précautions convenables.

Bien plus, il peut supporter, sans en souffrir, des variations de température extrêmement considérables et fort rapides. Quelques exemples de ces variations extraordinaires doivent être cités. Dans le voyage du vapeur le Tegetthoff à la Nouvelle-Zemble, en 1872, 1873 et 1874, on a observé des températures de 50 degrés au-dessous de zéro. L'équipage, enfermé dans la grande chambre du navire, sut y maintenir constamment une température supérieure à +20 degrés; la différence entre la température du dehors et celle du dedans dépassait donc quelquefois 70 degrés, et cependant les matelots entraient et sortaient, subissant plusieurs fois par jour ces variations énormes sans aucun danger.

Chappe, dans le récit de son voyage en Sibérie, effectué au siècle dernier, raconte que les Russes, à la sortie de bains de vapeur dans lesquels ils sont restés plusieurs heures à une température de +70 degrés, vont, absolument nus, se sécher dehors avec de la neige, alors que le froid est de 30 degrés.

De tous les animaux, le chien est le seul qui, sous ce rapport, soit comparable à l'homme. La plupart des animaux ne peuvent supporter sans périr que des variations bien plus faibles, et chacun reste dans le climat qui l'a vu naître. Même certains d'entre eux ne peuvent pas supporter toutes les variations de température du milieu dans lequel ils habitent. «Pour éviter les extrêmes de température, dit Elisée Reclus, soit les froids de l'hiver, soit les trop grandes chaleurs de l'été, certaines espèces animales ont la ressource des migrations, ou celle de s'enfouir dans le sol. La plupart des insectes passent leur existence de larve sous l'écorce des arbres, sous les tas de feuilles ou sous les couches superficielles de la terre. Des espèces de mollusques, des poissons, plusieurs reptiles et quelques mammifères se couchent aussi dans le limon des lacs et des marais, ou dans des terriers creusés à l'avance. Ainsi protégés contre le climat du dehors, les animaux tombent dans un état d'engourdissement ou de sommeil, pendant lequel leur vie reste partiellement suspendue: la température de leur corps s'abaisse parfois jusqu'au point de glace, et l'on a même vu des poissons se geler complètement, sans que la mort apparente les ait empêchés de ressusciter plus tard; la respiration et la circulation du sang sont graduellement ralenties, la digestion cesse tout à fait; les organes, devenus temporairement inutiles, se rétrécissent; les parasites intestinaux s'engourdissent eux-mêmes avec les animaux aux dépens desquels ils vivent.» Les animaux de nos climats, surtout nos animaux domestiques, ont une assez grande résistance au froid et à la chaleur; cependant, dans les grands hivers, il n'est pas rare de les voir mourir de froid, de voir des épidémies régner, qui dépeuplent les étables. A ces souffrances il faut ajouter les difficultés de la subsistance. Les animaux non domestiques ne peuvent aller chercher, sous la neige épaisse qui couvre le sol, la nourriture qui leur est nécessaire; ils meurent de faim. La difficulté n'est pas beaucoup moindre pour ceux que nous élevons; car leurs propriétaires ne peuvent plus les nourrir, privés qu'ils sont de la végétation qui, d'habitude, dure presque tout l'hiver.

En 544, l'hiver fut si rigoureux dans les Gaules, par l'abondance de la glace et de la neige, que les oiseaux et autres bêtes sauvages se laissèrent prendre à la main.

En 566, en 670, en 791, en 843, en 860, en 874... un grand nombre d'animaux périrent soit de froid, soit de faim, soit d'une épidémie consécutive du froid.

En 887, l'hiver fut accompagné d'une épidémie si violente sur les bœufs et les moutons, qu'il ne resta plus guère en France d'animaux de cette espèce.

En 1276, les troupeaux périrent presque totalement dans le diocèse de Parme. Les exemples semblables ne nous manqueraient pas, aussi nombreux que nous puissions les désirer.

Mais c'est surtout sur les plantes que nous devons nous arrêter. Les plantes sont comme les animaux hibernants: arrivée la saison froide, elles cessent pour ainsi dire de végéter, s'engourdissent de manière à résister à toutes les intempéries, et attendent des temps meilleurs. Pendant cet engourdissement, elles ne sont guère sensibles au froid. Reclus, après avoir parlé des animaux, arrive aux plantes: «La plupart des plantes de la zone tempérée, dit-il, peuvent supporter des froids de 10, 15, 20 degrés, sans que la force vitale soit supprimée chez elles, mais aucune ne peut croître à une température inférieure au point de glace. Dans les montagnes, les saxifrages et les soldanelles fleurissent jusque dans la neige, mais l'eau qui arrose leurs racines, et l'air qui entoure leurs feuilles, ont déjà une température supérieure à zéro.»

Cependant, quand le froid se prolonge, les plantes les plus robustes de nos climats finissent par succomber. La continuité du froid, qui permet à l'abaissement de température de pénétrer peu à peu même les plus grosses branches, est plus nuisible que quelques froids isolés, aussi grands qu'ils soient.

Le degré de froid qui arrête la végétation, et celui qui cause la mort de la plante, varient considérablement avec les différentes espèces végétales. Mais on peut dire d'une manière générale que c'est vers zéro que cesse la végétation, tandis qu'il faut des températures de plusieurs degrés au-dessous de zéro pour amener la congélation des plantes de nos régions tempérées.

D'autre part, dès que la végétation est commencée, et que les jeunes feuilles se développent, que les nouveaux bourgeons s'entr'ouvrent, la plante devient beaucoup plus sensible, et souvent les faibles gelées du printemps viennent faire plus de mal que les rigueurs de l'hiver. Lisons ce que disent à ce sujet Buffon et Duhamel: «La gelée est quelquefois si forte pendant l'hiver, qu'elle détruit presque tous les végétaux, et la disette de 1709 est une époque de ses cruels effets. Les graines périrent entièrement; quelques espèces d'arbres, comme les noyers, périrent aussi sans ressource; d'autres, comme les oliviers et presque tous les arbres fruitiers, furent moins maltraités; ils repoussèrent de dessus leur souche, leurs racines n'ayant pas été endommagées. Enfin, plusieurs grands arbres plus vigoureux poussèrent au printemps presque sur toutes les branches, et ne parurent pas en avoir beaucoup souffert. Cependant cette gelée a produit, dans les arbres qu'elle n'a pas entièrement détruits, des défauts qui ne s'effaceront jamais. Une gelée qui nous prive des choses les plus nécessaires à la vie, qui fait périr entièrement plusieurs espèces d'arbres utiles, et n'en laisse presque aucun qui ne se ressente de sa rigueur, est certainement des plus redoutables. Ainsi, nous avons tout à craindre des grandes gelées qui viennent pendant l'hiver, et qui nous réduiraient aux dernières extrémités si nous en ressentions plus souvent les effets; mais heureusement on ne peut citer que deux ou trois hivers qui, comme celui de l'année 1709, aient produit une calamité redoutable.

»Les plus grands désordres que causent jamais les gelées du printemps ne portent pas, à beaucoup près, sur des choses aussi essentielles, quoiqu'elles endommagent les graines; on n'a jamais vu que cela ait produit de grandes disettes; elles n'affectent pas les parties les plus solides des arbres, leur tronc ni leurs branches; mais elles détruisent totalement leurs productions, et nous privent de récoltes de vins et de fruits, et par la suppression des nouveaux bourgeons elles causent un dommage considérable aux forêts.»

Nos plantes les plus sensibles, cultivées seulement dans le midi, sont le palmier, le dattier, le myrte, le grenadier. Ces arbustes sont souvent détruits par les hivers un peu rigoureux. Les orangers et les oliviers ne résistent pas beaucoup plus. Puis viennent les vignes et les récoltes en terre, blés, avoines, qui sont bien souvent victimes du froid. Parmi les arbres plus vigoureux, qui résistent plus longtemps, le pin d'Alep, le chêne vert, le platane, sont ceux qui ont le plus à craindre. Puis, successivement, le hêtre, le chêne, le sapin, le pin, le bouleau, qui est l'arbre le plus résistant de nos régions.

Les arbres fruitiers doivent être placés, comme résistance, entre le chêne vert et le hêtre; ils sont quelquefois détruits jusqu'aux racines dans nos hivers les plus rigoureux.

Est-il possible de donner sur ce sujet des indications plus précises? Non. Il n'y a pas pour chaque arbre une température à laquelle il meurt, et le mal produit par les gelées intenses dépend de bien des circonstances. Il en est des végétaux comme des hommes et des animaux. M. de Gasparin, dans son Cours d'agriculture, insiste sur ce point: «Il ne suffirait pas de connaître l'abaissement de température que peut supporter chaque arbre, pour expliquer sa mort; il faudrait encore connaître la durée de cette température extrême. Un moment suffit pour détruire le bourgeon baigné de rosée; il faut plus longtemps pour le rameau; le tronc ne périt qu'après une longue succession de froids, la racine résiste presque toujours. Mais ce qui rend plus difficile la détermination de ce degré extrême, c'est que nous voyons les ravages du froid dépendre souvent beaucoup plus des circonstances du dégel que de l'intensité même du froid et de l'état des cultures.»

Si l'on ne connaît pas exactement le degré de froid nécessaire pour faire périr chaque arbre, on ne connaît pas davantage à la suite de quelle action les plantes sont tuées par le froid. Peut-être la gelée, en diminuant le volume des cellules des vaisseaux et des canaux dans lesquels circule la sève, affaiblit-elle ou arrête-t-elle tout à fait le mouvement de cette sève. Et le dommage causé serait d'autant plus grand que ce ralentissement aurait été poussé plus loin. Ainsi, les jeunes pousses de chêne ne sont pas affectées sensiblement quand la température est à zéro, tandis que celles du mûrier et du figuier, ne pouvant résister à cette température, meurent.

Une explication qui se présente naturellement à l'esprit pour l'action du froid sur les plantes est la suivante. Les sucs de la plante, contenant beaucoup d'eau, augmentent de volume comme celle-ci par la congélation. Cette dilatation déchire les cellules, rompt les vaisseaux qui deviennent impropres à la circulation de la sève, le végétal meurt. Tant que la congélation persiste, la plante ne semble pas atteinte; mais vienne l'action du soleil, la glace fond, les canaux brisés s'affaissent, les désastres apparaissent.

S'il est incontestable que les choses se passent ainsi quelquefois, la mort des plantes est due le plus souvent à une autre cause. Nous voyons, en effet, différentes plantes de nos pays devenir raides, n'être à peu près qu'un glaçon après une forte gelée, et reprendre ensuite, pourvu qu'elles soient dégelées lentement. On peut considérer la rapidité du dégel comme une des causes principales du mal produit par le froid. Il est impossible de ne pas voir là une analogie frappante entre l'action du froid sur les plantes et cette action sur les animaux. Enfin, la plupart des espèces propres aux pays chauds succombent à une température de quelques degrés au-dessus de zéro, et qui ne peut dès lors congeler leurs sucs.

Il est certain cependant que des froids rigoureux amènent mécaniquement des déchirures considérables dans les végétaux. Sous l'action des fortes gelées de l'hiver, les arbres les plus vigoureux éclatent avec fracas, et les habitants des campagnes entendent avec effroi pendant la nuit des détonations comparables au bruit du tonnerre. Ces détonations se produisent très fréquemment, et sans aller dans les pays froids, le nord de la France les entend se produire presque à chaque hiver. Pour ces cas-là l'explication précédente est la seule admissible. La congélation de l'eau qui se trouve dans l'arbre, déterminant une augmentation de volume, amène la rupture de l'arbre. Aussi ces accidents se produisent-ils surtout dans les régions humides.

Dans la majorité des cas, elles font plus de bruit que de mal. L'arbre d'où vient de partir un bruit formidable ne semble pas endommagé; mais si on le considère de près, on voit, partant du bas et s'élevant à une hauteur de deux ou trois mètres, une fissure étroite, verticale, qui s'étend jusqu'au centre de l'arbre; sa largeur est de quelques millimètres, rarement de quelques centimètres. Dans les cas exceptionnels, la fente traverse l'arbre de part en part, et alors l'écartement peut atteindre jusqu'à dix centimètres. Cette blessure ne cause pas le plus souvent grand dommage; quand la glace qui est à l'intérieur s'est fondue, la fente disparaît, les parties se rapprochent, et l'arbre continue à végéter. Mais si, longtemps après l'accident, le tronc est scié horizontalement, on voit, sous les couches continues déposées pendant les dernières années, la fente nettement tracée, et l'on peut, en comptant les couches intactes, trouver la date de la rupture.

Chez les historiens on voit souvent citer ces détonations produites par les arbres que fend la gelée. Elles sont données comme une des preuves les plus remarquables de la violence extraordinaire du froid. La preuve n'est pas convaincante, car on entend souvent ces détonations par des températures ne dépassant pas 10 degrés au-dessous de zéro, températures qui se produisent presque chaque année dans le nord de la France.

Si la rupture des gros arbres ne cause que de faibles dommages, la perte des récoltes, des vignes et des arbres à fruits, est au contraire d'une importance immense. C'est la principale calamité des grands hivers, calamité bien plus grande que toutes celles dont nous avons parlé jusqu'ici.

Les morts d'hommes et d'animaux sous l'action du froid, les épidémies elles-mêmes qui, par suite du froid, augmentent dans de larges proportions la mortalité pendant les saisons rigoureuses, ne sont rien à côté des terribles famines qui, jusqu'à notre siècle, suivent presque tous les grands hivers. Les récoltes étant perdues, la vie devient impossible: le pays se trouve dans une situation analogue à celle des peuplades des régions polaires, mais avec une population proportionnellement deux ou trois cents fois plus considérable. Les hommes sont alors réduits à brouter l'herbe, à manger les aliments qui, d'habitude, servent de nourriture aux animaux immondes. En même temps que les céréales, le gibier, le bétail, font défaut, tués qu'ils sont les premiers par le manque de nourriture. De sorte que le mal s'accroît de lui-même, les ressources diminuant à mesure que les besoins augmentent. Et la misère publique prend d'horribles proportions.

Nous donnerons plus tard quelques développements sur l'une des plus terribles famines qui aient ravagé notre pays, celle de 1709; citons-en dès maintenant quelques autres.

La liste complète, si nous voulions la dresser, serait presque la même que celle des grands hivers, tant autrefois ces deux calamités se suivaient fatalement, une famine après un hiver rigoureux.

La famine et l'épidémie qui suivirent l'hiver de 874 firent périr, suivant l'annaliste de Fulde, le tiers de la population de la Gaule.

En 1044, la famine qui succéda à un hiver rigoureux fut telle, que beaucoup de pauvres gens furent réduits à manger des animaux immondes; en 1068, on mangea même de la chair humaine. En 1133, la disette fut affreuse à ce point que des populations entières furent réduites à se nourrir d'herbes, et qu'il se trouva des gens assez pressés par la faim pour exhumer les cadavres et se nourrir de leur chair.

L'hiver de 1316 fut très rigoureux en France, en Allemagne et en Angleterre. Dans ces contrées, la famine fut générale et amena à sa suite les plus terribles maladies. Lisons, dans l'Histoire d'Angleterre de Rapin de Thoyras, l'émouvant récit des souffrances qu'endurèrent les populations: «Cependant la famine ravageait la misérable Angleterre d'une si terrible manière, qu'on ne peut presque ajouter foi à ce que les historiens en rapportent. Ils ne se sont pas contentés de dire que les animaux pour lesquels on a le plus d'horreur servaient de nourriture aux hommes; mais, ce qui est bien plus horrible, qu'on était obligé de cacher les enfants avec un soin extrême, si l'on ne voulait les exposer à être dérobés pour servir d'aliments aux larrons. Ils assurent que les hommes mêmes prenaient des précautions pour s'empêcher d'être assommés dans les lieux secrets, sachant qu'il n'y avait que trop d'exemples que quelques-uns en avaient été ainsi traités, pour repaître ceux qui ne pouvaient trouver la nourriture par d'autres moyens. On voit encore, dans les histoires de ce temps-là, que ceux qui étaient renfermés dans les prisons se dévoraient impitoyablement les uns les autres, l'extrême disette de vivres ne permettant pas qu'on leur fournît les aliments nécessaires. Une dyssenterie, qui provenait de la mauvaise nourriture, acheva de mettre le comble à la misère des Anglais. Il en mourut tous les jours un si grand nombre, qu'à peine les vivants pouvaient-ils suffire à enterrer les morts. Le seul remède qu'on put trouver contre la famine, mais qui ne fut pas capable d'apporter tout le changement nécessaire, fut de défendre, sous peine de la vie, de brasser aucune sorte de bière. C'était afin que le grain qu'on employait ordinairement à faire ce breuvage servît à faire du pain.»

Du reste, il semble qu'on se soit assez souvent résolu à manger de la chair humaine dans les siècles qui ont précédé le nôtre. Du moins, on trouve dans les historiens de nombreuses affirmations de ce fait monstrueux. Pour n'en citer qu'un de plus, pendant le siège de Paris par Henri IV, en 1590, alors que les habitants en étaient réduits à manger des animaux immondes, des bouillies d'herbe, et le cuir des souliers, une mère aurait tenté de manger ses deux enfants. Elle en mourut, et ses héritiers, car elle était riche, trouvèrent encore quelques membres des malheureux, qu'elle avait fait saler pour les conserver plus longtemps.

En 1420, la famine fut grande à Paris, et pendant que les malheureux allaient à la recherche des plus vils aliments, les loups arrivaient jusque dans la ville, qui était devenue comme une vaste solitude.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que toutes les famines aient été causées par la rigueur des hivers. Beaucoup l'ont été aussi par leur trop grande douceur, qui déterminait une végétation trop hâtive, détruite ensuite par les gelées de mars et d'avril. C'est ce que les historiens nomment le renversement des saisons. D'autres enfin, et non les moins terribles, étaient la suite des guerres étrangères et des discordes civiles, qui détournaient si souvent les hommes de la culture de la terre.

Ainsi le douzième siècle fut affligé de deux épouvantables famines, dues justement au dérèglement des saisons. L'une, la plus longue et la plus désastreuse, arriva en 1108. Elle dura trois ans et dépeupla presque tout notre hémisphère, au rapport de Mézeray. «Les loups venaient manger les hommes jusque dans les villes; et les hommes mêmes, devenus loups à l'endroit de leurs semblables, les assommaient pour les dévorer. La seconde arriva sous le règne de Philippe-Auguste et fut un peu moins cruelle. Mais, pendant cette seconde famine, il se produisit de si grands et si fréquents prodiges, que tout le monde attendait à toute heure le jugement dernier.»

Hiver de l'année 1108.

Puis vient une longue et complaisante énumération de ces prodiges. Ici ce sont des éclipses qui frappent l'imagination populaire; là on voit dans les airs deux armées de flammes qui s'entre-choquent avec un bruit étrange; ailleurs c'est un pain qui, en sortant du four, laisse écouler une grande quantité de sang; enfin, dans un autre endroit, une mère porte son enfant pendant deux ans, et cet enfant parle en naissant. Et l'historien, dont la crédulité dépasse toute imagination, ajoute naïvement: «J'obmets plusieurs autres prodiges, parce qu'ils ne paroîtroient pas vray-semblables, quoique peut-être ils fussent vrais.»

Et voilà pourtant sur quelles autorités nous devons nous appuyer pour tracer l'histoire des grandes intempéries anciennes! Dans les témoignages que nous rapporterons, nous devons donc faire une large part à la fable et à l'invention.

On pense bien que de si terribles calamités n'étaient pas sans porter une rude atteinte à la santé publique. Outre les gens qui mouraient de faim, et ils étaient souvent en fort grand nombre, il y avait ceux qui étaient victimes des épidémies causées par la misère et la mauvaise nourriture. Ces victimes-là étaient encore les plus nombreuses. La cause première de la mort était la même pour tous, c'est seulement le mode qui différait.

Mézeray décrit une de ces épidémies. C'était sous François Ier; plusieurs années s'étant écoulées successivement presque sans hiver, il en résulta une perturbation profonde dans la végétation, et une horrible famine. La misère était générale: «La nécessité, mère de toutes les inventions, fit enfin trouver le moyen aux indigents de faire du pain de gland et de racines de fougères, les fruits et les herbes n'étant pas capables de les sustenter. Mais de cette mauvaise nourriture s'engendra une nouvelle maladie, inconnue aux médecins, qui était si contagieuse qu'elle saisissait incontinent quiconque approchait de ceux qui en étaient frappés. Elle portait avec soi une grosse fièvre continue qui faisait mourir son homme en peu d'heures, d'où elle fut dite trousse-galant

Quels moyens employait-on à cette époque pour mettre fin à de telles calamités? D'abord les aumônes, la charité publique; mais le remède était mince et ne servait qu'à un bien petit nombre. Du reste, que peut faire la charité dans de semblables circonstances? La famine se déclare quand un pays n'a pas, par suite d'événements malheureux, produit de quoi suffire à son alimentation. La charité publique a beau se multiplier, elle ne peut créer des subsistances, elle ne peut rien contre la famine. Mieux vaudraient quelques sacs de blé amenés dans un pays affamé, que tout l'or du monde.

Le second moyen, à peine plus efficace, était la perquisition à domicile, la réquisition des grains. Dans toutes ces famines nous voyons intervenir des arrêts ordonnant un recensement général de tous les grains en magasin, interdisant aux détenteurs d'en faire le commerce en gros, les obligeant, sous les peines les plus sévères, à les conduire au marché pour y être vendus en détail aux pauvres gens. Mesure excellente, mais absolument insuffisante.

Il faut dire, pour rendre hommage à la vérité, qu'on voyait vaguement le véritable remède, mais sans avoir le moyen ni peut-être la ferme volonté de l'employer. On faisait venir du blé des pays voisins; mais, à cause de l'insuffisance des moyens de transport, et du retard apporté à la prise de ces mesures, on ne ressentait qu'un bien faible soulagement.

De plus, les famines étant dues beaucoup plus souvent à la guerre civile ou étrangère qu'aux intempéries des saisons, la cause même qui l'avait fait naître empêchait qu'on pût même songer à y porter remède.

La dernière ressource, comme les autres inefficace, mais qui donnait au moins aux malheureux quelque espérance, était celle des prières publiques.

Félibien, dans l'Histoire de Paris, fait le récit d'une procession qui eut lieu dans la capitale en 1587, dans le but de faire cesser la famine et la contagion qui décimaient la population. Nous allons voir avec quelle pompe ces cérémonies étaient faites:

«Après avoir employé tous les secours humains, on eut recours aux prières publiques pour fléchir le ciel sur tant de misères. On fit, le 9 de juillet, une procession générale, où fut portée la châsse de Sainte-Geneviève, avec toutes les cérémonies accoutumées. Cette procession fut bientôt suivie d'une autre plus particulière et aussi solennelle. Le mardi 21 du même mois, le cardinal de Bourbon, abbé de Saint-Germain des Prés, qui avoit commencé l'année précédente à bâtir son palais abbatial, fit faire la procession en cet ordre. A la tête de la procession paroissoient les enfants du faubourg, garçons et filles, la plus part vêtus de blanc et pieds nuds, et tant les uns que les autres avec un cierge à la main. Venoient ensuite les Capucins, les Augustins, les Cordeliers, les Pénitents blancs, et le clergé de Saint-Sulpice. Tout cela précédoit les religieux de l'abbaye qui marchoient les derniers. Plusieurs d'entre eux tenoient en leurs mains des reliques. Les autres reliquaires, au nombre de sept châsses, étaient portés par des hommes nuds en chemise et couronnés de fleurs. La châsse de S. Germain faisoit la huitième. Elle étoit précédée de douze autres hommes aussi couronnés de fleurs, et portée de même que les sept premières. Le chœur étoit secondé d'une musique très harmonieuse. Le roi assistoit à la procession et étoit mêlé avec ceux de sa confrérie. Les deux cardinaux de Bourbon et de Vendôme y étoient aussi dans leurs habits rouges, suivis d'un grand concours de toute la ville.»

L'historien oublie de nous rapporter si cette imposante cérémonie eut l'effet qu'on en attendait et si elle fit cesser les souffrances du peuple. Mais il remarque que tout s'y passa avec tant d'ordre que le roi en parla le même jour à son dîner, et dit que le cardinal de Bourbon son cousin en avait tout l'honneur. Il ne manque pas ensuite de parler de l'achèvement du palais abbatial de Saint-Germain des Prés, qui lui tient plus au cœur que les famines, dont il n'est plus question.

CHAPITRE III
LA NEIGE.

La neige est la pluie de l'hiver. Presque chaque fois que la température de l'air s'abaisse au-dessous de zéro, l'eau des nuages, ne pouvant demeurer à l'état liquide, cristallise sous les formes les plus variées. Sa chute, arrêtée en partie par la résistance de l'air, qui trouve à s'exercer sur ces cristaux si ramifiés, devient plus lente. Cette pluie nouvelle, au lieu de suivre les pentes pour aller de suite grossir la rivière, s'arrête où elle tombe; au lieu de s'infiltrer dans le sol, elle reste à la surface, constituant un blanc manteau dont l'épaisseur va en augmentant à mesure que se prolonge la chute.

Dans les régions de la zone glaciale, où la température reste pendant plusieurs mois constamment inférieure à zéro, la pluie liquide est inconnue; pendant les longues nuits d'un hiver presque sans fin il ne tombe que de la neige. Quand arrivent les chaleurs, les couches accumulées forment une épaisseur considérable.

Sur les montagnes assez élevées de la zone tempérée, et même de la zone torride, l'accumulation des neiges est tout aussi grande.

Pour n'en donner qu'un exemple, disons qu'Agassiz, étant à l'hospice du Grimsel, dans les Alpes, à une hauteur de 1874 mètres au-dessus du niveau de la mer, a vu tomber pendant six mois d'hiver l'énorme couche de 17 mètres de neige. Cette neige, fondue, aurait donné une épaisseur d'eau de 1m.50; c'est deux fois et demie la masse d'eau qui tombe à Paris en une année entière.

Dans nos plaines il s'en faut de beaucoup que l'épaisseur approche jamais de celle que nous venons de citer. Le nombre des jours où il neige est fort restreint en tous les points de la France; dans le midi, la neige est rare; dans le centre, des hivers entiers se passent quelquefois sans qu'elle ait fait son apparition. De plus, la neige ne reste chez nous que peu de temps sur le sol, et chaque nouvelle chute qui se produit trouve le plus souvent le sol absolument découvert. Ce sont des hivers rares, et tout à fait exceptionnels, ceux où la neige demeure plusieurs semaines sur le sol dans les plaines, ceux où elle atteint une épaisseur dépassant 20 centimètres.

M. de Gasparin divise l'Europe en trois régions au point de vue de la neige. La région du midi, où la neige fond en tombant; la région du centre, où elle reste un certain temps sur le sol. Le nord de la France est dans la seconde de ces régions, le midi dans la première. Enfin la région du nord, qui conserve la neige pendant tout l'hiver.

Cette division n'a rien d'absolu, et il arrive quelquefois que, dans le midi de la France, la neige demeure plusieurs semaines.

Même en Italie, dans les plaines et sur les montagnes peu élevées, l'histoire a enregistré des chutes de neiges abondantes qui se sont conservées sans fondre pendant une grande partie de l'hiver.

C'est ainsi qu'en 271 avant Jésus-Christ, il y eut tant de neiges en Italie que le Forum, à Rome, en resta couvert pendant quarante jours jusqu'à une hauteur prodigieuse.

Nous serions en droit de nous demander ce que signifie pour l'historien «une hauteur prodigieuse», mais nous n'en ferons rien. Il faudra, en effet, nous contenter, dans les nombreux renseignements que nous emprunterons aux chroniqueurs, comme dans ceux que nous leur avons déjà empruntés, de termes vagues ou d'affirmations sans preuves. Ce qu'ils nous racontent, ils l'ont rarement vu; ils sont les échos, plus ou moins fidèles, des bruits qui parviennent jusqu'à eux. Nous les prendrons si souvent en flagrant délit d'exagération ou de crédulité naïve, qu'il sera prudent de ne les croire qu'à moitié. Mais, dans l'impossibilité où nous serons de contrôler leurs affirmations, nous devrons nous contenter de citer leurs textes sans y ajouter de commentaires.—Ceci dit, reprenons nos citations.

La seconde guerre punique, en 210 avant notre ère, nous montre de nouveaux exemples de l'abondance et de la persistance des neiges dans l'Italie et l'Espagne. Nous allons en emprunter le récit à Tite-Live. Il est vrai qu'il s'agit ici de régions montagneuses; mais les neiges dont on nous parle sont bien réellement des neiges exceptionnelles même pour ces régions. Annibal, franchissant les Alpes avec son armée pour passer en Italie, est presque arrêté dans les montagnes par d'énormes neiges. Il a les plus grandes peines à rendre à ses soldats la confiance et le courage. «Quoique les soldats fussent déjà prévenus par la renommée, qui exagère ordinairement les choses inconnues, quand ils virent de près la hauteur des montagnes, des neiges qui semblaient se confondre avec le ciel, de misérables cabanes suspendues aux pointes des rochers, le bétail et les chevaux rabougris par le froid, des hommes aux longs cheveux et presque sauvages, les êtres animés et inanimés paralysés par la glace, toute cette désolation de l'hiver, plus affreuse encore qu'on ne peut le décrire, renouvela la terreur de l'armée.»

Puis, lorsqu'il fallut passer les Apennins, l'armée d'Annibal fut assaillie par une furieuse tempête de vent et de pluie dans laquelle elle faillit périr. «Bientôt l'eau élevée par le vent, s'étant gelée sur le sommet glacé des montagnes, retomba en neige si forte et si pressée que, renonçant à tout, les hommes se couchaient ensevelis plutôt qu'abrités sous leurs vêtements. A cette neige succéda un froid d'une telle âpreté que de tous ces misérables, hommes et chevaux, étendus par terre, quand chacun voulut se relever et se redresser, de longtemps aucun ne le put... Ils passèrent deux jours en cet endroit, comme assiégés; il y périt beaucoup d'hommes, de chevaux, et sept éléphants.»

Plutarque raconte une tempête de neige analogue, qui se produisit en Grèce au premier siècle de notre ère: «Vous avez entendu dire, à Delphes, écrit-il, que ceux qui allèrent au secours des bacchantes que la neige et un vent violent avaient surprises sur le sommet du Parnasse, eurent leurs manteaux tellement gelés par la rigueur du froid, qu'ils devinrent raides comme du bois, et qu'ils se déchiraient quand on voulait les étendre.»

Au moment où Annibal souffrait de la neige en Italie, les armées d'Espagne n'étaient pas plus heureuses. Scipion assiégeait la ville des Ausétans, voisins de l'Ebre: «Les assiégés n'avaient d'autre défense que l'hiver qui contrariait les assiégeants. Le siège dura trente jours, durant lesquels il y eut rarement moins de quatre pieds de neige; elle avait tellement recouvert les montagnes et les gabions des Romains, qu'elle suffit pour les protéger contre les feux quelquefois lancés par l'ennemi.»

Pour la France, les exemples de neige exceptionnelle ne manquent pas non plus; et s'il fallait prendre à la lettre les récits que nous allons en donner, il semblerait que les neiges aient été beaucoup plus abondantes anciennement qu'elles ne le sont aujourd'hui.

En l'année 763 de notre ère, il tomba, en certaines contrées de la Gaule, jusqu'à dix mètres de neige, à en croire les historiens.

De même, l'an 874, la terre demeura ensevelie sous la neige pendant cinq mois. Il en tomba de telles quantités que les chemins étaient devenus impraticables, les forêts inaccessibles, et que le peuple ne pouvait se procurer du bois.

Quelquefois même les neiges tombent en abondance à des époques où on est accoutumé de les voir disparaître tout à fait: ainsi, en 893, il tombe beaucoup de neige au mois de mars, et en 975, au mois de mai.

Quelques siècles plus tard, en 1359, il y eut une quantité si prodigieuse de neige, que jamais il n'y en avait eu autant au dire des contemporains. A les entendre, il y en eut à Bologne jusqu'à dix brasses de hauteur, ce qui fait plus de dix-sept mètres. Les jeunes gens de la ville pratiquèrent, sous cet immense amoncellement, des galeries et des salles de bal, dans lesquelles ils se plaisaient à donner des fêtes en mémoire d'un événement aussi extraordinaire.

Le midi de la France, qui voit actuellement assez peu de neige, semble en avoir eu pendant quelques siècles des chutes extraordinaires qui ne se sont pas reproduites depuis cette époque. On trouve en un vieux registre de Carcassonne, écrit en langue du pays, «que, l'an 1442, la reine de France, Marie d'Anjou, épouse du roi Charles VII, étant en cette ville, y fut assiégée par les neiges, hautes de plus de six pieds par les rues, et fallut que s'y tînt l'espace de trois mois, et jusqu'à ce que monsieur le Dauphin son fils la vînt quérir, et la conduisît à Montauban, où étoit le roi son père.»

Dans le siècle suivant, nous voyons dans cette même ville de Carcassonne des neiges tout aussi hautes. Ainsi, nous lisons dans l'Histoire générale du Languedoc, par un religieux bénédictin: «Le roi Charles arriva à Carcassonne le 12 janvier 1565. Il descendit à la Cité, et il devoit, le lendemain, faire son entrée solennelle dans la ville basse, dont les habitants avoient fait de grands préparatifs; mais, comme l'hiver étoit fort rude, il tomba, la nuit, une si grande quantité de neige, que les arcs de triomphe qu'on avoit préparés furent tous renversés, et que le roi demeura comme assiégé dans la Cité pendant plusieurs jours. Le froid fut d'ailleurs si vif cette année, que plusieurs voyageurs moururent dans les chemins, que le Rhône fut glacé par trois fois du côté d'Arles, et que les orangers, les citronniers et tous les blés périrent.»

Et plus tard, toujours à Carcassonne, on vit une chute de neige extraordinaire. «En 1571, la neige couvrit la terre en Languedoc, en Dauphiné et en Provence pendant soixante jours de suite: on n'avoit rien vu de pareil depuis soixante-dix-sept ans. Il tomba une si grande quantité de neige à Carcassonne, qu'elle fit crouler plusieurs maisons par sa pesanteur, et que plusieurs habitants y périrent sans pouvoir recevoir de secours. Les autres furent obligés d'étayer leurs maisons.»

En 1755, on eut deux pieds de neige dans le midi. En 1757, l'hiver fut rude en Languedoc et en Provence. Ces contrées étaient encore couvertes de neige dans les premiers jours de février: elles avaient, au témoignage de la Condamine, l'aspect du sommet des Cordillères du Pérou. Un Lapon, suivant les expressions du célèbre naturaliste, ne s'y serait pas cru dépaysé.

Remarquons que, dans ces deux dernières années 1755 et 1757, on ne compte plus les neiges par brasses, mais seulement par pieds. Est-ce qu'elles étaient en réalité devenues moins abondantes? Ne serait-ce pas plutôt que les historiens, plus consciencieux et mieux renseignés, étaient devenus plus véridiques? Il y a peut-être l'un et l'autre.

Carcassonne, dans le midi, n'avait pas, pendant cette période, le privilège des grandes neiges, comme les récits précédents pourraient le faire croire.

Ainsi, en 1507, le jour des Rois, il tomba trois pieds de neige à Marseille. Cette grande quantité de neige est, au dire des historiens, un phénomène peut-être unique dans cette ville. On n'eut qu'à se louer de cette abondance, car, au milieu d'un hiver des plus rigoureux, un grand nombre d'arbres et les récoltes en terre furent protégés très efficacement de la gelée. Il résulte de tout ceci, d'une manière évidente, que tout le seizième siècle fut remarquable par l'énorme quantité de neige qu'on y vit dans le midi.

Il y en avait aussi beaucoup dans le nord au quinzième et au seizième siècle. Jacques du Clercq, dans ses Mémoires, dit que: «An cinquante-sept (1457), il fut si fort et si grand hiver, et long, que, depuis la Saint-Martin d'hiver jusqu'au dix-huitième de février, il gela si fort que on passoit la rivière d'Oise et plusieurs autres rivières à chariot et à cheval; et ce fut en la fin très grande neige, et si grande quantité en tomba, que quand il dégella il fit si grande lavasse qu'il n'étoit point mémoire d'homme que on les eut vu si grandes, et firent si grands dommages.»

Quittons un instant la France, pour rapporter un fait curieux. On lit dans les Mémoires de l'Académie des sciences pour l'année 1762, dans une communication de M. Guettard: «Un ambassadeur de la Porte à la cour de Varsovie, s'en retournant l'hiver à Constantinople, fut pris par la nuit dans un endroit éloigné de toute auberge; effrayé de passer la nuit à l'air, ses gens lui bâtirent une espèce d'appartement sous des monceaux de neige qu'ils amassèrent à cet effet; ils y formèrent plusieurs chambres et y établirent une cuisine et des chambres à coucher, dans une desquelles l'ambassadeur passa la nuit aussi commodément qu'il aurait pu le faire dans la meilleure auberge.»

Donnons, pour terminer cette série d'exemples des grandes neiges historiques, un récit du général Canrobert, relatif à un incident de la guerre de Crimée, en 1855: «L'armée, dit-il, conservera longtemps le souvenir de la journée du 16 janvier. Pendant vingt-quatre heures la nuit n'a cessé de régner sur nos bivouacs. D'épais nuages, inondant l'atmosphère d'une poussière de neige chassée par un vent glacé du nord-est, s'abaissaient jusqu'au sol. Dans les terrains les plus favorisés, la neige avait atteint une épaisseur de dix-huit pouces; toute voie avait disparu; toute direction faisait défaut aux mouvements des troupes, à ceux des convois commandés la veille pour assurer la subsistance des divers corps. On ne saurait imaginer de situation plus violente.»

Les tempêtes de neige; qui se produisent rarement dans les plaines de la France, et n'y sont guère dangereuses, sont, au contraire, fréquentes et terribles dans les montagnes et dans les plaines désolées des régions polaires. Des masses énormes de neige, poussées par le vent, arrivent semblables à des avalanches. En un instant, des précipices immenses sont comblés, des gorges sont obstruées, et le voyageur, s'il n'a pas été enseveli dans la tourmente, cherche en vain sa route dans cette plaine d'apparence si douce, qui cache les bas-fonds les plus dangereux, et ne tarde pas à être englouti dans un gouffre qui subitement s'ouvre sous ses pas. D'autres fois, aveuglé par la neige qui lui fouette le visage, il est forcé de s'arrêter dans sa route et d'attendre sans espoir un secours qui ne lui vient pas. Le chemin qui traverse le grand Saint-Bernard est assez fréquenté par les voyageurs qui ont à franchir les Alpes; dans cette région élevée, les tempêtes de neige se produisent souvent. Mais là, au moins, ceux qui sont surpris par la tourmente peuvent conserver l'espérance: les religieux de l'hospice, secondés par les chiens les plus intelligents, arrivent souvent à temps pour les arracher à la mort.

Les chiens du Grand Saint-Bernard.

La gelée blanche, le givre, qui couvrent quelquefois la terre et les arbres en hiver, et donnent souvent au paysage un aspect si pittoresque, ne sont autre chose que de la neige. L'humidité de l'air, au contact avec les objets que le rayonnement nocturne a fortement refroidis jusqu'à une température très basse, se dépose sous forme d'une rosée solide et cristalline. Ces aiguilles de givre atteignent parfois des dimensions étonnantes. Pendant l'hiver, toutes les parties saillantes de l'Observatoire du Puy de Dôme s'entourent d'une masse énorme de givre, semblable à celui qui recouvre d'ordinaire les arbres des forêts: il présente seulement un développement plus considérable. Les pointes ont jusqu'à un mètre de longueur. Ceux qui en hiver, ou même au printemps, gravissent la montagne, en sont absolument couverts. M. Faye raconte son ascension, en mai 1879: «J'ai trouvé les neiges non encore fondues au sommet du Puy de Dôme, et c'est au sein d'un nuage épais et froid qu'il m'a fallu gravir les dernières pentes. J'ai fait ainsi connaissance avec un milieu où ne pénètre guère le commun des mortels, si ce n'est les aéronautes. Et encore ceux-ci marchent avec les nuages qu'ils traversent verticalement; ils ne les reçoivent pas en pleine figure avec une vitesse de 85 mètres par seconde ou de 20 lieues à l'heure, ce qui produit des sensations toutes particulières. Pendant que je me raidissais sur mon bâton pour résister, M. Alluard me dit: «Regardez donc votre poitrine du côté du vent.» Elle était toute hérissée de fines aiguilles de glace de un à deux centimètres de longueur. Ces aiguilles se reformaient dès qu'on les détachait en se brossant avec la manche. Sans doute elles étaient formées par une poussière absolument impalpable d'eau congelée ou à l'état de surfusion; cette poussière prenait une disposition cristalline dès que son mouvement était arrêté par un corps quelconque. Ce mode de cristallisation régulière, toute géométrique, à la rencontre violente avec un obstacle, est assurément un phénomène intéressant; s'il se prolonge, il ne devient pas pour cela confus; les aiguilles se renforcent, elles s'allongent, elles prennent jusqu'à un mètre et plus de longueur.»

Cette neige, compagne obligée de nos hivers, d'où vient-elle? Comment se forme-t-elle? C'est ce qui nous reste à examiner. D'où elle vient, il est facile de le dire. L'air, même le plus transparent, contient toujours beaucoup de vapeur: c'est le soleil qui, pompant pour ainsi dire l'eau de la surface des mers, des fleuves, du sol, entretient cette humidité constante de l'atmosphère. C'est là le réservoir immense où est puisée la neige. Cette vapeur, suffisamment refroidie dans les hautes régions, passe d'abord à l'état liquide pour former les nuages. Si le froid est assez intense, les gouttelettes aqueuses provenant de la condensation se solidifient séparément. Les microscopiques fragments de glace ainsi formés s'unissent les uns aux autres, et bientôt la masse est assez compacte pour constituer des flocons qui descendent lentement jusqu'à nous.

La disposition de ces flocons est remarquable. Le capitaine Scoresby en a le premier étudié scientifiquement la forme dans ses voyages dans les régions polaires. Leur disposition, d'une régularité parfaite, est d'une beauté merveilleuse. Lisons leur description, écrite par Tyndall: «Les cristaux de neige, formés dans une atmosphère calme, sont tous construits sur le même type; les molécules s'arrangent pour former des étoiles hexagonales. D'un noyau central sortent six aiguilles formant deux à deux des angles de 60 degrés. De ces aiguilles centrales sortent à droite et à gauche d'autres aiguilles plus petites, traçant à leur tour, avec une infaillible fidélité, leur angle de 60 degrés; sur cette seconde série d'aiguillettes, d'autres encore plus petites s'embranchent de nouveau, toujours sous le même angle de 60 degrés. Les fleurs à six pétales prennent les formes les plus variées et les plus merveilleuses; elles sont dessinées par la plus fine des gazes, et tout autour de leurs angles on voit quelquefois se fixer des rosettes de dimensions encore plus microscopiques. La beauté se superpose à la beauté, comme si la nature, une fois à la tâche, prenait plaisir à montrer, même dans la plus étroite des sphères, la toute-puissance de ses ressources.»

Mais la neige n'a pas seulement l'avantage d'être belle, elle est aussi bienfaisante. Son rôle sans contredit le plus important, c'est la régularisation du régime des eaux. Accumulée sur le sommet des montagnes, elle ne fond que peu à peu. Sur les montagnes assez élevées, elle ne disparaît jamais complètement, ne fond qu'à peine, et se transforme progressivement en glace. Le glacier ainsi formé coule le long de la montagne pour aller se fondre dans la plaine. C'est cette fonte progressive des neiges d'abord, du glacier ensuite, qui alimente nos rivières et nos fleuves pendant la saison sèche. Grâce à elle, nous avons encore en automne des cours d'eau qui coulent à pleins bords, et la source qui les alimente n'arrive jamais à se tarir. Sans la neige, nous n'aurions que des torrents, dévastateurs en hiver, sans eau en été.

Il faut bien dire pourtant que la neige manque de temps en temps à sa mission. Il lui arrive d'oublier son rôle modérateur et de devenir la source de calamités épouvantables. Quand arrive un dégel rapide et que les plaines basses sont couvertes de neige, la fonte se fait quelquefois plus vite qu'il ne faudrait, et il en résulte les inondations les plus désastreuses.

Les années où la neige est tombée en grande abondance ont presque toutes été marquées par des inondations. Celles de ces inondations qui sont uniquement dues à la fonte trop rapide nous occuperont seules pour le moment; nous parlerons plus tard des débâcles qui rendent souvent le mal plus grand encore.

En 1003, l'hiver fut suivi d'inondations désastreuses.

«En 1296, le 20 décembre, raconte Félibien, la Seine crut à un tel point, qu'elle causa dans Paris la plus grande inondation dont l'on eût encore entendu parler. Non-seulement toute la ville se trouva entourée d'eau, mais les rues en furent si remplies qu'on ne pouvait aller dans aucun quartier sans bateau. La crue de la rivière et l'impétuosité des flots firent tomber les deux ponts de pierre avec les maisons qui étaient dessus, et leur chute écrasa les moulins qui étoient dessous. Le petit pont du Châtelet fut aussi renversé. Cette inondation dura huit jours entiers, pendant lesquels il fallut remplir des bateaux de vivres et les porter aux habitants, pour les empescher de mourir de faim.»

En 1480, une autre grande inondation fit de grands ravages à Paris. «L'hiver 1493–1494 ne fut pas d'une grande rigueur, mais il se fit remarquer par de terribles inondations. La rivière envahit la place de Grève, la place Maubert, la rue Saint-André-des-Arts. Le 12 janvier on promena solennellement les châsses de saint Marcel, de saint André, de saint Proxent, de saint Blancard, de sainte Anne et de sainte Geneviève pour conjurer le fléau. On érigea, au coin de la Vallée de misère, un pilier portant une image de la Vierge avec cette inscription:

«Mil quatre cens quatre-vingt-treize,
Le septième jour de janvier,
Seyne fut ici à son aise,
Battant le siège du pillier.»

Mais ce n'est pas seulement en hiver qu'on a à craindre les inondations résultant de la fonte des neiges. Au printemps, à l'été, celles des montagnes fondent quelquefois avec une telle rapidité que les mêmes faits se reproduisent.

Du 21 au 24 juin 1875, des pluies torrentielles tombèrent, sans discontinuer, dans tout le bassin de la Garonne; ces pluies, à elles seules, eurent suffi pour déterminer une crue assez forte, mais non pour amener la terrible inondation dont personne n'a perdu le souvenir. Poussés par un vent tiède qui les échauffait, les nuages rencontrèrent les Pyrénées, alors couvertes d'une prodigieuse quantité de neige: il n'en fallut pas davantage pour déterminer une fonte générale, qui s'opéra avec une rapidité qui allait devenir fatale. Les eaux provenant de la pluie, et celles plus abondantes encore que produisait la fusion, arrivèrent en même temps dans les affluents de la Garonne et dans le fleuve lui-même, et la crue prit dès le début des proportions inquiétantes.

L'intrépide général Nansouty, installé depuis quelques jours à son observatoire météorologique du pic du Midi, avait vu le danger: la vallée de la Garonne était menacée d'une dévastation complète. Il fallait porter dans la plaine un avertissement qui, s'il arrivait à temps, pouvait sauver bien des existences. Les deux braves qui constituaient tout le personnel de l'observatoire n'hésitèrent pas. Pendant que le général demeurait seul, au sommet du pic, à continuer les observations, se demandant s'il n'allait pas y périr emporté par l'ouragan, son compagnon, M. Baylac, ne consultant que son courage, entreprenait une descente impossible. Perdu dans une effroyable tourmente, disparaissant presque à chaque pas dans une immense couche de neige fondante, il parvenait enfin au but de son voyage.

Mais tant de dévouement devait être inutile. Sur ces pentes rapides l'eau descendait plus vite que M. Baylac: elle était arrivée avant lui. Depuis cette époque, le pic du Midi possède une station télégraphique; installée quelques mois plus tôt, elle eût empêché la mort de nombreuses victimes.

1875. Toulouse.—L'eau montant toujours, le spectacle devint plus lugubre.

On n'avait encore eu le temps de prendre aucune mesure, que déjà une partie de Toulouse était envahie. Le 23 juin, le faubourg Saint-Cyprien s'abîmait presque soudainement sous les eaux. Ses 30000 habitants, dont un petit nombre seulement avaient songé à fuir, se trouvaient entourés par les flots, isolés du reste du monde. Puis, l'eau montant toujours, le spectacle devint plus lugubre. Les maisons, s'écroulant avec un fracas sinistre, entraînaient dans leur ruine leurs malheureux habitants. De sinistres épaves, meubles, poutres, tonneaux, lits, berceaux, cadavres même, étaient charriées par un courant auquel rien ne pouvait résister. En vain les habitants de la ville et les soldats de la garnison firent des prodiges, en vain les dévouements furent nombreux et sublimes, les malheurs ne purent être évités. Tous les ponts emportés, un immense faubourg d'une grande ville détruit, plusieurs villages absolument rasés, toutes les récoltes perdues, plus de quatre cents victimes, voilà ce qu'avait fait cette fonte des neiges.

L'année suivante, en février 1876, l'importante inondation de la Seine a été, au moins en grande partie, déterminée par la fonte des neiges, arrivée en même temps sur tout le bassin.

Quelques années plus tard, une catastrophe bien autrement terrible que celle de Toulouse devait encore avoir la même cause. A la suite de la température printanière du mois de février 1879, les neiges des hauts plateaux de la Hongrie fondirent prématurément. La Theiss, subitement grossie, vint détruire presque complètement la grande ville de Szegedin.

Pour ne pas rester sur d'aussi tristes tableaux, et nous réconcilier avec cette belle neige qui, malgré ses effroyables emportements, nous fait beaucoup plus de bien que de mal, indiquons son rôle protecteur pour la végétation. La neige, en effet, conduit très mal la chaleur, c'est-à-dire qu'elle empêche le sol qu'elle recouvre de se refroidir par l'effet du rayonnement nocturne. Elle agit comme un manteau de fourrure qui recouvrirait la surface de la terre.

Le thermomètre nous montrera nettement combien cette préservation est efficace. Un thermomètre suspendu à un mètre au-dessus du sol, abrité par un toit métallique qui laisse librement circuler l'air, nous donne la température vraie de l'atmosphère. Étendons horizontalement sur la neige, en dehors de l'abri, un second thermomètre: il indiquera pendant la nuit, et surtout le matin, une température plus basse que le premier; c'est l'effet du rayonnement. Mais ce refroidissement est tout superficiel. Un troisième thermomètre, placé à quelques centimètres sous la neige, marquera au contraire une température plus élevée que celle de l'air. Bien plus, si l'épaisseur de neige est assez grande, le froid de l'extérieur ne pénétrera dans la couche qu'avec une extrême lenteur, et le sol conservera toujours une température à peine inférieure à zéro. Sous une couche de neige de dix centimètres d'épaisseur, la température du sol s'abaisse bien rarement plus bas que −3°, et toutes les plantes de nos pays peuvent supporter, sans périr, cette température.

C'est pour cette raison que les grands hivers sans neige sont les plus désastreux pour la végétation. Chaque fois que, à la suite d'un hiver rigoureux, la récolte est relativement bonne, c'est à l'abondance des neiges qu'il faut l'attribuer.

CHAPITRE IV
LA GLACE.

Sous l'action du froid, l'eau se change beaucoup plus souvent en glace qu'en neige. Il nous faut dire deux mots des propriétés de cette eau solide, car elles jouent dans la nature un rôle capital.

Exposons à une basse température d'hiver un vase plein d'eau. Nous verrons bientôt la partie supérieure du liquide se solidifier, et, l'action du froid se prolongeant, la couche solide augmentera d'épaisseur jusqu'à ce que toute l'eau soit convertie en une masse transparente, dure, mais fragile. Cette masse transparente, cette eau solide, c'est la glace.

La transparence de la glace est telle que les Lapons en construisent des vitres à travers lesquelles le jour pénètre dans leurs cabanes souterraines. Transparente pour la lumière du soleil, elle l'est un peu aussi pour sa chaleur, absolument comme le verre. Aussi de nombreux voyageurs dans les régions polaires ont-ils pu allumer du feu par la concentration des rayons solaires au moyen d'une lentille de glace. Mais cette transparence pour la lumière et la chaleur n'ayant qu'une faible importance, arrivons rapidement à l'énumération de quelques autres propriétés.

La glace flotte à la surface des mers, des lacs, des rivières; elle est donc plus légère que l'eau. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, l'eau présente une exception, car presque tous les liquides produisent en se solidifiant une masse plus lourde qui va au fond. C'est que l'eau, en se congelant, au lieu de diminuer de volume, subit au contraire une expansion très notable.

Cette expansion de volume se produit avec une force considérable, presque irrésistible, qui a été observée scientifiquement pour la première fois en 1607, par Huygens. Il a rempli d'eau deux moitiés d'un canon de pistolet et les a très exactement fermés avec des vis et du plomb fondu. Ces canons de pistolet, exposés à l'air par un froid très vif, furent brisés par l'effet de la congélation de l'eau. L'expérience, qui avait été très remarquée, fut répétée par plusieurs savants pendant les rudes froids de l'hiver de 1670.

La force expansive de la glace peut briser des obstacles encore plus résistants. Ainsi, le major d'artillerie Edward William, étant à Québec par un froid très vif, remplit d'eau une bombe de 13 pouces de diamètre, ferma le trou de la fusée avec un bouchon en fer fortement enfoncé, et l'exposa à la gelée. Au bout de quelque temps le bouchon de fer fut lancé à une grande distance, et un cylindre de glace de 8 pouces de long sortit de l'ouverture. Dans une autre expérience, le bouchon ayant résisté, la bombe elle-même fut fendue.

Les anciens connaissaient parfaitement les effets de la congélation de l'eau. Plutarque, dans son traité sur la Cause du froid, raconte que «dans les climats où l'hiver est très rude, le froid fait éclater les vaisseaux de cuivre et de terre, et jamais quand ils sont vides, mais seulement quand ils sont pleins, parce qu'alors le froid donne à l'eau une très grande force.»

Que de fois, de nos jours, se produisent ces accidents signalés par Plutarque. Tout vase, tout tuyau de conduite des eaux dans lequel se forme la glace est perdu si la dilatation ne peut s'y produire librement. Les canalisations d'eau des villes, les pompes des particuliers, sont rompues en maints endroits quand on n'a pas eu la précaution de les maintenir vides pendant l'hiver. Les pierres assez poreuses pour s'imprégner d'eau se brisent sous l'action de la gelée; les plantes dont les canaux sont gorgés de sève ont le même sort.

A côté des conséquences fâcheuses de l'expansion de l'eau qui se gèle, il convient de placer ses avantages. Supposons la glace plus lourde que l'eau. Au fur et à mesure de sa formation, elle se rendra au fond de la mer, du lac, de la rivière dans laquelle elle aura pris naissance; l'eau, toujours en contact avec une atmosphère glacée, continuera à se congeler, et l'amoncellement du solide sur le fond augmentera de plus en plus. A la fin d'un hiver rigoureux, la masse de glace sera énorme; elle comblera le lac, elle obstruera la rivière, elle déterminera la perte de tous les animaux aquatiques. Dans la réalité, au contraire, nous voyons les glaces surnager, former à la surface une croûte solide. L'eau qui continue à couler au-dessous est dès lors préservée du froid comme le sol l'est par la neige; elle ne se gèle plus qu'avec une extrême lenteur; la couche de glace n'augmente pas indéfiniment d'épaisseur. Que le dégel vienne, elle sera aisément fondue, rapidement entraînée, et la rivière reprendra son aspect normal.

Revenons à la force expansive de la glace. Aussi grande qu'elle soit, elle n'est cependant pas irrésistible; si le vase qui renferme l'eau est assez résistant, comme le serait, par exemple, un canon d'acier très épais, la rupture ne se produit pas. Dans ce cas, la congélation n'a pas lieu, et l'eau demeure liquide malgré le refroidissement intense auquel on la soumet. C'est que les deux faits, expansion, congélation, ne peuvent être séparés; tout obstacle opposé au premier arrête en même temps le second. On peut donc avoir, sans forte pression, de l'eau liquide beaucoup plus froide que la glace. Mais si la pression, qui seule s'opposait à la formation de la glace, disparaît, la masse entière de l'eau prendra immédiatement l'état solide.

Réciproquement, du reste, si on presse très fortement un morceau de glace de manière à diminuer son volume, elle redeviendra liquide, quoique étant plus froide que zéro, sa température normale de fusion. Cette fusion, bien entendu, ne sera que momentanée, et ne durera pas plus longtemps que la pression qui l'a produite. C'est Faraday qui le premier a découvert, en 1850, l'action d'une pression extérieure sur la formation de la glace. Le phénomène a été ensuite étudié par plusieurs savants, et notamment par M. Tyndall. Son importance est telle pour le sujet qui nous occupe, que nous devons le mettre en évidence par quelques expériences simples.

AB est un bloc de glace appuyé sur deux supports par ses extrémités. A cheval sur ce morceau de glace, plaçons un fil de fer fin fortement tendu par deux poids un peu lourds. Nous verrons le fil pénétrer peu à peu dans la glace, la couper entièrement, pour tomber bientôt au-dessous. Et cependant, quand le fil de fer aura tout traversé, nous trouverons le bloc de glace entier, d'un seul morceau, comme auparavant. La pression du fil avait d'abord déterminé la fusion de la glace; elle n'aurait pas été coupée sans cela, car elle n'est ni molle, ni plastique. Mais l'eau résultant de la fusion passant au-dessus du fil, et n'étant plus comprimée, s'est regelée à mesure qu'elle se produisait, et a ressoudé ainsi les deux morceaux.

Voici maintenant un autre bloc de glace. Après l'avoir mis au-dessus d'une cavité hémisphérique C, taillée dans un morceau de bois dur, recouvrons-le d'une seconde cavité D semblable à la première, et comprimons fortement au moyen de la presse hydraulique. Des craquements se font entendre qui indiquent la rupture de la glace; de l'eau s'écoule en assez grande quantité, indice de fusion, puis les deux parties du moule se rejoignent. Séparons-les, nous obtiendrons une sphère de glace B, parfaitement transparente, d'une seule pièce. La glace qui avait été fondue par la pression se regèle aussitôt que cesse cette pression en produisant la sphère parfaite que nous admirons.

Les phénomènes de dégel et de regel ont dans la nature une grande importance. C'est grâce à eux que la neige pulvérulente, chauffée et serrée entre les mains, se transforme en une boule dure et solide dont les enfants savent si bien tirer parti; que la neige des hautes montagnes se transforme peu à peu en glace capable de couler le long des flancs de la montagne comme un lent torrent d'eau; que les glaçons charriés par un fleuve se soudent entre eux pour former une nappe continue; que, dans les débâcles, cette nappe disjointe par la crue des eaux peut se reformer de nouveau, et constituer dès lors une barrière infranchissable qui arrête le courant et détermine en amont de terribles inondations. Nous reviendrons sur tout cela.

Mais si la glace a de singulières et importantes propriétés, l'eau aussi présente des particularités précieuses que nous devons connaître si nous voulons comprendre comment se congèlent les fleuves et les lacs. Tandis que tous les liquides se contractent sous l'action du froid, l'eau seule fait exception. Refroidie à partir de 20 degrés, elle commence par diminuer de volume; mais arrivée à la température de quatre degrés, sa contraction cesse et se change en une dilatation qui continue jusqu'au moment de la congélation.

Une expérience bien simple nous permettra de mettre cette propriété en évidence. Remplissons d'eau un tube thermométrique A et exposons-le au froid de l'hiver, en même temps qu'un thermomètre à alcool B. Le liquide descendra d'abord dans les deux vases, par suite de la contraction que produit le froid; mais au moment où le thermomètre indiquera la température de 4 degrés, nous verrons l'eau cesser de descendre dans le tube A pour prendre une marche ascensionnelle. A partir de là, les deux appareils auront une marche inverse, le liquide montant dans l'un, descendant dans l'autre. L'ascension de l'eau sera lente d'abord; mais à partir de zéro, alors que la glace commencera à apparaître, elle sera bien plus rapide par suite de la formation du solide. En somme, l'augmentation considérable qui doit se produire dans le volume au moment de la congélation commence dès la température de 4 degrés; à cette température, l'eau a un maximum de densité; elle est plus lourde qu'à toute autre.

L'expérience bien connue de Hoppe, un peu modifiée, va nous aider à tirer de ce fait une conséquence importante. Trois thermomètres sont plongés dans un vase plein d'eau de façon à donner à chaque instant la température du fond, du milieu et de la surface du liquide. Le tout est abandonné à un refroidissement lent dans une atmosphère à basse température. Les trois thermomètres, qui donnent d'abord la même indication, ne tardent pas à se séparer. A mesure que l'eau voisine de la surface et des parois se refroidit, elle devient plus lourde, glisse lentement vers le fond; A va seul baisser jusqu'à ce qu'il arrive à marquer la température de quatre degrés. Dès lors le liquide du fond, aussi lourd que possible, deviendra immobile; des couches successives d'eau à quatre degrés se superposeront à la première, et, successivement, les thermomètres B et C donneront la même indication. Voilà donc toute la masse à 4 degrés. Le refroidissement continue, l'eau plus froide devient plus légère, monte, et c'est le thermomètre C qui va seul baisser; il ne tardera pas à marquer zéro, et la congélation commencera à la surface du liquide, produisant une glace plus légère encore qui restera en haut; puis, l'action du froid se prolongeant encore, B et ensuite A arriveront à zéro; la glace se formera sur les parois, augmentera d'épaisseur jusqu'à ce que toute la masse soit solidifiée.

Recommençons l'expérience dans des conditions différentes, en enterrant le vase dans la terre, de façon que le refroidissement ne se produise que par la surface. Le commencement du phénomène ne sera pas modifié; il se produira seulement avec plus de lenteur. Mais à partir du moment où les trois thermomètres marqueront à la fois la température de 4 degrés, tout changera. L'eau refroidie seulement par la surface, devenant plus légère, restera à la partie supérieure, et le thermomètre du haut seul baissera; il atteindra bientôt zéro, et la glace commencera à se former. Nous aurons donc une couche de glace au-dessus d'une masse d'eau à 4 degrés. Cette glace, agissant en corps mauvais conducteur, empêchera le refroidissement de l'eau qui se trouve au-dessous; l'épaisseur de la couche n'augmentera qu'avec une grande lenteur, et après plusieurs jours, plusieurs mois même d'un froid assez vif, nous aurons encore, sous la glace, de l'eau à la température de 4 degrés. La masse entière ne deviendra solide que si le froid est très intense.

C'est justement ce qui se produit dans les lacs, où l'eau peut être considérée comme à peu près tranquille. Au commencement de l'hiver toute la masse d'eau est à la température de 15 à 20 degrés: elle se refroidit lentement de manière à atteindre 4 degrés dans toute sa profondeur; ce refroidissement sera fort lent si la profondeur du lac est considérable, et le plus souvent l'hiver sera terminé avant que le phénomène soit accompli. C'est pour cela que les grands lacs, et surtout les lacs profonds, se gèlent si rarement. Mais dès que la masse entière de l'eau sera arrivée à la température du maximum de densité, les courants intérieurs cesseront, la surface se refroidira rapidement et ne tardera pas à se couvrir de glace. Protégées par ce manteau isolant, les eaux profondes se conserveront indéfiniment à 4 degrés pendant que la glace augmentera lentement d'épaisseur jusqu'à devenir capable de supporter les plus lourds fardeaux. C'est qu'en effet la glace conduit un peu mieux la chaleur que la neige, et nous verrons, dans les hivers très longs et très rigoureux, qu'elle pourra atteindre une épaisseur de plusieurs pieds. Nous savons qu'au contraire une épaisseur bien moindre de neige préserve complètement le sol du refroidissement.

Nous ne serons plus étonnés, maintenant, de voir les grands lacs, aux eaux si calmes, encore libres de glaces tandis que les rivières les plus impétueuses sont arrêtées: la faible profondeur des rivières en certains points est la cause de leur peu de résistance au froid.

Pourtant, dans les climats très rigoureux, les lacs se gèlent aussi, surtout les moins profonds, et la navigation y devient impossible.

C'est ce qui arrive pour les lacs de l'Amérique du Nord, surtout ceux de la Nouvelle-Bretagne, qui se gèlent chaque année. Le journal la Nature rapporte qu'en hiver les petits lacs du Canada sont, depuis quelques années, le théâtre d'un nouveau sport qui a beaucoup de vogue. Des sortes de traîneaux, montés sur une traverse de bois munie à chacune de ses extrémités d'un patin allongé, portent des voiles qui les font glisser sur la glace avec une rapidité considérable. En Hollande cet exercice est très répandu, et semble remonter à l'année 1600. On assure qu'il n'est pas rare de voir ces bateaux à glace se mouvoir sous l'action du vent avec une rapidité de 46 kilomètres à l'heure.

Canada.—Sous l'action du vent, on voit ces bateaux se mouvoir sur la glace avec une grande rapidité.

La congélation des rivières est beaucoup moins rare que celle des grands lacs: dans notre pays, au climat si tempéré, elle se produit un grand nombre de fois dans chaque siècle. Il n'est peut-être pas un fleuve de l'Europe qui n'ait été gelé quelquefois. Même sur cette terre si chaude de l'Afrique, le Nil a été arrêté par le froid: en 829, l'année où le patriarche jacobite d'Antioche, Denis de Telmahre, alla avec le calife Al-Mamoun en Egypte, ils trouvèrent le Nil gelé. Pour ne parler que de la France, la Seine fut prise quatorze fois et le Rhône trois au dix-huitième siècle; depuis l'année 1800, la Seine en est à sa douzième, le Rhône à sa troisième gelée.

Du reste, la congélation des fleuves se produit d'une manière très capricieuse. Tandis qu'en 1762 la Seine fut totalement prise après six jours de gelée, et par un froid de −9°.7, elle resta constamment libre en son milieu en 1709, par un froid de −23°, précédé de gelées fortes et prolongées. Les causes de ces inégalités, dont nous dirons quelques mots, sont encore mal ou plutôt incomplètement connues.—La congélation de la surface de la mer, plus rare sur nos côtes, se produit au contraire avec une grande régularité dans ses conditions: on peut affirmer qu'il faut un froid persistant de 14 à 16 degrés au-dessous de zéro pour geler nos ports de mer et l'eau de nos côtes. Choisissons quelques exemples pris dans les hivers dont nous ne donnerons pas la description spéciale.

Strabon rapporte que, l'année 66 avant Jésus-Christ, le froid fut si intense en Orient, qu'un des généraux de Mithridate défit sur la glace la cavalerie des barbares précisément à l'endroit où en été ils furent vaincus dans un combat naval, à l'embouchure des Palus Méotides (mer d'Azof).

En 559 de notre ère, les Bulgares, en passant sur le Danube glacé, viennent fondre dans la Thrace et s'approchent des faubourgs de Constantinople.

En 763, le Bosphore et le Pont-Euxin gelèrent.

En 860, la mer Adriatique était prise autour de Venise, et sa lagune parcourue par les cavaliers et les voitures chargées des marchands.

En 1074, le froid, rendu plus vif par une bise d'une âpreté et d'une sécheresse inouïes, était si rigoureux que les fleuves étaient pris non seulement à la surface, mais convertis en un bloc de glace. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer ici l'exagération du chroniqueur: les fleuves ne peuvent jamais être convertis en un bloc de glace, car ils ne peuvent jamais être absolument arrêtés dans leur course.

En 1082, au mois de décembre, l'empereur Henri IV traversa le Pô complètement gelé, suivi de ses soldats et d'une grande multitude de citoyens.

En 1149, l'hiver fut rude dans les Flandres. Les eaux de la mer étaient complètement gelées et praticables sur une distance de plus de trois milles à partir du rivage; les vagues, qui s'étaient solidifiées, apparaissaient de loin comme des tours.

Cette congélation de la mer sur les côtes doit nous arrêter quelques instants. Elle ne se produit que rarement, dans les hivers tout à fait exceptionnels, et encore ne s'étend-elle jamais beaucoup au loin. La mer Baltique elle-même, par 58° de latitude, ne se gèle jamais en totalité. Chaque année une partie assez considérable de la Baltique se prend, mais, durant les derniers siècles, elle ne l'a pas une seule fois été en totalité. Au quatorzième siècle ces congélations semblent avoir été plus nombreuses que de nos jours, et la glace atteignait une plus grande épaisseur. Ainsi, en 1323, «la partie méridionale du bassin gela complètement, et pendant six semaines les voyageurs se rendaient à cheval de Copenhague à Lubeck et à Dantzig: on avait même élevé sur la glace des hameaux temporaires au croisement des routes.»

Le même phénomène se produisit en 1333, 1349, 1399, 1402, 1407.

La mer Noire, qui ne reçoit aucune dérivation du Gulf-Stream, largement ouverte à tous les vents qui descendent des régions polaires, semble avoir été prise plus souvent et surtout plus complètement, quoiqu'elle soit bien plus proche de l'équateur, et que ses eaux soient beaucoup plus salées que celles de la Baltique.

Nous avons cité déjà plusieurs exemples de ces congélations; le dernier est plus frappant: «En 401, la mer Noire gela presque entièrement, et lors de la débâcle on vit d'énormes montagnes de glace flotter pendant trente-deux jours sur la mer de Marmara. Il en fut de même en 762, et cette année-là la glace fut couverte d'une couche de neige haute de vingt coudées.»

Revenons à notre nomenclature. En 1457, il gela si fort qu'on passait la rivière d'Oise et plusieurs autres rivières à chariot et à cheval. En Allemagne, le froid fut si vif que sur le Danube congelé campa une armée de 40000 hommes. En 1493, la lagune et tous les canaux de Venise gelèrent; les gens à pied, les chevaux et les voitures passaient dessus. En 1503, le Pô fut gelé et soutint le poids de l'armée du pape Jules II. En 1548, toutes les rivières de France furent gelées de manière à porter les voitures les plus pesamment chargées.

Le froid de l'hiver de 1589 fut si rude qu'il gela entièrement le Rhône; les mulets, les voitures, les charrettes, tout le traversait à Tarascon comme sur une grande route. Le colonel Alphonse y fit même passer à deux ou trois reprises des canons; le maréchal de Montmorency le franchit ensuite avec sa compagnie de gendarmes. En 1595, la mer se prit sur les côtes de Marseille. En 1620, le Zuyderzée gela entièrement; une partie de la mer Baltique fut couverte d'une glace très épaisse; les glaces des lagunes de l'Adriatique emprisonnèrent la flotte vénitienne. Le froid fut très intense en Provence.

En 1655, en Allemagne, «le froid fut si vif qu'à Wismar (Mecklembourg-Schwerin, dans la Baltique) on vit arriver des chariots chargés et attelés de quatre chevaux, de la distance de 40 kilomètres. En 1683, «la Tamise, à Londres, fut si fortement gelée qu'on y érigea des cabanes et des loges; on y tint une foire qui dura deux semaines, et dès le 9 janvier les voitures la traversèrent et la pratiquèrent dans tous les sens comme la terre ferme; on y donna un combat de taureaux, une chasse au renard, et sur la glace on fit rôtir un bœuf entier. La mer, sur les côtes d'Angleterre, de France, de Flandre, de Hollande, fut gelée dans l'étendue de quelques milles, au point qu'aucun paquebot ne put sortir des ports ou y rentrer pendant plus de deux semaines.»

En 1726, on passa en traîneau de Copenhague à la province de Scanie, en Suède.

Des phénomènes analogues à ceux que nous venons de rapporter se produisirent encore en 1754, 1762, 1765, 1766...

Nous pouvons remarquer que, dans tous les hivers assez rigoureux pour congeler profondément les rivières, on en profite pour les transformer en voies de communication. Tantôt on se contente de les traverser, évitant ainsi les longs détours nécessaires pour aller chercher les ponts, tantôt on s'en sert en guise de routes. C'est surtout dans les pays du Nord, où les rivières se gèlent solidement presque chaque année, que ces singuliers chemins sont fréquentés. Plutarque rapporte que «certains peuples barbares, quand ils veulent traverser les rivières, font marcher devant eux des renards. Si la glace n'est pas épaisse, et que l'eau ne soit prise qu'à la surface, ces animaux, avertis par le bruit de l'eau qui coule sous la glace, retournent sur leurs pas.»

Guettard, membre de l'Académie des sciences, raconte, en 1762, comment on utilise en hiver la Vistule congelée. «La neige qui couvre les chemins ayant pris de la consistance par les gelées, les chemins deviennent praticables aux traîneaux, qui ne sont pas même arrêtés par les rivières; elles sont alors gelées et permettent ainsi à toute espèce de voitures de les traverser; cette facilité engage donc alors les gens de la campagne à conduire à Varsovie sur des traîneaux ce qu'ils ont à vendre; c'est un malheur pour la campagne et la ville lorsque l'hiver est trop doux, qu'il ne tombe point ou très peu de neige, et que les rivières ne prennent point: c'est dans la vue de prévenir ce dernier inconvénient, qu'aussitôt que la Vistule charrie beaucoup, des hommes portés par de petits bateaux jettent entre les glaçons de la longue paille, afin que par son moyen les glaçons puissent s'entre-accrocher, ralentir par conséquent leur mouvement, et faire prendre entièrement la rivière; alors, si l'on veut avoir promptement un chemin qui soit ferme et sûr pour traverser cette rivière, on le forme avec de la même paille que l'on arrose: elle ne fait bientôt plus qu'un seul corps avec cette eau, qui se gèle aussitôt, et avec les glaçons; elle procure ainsi un chemin sur lequel on peut passer, lors même qu'il ne serait pas prudent de tenter le passage dans les autres endroits où les glaçons sont également arrêtés. Ce chemin est même cause que dans le dégel la rivière ne débâcle pas aussitôt qu'elle le ferait si on ne l'avait pas formé: on s'en sert encore pour le passage, lorsqu'on a abandonné les autres qui n'avaient été tracés que par les voitures et les passagers. Au reste, les uns et les autres sont très commodes, lors surtout qu'il est tombé beaucoup de neiges; ils en deviennent plus unis.»

La glace ne devient assez forte pour porter les charges que lorsqu'elle a atteint une certaine épaisseur. Cette épaisseur est beaucoup moins considérable qu'on ne serait tenté de le croire, car la glace a une grande force de résistance, qui se trouve encore bien augmentée par l'eau qui la soutient par-dessous. Des expériences ont été poursuivies sur ce sujet par plusieurs physiciens, Hamberger, Temanza, Toaldo, par la Société royale de Londres. On a reconnu qu'il faut 5 centimètres pour que la glace porte un homme, 9 centimètres pour qu'un cavalier y passe en sûreté; quand la glace atteint 13 centimètres, elle porte des pièces de huit placées sur des traîneaux, et quand son épaisseur s'accroît jusqu'à 20 centimètres, l'artillerie de campagne attelée peut y passer. Les plus lourdes voitures, une armée, une nombreuse foule, sont en sûreté sur la glace dont l'épaisseur atteint 27 centimètres.

Examinons maintenant comment se forme la glace à la surface des rivières et des mers. Ici il s'agit d'une eau sans cesse agitée, dans laquelle les phénomènes que nous avons étudiés à propos des lacs ne peuvent se produire. On a constaté, en effet, que l'eau d'une rivière a dans toute sa masse et en toute saison une température à peu près uniforme, à cause du mélange continuel produit par le courant. Quand cette température est arrivée à zéro, la congélation de la rivière commence: elle charrie des glaçons. Les savants ont cru longtemps que ces glaçons étaient exclusivement formés à la surface de l'eau. Il s'en forme effectivement ainsi, notamment dans tous les points où le courant est assez faible, sur les rivières à faible pente, et sur les bords des rivières plus rapides. Ces glaces de surface restent en place, s'étendant de plus en plus, ou bien se détachent et deviennent flottantes. Mais ce n'est là l'origine que d'une bien faible partie des glaces flottantes. Le plus grand nombre se forme au fond, directement sur le lit. Les glaces de fond non plus ne se forment pas partout. Leur production n'a lieu que là où la profondeur est peu considérable et où le fond est formé de cailloux ou de gravier.

Longtemps avant que les physiciens aient admis cette formation de la glace de fond, elle était connue des meuniers, des pêcheurs, des bateliers. «Ils faisaient remarquer, pour appuyer leur opinion, écrit Arago, que la surface inférieure des gros glaçons est imprégnée de fange, qu'elle est incrustée de gravier, qu'elle porte, en un mot, les vestiges les moins équivoques du terrain sur lequel ils reposaient. En Allemagne, les mariniers ont même un nom spécial et caractéristique pour désigner les glaces flottantes; ils les appellent grundeis, c'est-à-dire glaces de fond. Les pêcheurs affirmaient que dans les journées froides, longtemps avant l'apparition de la glace à la surface du fleuve, leurs filets, situés au fond de l'eau, se couvraient d'une telle quantité de grundeis qu'il leur était très difficile de les retirer; que les corbeilles dont on se sert pour prendre des anguilles revenaient souvent d'elles-mêmes à la surface, incrustées extérieurement de glace...» Il ne fallut rien moins que les nombreuses expériences et observations de bien des savants, Hales, Desmarest, Braun, Knight, Mérian, Hugi, Fargeau, Duhamel..., pour faire admettre comme vraie cette formation. Elle est maintenant établie d'une façon indubitable, et chacun sait que les glaçons qui se forment au fond, lorsqu'ils ont acquis une force ascensionnelle suffisante pour se détacher des cailloux qui les retiennent, montent et deviennent flottants. L'explication que l'on donne actuellement de cette formation des glaces de fond n'est pas absolument satisfaisante. Le courant de la rivière est moins rapide au fond qu'à la surface à cause du frottement, et comme la température y est aussi basse, la congélation y sera plus facile. De plus, les aspérités présentées par les pierres permettent aux premiers cristaux de se fixer, de s'enchevêtrer, puis de s'accroître jusqu'à former un bloc de glace. Mais cette explication ne rend pas compte de certaines particularités que présente parfois le phénomène. Quoi qu'il en soit de l'explication, le fait demeure acquis.

Les glaces de fond, tout aussi bien que les glaces de surface, se forment principalement dans le cours supérieur du fleuve et dans les affluents, à cause du moindre courant et de la moindre profondeur des eaux. Mais, arrivés dans le cours inférieur du fleuve, ces glaçons peuvent l'obstruer en s'arrêtant dans les coudes, dans les passages à moindre courant, dans les endroits surtout où des obstacles s'opposent à leur passage. Pressés les uns contre les autres, ils se soudent par suite du phénomène de dégel et de regel que nous avons étudié. Tous ceux qui arrivent se trouvent arrêtés à leur tour, et à partir de ce point la rivière se prend dans tout le cours supérieur. Si l'arrêt se fait près de l'embouchure, la totalité du fleuve pourra être couverte de glace; si, par suite de la soudaineté du froid, les glaçons charriés deviennent subitement fort nombreux, il leur arrivera souvent de se souder dans les affluents eux-mêmes, et le fleuve restera libre dans une partie de son cours, comme cela eut lieu en 1709 pour la Seine à Paris, et pour le Rhône à Viviers.

Dans la mer, il se forme aussi des glaces de fond. Lisons dans Elisée Reclus la saisissante description du phénomène: «Dans les mers polaires, l'abaissement de température a pour conséquence la formation des glaces. Pendant les longs hivers de ces froides régions, l'eau tranquille des baies et des golfes se congèle sur le pourtour des côtes; et la masse cristalline, gagnant incessamment sur les mers, finit par s'étendre au large jusqu'à de très grandes distances. C'est la «glace de terre.» Mais dans les mers qui n'ont pas une grande profondeur, c'est généralement sur le lit même que la masse liquide se congèle. Lorsque la masse n'est pas agitée, elle reste liquide; puis, sous un ébranlement quelconque, elle se prend subitement. Parfois, au commencement de l'hiver, les marins et les pêcheurs de la Baltique et des côtes occidentales de la Norvège sont tout à coup environnés de glaçons qui s'élèvent du lit de la mer, et dont les plaques contiennent encore des fragments de fucus. L'apparition se produit d'une manière tellement rapide que souvent les bateaux courent le risque d'être écrasés entre les masses solides qui s'entassent autour d'eux, et l'équipage se trouve en danger. Dans les régions polaires, ces glaces de fond soulèvent fréquemment de grosses pierres arrachées des écueils. Ce sont ces glaçons qui s'unissent pour former les banquises.»

Au milieu des glaçons.

Mais les glaces ne peuvent durer toujours dans nos climats tempérés. Le froid n'immobilise pas longtemps les flots de la mer, pas plus qu'il n'arrête le courant des rivières. Le dégel arrive, la neige fond, la rivière monte et soulève l'immense masse de glace. Des craquements épouvantables se font entendre; les fragments qu'avait soudés la gelée se séparent et reprennent leur course un moment interrompue: c'est la débâcle. Le fleuve devenu torrent précipite sa course, les glaçons arrêtés par les obstacles s'amoncellent et renversent tout sur leur passage. Les ponts sont emportés, les chaussées détruites, les plaines submergées. Nulle puissance ne peut arrêter le fléau, et l'homme assiste, impuissant, à la ruine de tous ses travaux.

Toutes les chroniques sont remplies des désastreux effets produits par les débâcles. Nous en examinerons plusieurs par la suite; commençons dès maintenant à en citer quelques-unes.

En 822, la débâcle produisit de grands dégâts dans les métairies situées sur les bords du Rhin. En 1234, la débâcle des fleuves amena en Allemagne la rupture des ponts et la chute de nombre de maisons, de murailles et d'arbres. En 1236, les ponts de Saumur et de Tours furent rompus par la débâcle des glaces. En 1307, lors de la débâcle, l'impétuosité des glaces fut telle que les ponts, les moulins et les maisons voisines des rivières s'écroulèrent. A Paris, au port de la Grève, un grand nombre de bateaux marchands s'abîmèrent avec les personnes et les approvisionnements qu'ils contenaient.

Lisons le récit de la débâcle de la Seine en 1408, par Félibien: «Des glaçons d'une grandeur énorme, se détachant tout à coup, le 30 du mois de janvier, allèrent heurter avec impétuosité les deux petits ponts, l'un de bois, joignant le petit Chastelet, l'autre de pierre, appelé le pont Neuf, aujourd'hui Saint-Michel, qui avoit été fait depuis quelques années. Tous les deux furent abattus par les glaçons le 31, et renversés dans la rivière avec les maisons qui étoient dessus, où logeoient quantité de marchands et d'ouvriers de toutes sortes, comme teinturiers, écrivains, barbiers, cousturiers, éperonniers, fourbisseurs, frippiers, tapissiers, brodeurs, luttiers, libraires, chausseliers. Mais il n'y périt personne, parce que l'accident arriva de jour, depuis sept à huit heures du matin jusqu'à une ou deux heures après midi..... Au-dessus du grand pont il y avoit des moulins qui appartenoient à l'évesque de Paris; ils furent brisés et abîmés par les glaçons; et le grand pont même fut si ébranlé qu'on vit trébucher quelques maisons de changeurs qui étoient dessus.» En 1616, ce pont Saint-Michel fut encore renversé; il y eut des accidents palpitants. C'est encore à Félibien que nous emprunterons ce récit: «Le roi étoit en marche de Bordeaux à Paris dans le fort de l'hiver. Une partie de sa suite périt de froid et de fatigue par les chemins. On compta que du seul régiment des gardes, qui étoit de trois mille hommes, il en mourut plus de mille. A Paris, le dégel qui survint après une gelée extrême emporta, par la violence des glaces, le côté du pont Saint-Michel qui regardoit le petit pont, avec perte de quantité de richesses, la nuit du 29 au 30 janvier. Mais il n'y eut qu'une seule personne noyée. Le pont au Change reçut aussi une telle secousse que plusieurs maisons du côté du pont Notre-Dame en furent renversées dans l'eau. Un enfant qui se trouva enseveli dans les ruines fut préservé d'une manière tout à fait singulière. Deux poutres se croisèrent comme pour le garder. Un chien, qui se trouva enfermé avec lui, jappoit si fort, qu'on décombra le lieu pour le délivrer. Le chien sortit, mais, voyant qu'on laissoit l'enfant, il rentra sous les masures et ne cessa de japper jusqu'à ce qu'on vînt délivrer l'enfant, que l'on trouva sain et entier.»

En 1658, il se produisit des faits analogues à Paris; plusieurs personnes périrent. En 1768, il y eut encore à Paris une débâcle très pénible dont le récit nous a été conservé par Déparcieux, qui avait été chargé par l'Académie des sciences de l'étudier de près. Il examine scientifiquement cette débâcle dans ses moindres détails. Il montre que les désastres causés dans les villes par la rupture des glaces sont dus presque entièrement aux ponts et aux établissements flottants qui s'opposent à leur écoulement. En 1768, l'accumulation fut telle que le courant en fut presque intercepté, et qu'il en résulta dans le cours supérieur de la Seine une inondation considérable. «Les glaçons arrivant en foule, et plus vite qu'ils ne pouvoient passer par les ponts, les derniers poussoient les premiers de côté et d'autre en avançant toujours; ils cassoient les câbles, entraînoient les bateaux, grands et petits, et les poussoient contre les maisons ou contre les quais, les faisoient entrer les uns dans les autres, les flancs des plus foibles cédant aux plus forts. La Samaritaine fut garantie, comme la pompe du pont Notre-Dame, par trois bateaux de blanchisseuses et autant de moulins que les glaçons poussèrent sur les bateaux devant l'arche de cette machine; trois bateaux et deux moulins y ont péri; on ne les a enlevés que pièce à pièce.»

Puis il raconte des épisodes de la débâcle, épisodes dont il a été le témoin: «Il y eut en cet endroit, peu après le commencement de la débâcle, un spectacle bien triste et bien effrayant; je ne puis me le rappeler sans frémir. Deux filles se trouvèrent entraînées dans un bateau de blanchisseuses tout fracassé, qui, heureusement pour elles, vint se loger dans l'arche de la Samaritaine, non loin d'un moulin qui venoit d'être coulé à fond; et leur bateau étoit prêt à en faire autant. Les glaçons entassés, les moulins et les bateaux brisés en cet endroit, ne leur permettoient aucun passage; elles croyoient être à leur dernier moment, lorsque quelques personnes secourables leur descendirent une corde de dessus le parapet; l'une des deux, celle à qui j'ai parlé, s'en saisit, la passe sous ses aisselles, la noue elle-même, et on l'enlève; mais telle fut sa frayeur que, le nœud se resserrant lui fit croire que la corde cassoit, elle arriva évanouie en haut; on secourut ensuite l'autre. Un charbonnier, au même endroit, ne fut pas aussi heureux; il tomba entre un bateau et des glaçons, et disparut. Il y eut à déplorer bien d'autres malheurs. La rivière étoit si haute qu'elle porta un train de grosses pièces de charpente destinées pour la marine dans un jardin de Bercy, en faisant marcher le parapet devant le train de bois. Cette eau porta et répandit une quantité prodigieuse de glaçons dans les plaines d'Ivry, de Maisons, de Choisy, de Villeneuve-Saint-Georges, qui ont été autant de moins pour le passage dans Paris. L'eau entra dans le faubourg Saint-Antoine par la rue Traversière, qui fut remplie de glaçons jusqu'au delà de la rue de Charenton.»

La plupart des malheurs des débâcles sont dus à l'embarras des glaces. Il est fort probable que presque tous les dégâts dont parle l'histoire de Paris ont été causés par des accumulations semblables à celle que nous venons de décrire.

Déparcieux se demande, dans la seconde partie de son mémoire, s'il n'y aurait pas moyen d'empêcher les désastres. D'après lui, il n'y a qu'à mettre obstacle à la congélation de la rivière dans la ville, et il propose des procédés qu'il croit efficaces pour arriver à ce résultat.

Il montre très nettement les causes qui déterminent la prise si fréquente de la rivière dans Paris. Les glaces flottantes, qui arrivent librement, rencontrent sur leur passage à travers la ville de nombreux obstacles qu'on ne peut songer à supprimer. Elles s'accumulent, se soudent, s'arrêtent complètement. On n'a d'autre moyen d'empêcher la prise des eaux de la ville que celui d'arrêter les glaces avant leur arrivée, en déterminant au-dessus une congélation complète. Cette congélation lui semble facile à produire.

Il propose de tendre, au-dessus du confluent de la Seine et de la Marne, dans chacune des deux rivières, immédiatement au-dessus du niveau de l'eau, une chaîne flottante faite avec de forts madriers de sapin. Cette chaîne, tendue quand la température fait prévoir que la Seine va charrier, arrêtera les glaçons. Ils se souderont les uns aux autres au-dessus du barrage et détermineront la prise totale de la rivière à partir de la chaîne. Il établit que cette chaîne n'aura pas à supporter une poussée bien considérable, et qu'il sera facile de la faire assez résistante. De cette manière, les glaçons flottants n'arriveront pas dans la ville, et, pour empêcher la rivière de s'y arrêter, il suffira de casser une fois par jour la glace sur les bords et autour des bateaux. On maintiendra ainsi toujours libre la rivière dans Paris, et il en résultera beaucoup d'avantages.

D'abord, on pourra mettre les bateaux à l'abri, de manière à ce que, au moment de la débâcle, ils ne soient pas ruinés et ne nuisent pas à l'écoulement des glaces. De plus, au dégel, les glaces de la Seine arrivant en grand nombre n'éprouveront aucun obstacle à leur écoulement, la traversée de Paris se trouvant libre, et elles passeront sans causer de dommage. On n'en peut douter quand on remarque que la débâcle de la Marne, qui se produit toujours alors que la Seine est libre dans Paris, n'y cause jamais aucun accident.

Ce moyen indiqué par Déparcieux ne semble pas avoir été essayé; car, dans les grands hivers qui suivent celui de 1768, nous voyons la rivière se congeler dans Paris comme par le passé. Il méritait cependant un meilleur sort et aurait sans doute donné de bons résultats.

Le moyen employé de nos jours, dont nous parlerons à propos de l'hiver de 1879–1880, est beaucoup moins rationnel, et ne donne que de bien petits résultats.

CHAPITRE V
EFFETS DIVERS DU FROID.

Quelques effets de la gelée nous ont échappé dans les chapitres précédents: nous allons les énumérer rapidement, en quelques mots. Il s'agit encore de la congélation de l'eau et de divers liquides, mais produite dans des conditions toutes spéciales.

L'eau des puits est le plus ordinairement préservée de la gelée. Enfoncée de plusieurs mètres au-dessous du sol, ne communiquant avec l'extérieur que par une étroite ouverture, elle ne peut guère se refroidir. Elle y arrive cependant quelquefois, et peut-être la congélation dans les puits un peu profonds est-elle un des signes les plus caractéristiques de la rigueur du froid, un des effets les plus rares. Arago, dans sa notice, cite avec soin les rares cas de congélation de l'eau des puits.

Déparcieux, dans le mémoire dont nous avons déjà donné de longs extraits, cite plusieurs exemples dignes d'intérêt. Il remarque que, en l'hiver 1767–1768, beaucoup de puits se gelèrent, qui étaient restés entièrement liquides en 1709, terrible hiver cependant, et bien plus froid que celui de 1768. Il rapporte d'abord l'observation de Duhamel: dans un puits situé à Ascou, près de Denainvilliers, ayant 50 pieds de profondeur, 6 pieds de diamètre à la margelle, et 11 pieds dans le bas, il gela à un demi-centimètre d'épaisseur. Beaucoup d'autres puits du voisinage, moins profonds, avaient gelé beaucoup plus fortement.

Il cite encore un grand nombre de puits qui, au dire des vieillards, n'avaient pas été gelés en 1709 et qui le furent alors. A Montmorency chez le père Cotte, à Alais en Languedoc, à Ménars chez M. le marquis de Marigny, on eut des glaces fort épaisses au fond des puits.

Fréquemment les liquides qui ne se gèlent pas d'ordinaire, encre, vinaigre, verjus, vin, ont été gelés dans les grands hivers. En 860, le vin gela dans les vases qui le contenaient; de même en 1133. En 1216, le vin, dans les caves, faisait en se solidifiant éclater les tonneaux. Nous verrons qu'en 1408 l'encre se gelait dans l'encrier du greffier du Parlement, qu'en 1422 le vinaigre et le verjus gelaient dans les caves.

En 1468, le vin exposé au dehors fut entièrement solidifié. On lit, en effet, dans Philippe de Comynes: «Par trois fois fut départy le vin qu'on donnoit chez le duc de Bourgogne, pour les gens qui en demandoient, à coups de coignée, car il étoit gelé dedans les pipes, et falloit rompre le glaçon qui étoit entier, et en faire des pièces que les gens mettoient en un chapeau ou un panier, ainsi qu'ils vouloient.» Et il ajoute: «J'en dirois assez d'étranges choses, longues à écrire; mais la faim nous fit fuir à grande hâte après avoir séjourné huit jours.»

En 1544, «la froidure étoit si extrême qu'elle glaçoit le vin dans les muids; il le falloit couper à coups de hache, et les pièces s'en vendoient à la livre.» En 1776, les vins qui se trouvaient sur les quais de la Seine, à Paris, firent en se solidifiant éclater les tonneaux.

Remarquons que dans ces trois derniers exemples, il s'agit de vin exposé en plein air, sans abri; les congélations dans les caves, assez fréquentes, ne sont jamais aussi complètes. Les caves mal construites, trop librement exposées aux courants d'air, sont les seules qui laissent entrer le froid.

Les pierres elles-mêmes ne sont pas à l'abri de la gelée. Celles qui, plus particulièrement poreuses, se laissent pénétrer par l'eau, sont surtout exposées. La congélation de l'eau qu'elles renferment, et son augmentation de volume, déterminent la rupture de la pierre. Si l'hiver est rigoureux, si de plus la pierre est humide dans tout son volume, elle peut être brisée entièrement, quelquefois même avec bruit. Mais le plus souvent, dans les hivers ordinaires, c'est seulement la surface qui est gelée, et il s'en sépare de petites lamelles qui tombent, et la pierre s'en va à la longue en petits fragments. Les pierres qui sont sujettes à ce morcellement par le froid sont dites gélives. L'action du froid sur les pierres, et en général sur presque toutes les roches qui constituent l'écorce terrestre, a une grande importance, car elle est une des causes principales de la formation de la terre végétale.

Nous voici maintenant arrivés au terme de la première partie de cette étude. Nous connaissons tous les phénomènes qui se produisent dans les hivers rigoureux, et qui peuvent servir à les caractériser. Il est bon de les réunir en quelques lignes.

Ces phénomènes peuvent se diviser en trois catégories:

1o Action sur les hommes et les animaux. Le froid détermine les congélations partielles ou totales, la mort par asphyxie, des épidémies consécutives si désastreuses qu'elles ont quelquefois privé des régions entières de la presque totalité de leurs bestiaux et d'une très notable partie de leurs habitants;

2o L'action destructive sur les plantes, la plus triste des conséquences du froid, parce qu'à la perte de la récolte succèdent les plus épouvantables famines, à la nourriture insuffisante les plus terribles épidémies;

3o L'action sur la nature minérale: congélation des divers liquides, et notamment de l'eau, des mers, des fleuves, suivie de débâcles violentes. Le spectacle des débâcles, spectacle grandiose et terrible, est bien fait pour frapper l'imagination et remplir les âmes de terreur; mais les conséquences qui en résultent sont infiniment moins graves que les précédentes.

Nous allons maintenant voir ces phénomènes en action. Nous les considérerons d'abord en permanence dans les régions voisines des pôles, là où règne un hiver plus remarquable encore par sa durée que par sa rigueur; puis dans l'Europe centrale, notamment dans la France, pendant les hivers les plus rigoureux dont l'histoire nous ait conservé le souvenir.

LIVRE II
LES RÉGIONS DES GRANDS FROIDS.

CHAPITRE PREMIER
DESCRIPTION DES RÉGIONS POLAIRES.

Sur presque toute la surface de la terre on voit les étés succéder aux hivers. Après les froids, dont les effets sont parfois si terribles, arrive le dégel, et la terre semble faire une provision de chaleur qui lui permettra de lutter contre la rigueur de la mauvaise saison suivante.

Mais il est des régions tristement partagées qui n'ont pas ce temps de repos. L'été n'y dure que quelques semaines, quelques jours même, et quel été! Ce sont ces hivers perpétuels, aussi tristes par leur prolongation que par leur extrême froidure, dont nous allons donner d'abord un rapide tableau.

A mesure que l'on s'éloigne de l'équateur pour marcher vers le pôle, on sent la chaleur diminuer rapidement. Les rayons du soleil, plus obliques, ne font que raser la terre et ne l'échauffent plus. De plus, à mesure qu'il s'élève moins, le soleil devient plus irrégulier dans sa course, les jours d'hiver deviennent plus courts, les nuits plus longues. Dans le voisinage du pôle, à l'époque du solstice d'hiver, le soleil reste vingt-quatre heures sans se montrer à l'horizon. Le parallèle sur lequel on voit ce premier jour sans soleil est le cercle polaire. Pour tous les points situés au delà du cercle polaire on a, au solstice d'hiver une nuit de plus de vingt-quatre heures, au solstice d'été un jour de plus de vingt-quatre heures. Et la durée de cette sombre nuit augmente à mesure qu'on marche vers le pôle. Au cap Nord, le soleil reste pendant deux grands mois au-dessous de l'horizon; au Spitzberg, la nuit est de cent jours; au pôle, enfin, un jour de six mois succède à une nuit de même durée.

Cette étrange succession des nuits et des jours n'est pas une des moindres curiosités de ces si rudes climat; et le voyageur qui y arrive en souffre cruellement. D'après les navigateurs, l'absence prolongée du soleil, que vient remplacer presque constamment la lueur fantastique des aurores boréales, est moins pénible à supporter que l'effroyable monotonie d'un jour sans fin.

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