Les grands froids
Le gibier eut beaucoup à souffrir. On vit des volées de perdrix s'abattre aux Tuileries. Au mois de mai, on trouva dans l'emplacement clos où l'on construisit la Comédie française, un lièvre qui s'y était réfugié pendant l'hiver.
Louis XVI fit supprimer les sentinelles du château de Versailles: il en fit ouvrir toutes les cuisines aux pauvres. Touché du triste sort de ces pauvres malheureux, il leur fit distribuer plusieurs charrettes de bois. Voyant un jour passer une file de ces voitures, tandis que beaucoup de seigneurs se préparaient à se faire traîner rapidement sur la glace, il leur dit: «Messieurs, voici mes traîneaux.»
C'est la reine Marie-Antoinette qui avait mis les traîneaux à la mode. Mme Campan nous l'indique en ses Mémoires, dans les termes suivants: «L'hiver 1776 fut très froid. La reine eut le désir de faire des parties de traîneau. Cet amusement avait déjà eu lieu à la cour de France; on en eut la preuve en retrouvant, dans le dépôt des écuries, des traîneaux qui avaient servi au Dauphin, père de Louis XVI, dans sa jeunesse. On en fit construire quelques-uns d'un goût plus moderne pour la reine. Les princes en commandèrent de leur côté, et en peu de jours il y en eut un assez grand nombre. Ils étaient conduits par les princes et les seigneurs de la cour. Le bruit des sonnettes et des grelots dont les harnais des chevaux étaient garnis, l'élégance et la blancheur de leurs panaches, la variété des formes de ces espèces de voitures, l'or dont elles étaient toutes rehaussées, rendaient ces parties agréables à l'œil... Mais cette mode, qui tient aux usages des cours du Nord, n'eut aucun succès auprès des Parisiens. La reine en fut informée; et quoique tous les traîneaux eussent été conservés, et que depuis cette époque il y ait eu plusieurs hivers favorables à ce genre d'amusement, elle ne voulut plus s'y livrer.»
Et, en effet, quelques années plus tard, en 1783–1784, un nouvel hiver très rigoureux se produisit. La température descendit à Paris jusqu'à 19 degrés au-dessous de zéro. Comme en 1709, il y eut nombre d'accidents de personnes, des gens dévorés par les loups, la circulation interrompue par les neiges, une misère extrême; «on manquait de tout, de pain, de bois et d'argent.»
Les inondations dues au dégel occasionnèrent de grands désastres: des ponts rompus, des villages entiers presque détruits, des habitants emportés avec leurs meubles. Sur l'ordre du roi Louis XVI on alluma des feux publics dans les rues pour chauffer les pauvres gens. Le peuple reconnaissant éleva une statue de neige au roi, à la barrière des Sergents; elle resta là plusieurs semaines sans fondre.
Cet hiver de 1783 à 1784 se renferma presque exclusivement dans la zone du nord. On le trouve mentionné comme l'un des plus rudes à Paris par le Gentil et le P. Cotte, tandis qu'il n'en est nullement question dans les observations météorologiques de Bordeaux, de Marseille, de Montpellier, ni généralement de la région des oliviers.
L'hiver de 1788–1789 a été long et rigoureux sur toute l'Europe. Il présenta à Paris 86 jours de gelée, dont 56 presque consécutifs, nombres qui ne se sont pas rencontrés depuis. Les mois de novembre, décembre, janvier, mars, furent très rigoureux; celui de février, au contraire, fut très doux, avec seulement deux jours de gelée. Les caractères furent ceux de tous les grands hivers précédents. Nous y voyons de grandes neiges, presque toutes les rivières arrêtées, des voyageurs mourant de froid, les végétaux très éprouvés. Cet hiver gela nos ports de mer et la mer sur nos côtes; la masse des glaces intercepta la communication de Calais à Douvres, couvrit la Manche à deux lieues au large, obstrua les ports de ces parages et emprisonna les navires. A Marseille, les bord du bassin furent couverts de glace. Dans le pays toulousain, le pain gela dans presque tous les ménages: on ne pouvait le couper qu'après l'avoir exposé au feu. Les débâcles furent désastreuses. Citons-en une seule: «Dans une sinuosité du lit de la Loire, dit un rapport adressé au directeur général des ponts et chaussées, la glace s'est amoncelée et a formé une digue qui a obstaclé et barré le courant presque en entier. Les eaux se sont élevées de manière à excéder la hauteur des levées, et elles se sont précipitées à torrents sur le terrain bas qui se trouvait derrière. La levée, en cet endroit, a bientôt été dégradée et emportée par la violence du courant, et il s'est fait deux brèches voisines l'une de l'autre. C'est par cette rupture, qui se trouve précisément dans la direction du courant de la rivière, que passe depuis cinq jours l'énorme quantité de glace dont elle était couverte dans sa partie supérieure.» Tout le Val, près d'Orléans, fut inondé et dévasté par suite de cette rupture des digues.
Cependant cet hiver n'amena pas de famine. Les blés, protégés par la neige, apparurent très verts au dégel, plus épais même qu'à l'ordinaire, parce qu'ils avaient été purgés des mauvaises herbes qui les étouffent après les hivers doux. L'année fut assez abondante, et cependant la misère du peuple fut grande pendant l'année 1789; mais la faute n'en était pas à la rigueur de la saison.
L'hiver de 1794–1795, moins rigoureux en somme, mérite de nous retenir à cause de son intérêt historique. On y observa un des plus grands froids qui aient jamais été observés à Paris, −23°.5, mais il n'y eut que 64 jours de gelée. C'est grâce à la rigueur exceptionnelle de cet hiver que Pichegru put, presque sans combattre, conquérir la Hollande. Toutes les rivières étaient prises, et l'armée ne rencontrait dans sa marche aucun obstacle. Bientôt l'armée française entrait dans Amsterdam. «Les soldats français donnèrent dans cette occasion le plus bel exemple d'ordre et de discipline. Privés de vivres et de vêtements, exposés à la glace et à la neige, au milieu de l'une des plus riches capitales de l'Europe, ils attendirent pendant plusieurs heures, autour de leurs armes rangées en faisceaux, que les magistrats eussent pourvu à leurs besoins et à leurs logements.»—«Le merveilleux lui-même, dit M. Thiers, vint s'ajouter à cette opération de guerre déjà si extraordinaire. Une partie de la flotte hollandaise mouillait près du Texel. Pichegru, qui ne voulait pas qu'elle eût le temps de se détacher des glaces et de faire voile vers l'Angleterre, envoya des divisions de cavalerie et plusieurs batteries d'artillerie légère vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzée était gelé; nos escadrons traversèrent au galop ces plaines de glace, et l'on vit des hussards et des artilleurs à cheval sommer comme une place forte ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent à ces assaillants d'une espèce si nouvelle.»
Bientôt la conquête fut complète, conquête due à l'admirable constance des soldats, à leur force de résistance, à la saison, beaucoup plus qu'à l'habileté des généraux.
C'est aussi pour des faits de guerre que l'hiver 1812–1813 restera à jamais mémorable. Il ne présenta pas, en effet, en France, de rigueurs bien extraordinaires, et même sa température minima à Paris, −10°.6, est observée au moins une année sur deux; mais en Russie, là où se trouvait l'immense armée qui était forcée de quitter Moscou, il était précoce et très rigoureux. Dès le commencement de novembre, le froid devint intense, et le 23, jour de l'évacuation complète de Moscou, la neige tombait déjà depuis plus d'un mois, et la température était inférieure à −25 degrés. Les rivières étaient toutes gelées de manière à porter l'artillerie.
Ce sont d'abord les neiges qui s'opposent à la retraite: «Pendant que le soldat s'efforce, dit M. de Ségur dans son Histoire de la campagne de Russie, pour se faire jour au travers de ces tourbillons de vent et de frimas, les flocons de neige, poussés par la tempête, s'amoncellent et s'arrêtent dans toutes les cavités; leur surface cache des profondeurs inconnues qui s'ouvrent profondément sous nos pas. Là, le soldat s'engouffre, et les plus faibles, s'abandonnant, y restent ensevelis. Ceux qui suivent se détournent, mais la tourmente leur fouette au visage la neige du ciel et celle qu'elle enlève de la terre; elle semble vouloir avec acharnement s'opposer à leur marche. L'hiver moscovite, sous cette nouvelle forme, les attaque de toutes parts: il pénètre au travers de leurs légers vêtements et de leurs chaussures déchirées. Leurs habits mouillés se gèlent sur eux; cette enveloppe de glace saisit leur corps et raidit tous leurs membres. Un vent aigu et violent coupe leur respiration; il s'en empare au moment où ils l'exhalent et en forment des glaçons qui pendent à leur barbe autour de leur bouche. Les malheureux se traînent encore en grelottant jusqu'à ce que la neige qui s'attache sous leurs pieds en forme de pierre, quelque débris, une branche, ou le corps de leurs compagnons, les fasse trébucher et tomber. Là, ils gémissent en vain; bientôt la neige les couvre; de légères éminences les font reconnaître: voilà leur sépulture! La route est toute parsemée de ces ondulations comme un champ funéraire. Les plus intrépides ou les plus indifférents s'affectent: ils passent rapidement en détournant leurs regards. Mais devant eux, autour d'eux, tout est neige; leur vue se perd dans cette immense et triste uniformité, l'imagination s'étonne: c'est comme un grand linceul dont la nature enveloppe l'armée. Les seuls objets qui s'en détachent, ce sont de sombres sapins, des arbres de tombeau avec leur funèbre verdure, et la gigantesque immobilité de leurs noires tiges, et leur grande tristesse qui complète cet aspect désolé d'un deuil général, d'une nature sauvage et d'une armée mourante au milieu d'une nature morte. Tout, jusqu'à leurs armes encore offensives à Malo-Iaroslawitz, mais depuis seulement défensives, se tourna alors contre eux-mêmes. Elles parurent à leurs bras engourdis un poids insupportable. Dans les chutes fréquentes qu'ils faisaient, elles s'échappaient de leurs mains, elles se brisaient ou se perdaient dans la neige. S'ils se relevaient, c'était sans elles; car ils ne les jetèrent point, la faim et le froid les leur arrachèrent. Les doigts de beaucoup d'autres gelèrent sur le fusil qu'ils tenaient encore, et qui leur ôtait le mouvement nécessaire pour y entretenir un reste de chaleur et de vie.»
Puis le froid fait périr ceux qui n'ont pas été ensevelis sous la neige. Le 6 décembre 1812, «en quittant Molodeczno, le froid devint encore plus rigoureux, et le thermomètre descendit à 30 degrés Réaumur (−38 degrés centigrades). La vie se serait interrompue même dans des corps sains, à plus forte raison dans des corps épuisés par la fatigue et les privations. Les chevaux étaient presque tous morts; quant aux hommes, ils tombaient par centaines sur les chemins. On marchait serrés les uns contre les autres, en troupe armée ou désarmée, dans un silence de stupéfaction, dans une tristesse profonde, ne disant mot, ne regardant rien, se suivant les uns les autres et tous suivant l'avant-garde, qui suivait elle-même la grande route de Wilna partout indiquée. A mesure qu'on marchait, le froid, agissant sur les plus faibles, leur ôtait d'abord la vue, puis l'ouïe, bientôt la connaissance, et puis, au moment d'expirer, la force de se mouvoir. Alors seulement ils tombaient sur la route, foulés aux pieds par ceux qui venaient après comme des cadavres inconnus. Les plus forts du jour étaient à leur tour les plus faibles du lendemain, et chaque journée emportait de nouvelles générations de victimes.
»Le soir, au bivouac, il en mourait par une autre cause: c'était l'action trop peu ménagée de la chaleur. Pressés de se réchauffer, la plupart se hâtaient de présenter à l'ardeur des flammes leurs extrémités glacées. La chaleur ayant pour effet ordinaire de décomposer rapidement les corps que le principe vital ne défend plus, la gangrène se mettait tout de suite aux pieds, aux mains, au visage même de ceux qu'une trop grande impatience de s'approcher du feu portait à s'y apposer sans précaution. Il n'y avait de sauvés que ceux qui, par une marche continue, par quelques aliments pris modérément, par quelques spiritueux ou quelques boissons chaudes, entretenaient la circulation du sang, ou qui, ayant une extrémité paralysée, y rappelaient la vie en la frictionnant avec de la neige. Ceux qui n'avaient pas eu ce soin se trouvaient paralysés le matin, au moment de quitter le bivouac, ou de tout le corps, ou d'un membre que la gangrène avait atteint subitement.» (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.)
L'hiver 1819–1820 fut, en France, le plus grand de tous les hivers compris entre 1789 et 1830. Son étude ne nous présenterait rien de nouveau à signaler, nous ne l'entreprendrons pas.
CHAPITRE IV
LE GRAND HIVER DE 1830.
L'hiver de 1829–1830 a été le plus rigoureux du dix-neuvième siècle, jusqu'à celui de 1879–1880. Il a été aussi remarquable par sa longueur que par sa rigueur, et, à cause de cette longueur même, il a été extrêmement funeste à l'agriculture. Ses ravages, comme pour celui de 1709, s'étendirent sur toute l'Europe. Dès le mois de novembre, les gelées ayant commencé partout à être très fortes, l'Europe presque entière se couvrit d'une grande quantité de neige qui, presque partout, resta longtemps sans fondre. Ainsi, le 2 novembre, il tomba assez de neige à Varsovie pour qu'on pût aller en traîneau dans les rues. En Prusse, il tomba beaucoup de neige, et, en janvier, il y en avait cinquante centimètres dans les rues de Berlin. Toutes les voitures y étaient transformées en traîneaux dès la fin de décembre. Dans le midi de la France, il neigea abondamment en décembre et en janvier, et dans certains endroits la neige couvrit le sol pendant cinquante-quatre jours consécutifs. C'est énorme pour le climat du Languedoc et de la Provence, où, le plus souvent, elle se fond en tombant, ou à peu près. A Genève, il y avait dans les rues plus de trente centimètres de neige, pendant qu'il n'y en avait pas dans la vallée de Chamouny, au pied du mont Blanc, ni sur le mont Saint-Bernard: phénomène qui semble extraordinaire, et qui cependant se reproduit dans un grand nombre d'hivers rigoureux.
En Corse, en Italie, en Portugal, il tomba d'énormes quantités de neige. En Espagne, les communications se trouvèrent interrompues. Dans certaines vallées, on en mesura plus de trois mètres. En France, à Roncevaux, il y en eut six pieds de hauteur. Ces chutes de neige étaient parfois accompagnées de violentes tempêtes. Ainsi, dans le canton de Rivesaltes, une bergerie s'écroula, dans la nuit du 27 au 28 décembre, sous l'action du vent, et écrasa dans sa chute un troupeau de trois cents moutons.
En Savoie, par un froid de 19 degrés, l'Arve fut glacé d'une épaisseur de treize pieds, et les montagnes furent ensevelies sous quarante pieds de neige.
En bien des points, notamment à Pau, les loups, chassés des montagnes par une telle abondance de neige, se répandirent dans la plaine, attaquant les personnes, et portant l'effroi dans les habitations. En Espagne, ils descendirent en troupes nombreuses, firent de cruels ravages parmi les troupeaux, et dévorèrent un grand nombre de personnes.
Les communications ne tardèrent pas à être interrompues en un grand nombre de points: les courriers n'arrivèrent plus à destination. Ainsi, on écrivait de Toulouse, le 20 décembre: «Depuis quelques jours le froid se fait sentir avec une grande violence. Il y a huit à dix pouces de neige dans les environs, et il ne cesse pas d'en tomber avec abondance. On attend la diligence de Paris, qui n'arrive pas.»
De même, à la même date, on mandait de Caen: «Il est tombé une si grande quantité de neige dans les départements du Calvados et de la Manche, que les communications de la ville de Caen avec les campagnes et les villes voisines sont non seulement devenues difficiles, mais même dangereuses. Il paraît que les neiges, poussées par les gros vents qui se sont fait sentir les jours précédents, se sont amoncelées jusqu'à cinq et six pieds dans le Cotentin.» Beaucoup de voituriers disparurent dans ces immenses neiges.
A Paris, il en était presque de même, et, dans les premiers jours de janvier, la circulation des voitures dans les rues était impossible. Six cents tombereaux et quatre mille individus furent employés pendant plusieurs semaines à l'enlèvement des glaces et des neiges dans Paris.
Le froid fut assez cruel pour que presque partout les hommes et les animaux en aient été victimes. A Paris, un soldat mourut dans la nuit du 26 décembre après avoir fait sa faction. A Rouen, un enfant mourut de froid. A Montreuil, le 1er janvier, deux hommes furent ramassés morts de froid. A Marseille, le 12 janvier, on trouva cinq individus qui avaient également succombé sur la voie publique. A la Peña d'Orduna, en Espagne, quatorze muletiers moururent de froid. A Berlin, le nombre des décès s'éleva considérablement, les hôpitaux et les maisons de travail se remplirent de malheureux accablés par la misère et le froid.
Les pauvres gens, sans bois pour se chauffer, souffraient horriblement. Le maire du septième arrondissement et celui du dixième firent établir des chauffoirs publics à partir du 15 janvier. On fut obligé d'envoyer en Alsace des soldats à la poursuite des malheureux qui pillaient les bois et les forêts pour se chauffer; il y eut même, le 10 février, une émeute à Guebwiller, amenée par la répression du vol du bois. Le roi Charles X crut devoir, par une ordonnance du 4 mars, accorder une amnistie pour les délits forestiers commis pendant la durée de l'hiver. Partout dans Paris on organisa des quêtes pour les indigents. Les membres de la famille royale s'étant distingués par leur générosité, le marquis de Valori, chevalier des ordres de Malte et de la Légion d'honneur, célébra cette bienfaisance en termes pompeux et emphatiques. Cette Ode sur l'hiver de 1830 se trouve en entier dans le Moniteur universel; quelques extraits nous suffiront:
Le soc agriculteur, aux stériles efforts;
Et le cristal des flots, rebelle à l'âpre scie,
Se brisera sous mes trésors.
Le riche citadin sans peine a consacré
L'orgueil de ses habits, le luxe de sa table,
Et l'éclat de son char doré.
Je ne sais, mais je crois que d'invisibles mains
Prirent avec le ciel une part glorieuse
Au soulagement des humains.
Prolongeant dans les bois ses verdoyants arceaux,
Garantit de la neige et des feux de l'orage
Le peuple nain des arbrisseaux.
La perte en bestiaux fut aussi très considérable. On écrivait d'Arles, le 6 février: «L'hiver dépassera celui de 1789. Nos oliviers meurent sous l'action du froid; les troupeaux périssent en détail: tout souffre dans les fermes comme à la ville.» On porte à quatorze mille têtes de bétail les pertes de l'Andalousie. L'abondance de la neige força à suspendre partout, pendant trois mois, les travaux de la campagne. Les dégâts sur les végétaux, très considérables, le furent cependant beaucoup moins qu'en 1709. Les récoltes en terre, blés, avoines, orges, sainfoins, prairies, furent en partie préservées par la neige. Cependant en beaucoup d'endroits, comme en 1709, les champs dépouillés de la neige par le vent furent exposés à toute la rigueur du froid, et les récoltes furent gelées. Dans d'autres points, les gelées arrivant après le dégel furent fatales. Sur les terres en pente, où les eaux purent facilement s'écouler, les blés furent très bons, et il ne vint rien dans les creux au milieu des plaines. La sécheresse du printemps vint augmenter le mal et causa autant de dommages que la gelée. En somme, les blés, les fourrages, les maïs, furent clairs et courts. La récolte fut des plus médiocres, mais non pas nulle. Il n'en résulta aucune famine comparable à celles des siècles précédents. C'est que déjà, à cette époque, les famines étaient passées pour ne plus revenir.
Quant aux arbres, que la neige ne pouvait garantir, ils furent plus malheureux encore, quoique beaucoup se soient sauvés. La liste de ceux qui périrent serait trop longue. Citons seulement rapidement les plus importants. Les oliviers, les vignes, les châtaigniers, les figuiers, les mûriers, les lauriers, périrent en grand nombre, et on se chauffa pendant l'hiver suivant avec les nombreux arbres qu'il fallut couper au pied. Au contraire, les noyers, noisetiers, cognassiers, néfliers, sorbiers, cerisiers, abricotiers, pruniers, poiriers, pommiers, eurent peu à souffrir, de même qu'un certain nombre d'arbres exotiques.
Les phénomènes de congélation, les débâcles, les inondations dues à la fonte des neiges, méritent de nous arrêter plus longuement; d'autant plus que nous n'avons guère eu à en parler pour l'hiver de 1709. Presque tous les fleuves d'Europe furent gelés, et l'énumération en serait trop longue.
Pour ne dire que quelques mots des faits qui se produisirent hors de France: à Genève, le 29 décembre au matin, le vent du nord s'étant apaisé, le lac cessa d'être agité, et les vagues, transformées depuis la veille en nombreux glaçons qu'on voyait flotter le long des rives et à l'entrée du port, se sont aussitôt soudées et ont transformé la surface liquide en une plaine solide, qui permettait presque de traverser le lac à pied depuis les pâquis aux Eaux-Vives, en longeant l'estacade.
Le 10 du mois de janvier, la glace de la Meuse s'est rompue devant Schiedam, au moment où plus de quatre cents personnes se trouvaient dessus; elles ont été toutes sauvées, à l'exception de deux.
En Suède et en Danemark, le froid, intense et continu en décembre, faiblit en janvier; les glaces du Belt n'interrompirent la navigation que pendant douze jours; mais des traîneaux, pesamment chargés, traversèrent, en décembre, le Sund sur une largeur de sept à huit lieues entre la Suède et le Danemark. En janvier, la communication directe sur la glace, entre Elseneur et Helsingfors, fut interrompue par la violence des courants, et sur d'autres points le peu d'intensité de la gelée de ce mois rendit les excursions sur la glace très périlleuses. Le port d'Odessa, dans la mer Noire, fut pris dès le 8 décembre.
La débâcle du Danube et de ses affluents, et les débordements produits par la foule des neiges, furent si graves en Allemagne que des ponts furent rompus, des faubourgs dévastés. Trente cadavres furent retrouvés le 4 mars.
En France, tous les fleuves, toutes les rivières, furent gelées, même celles du midi, qui ne sont complètement prises que bien rarement. Le Rhin fut presque entièrement gelé le 20 janvier; les glaçons charriés par ce fleuve, après avoir longtemps battu les soutiens du pont du Rhin, en ont enfin enlevé une partie vers le milieu de la journée, et interrompu de cette manière toute communication entre Strasbourg et Kehl. Dans le midi, la Garonne, la Dordogne, la Durance, le canal des deux mers, furent pris, et l'on passa le Rhône sur la glace.
Ainsi, on écrivait de Bordeaux, à la date du 31 décembre: «La Garonne continue à se couvrir de glaçons, et les sinistres qu'elle produit sont de jour en jour plus affligeants; on ne voit sur les glaces que mâts brisés et que chaloupes sans pilote. A la marée montante, deux navires, la Clémentine et la Danaé, ont chassé sur leurs ancres et ont été jetés par la force des glaces en travers du pont. La Bonne-Madeleine, entraînée de même, passa sous les ponts, et les mâts s'opposant à son passage, ils furent brisés.»
Le Rhône et la Saône se prirent deux fois en totalité, et les débâcles présentèrent des particularités dignes de nous arrêter.
La première débâcle du Rhône eut lieu le 24 janvier, en plein jour. Le pont d'Avignon, sur la grande branche du Rhône, assailli par d'énormes blocs de glace, ne put résister à la violence des chocs, et deux arches furent d'abord emportées; plusieurs autres, fortement ébranlées, durent être reconstruites.
La seconde débâcle se produisit le 9 février; elle causa de grands malheurs dans Lyon: «Les glaces que le fleuve charrie, écrivait-on, s'étant accumulées pendant la nuit, ont formé un barrage qui a retenu et fait élever les eaux de plusieurs pieds, jusqu'à ce que, surmontant violemment cet obstacle, elles aient repoussé la digue de glace, qui s'est alors précipitée sur les usines. Quelques-unes ont été rejetées et brisées contre les glacis de la chaussée, d'autres ont été gravement endommagées. L'une a été fixée dans les glaces au milieu du Rhône et y est demeurée plusieurs jours.»
La seconde débâcle de la Saône eut lieu aussi dans la première quinzaine de février. Elle donna naissance à une banquise analogue à celles qui se produisirent en 1880, et sur lesquelles nous insisterons. Citons textuellement le rapport publié par le Moniteur universel, en février 1830: «La débâcle de la Saône donnait, à Lyon, les plus vives inquiétudes; les glaces, amoncelées en amont du pont de Serin et de l'île Barbe, touchaient au fond de la rivière et s'élevaient par place fort au-dessus du niveau des eaux. Cette masse énorme menaçait d'une destruction subite le pont de Serin, qui devait en éprouver le premier choc. Les piles de ce pont sont en pierre et les arches en bois, et si le tablier en eût été enlevé par un encombrement de glaces, il se serait formé en aval un barrage par-dessus lequel les eaux, se précipitant avec une force incalculable, auraient inondé la ville. On craignait les malheurs les plus affreux, et l'énormité de l'amas de glace défiait toutes les mesures par lesquelles on aurait pu tenter de les prévenir.
»Enfin, le 16 février, ce vaste chaos, soulevé par l'eau qui pénétrait dessous, s'est tout à la fois mis en mouvement; en moins de cinq minutes, la rivière s'est élevée de deux mètres; des glaçons d'une épaisseur moyenne de quarante à cinquante centimètres, soudés les uns contre les autres sous toutes les inclinaisons, semblaient ne former qu'une seule plaine hérissée sur toute l'étendue de la rivière et marchaient comme un seul corps: on eût dit un glacier des Alpes descendant silencieusement vers la mer. Ce spectacle, dont on ne saurait peindre la majestueuse horreur, a duré près de cinq quarts d'heure. Heureusement, la débâcle n'a point eu lieu par une crue; elle s'est opérée par un temps froid, il a gelé pendant les trois nuits qui l'ont précédée. Avec un mètre d'eau de plus, le pont de Serin, dont les glaces ont atteint les fermes, aurait été infailliblement emporté, et il n'est pas donné de calculer les suites qu'aurait entraînées un pareil événement.
»On n'a à déplorer aucun malheur sérieux; dans l'appréhension où chacun se trouvait, on ne tint pas compte de quelques bateaux emportés.»
Dans le centre et dans le nord, les rivières ne présentaient pas un aspect différent. A Argenton, «les plus vieux habitants de nos contrées ne se souviennent pas d'avoir vu un froid si rigoureux. La glace qui couvre la Creuse est épaisse de 15 pouces en certains endroits, et supporte les plus lourdes charrettes. Les vignes sont presque entièrement détruites, et on a trouvé dans la campagne des arbres fendus par la force du froid. Plusieurs chasseurs ont tué des cygnes, des butors et d'autres oiseaux qui n'avaient jamais paru dans nos climats.»
A Boulogne, on prenait, en décembre et janvier, des quantités prodigieuses de soles chassées des mers du Nord par les froids.
Le 8 février, la Scarpe (Nord), subitement grossie par le dégel, renversait les digues en plusieurs points et envahissait les campagnes.
Mais ce furent surtout les faits de congélation et de débâcle de la Seine et des rivières de son bassin qui, comme toujours, occupèrent l'opinion publique. Dès le 26 décembre, les bâtiments sortis du Havre et de Honfleur à destination de Rouen, furent obligés de regagner le port, pour éviter les glaces qui commençaient à charrier très fort. Le 27, la rivière était entièrement prise dans tout son cours. Ces bâtiments attendirent dans les ports, pendant plus d'un mois, que la débâcle arrivât pour leur permettre de remonter jusqu'à Rouen. Le 18 janvier, on établit à Rouen une foire sur la glace. A Paris, des boutiques s'établirent sur le petit bras de la Seine.
L'administration, justement préoccupée des désastres que pouvait amener la débâcle, cherchait à en diminuer les dangers en brisant d'avance les glaces. On employa successivement deux moyens.
Des essais furent faits le 17 janvier, près de la plaine d'Ivry, avec des marrons à briser la glace, chargés de poudre. Ils furent repris quelques jours après à côté du pont des Arts. Malheureusement l'effet produit ne répondit pas aux espérances. Le sciage des glaces fut employé près du quai de l'École avec beaucoup plus de succès.
Cependant les marrons à briser la glace étaient employés depuis plusieurs années à Mulhouse avec un succès complet, et cette année 1830 ils réussirent comme toujours. Il est vrai de dire qu'à Paris, sous prétexte de faire mieux, on avait imaginé un grand nombre de moyens divers de lancer les marrons, se refusant toujours à employer le moyen usité à Mulhouse, qui donnait pourtant de si bons résultats.
Ces marrons de M. Gluck étaient employés avec un plein succès à Mulhouse depuis 1778.—«12 février 1830. C'est grâce à l'emploi des marrons de M. Gluck qu'on s'est rendu maître des énormes glaçons qui s'amoncelaient partout. Ainsi, pendant qu'à Paris on venait de faire un essai infructueux de cet ingénieux moyen, parce qu'on n'avait pas voulu suivre les indications données, ce même moyen réussissait complètement à Mulhouse; des glaçons d'une grandeur et d'une grosseur énormes, qu'aucun levier n'aurait pu faire céder, se rompaient en éclats, comme par enchantement, par l'emploi d'un seul marron, et remettaient à flot des masses d'autres glaçons qui s'étaient arrêtés aux piles des ponts.»
«M. Fournet, ingénieur en chef du département, et M. Morin, ingénieur de l'arrondissement, ont été témoins du prodigieux effet des marrons de M. Gluck, lorsqu'ils sont bien employés, c'est-à-dire lorsque, au lieu d'être lancés au fond de l'eau, comme l'a fait M. Ruggieri à Paris, on les fixe à une perche pour les présenter et les faire éclater immédiatement sous le glaçon flottant qu'on veut briser.»
Enfin la débâcle se produisait à Paris le 26 janvier. En voici le tableau, d'après le rapport de l'inspecteur général de la navigation: «Un exprès, arrivé hier de Choisy-le-Roi, avait annoncé que les glaces descendues de Melun et Corbeil étaient arrêtées au pont de Choisy et y formaient un mur de 15 pieds de hauteur; que les piles étaient submergées jusqu'au couronnement; que la commune se trouvait dans un lac, l'eau couvrant le parc et menaçant d'en renverser les murs, les grandes berges tombées, et les bois chantiers environnants en péril. Ainsi averti, on s'est tenu sur ses gardes, s'attendant pour la nuit à une violente débâcle dans Paris... A trois heures du matin, les glaces sont parties avec force, ont marché pendant 35 minutes, et se sont arrêtées en formant d'énormes rencharges contre les ponts supérieurs et la grande estacade de l'île Saint-Louis... Sur les 5 heures et demie, les glaces sont reparties avec une furie impossible à décrire, et la grande estacade, fermée cette année avec un soin particulier, et renforcée de charpentes nouvelles, a essuyé un choc si terrible qu'elle en a reculé de 11 pouces, ébranlant et dérangeant les assises des culées du quai sur lequel elle s'appuie. Elle a résisté comme par miracle et a préservé non seulement les riches et nombreux bateaux placés derrière elle, mais encore les ponts du grand bras que cette masse de bateaux aurait pu entraîner avec elle. La blanchisserie les Sirènes, au pont des Arts, a été enfoncée par les glaçons qui s'y sont logés, l'ont brisée et coulée à fond de manière à ne pouvoir être sauvée... On a des inquiétudes pour les ponts de Choisy-le-Roi, de Bezons et du Pecq... La retenue des glaces à Choisy-le-Roi, où, formant une espèce de barrage, elles ont fait déborder les eaux sur toute la commune, et les temps secs qui ont régné depuis quelques jours, ont heureusement amorti pour Paris les effets de la débâcle et de l'inondation, qui probablement, sans ces circonstances, auraient été aussi terribles qu'en 1802.» Cette débâcle devait bientôt être suivie d'une autre. En effet, le 5 février, la Seine était de nouveau complètement reprise, et une seconde débâcle se produisait le 10, sans aucun accident. Le rapport de l'inspecteur général de la navigation remarque que, depuis 1789, on n'avait pas vu deux débâcles à Paris dans un même hiver. Cette seconde débâcle, qui devait se terminer sans aucun accident, avait cependant causé les plus grandes inquiétudes, à cause d'une accumulation de glace analogue à celle qui s'était produite à Choisy lors de la première.
«On craint, le 9 février, une seconde débâcle plus grave que la première. Un amas effrayant de glaces, venues de la Marne supérieure, s'est arrêté dans la longueur d'une lieue et demie sur la partie de la rivière qui traverse Corbeil, et menace le voisinage. On prend des mesures pour débarrasser le cours de la rivière.»
Heureusement il devait en être de l'embâcle de la Marne comme de celle de la Saône. Le 15 février, tout danger avait disparu; la débâcle s'était achevée sans entraîner aucun des graves accidents que l'amoncellement des glaces avait fait redouter et contre lesquels toutes les mesures de précaution possibles avaient été prises.
Maintenant que nous avons passé en revue les principaux traits de cet hiver rigoureux, occupons-nous de rechercher ses températures. Disons d'abord qu'il fut rigoureux sur toute l'Europe. En France, le midi eut plus à souffrir que le nord, proportionnellement aux hivers moyens. Le tableau suivant donne quelques-unes des températures les plus basses pour quelques villes de France.
| Mulhouse | −28°.1 |
| Nancy | −26.3 |
| Épinal | −25.6 |
| Aurillac | −23.6 |
| Strasbourg | −23.4 |
| Metz | −20.5 |
| Dieppe | −19.8 |
| Colmar | −18.0 |
| Pau | −17.5 |
| Paris | −17.2 |
| Toulouse | −15.0 |
| Avignon | −13.0 |
| Lyon | −12.0 |
| Bordeaux | −10.6 |
| Marseille | −10.1 |
| Hyères | −5.3 |
Pour Paris nous pouvons entrer dans quelques détails, mais il nous faut d'abord donner des définitions.
On appelle température maxima et température minima d'une journée, la plus haute et la plus basse température de cette journée. Elles sont données, soit par des thermomètres spéciaux, dits thermomètres à maxima et à minima, soit par des thermométrographes qui inscrivent automatiquement la température à chaque instant du jour et de la nuit.
Imaginons maintenant qu'on prenne la température à chacune des 24 heures de la journée; la somme de ces 24 températures, divisée par 24, est ce qu'on nomme la température moyenne de la journée. Le nombre auquel on arrive en faisant cette opération est sensiblement le même que celui obtenu en prenant la demi-somme de la température maxima et de la température minima de la journée. Aussi cette demi-somme est-elle prise très souvent comme température moyenne du jour.
Exemples:
- Température maxima +12°
Température minima +6
Moyenne (12 + 6) / 2 = 9° - Température maxima +2°
Température minima −6
Moyenne (+2 − 6) / 2 = −2° - Température maxima −2°
Température minima −10
Moyenne (−2 − 10) / 2 = −6°
Nous pouvons avoir ainsi la température moyenne de chacun des jours du mois de janvier. La somme de ces 31 moyennes, divisée par 31, donne la température moyenne de janvier.
On aura de même la température moyenne de tous les mois d'une année. La somme de ces températures moyennes, divisée par 12, est la température moyenne de l'année. De même la somme des températures moyennes des trois mois de décembre, janvier, février, divisée par 3, est la température moyenne de l'hiver météorologique.
Tous les calculs que nous venons d'indiquer ont été faits, pour le climat de Paris, à l'aide des observations de l'Observatoire depuis le commencement du siècle. Avant cette époque, les renseignements ne sont pas complets.
Prenons donc, depuis le commencement du siècle, une longue série d'observations, par exemple 50 ans. Faisons la somme des 50 températures moyennes de janvier pour ces 50 années; divisons cette somme par 50, nous aurons la température moyenne autour de laquelle oscillent les mois de janvier des diverses années. On aura de même la température moyenne normale de chaque mois, de chaque saison, de l'année entière.
Voici le tableau des températures moyennes normales déduites de cinquante années d'observations (1816 à 1866), faites à l'Observatoire de Paris, et calculées par M. Renou:
| Hiver, | +3°.26 | Décembre | +3°.54 |
| Janvier | +2°.32 | ||
| Février | +3°.91 | ||
| Printemps | +10°.16 | Mars | +6°.41 |
| Avril | +10°.17 | ||
| Mai | +13°.89 | ||
| Été, | +18°.12 | Juin | +17°.24 |
| Juillet | +18°.69 | ||
| Août | +18°.44 | ||
| Automne | +11°.15 | Septembre | +15°.59 |
| Octobre | +11°.27 | ||
| Novembre | +6°.58 |
Moyenne de l'année, +10°.67.
Un hiver est rigoureux, lorsque la moyenne de ses trois mois, jointe, s'il y a lieu, à la moyenne des mois de novembre et de mars, est sensiblement plus basse que la moyenne normale. Mais cette moyenne ne suffit pas pour qu'on puisse apprécier complètement la rigueur d'un hiver. On aura à tenir compte de tous les détails des oscillations de la température pendant cet hiver, et en particulier du nombre de jours de gelée, c'est-à-dire du nombre de jours où le thermomètre à minima s'est abaissé au-dessous de zéro. Le nombre le plus considérable observé à Paris, depuis que les observations sont régulières, est de 80 pour l'hiver 1788–1789; le moins considérable est de 10 pour l'hiver 1820–1821. Le nombre moyen des jours de gelée à Paris est de 47.
Le tableau suivant, calculé d'après les principes que nous venons d'indiquer, résume l'hiver de 1829–1830. Il comprend les cinq mois de la saison froide.
| Mois. | Moyenne normale du mois à Paris. | Moyenne pour l'hiver 1829–1830. | Différences en faveur du mois normal. | Nombre des jours de gelée. | Moyenne des minima du mois. | Température la plus basse du mois. |
|---|---|---|---|---|---|---|
| Novembre | +6.58 | +4.7 | +1.88 | 8 | +1.9 | −5.3 |
| Décembre | +3.54 | −3.5 | +7.04 | 26 | −5.7 | −14.5 |
| Janvier | +2.32 | −2.5 | +4.82 | 21 | −4.5 | −17.2 |
| Février | +3.91 | +1.2 | +2.71 | 17 | −2.0 | −15.6 |
| Mars | +6.41 | +8.9 | −2.49 | 4 | +4.4 | −2.3 |
Ce tableau nous montre que les quatre mois de novembre, décembre, janvier, février, furent beaucoup plus froids que la moyenne normale, et qu'au contraire le mois de mars fut très chaud.
La moyenne des trois mois d'hiver est de −1°.6 inférieure de 4°.86 à l'hiver normal. La moyenne des cinq mois de la saison froide est de +1°.76, inférieure de 2°.79 à la moyenne correspondante de l'année normale.
Il y eut trois périodes de froid bien marquées: la période de décembre, du 6 décembre au 7 janvier; c'est la plus longue. Elle est suivie, après une bien courte interruption, de la période la plus cruelle, du 12 au 20 janvier. Puis vient un dégel sérieux qui amène les premières débâcles; Le 29 janvier, le froid revient aussi fort qu'auparavant, pour se terminer le 8 février, et amener les secondes débâcles.
C'est à cette date que se terminent les rigueurs de l'hiver: il avait duré deux mois, pendant lesquels on avait compté 54 jours de gelée. Des gelées peu intenses, avant le 6 décembre, et après le 8 février, au nombre de 22, complètent le nombre total de 76 gelées pour l'hiver entier, nombre qui n'avait pas été obtenu depuis l'hiver de 1788–1789.
Pour ceux auxquels les moyennes que nous venons d'examiner ne seraient pas assez familières, employons la méthode de calcul employée dans les applications de la météorologie à l'agriculture. Faisons la somme des degrés de chaleur comptés au-dessus de zéro pendant la durée des trois mois de décembre, janvier, février, de l'hiver 1829–1830. Faisons, d'autre part, la somme des degrés de froid comptés au-dessous de zéro pendant le même temps. Nous trouverons que la somme des degrés de froid surpasse la somme des degrés de chaleur de 153 degrés. Donc l'hiver de 1829–1830 a présenté une somme de 153 degrés au-dessous de la température moyenne de zéro. Au contraire, en année normale, la somme est de 291 degrés au-dessus de cette même moyenne. Donc il a manqué 444 degrés, en trois mois, pour faire de l'hiver 1829–1830 un hiver normal. Cette somme, répartie sur les 90 jours des trois mois, montre que la température a été chaque jour de près de 5 degrés, en moyenne, inférieure à la température normale.
CHAPITRE V
LES HIVERS DE 1830 A 1879.
De 1830 à 1879 il n'y eut pas en France de bien grands hivers. Si quelques-uns furent un peu rudes, aucun n'a été comparable à celui que nous venons d'examiner. Nous aurons bien vite fait d'indiquer, en suivant l'ordre chronologique, les faits saillants de cette période de cinquante ans.
L'hiver 1837–1838 fut remarquable par 77 jours de gelée, dont 33 consécutifs, nombres supérieurs à ceux de 1829–1830. La température minima à Paris fut de −19 degrés, le 20 janvier. Il semble donc, au premier abord, que cet hiver ait été plus rigoureux que le grand hiver 1829–1830. Mais, quand on y regarde de près, on voit que, d'abord, il s'étendit sur une surface de l'Europe beaucoup moindre, et que, même à Paris, les gelées si nombreuses furent très souvent peu intenses. Aussi, la moyenne des trois mois d'hiver fut-elle de +0°.7 au lieu de −1°.6, présentée par 1829–1830, supérieure à cette dernière de 2°.3.
Cet hiver présente cependant ce point remarquable, que la température moyenne de janvier, −4°.4 est la moyenne la plus basse qui ait jamais été rigoureusement calculée, jusqu'au mois de décembre 1879. Aussi, pendant ce mois de janvier, vit-on se produire tous les caractères qui accompagnent les grands hivers, prise des rivières, congélation d'hommes et d'animaux, pertes grandes pour l'agriculture et la sylviculture.
L'hiver 1840–1841 ne présenta rien de bien particulier, à aucun point de vue, et plus de quinze hivers du dix-neuvième siècle, dont nous ne parlerons même pas, ont été plus rigoureux. Il est resté cependant gravé dans bien des mémoires, à cause d'un événement qui s'y produisit. Le 15 décembre, jour du plus grand froid, où la température descendit à −14 degrés, eut lieu l'entrée solennelle, par l'arc de triomphe de l'Étoile, des cendres de l'empereur Napoléon rapportées de Sainte-Hélène. «Une multitude innombrable de personnes, les légions de la garde nationale de Paris et des communes voisines, des régiments nombreux, stationnèrent depuis le matin jusqu'à deux heures de l'après-midi dans les Champs-Élysées. Tout le monde souffrit cruellement du froid. Des gardes nationaux, des ouvriers, crurent se réchauffer en buvant de l'eau-de-vie, et, saisis par le froid, périrent d'une congestion immédiate. D'autres individus furent victimes de leur curiosité: ayant envahi les arbres de l'avenue pour apercevoir le coup d'œil du cortège, leurs extrémités, engourdies par la gelée, ne purent les y maintenir; ils tombèrent des branches et se tuèrent.»
En 1844–1845, il y eut 79 jours de gelée à Paris; c'était le nombre le plus considérable depuis 1789, mais elles ne furent pas très intenses, et s'échelonnèrent sur un long intervalle; il n'y en eut jamais plus de quinze consécutives. Aussi, quoique la moyenne de cet hiver soit plus basse que celle de 1838, il fit moins de mal. Cet hiver est surtout remarquable par l'énorme quantité de neiges qui tombèrent pendant plusieurs mois sur une grande partie de l'Europe. «Non seulement les Ardennes, les Vosges, le Jura, les Alpes, les Cévennes, les montagnes de l'Auvergne et les Pyrénées, furent couvertes, dans cet hiver, d'une couche de neige triple de celle dont ces hauteurs sont chargées dans les hivers ordinaires, mais presque toutes les routes dans le midi en furent encombrées; les communications furent interrompues sur un nombre considérable de points; à Marseille, il tomba 0m.50 de neige en trente-six heures. En Allemagne, les railways du Harz et de la Silésie, ceux de Magdebourg et de Leipzig à Dresde, furent enterrés sous une couche d'une épaisseur de 7 mètres. Dans la haute Silésie, des maisons furent ensevelies avec leurs habitants. Dans le département de la Drôme, dans les Pyrénées, près de Nîmes, des hommes et des animaux furent ensevelis sous la neige.»
Les hivers de 1851–1855 et de 1855–1856 ne furent pas très rudes en France, mais ils resteront célèbres aussi, ceux-là, à cause des pertes considérables que le rude climat de la Crimée fit subir à nos troupes. Nous lisons, en effet, dans l'Histoire de la guerre de Crimée, de M. Camille Roussel, que pendant cette longue et terrible guerre, plus de 265 000 hommes périrent, tant Français qu'Anglais, Piémontais, Turcs et Russes. Et ce nombre est certainement de beaucoup trop faible. Sur tant de victimes de la guerre, moins de 40 000 périrent par suite du feu de l'ennemi; tout le reste, soit plus de 225 000 hommes, mourut de maladie. Grâce à la rigueur de la saison, par des températures allant jusqu'à −27 degrés, les affections de poitrine, la dyssenterie, le scorbut, puis le typhus, exerçaient des ravages incroyables. Les chevaux sans abri mouraient par centaines; la cavalerie était presque démontée. Il n'y avait que les chevaux d'Afrique et les mulets qui résistaient admirablement au froid, à la fatigue, à la faim.
Les cas de congélation étaient fréquents et graves; pendant le mois de janvier 1855, il n'y en eut pas moins de 2 500 dans la seule armée française, pour un tiers suivis de mort, pour la plupart de mutilations dangereuses: on compterait le nombre de ceux qui ne demeurèrent pas à jamais estropiés. Sur 75 000 hommes que comptait au 31 janvier l'armée française, il y en avait dans les hôpitaux et les ambulances plus de 9 000, un huitième à peu près de l'effectif général.
L'hiver de 1870–1871 n'est pas non plus extrêmement froid, du moins à Paris, mais il restera à jamais mémorable en France à cause des tristes circonstances dans lesquelles il s'est produit, à cause des souffrances que ses rigueurs ont occasionnées à nos soldats. A ce point de vue surtout il mérite qu'on s'y arrête.
A Paris, il n'y eut aucune gelée en octobre ni en novembre 1870, fait qui se produit assez rarement; et la moyenne de température de ces deux mois fut à peu près égale à la moyenne normale des mois d'octobre et de novembre. Mais au 1er décembre le froid commence et se maintient presque sans interruption pendant toute la durée de décembre et de janvier. Pendant les soixante-deux jours qui constituent ces deux mois, le thermomètre s'abaissa quarante-quatre fois au dessous de zéro degré, sans qu'il y eût aucun froid excessif, la température la plus basse de janvier ayant été de −11°.7 le 24, et celle de février de −11°.9 le 5. Puis le froid disparaît subitement comme il était venu, et la température de février est très notablement supérieure à la moyenne ordinaire. Cet hiver n'a donc été ni long, ni extrêmement rigoureux. On n'y compte à Paris, en tout, que 50 jours de gelée, et des températures minima qui n'ont rien d'exceptionnel. La température moyenne de décembre y fut de −0.7, et depuis le commencement du siècle, six mois de décembre avaient été plus froids que celui-là; la température moyenne de janvier y fut de −0.8, et depuis le commencement du siècle, neuf mois de janvier avaient été plus froids. Ni décembre ni janvier n'ont donc isolément rien présenté d'extraordinaire par leurs températures; mais ils ont été froids tous les deux, tandis qu'en général deux mois froids ne se suivent pas immédiatement.
Si nous considérons seulement l'ensemble des deux mois de décembre et janvier, l'hiver de 1870–1871 arrive, comme rigueur, pour la période de 1800 à 1878, immédiatement après ceux de 1829–1830 et de 1838–1839. Mais si nous tenons compte du nombre des jours de gelée et de la moyenne totale des mois froids, l'hiver 1870–1871 doit être considéré comme simplement assez rude. Il serait, comme celui de 1812–1813, tristement célèbre aussi, et, pour la même cause, classé au dixième ou douzième rang parmi ceux du siècle.
En certains points du territoire, le froid constant de ces deux mois de décembre et janvier, joint aux misères de la guerre, aux tristesses de l'occupation prussienne, eut une funeste influence sur la santé publique. M. Renou écrivait de Vendôme, en février 1871: «La mortalité est effrayante ici. Il est mort autant de monde en janvier qu'il en meurt ordinairement en un an, et cela sans compter les décès des militaires français ou prussiens. On a enterré ici cinquante-sept personnes le 27 décembre.» Mais c'est surtout dans le midi que les froids se firent sentir. Tandis qu'à Paris ils n'atteignaient pas −12 degrés, il dépassaient −17 degrés à Bordeaux, −23 degrés à Périgueux, −16 degrés à Montpellier. Une seule fois, dans cette dernière ville, le 20 janvier 1855, on avait observé un froid plus vif, de −18°.2.
M. Martins, dans un mémoire adressé à l'Académie des sciences, établit qu'en janvier comme en février 1871, les températures minima de Montpellier furent constamment inférieures à celles de Paris. Il est vrai que, à cause de la sérénité habituelle du ciel du midi, à des nuits très froides succédaient des journées presque chaudes: aussi la moyenne générale est-elle plus élevée à Montpellier qu'à Paris. Les effets de cette température si anormale furent désastreux sur la végétation. Dans le jardin botanique de Montpellier, nombre d'arbres indigènes furent gelés jusqu'aux racines: les chênes verts, les pins d'Alep, les oliviers, les cyprès, les grenadiers, les figuiers, moururent.
Qu'on songe aux souffrances que durent éprouver nos soldats, couchant dehors par un mois de novembre sans cesse pluvieux, par un mois de décembre et un mois de janvier constamment froids. A Paris, plus peut-être qu'ailleurs, les souffrances furent grandes. Les soldats, aux avant-postes, n'étaient pas les seuls à souffrir. Les femmes, obligées d'aller passer plusieurs heures chaque jour à la porte des boucheries et des boulangeries, pour obtenir les quelques grammes de viande, le petit morceau de pain, et quel pain! qui étaient alloués à chacun, n'étaient pas plus heureuses. «Aux souffrances de la faim, dit le général Ducrot, vint s'ajouter celle du froid: plus de houille, plus de coke, plus de bois; on rationna la chaleur comme on avait rationné la nourriture.»
Lisons, dans les Mémoires sur la défense de Paris, de E. Viollet-le-Duc, le tableau des avant-postes: «Il faut avoir passé des nuits au bivouac, dans la tranchée, aux avant-postes, l'âme inquiète et l'oreille au guet, au milieu de ces soldats mornes, pelotonnés autour d'un brasier, sales, défaits, couverts de lambeaux sans nom, abrités derrière les débris de meubles arrachés à quelques maisons voisines, ne répondant aux questions que par monosyllabes, laissant brûler leurs restes de vêtements et leurs souliers, n'entendant plus la voix de leurs officiers. Il faut avoir vu la pâle lueur d'une aurore d'hiver se lever sur ces demi-cadavres, sur ces membres engourdis et couverts de givre, sur ces visages sans éclairs...» Que ceux qui ont passé les longs mois du siège de Paris aux avant-postes, dans les tranchées d'Arcueil-Cachan, des Hautes-Bruyères, ou de la ferme des Mèches, se souviennent et disent si ce sombre tableau n'est pas frappant de ressemblance.
A Belfort, les souffrances étaient plus grandes encore; car le froid était plus intense et les ressources moindres. Nous lisons dans la Défense de Belfort: «Nous ne pouvions remplacer la chaussure usée des hommes. Ces malheureux, presque tous sans guêtres et avec les mauvais souliers qu'on avait livrés à la troupe, avaient cruellement à souffrir par ces froids terribles atteignant, certaines nuits, jusqu'à 18 et 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Nombre d'hommes avaient les pieds gelés. Il fallut, pour parer à ces graves inconvénients, faire flèche de tout bois, et le gouverneur mit à la disposition des corps de troupe les sacs à farine vides, pour en faire des guêtres. Il ordonna également qu'en cas d'extrême besoin de cuir et en l'absence de moyens pour tanner les peaux des bêtes mangées, on devrait les utiliser non tannées, pour faire des chaussures à la manière des peuples primitifs.»
Les armées qui tenaient la campagne, souvent sans abris, sans tentes, étaient décimées par les maladies, par les cas fréquents de congélation. Et cet hiver semblait s'acharner surtout contre nous en favorisant nos ennemis. M. de Freycinet en fait la remarque dans son histoire de la Guerre en province: «Les influences météorologiques ont constamment lutté contre nous. Il semblait que la nature eût fait un pacte avec nos ennemis. Chaque fois qu'ils se mettaient en marche, ils étaient favorisés par un temps admirable, tandis que tous nos mouvements étaient contrariés par la pluie ou le froid. La rigueur de l'hiver a été certainement pour moitié dans l'insuccès de la campagne de l'Est. Le froid a contribué beaucoup à la défaite d'Orléans, et même à celle du Mans: c'est la pluie qui a retardé une première fois la marche de l'armée de la Loire, ou qui, du moins, a permis de justifier son inaction. Nos ennemis, au contraire, ont toujours été secondés dans leurs mouvements. Qui ne se rappelle le temps exceptionnel qui a régné pendant tout le mois de septembre et la première quinzaine d'octobre, alors que l'armée prussienne marchait sur Paris et installait les travaux du siège? Qui ne se rappelle également la température printanière qui a régné dès la fin de janvier, aussitôt après que l'armistice a clos les hostilités? Autant l'hiver avait été rude pour les mouvements de notre armée de l'Est, autant il a été propice pour le retour des Prussiens en Allemagne.»
L'hiver qui suivit celui de la guerre s'annonça d'abord comme devant être beaucoup plus rigoureux. Heureusement il ne tint pas complètement ses promesses. Trois gelées en octobre et dix-sept en novembre, avec des moyennes de +9°.5 et +3°.1, voilà le début. Ces deux mois, en 1870, n'avaient donné aucune gelée, et les moyennes en avaient été de +11°.2 et +6°.1. Dès le 22 novembre, la Loire charriait des glaçons à Châtillon. D'après M. Renou, depuis un siècle, quatre mois de novembre seulement avaient été plus froids: ceux de 1774, 1782, 1786 et 1858. Puis, à partir du commencement de décembre, la température s'abaissa progressivement pour atteindre, le 9 décembre au matin, dans le parc de Montsouris, un froid sans précédent, de −23°.7. On ne trouve, en effet, nulle part, dans aucun document, la trace d'une pareille température réellement observée à Paris. Les deux circonstances analogues que l'on peut rappeler sont celles du 31 décembre 1788, où le thermomètre s'abaissa à −21°.5, et celle du 23 janvier 1795, où l'on eut −23°.4. Ce coup de froid extraordinaire ne sévit ni d'une manière simultanée, ni au même degré, sur toute la France. C'est entre Charleville et Paris que, le 9, s'étendait la région du maximum de froid. Cette température extrêmement basse était localisée sur une très petite étendue du continent et même de la France. Dans le Loiret, on observait 25, 26 et même 27°.5 au-dessous de zéro, tandis qu'il ne gelait même pas en certains points du littoral de l'Océan. Bien plus, tandis qu'à Angers la température descendait à −12 degrés et à Vendôme à −14 degrés, à la Flèche, presque à égale distance des deux villes, et si rapprochée de chacune d'elles, le thermomètre demeurait constamment au-dessus de zéro.
Les hivers de 1874–1875 et de 1875–1876 furent dans leur ensemble presque aussi rigoureux que celui de 1870–1871, et cependant ils ont passé inaperçus. Ils ont présenté l'un et l'autre, à Paris, une température minima plus basse que celle de 1870–1871, un nombre de jours de gelée bien plus considérable, mais malgré cela une moyenne plus élevée. Les froids se sont étendus sur plus de mois, mais n'ont pas été si continus.
Enfin l'hiver 1878–1879 doit être considéré comme un hiver assez rigoureux. Il a présenté soixante-huit jours de gelée, et la moyenne des trois mois d'hiver est à peine supérieure à celle de 1770–1871. La moyenne des cinq mois froids est même moins élevée pour cet hiver que pour celui de 1870–1871. Le froid, très prolongé, ne fut pas très vif, puisque le minimum de Paris a été de −8°.6.
Comme phénomènes remarquables de cet hiver, il y a lieu de noter les chutes abondantes de neige dont le sol est resté couvert pendant plusieurs semaines, et la pluie de verglas qui, succédant à la neige, a causé de grands dégâts à la sylviculture, entre le 22 et le 24 janvier. Nous allons nous en entretenir plus longuement.
LIVRE IV
LE GRAND HIVER DE 1879–1880
CHAPITRE PREMIER
LES TEMPÉRATURES DU GRAND HIVER.
L'hiver 1879–1880 a été incontestablement un des plus rudes qui aient jamais désolé la France. Le point à examiner est seulement de savoir jusqu'à quelle époque il faut remonter pour en rencontrer un aussi rigoureux. Il semble, du reste, que dès les saisons précédentes, les influences météorologiques qui déterminent les variations de température aient oscillé d'un extrême à l'autre de l'échelle. Cet hiver si froid avait, en effet, été précédé, à deux ans de distance, par un autre, celui de 1876–1877, tout aussi remarquable, car sa moyenne à Paris surpasse toutes celles que nous connaissons.
Le grand hiver dont nous allons nous occuper a été bien entouré. A en croire un préjugé populaire, un hiver chaud succède d'habitude à un été froid; pour cette fois, la tradition s'est trouvée singulièrement en défaut. L'abaissement de température qui devait aboutir à des nombres inconnus jusqu'à nos jours, semblait se préparer depuis bien des mois. Toute l'année météorologique 1878–1879 fut, en effet, extrêmement froide.
L'Annuaire de l'Observatoire météorologique de Montsouris et les articles publiés par M. Angot dans la Revue scientifique, vont nous fournir quelques renseignements sur ce premier hiver rigoureux et sur l'été extraordinaire qui l'a suivi. M. Angot écrivait, en avril 1879: «L'hiver que nous venons de traverser comptera parmi l'un des plus froids qui se soient fait sentir depuis longtemps. Bien que le thermomètre ne soit pas un seul jour descendu à un chiffre exceptionnel, il est resté peu élevé pendant un long espace de temps, de sorte que la température moyenne des mois de novembre et décembre 1878, janvier et février 1879, est une des plus basses qu'on puisse signaler dans ces trente dernières années.»
Si l'on compare les températures moyennes de ces quatre mois, telles qu'elles ont été notées à Montsouris, avec leurs valeurs normales pour Paris, déduites de cinquante années d'observations, on trouve les résultats suivants:
| Mois. | Températures normales. | Températures de l'hiver 1878–1879. | Différences. |
|---|---|---|---|
| Novembre | +6°.58 | +5°.0 | −1°.58 |
| Décembre | +3.54 | +0.9 | −3.64 |
| Janvier | +2.32 | −0.1 | −2.42 |
| Février | +3.9 | +4.5 | +0.6 |
Le mois de février est donc le seul qui se soit trouvé un peu plus chaud que la température normale. Les trois autres, au contraire, et surtout décembre et janvier, ont été notablement plus froids.
M. Angot termine son étude de l'hiver 1878–1879 par la prédiction suivante, faite un peu au hasard, il faut bien le dire, mais qui devait si tristement être réalisée dès l'année suivante: «Mais il faut ajouter que, suivant toute probabilité, nous aurons encore, sous peu, d'autres hivers analogues. Depuis quelques années, en effet, la température moyenne de la saison froide est notablement plus élevée que sa valeur normale, même en comprenant le dernier hiver dans le calcul de la moyenne. La température de l'été, au contraire, varie beaucoup moins et reste toujours sensiblement ce qu'elle doit être. Or, à moins d'admettre un réchauffement général de notre climat, chose qui ne paraît rien moins que probable, il faut de toute nécessité qu'il se produise, d'ici peu de temps, quelques hivers rigoureux pour compenser l'excès de chaleur de ces derniers temps, et ramener la moyenne à la chaleur que lui ont assignée nos plus longues séries d'observations. Bien que cette perspective n'ait rien de particulièrement agréable, l'hiver dernier sera donc probablement suivi, à courte échéance, d'autres hivers également froids.»
Et, comme pour donner raison à M. Angot, le froid, après s'être reposé un peu pendant les mois de février et mars, est revenu plus extraordinaire en avril, mai, juin et juillet. Pendant les cent vingt-deux jours dont se composent ces quatre mois, dix-huit seulement ont été plus chauds que leur moyenne normale, tous les autres plus froids. Le tableau suivant nous montrera que cette période de l'année a été plus froide encore que l'hiver précédent, comparativement à la température normale.
| Mois. | Températures normales. | Températures en 1879. | Différences. |
|---|---|---|---|
| Avril | +10°.17 | +8°.4 | −1°.77 |
| Mai | +13.89 | +10.6 | −3.29 |
| Juin | +17.24 | +16.2 | −1.04 |
| Juillet | +18.69 | +16.2 | −2.49 |
Il faut remonter jusqu'à l'année 1740 pour trouver un mois de mai aussi froid que celui de 1879, et jusqu'en 1735 pour trouver une moyenne aussi basse pour la période entière des quatre mois. Cette période a été, au point de vue de la température, tout aussi extraordinaire que l'hiver qui devait suivre, et les conséquences ont été tout aussi fatales. La température constamment très basse, le ciel toujours couvert de nuages, les pluies presque journalières, tout cela nuisit aux récoltes, de manière à en rendre quelques-unes à peu près nulles. Car ce fut presque sur toute la France que se produisit ce funeste abaissement de la température de l'été.
Le petit excès de chaleur arrivé pendant les mois d'août et de septembre ne put suffire à réparer le mal, ni à amener la maturité des raisins dans le centre de la France. De plus, cette seconde recrudescence de chaleur ne devait pas être de plus longue durée que la première. Dès le mois d'octobre le froid revenait, plus intense que jamais, et pour une nouvelle période de quatre mois. Le second hiver rigoureux commençait, et il devait laisser bien loin derrière lui celui qui l'avait précédé. Il peut être considéré, dans son ensemble, comme l'un des plus froids qui se soient jamais produits dans nos climats.
Pour ne parler d'abord que de Paris, la gelée commença dès le mois d'octobre, pour devenir âpre et fréquente en novembre, horrible et continue en décembre, et se soutenir encore fort rude pendant toute la durée de janvier. Les premiers jours de février furent encore assez froids, puis, presque subitement, la température s'éleva de telle sorte, que les deux derniers mois de l'hiver, février et mars, ont été aussi remarquables par leur chaleur extrême que l'avaient été les premiers par leur prodigieuse froidure. Un nouveau tableau nous montrera ces froids. Les moyennes que nous donnons pour le mois de cet hiver ne sont peut-être pas exactement celles qui seront publiées bientôt par l'Annuaire de l'Observatoire de Montsouris, mais elles ne s'en écartent certainement pas beaucoup. Elles suffiront pour nous montrer les caractères principaux du grand hiver.
| Mois. | Moyennes normales. | Moyennes de 1878–1879. | Différences. | Températures minima. | Nombre des jours de gelée à Montsouris. |
|---|---|---|---|---|---|
| Octobre | 11°.27 | +10°.6 | −0°.7 | −1 | 1 |
| Novembre | 6.58 | +3.9 | −2.7 | −6 | 12 |
| Décembre | 3.54 | −7.4 | −11.0 | −25.6 | 28 |
| Janvier | 2.32 | −1.1 | −3.4 | −11 | 27 |
| Février | 3.91 | +6.1 | +2.2 | −6 | 6 |
| Mars | 6.41 | +11.0 | +4.5 | +1 | 0 |
Ce tableau nous montre que l'hiver a été caractérisé par une succession, non pas de deux mois, mais de trois mois froids, ce qui est très rare. Aussi, quoiqu'il ait été terminé dès le commencement de février, doit-on le considérer comme un hiver long.
Le mois d'octobre, un peu plus froid que la moyenne normale, n'eut cependant rien de rigoureux. Mais novembre commence la série; on y remarque une température de −6 degrés, qui s'observe bien rarement à Paris dans ce mois. Trois mois de novembre seulement, depuis le commencement du siècle, celui de 1871, celui de 1858 et celui de 1815, furent plus froids.
Puis arrive décembre. Ici nous avons une moyenne absolument extraordinaire de −7°.4, inférieure de 11 degrés à la température normale du mois. Aucune période de trente jours consécutifs, prise à une époque quelconque de l'hiver, n'a présenté une moyenne aussi basse depuis l'origine des observations météorologiques. Le mois le plus froid du siècle avait été celui de janvier 1838, avec une moyenne de −4°.6 seulement. Il avait été précédé d'un mois de décembre chaud, et fut suivi d'un mois de février qui ne fut pas très froid. M. Renou, à la suite de calculs qui présentent une suffisante garantie d'exactitude, a admis que les mois les plus froids du siècle dernier avaient été le mois de décembre 1788 et le mois de janvier 1795, dont la moyenne, pour l'un comme pour l'autre, aurait été d'environ −6°.5. Nous pouvons donc affirmer que, depuis deux cents ans au moins, une pareille série de froid ne s'était pas produite en France, et rien ne nous autorise à supposer que dans les siècles du moyen âge on ait jamais rien observé de tel.
Cette moyenne a été produite par une longue succession de températures extrêmement basses. Voici, pour ce mois, la série des températures minima notées à l'Observatoire de Saint-Maur:
- −8
- −11
- −13.7
- −5
- −7
- −10
- −15.6
- −17.8
- −24.2
- −25.6
- −8.4
- −9.1
- −11
- −12.5
- −12.5
- −19.8
- −21.6
- −11
- −13.7
- −13.8
- −18
- −17.5
- −16
- −18.5
- −16.5
- −8
- −17.7
- −16.2
- +2.2
- −0.5
- +2
Pendant ce mois, la température s'est abaissée huit fois au-dessous de la température la plus basse du grand hiver de 1829–1830. Elle a présenté deux jours de suite des maxima, −24°.2 et −25°.6, qui n'avaient jamais été observés à Paris. Il n'en faut pas conclure que le froid n'ait jamais été aussi rigoureux à Paris: les températures de −21°.5 et −23°.5, observées en décembre 1788 et janvier 1795, correspondent probablement à des froids aussi vifs. Elles ont été relevées, en effet, près d'habitations, dans Paris même, sur des thermomètres mal exposés, et marquant par suite trop haut. Il est constant toutefois que s'il a fait quelquefois à Paris aussi froid qu'en décembre 1879, du moins jamais n'y a-t-on vu le thermomètre aussi bas.
Il n'est pas sans intérêt de comparer ce rude hiver à ceux qui l'ont précédé. Notre comparaison ne portera que sur Paris: nous manquerions d'espace et de documents précis pour étendre la comparaison à d'autres points.
M. Renou admet que le grand hiver de 1829–1830 est peut-être le plus grand qu'il y ait eu en France depuis plusieurs centaines d'années, Voilà, en effet, comment il s'exprimait, en 1871, dans une discussion sur l'hiver qui venait de prendre fin: «La moyenne, −1°.6, de l'hiver de 1830 est plus basse que celle des hivers de 1789 et 1795, plus basse aussi certainement que celle de 1709, et il ne paraît même pas qu'elle ait jamais été notablement moindre dans les hivers les plus rudes, tels que 1408, 1658..., pendant lesquels la Seine a été gelée plus de cinquante jours comme en 1789.»
Donc, d'après M. Renou, l'hiver de 1830 a été, à Paris, plus rude que ceux de 1795, 1789, 1709..., et peut-être aussi de 1658 et de 1408. Il nous suffira par conséquent de le comparer à celui de 1879–1880 pour voir s'il doit conserver son rang. Nous avons, pour l'un et pour l'autre, tous les éléments d'une comparaison rigoureuse.
La moyenne des trois mois d'hiver, décembre, janvier, février, est, pour 1829–1830, de −1°.6; elle est de 0°.8 pour 1879–1880. En y ajoutant le mois de novembre, qui a été rigoureux dans les deux années, on arrive à un résultat de même sens. Mais ceci prouve seulement une chose: que l'hiver 1829–1830, qui a duré quatre mois, a été plus long que celui de 1879–1880, qui n'en a duré que trois. Dans le dernier, février, très chaud, a considérablement relevé la moyenne. Mais si l'hiver de 1880 a été moins long, il a présenté, en trois mois, une plus grande somme de froid que l'autre en quatre. Du 14 novembre au 6 février, sur un espace de quatre-vingt-quatre jours, il a offert soixante-treize jours de gelée; tandis qu'en 1829–1830, pour trouver ce même nombre de gelées, il faut embrasser un espace de quatre-vingt-dix-sept jours, allant du 16 novembre au 21 février. Et les gelées du dernier hiver ont été beaucoup plus intenses, puisque la somme des degrés comptés au-dessous de zéro dans l'hiver de 1879–1880 a été d'à peu près six cents, répartis en quatre-vingt-quatre jours; tandis qu'en 1829–1830, il n'avait été que de quatre cent soixante-dix-huit répartis en plus de cent jours.
Au point de vue des froids intenses et de leur prolongation, au point de vue des effets nuisibles que ces froids ont pu produire sur la végétation, l'hiver dernier est donc incontestablement plus rigoureux que celui de 1829–1830, et sans doute plus rigoureux que tous les hivers du siècle dernier. Et comme si, pendant cet hiver, tout devait être exceptionnel, il a été terminé par un mois de mars qui n'a pas été moins extraordinaire que celui de décembre. C'est le mois de mars le plus chaud dont il soit fait mention dans les registres des observatoires météorologiques. Non seulement il n'a présenté à Paris aucun jour de gelée, fait qui se produit assez rarement, mais sa moyenne est supérieure de près de 5 degrés à sa moyenne normale. Il a été très notablement plus chaud que le mois de mai 1879, fait qui, non plus, ne s'était pas présenté depuis plus de cent ans.
Allons-nous maintenant rechercher les causes de la rigueur extrême de cet hiver, puis de la chaleur excessive du début du printemps? Il nous faudrait pour cela quitter le domaine des faits pour entrer dans le champ des hypothèses. Il nous faudrait ajouter au tableau des températures celui des pressions barométriques, de la direction des vents, de toutes les circonstances climatériques, pour n'arriver, en fin de compte, qu'à avouer notre ignorance. Nous ne le ferons pas. Disons seulement que les températures très basses ont été, comme cela a lieu le plus souvent pendant les grands hivers, accompagnées de pressions barométriques très élevées, et d'un ciel presque constamment serein. De plus, «Ce régime exceptionnel, dit M. Angot, présentait une autre particularité remarquable: il était spécial aux régions supérieures de l'atmosphère. Le sol semblait recouvert d'une couche d'air froid d'un millier de mètres d'épaisseur au plus; au-dessus, la température était beaucoup plus douce, et non pas seulement d'une manière relative. Le 9 et le 10 décembre, les températures au pic du Midi et au Puy de Dôme étaient à peine égales à celles que l'on observait au pied; dans la seconde moitié du mois, l'inversion devenait complète: au Puy de Dôme, il faisait, le 17 décembre, 17 degrés de plus qu'à Clermont, 20 degrés le 27, et jusqu'à 21 degrés le 22; nous ne citons, bien entendu, que les nombres les plus grands, car la même distribution se reproduisit presque chaque jour depuis le 8 décembre. Au pic du Midi, le phénomène était tout aussi marqué: depuis le 19 décembre jusqu'à la fin du mois, le thermomètre montait chaque jour bien au-dessus de zéro. De pareilles interversions ne sont pas rares; on en signale chaque hiver.»
Nous irons plus loin: non seulement, comme le dit M. Angot, ce phénomène d'interversion n'est pas rare, mais il se produit constamment dans les hivers rigoureux; non seulement il n'est pas l'exception, mais il est la règle des grands hivers. La cause qui produit les grands froids, quelle qu'elle soit, est certainement la même qui amène les pressions barométriques élevées et les interversions de la température. Ces trois phénomènes vont généralement de front.
Point n'était besoin, du reste, pendant l'hiver qui nous occupe, de monter sur les montagnes élevées pour constater l'interversion: on l'a remarquée en bien des points, sur les plus petites collines. Elle s'est produite au Puy de Dôme, au pic du Midi, au mont Néthou, au Righi, à l'Utliberg, au Ballon de Guebwiller. Dans le département de Saône-et-Loire, les habitants des collines souffrirent beaucoup moins que ceux des plaines; dans le Cantal, l'hiver a été très doux; les montagnards des environs de Clermont-Ferrand étaient saisis, lorsqu'ils descendaient à la ville, par un froid contre lequel ils n'avaient pas songé à se prémunir.
Dans les plaines, au contraire, l'hiver présentait à peu près les mêmes caractères qu'à Paris; mais s'il a été en bien des points plus rigoureux que celui de 1829–1830, il est certain qu'il s'est étendu beaucoup moins, et il semble même que, dans certaines régions de la France, il a été moins rude, non seulement que celui de 1830, mais même que celui de 1870–1871.
Dans le Cantal, dans l'Ariège, on a eu pendant la plus grande partie de l'hiver une température printanière.
Le midi n'a guère souffert. A Montpellier, la moyenne de décembre est +0°.85, de beaucoup inférieure à la moyenne normale, mais supérieure cependant à la moyenne de janvier 1872. Grâce à la constante sérénité du ciel, l'écart entre la température minima et la température maxima d'une journée a toujours été considérable. Tandis que le matin la température descendait fréquemment à −8 degrés, −9, et même −11, elle atteignait dans l'après-midi +10, +12, et même +15 degrés, avec un écart double au moins de celui de Paris. En France, les froids se sont surtout fait sentir dans le centre et dans l'est, et là ils ont été, comme à Paris, plus rigoureux qu'ils ne l'avaient jamais été.
Le froid même augmentait à mesure qu'on allait vers l'est, de sorte que l'hiver, à Nancy, par exemple, a été, proportionnellement au climat de cette ville, tout aussi rude qu'à Paris. Le tableau suivant nous le montrera.
| Mois. | Températures normales calculées d'après 10 ans d'observations | Moyennes pour 1879–1880. | Différences. | Température minima. | Nombre des jours de gelée. |
|---|---|---|---|---|---|
| Novembre | +4°.06 | +2.09 | −1°.97 | −8° | 12 |
| Décembre | +0.88 | −8.58 | −9.41 | −22.4 | 29 |
| Janvier | +0.78 | −2.64 | −3.42 | −16.0 | 27 |
| Février | +7.00 | +3.05 | +6.05 | +10.8 | 11 |
Nous voyons qu'à Nancy les moyennes ont été plus basses qu'à Paris, mais cependant un peu moins éloignées des moyennes normales. De plus, la température minima de l'hiver n'a été que de −22°.4, moins froide que celle de Paris. Mais cela tient surtout à ce que les observations du tableau précédent ont été faites dans l'intérieur de la ville, où la température est toujours plus élevée en hiver que dans les champs. Et, en effet, en rase campagne, à la station météorologique de Bellefontaine, tout près de Nancy, le minimum du 8 décembre a été de −30 degrés, température observée scientifiquement, comme cela a lieu pour les observations parisiennes, c'est-à-dire avec un bon thermomètre placé sous abri. Les moyennes de la station de Bellefontaine sont certainement beaucoup plus basses que celles de Nancy.
A Logelbach, près de Colmar, la moyenne de décembre a été −8°.7, et celle de janvier −4°.1.
Voici, pour terminer, une liste de quelques-unes des températures les plus basses observées en divers points de la France pendant cet hiver; elles se sont presque toutes produites dans le voisinage du 9 décembre.
| Charolles | −24 degrés. |
| Melun | −25 |
| Joigny (Yonne) | −27 |
| Chaumont | −27 |
| Soissons | −28 |
| Orléans | −28 |
| Toul | −29 |
| Monceau-les-Mines | −29 |
| Près de Nancy | −30 |
| Autun | −31 |
| Langres | −33 |
Dans les Vosges, on aurait même observé la température de −35 degrés. Même en ne tenant pas compte de cette dernière observation, nous voyons que le minimum de Langres, −33, est le plus bas qui ait jamais été cité pour la France. La plus froide température observée jusqu'à ce jour avait été de −31 degrés à Pontarlier, en 1794. Dans cette ville même, ce froid a été dépassé le 8 décembre 1879.
Pendant que l'hiver faisait rage en France, l'Amérique présentait, au contraire, un grand excès de température; l'Angleterre continuait à jouir de son climat insulaire; c'est à peine si l'on pouvait y patiner sur les petits lacs. Mais à l'est de notre pays, le froid allait en augmentant: en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Russie, en Italie même et en Grèce, l'hiver était rude.
CHAPITRE II
1879. LA NEIGE, LE VERGLAS ET LA PRISE DES RIVIÈRES.
L'année 1879, qui devait, comme nous l'avons vu, présenter pendant toute sa durée des températures anormales, débuta par un phénomène presque unique, par un prodigieux verglas. Le verglas est connu de tous; mais personne n'en avait encore vu de comparable à celui de janvier 1879.
Presque chaque année, il arrive qu'une pluie fine tombant sur le sol s'y solidifie instantanément et le recouvre d'une couche uniforme de glace, dangereux et glissant vernis qui disparaît bientôt: c'est le verglas. Cette couche est généralement de très faible épaisseur; elle se borne à entraver, pendant quelques heures, la circulation: aussi les physiciens ne s'étaient pas préoccupés, jusqu'à aujourd'hui, de son mode de formation. Ce mode semblait bien simple, et on admettait, sans examen, que l'eau tombant à une température supérieure à zéro sur un sol fortement glacé par les froids antérieurs ou par l'effet du rayonnement nocturne, se congelait immédiatement. Bientôt le sol réchauffé par le contact de l'eau, réchauffé aussi par le fait même de la congélation, se mettait en équilibre de température avec l'eau; la formation du verglas cessait, et la mince couche se fondait même rapidement. On admettait ainsi que la couche de verglas ne pouvait jamais devenir épaisse, et qu'elle ne se formait que par des températures supérieures à zéro degré.
Tout cela est vrai le plus souvent; mais le phénomène qui se produisit le 22 janvier 1879 a montré que l'explication que nous venons de donner ne peut s'appliquer à tous les cas. Il résulte des observations de nombreux savants, et notamment de celles de MM. Godefroi, Piébourg, Decharme, Colladon..., que, le 22, le 23 et le 24 janvier 1879, il est tombé de l'eau liquide quand la température extérieure était de −2 degrés, −3 degrés, et même −4 degrés; c'est-à-dire inférieure à celle de la formation normale de la glace. Cette pluie était donc à l'état de surfusion. Arrivée sur le sol également très froid, cette eau se solidifiait immédiatement, comme le fait tout liquide en surfusion auquel on fait subir une agitation ou un choc, et il se formait un verglas dont l'épaisseur pouvait augmenter indéfiniment.
Déjà, à plusieurs reprises, depuis le commencement du siècle, on avait observé des pluies par des températures inférieures à zéro; mais on n'avait pas attaché d'importance à ce fait, qui n'avait produit aucun phénomène frappant. Il devait en être autrement en janvier 1879; la formation du verglas y prit presque, en effet, le caractère d'un fléau pour la sylviculture.
On ne trouve dans aucun document la preuve qu'aucun verglas ait jamais produit des dégâts comparables à ceux que nous allons enregistrer. Arago, dans sa Notice sur les grands hivers, n'en cite qu'un seul, celui de 1498–1499, dans lequel on ait eu des pertes sérieuses dues à l'action du verglas. Voici ce passage, extrait, au moins pour le fond, de la Chronique de Jean Molinet: «Les frimas de cet hiver se présentèrent dans le Hainaut sous une forme tout à fait insolite. Il tomba, dans la nuit de Noël, une grêle très forte, mêlée de pluie, qui fut immédiatement saisie par la gelée et forma une rivière de glace polie. Vint ensuite une neige abondante, «tellement que le tout, dit le chroniqueur, congéré et entremeslé ensemble, causèrent une glace dure comme pierre.» Les arbres, ne pouvant supporter un tel fardeau, «furent esbranchez et desbrisez par grands esclas»; les branches qui résistèrent, agitées par le vent, formaient un bruit «à manière du cliquetis de harnois d'armes.» Cette singulière gelée dura douze jours, et quand vint le dégel, des pièces de glace énormes tombèrent des clochers et endommagèrent les nefs et les chapelles des églises.»
Le verglas extraordinaire de janvier 1879 dut être semblable à celui-là. Il causa d'immenses dégâts dans la sylviculture. Un météorologiste distingué, M. Angot, les a rapportés très exactement: «Sur une longue bande étroite, s'étendant du nord-est au sud-ouest, le désastre fut immense; tel qu'on peut difficilement se le figurer. Tous les objets, le sol, les arbres, les plus petits brins d'herbe, étaient recouverts d'une couche de glace, qui atteignit deux centimètres d'épaisseur. Sur les fils télégraphiques, le diamètre de l'enveloppe glacée arrivait à 38 millimètres; une petite branche, du poids de sept grammes, portait 193 grammes de glace. Sous une surcharge aussi grande, bien peu d'arbres pouvaient résister, et beaucoup étaient rompus ou déracinés. Dans la forêt de Fontainebleau notamment, les dégâts furent incalculables: à certains endroits, on aurait dit une forêt mitraillée. Les routes restèrent longtemps coupées par des troncs d'arbres qui les jonchaient, et, dans la région envahie par le fléau, toutes les lignes télégraphiques furent détruites.»
M. Louis Figuier, dans l'Année scientifique, écrit: «Dans les bois et dans les forêts des environs de la Chapelle-Saint-Mesmin, le phénomène du verglas eut des conséquences désastreuses. Le poids des branches recouvertes de glace augmenta de plus en plus. Dès la première nuit, plusieurs furent brisées. Dans la soirée du second jour, le phénomène prit des proportions effrayantes. Toute la nuit, les craquements se succédèrent avec une rapidité toujours croissante. Le lendemain matin, les branches arrachées et brisées jonchaient le sol; des arbres entiers gisaient déracinés; d'autres, et des plus grands, étaient fendus en deux depuis le sommet jusqu'à la base. Le plus grand nombre étaient entièrement dépouillés de leurs branches, de sorte que certaines régions boisées simulaient assez bien les abords d'un bassin à flot hérissé de mâts.»
D'après des documents officiels, on peut évaluer à deux cent mille stères le volume des bois brisés par le verglas dans les forêts domaniales du seul département de Seine-et-Marne. Il aurait été presque impossible d'y retrouver un seul bouleau intact. L'œuvre de la restauration de la forêt de Fontainebleau s'est trouvée retardée de trente ans. La forêt de Villeformoy (Seine-et-Marne) ressemblait à une immense exposition de cristallerie. «Rien de plus saisissant, dit un témoin oculaire, que l'immobilité et le silence qui pesaient sur la forêt, brusquement troublés de temps en temps par l'effroyable fracas des bris d'arbres.»
M. Jamin, dans la Revue des Deux Mondes, raconte des effets bien curieux de ce verglas: «Les animaux n'ont pas été plus épargnés que les plantes; des alouettes ont été fixées au sol, rivées dans le verglas par les pattes ou par la queue. Dans la Champagne, on trouva des perdreaux gelés, debout dans un linceul de glace; et l'on ne peut s'empêcher de comparer cet ensevelissement glaciaire à celui qui, aux époques géologiques, a surpris les mastodontes qu'on retrouve aujourd'hui sur les bords de la Léna. Eux aussi se présentent debout, le nez en l'air, serrés dans un vêtement de glace, non de neige, comme s'ils avaient été surpris par un immense verglas. Cette hypothèse est aussi plausible que celle du tourbillon glacé qu'on a imaginé pour expliquer leur ensevelissement.»
Le verglas si extraordinaire du 24 janvier 1879, phénomène presque unique jusqu'alors, devait se reproduire aussi désastreux, à quelques mois de distance, au début de la période des grands froids du mois de décembre de la même année. Sur une grande partie de l'Europe, la neige tomba dans la nuit du 3 au 4 décembre; cette chute de neige fut suivie dans un grand nombre de régions, et principalement dans l'ouest de la France, d'une pluie glacée qui recouvrit tout d'une immense couche de verglas. Dans la nuit du 4 au 5, une effroyable tempête de neige, pendant laquelle tous les éléments semblaient déchaînés, vint cacher la glace qui recouvrait le sol et déterminer le rupture de nombreux arbres trop fortement chargés. Sous l'action du verglas, toutes les maisons se recouvrirent d'un vernis luisant qui avait quelquefois plus d'un centimètre d'épaisseur, qui rendait les vitres presque opaques, et soudait si bien les fenêtres qu'on ne pouvait les ouvrir. Puis, quand vint l'ouragan, la neige, fine et sèche, pénétrait entre les ardoises des toits et remplissait les greniers les mieux clos.
M. Demoget a donné, au journal la Nature, une description du verglas du 4 décembre à Nantes: «Le mercredi 3 décembre, dit-il, le ciel resta couvert, et la journée fut très froide; vers sept heures du soir, la neige commença à tomber; et le lendemain jeudi la terre en était complètement couverte. Mais, vers huit heures du matin, la neige se changea en une pluie glacée par un vent d'est assez violent et très froid. Dans la journée, la pluie se congelait en partie, se fixait aux divers objets qu'elle rencontrait, et formait bientôt une couche épaisse de verglas recouvrant toute la végétation. Vers le soir, sous le poids de la couche glacée, les branches d'arbres commencèrent à se rompre. Enfin, pendant la nuit, une tempête de neige, chassée par un fort vent d'est, vint encore aggraver la situation. Un grand nombre d'arbres surchargés par le verglas et la neige se brisèrent. Les ormes des promenades publiques et ceux bordant les routes, moins solidement charpentés, furent les plus maltraités. En général, les arbrisseaux et les arbres à basse tige résistèrent beaucoup mieux, parce que les stalactites de glace, en se soudant aux parties inférieures de la plante, consolidèrent les branches jusque sur le sol et empêchèrent leur rupture. Toute la plante était emprisonnée sous une charpente glacée, qui reliait et soudait toutes les branches et les feuilles entre elles. Le vendredi 5 décembre, le ciel étant très pur, le soleil vint augmenter la beauté du phénomène, en faisant scintiller cette splendide végétation de cristal. C'est la deuxième fois pendant l'année 1879 que ce rare phénomène météorologique se produit.»
La campagne de Nantes n'était pas seule éprouvée; on écrivait, de Saint-Georges-sur-Loire, à l'Union de l'Ouest: «Une pluie glaciale est tombée toute la journée du 4, se congelant au fur et à mesure; et, vers le soir, les arbres étaient revêtus d'une couche de verglas d'une épaisseur extraordinaire. De tous côtés on voyait les branches cédant sous ce poids énorme s'incliner vers la terre; quelques-unes se brisaient; cependant, si le temps restait calme, on pourrait espérer que le mal ne serait pas trop grand.»
Mais le temps ne resta pas calme, la tempête ne tarda pas à se déchaîner. «Quelle nuit! A chaque instant, au milieu des hurlements de la tempête, on entendait des décharges d'artillerie, suivies de véritables feux de file. C'étaient les chênes centenaires, les ormes, les frênes, qui s'abîmaient sous la rafale, tandis que les jeunes arbres se brisaient net par la moitié! Vers le matin, le calme se rétablit; mais le mal était fait, il dépassa même les prévisions. Le jour, en se levant, éclaira une scène de désolation. Le sol jonché de débris, les arbres déchirés, brisés de haut en bas, les peupliers surtout n'ayant plus de cime, plus de branches, nus comme des poteaux de télégraphe; à moins de l'avoir vu, rien ne peut donner une idée de ce spectacle lamentable. Tous les parcs du pays, Serrant, l'Épinai, la Cauterie, la Bénaudière, le Pin, Laucran, le Chillon, etc., sont littéralement ravagés. Il faudra dix ans pour réparer le désastre d'une nuit, et encore bien des dégâts sont-ils irréparables.»
Le verglas a été localisé, mais la neige couvrit une grande partie de l'Europe. «En même temps, une chute abondante de neige recouvrait la France, interrompant toutes les communications: aux environs de Paris, l'épaisseur de cette couche atteignit en moyenne vingt-cinq centimètres. La neige reprit un instant le 8, ajoutant une nouvelle couche de plus de dix centimètres à la première; de sorte qu'il s'accumula sur le sol, du 4 au 8 décembre, une couche d'eau gelée qui, fondue, ne correspondait pas à moins d'un volume de quarante-cinq litres d'eau par mètre carré de surface.» Quoique cette abondance n'eût rien d'extraordinaire, elle suffit pour causer de graves accidents, tels que l'effondrement du marché Saint-Martin, et pour arrêter la circulation pendant plusieurs jours.»
Nous n'avons pas à discuter ici les moyens employés pour débarrasser le sol de cette couche encombrante. Disons seulement que ceux qui ont préconisé l'emploi de la vapeur surchauffée pour fondre la neige des rues n'ont fait que prouver l'ignorance absolue dans laquelle ils sont des plus simples notions de la physique. Une grande locomotive routière, capable de brûler 70 kilogrammes de charbon par heure, aurait pu, étant donnée l'épaisseur de neige qui se trouvait sur le sol de Paris, nettoyer 50 mètres carrés de chaussée par heure. A ce chiffre, 1000 locomotives auraient à peine, en un mois, terminé leur besogne.
En province, la neige était par régions beaucoup plus abondante qu'à Paris. Dans le centre et le nord, elle atteignait une hauteur tout à fait insolite. A Joigny, dans l'Yonne, il y en avait plus de 50 centimètres. Dès le 1er décembre, il y en avait 30 centimètres dans les rues de Valenciennes, et il devait en tomber beaucoup encore. A Laval, on observait 50 centimètres de neige. A Bapaume, au milieu de décembre, il y eut en certains endroits 1m.60 de neige: le courrier dut, au péril de sa vie, porter sur son dos le sac des dépêches.
Près de Cambrai, des villages bloqués par les neiges demandent des secours et des vivres. Dans les Ardennes, des villages entiers étaient ensevelis; et demeuraient pendant plusieurs jours isolés du reste du monde, dans une détresse affreuse, sur le point de manquer complètement de pain. Les moulins ne pouvaient plus moudre, la farine manquait, tout gelait dans les maisons.
Dans certaines parties des Vosges, la neige, poussée par le vent, comblait les vallées, et s'amassait en masses de 10 mètres d'épaisseur. Sur divers points, nombre de gens étaient ensevelis sous la neige et périssaient misérablement. Les transports étaient devenus presque impossibles, et, près de Cambrai, les cultivateurs imaginaient d'employer des traîneaux grossiers pour leurs transports.
A l'étranger il y avait aussi de grandes neiges. A Naples, les trains étaient arrêtés par les grandes accumulations de neige.
Dans les montagnes, au contraire, de même qu'il y avait peu de froid, il n'y avait guère de neige. Les habitants du Causse de Chanac étaient obligés, faute d'eau et de neige, de faire un très long parcours pour aller chercher dans le lit du Lot de gros blocs de glace qu'ils charriaient à la ferme, et qu'ils faisaient fondre au fur et à mesure pour les besoins du ménage et pour abreuver les bestiaux. Le 14 décembre, le général Nansouty télégraphiait plaisamment à un ami, du haut du pic du Midi: «Nous sommes en détresse; nous ne trouverons bientôt plus assez de neige pour faire l'eau pour le thé et la soupe. Apportez-nous de la neige si Paris en a assez.»
C'est à la suite de cette grande chute de neige que se produisirent les froids extraordinaires de l'hiver. Les phénomènes de congélation de divers liquides, cités toujours par les historiens comme caractérisant les grands hivers, ont été observés alors dans un grand nombre de localités. L'eau, en maints endroits, s'est gelée au fond des puits; l'eau-de-vie, exposée à l'air, s'est prise en une masse solide; le vin a pu être coupé à la hache. A Verneuil, département de l'Eure, le vin gèle dans les caves, cinq cents bouteilles de vin sont brisées. Dans le Berry, au fond d'une cave bien close, plusieurs centaines de bouteilles de vins fins éclatent par l'effet de la gelée.
Dans le département de Saône-et-Loire, tout gèle dans les maisons. Dans plusieurs départements, toutes les provisions qui n'étaient pas enfermées dans des caves très profondes étaient totalement perdues.
Dans des chambres à feu, l'eau se gelait dans les carafes pendant la durée du repas. La rapidité de la congélation devenait extrême quand l'eau était placée à l'extérieur. Au milieu du mois de janvier, le feu se déclare dans la caserne d'artillerie, à Orléans, au milieu de la nuit. Pendant deux heures il est impossible de manœuvrer les pompes, les conduites d'eau étant gelées. La température était cette nuit-là de −18 degrés. L'eau qui tombait sur les murs se solidifiait et formait au-dessous des poutres des stalactites de glace. Les pompiers étaient recouverts d'une épaisse couche de verglas. Les conduits d'alimentation des pompes ont été tellement avariés que l'administration municipale a dû consacrer un important crédit à leur réparation.
M. Déleveaux, professeur au lycée d'Orléans, a profité de ces basses températures pour refaire l'expérience de William. Le 17 décembre, il a rempli d'eau un obus de 95 millimètres de diamètre. Il l'a placé en plein air, et le lendemain l'a trouvé cassé. Les vases rompus par suite de la gelée ont été très nombreux, même dans les appartements qui semblaient le mieux à l'abri des accidents de cette nature. Le journal la Nature donnait le curieux spécimen, d'après une photographie, d'un effet de congélation sur une bouteille contenant une solution faible de nitrate d'argent. Le bouchon avait été soulevé, dans un placard de laboratoire, à une grande hauteur par une colonne de glace sortie du goulot.
Dès le début du mois de décembre, les fontaines publiques de Paris présentaient, par suite de la formation des glaces, l'aspect le plus agréable. Les lions de la fontaine Saint-Michel étaient notamment d'un magnifique aspect. Sur la place de la Concorde, les statues qui décorent les fontaines étaient enveloppées dans d'immenses blocs de glaces dont elles formaient en quelque sorte le noyau.
Mais c'est surtout la prise des cours d'eau qui nous présente des faits dignes d'attention. Dès le mois de novembre, la Néva avait été prise. A Saint-Pétersbourg, les glaçons emportaient treize bateaux et plusieurs débarcadères. Des paquebots partis de Cronstadt avec trois cents passagers étaient entourés par des masses de glace flottante et jetés sur un banc de sable.
Dès les premiers jours de décembre, toutes les rivières du nord et du centre de la France étaient couvertes de glaces épaisses. La congélation s'était produite, pour certaines rivières, précisément à l'époque de la chute des neiges, et il en était résulté des effets singuliers. A la Flèche, sur le Loir, la neige, chassée par le vent sur la glace encore très faible, s'y était entassée en grande quantité. La glace, cédant sous le poids, ne tarda pas à s'enfoncer avec son fardeau, et la rivière se reprit par-dessus. Quinze jours après, nous avons encore pu constater, en brisant la glace, qui avait pris une épaisseur de 40 centimètres, que la neige était encore là. L'accumulation était telle qu'elle allait, sur les bords, jusqu'au fond, à plus d'un mètre. Cette neige était spongieuse: l'eau, à zéro degré, qui l'imprégnait, était impuissante à la fondre.
Le 8 décembre, le Sund charriait des glaçons et Copenhague était bloqué par les glaces. La navigation de l'Escaut était interrompue. Bientôt la Seine et la Loire se prenaient dans toute leur étendue, puis la Saône et une grande partie du Rhône. Les plus anciens riverains n'avaient jamais vu autant de glace sur le Rhône: il était gelé d'une rive à l'autre sur une longueur de plus de 60 kilomètres à partir d'Arles. Cependant, en 1830, on avait pu passer en voiture sur la glace de Tarascon à Beaucaire; on ne le fit pas en 1879. Sur le Lot, à Espalion, la glace avait 50 centimètres d'épaisseur; la rivière avait été prise le 30 novembre, et le 22 janvier, jour de la foire, tout le monde la traversait encore; on y jouait aux quilles, on y faisait de la photographie. Le canal du Midi, de Toulouse à Cette, était entièrement gelé au commencement de décembre.
Bien plus, tandis que le froid épargnait presque le sud-ouest de la France, il gagnait l'Italie. L'Arno se gelait à Florence; le Pô pouvait être traversé en tous sens; la mer se prenait en partie à Venise.
A mesure que le froid se prolongeait, l'épaisseur de la glace devenait plus grande, et on pouvait circuler librement sur les lacs et sur les fleuves. En certains points il y eut sur la Loire 70 centimètres de glace. A Vichy, sur l'Allier, les grosses voitures de roulage circulaient comme sur une route. A Mayence, sur le Rhin, les diverses corporations d'ouvriers installaient des ateliers. Un tonnelier, aidé de ses ouvriers, fabriquait, le jour de Noël, deux grands tonneaux sur la glace; ces tonneaux, destinés à un commerce de vins de Mayence, portent une inscription mentionnant le fait. En même temps, des maréchaux ferrants, des cordonniers, s'établissaient sur le Rhin; on installait une grande boucherie.
Le dégel de la fin de décembre devait rendre la vie à presque tous ces cours d'eau. Mais un grand nombre ont été, pour la seconde fois, repris en janvier.
A Paris, dès la première quinzaine de décembre, de nombreux promeneurs ne tardaient pas à descendre sur la Seine, malgré la défense de l'autorité. La glace, qui atteignit bientôt, en tous points, plus de 40 centimètres d'épaisseur, aurait été capable de porter les plus grands fardeaux. Les glaces sur lesquelles se lancèrent les hussards de Pichegru, le 20 janvier 1795, pour aller prendre d'assaut la flotte hollandaise, n'étaient pas plus épaisses. Lorsque, en 1657, Charles X, roi de Suède, fit traverser la Baltique sur la glace à toute son armée; lorsque, en 1458, une armée de quarante mille hommes campa sur le Danube, les glaces n'avaient pas non plus une solidité plus grande.
Aussi le jeudi, jour de Noël, la Seine était-elle couverte de patineurs: dans la nuit, on y organisait une nombreuse promenade aux flambeaux.
Pendant que la Seine était ainsi prise à Paris, les rues recouvertes d'une couche glissante de neige durcie, les promenades et surtout les transports de marchandises étaient devenus extrêmement difficiles. Aussi le patinage et la course en traîneaux prenaient une extension extraordinaire. Des commerçants avaient songé à faire leurs transports à l'aide de traîneaux, et les gens riches adoptaient, pour leurs promenades, ce mode de locomotion. Aux Champs-Élysées, on comptait un traîneau pour cinq voitures. Nous avons vu qu'au surplus ce divertissement n'était pas nouveau en France.
Dans l'Europe centrale, les grands lacs se prenaient presque tous. Ils ne se gèlent presque jamais, et seulement après une longue suite de jours extrêmement froids. Aussi leur congélation se produisit-elle seulement au mois de janvier.
Le lac Trasimène, près de Pérouse, le lac de Zurich, celui de Zirknitz, en Carniole, plusieurs grands lacs de la haute Autriche, purent être traversés sur la glace à la fin de janvier. Le lac de Neuchâtel était pris au commencement de février. Ce fait ne s'était pas produit depuis 1830: une gravure, aujourd'hui rare et très recherchée des amateurs, avait consacré le souvenir de cet événement. Au commencement de janvier, le lac de Genève était en partie couvert de glace, au moins sur les bords. La résistance de la glace était telle en février sur le lac de Constance, qu'on y installa, à Bregenz, une imprimerie. Là, on tira un numéro unique de la Gazette du lac de Constance, contenant une chronique sur le froid et l'historique des congélations du lac. A l'occasion de ce rare événement, qui ne s'était pas produit depuis 1830, on donna de grandes fêtes sur la glace, accompagnées de brillantes courses en traîneau.
CHAPITRE III
LE DÉGEL ET LES DÉBÂCLES.
Cependant à Paris on songeait à la débâcle, et on tâchait d'en atténuer les effets, si souvent désastreux. Nous avons vu qu'en 1768 Déparcieux avait indiqué un moyen d'empêcher la prise de la Seine à Paris: en 1879, pas plus que dans les grands hivers précédents, on n'avait songé à essayer ce moyen; il fallait donc briser la glace pour que le courant se trouvât libre au moment du dégel. En 1830, on avait tenté sans succès d'employer la poudre pour faire partir les glaçons; on espérait obtenir de meilleurs résultats avec la puissante substance explosible que nous avons maintenant à notre disposition. Des cartouches renfermant 250, 300 et 400 grammes de dynamite étaient placées sous la glace et allumées avec des mèches. Les débris, projetés à une grande hauteur, retombaient dans l'eau et pouvaient être emportés par le courant. Chaque cartouche pouvait disjoindre 150 mètres carrés de glace. On eut alors l'espérance de rendre complètement libre le cours du fleuve dans la ville, et de faciliter ainsi l'écoulement des glaçons lors du dégel. Ces efforts n'ont pas été tout à fait vains, et peut-être ont-ils empêché des dégâts plus grands que ceux que nous avons à enregistrer.
Le dégel arriva, en effet, assez vite et très brusquement. Le 28 décembre, la température s'éleva avec une rapidité inouïe de −15 degrés à +3. En même temps, une épouvantable tempête remplaçait, sur une partie de l'Europe, le calme absolu des jours précédents. D'après les observations du docteur Robert Grant, de l'université de Glasgow, la vitesse du vent était, dans cette ville, à sept heures du soir, de 115 kilomètres à l'heure. C'est à ce moment que, sous l'action de cet ouragan terrible, se produisit l'épouvantable catastrophe du pont de la Tay. Ce pont, entièrement métallique, qui reliait Dundee à Édimbourg, avait plus de trois kilomètres de longueur: il avait été terminé seulement en 1875, et ses constructeurs, fiers à juste titre de cette œuvre merveilleuse, avaient cru pouvoir affirmer que la tempête la plus furieuse ne produirait pas la moitié de l'effort nécessaire pour renverser les piles. Le plus terrible accident qu'ait à enregistrer l'histoire des chemins de fer devait donner un triste démenti à cette affirmation. Laissons la parole à M. Walker, directeur du chemin de fer North British:
«D'après les rapports qui nous ont été faits sur le terrible malheur survenu au pont de la Tay, il paraît que plusieurs des grosses traverses du pont ont été précipitées dans la rivière, en même temps que le dernier train venant d'Édimbourg, hier au soir, 28 décembre, vers sept heures et demie. Il y avait, je déplore profondément d'avoir à le dire, près de trois cents voyageurs dans le train, sans compter les employés de la compagnie qui en faisaient le service.
»Les premières nouvelles de l'accident, transmises à Dundee, n'y provoquèrent qu'un sentiment d'incrédulité, tant la catastrophe paraissait effroyable: ce sentiment ne tarda pas à faire place à une consternation profonde.
»Le train, qui était parti d'Édimbourg dimanche, à quatre heures quinze, était composé de quatre wagons de troisième classe, un de deuxième et un de première classe, un fourgon de bagages, et la machine; en tout huit véhicules.
»Le train avait quitté Burntisland à l'heure réglementaire, et, à toutes les stations du Fifeshire, la même régularité s'était maintenue en prenant des voyageurs dans les principales gares. A celle de Saint-Fort, le train avait juste cinq minutes de retard. Il fut signalé à partir de là au garde-barrière de l'extrémité méridionale du pont, qui transmit le signal à son collègue de l'extrémité nord, et de là à Dundee. En ce moment, un vent des plus violents, véritable ouragan, faisait rage; et, à peine une minute ou deux après la communication télégraphique d'une extrémité du pont à l'autre, le pont s'écroula subitement. On crut d'abord que le train avait pu rétrograder, et l'on essaya de s'en assurer en se mettant en communication avec la rive du Fifeshire de la Tay. Mais les employés de la Compagnie durent enfin se rendre à l'évidence et reconnaître que le train avait été précipité dans la rivière.
»Le vapeur qui, parti à onze heures du soir, eut toutes les peines du monde à arriver sur le théâtre de la catastrophe, y parvint au moment où la lune commençait à se cacher derrière d'épais nuages. Ceux qui le montaient purent néanmoins s'assurer que, sur une longueur de mille mètres, tout avait cédé. Il n'y restait pas même un simple bout de barre de fer. C'était une grande ouverture béante, où quelques extrémités de poutres passaient seules de chaque côté! Au milieu de l'obscurité, les passagers du steamboat crurent distinguer des êtres humains sur l'une ou l'autre des deux berges, mais c'était une illusion d'optique; la rivière n'avait rien rendu, et ce que l'on avait pris pour des hommes, c'étaient des bouts de câble restés fixés aux culées maçonnées du pont.
»On se perd en conjectures pour expliquer comment treize massives traverses ont pu être enlevées si complètement qu'elles n'ont laissé aucune trace. L'explication la plus plausible paraît être celle qui attribue leur rupture à la pression latérale exercée par le vent, au moment où le poids du train en exerçait une verticale et provoquait des vibrations qui ont été contrariées par l'action opposée simultanée de l'ouragan. Dans cet état de choses, quelque partie plus faible ayant cédé, la lourde masse du train aura accéléré la rupture totale. Une chose surprenante, c'est que le bruit d'une chute pareille n'ait pas été entendu dans le village, probablement à cause de la violence du vent. En somme, il n'est resté du pont que les fondations en pierre et une partie des culées en maçonnerie encore garnies de bouts de montants en fer.»
Telle fut cette catastrophe sans exemple, dans laquelle trois cents personnes ont trouvé la mort. Bien peu de cadavres ont pu être retrouvés.
Cependant, à Paris et dans presque toute l'Europe, le dégel commençait. La terre, fortement durcie par la gelée, était presque imperméable, et l'eau provenant de la fonte des neiges glissait rapidement à sa surface pour aller grossir les rivières. Les eaux de la Seine, montant rapidement, déterminèrent bientôt la rupture bruyante des glaces. Le 2 janvier, la débâcle commença; le 3, elle atteignit sa plus grande intensité. Le fleuve entier fut bientôt couvert de glaçons accumulés, entassés pêle-mêle, descendant le courant avec une rapidité vertigineuse. De nombreux débris étaient ainsi charriés: bateaux, tonneaux, poutres, arbres, pans de murs, on voyait de tout sur cet immense radeau de glace. Et tout cela frappait les piles des ponts avec une telle force que le sol en tremblait.
Et cependant le fleuve monte toujours; malgré les plus grands efforts, les ponts sont en grande partie obstrués, les quais submergés: on craint un moment un immense désastre. Heureusement il devait nous être épargné. Le pont des Invalides seul ne put résister au choc. Il était en réparation depuis plusieurs mois, et l'on avait construit en avant une passerelle de bois pour la circulation des piétons. Celte passerelle ne tarde pas à être emportée, et ses débris, encombrant les arches, déterminent la rupture du pont lui-même. Le 6, tout danger d'inondation avait complètement disparu.
En somme, cette débâcle fut une des moins désastreuses de celles qui eurent Paris pour théâtre. Elle se bornait à des dégâts matériels, dont l'état estimatif a fixé la valeur, pour l'intérieur de Paris, à 3 500 000 francs. Dans les banlieues, les dégâts furent plus grands: à Villeneuve, à Choisy-le-Roi, à Alfort-Ville, il y avait eu plus d'un mètre d'eau dans les rues. Tout cela est beaucoup, mais bien peu à côté de ce que l'on avait à craindre, bien peu à côté des désastres rapportés par l'histoire.
Les glaces n'arrivèrent que lentement dans la basse Seine. Elles furent d'abord arrêtées à Meulan par le pont de la ville. Elles s'y accumulèrent en quantité si considérable qu'elles arrivèrent à la hauteur des poteaux télégraphiques. Puis cette muraille immense finit par céder, et le torrent, franchissant le pont, se précipita sur l'écluse. Il n'y eut que des accidents de bateaux. Ce fut le dernier incident de la débâcle de la Seine.
Malheureusement, tous les riverains des grands fleuves ne devaient pas en être quittes à si bon marché, et diverses débâcles, surtout dans le centre de l'Europe, furent bien autrement funestes.
En Hongrie, dès le 15 décembre, il y eut de grandes inondations, et les glaces causèrent de grands dégâts.
Au commencement de janvier, la Moselle inonde la ville de Metz, et les glaces font de grands ravages; le Rhin emporte en divers points les remblais du chemin de fer. La Meuse présente à Liège un spectacle terrible et grandiose: les glaçons, en se choquant les uns contre les autres, produisent un bruit effrayant; une terrible inondation charrie des épaves de toutes sortes. A Sarrebourg, la Sarre démolit les ponts, brise les arbres, inonde la campagne, et emporte tout ce qui se trouve sur son passage. Le Danube est plus furieux encore; il inonde complètement l'île de Shutt, près de Presbourg, et ses glaces emportent plusieurs ponts. Près de Cracovie, plus de vingt villages sont ensevelis par le débordement de la Vistule.
Enfin, en France, la Saône au-dessus de Lyon, et la Loire au-dessus de Saumur, furent arrêtées par d'immenses amoncellements de glaces qui donnèrent la plus grande inquiétude. La rencharge de Saumur, désormais célèbre sous le nom de glacier de Saumur, s'étendait sur une longueur de douze kilomètres et sur toute la largeur du fleuve, atteignant presque un kilomètre en cet endroit. Elle occupa, passionna l'opinion publique pendant six semaines. La presse en donna les descriptions et les dessins les plus variés, et tint le public au courant de tous les travaux entrepris pour conjurer le péril. L'attention était d'autant plus vive que l'on répétait sur tous les tons que le phénomène était unique, qu'il ne s'était jamais produit en aucun temps et en aucun lieu. Il ne sera donc pas inutile de montrer qu'au contraire les encombrements de glaces sont presque la règle générale des débâcles, et qu'il n'y a de différences que dans la plus ou moins grande importance de l'amoncellement et dans la durée du glacier formé.
Dans les hivers rigoureux et longs, la glace atteint dans les fleuves une épaisseur considérable. Au moment de la débâcle, la rupture ne se produit que difficilement, et les glaçons charriés ont une grande surface, par suite un poids énorme, une force d'entraînement prodigieuse.
Il suffit alors qu'un obstacle, pont, île, bas-fond, se présente, pour déterminer ce qu'on nomme une rencharge. Les premiers glaçons sont arrêtés; ceux qui suivent choquent violemment les premiers, se dressent les uns sur les autres, et forment une solide barrière qui augmente de volume à chaque instant. Si l'obstacle est un pont, il ne tarde pas à être emporté, et la débâcle reprend sa marche; mais si l'embâcle est causée par une île, un bas-fond, qui ne peuvent céder, la barricade prend des dimensions importantes: toutes les glaces d'amont se réunissent au même endroit, se soudent les unes aux autres, et forment un tout solide, dont le volume se chiffre par millions de mètres cubes.
Les eaux, arrêtées dans leur cours, s'élèvent à une hauteur anormale. Il se produit de part et d'autre du glacier une différence de niveau de plusieurs mètres; les campagnes voisines sont inondées, dévastées, et souvent le fleuve se creuse, dans les vallées latérales, un lit nouveau qu'il conservera peut être définitivement si les travaux de l'homme ne viennent le déposséder de sa conquête. Suivant l'importance du fleuve, l'épaisseur des glaces, la hauteur des eaux et la durée du dégel, le glacier sera plus ou moins considérable, l'inondation plus ou moins dévastatrice, la débâcle définitive plus ou moins tardive, plus ou moins désastreuse, mais au fond le phénomène sera toujours le même.
Et qu'on ne vienne pas dire que ce sont là de pures spéculations; l'histoire nous montre à chaque instant ces amoncellements de glaces et leurs tristes conséquences. Nous en avons cité un certain nombre, notamment pour les années 1216, 1364, 1789, 1830. Ajoutons-en encore deux ou trois.
En 1840, un engorgement du genre de celui dont nous nous occupons a eu lieu dans la Vistule, à deux kilomètres environ au-dessus de la ville de Dantzig. La rivière, arrêtée par les glaces empilées, s'ouvrit un nouveau cours sur la rive droite. En quelques jours elle se creusa, à travers des collines sablonneuses de douze à dix-huit mètres de haut, un lit profond et large de plusieurs lieues de longueur.
En 1876, le 3 mars, le Danube, arrêté par des glaces qui s'élevaient à une hauteur prodigieuse, causa de terribles inondations et d'immenses dégâts.
Mais notre étonnement redouble quand nous considérons les faits mêmes du grand hiver de 1879. Juste au moment où tous les journaux de France étaient pleins du glacier de Saumur et le déclaraient unique, il se produisait au-dessus de Lyon un phénomène du même genre. Il subsistait aussi longtemps que celui de Saumur, donnait aux ingénieurs les mêmes inquiétudes, en un mot, lui ressemblait de tous points. L'accumulation des glaces, énorme cependant, était seulement un peu moins considérable.
Occupons-nous de ce premier glacier, si dédaigné des chroniqueurs, à cause sans doute de son éloignement de Paris, et nous verrons s'il était en réalité bien différent de celui de Saumur. Nous emprunterons les récits qui suivent aux journaux de Lyon, qui seuls s'entretenaient de ce fait effrayant, dont le reste de la France semblait se désintéresser absolument.
La débâcle de la Saône commença le 2 janvier: les glaces emportèrent d'abord le pont de Taissey (Ain). A Lyon, le mouvement se produisit le 3. Aussitôt après la rupture de la couche de glace le fleuve charrie à pleins bords. Mais il se forme bientôt, en face de l'île Barbe et du pont Serin, un immense amoncellement. Le 5, ces glaces se mettent en mouvement avec un fracas épouvantable, mais elles s'arrêtent de nouveau à Vaise: là, l'embâcle se reforme avec plus d'intensité. En quelques heures, tout l'espace compris entre Vaise et l'île Barbe est encombré; les glaces, à l'île Barbe, atteignent le pied de la maison éclusière; les glaçons, entassés les uns sur les autres, dépassent, en certains endroits, les parapets des quais. L'aspect de la Saône est saisissant et grandiose: c'est celui d'une véritable mer de glace, mais d'une mer tourmentée, convulsée. Les glaçons, éclairés par un resplendissant soleil, jettent mille lueurs; ceux de provenance du Doubs se reconnaissent à leur couleur bleue très pure. Dans cet enchevêtrement de glaçons immenses, on distingue les formes les plus fantastiques: des pièces de bois, des carcasses de bateaux brisés, des arbres, des débris de toutes provenances, rappellent au sentiment de la réalité; ces traces des malheurs de la veille en font craindre de plus terribles pour le lendemain.
Le 13 janvier, M. Pasquot, ingénieur chargé de la navigation, fait un rapport sur le phénomène. Il dit que sur toute la largeur du fleuve, et sur une longueur de plusieurs kilomètres, la Saône est un véritable glacier. «La glace, ajoute-t-il, a de huit à dix mètres d'épaisseur, et le volume total dépasse certainement cinq millions de mètres cubes. Ce glacier descend jusqu'au fond du lit même de la Saône, et il barre si complètement la rivière, que le niveau de l'eau en amont de cette digue est arrivé à dépasser de 3m.17 le niveau de l'eau en aval. Si cette barre, ajoute le rapport, est soulevée ou rompue brusquement par l'effet du dégel ou d'une poussée venant de la débâcle du haut, la Saône peut monter dans Lyon de deux mètres en quelques minutes.»
En présence d'un semblable péril, des ingénieurs sont envoyés qui se mettent à l'ouvrage. On attaque, d'abord sans grand espoir, la banquise avec la dynamite; dans l'axe on perce un chenal pour permettre l'écoulement des eaux. Du reste, le niveau du fleuve baisse rapidement, et bientôt la surface du glacier présente l'aspect d'une vallée profonde, bordée de montagnes de sept à huit mètres de hauteur. Malgré les doutes d'un grand nombre d'ingénieurs, on travaille avec ardeur; on brûle jusqu'à deux mille kilogrammes de dynamite par jour, les détonations se succèdent sans relâche. Grâce au beau temps, et aussi aux efforts faits, le danger diminue tous les jours. C'est seulement le 15 février que toutes les glaces ont quitté la Saône.
La dynamite, jointe à un temps favorable, avait évité à Lyon, comme elle évitait à Saumur, bien des dévastations. Le moyen que l'on avait employé pour émietter le glacier était-il le meilleur? Beaucoup, et notamment des ingénieurs, avaient proposé de scier les banquises. Ils rappelaient que l'ingénieur Venetz avait sauvé, au commencement du siècle, la ville de Viège, dans le Valais, en sciant une immense banquise de glace qui la menaçait, et derrière laquelle se trouvait un lac qui aurait produit une inondation formidable. Ils rappelaient que l'amiral Pâris avait, lui aussi, utilisé le sciage d'une façon très heureuse, pour maintenir libres ses navires emprisonnés par les glaces du grand lac Léman, du Boug et du Dnieper. L'amiral Pâris, interrogé à ce sujet dans une séance de l'Académie des sciences, avait déclaré que dans une rivière où l'on a un courant pour enlever à mesure les glaçons, il devait y avoir grand profit de temps et de travail à employer la scie. Et cependant la scie n'a pas été employée: c'est que l'épaisseur de la glace était, à Lyon comme à Saumur, de plusieurs mètres, et qu'il semblait impossible de manœuvrer des scies de dimension suffisante; c'est que, presque partout, la glace touchait le fond de la rivière, et que, dans ce cas, le sciage n'aurait produit absolument aucun résultat. Il n'y avait aucune analogie à établir entre la couche de glace sciée par l'amiral Pâris, et les amoncellements que l'on voulait dissiper sur la Saône et sur la Loire.
D'autres ingénieurs proposaient en même temps à l'Académie des sciences un nouveau procédé pour débiter rapidement les glaces de n'importe quelle épaisseur. Ce procédé consiste à poser à la surface de la glace un tube flexible en plomb, de petit calibre, et communiquant au moyen d'un robinet à un générateur mobile de vapeur. Le tube, fondant la glace à sa périphérie, s'enfoncerait à mesure, laissant une tranchée verticale de faible largeur, pendant que l'eau de condensation s'échapperait par l'extrémité opposée restée ouverte. Ce nouveau procédé ne fut pas employé non plus. Il semble impossible, du reste, que les eaux provenant de la fonte de la glace et de la condensation de la vapeur ne se regèlent pas dans la tranchée même, au-dessus du tuyau, si le froid extérieur est un peu vif.
Nous allons voir maintenant que le glacier de Saumur ne différait que par des points de détail de celui qui existait au même moment à Lyon. Il commence à la même époque, ne dure que quelques jours de plus, est favorisé par les mêmes circonstances, attaqué par les mêmes moyens, et se termine de la même manière, sans accident grave. Sa dimension était peut-être double de la dimension du premier.
La débâcle de la haute Loire se signale d'abord par un désastre. Au village de Némant, commune d'Avaine, les glaces, poussées par le courant, coupent, sur une étendue de 300 mètres, le chemin qui longe le fleuve. Il se forme là une première embâcle que l'on détruit par la dynamite; la retenue des eaux avait été telle, qu'en moins de 30 minutes la Loire était montée d'un mètre au pont de Saumur. Les glaces se remettent en mouvement, et bientôt elles arrivent en masse à Villebernier. Sous la poussée de l'eau la surface solide tout entière s'ébranle; les glaçons, serrés les uns contre les autres, sont entraînés par le courant; le fracas sinistre de la débâcle se fait entendre jusqu'à Saumur, semblable à un roulement de tonnerre. Mais, au bout de quelques heures, le transport des glaces cesse tout à coup; elles s'arrêtent au-dessus de Saumur le 9, et s'accumulent en quantité considérable. Entre Saumur et Montsoreau il s'établit une différence de niveau de 2m.50. Dans le silence de la nuit on entend un bruit confus et uniforme: c'est l'eau qui se heurte contre la banquise et fait chute par derrière. C'est un spectacle grandiose et effrayant. Les glaces s'accumulent de plus en plus, forment bientôt un immense bloc, tout d'une pièce. De l'île Souzay à Montsoreau, sur une étendue de dix kilomètres, tout est couvert; le courant est intercepté et se fraye un passage du côté de Dampierre, dans une étroite vallée qu'il inonde. L'île de Souzay est presque entièrement couverte par les glaces. Cette île renferme sept fermes; elles sont bientôt séparées les unes des autres par des courants rapides, et dans deux le pain fait défaut, les fours étant submergés; de petits enfants ont souffert de ce manque de nourriture. Grâce au travail des pontonniers, cette île est bientôt complètement évacuée. Les hommes et les animaux sont ramenés à terre, non sans de grandes difficultés.
On conçoit les terreurs des riverains. D'une part, le glacier pouvait céder à la violence du courant, se mettre en marche, emporter les ponts de Saumur, s'arrêter de nouveau au-dessous de la ville et déterminer une inondation qui aurait pu détruire des quartiers entiers. D'un autre côté, la levée qui sépare la Loire de la vallée de l'Authion pouvait être emportée par la violence du courant, et plusieurs milliers d'hectares de terrain, un grand nombre de villages, auraient été submergés.
Au bout de quelques jours, les craintes étaient momentanément calmées; par suite de la baisse rapide des eaux, l'écoulement était devenu facile. C'est alors que de nombreux visiteurs accoururent en foule pour contempler ce spectacle à la fois grandiose et terrible. Les vastes prairies abandonnées par la Loire présentaient un singulier spectacle. Elles étaient pavées d'immenses dalles de glace d'une épaisseur de 40 à 50 centimètres. Tous les arbres, peupliers, bouleaux, saules, étaient brisés, tordus, décapités; des ravines profondes avaient été creusées par les eaux. Dans le fleuve, sur une longueur de douze kilomètres, c'est véritablement une mer de glace, couverte de débris de toutes sortes. Non seulement les glaçons sont dressés les uns contre les autres, présentant des aspérités à pic, mais encore, au milieu de cette plaine raboteuse, on voit s'élever des collines, se creuser des vallées; en maints endroits le glacier repose directement sur le fond; des sondages indiquent une épaisseur de dix mètres de glace. Partout la surface de la banquise scintille sous l'action des rayons du soleil, présentant les colorations les plus variées; on reconnaît à leur couleur les glaces des différents affluents de la Loire.
Mais ce n'est là qu'un repos momentané. Bientôt le dégel reviendra; la Loire, grossie pour la seconde fois, exigera un passage, et les plus grands malheurs seront à craindre. Ce passage, il faut le créer à la hâte: il faut tailler dans le vif de cet immense bloc. Des travaux énormes sont entrepris: la dynamite fait rage, un chenal de grande largeur est creusé pour livrer passage au courant et amener la désagrégation lente de toute la masse. Tous les jours les ingénieurs tiennent conseil; le ministre des travaux publics vient en personne se rendre compte du péril et activer les travaux. Après la rive gauche, c'est la rive droite qu'on attaque; la banquise, sapée de toutes parts, disparaît peu à peu. Tandis que tout le monde désespère et proclame l'inutilité des efforts, les ingénieurs poursuivent leur but avec ardeur, et ils l'atteignent. Ils ont puissamment contribué à préserver la ville de Saumur et surtout la vallée de l'Authion de bien des ruines.
CHAPITRE IV
LES HOMMES, LES ANIMAUX ET LES PLANTES PENDANT LE GRAND HIVER (1879–1880).
Les souffrances furent grandes pendant ce terrible hiver; mais, si nous les comparons à celles des grands hivers des siècles précédents, nous pourrons juger des progrès de l'humanité dans la voie de la préservation générale, du bien-être de tous. Il n'y eut pas maintenant, comme alors, des milliers de personnes mourant de froid par les chemins. C'est que des routes bien tracées et bien entretenues sillonnent aujourd'hui toute la France, et qu'il est devenu presque impossible, dans la plupart de nos départements, de s'égarer dans les neiges. C'est que les chemins de fer ont remplacé les diligences pour les courses un peu lointaines: bien clos, quelque peu chauffés, les wagons garantissent les voyageurs des grandes intempéries; le peu de durée des voyages, la fréquence des arrêts, sont des sauvegardes efficaces contre la congélation. Aussi, quelle qu'ait été la rigueur du grand hiver de 1879–1880, les morts par le froid ont été assez rares. Les journaux quotidiens en ont cité de nombreux exemples; mais en les réunissant tous on n'arriverait qu'à un total assez faible. Et ce total aurait les plus grandes chances d'être trop élevé; les journaux d'aujourd'hui ont remplacé les chroniqueurs d'autrefois: ils sont plus nombreux et mieux informés, mais ils sont tout autant sujets à l'exagération et à l'erreur.
Citons quelques-uns des accidents qui sont survenus, en ne prenant que ceux dont l'authenticité paraît attestée par de nombreux témoignages. Celle liste sera loin d'être complète, mais elle nous montrera que les accidents ont été rares, isolés, et n'ont, dans aucun cas, présenté le caractère d'une calamité publique.
A la suite des grandes chutes de neige, qui furent surtout abondantes au-dessus de Paris, plusieurs personnes dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont mortes de froid. D'autres, trouvées perdues dans les neiges, n'ont été qu'à grand'peine sauvées de l'asphyxie; nombre de bras et de jambes ont été cassés à la suite de chutes. A la même époque, un facteur rural est trouvé mort dans la neige à Laval: la couche atteignait cinquante centimètres d'épaisseur. Au commencement de décembre, plusieurs personnes meurent de froid dans le département de Saône-et-Loire. En Belgique, on trouve un soldat mort de froid près de Bruxelles. Près de Charleroi, un homme, surpris par l'effroyable tempête de neige et de verglas, s'égare et est enseveli: on le retrouve gelé. Près de Tourny, dans l'Eure, un homme se perd dans les neiges avec sa charrette attelée de quatre bœufs: le conducteur et les animaux périssent.
Dans le courant du mois de décembre, deux jeunes filles de Valmy (Pas-de-Calais) meurent ensevelies dans la neige. Dans la Somme, deux personnes sont trouvées mortes de froid sur un chemin. A la Chapelle, près de Belfort, on a trouvé, le 14 décembre, à quelques pas du village, un pauvre homme qui était gelé. A Lyon, plusieurs pauvres gens sont trouvés morts de froid chez eux: un soldat a le même sort à la salle de police de la caserne de la Part-Dieu. En Bohême, dans la commune de Katlowitch, quatorze enfants revenant de l'école, le 14 décembre, par un froid de −20 degrés, sont arrêtés par la neige et périssent tous de froid.
Mais, si peu succombèrent, tous eurent à souffrir. Pour lutter contre un froid si intense, nos maisons sont mal construites, et avec les feux les plus vifs, soutenus nuit et jour, bien des personnes ne pouvaient arriver à obtenir une température supérieure à zéro degré. Tous les moyens de chauffage étaient simultanément employés: gaz, bois, coke, charbon, tout était utilisé, et la consommation était considérable. Cette augmentation dans la consommation, jointe à la difficulté des communications qu'amenait l'encombrement des neiges, ne tarda pas à faire atteindre aux combustibles des prix fort élevés.
La nécessité de se chauffer constamment et par tous les moyens possibles a augmenté très notablement, dans les grandes villes, le nombre des incendies. Le nombre total des incendies à Paris, pour l'année 1879, tant en feux de cheminée qu'en incendies véritables, a été de 2752; dans ce nombre, le mois de décembre est entré à lui seul pour 581, c'est-à-dire pour plus d'un cinquième. Les conduites d'eau, en partie gelées, rendaient les secours très lents et très difficiles: aussi a-t-on vu l'augmentation porter surtout sur les grands incendies, qu'on n'avait pu arrêter à temps.
Le combustible n'avait pas seul augmenté de prix. La campagne était couverte de neige, les routes impraticables, les maraîchers ne pouvaient ni récolter, ni conduire leurs produits à destination; de plus, beaucoup de provisions avaient été gelées jusque dans les caves. La cherté des objets de première nécessité était devenue générale.
Aussi la misère était grande. Les plus pauvres, sans charbon et sans bois, sans travail aussi, forcés d'engager, pour manger, leurs couvertures et leurs vêtements, demandaient de prompts secours. La charité publique a été à la hauteur des circonstances. Tous les moyens de l'employer ont été trouvés bons: souscriptions publiques dans les journaux, dons en espèces ou en nature à l'administration de l'assistance publique, loteries de bienfaisance, fêtes magnifiques organisées par la presse et par les théâtres, tout a été mis en œuvre pour procurer aux pauvres un peu de chaleur, des matelas, des couvertures, du bois, pour donner du pain aux plus nécessiteux.
Des chauffoirs publics étaient ouverts dans un grand nombre de quartiers. Des précautions étaient prises pour adoucir la situation des gens qui sont obligés, par métier, de séjourner dans la rue; des braseros y étaient entretenus par les soins et aux frais de la municipalité, et chacun pouvait venir s'y réchauffer.
Jamais les sentiments fraternels qui unissent chez nous toutes les classes de la société n'avaient été autant mis en lumière. Ce fut une touchante et unanime manifestation, bien faite pour adoucir aujourd'hui le souvenir des souffrances endurées. De ces souffrances, il reste cependant autre chose que des souvenirs; il reste, hélas! des deuils nombreux. La mortalité a été notablement accrue. Mais, grâce à l'augmentation générale du bien-être, à une meilleure organisation de la charité publique, à une application plus rationnelle des lois de l'hygiène, cette augmentation de la mortalité n'a pas été bien considérable.
Le tableau suivant nous donne la comparaison de la mortalité pendant seize semaines, à partir du 1er novembre, pour les années 1878–1879 et 1879–1880: il est relatif à Paris, et porte sur une population d'à peu près 2 000 000 d'habitants.
| Périodes. | 1818–1879. | 1870–1880. | Rapport. |
|---|---|---|---|
| 4 premières semaines de novembre | 3601 | 3733 | 1.038 |
| 4 semaines suivantes (novembre et décembre) | 3756 | 4473 | 1.191 |
| 4 semaines suivantes (décembre et janvier) | 4062 | 5123 | 1.261 |
| 4 semaines suivantes (janvier et février) | 4157 | 5962 | 1.433 |
L'augmentation de la mortalité commence donc dès le mois de novembre, mais elle est d'abord faible. Elle s'accentue pendant la période des grands froids, pour devenir surtout considérable au moment où la chaleur revient; à ce moment la mortalité est accrue dans le rapport de 1.000 à 1.433. A partir de là, le rapport diminue, l'influence de l'hiver se fait moins sentir à mesure qu'il s'éloigne d'avantage. Nous ne voyons rien là de comparable à cette mortalité de certains villages du Poitou qui, au dire de Réaumur, perdirent, en 1740, la moitié de leurs habitants des suites du froid.
Il semble, du reste, que nous soyons devenus moins sensibles aux basses températures que ne l'étaient nos ancêtres. En 1709, le froid suspendit à Paris les plaisirs et le commerce: des magasins furent fermés, l'Opéra cessa de jouer, le Parlement de tenir ses séances; les membres de l'Académie des sciences seuls continuèrent à se réunir. En 1879, par des températures plus basses, malgré l'encombrement produit par les neiges, Paris continua à vivre de sa vie normale. Dans le siècle de la vapeur et de l'électricité, il faut autre chose que le mauvais temps pour arrêter les rouages d'une ville aussi affairée que l'est Paris.
Les animaux aussi ont eu cruellement à souffrir. Les animaux domestiques, souvent mieux nourris et mieux logés aujourd'hui que ne l'étaient autrefois les hommes, ont été relativement peu éprouvés; ils ont cependant souffert de la faim et du froid. Les fourrages d'hiver étaient anéantis par des froids précoces ou ensevelis sous la neige: il fallut rationner la nourriture; les étables mal closes n'étaient pas inaccessibles au froid. Dans le Loiret, des animaux, principalement des chevaux et des ânes, ont été trouvés morts de froid dans les étables; ces derniers, d'ordinaire si rustiques, se sont montrés particulièrement sensibles à l'abaissement de la température. Dans l'Aube, en décembre, par une température de −27 degrés, les animaux dans les étables étaient couverts de givre et tremblaient au point de refuser leur nourriture. Dans beaucoup de poulaillers, les poules ont eu les pattes gelées; beaucoup de ruches d'abeilles ont vu périr tous leurs habitants.
Quant aux animaux non domestiques, leur sort était encore plus misérable. Sans nourriture et sans abri, peu préparés aux rigueurs d'un semblable hiver, ils succombèrent par milliers. Dans l'Est et dans le Nord, le gibier a été presque entièrement détruit. Les oiseaux, mourant de faim, entraient dans les fermes et se laissaient prendre à la main; dans tous les buissons on rencontrait des lièvres, des oiseaux morts ou mourants. Beaucoup vivaient encore, mais avaient les pattes gelées.
Les loups, ne trouvant plus dans les forêts et sur les hauteurs de quoi pourvoir à leur nourriture, descendirent dans la plaine en plein jour, arrivant jusque dans les fermes, jusque dans les villes, s'attaquant aux enfants, aux femmes, quelquefois même aux hommes, détruisant beaucoup de bétail. Dans l'Aube, dans la Haute-Loire, dans l'Yonne, dans le Comtat, à Belfort, on eut à lutter contre ces animaux rendus audacieux par la faim qui les pressait.
Le sort des poissons n'était pas moins misérable. Nombre d'étangs peu profond furent gelés jusqu'au fond; dans les autres, les poissons enfermés sans air dans une masse d'eau trop faible périrent asphyxiés. Dans le département de la Loire, le préfet rendit une ordonnance par laquelle les propriétaires des étangs devaient retirer de l'eau les poissons morts et les enfouir, avec de la chaux vive, dans des fosses profondes. D'autres habitants des rivières devaient être victimes d'un accident d'un genre plus nouveau: les détonations produites dans la Saône et dans la Loire par les cartouches de dynamite faisaient périr tous les poissons qui se trouvaient sous la glace; ils étaient entraînés en grande quantité par le courant, et des pêcheurs improvisés en faisaient leur profit.
A côté des poissons, de nombreuses huîtres furent gelées; à Arcachon, dans la Seudre, à la Tremblade, on en perdit plusieurs millions.
Les animaux inférieurs, presque tous nuisibles, résistèrent au contraire parfaitement bien. M. Lichtenstein a montré que le phylloxéra n'avait pas éprouvé le moindre malaise d'une température de −11 degrés. Il s'est assuré que les pucerons du pêcher, du fusain, du chou, de l'épine-vinette, ont supporté vaillamment les rigueurs des frimas. Ces bestioles, fixées, comme on sait, aux parties aériennes des plantes qu'elles exploitent, se sont complètement engourdies; mais, transportées dans le laboratoire, elles se sont bientôt mises à pondre, comme si de rien n'avait été.
Si les insectes nuisibles ont été épargnés, il n'en a pas été, malheureusement, de même des végétaux. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que la principale calamité des grands hivers résulte des désastres produits sur la végétation. Ce sont eux qui ont causé, pendant tout le moyen âge, et même au dix-huitième siècle, les plus épouvantables famines.
Heureusement le mal n'a pas été aussi grand en 1879 qu'auraient pu le faire craindre les températures sibériennes du mois de décembre. L'action préservatrice de la neige ne s'est jamais exercée avec une plus satisfaisante efficacité. Dans les régions mêmes où les froids avaient été le plus vifs, les récoltes en terre présentaient au printemps un splendide aspect; les températures de −2 degrés et −3 degrés auxquelles les blés avaient été soumis à travers la neige ne leur avaient fait aucun mal. Les vignes et les arbres ne pouvaient pas être préservés par le même moyen, ils ont beaucoup souffert. Les uns ont été fendus brusquement par la gelée, les autres tués par la pénétration lente du froid.
A Lyon, les platanes plantés sur les quais ont été en grand nombre gelés. Certains ont été fendus en deux dans le sens de la longueur, et, au moment de la rupture, on a entendu une forte détonation. A peu de distance de Paris, par un froid de −28 degrés, des chênes de cent cinquante ans ont été fendus de part en part; certaines fentes présentaient une largeur de plus de dix centimètres. Le tronc de l'un des marronniers qui ornent la place Timothée-Halley, à Lillebonne (Seine-Inférieure), a été fendu de part en part et dans toute la hauteur, quoiqu'il ne mesure pas moins de 1m.45 de circonférence. Presque partout des faits analogues se sont produits, et en grand nombre.
Dès le mois de janvier, chacun a voulu se rendre compte des dégâts, et la panique a été grande. De tous les points de la France, de la Seine, de la Champagne, de la Bourgogne, du Berry, de Belgique, de Hollande, d'Espagne même et de Grèce, arrivaient les plus tristes nouvelles. Tout était perdu, les récoltes, les vignes, les arbres fruitiers, les essences forestières les plus résistantes, rien n'avait résisté. Mais on ne tarda pas à reconnaître que le mal, encore bien grand, était moindre cependant qu'on ne l'avait pensé. Du reste, à l'heure actuelle, en avril 1880, il est encore impossible de se rendre un compte exact des pertes éprouvées: bien des arbres fleurissent, poussent des feuilles, qui sont cependant mortellement atteints, et qui succomberont en été au coup dont l'hiver les a frappés; on ne peut pas juger de la récolte future des fruits par l'abondance actuelle des fleurs.