Les grands froids
C'est dans ces régions que nous allons rencontrer un hiver presque perpétuel. «Là, nous sommes arrivés aux limites de la terre habitée, à ces déserts glacés que les pêcheurs de phoques et de morses fréquentent seuls, et qui ne sont peuplés que par quelques tribus d'Esquimaux. Groupées autour des pôles, ces régions représentent deux calottes sphériques dont la septentrionale seule a été explorée. Elle comprend le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble, le nord de la Sibérie, la partie de la Nouvelle-Bretagne qui confine à l'océan Glacial, la terre de Baffin, le nord du Groenland et les îles de la mer Polaire comprises sous la dénomination de terres arctiques. Rien ne peut peindre l'aspect sinistre de ces solitudes. L'œil n'y rencontre que des mers immobiles, que des glaciers surplombant d'immenses champs de neige à la surface desquels se dressent des rochers nus et dépouillés où se dessine de loin en loin la silhouette d'un renne ou d'un ours blanc. Les rayons d'un soleil oblique, traversant avec peine un épais rideau de brume, viennent se réfléchir sur ces grandes surfaces d'un blanc uniforme et les éclairent d'un jour douteux. Cette lueur monotone remplit le ciel pendant le cours d'un long été sans nuits, et disparaît ensuite pour faire place pendant plusieurs mois à la clarté blafarde de la lune, à l'éclat des aurores boréales.»
Au pôle austral, moins connu, on rencontre moins de terres, avec un climat plus froid encore. Au delà du cercle polaire austral, les glaces s'opposent presque complètement au passage des navigateurs, tandis que, dans le Nord, les baleiniers vont souvent jusqu'au Spitzberg, bien plus rapproché du pôle. Cook, en 1773 et 1774, fit le tour de la terre dans le voisinage du cercle polaire antarctique. Des glaces continues ne lui permirent guère de dépasser le parallèle de 71 degrés. «L'horreur des solitudes australes jusque-là si inconnues, la rigueur excessive du climat, les montagnes de glaces aux formes et aux dimensions colossales, les hautes et longues falaises recouvertes d'un épais manteau de neige, la mer semée de débris qui s'agitent et se heurtent sans repos, frappèrent fortement la vive imagination de Cook.» Les îles ou continents de ces régions presque complètement inconnues, et pour sûr sans habitants, ne peuvent guère nous fournir de données pour notre étude; revenons donc au pôle boréal.—Il a été assez exploré et assez décrit pour que nous puissions en donner un tableau.
Là, tout est sous la glace, tout est sous la neige. Sur les côtes de la Sibérie, de la Laponie, de la Nouvelle-Bretagne, de l'Amérique russe jusqu'au Kamtschatka, tout est solide pendant la plus grande partie de l'année. Sur terre comme sur mer, on ne voit que de l'eau solidifiée. Des froids terribles semblent rendre le séjour de ces contrées absolument impossible. Et pourtant que de voyageurs y ont passé de longs hivers! Sir John Ross n'a pas pu les quitter pendant quatre ans. Entre le 70e et le 74e degré de latitude, il a observé une température moyenne de −14 degrés. En toute saison il a eu des gelées: la température la plus basse a été de −49 degrés, la plus élevée de +10 degrés. Le mois le plus froid, celui de janvier, avait une température moyenne de −34 degrés.
Dans de si froides contrées, il y a même des habitants qui n'émigrent jamais. «On peut juger, dit Reclus, du climat de la Laponie par la langue des Lapons, qui contient 20 noms pour désigner la glace, 11 pour le froid, 41 pour la neige et ses composés, 26 verbes pour indiquer les phénomènes du gel et du dégel.»
On ne connaît pas la température du pôle, puisque jamais on n'y a pénétré; mais on a noté, dans les régions voisines, des froids plus intenses encore que ceux rapportés par Ross. «Le temps est, de plus, d'une inconstance remarquable dans les régions polaires: on voit succéder à un calme plat des coups de vent aussi brusques que violents. Tous les navigateurs parlent de ces bourrasques qui disloquent les montagnes de glace et menacent d'engloutir les navires sous leurs débris. En quelques heures, le ciel jusque-là serein se couvre de nuages, et quand la température s'élève, l'atmosphère est obscurcie par des brumes tellement épaisses qu'on ne distingue pas les objets à quelques pas devant soi.»
Les caractères de ce rude climat ne s'arrêtent pas brusquement au cercle polaire, et bien des régions plus proches de l'équateur ne sont pas beaucoup mieux partagées. Les grands fleuves de la Sibérie, comme la Léna, ne peuvent servir à la navigation dans leur partie basse, car ils sont congelés pendant la moitié de l'année, et ils baignent des contrées incultes, presque désertes, périodiquement désolées par de terribles inondations.
Ces tristes régions ne sont pas cependant complètement privées d'un été relatif. Quand il arrive, les glaces commencent à fondre, se disloquent; c'est la débâcle, débâcle formidable comme les glaces qui la produisent. Les champs de glace du pôle arctique se brisent, et leurs débris s'en vont à la dérive. Des montagnes de glace, provenant de la chute des glaciers du Spitzberg dans l'Océan, se détachent de la masse avec le bruit du tonnerre et deviennent errantes. On les nomme des icebergs: leurs dimensions sont colossales. Élisée Reclus nous en donne une saisissante description: «Au large des côtes rocheuses du Groenland, du Labrador, du Spitzberg, les glaçons s'unissent pour former les banquises. Elles ont parfois une superficie de centaines de milliers de kilomètres carrés, ou même constituent de véritables continents. Que de fois les explorateurs des mers arctiques ont en vain tenté de trouver un passage à travers ces barrières, et sont restés emprisonnés dans la masse solide, après s'être aventurés dans quelque baie trompeuse de la banquise! Les montagnes de glace détachées des glaciers ont aussi des dimensions colossales, 120 mètres au-dessus de l'eau, 1000 au-dessous. Hayes compare au colosse de Rhodes un des blocs qu'il rencontra; un large détroit coulait entre ses deux piliers. John Ross a rencontré dans la baie de Baffin plusieurs blocs échoués à une profondeur de 475 mètres. Quant aux fragments de banquises, on en a rencontré qui n'avaient pas moins de 100 à 150 kilomètres dans tous les sens, et qui devaient peser jusqu'à 18 milliards de tonnes.»
Malheur au vaisseau qui est pris entre ces blocs énormes, il est broyé et disparaît. Le Tegetthoff, emprisonné dans les glaces polaires en 1873, fut le témoin de ces luttes grandioses des éléments au moment de la débâcle. Son équipage n'échappa que par miracle à une mort qu'il croyait certaine. Nous empruntons la description du phénomène à la relation du Tour du monde: «Ce n'est qu'au moyen de l'ouïe qu'on peut se rendre compte de l'épouvantable conflit des éléments autour de soi, car on est dans une nuit profonde que nulle lanterne ne saurait éclairer. Les fracas de la glace comprimée, dont les blocs se heurtent et se brisent les uns contre les autres, ont augmenté sensiblement de sonorité à mesure que le froid s'est accru. A l'automne, alors que les plaines du Pack ne formaient pas encore des entablements aussi énormes et aussi puissamment soudés, les convulsions étaient accompagnées de bruits graves et sourds; à présent, ce sont de véritables hurlements de rage; oui, aucun mot ne saurait rendre la nature de ce vacarme. L'horrible grondement se rapproche de plus en plus; on dirait des centaines de chariots qui roulent sur un sol très raviné. En même temps, l'intensité de la pression s'accroît; déjà la glace commence à trembler immédiatement au-dessous de nous, et à gémir sur tous les modes imaginables. C'est d'abord comme le sifflement de mille flèches; c'est ensuite un espèce de concert furieux où les voix les plus aiguës glapissent mêlées aux plus graves; le mugissement devient de plus en plus sauvage; la glace, tout autour du navire, se rompt en fêlures concentriques, et ses fragments fracassés roulent les uns sur les autres,
»Un rythme particulier, marqué d'effrayantes saccades, indique le point culminant de la pression. L'oreille épie avec angoisse cette modulation bien connue. Ensuite survient un craquement; quelques raies noires strient la neige au hasard; ce sont de nouvelles crevasses qui ouvrent, un instant après, tout à côté de nous, des abîmes béants. C'est souvent aussi le dernier effort du phénomène. Les hautes agglomérations s'agitent en grondant et s'écroulent, pareilles à une ville qui tombe en ruine. On entend encore, par intervalles, quelques murmures, puis tout semble rentré dans le repos. Hélas! ce n'est que le commencement.»
L'immense couronne de glace que l'on rencontre à chaque extrémité de la terre se continue-t-elle jusqu'au pôle? Presque tous les navigateurs répondent que non. Ils croient à l'existence d'une mer libre, à température relativement élevée, séparée de notre océan par des glaces, des îles, des continents, que personne encore n'est parvenu à franchir. Cependant, le savant explorateur suédois Nordenskiold, qui vient de traverser si glorieusement tout l'océan Glacial, de Sibérie jusqu'au détroit de Behring, ne partage pas l'opinion générale. Après s'être approché du pôle jusqu'à une distance de 800 kilomètres, plus près que tout autre navigateur, il déclare que l'existence d'une mer libre arctique est une chimère.
Les terres enveloppées de glace, qui se joignent à l'Océan solidifié pour arrêter les explorateurs les plus intrépides, présentent un spectacle plus triste encore que celui des icebergs et des banquises. Dans l'intérieur de ces îles souvent immenses, où n'arrive plus aucune dérivation du Gulf-Stream, la température est plus basse encore que sur les glaces flottantes; il gèle en toute saison, et presque aucune végétation ne vient annoncer le retour d'un été sans chaleur. Aucune peuplade ne peut habiter à ces latitudes extrêmes, car l'homme n'y trouverait ni bois pour se chauffer, ni plantes pour aider à sa subsistance, et les animaux trop rares ne lui fourniraient qu'une existence bien précaire.
Chose surprenante pourtant, ces horribles climats, avec leurs rigueurs et leurs variations continuelles, leurs glaces, leurs brouillards et leurs tempêtes, sont des plus sains, et l'homme qui y porterait de quoi vivre jouirait d'une parfaite santé. Le Spitzberg, une des terres les plus proches du pôle, complètement inhabité, est cependant d'une grande salubrité. Écoutons Élisée Reclus: «L'archipel du Spitzberg, attiédi par les courants maritimes, participe à l'adoucissement du climat de toute l'Europe occidentale. En été, le climat du Spitzberg est, sinon l'un des plus agréables de la terre, du moins l'un des plus salubres.» Les divers explorateurs ont constaté que, pendant la belle saison, rhumes, catarrhes, toux, affections de poitrine, sont inconnus des équipages qui y séjournent. «Le Spitzberg devrait être recommandé par les médecins comme un excellent séjour d'été à un grand nombre de malades. Peut-être que, dans un avenir prochain, des hôtels pareils à ceux des sommets alpins seront érigés au bord des criques du Spitzberg, pour l'accommodation des chasseurs et des malades venus de l'Angleterre et du continent. Toutefois, ce climat salubre reste froid, inégal, changeant. Jamais le ciel n'est serein pendant une journée entière.»
Le Spitzberg, presque en son entier, est recouvert de glaciers et de neiges; la neige y tombe à toutes les époques de l'année. Souvent le froid est tel que le mercure se congèle à l'air. C'est surtout pendant l'immense jour de quatre mois, par un temps relativement calme, que se produisent les températures les plus basses. L'inégalité du climat est telle que, pendant le mois de janvier, qui est le plus froid, la température s'élève quelquefois au-dessus du point de glace. Un été très court, de quelques semaines, pendant lequel la neige tombe souvent, présente une température moyenne plus basse que celle du mois de janvier de nos climats.
Les récits des voyageurs vont nous éclairer davantage sur les grands froids de ces tristes régions.
CHAPITRE II
VOYAGES DANS LES RÉGIONS POLAIRES.
Dès le commencement du dix-huitième siècle, les voyageurs constatèrent et mesurèrent les froids intenses de la Sibérie, le plus froid des pays du monde. Quoique sous la même latitude que la Norvège et que la Laponie, elle a à supporter des hivers bien plus rigoureux encore, plus rigoureux même que ceux du Spitzberg et du Groenland. Ils y durent de neuf à dix mois, et la neige, qui apparaît d'habitude en septembre, tombe encore fréquemment en mai. Ce pays, cependant, n'est pas dépourvu de végétation, grâce aux chaleurs d'un été très court mais très chaud. Telles sont, en effet, les variations de ce climat, qu'à Iaktusk, le pays le plus froid du monde en hiver, les Tunguses peuvent aller nus en été.
En 1749, Delisle, étant à Saint-Pétersbourg, envoya en Sibérie un certain nombre de thermomètres, pour que la température y fût observée exactement. Lui-même avait supporté à Saint-Pétersbourg une température de −34 degrés centigrades. «Il était impossible, dit-il, de rester exposé à ce froid le visage découvert pendant une demi-minute; la respiration y aurait pu manquer si l'on y fût resté plus longtemps; ce n'était qu'au travers des vitres de la fenêtre d'une chambre chauffée que l'on pouvait regarder mes thermomètres; personne ne pouvait impunément s'exposer à sortir des maisons, quelque couvert qu'il fût de bonnes fourrures.» La souffrance que faisait endurer le froid devait être due probablement à un vent d'est assez fort qui soufflait ce jour-là.
Mais cette température n'est rien en comparaison de celles observées vers la même époque en Suède par M. de Maupertuis, et en Sibérie par des voyageurs antérieurs. M. de Maupertuis eut, en effet, à Lubin, en Suède, un froid de −46 degrés. Il affirme que, lorsqu'on sortait par cette température, l'air semblait déchirer la poitrine. Il rapporte un effet curieux de ce froid: lorsqu'on ouvrait la porte d'une chambre chaude, l'air du dehors convertissait sur-le-champ en neige la vapeur qui s'y trouvait et formait de gros tourbillons blancs.
Des observations plus anciennes montrent que, dès le seizième siècle, on connaissait en Europe le froid intense de la Sibérie. Nous avons vu que le capitaine Hugues Willoughby, étant allé chercher, vers 1553, le chemin de la Chine par la mer septentrionale, fut arrêté par les glaces dans un port de la Laponie nommé Arzina, où il fut trouvé mort avec tout son monde l'année suivante. «Les Hollandais qui, étant allés de même chercher le chemin de la Chine par la mer Glaciale, furent obligés d'hiverner à la côte orientale de la Nouvelle-Zemble, l'an 1596, sous la latitude de 76 degrés, ne purent se garantir du froid qui les aurait tous fait mourir, qu'en s'enfermant dans une cabane qu'ils avaient construite avec des bois que les glaces avaient par bonheur entraînés, et par le moyen d'un feu continuel qu'ils entretenaient, tant avec ce bois qu'avec de la houille qu'ils avaient apportée de Hollande; même avec ce secours, ils eurent bien de la peine à s'empêcher d'avoir les pieds gelés auprès du feu: leur cabane, quoique presque ensevelie sous la neige, et sans aucune issue pour la fumée afin de mieux conserver la chaleur du feu, était cependant en dedans couverte de glace de l'épaisseur d'un doigt; leurs habits et fourrures étaient aussi couverts de glace; le vin sec de Xérès était devenu par la gelée, dans la même cabane, aussi dur que le marbre et se distribuait par morceaux. Ils ne parlent point d'eau-de-vie, ni d'autres liqueurs plus fortes, n'en ayant peut-être pas alors.»
Le capitaine Middleton, dans l'habitation des Anglais à la baie d'Hudson, fut placé à peu près dans les mêmes conditions, quoique à une latitude de moins de 58 degrés. «Quoique, dit-il, les maisons dans lesquelles on est obligé de s'enfermer pendant cinq à six mois de l'année soient de pierre, dont les murs ont deux pieds d'épaisseur; quoique les fenêtres soient fort étroites et garnies de planches fort épaisses, et que l'on ferme pendant dix-huit heures tous les jours; quoique l'on fasse dans ces chambres un très grand feu quatre fois par jour dans de grands poêles faits exprès, et que l'on ferme bien les cheminées lorsque le bois est consommé, et qu'il ne reste plus que de la braise ardente afin de mieux conserver la chaleur; cependant tout l'intérieur des chambres et les lits se couvrent de glace de l'épaisseur de trois pouces, que l'on est obligé d'ôter tous les jours. L'on ne s'éclaire dans ces longues nuits qu'avec des boulets de fer de vingt-quatre, rougis au feu et suspendus devant les fenêtres; toutes les liqueurs gèlent dans ces appartements, et même l'eau-de-vie dans les plus petites chambres, quoique l'on y fasse continuellement un grand feu. Ceux qui se hasardent à l'air extérieur, quoique couverts de doubles et triples habillements et fourrures, non seulement autour du corps mais encore autour de la tête, du cou, des pieds et des mains, se trouvent d'abord engourdis par le froid et ne peuvent rentrer dans les lieux chauds, que la peau de leur visage et de leurs mains ne s'enlève et qu'ils n'aient quelquefois les doigts des pieds gelés.»
Hansteen a rapporté de son séjour en Sibérie des observations pleines d'intérêt sur le froid qui y règne. Le ciel y est presque toujours pur, et l'absence complète de vent permet de sortir par des températures extrêmement basses. Le calme de l'air est le plus souvent tel que la chandelle avec laquelle ils allaient faire dehors leurs observations ne vacillait même pas. Voyons les expressions mêmes du voyageur: «Dans cette région l'air est toujours tranquille, et sa sécheresse fait que l'on y souffre moins à −37 degrés qu'en Norvège à −19 degrés. Le nez et les oreilles sont les parties les plus exposées à l'effet du froid, et il arrivait souvent que pendant mes observations mon domestique me prévenait que mon nez était déjà tout blanc et requérait une prompte friction.»
Mais si, par des froids qui souvent dépassaient −40 degrés, on pouvait sortir, il n'était guère possible de faire de grandes courses. Si, aussi couvert de fourrures que l'on fût, on voulait essayer de marcher vite, la respiration s'accélérait et l'on éprouvait aussitôt une grande angoisse dans les poumons. Les chevaux, pressés par le postillon, saignaient souvent par les narines: cet accident, qui se produit là-bas assez fréquemment, n'a aucune gravité et l'on n'y prend pas garde.—On était obligé de prendre des précautions constantes pour empêcher le mercure du baromètre de se congeler. Pour faire les observations, il était indispensable de ne pas toucher directement le métal avec la main nue; on avait été obligé de garnir de peau tous les boutons des instruments: «Si l'on touche le métal avec la main nue, dit Hansteen, on sent au contact une douleur poignante, comme si c'était un charbon ardent, et il s'élève sur la peau une cloche blanche, comme au contact du fer rouge.» L'histoire rapporte des exemples d'accidents arrivés par le contact de la main et du métal par un froid trop intense. Nous en verrons un bien frappant en parlant du capitaine Parry.
La précaution recommandée par Hansteen (1829), de se frotter de temps en temps le visage et les mains avec de la neige, ne doit pas être oubliée. A Saint-Pétersbourg, par des températures de −30 degrés, les passants s'avertissent mutuellement des dangers de congélation qu'ils courent. La tragédienne Rachel, un jour qu'elle se promenait à Saint-Pétersbourg, fut surprise d'une agression des plus vives d'un passant: il se précipita dans sa voiture, et, sans lui rien dire, car le cas était pressant, il se mit à lui frictionner vivement le nez.
Depuis Hudson (1690), les voyages de découverte au pôle Nord ont été nombreux, et tous les explorateurs eurent à lutter contre les glaces, à se préserver de froids véritablement terribles. Combien d'entre eux payèrent de leur vie leur courageux dévouement à la science! Combien n'ont pu sortir de ces régions polaires, trop froides pour avoir des habitants! «Quoique situées en dehors du monde habité, ces terres inhospitalières rappellent néanmoins quelques-unes des gloires les plus pures de l'humanité. Ces mers dangereuses ont été parcourues dans tous les sens par des hommes sans peur, qui ne cherchaient ni les batailles, ni la fortune, mais seulement la joie d'être utiles.»
Après Hudson, qui mourut, avec son fils, victime d'une révolte de l'équipage, arrive Behring (1741). Celui-ci, après d'importantes découvertes, périt dans une île déserte, de fatigue et de froid. Les neiges et les glaces furent son tombeau.
En 1813, les expéditions recommencent avec Ross, Parry, Franklin...—Nous tirerons des récits de ces voyages ce qui peut nous montrer le froid prodigieux des contrées parcourues.
En 1829, Ross retrouva dans le canal du Prince-Régent le vaisseau Fury, qui avait été abandonné par Parry en 1825. Pendant ces quatre années, toutes les provisions avaient été parfaitement conservées par le froid. Le rôle de conservation du froid, et surtout des glaces, se retrouve souvent dans les récits, et a acquis de nos jours une importance considérable.
Dans cette Sibérie, dont nous avons déjà décrit les froids rigoureux, un pêcheur tunguse trouva, en 1770, au milieu des glaces, à l'embouchure de la Léna, un mammouth (Elephas primigenius) en parfait état de conservation. Cet animal était enseveli là et conservé par les glaces depuis bien des milliers d'années. Le pêcheur en prit les défenses, et les tribus voisines le dépecèrent pour nourrir leurs chiens de sa chair. On rapporte même qu'ils ne se firent pas faute d'en manger eux-mêmes. Lorsque Adam, naturaliste russe, arriva pour constater la découverte, il ne restait plus que des os auxquels adhéraient encore quelques lambeaux de peau. En 1804, un autre mammouth fut découvert dans le golfe d'Obi. Cet éléphant avait la peau couverte de longs poils rouges brunâtres. Sa tête et son cou portaient une longue crinière qui tombait jusqu'aux genoux. Sa taille était plus grande, ses défenses plus longues, que celles de nos éléphants actuels.
Mais revenons au capitaine Ross. Son navire ayant été pris dans les glaces, il dut passer six hivers de suite dans ces affreuses régions, sans en pouvoir sortir. Il en profita pour faire de nombreuses observations. Ecoutons-le lui-même: «Dans les contrées polaires, la glace est si froide qu'on ne peut la tenir dans la main ni la fondre dans sa bouche; on souffre beaucoup de la soif; la neige, à une si basse température, l'augmente avec excès: aussi les Esquimaux aiment mieux l'endurer que de manger de la neige. En janvier nous ne pouvions faire aucune observation avec les instruments dont il était aussi impossible de toucher le métal que si c'eût été un fer rouge, tant ils glaçaient rapidement la main au contact, comme le mercure congelé. Un renard perdit la langue pour avoir mordu les barres de fer de la trappe où il fut pris. Le mercure en se congelant et se cristallisant dans la boule du thermomètre ne la brisa pas. On a chargé un fusil d'une balle de mercure gelé, et on a percé une planche de 1 pouce d'épaisseur; une balle d'huile d'amandes douces, congelée à −40 degrés, tirée contre une planche, la fendit et rebondit à terre sans être cassée.»
On conçoit que les matelots conduits dans ces aventureuses expéditions devaient être choisis parmi les plus robustes. Sir John Ross a raconté à M. Ch. Martins qu'il éprouvait la résistance au froid des matelots en leur faisant poser un pied nu sur la glace: ceux qui ne tremblaient ni ne pâlissaient étaient choisis par lui, les autres refusés.
A la même époque, Parry explorait les mêmes régions. Il atteignit le quatre-vingt-deuxième degré de latitude. Il acquit la conviction qu'il existe une grande mer polaire libre, ouverte et sans glaces. Il eut à supporter, à l'île Melville, pendant le long séjour qu'il y fit, une température de −48 degrés. Alexandre Fischer, chirurgien en second de l'expédition, affirme, comme Hansteen, qu'un homme bien vêtu pouvait se promener sans inconvénient à l'air libre par une température de −46 degrés centigrades, pourvu que l'atmosphère fût parfaitement tranquille; mais il n'en était pas de même dès qu'il soufflait le plus petit vent, car alors on éprouvait sur la face une douleur cuisante, suivie bientôt d'un mal de tête insupportable. En février 1819, le mercure s'étant entièrement congelé à l'air, le capitaine Parry et ses compagnons reconnurent que le mercure solide est peu malléable; il se brise sous le choc du marteau. Un jour, par un froid terrible, il fit verser du haut du mât de l'eau tiède à travers une passoire: l'eau arriva sur le pont à l'état de grêle.
Il rapporte un curieux et malheureux exemple de l'action du métal nu sur les mains par ces températures si froides. Un incendie s'étant déclaré dans la petite hutte construite sur le rivage, qui servait d'observatoire, on procéda au sauvetage des instruments. Un matelot ne prit pas le temps de mettre ses gants et transporta à bord du vaisseau un instrument de métal. En arrivant, ses mains étaient si froides que l'eau dans laquelle il les plongea fut congelée à leur contact. Il fallut lui couper les doigts.
Presque tous les compagnons de Parry perdirent quelques doigts ou les ongles.
Ross et Parry revinrent de leurs voyages, Franklin devait avoir le même sort que Behring. Perdu au milieu des glaces avec deux canots, il souffrit d'abord de la faim la plus atroce, au milieu d'une contrée déserte, couverte de neige. Il fallut vivre d'une mousse nommée tripe de roche: deux Canadiens étant morts de froid, on se partagea la semelle de leurs souliers. Lorsqu'il arriva au fort Entreprise, Franklin n'y trouva, pour toutes provisions, que des os abandonnés dans un tas d'ordures, et on en fit la soupe. Enfin arrivèrent des secours et des provisions. Les malheureux étaient sauvés.
Mais dans son troisième voyage, en 1845, Franklin fut moins heureux. Il partit avec des provisions pour sept années. Le 26 juin, il rencontra un baleinier, et depuis on ne reçut plus de ses nouvelles. En 1848 on commença à s'inquiéter de son absence, et pendant les années qui suivirent de nombreuses expéditions partirent successivement à sa recherche. Ce ne fut que plusieurs années après que des peuplades d'Esquimaux donnèrent quelques renseignements. Ils avaient vu, en 1850, une troupe de soixante hommes blancs, fort amaigris, voyageant dans un canot. Ces malheureux firent comprendre que leurs vaisseaux avaient été détruits par les glaces et qu'ils chassaient. Plus tard les Esquimaux trouvèrent un campement où il y avait trente cadavres. L'état de ces corps montrait que ces infortunés avaient été réduits à l'horrible ressource du cannibalisme.
En 1852, le docteur Kane partit pour les régions polaires. Il hiverna au 78e degré de latitude: excepté au Spitzberg, qui jouit d'un climat tempéré par des courants marins, aucun navigateur n'avait encore hiverné à une aussi haute latitude. Pendant une longue nuit de presque cinq mois on éprouva des températures de −56 degrés, ce qui n'empêcha pas de faire constamment des observations.
Le commandant américain avait l'intention de profiter des glaces de l'hiver pour faire vers le nord une expédition en traîneau; il avait dans cette intention amené un magnifique attelage de neuf chiens de Terre-Neuve, et de trente-quatre chiens esquimaux; mais la froidure extrême les fit presque tous périr, et il ne lui en resta que six pour ses courses. Il montra l'existence dans le Groenland de glaciers immenses, auprès desquels les glaciers des Alpes ne sont rien. Il parvint jusqu'au 83e degré de latitude.
Forcés de séjourner au milieu des glaces un hiver encore, le docteur Kane et ses compagnons eurent cruellement à souffrir malgré leur alliance avec les Esquimaux. «Enfermés dans une étroite cabine entourée de mousse, dit M. Laugel, à peine défendus contre le froid, obligés de brûler chaque jour quelque partie du navire, atteints du scorbut, osant à peine interroger l'avenir dans leurs sinistres réflexions, le docteur Kane et ses compagnons atteignirent sans doute la limite des souffrances que la nature humaine peut endurer.» Enfin, au printemps, ils prirent le parti désespéré d'abandonner leur navire, et ils arrivèrent heureusement à Uppernavik. Quelques mois après Kane mourait, à trente-quatre ans, des suites de ses souffrances.
L'une des dernières explorations au pôle Nord est l'exploration allemande des navires la Germania et la Hansa, en 1869 et 1870. Fait assez singulier, sur la côte orientale du Groenland, les voyageurs n'eurent à supporter que des températures relativement élevées, ne dépassant pas −30 degrés. C'est que le Gulf-Stream envoie encore par là quelques dérivations. Le sort de l'équipage de la Hansa ne fut pas cependant pour cela moins à plaindre. Forcé d'abandonner le vaisseau qui avait été écrasé par les glaces, il resta pendant 237 jours sur un glaçon qui le portait à la dérive vers le sud. Sur cette île flottante de sept milles de circonférence on ne manqua d'abord de rien. Une grande partie du chargement avait pu être embarquée. Mais à la fin, le combustible venant à manquer, on en fut réduit à tout brûler pour se chauffer, pétrole, eau-de-vie, le tabac même. Enfin, le 13 juillet, après une course en canot de deux mois, on parvint à Friedrichsthal.
Ces quelques extraits de quelques-unes des expéditions au pôle Nord nous suffisent pour connaître quelles sont les températures les plus basses observées, et quels effets elles produisent. Résumons ces températures et ces effets.
Des températures de −40 degrés ont été observées en Amérique à la même latitude que Marseille, à Newport, Franconvay, Bangor. Plus au nord on a subi des températures bien plus basses: à l'île Melville, −48 degrés; au fort Entreprise, −49 degrés; au fort Reliance, −56°.7; c'est vraisemblablement le froid le plus grand qui ait jamais été observé en Amérique. L'Europe, dans des terres beaucoup moins boréales, a vu des températures presque aussi basses: à Moscou, −43 degrés; à Calix (Suède), −55 degrés. Le Spitzberg est beaucoup moins froid.
Mais c'est à l'Asie, avec ses masses profondes de terre, que reviennent les températures les plus basses qui aient jamais été observées. A Iakoutsk, le 25 janvier 1829, on observa −58 degrés. La température beaucoup plus basse encore de −60 degrés aurait été constatée en ce même lieu le 21 janvier 1873, par un marchand russe nommé Severow. Enfin, un médecin-major, Middendorf, a affirmé y avoir noté un froid de −63 degrés. «Alors, dit-il, le mercure devenu métal se travaille au marteau comme le plomb, le fer devient cassant, les haches se brisent comme du verre quand on veut s'en servir, le bois refuse de se laisser couper; il semble que le feu lui-même gèle, car les gaz qui l'alimentent perdent de leur chaleur.» Le fait de la congélation du mercure se produit à partir de la température de −40 degrés dans toutes les contrées que nous venons de décrire; il faut alors nécessairement remplacer le thermomètre à mercure par le thermomètre à alcool. C'est pour n'avoir pas pris cette précaution que Gmelin, le 16 janvier 1735, à six heures du matin, crut avoir noté une température de −70 degrés à Ieniseisk, puis une température de −84 degrés à Kiring. Le mercure s'était congelé dans son thermomètre, et, par la contraction produite au moment de la solidification, avait marqué une température beaucoup plus basse que la température réelle.
Mais Gmelin ne s'aperçut pas de ce qui était arrivé; Delisle, en 1736, reconnut le premier que le mercure peut se solidifier par le froid. Cependant, jusqu'en 1760, le fait resta ignoré du plus grand nombre, et fut même révoqué en doute par ceux auxquels il était raconté. C'est seulement à cette époque que divers physiciens, utilisant le froid rigoureux qu'il faisait à Saint-Pétersbourg pour obtenir à l'aide de mélanges réfrigérants des températures plus basses encore, purent solidifier artificiellement le mercure, et étudier ses nouvelles propriétés. Les savants étaient si peu préparés à cette solidification, ils la croyaient si impossible, qu'on lit dans l'Histoire de l'Académie des sciences pour 1760: «Quand les premiers navigateurs qui passèrent dans l'Inde dirent aux Indiens que cette liqueur qui leur paraissait si mobile, si fluide, que l'eau enfin devenait en hiver, dans les climats septentrionaux, dure et solide comme la pierre, ils les prirent pour des imposteurs; ils ne se rendirent que lorsqu'on eut trouvé le moyen de leur montrer cette eau durcie, de la glace en un mot, et de leur faire voir que rien n'était plus vrai que ce qu'ils n'avaient jamais voulu croire. Nous aurions peut-être été aussi étonnés et aussi incrédules qu'eux autrefois, si l'on nous eût dit que le mercure peut acquérir la solidité des corps durs, des métaux.»
Dans l'hiver de 1808–1809, le mercure se congela naturellement dans l'air à Moscou.
La solidification du mercure, ainsi constatée d'une manière indiscutable en 1760, fut un événement considérable, et causa une certaine déception aux savants. C'est que, à cette époque, on n'avait pas encore perdu l'espérance de changer les métaux communs en métaux précieux, et qu'on comptait sur le mercure pour opérer la transmutation. Les savants croyaient à la possibilité de solidifier le mercure d'une manière permanente, et, suivant le degré plus ou moins parfait de sa solidification, d'en faire du plomb, de l'étain ou de l'argent. Il n'y aurait plus eu alors qu'à ajouter à ce mercure solide une nouvelle qualité, la couleur, au moyen d'une teinture convenable, pour en faire de l'or.
Aussi, lorsque l'on eut constaté que le mercure une fois solidifié redevenait liquide quand le froid disparaissait, les alchimistes sentirent crouler leurs dernières espérances.
Sur l'homme, les effets de froids si excessifs sont rapides. Toutes les parties du corps qui ne sont pas assez garanties sont vite congelées. Par un temps absolument calme, nous l'avons vu, on peut résister quelque temps, et le visage, même à découvert, peut rester exposé à l'air. C'est que dans ce cas la chaleur du sang qui réchauffe le visage n'a à lutter que contre le rayonnement; l'air froid qui le touche, ne se renouvelant que lentement, n'emporte guère de chaleur. Quand il y a du vent, il en est tout autrement, et la rapidité du refroidissement est bien plus grande. Aussi, en Sibérie, fait-on quelquefois usage de masques pour se couvrir le visage, pour préserver le nez et les oreilles.
Quand on se livre à un exercice violent, à une marche rapide, la souffrance au visage n'est pas moindre, mais il vient s'en ajouter une autre. La respiration s'accélère, la quantité d'air qui pénètre dans la poitrine augmente, et comme cet air est glacé, la chaleur du sang ne suffit plus à réchauffer les poumons; de là la souffrance intérieure.
Nous pouvons donc affirmer que par des froids de −40 degrés la vie extérieure n'est plus possible; c'est à peine si l'on peut séjourner quelques instants dehors, et encore à la condition qu'on ne s'y livre à aucun exercice un peu violent. Ce n'est pas seulement le contact de l'air qui est à craindre dans ces cas, mais encore, mais surtout le contact des métaux; nous en avons rapporté plusieurs exemples. L'explication de ce fait est aisée.
Les métaux sont des corps bon conducteurs de la chaleur; si un corps chaud est placé sur une barre métallique, la chaleur se propage rapidement à partir du point de contact pour se répandre dans toute la barre; de telle sorte qu'au bout de quelques instants le corps chaud sera entièrement refroidi. La barre métallique lui aura soutiré toute sa chaleur par le point de contact pour s'échauffer elle-même. Que le corps chaud soit au contraire placé sur du bois, sur une étoffe de laine, la chaleur qui passera dans l'étoffe, ne pouvant s'y propager rapidement, car l'étoffe conduit mal la chaleur, restera au point de contact; le corps chaud se refroidira lentement.
Notre main, c'est le corps chaud. Qu'elle saisisse un morceau de bois, elle l'échauffe seulement à l'endroit touché, et ne perd elle-même que peu de chaleur. Mais si nous prenons une barre de fer, la chaleur qui sort de la main est à chaque instant disséminée dans la totalité de la masse de métal, les points de contact ne s'échauffent pas sensiblement. De là une soustraction rapide de chaleur qui occasionne une désorganisation des tissus analogue à celle que cause une brûlure. C'est ce qui nous explique aussi pourquoi, en hiver, un métal nous semble à la main beaucoup plus froid que le bois placé à côté de lui, quoique, en réalité, les deux corps soient à la même température.
CHAPITRE III
FAUNE ET FLORE DES RÉGIONS POLAIRES.
Les froides régions qui entourent les pôles ne peuvent pas être bien riches en espèces végétales et animales. Un hiver presque perpétuel, une nuit de plusieurs mois, ne permettent pas à la végétation de se développer librement; les animaux, d'autre part, plus ou moins sensibles au froid et ne trouvant pas à se nourrir, fuient ces lieux inhospitaliers.
Chaque végétal a besoin, pour commencer son développement, d'une température déterminée, et, pour l'achever, d'une certaine quantité de chaleur comptée à partir de cette température. Bien peu de plantes peuvent se contenter de la petite somme qu'offrent les régions polaires. Aussi voit-on une richesse croissante de la flore en allant des pôles à l'équateur. L'île du Spitzberg, parfaitement explorée, ne possède que quatre-vingt-dix espèces de plantes; tandis que la Sicile, d'une étendue moins considérable, en possède deux mille six cent cinquante.
Les rares plantes de la zone glaciale doivent avoir le temps, dans l'espace de quelques journées de l'été polaire, de germer, d'ouvrir leurs feuilles et de mûrir leurs fruits. Une somme de 50 à 100 degrés leur suffit.
La terre a été divisée en zones de végétation se succédant du pôle à l'équateur. La zone polaire boréale, à laquelle correspondrait une zone australe encore inconnue, comprend l'archipel Glacial de l'Amérique, le Groenland, le Spitzberg, la Sibérie du nord. Dans cette zone, pas de forêts; suivant l'expression de Linné, «les lichens, les derniers des végétaux, y couvrent la dernière des terres.» En Islande, on ne rencontre plus de froment, les arbustes n'y sont plus que des broussailles; un mûrier solitaire, qui pousse à l'abri d'une muraille, à Akreyri, est nommé avec orgueil par les insulaires «l'arbre.» Au sud de cette zone polaire s'étend une autre zone, dite arctique, où se montrent les premiers arbres et les premières cultures.
Comment les animaux vivraient-ils dans un semblable milieu? Les obstacles apportés à la végétation par la rigueur et la prolongation du froid ne nuisent pas moins aux animaux. «Certains animaux, comme l'homme et le chien, peuvent supporter des températures extrêmes sans qu'il y ait danger pour leur vie, et ceux-là, nous les voyons habiter les régions polaires et les régions équatoriales; mais il en est d'autres, comme les singes, qui ne peuvent vivre dans un état parfaitement normal que sous les tropiques, et comme les rennes, qui ne trouvent que dans les régions septentrionales les conditions nécessaires à leur existence. Certaines espèces meurent quand on les arrache aux terres boréales, couvertes de glaces pendant la plus grande partie de l'année. Le campagnol que M. Martins a vu sur le Fanthorn, et certains animalcules, tels que le Desoria nivalis et le Podura hiemalis, ont les neiges ou le sol qu'elles recouvrent pour aire d'habitation. Dans les mers, la baleine franche et divers animaux de la famille des cétacés sont arrêtés par les eaux chaudes des latitudes tropicales comme par une barrière de flamme.»
Mais encore faut-il que ces animaux trouvent à se nourrir dans les régions qu'ils habitent. Dans le voisinage immédiat du pôle, sans végétation, on ne trouve sur terre que des insectes, et dans les mers couvertes de glaces qu'un très petit nombre de poissons, de mollusques et de crustacés. A ces animaux se joignent quelques carnassiers ichtyophages, ours et morses. La population marine est plus nombreuse. M. Nordenskiold, dans son dernier voyage de 1878–1879, a trouvé dans l'océan Sibérien une abondance surprenante de la vie. Il y a découvert une faune aussi riche en individus que celle des mers tropicales, quoique la température du fond soit constamment au-dessous de zéro. Sur terre, dans les parties où la moindre rigueur des hivers permet la croissance de quelques rares végétaux, apparaissent les herbivores et les carnivores.
La Sibérie, la plus froide des régions du globe pendant l'hiver, n'est pas cependant la moins bien pourvue en végétaux, et non seulement la végétation mais même l'agriculture y sont encore possibles.
C'est que, à des hivers de neuf et dix mois, pendant lesquels la température descend à −60 degrés, succèdent des étés courts mais brûlants, plus chauds que les nôtres, avec des chaleurs de +35 degrés. Aussi les blés et les autres végétaux croissent, pour ainsi dire, à vue d'œil. Les plantes auxquelles la rigueur de la saison ne laisse que quelques jours d'existence ont cependant le temps de fleurir et de porter des graines. Dans le pays des Yakoutes, la végétation ne commence qu'en mai, après la fonte des neiges; mais elle se produit alors avec une telle rapidité, que trente jours après, les feuilles ont acquis leur entier développement. Dans les prairies, le foin s'élève à la hauteur d'un homme à cheval. C'est que la chaleur de l'été est aussi grande qu'est excessif le froid de l'hiver. Au Kamtschatka, le blé ne peut plus arriver à maturité, mais l'orge peut encore mûrir.
Outre les plantes annuelles, qui n'ont pas à supporter les rigueurs de l'hiver, on rencontre des plantes vivaces, mais seulement les plus robustes. Le chêne, le noisetier, le sapin de Norvège lui-même, ne tardent pas à disparaître lorsqu'on s'avance assez vers le nord. Mais, à la place de ces arbres, on rencontre d'épaisses forêts de bouleaux, d'aunes, de tilleuls, d'érables, de peupliers et d'arbres verts. Quelques belles plantes même, cachées sous les neiges pendant l'hiver, le lis des vallées, l'ellébore, l'iris et l'anémone, forment des prairies éblouissantes de couleurs et d'une odeur suave.
Avec une pareille végétation, les animaux trouvent facilement à vivre pendant l'été: en hiver, leur vie est très difficile. Cependant les espèces animales qui y vivent à l'état sauvage sont nombreuses, et la Sibérie est une source presque inépuisable à laquelle on demande en abondance le gibier et la fourrure. Cependant plusieurs cris d'alarme ont déjà été poussés, et si les procédés employés pour la chasse ne sont pas un peu modifiés, on verra, en Sibérie comme partout, se produire la dépopulation. Là se rencontrent les martes zibelines, les renards noirs, les renards blancs, les hermines, les marmottes, l'écureuil, l'ours, et tant d'autres animaux à fourrure. L'élan est aussi très répandu. C'est au mois de mars qu'on se livre à sa chasse; à cette époque, la neige à moitié fondue permet encore au chasseur de glisser sur de grands patins de bois; mais l'élan perce la neige à chaque pas et s'y enfonce.
Le pays a aussi un nombre considérable d'oiseaux, qui sont un excellent gibier.
Les mers de la Sibérie et ses fleuves abondent en poissons, et nombre de peuplades ne vivent que de la pêche.
Dans la Nouvelle-Sibérie, la faune et la flore sont bien plus rares.
Les régions polaires de l'Europe, moins froides en hiver mais aussi moins chaudes en été, ne sont pas aussi favorisées au point de vue des plantes et des animaux.
La Laponie a cependant un climat comparable à celui de la Sibérie. Aussi, à Zyngen, près du cap Nord, à la latitude de 70 degrés, on récolte encore du blé dans les lieux abrités des vents de la mer. Les neiges ne disparaissent qu'en juin; mais alors, par un jour sans nuit qui dure plus d'un mois, la végétation avance avec une prodigieuse rapidité, et à la fin d'août, après 72 jours de croissance, les blés sont mûrs. A cette latitude il n'y a plus d'arbres.
Tous les points de la Laponie sont bien loin de pouvoir produire du blé: «La Laponie, écrit William Hepworth Dixon, n'est autre chose qu'un fouillis de rocs énormes, de marécages profonds et sombres; çà et là se déroule, entre ces obstacles, une vallée sinueuse sur les pentes de laquelle poussent ces lichens chétifs dont les rennes font leur nourriture. Des bouquets de pins et de bouleaux donnent à ce paysage austère un peu de variété; mais aucune céréale ne croît sous ces froides zones, et les indigènes n'ont d'autres ressources que le gibier et le poisson. Le pain de seigle, leur seul luxe, doit être expédié par eau des villes d'Onéga et d'Arkhangel, qui elles-mêmes le tirent des provinces méridionales.»
C'est déjà presque le tableau désolé du Spitzberg. Là, les rigueurs de l'hiver ne sont pas excessives, et la température moyenne du mois le plus froid n'est que de −18°.2, mais il n'y a pas d'été. Sous ce ciel gris et sans lumière, même pendant le long jour de l'été, les plantes ne peuvent s'accroître. Pendant les rapides semaines de soleil, quelques phanérogames fleurissent, semblables à celles des Alpes, et viennent égayer de leurs vives couleurs ces froides solitudes. En dehors de là, des mousses et des lichens: en tout 90 plantes. La faune n'est guère plus riche. M. Charles Martins n'y a rencontré, en comptant les cétacés, que l6 mammifères, dont quatre seulement terrestres: l'ours, qui vit principalement de poissons; le renne, un campagnol et un renard bleu. Là, aucun reptile, mais plusieurs insectes. Les poissons non plus ne sont guère nombreux.
Les cétacés, au contraire, pullulent. De 1669 à 1778, les baleiniers hollandais tuèrent sur les côtes du Spitzberg 57 000 baleines; leur nombre aujourd'hui diminue singulièrement. Il en est de même des morses. Ainsi, à l'île des Ours, à 450 kilomètres au nord-ouest des côtes du Finmarken, on rencontrait anciennement un nombre énorme de morses. En 1608, un équipage en tua plus de mille en une seule journée. Maintenant on n'en voit presque plus.
Malgré la pauvreté des espèces au Spitzberg, on a rencontré des régions plus pauvres. La terre François-Joseph, plus au nord, avec sa température moyenne de −15 degrés, ne renferme presque plus rien. «La végétation de ce pays, dit M. Reclus, où les chaleurs de l'été ne peuvent ouvrir que d'étroites clairières dans le couvercle continu des neiges et des glaces, est naturellement d'une extrême pauvreté; en comparaison des prairies de François-Joseph, celles du Spitzberg semblent d'une exubérante richesse. Quelques herbes, des saxifrages, un pavot, des mousses et des lichens, telle est la flore de la contrée. Payen n'a point vu de renne: cet animal ne trouverait sans doute point à se nourrir dans ces îles désolées; mais dans les régions septentrionales de l'archipel, près de la mer libre, se voyaient partout les traces de l'ours, du lièvre et du renard, et des veaux marins étaient en foule étendus sur la glace. De même que sur les côtes des Feroërs, de l'Islande, du Spitzberg, les rocs isolés sont habités par des myriades de pingouins et d'autres oiseaux, et, à l'approche des voyageurs, les mâles s'élèvent en vols immenses, avec un bruit d'ailes assourdissant.
»C'est que, si les terres rapprochées des pôles sont pauvres en espèces, ces espèces elles-mêmes ont, pour la plupart, des représentants en nombre immense. Quelques îlots des Lofodens sont tellement peuplés de volatiles qu'on leur a donné le nom de Hyken, ou montagnes d'oiseaux. De même sur les promontoires et dans les fiords des Hébrides, des Shettlands, des Feroërs, de la Norvège, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, les assises des rochers sont occupées, à perte de vue, par des rangées d'oiseaux pressées comme les soldats d'une armée. Quand ces foules de volatiles s'élancent contre le vent et la mer pour aller chercher leur proie, ou tourbillonnent au-dessus des chasseurs, elles s'élèvent en nuages, et l'homme, ivre de destruction, n'a qu'à tirer au hasard pour abattre ses victimes, à moins qu'armé d'un bâton il ne préfère assommer les femelles qui, tout en glapissant avec rage, restent noblement accroupies sur leur couvée.»
L'Islande, comme le Spitzberg, quoique beaucoup moins au nord, profite du Gulf-Stream. Les hivers y sont, dans leurs écarts extrêmes, moins froids que ceux de France, et les étés moins chauds. Le pays emprunte de plus aux singularités de son sol une originalité toute spéciale. Neiges éternelles, volcans, sources jaillissantes d'eau bouillante, on y rencontre les plus étranges contrastes. Les chaleurs de l'été, bien modérées cependant, permettent d'y récolter quelques grains et des pommes de terre. Les prairies permettent d'y élever des bœufs, des moutons, des rennes, des chevaux. On y fait la chasse des oiseaux et de quelques animaux à fourrure. La pêche y est abondante. C'est à peine si l'île de Terre-Neuve, à la latitude de 48 degrés, est plus favorisée.
La Nouvelle-Bretagne, un immense continent comme la Sibérie, présente presque les mêmes caractères. Cependant les eaux de l'Océan qui le pénètrent de toutes parts, qui séparent les nombreuses îles de son archipel, ont un peu adouci son climat; mais l'adoucissement est petit. Mêmes hivers horribles, mêmes étés étouffants, même répartition des animaux et des plantes. Nous n'y insisterons pas.
CHAPITRE IV
LES HABITANTS DES RÉGIONS POLAIRES.
Dans les régions si froides dont nous venons de parler ne peuvent vivre que de rares et peu nombreuses peuplades. La rigueur du climat, en les attaquant directement, rend leur vie bien pénible; mais ce sont surtout les difficultés de la subsistance qui arrêtent leur développement. Faisons sur ce sujet un nouvel emprunt à Elisée Reclus.
«De rares peuplades seulement se sont égarées dans la solitude de la zone glaciale, et luttent péniblement contre le climat pour lui arracher chaque jour leur dure existence. Ne pouvant guère pénétrer dans l'intérieur des îles et des terres continentales, à cause des glaciers et du manque de végétation, ils construisent leurs huttes de bois ou de neige au bord de l'océan. Là, du moins, les vents apportent en été quelques bouffées d'un air équatorial, les contre-courants poussent sur la rive des eaux venues des tropiques et qui n'ont pas encore perdu entièrement leur chaleur primitive; enfin, quand la tempête n'agite pas la mer, et que la surface liquide n'est pas recouverte de bancs de glace épars, le pêcheur peut se hasarder dans sa barque de cuir à la poursuite des phoques et des poissons. Quand il a forcé de son harpon les animaux qui doivent servir de nourriture à sa famille, il revient dans le trou noir qui lui sert de tanière, et c'est là qu'il passe, en se chauffant à la flamme d'une lampe, cette longue nuit d'hiver qui semble ne devoir jamais finir, car le soleil même, le foyer de la vie terrestre, abandonne la zone glaciale pendant des semaines et des mois, et l'aurore polaire, qui remplace l'astre par intervalle, n'envoie qu'une lueur livide, véritable fantôme du jour. La vie est difficile pendant ce long et ténébreux hiver: aussi la famine sévit souvent parmi ces peuplades, et parfois des tribus ont disparu sans laisser de trace de leur passage.»
»Comment l'esprit des Groenlandais, des Esquimaux et des Kamtschadales ne subirait-il pas l'influence du climat désolé des régions polaires? Tous les voyageurs racontent que les plus simples plaisirs suffisent pour remplir de joie ces êtres naïfs dont la vie est si monotone; dans leur lutte pour l'existence, ils ne sont point ambitieux, car la grande chose est de se nourrir, et le sol est trop rebelle à la culture, le climat trop inclément, pour qu'ils puissent réagir contre la terre et tenter de se l'approprier; ils sont aimants et doux, car dans leur hutte de neige, la famille est pour eux tout l'univers. Ils sont attachés à leur patrie et meurent quand ils sont obligés de la quitter, parce que leurs idées sont uniformes comme le pays dans lequel ils sont nés, et que là seulement ils peuvent ressentir ces joies simples et ces plaisirs tranquilles qui les reposent de leurs fatigues. Parmi les peuples, ce sont encore des enfants. Ils périssent quand on les arrache du sein de leur mère.»
Encore ces rares peuplades n'ont-elles pu remonter bien haut, et beaucoup de terres se rencontrent, au delà du 75e degré, qui n'ont pas d'habitants. Leur végétation, leur faune, sont trop pauvres pour pouvoir fournir à la nourriture des peuplades les plus clair-semées. La Nouvelle-Sibérie, la Nouvelle-Zemble, le Spitzberg, l'extrémité nord du Groenland, les îles arctiques de l'archipel américain, ne voient que les rares voyageurs qui y sont attirés par l'amour de la science ou l'appât de quelque gain, principalement de la pêche des morses et des baleines. Plus au sud, on rencontre des habitants permanents disséminés en peuplades à moitié sauvages; mais ils sont bien clair-semés.
Dans la Sibérie, cette immense région, d'une étendue au moins égale à celle de l'Europe, on compte à peine deux millions d'habitants. Ce sont les Russes ou Cosaques émigrants, puis les tribus indigènes en nombre considérable, Tartares, Tungouses, Samoyèdes, Yakoutes, Kamtschadales...
Dans le nord de l'Europe, ce sont encore les Samoyèdes, puis les Lapons et les habitants de l'Islande. En Amérique, les Esquimaux, qui sont répandus partout, au Groenland, au Labrador, comme à l'ouest de la baie d'Hudson.
Habitant des régions presque identiques, soumises aux mêmes influences climatériques, ayant à lutter contre les mêmes difficultés, ces peuplades si nombreuses se ressemblent presque en tous points. Même manière de se garantir du froid, mêmes abris primitifs, même mode de subsistance. Chez tous la nourriture est presque exclusivement animale, puisque la terre se refuse à produire des plantes qui peuvent servir à la nourriture de l'homme. Le poisson et le renne, voilà les deux comestibles presque uniques qui nourrissent les peuples des régions polaires.
Cette nourriture animale, grasse surtout, est du reste indispensable comme moyen de défense contre le froid. Le Dictionnaire de médecine indique en ces termes cette nécessité: «La résistance aux froids dans les régions tempérées s'acquiert à peu de frais et sans changement radical dans les habitudes. L'homme a-t-il, au contraire, à lutter contre le froid antivital des régions polaires, il n'a le dessus dans cette lutte qu'en modifiant profondément toutes les conditions de sa vie. Il trouve surtout dans un genre spécial de nourriture un moyen efficace de résistance. Les explorations pour trouver le passage du nord-ouest ont fixé les points essentiels de cette hygiène polaire. Il est bien reconnu maintenant qu'à l'imitation du régime des Esquimaux, la nourriture des Européens doit contenir une grande proportion de matières grasses, c'est-à-dire d'aliments principalement respiratoires, mais que les alcooliques vont à rencontre du but qu'on se propose; des boissons théiformes, chaudes, aromatiques, les remplacent avec avantage. Parry avait déjà signalé les inconvénients de l'alcool, Hayes a insisté fortement sur ce point.»
Quelques terres très froides pourraient cependant nourrir de nombreux habitants si l'on savait mettre à profit la belle saison, pendant laquelle la végétation est si rapide. Mais ces peuples nomades ne connaissent guère l'agriculture. Ainsi, l'île de Terre-Neuve est presque complètement déserte; les rares habitants qui vivent sur ses côtes ne demandent qu'à la pêche des ressources pour soutenir leur triste existence. Et cependant, dans l'intérieur des terres, M. Murray a découvert des vallées très fertiles, bien boisées, et dans lesquelles on pourrait se livrer à l'agriculture. Telle vallée explorée par M. Murray, sur les bords du Gander, suffirait à nourrir plus de 100 000 habitants.
Dans l'impossibilité où nous sommes de passer en revue toutes les peuplades qui habitent les régions polaires, nous nous contenterons d'en prendre trois, les Samoyèdes pour l'Asie, les Lapons pour l'Europe, les Esquimaux pour l'Amérique: ces deux dernières étant, du reste, de beaucoup les plus importantes, sinon les seules, pour l'Europe et pour l'Amérique.
Au physique, la ressemblance de ces hommes si éloignés les uns des autres est frappante. Tous les trois sont de petite taille, avec une grosse tête, un torse assez fort, et des jambes très grêles. Cette disproportion tient à ce que ces peuples, sans cesse occupés à ramer, développent ainsi leur torse aux dépens de la partie inférieure du corps.
La taille des Lapons a été longtemps opposée à celle des Patagons, ces géants qui occupent à peu près les antipodes de la Laponie. Mais, de même qu'il a fallu rabattre de l'immense taille des Patagons, de même on a reconnu que les Lapons ne sont pas des nains. Leur taille moyenne n'est guère inférieure à 1m.60, et plusieurs atteignent la taille de 1m.70. Les Samoyèdes sont un peu plus grands, ainsi que les Esquimaux. Ils sont tous assez laids. Les femmes, aussi petites et aussi laides que les hommes, sont couvertes de vêtements dépourvus d'élégance qui ne rehaussent en rien leur beauté.
Ces malheureux, entourés de toutes les difficultés de l'existence, dont beaucoup sont condamnés à vivre sans feu sous le climat le plus dur, sont tristes, mais en général simples et bons. Les Samoyèdes, opprimés et misérables, sont peut-être les plus à plaindre.
«Les Lapons, dit M. Reclus, sont d'une grande douceur; ils ont le regard triste de l'homme vaincu, mais ils sont restés bienveillants. Ils sont très hospitaliers.
»Grâce à l'extrême salubrité du pays, et malgré la saleté repoussante de leurs cabanes, les Lapons jouissent en général d'une excellente santé et deviennent très âgés; la mortalité est moins forte chez eux que chez les civilisés du littoral; mais, ainsi qu'Acerbi le remarquait déjà au siècle dernier, ils ont souvent les yeux rouges et malades à cause de la fumée des tentes et de leurs continuels voyages au milieu des neiges.
»Les voyageurs russes disent les Lapons de Russie très supérieurs à leurs voisins par la pureté des mœurs, la délicatesse des sentiments, la probité de la vie, bien que leurs relations avec les Russes les aient déjà corrompus. Les Lapons ne ressemblent à leurs voisins les paysans russes que par le costume et leur penchant à l'ivrognerie. Ils ont grand soin de leurs personnes et se lavent soigneusement même en hiver.»
Nous avons déjà eu l'occasion de dire que les régions polaires, malgré l'effroyable rigueur de leur climat, ne sont pas insalubres. L'âge avancé auquel arrivent les Lapons en est une nouvelle preuve. Toutes les relations des voyageurs en font foi. «En lisant ces récits lugubres qui nous représentent une poignée d'hommes aux prises avec la faim, la fatigue et le froid, partant pour des excursions de plusieurs mois, à travers ces solitudes sans bornes, attelés le jour aux traîneaux qui renferment leurs provisions, dormant la nuit sur la glace qui conserve au réveil l'empreinte de leurs corps, l'esprit se partage entre l'admiration qu'inspirent ces mâles courages et la surprise qu'on ressent en voyant presque tous ces hommes y résister.»
De même qu'on ne connaît la vraie taille des Lapons que depuis peu, depuis peu aussi on les représente avec leur véritable caractère. Au milieu de ce siècle, les voyageurs les dépeignaient encore comme étant de véritables brutes, méchants, avares, défiants, ornés de tous les vices.
Les Esquimaux n'étaient pas mieux traités, et on leur accordait «un caractère aussi odieux que leur personne était difforme.» On les représentait comme étant querelleurs et toujours prêts à manquer à leur promesse. Et cependant, en 1852, lorsque le docteur Kane, forcé d'hiverner dans le Groenland, traita avec eux, il n'eut qu'à se louer de leur caractère. Ils ne manquèrent à la foi jurée dans aucune occasion et ne songèrent pas à profiter de leur supériorité numérique pour massacrer l'équipage et s'emparer des objets si tentants que renfermait le navire. De quel droit, dès lors, a-t-on pu accuser, sans aucune preuve, ces paisibles peuplades du meurtre de Franklin et de ses compagnons?
Presque identiques sont donc toutes ces tribus par l'aspect et le caractère. Aussi grande est la ressemblance pour la manière de vivre. Pour se défendre contre le froid, ils ont leurs vêtements, leurs cabanes et le feu.
Leurs vêtements sont faits de peaux de bêtes, qu'ils façonnent avec une habileté plus ou moins grande. Le cuir les préserve de l'humidité, le poil les protège contre le froid.
Les habitations sont fort diverses d'aspect, mais presque toujours assez bien disposées pour le but à obtenir. Tantôt ce sont de simples trous creusés en terre, avec une ouverture très petite qui sert à la fois de porte et de cheminée; tantôt ce trou est béant, et couvert au ras du sol de peaux garnies de leurs poils. D'autres fois, autour du trou creusé en terre s'élèvent des piquets qui supportent la toiture, composée de branches d'arbres, dans les pays où il y en a, et d'herbes sèches, revêtues d'une couche de terre d'un pied d'épaisseur. Dans ces huttes, pas de cheminées; la fumée sort par la porte, et l'action de cette fumée sur les yeux, jointe à la réverbération de la neige, cause des ophtalmies très nombreuses.
Chez les Esquimaux, notamment, la cheminée serait bien inutile: la végétation est si pauvre que le combustible manque. Ils n'ont guère que de la graisse à faire brûler dans des lampes qui les éclairent et les chauffent à la fois. Le passage suivant, extrait de la Géographie de Malte-Brun, montre combien est grande la pénurie de combustible chez ces peuplades. Il s'agit pourtant ici des îles Aléoutiennes, dont la latitude est moindre que 55 degrés. «Lorsque ces insulaires veulent manger quelque chose de cuit, envie qui leur prend rarement, ils dressent deux pierres l'une à côté de l'autre, en prennent une troisième plate qu'ils pressent horizontalement par-dessus et autour de laquelle ils forment un rebord de terre glaise ou d'argile, remplissent tout le dessus d'herbes sèches et y mettent le feu. Quand ils veulent se chauffer eux-mêmes, ils ne font pas de feu, mais ils mettent entre leurs jambes une lampe à huile allumée, et en conduisent la chaleur sous les peaux dont ils sont couverts. De cette manière, on est en peu de temps chauffé comme dans un bain russe.»
Enfin les peuplades plus nomades se construisent souvent des huttes de neige durcie ou de glace. Elles sont faites avec art: la lumière pénètre par une fenêtre pratiquée au plafond et fermée par un fragment bien diaphane de glace. Un jour suffit pour élever ces constructions.
Les huttes d'été sont encore plus rudimentaires que celles d'hiver, et se composent seulement de quatre perches supportant des peaux de renne qui constituent le toit. Ces habitations d'été sont quelquefois soutenues en l'air par des perches, et on n'y arrive qu'en grimpant.
Dans les régions où la végétation est un peu plus florissante, où le combustible n'est pas rare, il y a des cheminées. Ainsi, les Kamtschadales passent l'hiver dans des huttes souterraines dont chacune sert d'asile à plusieurs familles. Là, pendant la mauvaise saison, ils allument de grands feux et se divertissent par des danses, pendant que la neige amoncelée couvre la hutte jusqu'au tuyau de la cheminée, la garantissant ainsi, mieux que ne le ferait la plus épaisse fourrure, du froid extérieur.
Et comme le bois est assez commun en Sibérie, et ces huttes creusées sous terre parfaitement closes, les naturels y obtiennent des températures dont nous n'avons aucune idée. L'abbé Chappe d'Auteroche, qui voyageait en Sibérie au dix-huitième siècle, a constaté dans des chaumières russes l'épouvantable température de +50 degrés centigrades. Dans ce four les indigènes vivent souvent absolument nus, tandis qu'à l'extérieur il fait un froid de −30 à −40 degrés.
Du reste, les habitants du Kamtschatka, de même que certaines peuplades relativement favorisées de la Sibérie, sont moins misérables et plus civilisés que les Esquimaux et les Lapons. Ainsi, les Yakoutes sont intelligents, industrieux, hospitaliers. Ils ont des sentiments élevés, protègent leurs parents et leur obéissent, honorent les vieillards. Leurs femmes, quelquefois jolies, sont très modestes et très réservées. Ils aiment le travail, et sont si durs à la fatigue qu'ils peuvent travailler trois et quatre jours sans rien manger. A côté de cela ils possèdent les vices de la civilisation; ils sont ivrognes et volontiers menteurs.
Mais revenons aux bords de l'océan Glacial. Outre le problème des vêtements et de l'habitation, ces peuplades ont à résoudre le problème bien autrement difficile de la subsistance. De nourriture végétale, il n'y faut guère songer: c'est à peine si ces pays déshérités produisent assez pour nourrir quelques herbivores d'une frugalité incroyable. Et cependant la nourriture végétale doit, dans bien des cas, leur venir en aide.
Pendant l'hiver, les Lapons de Russie et les Samoyèdes mangent de la mousse, des écorces d'arbres, et une sorte d'herbe amère et malsaine. Les plus favorisés, et ils sont peu nombreux, y ajoutent du pain d'orge et de seigle, et quelques produits importés. Les gens des pays voisins, qui parcourent ces contrées pour le commerce du gibier et des fourrures, payent souvent en nature, et souvent avec les pires produits de la civilisation. Cependant chez les Lapons l'usage du café s'est en grande partie substitué à celui de l'eau-de-vie. Les plus riches parmi les Lapons en font un usage immodéré, jusqu'à en boire presque constamment. Ils en font un véritable aliment, en y ajoutant du sel, du fromage, du sang, de la graisse.
Mais tout cela n'est rien qu'un agrément pour les riches, s'il s'agit du café; qu'un pis-aller pour les pauvres, s'il s'agit de nourriture végétale. On peut dire, d'une manière générale, que ces gens du Nord ne vivent que de viande et de graisse. Les Esquimaux, par exemple, n'ont pour toute nourriture que de la chair de phoque, du saumon salé, et de l'huile de poisson dont ils font une consommation effrayante. Les uns, les nomades, qui vivent surtout dans l'intérieur des terres, se nourrissent de la viande et du lait de leurs troupeaux. Les autres, relativement sédentaires, vivent du produit de leur chasse, et surtout de leur pêche. Deux animaux domestiques, les deux seuls de ces climats, constituent toute la ressource de ces pauvres gens.
Les familles des pasteurs, aussi bien Samoyèdes que Lapons ou Esquimaux, ont le renne. Cet animal est fait pour le pays qu'il habite. Sa résistance au froid est illimitée, sa frugalité inouïe. En été, les rares herbes qui poussent sur le sol lui fournissent une nourriture abondante; en hiver, il sait vivre de rien. Le lichen qu'il trouve sous la neige suffit à sa subsistance. Mais ce lichen pousse avec une lenteur excessive: aussi ne peut-on paître une région qu'une fois tous les dix ans. Cette circonstance suffit à elle seule à expliquer la prodigieuse rareté des habitants dans ces régions. Il faut de 600 à 700 hectares de ces prairies de lichen pour nourrir 25 rennes, et 25 rennes sont nécessaires à l'existence d'un Lapon. C'est que le Lapon pasteur tire de son troupeau la totalité de sa subsistance. Il attelle ses rennes à son traîneau et se transporte ainsi, avec tout ce qu'il possède, d'un point à un autre de ses immenses et misérables pâturages. La dépouille du renne est utilisée tout entière par lui: la peau lui sert de vêtement, avec les boyaux il fait du fil, avec la vessie des bouteilles. Ces bouteilles servent à conserver la graisse, le sang. «Le repas ordinaire de la journée est la soupe de sang, faite de farine et de sang mêlé de caillot, que les ménagères savent garder pendant les mois d'hiver, à l'état liquide, dans des tonneaux ou des outres en estomac de renne.» Mais ce n'est pas seulement la chair et le sang du renne qui nourrissent le Lapon, son lait est aussi employé. Pendant tout l'hiver, le Lapon mange le lait du renne, conservé sous forme de rondelles.
Dans tous les voyages, le renne, qui n'est, comme force et vitesse, qu'un attelage médiocre, montre une résistance prodigieuse, et il se passe d'étable par une température capable de tuer les animaux les plus robustes.
Mais les pasteurs ne sont pas les plus nombreux, surtout parmi les Esquimaux. Un plus grand nombre de peuplades vivent surtout de leur chasse, et là ils sont aidés par le second animal domestique, par le chien.
Comme le renne, le chien sert de bête de trait. Le traîneau de l'Esquimaux ou du Samoyède, attelé de dix ou douze chiens, court sur la neige avec une rapidité vertigineuse, et pendant un temps très long. Malheureusement, ces chiens, toujours affamés, nourris exclusivement de viande, quand ils sont nourris, sont désobéissants et quelquefois féroces. Ils n'obéissent qu'au fouet, que les Esquimaux manœuvrent avec une incroyable adresse et avec une sévérité nécessaire. C'est que le chien des régions polaires, assez semblable à notre chien de berger, n'a aucun des instincts généreux du noble animal qui, chez nous, est l'ami de l'homme. C'est encore un animal sauvage, maintenu en servitude par les nécessités de son existence, et n'obéissant qu'à la force.
Tel qu'il est cependant, il est aussi indispensable au chasseur que le renne l'est au nomade. C'est grâce à lui que l'Esquimaux peut tirer parti des faibles ressources du triste pays qu'il habite. C'est lui qui le transporte dans ses courses, qui l'aide dans ses chasses. Sans le chien, il ne pourrait poursuivre ni le renne sauvage dans les prairies, ni le veau marin sous la glace, ni l'ours sur les glaçons flottants; sans le chien, plus de subsistance et bientôt la mort.
La pêche enfin est la troisième ressource des peuples du Nord, et la plus importante. La population des côtes est, en effet, la plus nombreuse, et elle vit presque exclusivement de poisson, et, qui plus est, de poisson cru, frais ou séché.
De même que les Samoyèdes, appelés aussi Siroydis ou mangeurs de viande crue, dévorent la viande du renne sans la faire cuire; de même les Esquimaux, dont le nom a à peu près le même sens, mangent le poisson absolument cru, presque vivant. La pêche est la seule occupation de ces peuples du littoral.
Les Esquimaux notamment y sont habiles. Ils ont de petits canots faits avec un art extrême, nommés kayaks. Composés d'un bois très léger, ils sont recouverts de peaux de phoque, si artistement cousues les unes aux autres qu'elles sont absolument imperméables à l'eau. Le canot, extrêmement petit, ayant la forme d'une aiguille de tisserand, n'a que bien juste la place du pêcheur. Là dedans, armé d'une rame unique de six pieds de long, il file comme le vent. Le corps complètement immobile, car le moindre mouvement ferait tout chavirer, il s'avance le long des côtes, navigue à travers les glaces, poursuivant le veau marin, le morse et le narval, faisant aussi le service de la poste entre les établissements danois.
Et c'est ainsi que ces peuples misérables, placés dans un milieu qui les menace de toutes parts, exposés à chaque instant à mourir de froid et de faim, traînent leur malheureuse existence, sans un instant de repos, plus à plaindre cent fois, dans cette terrible lutte pour l'existence, que les plus tristes animaux de nos pays. Combien, après ces peintures, vont nous sembler doux nos hivers les plus rigoureux, douces aussi les misères qu'ils traînent après eux!
CHAPITRE V
LE FROID DANS LES MONTAGNES.
A mesure que l'on s'élève au-dessus du niveau de la mer, la température s'abaisse. Ce fait a été constaté de toute antiquité. On le remarque, soit que l'on monte en ballon à une certaine hauteur, soit qu'on gravisse péniblement les montagnes. On éprouve alors la même succession de température que si on allait de l'équateur au pôle, et on rencontre sur sa route, à mesure que l'on s'élève, des animaux et des plantes qui habitent d'ordinaire des pays de plus en plus froids. Le froid qui règne au sommet des montagnes un peu élevées suffit pour y maintenir des neiges éternelles, et alors elles deviennent complètement inhabitables pour l'homme, et souvent même inaccessibles. Aussi la plus grande altitude atteinte l'a-t-elle été en ballon. Glaisher et Coxvell seraient arrivés, le 5 septembre 1862, à la hauteur de 11000 mètres.
Sur le flanc des montagnes on n'est pas allé si haut; le pic le plus élevé dont on ait visité le sommet est l'Ibi-Gamin, montagne du Thibet, qui a 6730 mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais les habitations permanentes sont loin d'aller à de telles hauteurs. Le village de Saint-Yéran, le plus élevé de l'Europe, est à 2009 mètres. L'hospice du Saint-Bernard est à 2472 mètres. La maison la plus élevée de la terre, la station de poste de Humiliuasi, entre Cuzco et Puno, dans le Pérou, presque sous l'équateur, est à 4934 mètres. Voyons l'aspect de ces régions élevées. Nous y trouverons un hiver perpétuel, ou, plus exactement, une région polaire égarée en pays chaud.
Sur les flancs des montagnes la neige tombée pendant l'hiver fond au printemps; mais à partir d'une certaine hauteur, la chaleur de l'atmosphère diminuant, la neige demeure toute l'année. La limite des neiges persistantes n'est pas la même partout. La ligne de séparation entre la zone des pluies et celle des neiges est d'autant plus élevée qu'on est plus près du pôle. Cette ligne ne s'abaisse probablement nulle part jusqu'au niveau de la mer. Toutes les terres connues, même le nord du Groenland et la terre François-Joseph, n'ont plus de neige au niveau de la mer pendant les quelques jours du milieu de l'été. Dans le Thibet, la limite des neiges persistantes ne commence qu'entre 5000 et 6000 mètres d'altitude. Dans les Alpes et les Pyrénées, elle commence vers 2800 mètres.
Il ne faudrait pas croire cependant que sur les hauts sommets le soleil n'ait pas de force; ce serait une complète erreur. Là-haut, au contraire, les nuages sont rares; le voyageur les a au-dessous et non pas au-dessus de lui. Entre le soleil et la montagne, rien qui intercepte les rayons, qui tamise leur chaleur: ils sont brûlants. Mais ces rayons passent à travers l'air sans réchauffer, et, malgré leur ardeur, l'atmosphère reste froide. M. Tyndall va nous raconter les sensations que peut faire éprouver le soleil des montagnes:
«Tandis qu'un quartier de viande est rôti par l'action du foyer, l'air qui l'environne peut rester aussi froid que glace. L'air des hautes montagnes peut être excessivement froid, quoique le soleil darde des rayons brûlants. Les rayons solaires, qui, dans leur contact avec la peau humaine, sont presque douloureux, restent impuissants à échauffer l'air d'une manière sensible; il suffit de se mettre parfaitement à l'ombre pour sentir le froid de l'atmosphère. Jamais, dans aucune circonstance, je n'ai tant souffert de la chaleur solaire qu'en descendant du Corridor, au grand plateau du mont Blanc, le 13 août 1857; pendant que je m'enfonçais dans la neige jusqu'aux reins, le soleil dardait ses rayons sur moi avec une force intolérable. Mon immersion dans l'ombre du dôme du Gouté changea à l'instant mes impressions, car là l'air était à la température de la glace. Il n'était pourtant pas sensiblement plus froid que l'air traversé par les rayons du soleil, et je souffrais, non pas du contact de l'air chaud, mais du choc des rayons calorifiques lancés contre moi à travers un milieu froid comme la glace.»
Les rayons du soleil ne sont pas sans action sur la neige des hautes régions, et ils en déterminent constamment la fonte. La neige, fondue à la surface, produit une eau glacée qui s'enfonce. Soustraite alors à l'action du soleil, elle se regèle, et peu à peu la masse entière se transforme en glace. Au sommet de la montagne on a la neige, un peu plus bas le névé, ou neige déjà à moitié durcie par la fonte et le regel; plus bas encore, la transformation est complète, c'est le glacier.
Ce glacier, poussé sur la pente de la montagne de toute la force de son poids, descend lentement, se modelant sur les gorges et les vallées. C'est, comme nous l'avons expliqué, la fusion de la glace par pression, et sa recongélation quand la pression ne s'exerce plus, qui expliquent cette plasticité apparente du glacier, qui lui permet de couler pour ainsi dire comme un fleuve. Arrivée à la limite des neiges persistantes, la base du glacier se fond, formant un ruisseau, un torrent, la naissance d'un fleuve. Les neiges persistantes du sommet des montagnes ne sont donc pas des neiges éternelles; sans cesse elles fondent et descendent le long des pentes, soit lentement à l'état de glace, soit brusquement dans les avalanches qui causent si souvent en bas de terribles ravages. Aussi les neiges sont moins abondantes au sommet des monts à la fin de l'été qu'à son début.
Mais bientôt la provision est renouvelée. Elle l'est même en été, car dans ces hautes régions, où la température de l'air est constamment inférieure à zéro, il ne pleut jamais, il neige. Tout nuage qui se résout au-dessus du sommet de la montagne se résout en neige; de telle sorte qu'à quelques heures d'intervalle on peut voir le soleil, par l'ardeur de ses rayons, fondant la neige à la surface, puis cette neige être renouvelée par une chute presque immédiate.
Et nous voyons bien nettement ici le rôle du soleil, rôle prépondérant dans notre monde, puisque c'est lui qui est la cause déterminante de tous les phénomènes qui se produisent à la surface de la terre. Cette eau, qui coule en bas du glacier par suite de l'action du soleil, va donner naissance à un fleuve, va alimenter l'océan. Peu à peu le soleil la reprend, la volatilise; elle devient invisible, mais se répand partout dans notre atmosphère, y jouant, au point de vue qui nous occupe, un rôle capital que nous aurons à examiner. Cette vapeur, rencontrée dans les hautes régions par un courant d'air froid, va former les nuages, puis la neige, qui viendra tomber de nouveau sur ce même pic peut-être d'où elle était partie quelques mois auparavant. Admirable évolution, dans laquelle nous voyons l'eau tour à tour solide, liquide, gazeuse, tournant sans cesse dans le même cercle, toujours nouvelle et toujours la même. Et toutes ces transformations sont dues à la même cause, la chaleur du soleil.
Rien n'est plus facile que de montrer directement, en quelques instants, sans sortir de sa chambre, les nombreuses métamorphoses de l'eau. Dans cette chambre bien chauffée introduisons un mélange réfrigérant. Aussitôt nous voyons le vase qui le renferme se recouvrir d'une blanche enveloppe. Raclée avec un couteau, la couche condensée nous donne de la neige; un peu pressée entre les mains, notre neige devient du névé. Comprimons ce névé dans un moule de bois, nous aurons une lentille de glace si transparente qu'on pourrait, en l'exposant aux rayons du soleil, l'employer pour allumer du feu. Mais bientôt notre glace fond, la voilà réduite en eau. Comme nous sommes un peu pressés, mettons cette eau sur le feu, et dans quelques minutes notre vase sera vide. L'air a repris, après tant de transformations, la vapeur invisible que nous lui avons enlevée au début.
Dans les régions des neiges éternelles ne se trouvent plus d'habitants, mais il s'y rencontre encore des animaux et des plantes. Le système de distribution des plantes et des espèces animales, que l'on reconnaît en allant de l'équateur aux pôles, on le retrouve en gravissant une montagne. Faisons encore à ce sujet un emprunt à Elisée Reclus: «Prenons pour exemple, dit-il, le Canigou, qui se dresse si superbement. Les oliviers qui recouvrent les campagnes de la Têt et du Tech croissent aussi sur les racines avancées du mont, jusqu'à 420 mètres d'altitude: la vigne s'élève beaucoup plus haut, mais à 550 mètres elle disparaît à son tour: au delà de 800 mètres cesse de croître le châtaignier. Les derniers champs cultivés en seigle et en pommes de terre ne dépassent point 1 610 mètres, hauteur à laquelle le hêtre, le pin, le sapin, le bouleau, souffrent déjà du vent et de la rigueur des hivers. A 1 950 mètres s'arrête le sapin: le bouleau ne se hasarde point au delà de 2000 mètres; mais le pin, plus hardi, escalade les rochers jusqu'à l'altitude de 2 430 mètres, non loin de la cime. Au-dessus, la végétation ne se compose plus que d'espèces alpines ou polaires. Le rhododendron, dont les premières touffes s'étaient montrées à 1 320 mètres, a pour limite une élévation de 2840 mètres. Quant au genévrier, il monte en rampant et en cachant à demi son branchage dans le sol jusqu'à la pointe terminale, haute de 2785 mètres, et couverte de neige pendant presque toute l'année.»
La végétation s'arrête donc seulement à la limite des neiges éternelles. Là, elle cesse complètement, car presque aucune plante ne semble pouvoir végéter à une température constamment inférieure à zéro degré. Dans les régions polaires, nous avons vu la triste végétation ne se développer que pendant les quelques jours d'été où la température s'élève un peu au-dessus de zéro.
Cependant, un saxifrage (Saxifraga oppositifolia) peut fleurir jusqu'au milieu des glaces du Spitzberg, et, dans les hautes montagnes, sur la lisière des neiges éternelles. D'autre part, M. Martins rapporte avoir vu en fleur la soldanelle alpine, sous une voûte de neige. J'ai vu, pour ma part, pendant le terrible hiver de 1879–1880, des violettes en fleur sous la neige, au mois de décembre, par une température extérieure extrêmement basse.
Enfin, là où ni le rhododendron ni le genévrier ne peuvent vivre, on trouve encore, comme au Spitzberg, des lichens et des mousses, dernière végétation des pays froids.
Les animaux qui se rencontrent plus loin que les plantes dans les régions polaires vont aussi plus haut qu'elles sur les sommets des montagnes. On rencontre même des mammifères au-dessus de la limite des neiges perpétuelles. M. Hugi, puis ensuite M. Martins, ont en effet trouvé, à une hauteur de près de 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, une sorte de souris que M. Martins a nommée le «campagnol des neiges.» La marmotte, si connue de tous, habite en été les plus hauts sommets des Alpes, tout couverts de neige. Elle semble fuir devant la chaleur et monter plus haut à mesure que les neiges fondent par le bas. Elle se tient juste à la limite des neiges, pour avoir à la fois la possibilité de rester dans le milieu qu'elle affectionne et de se nourrir des rares herbes qui poussent un peu plus bas.
Dans les montagnes de nos pays, l'ours brun a remplacé l'ours blanc des régions polaires; le chamois est venu prendre la place du renne. Les oiseaux sont plus nombreux que les mammifères; mais ici ils se trouvent dans des conditions bien différentes de celles des oiseaux des régions polaires. Quelques minutes de vol, quelques heures au plus, suffisent pour les conduire dans les prairies chaudes qui sont au-dessous, dans lesquelles ils trouvent une subsistance abondante et assurée. Pour les oiseaux, la montagne neigeuse est donc plutôt un lieu de refuge qu'une aire d'habitation et de subsistance. Tel est l'aigle des Alpes.
Quelques oiseaux cependant semblent habiter réellement les neiges éternelles, y vivant d'insectes, et ne les quitter presque jamais. Le bec-fin roitelet, un des plus petits oiseaux de notre pays, est dans ce cas. Plus haut encore se trouve le pinson des neiges, qu'on ne rencontre jamais dans nos plaines, mais qu'on voit en Sibérie et dans la Nouvelle-Bretagne, là où il retrouve ses conditions d'existence. Toujours au-dessus des neiges éternelles, perché sur un rocher qui a été dénudé par la tempête, il daigne à peine descendre jusqu'aux hospices du Saint-Bernard et du Saint-Gothard pour y nicher quelquefois.
Les reptiles, presque inconnus dans les régions polaires, ont cependant quelques représentants dans les neiges des montagnes. Une espèce de lézard passe sa vie au sommet des Alpes, engourdi sous la neige pendant dix mois de l'année. Pendant son court réveil, il fait concurrence au bec-fin et au pinson, et leur dispute les rares insectes qui vivent là-haut. «La zone glaciale est si bien le milieu naturel de ces lézards, qu'ils aiment mieux mourir de faim que vivre dans des régions plus hospitalières où on a voulu les transplanter.»
LIVRE III
LES GRANDS HIVERS FRANÇAIS.
CHAPITRE PREMIER
LES GRANDS HIVERS AVANT CELUI DE 1709.
Nous n'avons, sur les hivers anciens, que des renseignements fort incomplets, et le plus souvent fort vagues. Maintes fois même les récits des historiens méritent peu de créance: il s'agit seulement de faits mal observés, souvent légendaires, presque toujours exagérés à plaisir. Nous les passerons très rapidement en revue.
Plusieurs savants ont recherché, chez les historiens, les mentions d'hiver rigoureux, et ont tenté d'en dresser une liste complète. Arago, notamment, a établi cette liste avec la description rapide de tous ces grands hivers. Nous y avons déjà fait, nous y ferons encore de nombreux emprunts; emprunts nécessaires, car la notice d'Arago renferme en abrégé tout ce qui peut être dit sur la matière.
Cette liste, complétée par M. Barral, renferme deux cent vingt hivers, compris entre l'année 396 avant notre ère et l'année 1858, bien proche de nous. Elle est, au début, nécessairement fort incomplète, car les historiens n'ont pas parlé de tous les hivers de rigueur moyenne comparables à ceux qu'Arago cite dans les derniers siècles.
L'hiver de 1709 étant le premier des grands hivers sur lesquels nous ayons des renseignements presque complets, nous allons d'abord nous occuper de ceux qui ont précédé celui-là. Nous n'en citerons que quelques-uns, non pas les plus rigoureux, puisque nous n'avons aucun moyen de mesurer exactement leur rigueur, mais ceux qui nous présenteront des faits dignes d'être rapportés. Nous passerons aussi sous silence ceux dont nous avons déjà eu occasion de parler dans la première partie de cette étude.
En 821: «Toutes les plus grandes rivières de la Gaule et de la Germanie furent tellement glacées que, par l'espace de trente jours et davantage, on y passoit par-dessus et à cheval et avec des charrettes; de sorte que, venant cette glace à fondre, il y eut plusieurs villes et citez voisines des fleuves qui en furent grandement endommagées.»
En 1076: «Cette année fut si étrangement froide que la plupart des arbres, vignes et fruictiers mourut, et que même les semences en furent intéressées; et continuèrent les grandes gelées depuis le premier jour de novembre jusqu'à la my-avril, qui fut cause que la terre devint stérile pour quelques années ensuyvantes.» La disette de blé fut si grande que peu de gens purent se flatter d'avoir vu du froment de la récolte de cette année.
En 1124: «Cet hiver fut plus rude que d'ordinaire et extrêmement pénible à supporter, à cause de l'amoncellement de la neige qui tomboit presque sans relâche. Un grand nombre d'enfants, et même de femmes, moururent de l'excès du froid. Dans les rivières, les poissons périrent emprisonnés sous la glace, qui étoit si épaisse et si solide qu'elle supportait les voitures chargées, et que les chevaux circuloient sur le Rhin comme sur la terre ferme. On vit, en Brabant, un fait singulier: les anguilles, chassées en quantité innombrable de leurs marécages par la gelée, se réfugièrent dans les granges, où elles se cachèrent; mais le froid étoit tel qu'elles y périrent faute de nourriture et se putréfièrent. Le bétail mourut dans beaucoup de contrées. Les intempéries se prolongèrent tellement que les arbres ne prirent leurs feuilles qu'en mai.» Il est impossible de voir en moins de mots une description plus complète d'un grand hiver. Elle est empruntée par Arago à Guillaume de Nangis. Tout s'y trouve parmi les effets que nous avons étudiés sur le froid.
En 1325, l'hiver fut très rigoureux. La débâcle de la Seine à Paris fut très difficile, et les deux ponts de bois furent emportés.
L'hiver de 1408 fut certainement l'un des plus rudes du moyen âge, et, d'après les chroniqueurs, il faut remonter au moins à 500 ans pour en rencontrer un semblable. Il nous serait aisé d'y insister longuement. On lit dans les registres du Parlement: «La Saint-Martin dernière passée, a esté telle froidure que nul ne pouvoit besogner; le greffier même, combien qu'il eût du feu près de lui en une pelette pour garder l'encre de son cornet de geler, toutes fois l'encre se geloit en sa plume, de deux ou trois mots en trois mots, et tant que enregistrer ne pouvoit.» Félibien en donne une assez longue description: «Tous les annalistes de ce temps-là ont pris soin de remarquer que l'hyver de cette année fut le plus cruel qui eût esté depuis plus de 500 ans. Il fut si long, qu'il dura depuis la Saint-Martin jusqu'à la fin de janvier, et si aspre, que les racines des vignes et des arbres fruitiers gelèrent. Toutes les rivières étoient gelées et les voitures passoient sur celle de Seine dans Paris. On y souffroit une grande nécessité de bois et de pain, tous les moulins de la rivière estant arrestez, et l'on seroit mort de faim dans la ville, sans quelques farines qui y furent apportées des pays voisins. Le temps commença à devenir plus doux le 27 janvier, mais le dégel causa de grands désordres.»
La débâcle commença à Paris dans la matinée du 30 janvier. Les premiers chocs des glaçons contre les arches des ponts avertirent les habitants des nombreuses maisons construites dessus de pourvoir à leur sûreté: aussi, au moment de la rupture de deux de ces ponts, n'eut-on pas d'accidents de personnes à déplorer.
A voir avec quel soin Félibien donne la description de cet hiver, il semble qu'il n'y ait pas de doute possible et qu'on soit bien réellement en présence d'un hiver tout à fait exceptionnel. Il n'est pas, du reste, le seul historien à en parler, et, dans cette circonstance, Félibien est absolument véridique. Les divers récits se corroborent les uns les autres. Et cependant, seize ans après, à une époque où l'on ne pouvait avoir oublié cet hiver exceptionnel, il y en eut un autre: nombre d'historiens, qui n'avaient pas parlé des rigueurs de 1408, parlent de 1422; tandis que d'autres, après avoir raconté longuement l'hiver de 1408, ne font aucune mention de celui de 1422. Chacun se borne à déclarer que son hiver est le plus fort des hivers. Le Journal de Paris, dans les Mémoires pour servir à l'Histoire de France et de Bourgogne, s'exprime ainsi: «En 1422, douzième jour, fut le plus aspre froid que homme eust veu faire; car il gela si terriblement qu'en moins de trois jours le vinaigre, le verjus, geloient dans les caves, et fut la rivière de Seine, qui grande étoit, toute prise, et les fruits gelés en moins de quatre jours, et d'une telle âpre gelée dix-huit jours entiers...» Cet exemple, qui est loin d'être le seul, doit nous rendre fort circonspects dans nos recherches, et nous montre qu'il faut absolument renoncer à classer, par des considérations quelconques, les hivers qui ont précédé 1709. Nous savons, du reste, comment on écrivait l'histoire à cette époque. Continuons donc notre nomenclature rapide, sans y chercher autre chose que le récit de quelques faits curieux auxquels nous n'accorderons qu'une croyance modérée.
En 1434: «L'hiver fut très long. Il neigea près de 40 jours consécutifs, la nuit comme le jour. Il fut ordonné d'enlever la neige des rues et de la porter dans la place de Grève, mais on n'y pouvoit suffire. On a remarqué, comme une chose fort singulière, que dans le tronc d'un seul arbre il se trouva, de compte fait, plus de cent quarante oiseaux morts de froid.»
Nous ne pensions pas, en faisant les réserves précédentes, trouver sitôt l'occasion de les appliquer. Est-il croyable que la neige soit tombée pendant quarante jours consécutifs? La vie à Paris n'aurait-elle pas été complètement interrompue, et n'en serait-il pas résulté une perturbation telle dans la capitale que tous les historiens en eussent parlé? Et sur ce point tous gardent le silence. Il y a donc ici une exagération flagrante, exagération doublée d'enfantillage. Quoi, il est tombé de la neige pendant quarante jours à Paris, et l'effet le plus remarquable de ces neiges a été de faire périr quelques petits oiseaux. Ceux qui ont vu Paris après une chute de neige de 24 heures, qui ont été obligés de circuler alors dans les étroites rues de la vieille ville, ne pourront que sourire en lisant les lignes qui précèdent.
François de Belle-Forest nous donne, dans les Grandes Annales, la description de l'hiver de 1564: «Le roi entrant en Languedoc, l'hiver commença aussi premièrement par pluies, puis devint si âpre et si rigoureux, et si violent en vents, gelées et neiges, qu'il n'y avoit homme, tant vieux fût-il, qui l'ait vu ni si long, ni tant véhément, comme ainsi fait que les rivières demeurèrent éprises et caillées plus de deux mois, et ainsi le cours d'icelles empesché; ne faut-il s'ébahir si le trafic cessoit et s'il y avoit faute de bois en plusieurs lieux, et surtout à Paris, et si au dégel les ponts et les moulins furent emportés par les glaçons; tant y a que les vignes, les arbres et fruictiers se ressentirent tellement de cette froidure, et la terre en fut de telle sorte épuisée de sa chaleur radicale, qu'elle a esté assez longtemps après sans être si fertile qu'auparavant, et les vignes à demi mortes ont été plusieurs années si étonnées, que la moindre gelée leur ôtoit leur puissance de produire et de nourrir le raisin, d'où est advenue cette grande cherté des vins qui dure si longuement en ce royaume.» C'est dans cet hiver que le roi fut pris à Carcassonne par les neiges.
Sa durée nous est indiquée par les vers suivants de Pierre de l'Estoile:
La veille de la Saint-Thomas,
Le grand hyver vint nous combattre,
Tuant les vieux noyers à tas:
Cent ans a qu'on ne vit tel cas.
Il dura trois mois sans lâcher,
Un mois outre la Saint-Mathias,
Qui fit beaucoup de gens fâcher.
Enfin, pour terminer ce rapide examen de quelques-uns des anciens hivers, passons à celui de 1608, juste cent ans avant le terrible hiver de 1709.
Mézeray, dans son Histoire de France, éditée en 1755, en parle en ces termes: «L'année 1608 est nommée encore aujourd'hui l'année du grand hiver, à cause de sa longue et terrible froidure. Elle avoit commencé à devenir très âpre le jour de Saint-Thomas, et ayant duré plus de deux mois sans relâcher qu'un jour ou deux, elle glaça, pour ainsi dire, pétrifia toutes les rivières, gela presque toutes les jeunes vignes et les jeunes plantes à la racine, tua plus de la moitié des oiseaux et du gibier à la campagne, grand nombre de voyageurs par les chemins, et près de la quatrième partie du bétail dans les étables, tant par la rigueur du temps que par le défaut de fourrages. On remarqua que les chaleurs de l'été suivant égalèrent presque les rigueurs de l'hiver et que néanmoins l'année fut des plus abondantes.» Cette abondance montre que les ravages exercés sur la végétation ne furent pas aussi grands que l'indique Mézeray.
Le 10 janvier, à Paris, dans l'église Saint-André des Arcs, le vin gela dans le calice; «il fallut, dit l'Estoile, chercher un réchaux pour le fondre.» Le pain qu'on servit à Henri IV, le 23 janvier, était gelé; il ne voulut pas qu'on le lui changeât. A Anvers, les habitants dressèrent des tentes sur l'Escaut, et on allait y banqueter. Mézeray, complètant sa description, parle de la débâcle: «Les glaces des rivières rompirent les bateaux, les chaussées et les ponts; les eaux, grossies par les neiges fondues, inondèrent toutes les vallées; et la Loire, bouleversant ses digues en plusieurs endroits, fit un second déluge dans les campagnes voisines. En Italie, il survint du commencement un si grand débordement des rivières, que Rome se vit presque en un déluge par les eaux du Tibre, qui descendirent avec une telle violence des monts Apennins que plusieurs maisons en furent renversés.»
De son côté, Jean de Serres, dans l'Inventaire de l'histoire de France, décrit dans un langage quelque peu ampoulé les rigueurs de cet hiver. Nous trouverons cités dans cette description quelques faits dont il a été déjà question au début de cet ouvrage. «Le commencement de l'an 1608 fut signalé d'un hiver si grand et qui fit sentir les pointes de sa froidure si rigoureuses, qu'il n'en est parlé de pareilles de mémoire d'homme. Ni les glaces de la Samartie (Russie), ni les âpres gelées des Palus Méotides (mer d'Azof), ne furent jamais plus extrêmes. On trouve Tacite hardi en ses témoignages, comme entre autres où il tient qu'un soldat portant un faix de bois, ses mains se tordirent de froid et se collèrent à sa charge, de sorte qu'elles y demeurèrent attachées et mortes, s'étant départies des bras. Et pourroit-on bien encore trouver le sieur du Bellay aussi hardi, où il récite que durant le voyage de Luxembourg les gelées furent si âpres que le vin de munition se coupoit à coups de hache et de coignée, et se débitoit par poids aux soldats qui l'emportoient dans des paniers. Mais quiconque dira que la froidure de cet hyver a été plus horrible, et qu'il n'y a point d'égalité en ces rigueurs et celles des autres, il dira vérité. La France, assez tempérée d'ailleurs, est néanmoins fameuse des difficultés et des mésaises d'un si grand et si extrême hyver. Celles-cy en sont, que les voyageurs, accueillis d'horribles monceaux de neige, en perdoient la connaissance du pays et des chemins. Et n'eût été trop mal propre à d'aucun, que pour se mettre à couvert et sauver du froid ils se fussent avisés, ainsi que l'armée de Bajazet passant par la Russie, d'éventrer les chevaux et montures pour se jetter dedans et jouir de la chaleur vitale, si les bêtes mêmes n'eussent perdu toute chaleur naturelle qui les pût défendre de la gelée. La disette et la cherté du bois apporta d'autres incommodités à ceux des villes, principalement à la commune de Paris. Ceux qui n'estoient fournis de provisions l'achetoient quatre fois plus que d'ordinaire, et la pluspart même n'en avoient pas pour de l'argent. La cause la plus urgente en fut rapportée tant à la rigueur et âpreté du froid qu'au cours de la Seine et autres rivières arrêtées par la glace. Si fut-elle cette eau affermie d'une telle épaisseur de glace, que les carrosses et chariots tout chargés, le roi même, les seigneurs de sa cour, et plusieurs du menu peuple, y passoient assurément que sur terre ferme.» Nous bornerons là ces citations des hivers anciens, d'autant plus que nous avons déjà eu l'occasion, dans les chapitres précédents, de conter un grand nombre de faits les concernant. Nous tâcherons seulement, pour terminer, de chercher s'il nous serait possible de fixer approximativement le froid de ces hivers, en l'absence de toute donnée thermométrique; de voir s'ils sont plus rigoureux, ou moins rigoureux, que les grands hivers actuels.
Le docteur Fuster nous servira de guide dans cette recherche, car il a indiqué, dans sa remarquable étude sur les changements dans le climat de la France, la marche à suivre pour faire cette comparaison. A défaut des indications du thermomètre, qui n'existe que depuis bien peu de temps, comme nous l'avons vu, il se sert des phénomènes naturels relatés dans les divers récits qui viennent de passer sous nos yeux.
La température à laquelle les fleuves commencent à charrier des glaçons est assez constante. Ceux des provinces du nord: la Seine, le Rhin, la Moselle et la Loire, charrient communément au bout de trois ou quatre jours d'un froid de −7 degrés à −8 degrés; ceux des provinces du Midi: la Gironde, la Garonne, le Tarn, le Var, la Durance et le Rhône, charrient, en général, un peu plus tôt que les premiers, et c'est communément après trois ou quatre jours d'un froid de −5 à −6 degrés. Ces rapports assez fixes peuvent servir de point de départ pour les degrés inférieurs d'une échelle de nos grands hivers.
On ne peut rien conclure, au contraire, du fait de la congélation complète des fleuves. Nous avons vu, en effet, cette congélation se produire parfois totalement par des températures de −9 degrés, tandis que d'autres fois elle n'a pas été produite, comme cela eut lieu en 1709, par des froids de −23 degrés. Nous observons plus de constance dans les rapports thermométriques de la congélation des grands étangs du Languedoc et de la Provence, des côtes et des petits ports de la Méditerranée, des côtes et des petits ports de la Manche. L'expérience des deux hivers de 1709 et de 1789 donne le droit de penser que ces côtes et ces bassins ne gèlent pas en entier, à moins d'un froid continu de −20 degrés.
Ce phénomène nous permet d'affirmer qu'aucun hiver n'a été, sur les côtes de la Méditerranée, pendant notre siècle, aussi rigoureux que ceux qui virent ces congélations, comme 1638 et 1709.
Les végétaux, depuis ceux du midi les plus susceptibles, tels que dattiers et orangers, jusqu'à nos essences forestières les plus résistantes, peuvent aussi nous donner une échelle de graduation des hivers rigoureux.
Or, tous ces phénomènes se produisent actuellement, comme ils se sont produits aux temps anciens. Nous voyons encore les rivières se geler, les arbres périr, même les plus résistants. Nous devons en conclure que les grands hivers ne sont actuellement ni beaucoup plus froids ni beaucoup plus chauds que les grands hivers anciens, et que, s'il s'est produit dans la suite des siècles des changements dans notre climat, il faut avoir recours, pour les mettre en évidence, à des faits étrangers aux grands hivers.
CHAPITRE II
LE GRAND HIVER DE 1709.
Nous avons été obligés, jusqu'à présent, de passer très rapidement sur les grands hivers. Les renseignements donnés sur eux par les historiens sont généralement fort vagues: ils se contentent d'enregistrer quelques faits, en les exagérant généralement, de telle manière qu'il est absolument impossible d'établir, par une méthode de discussion quelconque, un classement de ces hivers par ordre de rigueur.
A partir de 1709 nous allons marcher plus sûrement. Et d'abord, cet hiver est le premier sur lequel nous possédions quelques renseignements thermométriques. Sans doute ils sont fort incomplets, et, qui plus est, peu précis, mais tels qu'ils sont ils constituent des éléments précieux pour la comparaison.
Mais avant d'entrer dans la discussion du froid thermométrique de cet hiver, donnons une idée de sa rigueur par les récits des contemporains. Comme ils abondent, nous n'aurons qu'à choisir. Nous emprunterons au Magasin pittoresque un grand nombre de ces récits. Nous y verrons comme un résumé de tous les hivers rigoureux qui l'ont précédé, comme un tableau général du type des grands hivers. C'est ce qui nous engagera à y insister.
Les mois d'octobre et de novembre 1708 furent doux; le mois de décembre présenta une température très ordinaire. Janvier débuta comme avait fini décembre, par de la chaleur; mais, par sauts brusques, du 4 au 13 la température s'abaissa jusqu'à un froid excessif. Avec des alternatives de douceur relative et de gelées plus fortes, l'hiver resta rigoureux jusqu'au milieu du mois de mars.
Ce ne fut pas seulement à Paris que le froid se fit sentir avec cette rigueur, mais bien dans toute l'Europe. L'hiver de 1709 est un de ceux qui se sont étendus sur le plus grand nombre de régions. En France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, sur toute l'Europe enfin, il exerça ses ravages. En quelques jours tous les fleuves furent entièrement pris; il n'y eut pas jusqu'aux eaux de la mer, même sur les côtes méridionales de l'Italie et de la France, qui furent gelées.
La Garonne, ce qui est bien rare, l'Ebre même, furent glacés. La Meuse fut prise, à Namur, à 1m.60 de profondeur. Le 8 avril, la Baltique était encore couverte de glaces, aussi loin que la vue, aidée de lunettes, pouvait s'étendre. Le Rhône fut gelé jusqu'à la hauteur de 12 pieds par les couches de glace qui s'y amassèrent, «et l'étang de Thau, ordinairement fort orageux, et qui communique à la mer par un court et large canal, s'est pris de bout à bout, et plusieurs personnes sont allées des bains de Balaruc et du lieu de Bousigues jusqu'à Cette par-dessus la glace, route inconnue à nos pères, et qui le sera peut-être longtemps à nos neveux.» Enfin la mer se gela au loin à Cette, à Marseille, dans la Manche et dans l'Adriatique.
Nous avons vu que pendant ce grand froid, alors que les mers, les lacs les plus profonds, comme celui de Constance et celui de Zurich, étaient pris à porter des charrettes, la Seine demeura complètement libre à Paris, et le Rhône à Viviers. Nous avons donné l'explication de ce fait qui préoccupa beaucoup les contemporains. Des inondations considérables furent aussi la suite d'un dégel sans exemple: la Loire rompit ses levées, monta à une hauteur telle qu'on ne l'avait pas vue depuis deux siècles, et ensevelit tout sur son parcours.
Les effets du froid extraordinaire de cet hiver sont longuement décrits dans les Mémoires des contemporains.
Gauteron écrivait de Montpellier à l'Académie des sciences: «La nuit du 10 au 11 janvier a été la plus froide qu'on ait jamais sentie dans ce pays-ci: dans les maisons les mieux étoffées on sentait un froid très cuisant, dont on avait peine à se garantir; et peu de personnes purent dormir d'un bon somme, malgré toutes les précautions qu'elles ont pu prendre pour se mettre à couvert de ce grand froid.»
Un grand nombre de voyageurs périrent de froid par les chemins. Gauteron remarque encore que «le dégel du 23 janvier, comme celui du 25 de février, ont été suivis d'un rhume épidémique, dont presque personne n'a été exempt. Tant de personnes en furent saisies toutes à la fois, qu'on ne peut rapporter cette maladie qu'à une cause générale qui ait agi en même temps sur tous les hommes.»
Et voilà son explication: «Pendant le grand froid le sang retient beaucoup de parties séreuses et lymphatiques qui demeurent enveloppées dans ses parties sulfureuses, et dont il ne peut se débarrasser que par une fonte générale. Cette fonte d'humeurs doit arriver par le dégel. Dans ce temps-là le nitre se divise en petites molécules, une grande quantité de ce sel se môle brusquement avec le sang, l'anime et le fermente; il n'en faut pas davantage pour faire séparer tout à coup une grande quantité de lymphe et de sérosité qui se jette sur toutes les glandes du corps et produit le mal de tête, le dégoût, l'enchifrenure, la toux, la crudité et l'abondance des urines, la lassitude qu'on appelle spontanée, et quelquefois un peu de fièvre.
»Ce rhume est, d'après Gauteron, fort différent de celui qui arrive pendant le grand froid: dans celui-ci les humeurs circulent avec peine, et par leur épaississement donnent occasion à quelques parties séreuses de s'en séparer, ce qui produit la roupie et la toux, qui sont souvent accompagnées d'un larmoyement involontaire, parce que les points lacrymaux se trouvent quelquefois bouchés par l'épaississement de la mucosité qui se sépare dans le nez. Aussi doit-on traiter ces rhumes d'une manière bien différente; les rhumes de froid se guérissent plus promptement par le parfum de Rababé que par aucun autre remède, sans doute à cause de la quantité de sel et de soufre volatil que cette résine contient.
»Le vin et l'eau-de-vie brûlés avec du sucre, le thé, le café et le chocolat, conviennent par la même raison, et j'ai guéri plusieurs rhumes cet hiver très violents et très opiniâtres avec des bouillons de poulet, dans lesquels je faisais bouillir pendant un quart d'heure une once de chair de serpent séchée avec une poignée de feuilles de cresson.
»Les rhumes de dégel doivent être traités d'une manière toute différente. Il faut empêcher la trop grande foule des humeurs par des émulsions cuites, les crèmes de riz, de gruau, d'orge, par l'eau de son, l'eau de rose et le jaune d'œuf avec le sucre candi, par le petit lait et par le lait même. Les narcotiques et la saignée conviennent aux deux espèces de rhume, surtout quand les malades sont fatigués de la toux, et que l'on craint quelque inflammation de poitrine.
»Voilà quelle idée j'ai de la gelée et de ses effets.»
Qui s'étonnerait après cela de voir Molière bafouer les médecins qui ont immédiatement précédé celui-là.
A Paris, le froid fut tel que, tant qu'il dura, le Parlement n'entra pas au palais: le commerce et les travaux furent interrompus; l'Opéra cessa; la Comédie et les jeux furent fermés. Cependant une note de la main de Réaumur démontre que les savants ne furent pas si délicats: «En 1709, écrit-il, les séances furent tenues pendant la durée du froid, mais le samedi 20 janvier, il n'y eut pas d'assemblée à cause d'un grand dégel.»
Les animaux ne furent pas plus épargnés que les hommes. Plusieurs espèces de petits oiseaux et d'insectes furent presque anéantis en Angleterre et dans le nord du continent. Derham compte jusqu'à vingt espèces d'oiseaux de la zone glaciale qui furent vus et tués sur les côtes d'Angleterre. Le bétail périt dans plusieurs provinces. Mais ce furent surtout les végétaux qui curent à souffrir.
Faisons à ce sujet quelques emprunts aux Mémoires de Jamerai Duval, ce gardeur de dindons qui devait devenir un savant. Chassé de chez ses maîtres, il allait à l'aventure, dans une misère profonde. Pris par la petite vérole, il est recueilli près de Provins par un pauvre paysan qui le met dans une étable à brebis, dans un trou sous le fumier. La misère de ce pauvre homme était telle que Duval écrit: «Les seuls aliments que l'on fut en état de me fournir, consistèrent en un peu de soupe maigre et quelques morceaux de pain bis que la gelée avait tellement durci, qu'on avoit été obligé de le couper à coups de hache, de façon que, nonobstant la faim qui me pressait, j'étais réduit à le sucer.»
Puis il ajoute: «Pendant que j'étois comme inhumé dans l'infection et la pourriture, l'hiver continuoit à désoler la campagne par les plus terribles dévastations. Derrière la bergerie, il y avoit plusieurs touffes de noyers et de chênes fort élevés qui étendoient leurs branches sur le toit qui me couvroit. Je passois peu de nuits sans être éveillé par des bruits subits et impétueux, pareils à ceux du tonnerre ou de l'artillerie; et quand, au matin, je m'informais de la cause d'un tel fracas, on m'apprenoit que l'âpreté de la gelée avoit été si véhémente, que des pierres d'une grosseur énorme en avoient été brisées en pièces, et que plusieurs chênes, noyers et autres arbres, s'étoient éclatés et fendus jusqu'aux racines. Enfin, tout ce que la terre produit pour l'aliment de l'homme, sans même en excepter les arbres fruitiers de la plus solide consistance, avoit été détruit par la force et la pénétrante activité de la gelée.»
A Montpellier, les oliviers et les orangers perdirent leurs feuilles et leurs branches: la plus grande partie de ces arbres moururent jusqu'à la racine, et, «ce qu'on n'avoit jamais vu dans ce pays-ci, dit Gauteron, les lauriers, les figuiers, les grenadiers, les jasmins, les yeuses et quelques chênes même, ont eu le même sort.»
Dans toute la France, beaucoup d'arbres forestiers furent gelés jusqu'à l'aubier, et vingt ou trente ans plus tard on retrouvait, dans la coupe d'un vieux tronc, la marque de la cicatrice de 1709. Les lauriers, les cyprès, les chênes verts, les oliviers, châtaigniers, les noyers les plus vieux et les plus forts, moururent en grand nombre. Ecoutons Réaumur, qui nous explique la cause principale des dégâts:
«Le premier dégel vint le 26 janvier, mais le froid reprit peu de jours après. Ce fut cette reprise qui fit tout le mal, parce que, l'eau n'ayant pas eu le temps de s'emboire dans la terre, ni de se sécher sur les arbres, la gelée forte et subite qui revint saisit et coupa toutes les racines du blé, et détruisit l'organisation même dans les arbres délicats.»
Les blés auraient été en partie protégés par la neige, sans un grand vent qui causa bien du mal. Voici ce que consigne à ce sujet, dans le registre de sa paroisse, le curé de Feings, près de Mortagne: «Le lundi 7 janvier commença une gelée, qui fut ce jour-là la plus rude et la plus difficile à souffrir: elle dura jusqu'au 3 ou 4 février. Pendant ce temps-là, il vint de la neige d'environ demi-pied de haut: cette neige étoit fort fine, elle se fondoit difficilement. Quelques jours après qu'elle fut tombée, il fit un vent fort froid entre bise et galerne (vent du nord-ouest) qui la ramassa dans les lieux bas; il découvrit les blés, qui gelèrent presque tous.»
La vigne disparut dans plusieurs parties de la France; les jardins et les vergers furent dépouillés de leurs arbres fruitiers. Beaucoup de pommiers parurent n'être pas morts; ils poussèrent des feuilles et des fleurs et moururent ensuite; d'autres succombèrent l'année suivante. La destruction des blés surtout causa une calamité publique.
La famine fut si grande que de mémoire d'homme on n'en avait vu de pareille. Au palais de Versailles même on ne mangea plus que du pain bis, et Mme de Maintenon se mit au pain d'avoine. Que l'on se figure la misère du peuple, quand les grands, à la cour, étaient réduits à cette extrémité. Ce fut cette année que Louis XIV vendit pour quatre cent mille francs de vaisselle d'argent à la Monnaie. Le désastre fut tel que les blés manquèrent universellement par toute la France. En Normandie, dans le Perche et sur les côtes de Bretagne, on récolta de quoi faire la semence. «Du blé de 1709, écrit un contemporain, il n'en sera point du tout mangé.» Aussi, le prix du pain s'élève rapidement à des hauteurs inconnues: à Chartres, le pain se vend, le 15 juin 1709, au prix de 35 sous les neuf livres, au lieu de 7 à 8 sous, prix ordinaire.
Par bonheur, quelques agriculteurs avisés promenèrent la charrue sur leurs champs ensemencés en blé pour y mettre, malgré les prescriptions de la police, l'orge qui servit à faire le pain nommé de disette.
La famine devint telle qu'au mois d'avril il parut un arrêt du Conseil qui ordonnait à tous les citoyens, sans distinction, ainsi qu'aux communautés, de déclarer exactement leurs approvisionnements en grains et denrées, sous peine de galère et même de mort.
On fit en divers endroits de Paris, et notamment au Louvre, des distributions de pain. Une estampe du temps porte pour devise: «Distribution du pain du roi au Louvre.» Au-dessous sont gravés les quatre mauvais vers suivants:
O Dieu! la foule est si grande qu'on si tue:
La livre est à deux sous; pour l'avoir il faudra
Risqué d'être étouffé, si cela continue.
Le peuple fut réduit à se nourrir d'animaux immondes et d'herbes d'habitude réservées aux animaux.
Ecoutons de nouveau Jamerai Duval, qui, remis de sa petite vérole, marchait toujours à l'aventure, cherchant des climats plus cléments. Il arrive au printemps en Champagne: «L'indigence et la faim avoient établi leur séjour dans ces tristes lieux. Les maisons couvertes de chaume et de roseaux s'abaissoient jusqu'à terre et ressembloient à des glacières. Un enduit d'argile broyée avec un peu de paille étoit le seul obstacle qui en défendît l'entrée. Quant aux habitants, leur figure cadroit à merveille avec la pauvreté de leurs cabanes. Les haillons dont ils étoient couverts, la pâleur de leur visage, leurs yeux livides et abattus, leur maintien languissant, morne et engourdi, la nudité et la maigreur de quantité d'enfants que la faim desséchoit, et que je voyois dispersés parmi les haies et les buissons pour y chercher certaines racines qu'ils dévoroient avec avidité: tous ces affreux symptômes d'une calamité publique m'épouvantèrent et me causèrent une extrême aversion pour cette sinistre contrée. Je la traversai le plus rapidement qu'il me fut possible, n'ayant pour tout aliment que des herbes et un peu de pain de chènevis que j'achetois, et que j'avois même beaucoup de peine à trouver. Cette nourriture brûlante et corrosive, destinée seulement à repaître les plus vils animaux, émoussa mes forces, altéra la bonté de mon tempérament, et me causa des infirmités dont j'ai longtemps ressenti les tristes effets.»
Une telle misère suscita la pitié publique, et des comités de charité se formèrent, à Paris, pour secourir autant que possible les plus malheureux. Les détails qui suivent sont extraits d'un placard imprimé à Paris, par les soins d'un comité de charité, sous le titre de Nouvel advis important sur les misères du temps. Tout ce qui est rapporté dans ce placard est déclaré très véritable, étant écrit par témoins oculaires, gens de bien et de capacité, et très dignes de foi, qui en ont donné des témoignages authentiques et dont on garde les originaux.
Voilà quelques extraits de ce placard: «De Romorantin, du 18 avril, on mande qu'outre mille pauvres qui y sont déjà morts de misère, il s'y en trouve encore près de deux mille autres qui languissent et qui sont aux abois; la plupart n'ayant rien que leurs métiers, dont ils ne travaillent plus, personne ne les occupant.
»A Onzain, près Blois, un vertueux ecclésiastique prêcha à quatre ou cinq cents squelettes, des gens qui, ne mangeant plus que des chardons crus, des limaces, des charognes et d'autres ordures, sont plus semblables à des morts qu'à des vivants. La misère passe tout ce que l'on en écrit, et, sans un prompt remède, il faut qu'il meure dans le Blésois plus de 20 000 pauvres.
»Sans parler d'Illiers et des environs de Chartres, où il est déjà mort plus de trois cents personnes de faim, du Vendômois, on écrit de Montoire, du mois d'avril, qu'outre les extrémités qu'on souffre là comme ailleurs, le désespoir a rendu le brigandage si commun que personne ne s'en croit à couvert; que, depuis peu, huit hommes ont massacré une femme pour avoir un pain qu'elle portoit, et qu'un homme, pour défendre le sien, en a tué un autre qui venoit le lui prendre, et que, sur les grands chemins, il y a des gens masqués qui volent; il est commun, dans tout ce pays-là, de faire du pain de fougère toute seule, concassée, avec la septième partie de son, et du potage avec le gui des arbres et des orties.
»Dans la plupart des villes et des villages de la Beauce, du Blésois, de la Touraine... on meurt à tas; on les trouve morts ou mourants dans les jardins et sur les chemins. Dans les faubourgs de Vendôme, on voit des gens couchés par terre qui expirent ainsi sur le pavé, n'ayant pas même de la paille pour mettre sous leur tête, ni un morceau de pain.
»En plusieurs endroits, lorsque les chiens trouvent quelque chose de mangeable, les pauvres se jettent dessus pour le leur arracher; ceux qui achètent du blé sont obligés de s'armer, de peur d'être volés.
»A Amboise, les misères sont à tel excès, qu'on y a vu plusieurs hommes et femmes se jeter sur un cheval écorché, en tirer chacun leur morceau et n'y laisser rien de reste; qu'il s'est trouvé une fille orpheline morte de faim après s'être mangé une main, et un enfant ses doigts.
»Il y a des lieux où, de quatre cents feux, il ne reste que trois personnes. Le 10 mai, un enfant pressé par la faim, arracha et coupa avec les dents un doigt à son frère, qu'il avala, n'ayant pu lui arracher une limace qu'il avoit avalée. Il s'en trouve de si foibles que les chiens les ont en partie mangés: à Beaumont-la-Ronce, le mari et la femme étant couchés sur la paille et réduits à l'extrémité, la femme ne put empêcher les chiens de manger le visage à son mari, qui venoit d'expirer à son côté, tant elle étoit débile.»
A la fin du dix-huitième siècle, Moucher, dans son poème sur les Mois, prend l'hiver de 1709 comme type, et en fait la peinture suivante:
Nestors français, sans doute il vous souvient encore
De ce neuvième hiver, de cet hiver affreux,
Qui fit à votre enfance un sort plus désastreux.
Janus avait ouvert les portes de l'année,
Et tandis que la France, aux autels prosternée,
Solennisait le jour où l'on vit autrefois
Le berceau de son Dieu révéré par des rois,
Tout à coup l'aquilon frappe de la gelée
L'eau qui, des cieux naguère à grands flots écoulée,
Ecumait et nageait sur la face des champs;
C'est une mer de glace, et ses angles tranchants,
Atteignant les forêts jusques à leurs racines,
Rivaux des feux du ciel, les couvrent de ruines;
Le chêne des ravins tant de fois triomphant,
Le chêne vigoureux crie, éclate, et se fend.
Ce roi de la forêt meurt. Avec lui, sans nombre,
Expirent les sujets que protégeait son ombre.
Pleurent l'honneur perdu de tes rameaux d'olives!
L'hiver s'irrite encor; sa farouche âpreté
Et du marbre et du roc brise la dureté:
Ouverts à longs éclats, ils quittent les montagnes,
Et, fracassés, rompus, roulent dans les campagnes.
L'oiseau meurt dans les airs, le cerf dans les forêts.
L'innocente perdrix au milieu des guérets;
Et la chèvre et l'agneau, qu'un même toit rassemble,
Bêlant plaintivement, y périssent ensemble;
Le taureau, le coursier, expirent sans secours;
Les fleuves, dont la glace a suspendu le cours,
La Dordogne et la Loire, et la Seine et le Rhône,
Et le Rhin si rapide, et la vaste Garonne,
Redemandent en vain les enfants de leurs eaux.
L'homme faible et percé jusqu'au fond de ses os,
Près d'un foyer ardent, croit tromper la froidure.
Hélas! rien n'adoucit les tourments qu'il endure.
L'impitoyable hiver le suit sous ses lambris,
L'attaque à ses foyers, d'arbres entiers nourris,
Le surprend dans sa couche, à ses côtés se place,
L'assiège de frissons, le raidit et le glace.
Le règne du travail alors fut suspendu,
Alors dans les cités ne fut plus entendu
Ni le bruit du marteau, ni les cris de la scie;
Les chars ne roulent plus sur la terre durcie;
Partout un long silence, image de la mort.
Thémis laisse tomber son glaive, et le remord
Venge seul la vertu de l'audace du crime.
Tout le courroux des dieux vainement nous opprime,
Les temples sont déserts; ou si quelques mortels
Demandent que le vin coule encore aux autels,
Le vin, sous l'œil des dieux que le prêtre réclame,
S'épaissit et se glace à côté de la flamme.
Tâchons maintenant de rechercher quelles furent les températures de cet hiver mémorable, et s'il fut en réalité plus rigoureux que les hivers qui l'ont précédé et qui devaient le suivre.
En 1709, on faisait déjà depuis assez longtemps des observations thermométriques. L'invention du thermomètre remonte vraisemblablement à l'année 1625. A cette époque, en effet, Sanctorius, médecin d'Italie célèbre par ses écrits, né à Capo d'Istria, en 1561, «s'avisa de faire une machine appelée thermomètre, pour connoître les différents degrés de chaleur de ceux qui avoient la fièvre, sans faire attention, suivant toutes les apparences, que la même machine pouvoit lui montrer les changements qui arriveroient à l'air qui peut augmenter de volume par les différentes chaleurs, et qu'elle seroit fort curieuse et plus utile au public par la connoissance qu'elle lui donneroit des températures de l'air que par l'application qu'il en vouloit faire à la médecine.»
Quoi qu'il en soit de la date précise de l'invention du thermomètre, ses observations régulières faites à l'Observatoire de Paris remontent à l'année 1666. En 1709, les observations étaient faites depuis déjà trente ans par de la Hire: «Mon thermomètre, dit-il, est placé dans la tour orientale de l'Observatoire, laquelle est découverte; en sorte qu'il est à l'abri du vent, et que le soleil ne donne jamais sur la boule ni sur le tuyau. Toutes les observations sont faites un peu avant le lever du soleil, qui est le moment où la température est ordinairement le plus bas.»
Ce thermomètre n'était donc pas placé dans des conditions convenables, et quoique la tour fut découverte, il y faisait certainement une température supérieure pendant les froids à la température extérieure. De plus, le thermomètre de de la Hire n'était pas gradué au moyen d'une règle bien déterminée, comme cela se fait de nos jours. Or, ce thermomètre a été détruit vers la fin du dix-huitième siècle, et on n'a pas une correspondance exacte de ses températures avec celles du thermomètre centigrade. Aussi tous les savants se préoccupèrent-ils, pendant toute la durée du dix-huitième siècle, de ramener les températures de 1709, au moyen de comparaisons approximatives, aux échelles connues. Grâce aux travaux de Réaumur, de Meissier, de Lavoisier, de Van-Swinden, de M. Renou, on a pu établir à peu près cette correspondance. Malheureusement, elle ne s'étend que sur quelques observations. Il ne reste, en effet, des notes de l'époque, que les deux fragments que nous allons citer, l'un de de la Hire lui-même, l'autre écrit un peu plus tard par Réaumur.
De la Hire écrit: «Le froid du commencement de cette année a été excessif avec beaucoup de neige; car mon thermomètre est descendu jusqu'à 5 parties, le 13 et le 14 janvier; et, les jours suivants, étant un peu remonté, il revint à 6 parties le 20, et le 21 à 5 3/4; mais ensuite le froid diminua peu à peu. Ce grand froid a été fort sensible; car, le 4 de ce mois de janvier, le thermomètre était à 42 parties, qui est un état fort proche du moyen, que j'ai déterminé à 48; le 6, il vint à 30; le 7, à 22; le 10, à 9; et enfin, le 13, à 5. C'est sans doute ce changement subit qui a paru si extraordinaire. Ce thermomètre n'était encore jamais descendu si bas.
»En 1695 il n'avait pas été si bas, et cependant le froid de cet hiver a été regardé comme un des plus grands qu'il ait fait il y a longtemps. L'hiver de cette année a duré fort longtemps, car le 13 mars il gelait encore très fort, le thermomètre était à 24 parties, et la gelée commence quand il est à 32.»
Voilà, d'autre part, les renseignements donnés par Réaumur, qui sont, au moins quant aux nombres, copiés sur la note de de la Hire: «Le froid commença presque subitement le 5 janvier au soir, jour auquel il avait plu une grande partie de la journée, et où le thermomètre était à 42, très proche du tempéré fixé à 48. Le 13 et le 14 janvier furent les plus froids. Le thermomètre descendit à 5 parties le 13 et le 14 janvier. Le froid vint sans vent considérable. Le vent était très faible, et, ce qui est à remarquer, au sud; et lorsque le vent augmentait et tournait vers le nord, le froid diminuait.»
De la Hire ajoute que le froid de 1709 a dû être plus violent que celui de 1608, appelé cependant grand hiver. Réaumur, Lavoisier, affirment que le froid de 1709 est le plus grand froid qu'on ait éprouvé de mémoire d'homme en France.
Il semble donc certain qu'il faut remonter au moins au quinzième siècle pour trouver un hiver comparable à celui de 1709, et même aucun document précis ne nous autorise à affirmer qu'il y ait jamais eu en France, avant 1709, un hiver aussi froid.
Les travaux des savants que nous avons cités, pour ramener les nombres de de la Hire à des échelles connues, ont conduit à des résultats quelque peu contradictoires. Mais on peut affirmer que ces températures, exprimées en degrés centigrades, ont été certainement moins froides que celles données par les nombres suivants:
| 29 octobre 1708 | −1°.5 |
| 12 décembre | −5.2 |
| 4 janvier 1709 | +7.5 |
| 6 janvier | −1.4 |
| 7 janvier | −7.6 |
| 10 janvier | −18.0 |
| 13 janvier | −23.1 |
| 14 janvier | −21.3 |
| 20 janvier | −20.4 |
| 21 janvier | −20.6 |
| 13 mars | −5.6 |
Nous savons, d'après la lettre de Réaumur, citée à propos de l'effet sur les végétaux, que le froid ne dura pas sans interruption du 5 janvier au 13 mars, puisqu'il y eut à la fin de janvier un dégel complet. A cette époque les observations thermométriques commençaient déjà à se répandre quelque peu, et l'on a sur les froids de divers points de l'Europe quelques renseignements.
A Montpellier, le froid le plus vif eut lieu le 11 janvier; il fut de −16°.1. A Marseille, on observa −17°.5.
Le froid qu'on éprouva dans la Hollande, en Angleterre et en Prusse, fut moindre qu'à Paris. Il commença à geler, dans les environs de Londres, le jour de Noël, et la gelée dura jusqu'à la fin de mars; le plus grand froid observé fut le 14 janvier, de −17°.3 au collège de Gresham. A Berlin, les 9 et 10 janvier, on eut −16°.6. A Namur on eut −19°.1.
Remarquons, dès maintenant, que ces froids sont bien moins intenses que ceux observés en France pendant le mois de décembre 1879.
CHAPITRE III
LES HIVERS DE 1709 A 1830.
Dans la période de cent vingt ans qui s'écoule entre les deux grands hivers de 1709 et de 1830, il y eut un grand nombre d'hivers rigoureux. Arago en compte quarante-cinq, Fuster trente seulement. En somme, il n'y en eut pas plus de trois ou quatre qui furent réellement extraordinaires. Quelques-uns même, et notamment celui de 1740 et celui de 1776, ont été peut-être aussi rigoureux que celui de 1830. Nous y insisterons cependant beaucoup moins, car nous n'aurions qu'à répéter pour eux, en les atténuant, les récits que nous venons de faire. Nous nous contenterons de citer les faits saillants de quelques-uns de ces hivers.
«Le nom d'année du grand hiver est devenu propre à 1709, écrivait Réaumur dans les Mémoires de l'Académie des sciences; celui de long hiver est dû à aussi bon titre à 1740: quoique le froid ait été assez vif à Paris dans cette dernière année, il n'a pas été aussi considérable qu'en 1709; mais il a duré plus longtemps.»
En effet, le froid le plus vif se fit presque constamment sentir pendant les mois de janvier, de février et les neuf premiers jours du mois de mars. La température s'éleva fort peu le reste de ce mois et durant le mois d'avril; elle ne monta réellement à sa hauteur normale que le 23 mai. La Seine fut gelée dans toute sa longueur. Montpellier ne ressentit nullement le rigoureux hiver de cette année. Les observations du président Bon ont établi que l'hiver y avait été plus doux que le printemps à Paris.
Les végétaux n'eurent pas autant à souffrir qu'en 1709, mais la longue durée du froid eut des conséquences funestes sur la santé publique: la mortalité fut énorme à la suite de cette saison calamiteuse. Le mémoire de Réaumur, dont nous donnons plus loin des extraits, le montrera.
Les hirondelles, venues au commencement d'avril, moururent d'inanition, par suite du retard apporté par la durée de l'hiver à l'éclosion des nymphes des petits insectes dont elles se nourrissent en volant. Elles tombaient à toute heure dans les rues, dans les cours, dans les jardin.
«Dans cette saison, le peuple de Londres construisit sur la glace une cuisine spacieuse, dans laquelle on fit rôtir un bœuf entier. A Saint-Pétersbourg, on construisit un palais de glace, au-dessus duquel étaient six canons, également de glace, chargés chacun d'un quartaut de poudre et d'un boulet. On les tira sans faire éclater la glace. Comme en 1709, le dégel fut accompagné d'inondations désastreuses; le pont de Rouen fut emporté par les glaces.»
Quelques extraits d'un mémoire de Réaumur nous donneront sur cet hiver des notions précises: «L'année 1740 peut être mise au nombre de celles où la mortalité a été la plus grande, au printemps, dans le royaume. Dans la plupart de ses provinces, les campagnes ont perdu un nombre prodigieux d'habitants; je connais des villages du Poitou à qui la moitié des leurs a été enlevée.»
Les blés n'eurent pas à souffrir des froids de l'hiver, et, en juin, ils avaient une magnifique apparence; mais le froid relatif de juillet et les pluies continuelles d'août anéantirent presque complètement la récolte. La vigne, qui, elle aussi, avait d'abord été très belle, trompa les espérances, et en beaucoup de localités on ne vendangea même pas, le fruit n'ayant pu mûrir. Dans certains pays du Nord, le froid de 1740 fut plus vif que celui de 1709.
«M. Celsius a rassemblé un grand nombre de faits qui concourent à prouver que le froid de 1740 fut excessif en Suède. Les hommes qui s'étaient trouvés exposés à l'air sans s'être assez vêtus moururent de froid. Le froid fit périr dans les forêts une très grande quantité d'animaux. Toute l'eau des petits lacs et peu profonds devint une pièce de glace. Vers la fin de février, dans le milieu du lac Ekoln, qui est une partie considérable du lac Meler, la glace avait d'épaisseur vingt-huit de nos pouces de Paris et trente-quatre pouces à quelque distance du rivage. La mer qui est entre la Suède et la Finlande fut assez gelée pour que le messager pût passer dessus.»
L'hiver de 1776 n'a été surpassé que par celui de 1709. Mais ce froid de 1776 a procédé fort inégalement. Sa violence dans le nord le place au rang des plus rudes. Il a été moins vif en général dans les provinces du centre et du midi; on l'a très peu senti dans quelques-unes, et il a même été nul sur d'autres points. Les fortes gelées firent périr beaucoup de monde sur les grandes routes, à la campagne et jusque dans les rues. Beaucoup de rivières gelèrent; sur les côtes maritimes les glaces eurent jusqu'à 3m.40 d'épaisseur. «L'embouchure de la Seine, sur une largeur de plus de 8 000 mètres, se montra, le 29 janvier et les jours suivants, toute couverte de glace, ainsi que cette partie de la mer comprise entre la baie de Caen et le cap de la Hève, en sorte que du Havre la mer paraissait couverte de glace jusqu'à l'horizon. Cette glace était rompue par le flux et le reflux, ce qui donnait à notre mer l'apparence de la Baltique.»
Le grand froid de cet hiver attira beaucoup l'attention des savants. Meissier, Lavoisier, notamment, firent des travaux importants, principalement dans le but de le comparer à l'hiver de 1709. Le public lui-même ne resta pas indifférent; voilà ce que nous dit Meissier à ce sujet: «Le grand froid intéressait généralement les habitants de la capitale. Les matins, un grand nombre de personnes se rendaient chez moi pour avoir le degré de froid, et je fus obligé de mettre chez le portier de l'hôtel de Cluny un bulletin qui contenait le degré de froid observé; on y venait en foule pour le copier et le répandre ensuite dans la capitale.»
Le long mémoire que Meissier consacre à cet hiver renferme des faits pleins d'intérêt.
Il remarque que, à cause de l'abondance de la neige, il y eut un grand nombre d'accidents dans les rues de Paris. La consommation du bois, ainsi que celle du charbon, fut considérable. Les pendules s'arrêtèrent dans les appartements à feu. Plusieurs cloches se cassèrent en sonnant: celle du collège de Cluny, place de la Sorbonne, fut du nombre.
Le fait suivant est assez rare pour être cité: «La fenêtre de ma cuisine, dit Meissier, qui donnait au levant, et qui avait été fermée pendant le temps des grands froids, ayant été ouverte le 3 février vers midi (au moment du dégel, par une grande élévation de température), la communication de l'air extérieur avec celui de ma cuisine produisit au moment même une détente des parties de toute la vaisselle de faïence, avec un bruit assez fort pour craindre qu'elle ne se cassât. Deux gobelets de verre, vides et sans être couverts, se cassèrent; le bruit fut considérable au moment de l'explosion.»
Adanson dressa une liste des plantes qui furent tuées par cet hiver, et de celles qui résistèrent. Il montre le rôle protecteur de la neige, qui avait quatre pouces d'épaisseur. Il ajoute: «Le peuple a beaucoup souffert; on amenait tous les jours à Paris plusieurs hommes et femmes trouvés morts de froid et gelés à la campagne: il est constant aussi que plusieurs personnes aisées, obligées de voyager, allant de Paris à Versailles dans leurs équipages, ont essuyé une maladie très sérieuse par l'effet du froid.» Le courrier de Paris pour la Picardie fut trouvé gelé dans sa voiture, lorsqu'il arriva à Clermont en Beauvoisis. «Les mendiants qui couchent dans les granges, dit Duhamel, eurent les pieds gelés; d'autres ont péri le long des chemins; on en a même trouvé de morts dans les maisons. Beaucoup de vieillards ont été frappés de mort subite.»