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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome cinquième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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MADAME AUBERT
ET LE MARQUIS DE PALAVICHINE [216].

Madame Aubert est femme d'un des intéressés aux gabelles, qui est un homme d'âge, mais fort riche. M. d'Orléans, autrefois, la voulut cajoler. On dit qu'elle lui répondit: «Voire, c'est pour votre nez!» Une fois, comme quelques personnes louoient sa beauté, elle dit: «Oh! ma mère a été bien plus belle que moi!» Cette femme a été jolie et coquette, mais sotte; elle a fait galanterie avec Pardaillan [217], qui, aujourd'hui, se fait appeler Termes; c'est le cadet de Bellegarde-Montespan. Cet homme a été un peu accusé de la fausse monnoie en Gascogne [218]. Cette madame Aubert a conservé tant d'amitié pour lui, qu'elle a accordé avec son fils une nièce qu'elle tient comme sa fille, car elle n'a point d'enfants: elle lui fait un fort grand avantage et, en parlant de ce garçon, elle l'appelle notre fils. Elle en a été bien mal payée. Termes, depuis cela, a tellement empaumé le bonhomme Aubert, que ce dernier ne jure que par lui. Termes est le patron de tout; le bonhomme lui loue une maison, la meuble, lui donne de l'argent. On dit qu'il en tire plus de vingt mille écus tous les ans. Par une ingratitude effroyable, il a fait ôter à cette femme toute l'administration de la maison. Elle n'a pas un sou. Quelque Gascon que ce soit, qui se renomme de M. de Termes, y est reçu comme un enfant de la maison, y fait manger ses gens et ses chevaux comme il lui plaît. Termes ne donne rien de ce qu'il tire de là à son fils; il en entretient une madame de Broc. Le fils ne traite point bien sa femme. C'est un fripon qui, par deux fois, lui a engagé ses perles. Voilà comme la tante et la nièce se trouvent bien de s'être mises entre les mains des Gascons.

Or, il arriva une assez plaisante histoire au commencement de la régence à cette madame Aubert avec un fou de marquis Palavichine. Cet homme, fort affectionné à la France, avoit traité le maréchal d'Estrées à Gênes, à son retour d'Italie, et lui avoit fait tous les régals imaginables; sur cela il vient en France avec sa femme, et il prétendoit qu'à cause de son zèle pour cet état, on lui donneroit le gouvernement d'Ast, en Piémont. Comme il étoit ici, Quillet lui fit accroire en une débauche que les dames en France étoient de la meilleure composition du monde, qu'il n'y avoit qu'à les trouver seules. «Per Dio, dit le marquis, mi fate un gran servizio, perché voglio ben a quella madama Aubert.» Ils étoient voisins. La première fois qu'il rencontra madame Aubert toute seule, il ferma bien soigneusement la porte au verrou, et en son baragouin il lui dit qu'il y avoit long-temps qu'il étoit amoureux d'elle, et qu'ayant trouvé l'occasion il ne la vouloit pas laisser échapper. D'abord elle se mit à rire; mais, voyant qu'il s'échauffoit dans son harnois, elle lui dit bien sérieusement que, s'il ne se retiroit elle lui feroit jeter tant de seaux d'eau sur le corps, qu'il ne seroit plus si échauffé. Le petit homme fut tout glorieux de se retirer. Elle conta l'aventure à tout le monde, et le pauvre marquis fut quelque temps sans se montrer. Le maréchal d'Estrées lui dit: «Mais, M. le marquis, croyez-vous qu'on donne un gouvernement à vous qui n'avez jamais été à la guerre? vous devriez au moins faire une campagne.—Si, si, répondoit-il, voglio andar alla guerra co' miei amici, col Turpèz e col Teminèz [219].» Il n'y alla pourtant point, et sa femme le voyant obstiné à demeurer ici, s'en retourna à Gênes. Au blocus de Paris il fut battu deux fois, comme il se vouloit sauver en habit déguisé, et il contoit cela comme s'il eût rendu un grand service à la France. A Saint-Germain, faute d'argent, il couchoit dans un carrosse, et le matin il ne faisoit que secouer les oreilles et aller chercher à manger où il pouvoit. Enfin, en 1652, il s'en retourna en son pays; il y pouvoit vivre fort à son aise; mais peut-être la sotte dépense qu'il a faite ici l'auroit-elle incommodé. Sa femme est une personne raisonnable [220].

LE COMTE DE MONTSOREAU.

Ce comte de Montsoreau, dont nous voulons parler, étoit le fils de celui dont Henri III se moqua de ce qu'il souffroit que Bussy d'Amboise le fît cocu. Le Roi haïssoit Bussy à cause de la reine Marguerite. Le comte, irrité de cela, s'en va en Anjou, fait par force écrire une lettre par sa femme à Bussy qui vient, puis il les tue tous deux [221]. J'ai ouï conter que ce Bussy étant un jour allé voir les bêtes des Tuileries avec des dames, il y en eut une assez imprudente pour l'obliger à lui aller quérir son gant qu'elle avoit laissé tomber dans la loge d'un lion. Il y fut l'épée à la main, reprit le gant sans que le lion branlât, et, en le rendant à la dame, il lui en donna un petit coup sur la joue, et lui dit: «Tenez, et une autre fois, n'engagez point des gens de cœur mal à propos.»

Le fils de ce massacreur de gens étoit un homme fort violent, un grand faux-monnoyeur et un grand tyran. Il avoit vingt satellites qui rançonnoient tout le voisinage; avec cela il étoit espiègle. Un jour, comme il étoit à la chasse, deux pauvres marchands de toile passèrent auprès du relais. Ils leur voulurent faire accroire qu'ils l'avoient rompu, et leur vouloient donner le relais [222]. Comme ces marchands crioient merci, deux vieilles fausses-saunières [223] parurent: le comte leur fait ôter leur sel, et condamne les deux marchands à leur faire la chosette; mais les pauvres gens n'avoient pas autrement envie de rire. Enfin il les laissa aller.

Il se rencontra une fois chez un hôtelier à qui un sergent vint apporter un exploit. «Comment, lui dit-il, apporter un exploit à un homme chez qui je loge!» Il le prend, dit qu'il le falloit condamner à être pendu, fait des juges de ses coupe-jarrets. On le condamne. «Il faut, dit-il, le confesser, et pour le communier, lui faire avaler son exploit.» On fait un capuchon avec le collet d'un manteau. «Oui-da, dit le sergent, qui faisoit le bon compagnon, quoiqu'il passât assez mal son temps, j'avalerai fort bien mon exploit, pourvu qu'on me donne un verre de vin par-dessus.—Va, lui dit le comte, tu communieras cette fois sous les deux espèces.» Effectivement ils lui firent avaler son exploit en petits morceaux, et puis le laissèrent aller.

A une levée de loups, un des chasseurs, par mégarde, en avoit blessé un autre; un chirurgien le pansa et le guérit. Le comte le paya plaisamment; parce que cet homme avoit fait donner un exploit au blessé, il le prit un jour qu'il le rencontra, le gourma tout son soûl, et lui cracha je ne sais combien de fois dans la bouche. Enfin une g.... qu'il entretenoit vengea tant de gens que ce violent avoit outragés; car, enragée de ce qu'il maltraitoit un de ses gens dont elle étoit amoureuse, elle découvrit grand nombre d'instruments à faire la fausse monnoie qui étoient cachés dans un bois. Le comte, poursuivi pour cela et pour bien d'autres choses, se sauva en Angleterre, où il mourut après avoir été décapité en effigie.

Son fils, à l'âge de quinze ans, pour éviter d'être ruiné entièrement, fut obligé d'épouser la nièce du lieutenant criminel du Mans, qui accommoda toutes choses. Cette femme est habile et a nettoyé les affaires de son mari: je crois qu'il peut avoir vingt-cinq mille livres de rente, au moins, en belles terres; mais ce n'est rien au prix du temps passé. Leur nom est de Chambres [224]. C'est une bonne maison; il n'a qu'une fille: c'est un pauvre homme, mais il n'est nullement violent. Il fit une fois une campagne en Hollande, et, par malice, de jeunes gens le firent marcher armé de pied en cap à cheval tout un jour d'été en allant par pays, afin, lui disoient-ils, de s'accoutumer à la fatigue; ils s'en jouoient.

MADAME DE VERTAMONT.

Un riche auditeur des comptes, nommé Quatresous, avoit une terre appelée Montanglos, auprès de Coulommiers, en Brie, dont il étoit natif, et où il demeuroit huit mois de l'année; car, étant doyen des auditeurs de son semestre, il avoit bien des priviléges et ne faisoit séjour à Paris que le moins qu'il pouvoit. Cet homme étoit marié et avoit des enfants; mais, parce que sa femme et lui ne pouvoient compatir ensemble, ils se séparèrent volontairement de corps et de biens. Les garçons, qui étoient deux, demeuroient avec le père, et une seule fille qu'ils avoient demeuroit avec la mère. Il peut y avoir dix-sept ans que cette femme, pour épargner un peu, car elle n'étoit pas la plus réglée du monde, alla demeurer un automne avec son mari, et y mena sa fille. Elle ne fut pas plus tôt à Coulommiers, qu'un jeune gentilhomme, nommé Plénoches, qui avoit été nourri page de M. de Longueville, et qui étoit devenu son petit favori, se rendit familier dans la maison. Quelques jours après il donna la collation aux dames de la ville, à ce qu'il disoit, mais en effet à mademoiselle Quatresous. La collation étoit belle, car c'étoit de la façon des officiers de M. de Longueville, qui étoit alors à Coulommiers [225]. Patru alla un jour voir mademoiselle Quatresous, qui étoit jolie; il étoit ami de ses frères, et, comme ils se promenoient dans les allées du château, ils rencontrèrent M. de Longueville qui leur parla fort civilement. Patru s'étoit un peu éloigné par respect; M. de Longueville demanda à la pucelle si ce gentilhomme-là n'étoit pas son serviteur; elle lui répondit qu'elle n'avoit point de serviteur. «Je vous en veux donc donner un,» répliqua-t-il. Et après il leur laissa continuer leur promenade. Cependant Montanglos [226], le frère aîné, conseiller au Parlement, entendit dire qu'on cajoloit sa sœur à Coulommiers; il part et va coucher à Pommeuse, chez Patru, à qui il conte qu'étant allé dire adieu à M. de Longueville, qui partoit pour Coulommiers, il en avoit reçu mille amitiés. Patru lui conte ce qu'il avoit vu, et conclut que M. de Longueville vouloit faire épouser sa sœur à Plénoches. Montanglos dit qu'il n'y consentiroit jamais, et qu'il vouloit en parler à M. de Longueville. Patru lui dit qu'il s'en gardât bien, qu'il n'y avoit rien à faire qu'à ramener vite la fille à Paris. Le conseiller ne le voulut pas croire, et part pour aller à Coulommiers: en chemin il rencontre le bailli qui venoit de la part de M. de Longueville lui dire qu'on lui avoit fait entendre qu'il ne vouloit point venir à Coulommiers, et qu'il le prioit de prendre la peine d'y faire un tour. Il va voir M. de Longueville, qui depuis prétendit que Montanglos lui avoit promis de le servir en cette affaire. Patru avoit prédit que cela arriveroit. M. de Longueville parle ensuite au père, lui représente l'avantage de l'alliance de la famille dans laquelle il entreroit, ce que Plénoches pouvoit espérer de son amitié, et ajoute qu'il donneroit autant à ce garçon que M. Quatresous à sa fille. Le bourgeois, au lieu de lui dire qu'il avoit résolu de s'allier avec quelqu'un de la robe, pour appuyer d'autant son fils dans le Parlement, lui alla sottement faire une bravade, et dit qu'il donneroit cinquante mille écus à sa fille. «J'en donnerai autant à Plénoches,» répondit M. de Longueville. Voilà donc le vieillard pris par le bec: il fait des difficultés pour se débarrasser, il demande ses sûretés pour la dot, etc.

Cependant on conseille à Plénoches d'avoir une promesse de mariage de la fille: il étoit bien fait; elle étourdie et sa mère aussi; il en a une signée de la fille et de la mère, à condition toutefois qu'elle seroit déposée entre les mains du Père gardien des Capucins. Plénoches fit courir le bruit de cette promesse, afin que cela obligeât le père à passer outre. Quand Montanglos vit cela, il se résolut à enlever sa sœur; mais ce dessein fut éventé, et M. de Longueville fit fermer les portes de la ville, se plaignit de la défiance qu'on témoignoit, et leur dit qu'il ne prétendoit forcer personne. Il demanda qu'on laissât la mère et la fille huit jours dans le château avec mademoiselle de Longueville, qui devoit arriver ce soir-là (il étoit veuf alors), et qu'après ils emmèneroient la demoiselle où il leur plairoit. On ne put lui refuser ce qu'il demandoit. Voilà la mère et la fille dans le château. C'est là que Plénoches prétend avoir eu toutes sortes de privautés avec elle. Au bout de huit jours, le conseiller les ramena à Paris. Plénoches, accompagné de cinquante chevaux, et le plus leste qu'il put, voltigeoit sur les coteaux voisins, et saluoit sa maîtresse à coups de pistolet: Montanglos dit que, tandis que cette galanterie dura, il n'étoit pas sans inquiétude; au bout de deux lieues ils se retirèrent.

Quelque temps après leur arrivée à Paris, Vertamont, depuis conseiller au Parlement, homme fort avare, qui avoit été commis de l'Épargne sous La Bazinière, de la femme duquel il étoit parent, se résolut d'épouser mademoiselle Quatresous, quoiqu'on lui eût dit l'engagement qu'elle avoit avec Plénoches; et voici pourquoi il le fit. On ne lui donnoit que trente mille écus, il en avoit cent mille; mais, se prévalant de l'état où étoit la fille, il déclara, par le contrat de mariage, qu'il avoit jusqu'à cinq cent mille livres de propres. L'affaire fut conclue en deux jours, et le lendemain des noces, Plénoches, qui n'avoit été averti qu'après coup, vint à Paris, et alla bien accompagné leur chanter pouille à la porte du logis. La chambre des mariés donnoit sur la rue, ils étoient encore au lit, et il continua si bien, que Vertamont et sa femme n'osoient sortir; enfin Miromesnil, maître des requêtes, qui, je pense, est normand, et qui même avoit été intendant en Normandie, étant fort connu de M. de Longueville, accommoda l'affaire moyennant quatre mille livres qu'on donna au cavalier pour ses dommages et intérêts. Cet accommodement se fit en présence de M. de Longueville.

Cela est aussi honnête que d'envoyer changer un écu d'or, pour donner à boire à un valet de pied de la princesse Marie [227], qui lui apportoit une lettre de sa maîtresse, de Nevers à Coulommiers. Après il fut question de payer cette somme, le père n'en vouloit point ouïr parler; il disoit que sa fille avoit fait cette sottise, que c'étoit à elle à la boire, et demandoit à son gendre si pour quatre mille livres de moins il ne l'eût pas épousée; mais le gendre ne se soucioit point de tout cela. Enfin Montanglos, à qui il importoit d'être bien avec M. de Longueville, à cause de la terre qui lui devoit venir, alla trouver son beau-frère, lui représenta toutes choses, et lui dit qu'il voudroit avoir de l'argent pour satisfaire Plénoches. «Je vous en ferai prêter.» Ce garçon, attrapé, fut contraint d'en emprunter d'un commis de son beau-frère, en donnant un billet payable au porteur. Vertamont depuis se fit conseiller au Parlement. Au bout de six ans, un soldat des gardes, porteur de ce billet, vient demander quatre mille livres à Montanglos. On pensa plaider; mais enfin cela s'accommoda dans la famille.

On a un peu médit de madame de Vertamont avec Le Noir, président à la Cour des Aides: elle passe pour intéressée, et vouloit obliger Le Noir à continuer après qu'il fut marié; mais il n'y voulut plus entendre.

LA BAROIRE.

La Baroire s'appeloit Biret, et étoit fils d'un riche marchand de La Rochelle. Il épousa ici la fille de M. L'Hoste [228], beau-frère de l'intendant Arnauld [229]. Après il acheta un office de conseiller au Parlement qui lui coûta onze mille écus. Il se présenta pour être reçu, c'étoit une grosse bête; mais son beau-père avoit du crédit; on le reçut à cause de lui. On disoit: C'est M. L'Hoste, et non son gendre, qu'on reçoit. Cumont fut examiné en même temps, et fit fort bien. «Il les faut recevoir, dit-on, l'un portant l'autre;» d'autres dirent que c'étoient des gens comme cela qu'il falloit recevoir, et que cela affoiblissoit d'autant le parti. On en a fait un plaisant conte. On lui demanda, dit-on, si dans la coutume de Paris les femmes répondoient pour leur mari. «Oui:—Allez donc quérir la vôtre, qu'elle réponde pour vous.» Cependant il arriva une fois en sa vie à cet homme d'être compartiteur [230] en une affaire de grande importance; mais ce fut par le plus grand hasard du monde. Le conseiller qui le suivoit immédiatement, lui dit: «Dites cela quand ce sera à vous à opiner.» Il le dit, et, les voix s'étant trouvées égales, voilà le procès parti. C'est pour le marquis de Duras, à qui on conseilla de s'accommoder, puisqu'il n'avoit que La Baroire pour compartiteur.

Cet homme se maria en secondes noces avec la veuve du lieutenant-criminel Lallemand; elle étoit catholique, et s'appeloit Grisson en son nom; c'est une assez bonne famille de Paris. Cette femme n'avoit pas la plus grande cervelle du monde; mais avant que d'épouser ce dada, c'étoit une femme qui pouvoit passer. Il ne la traita pas trop bien; il étoit fort avare: elle devint avare avec lui. Il s'avisa une fois de convier mon père et sa famille à dîner, à une maison des champs qu'il avoit auprès de Paris; il ne leur servit que des coqs d'Inde et des aloyaux. Quand il fallut s'asseoir, il leur disoit: «Mettez-vous là, votre magistrat vous le commande.» En dînant, il vit un laquais de mon père qui sourioit de voir cet homme goguenarder, et pensant dire un bon mot, il dit: «Voilà un brave garçon; je m'en vais gager qu'il dit en son âme: L'honnête homme que c'est que ce M. de La Baroire; qu'il s'entend bien à traiter ses amis! C'est un vrai César!» Dans la Fronderie, La Baroire étoit toujours de l'avis de M. de Broussel [231], même avant qu'il eût parlé. La femme eut peur qu'il ne gâtât quelque chose, et elle trouva moyen de l'emmener en Lorraine, où il avoit du bien. De retour, il fit la plus grande sottise qu'il fit jamais; car il lui en coûta la vie. Un sergent de son quartier se servoit d'un certain emplâtre pour la goutte, et de peur que cette drogue ne la fît remonter, il se purgeoit avec un certain sirop. Notre sénateur se moqua de cette précaution, et la goutte l'étrangla.

Sa veuve en liberté fit bien voir que son mari, tout bête qu'il étoit, lui étoit pourtant nécessaire; car elle concubina avec le bailli du faubourg Saint-Germain, qui logeoit chez elle: il lui escroqua quelque argent. Après elle fit encore pis; car, ayant vu chez sa voisine, la veuve d'un peintre flamand, nommé Van Mol [232], qui est une grande étourdie, un garçon appelé Perrin [233], qui a traduit en méchants vers françois l'Énéide de Virgile, elle s'éprit de ce bel esprit; et, quoiqu'elle eût soixante et un ans, elle l'épousa en cachette. La veille du jour où elle découvrit son mariage, il y avoit des marionnettes chez elle, où un je ne sais qui épousoit une madame Perrine. Elle crut qu'on la jouoit, et ne voulut point après cela qu'on l'appelât madame Perrin. Elle se faisoit encore appeler madame de La Baroire. Pour ses raisons elle disoit que le fils du premier lit, et son propre fils à elle, qui est conseiller présentement, la méprisoient. Il est vrai qu'ils en parloient fort mal; mais elle avoit déjà fait cette extravagance. Ils disent qu'un conseiller de la grand'chambre l'avoit voulu épouser, mais qu'elle avoit répondu qu'elle étoit lasse de vieilles gens.

Elle fit venir, un matin, des tours de cheveux de toutes couleurs, hors de gris et de blancs, pour plaire davantage à M. Perrin, à qui ses deux frères fermèrent la porte quelques jours après, comme cette femme fut tombée malade. Il y alla avec le lieutenant-civil, mais il n'entra pourtant pas: il avoit affaire à un conseiller au Parlement. Cette femme, revenue de sa folie, déclara que la Van Mol l'avoit enivrée en mêlant du vin blanc avec du clairet, et il y en avoit quelque chose. Après elle mourut, et Perrin n'eut rien que ce qu'il avoit pu tirer de sa femme de son vivant. Perrin et la Van Mol s'entendoient.

MADAME D'HÉQUETOT
ET MADEMOISELLE DE BEUVRON.

Le Telier, sieur de Tourneville, un riche partisan de Rouen, dont la maison fut brûlée [234] dans cette sédition des Pieds-nus [235], laissa un fils et une fille: le fils se fit conseiller au Grand Conseil. La Ferté, beau-frère de Charleval, chez qui il demeuroit, car sa mère étoit sœur de La Ferté, lui proposa d'aller passer les fêtes de Pâques [236] à la campagne; ce garçon s'avisa de se vouloir purger à cause du carême. Le remède que lui fit prendre Merlet, médecin de la Faculté, lui donna la fièvre, et il en mourut fort vite. Quand La Ferté le vit bien mal, il dépêcha un courrier au premier président de Rouen, frère de sa femme, afin qu'il demandât mademoiselle de Tourneville aux parents pour Mareuil, cadet de Charleval. Les parents y consentirent. La Ferté avoit mis si bon ordre, qu'il y avoit assez de gens en campagne pour enlever la fille, en cas qu'ils n'y voulussent pas consentir.

On avoit fait mettre des relais, et en moins de rien elle est à Paris chez M. de La Ferté. En arrivant, elle trouve qu'on portoit son frère en terre, et on ne lui avoit point dit qu'il étoit fort mal; au même temps La Ferté avoit dépêché vers Montfort-l'Amaury, où Mareuil étoit allé avec quelques-uns de ses amis. On ne l'y trouva plus. Durant ces allées et venues, le cardinal Mazarin ayant appris de Paluau, aujourd'hui maréchal de Clérambault, qu'il y avoit une riche héritière, l'envoya demander à La Ferté pour le cavalier. Au même temps M. de Longueville la demande pour Héquetot [237], fils aîné de M. de Beuvron, qu'on appeloit autrefois M. de Ménibus. La Ferté répondit que le frère de sa femme y pensoit, et qu'il ne pouvoit pas porter l'intérêt d'un étranger contre lui. On eut bien de la peine cependant à trouver Mareuil, mais, pour ne point perdre de temps, on fait toujours jeter un ban, sans que le garçon ni la fille en sussent rien; enfin on attrape Mareuil, mais ce ne fut pas fait pour cela. Ce garçon avoit en ce temps-là bien des scrupules dans l'esprit, et Tourneville, lui et quelques autres méditoient une retraite. Il dit que la fille lui plaisoit assez, que le parti étoit très-avantageux, mais qu'il faisoit conscience de mêler du bien mal acquis avec le sien, et il s'y obstina si fort qu'on fut une après-dînée à l'y résoudre, jusque-là qu'il fallut faire venir des casuistes, qui le persuadèrent enfin, en lui remontrant qu'il valoit mieux que ce bien tombât entre ses mains qu'entre celles d'un autre, parce qu'il seroit toujours disposé à faire restitution, s'il en étoit besoin. Mareuil se prit fort mal à cajoler cette fille, ou, pour mieux dire, il ne la cajola pas du tout. Il faisoit le mélancolique, ne l'entretenoit point, et ne lui rendoit aucun devoir: elle, d'ailleurs, n'étoit pas trop satisfaite de ce qu'il n'avoit pas voulu l'épouser durant la vie de son frère. M. de Longueville ayant demandé qu'on la laissât en sa liberté, madame de La Ferté lui donna deux jours pour délibérer si elle vouloit un homme de robe ou un homme d'épée. Durant ces deux jours-là, madame de La Ferté, qui dit les choses assez plaisamment, dès que quelqu'un vouloit parler à cette fille, ou qu'elle vouloit parler à quelqu'un, lui disoit: «Ma nièce, vous feriez mieux d'aller rêver à ce que vous avez à faire.» La demoiselle faisoit la révérence, et disoit: «Je m'en vais donc rêver, ma tante,» et s'alloit mettre dans un coin. Les deux jours finis, elle conclut pour l'épée: aussitôt M. de Longueville y fut. M. de Beuvron est un peu son parent [238]: mademoiselle de Beuvron l'embrassa un million de fois, et la traita de sœur [239]. La Ferté avoit promis à M. de Longueville de préférer Héquetot à tout autre homme d'épée. En effet, il l'épousa. Pour Mareuil, il est revenu de tous ses scrupules. Il a de l'esprit et fait des vers; mais, et sa conversation et ses vers ne valent pas grand'chose; il n'approche pas de Charleval [240].

Cette mademoiselle de Beuvron étoit alors une des plus belles personnes de la cour. Je me souviens que Bois-Robert avoit fait une fois des vers sur son départ, où il disoit aux autres beautés:

Iris s'en va, vous serez les plus belles.

Une dame disoit à cette occasion à madame de Brégis: «Si je le tenois, je lui arracherois les yeux.—Ah! madame, dit l'autre, qui se croyoit beaucoup plus belle, il faudroit donc que je l'étranglasse?» Cette mademoiselle de Beuvron étoit alors dans sa grande beauté. Héquetot disoit: «Elle ne veut point laisser tâter; mais, quand elle dort, je cours vite et je lui prends tout.» Elle fut comme accordée [241] avec un jeune homme de qualité de Dauphiné, nommé Pressin, neveu de Bouillon La Mark, qui épousa en secondes noces une tante de mademoiselle de Beuvron. Ce Pressin avoit quarante mille livres de rente; à la vérité, il avoit une sœur boiteuse, mal bâtie, à marier; mais il espéroit qu'elle épouseroit le bon Dieu. Pressin n'avoit encore guère vu le monde; il étoit brave, mais fanfaron à un point étrange. Cet humeur de capitan [242] lui a coûté bon; car un soir, soupant chez Cormier avec La Tour, Roquelaure et quelques autres, il dit tant qu'il n'y avoit que lui de brave, et que tous les autres n'étoient que des pagnotes [243], que la patience leur échappa presque à tous, et La Tour lui donna un soufflet. Il les appela Jean...... Tous lui donnèrent sur ses oreilles. Enfin il appela La Tour. Ils vont coucher tous deux au Roule, avec chacun un écuyer. Toute la nuit Pressin ne fit que faire des rodomontades: «La Tour, disoit-il, tu ne tiendras jamais devant moi.—Nous verrons, disoit La Tour; mais laissez-moi en repos.» Le lendemain, quand ils furent sur le pré, La Tour lui dit, en mettant un fossé derrière lui: «Voilà pour vous montrer que je n'ai pas autrement dessein de reculer.» Pressin mourut quelques jours après des coups qu'il reçut. Le comte de Clermont-Tonnerre épousa l'héritière; c'est un fort impertinent monsieur; mais il n'est pas poltron. La mère dit: «Ma belle-fille a quarante ou cinquante mille livres de rente.» La pauvre mademoiselle de Beuvron, quoique sage et vertueuse, est encore à marier.

M. ET MADAME DE BLÉRANCOURT.

M. de Blérancourt est Potier [244], d'une bonne famille de la robe: ils viennent d'un général des finances qui, à la bataille de Ravennes, demanda une pique à Gaston de Foix, et se battit en homme de cœur. Blérancourt est cadet de M. de Tresmes [245]. Cet homme a voyagé et a même fait des livres de ses voyages; mais il y a tant de choses inutiles que ce seroient trois gros volumes in-folio, où il n'y auroit rien de plus notable que les meilleures hôtelleries d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne, et qui n'apprendroient rien; c'est pourquoi on ne les a pas imprimés. Il avoit épousé mademoiselle de Vieux-Pont, qui étoit une femme qui s'étoit mise à étudier. Bergeron, chanoine de je ne sais où [246] (M. Despesses, dont il avoit été précepteur, lui avoit fait donner cette prébende), fut celui dont elle se servit pour s'instruire. Elle a fait, dit-on, un Discours de l'amour conjugal; mais on ne l'a point vu. Bergeron demeura avec elle tout le reste de sa vie. Ce bonhomme aimoit fort les voyages: il tint Pyrard [247] deux ans à Blérancourt; de temps en temps il le faisoit parler des mêmes choses, et marquoit ce qu'il lui disoit pour voir s'il ne vacilloit point; car Pyrard n'étoit qu'un brutal et qu'un ivrogne. C'est ainsi que le bonhomme Bergeron a fait le livre des Voyages de Pyrard [248]: il prit tout ce soin-là parce que c'est la seule relation que nous ayons des Maldives. Ce bon vieillard n'y mit point son nom, non plus qu'à la première partie de Vincent Le Blanc [249], qu'il écrivit aussi tout de même, car les autres parties ne valent rien; et quelqu'un, après la mort de M. de Peiresc, chez qui étoit ce manuscrit, y a ajouté le reste pour grossir le volume. Il y a encore un traité des navigations de la façon de M. Bergeron, au bout de la Conquête des Canaries par Bethencourt [250].

Ce fut cette madame de Blérancourt, qui bâtit la maison de Blérancourt en Picardie [251]. On dit qu'elle la fit quasi toute défaire pour réparer un défaut, de peur qu'on ne dît que madame de Blérancourt avoit fait une faute. Elle mourut sans enfants, et son mari ne s'est point remarié. Il n'y a guère d'homme au monde plus avare: il a, dit-on, quatre-vingt mille livres de rente; cependant il est vêtu comme un gueux. Il ne va plus qu'à cheval sur une selle à piquer [252], monté sur un gros roussin; à la campagne, pour tout manteau de pluie, il a un manteau doublé de panne, et de petites bottes de maroquin à pont-levis. Il mange sur un escabeau, et fait fort méchante chère. Il disoit une fois: «Ah! cela c'était du temps que j'allois en carrosse.» Croiriez-vous après cela que cet homme ne thésaurise pas; non, il se laisse piller par ses gens; il doit même quelque chose. Un homme à qui il doit quelque rente lui alla demander trois années d'arrérages. «Eh, lui dit-il, monsieur, ne me pressez pas. Si vous saviez ma nécessité, vous auriez pitié de moi.» Une fois qu'il fut payer, au bureau de l'Hôtel-Dieu, je ne sais quelle rente dont il est chargé, il demanda en grâce qu'on lui donnât un homme pour le faire passer gratis sur le pont [253], où l'on paie un double, et il fallut lui en donner un. A la vérité, il entretient sa nièce de Tresmes et son équipage à Blérancourt à ses dépens.

Il y a sept ou huit ans que Frémont, neveu de d'Ablancourt, dîna chez le maréchal de L'Hôpital; cet homme y dînoit aussi; Frémont lui servit du saumon. Après dîner, il faisoit mille caresses à ce garçon, et disoit sans cesse: «Il m'a nourri, il m'a nourri.» Enfin Frémont lui demanda ce que cela vouloit dire. «C'est, lui dit-il, que vous m'avez donné du saumon par où je l'aime.»

AUTRES AVARES.

Un vieux garçon, connu à la cour, nommé Voguet, avoit tant fait, qu'il avoit obtenu un logement au-dessus de Mademoiselle dans le château des Tuileries: il n'avoit ni valet ni servante, couchoit dans un lit à l'indienne, comme les matelots [254]. Le tonneau où il mettoit son vin lui servoit de table. Un cabaretier, tous les deux mois, remplissoit son tonneau, et tous les dimanches lui apportoit un potage avec une volaille dessus. Ce jour-là il mangeoit la soupe, et de la volaille il vivoit tout le reste de la semaine.

Chevalier, premier président de la Cour des Aides, oncle de feu madame de Maisons, et dont le président de Maisons d'aujourd'hui a tant eu de bien, sachant qu'on alloit mettre les quarts d'écus à vingt sous, emprunta une grosse somme en quarts d'écus à seize sous, et la rendit quelques jours après à vingt sous. Montmort [255] le riche, père du maître des requêtes, en fit autant à une de ses bonnes amies, et lui renvoya le même sac après en avoir ôté ce qu'il y avoit de profit.

Boulanger, président des enquêtes, si je ne me trompe, qu'on appeloit Boulanger Paranture, car il disoit toujours paranture, au lieu de par aventure, étoit un illustre avaricieux. Il disoit: «J'ai quatre-vingt mille livres de rente; je crèverai ou j'en aurai cent.» Il en eut cent, et puis creva.

Le frère de Sarrau, le conseiller, qu'on appeloit de Boinet, du nom d'une terre, avoit voyagé en Egypte. On dit que, voyant la peste s'augmenter fort au grand Caire, où il étoit, il acheta une bière de bonne heure, de peur qu'elles ne fussent trop chères. Quand sa première femme mourut, il mit à part le pareil du drap dont elle fut ensevelie, afin qu'on le prît pour lui, pour ne pas dépareiller les autres; au même temps, il se vouloit jeter par les fenêtres. Accordez cela. Sa première femme étoit propre et lui n'étoit curieux qu'en linge sale. Quand il pouvoit s'empêcher de prendre une chemise blanche, il disoit: «Bon, voilà un sou épargné.» Il avoit un vieux chapeau qui battoit de l'aile et qui avoit les bords une fois trop grands; pour les lui faire rogner, il fallut envoyer crier devant chez lui: Rognures de chapeau à vendre. Aussitôt il rogne le bord de son chapeau; mais, quand il voulut appeler l'homme, il n'y étoit plus. Au reste, c'étoit un bel esprit; il eut trois ans entiers un maître pour lui montrer le tric-trac, mais il ne put jamais venir à bout de l'apprendre.

Il y a ici un avocat, banquier en cour de Rome, nommé Cousturier; c'est le plus grand arabe du monde, mais il est habile et en réputation; de sorte que, quoiqu'il prenne plus que les autres, beaucoup de gens pourtant vont à lui. Il épousa sa servante, étant déjà fort riche; il disoit: «Je lui ferai porter le damas si je veux.» Présentement il a quatre cent mille écus de bien, et ne dépense pas cinq cents livres tous les ans. Toute son ambition c'est de vivre assez pour mourir riche de deux millions, et il n'a point d'enfants [256].

MADAME DE BRETONVILLIERS
ET LAMBERT.

Un nommé Le Ragois, d'une honnête famille d'Orléans, se mit dans les affaires, fut secrétaire du Conseil, et fit une prodigieuse fortune; c'est lui qui a bâti cette belle maison à la pointe de l'Ile Notre-Dame, qui, après le sérail, est le bâtiment du monde le mieux situé [257]. C'était un assez bon homme et assez charitable; mais je ne crois pas qu'on puisse gagner légitimement six cent mille livres de rente, comme on dit qu'il avoit. A la vérité, je crois qu'il y avoit du méchant bien parmi cela; d'ailleurs un secrétaire du Conseil, qui se mêle de partis, est punissable. Il avoit une belle femme et qui a été long-temps belle: elle l'a bien fait cocu aussi; elle le battoit même quelquefois, et ne faisoit que criailler, elle qui n'avoit rien eu en mariage. Le jour de ses noces, quoiqu'elle fût rousse, le gouverneur d'Orléans envoya prier qu'on la laissât venir à un bal qu'il donnoit à un prince étranger. Elle avoit le plus beau teint qu'on ait jamais vu. La Trousse, qui mourut en Catalogne, lui a bien coûté: elle étoit avare en diable. Un jour qu'on jouoit chez elle, quelqu'un donna une pistole d'Espagne pour avoir des jetons. Elle la prit, et en mit une d'Italie en la place; il se trouva que la pistole d'Espagne étoit fausse. Après la mort de son mari, elle étoit magnifique en habits plus que jamais; elle alloit épouser Bournonville, qui a épousé mademoiselle de La Vieuville; mais elle mourut subitement.

Madame de Bretonvilliers, sa belle-fille, est fille de la présidente Perrot; c'étoit une fort belle personne. Les enfants l'ont gâtée. Lambert le riche [258], maître des comptes, devint amoureux d'elle; il la demanda au père et s'obstina, lui qui a cent mille livres de rente, à vouloir avoir vingt-cinq mille écus au lieu de cinquante mille livres. Depuis il continua de la voir; et le président, assez mal à propos, alla loger dans une de ses maisons dans l'Ile [259]. Le Ragois, fils de madame de Bretonvilliers, autre maître des comptes, s'en étoit épris à la campagne, il y avoit environ six mois, et, l'ayant fait trouver bon à sa mère, il la demanda quoiqu'il ne soit pas moins avare que l'autre. On avertit Lambert que l'affaire s'avançoit. «Voire, dit-il, cela m'est hoc quand je voudrai.» Cependant la parole se donne. Voilà Lambert enragé: il envoya offrir de donner cent mille écus par contrat de mariage, et de mettre pour cela des pierreries entre les mains du père pour assurance. Celui qui fut faire cette offre étoit un maître des comptes nommé Le Boulez; il s'adressa aussi à la fille, et lui dit: «Et vous, mademoiselle, après avoir tant de fois promis à M. Lambert que vous n'en auriez jamais d'autre....» Elle l'interrompit et dit que cela étoit faux. Le président s'échauffa, et, si l'autre n'eût filé doux, il y eût eu du bruit. On se moqua terriblement du pauvre Lambert, et toutes les dames de l'Ile lui envoyèrent des bouquets de sauge. Il voulut parler de lettres, et faire le Roquelaure, cela redoubla la moquerie. Depuis il épousa mademoiselle de Verderonne [260], belle et sotte, mais bonne femme. Présentement Bretonvilliers, sans ce qu'il peut espérer encore, car le dévot n'aliène point son fonds, a cinquante mille écus de rente; c'est une pauvre espèce d'homme. Il fait des meubles magnifiques, et au même temps il brûle de l'huile par épargne dans la chambre de ses enfants.

D'HOZIER [261].

D'Hozier est un pauvre gentilhomme de Provence qui est l'homme du monde le plus né aux généalogies. Il avoit une charge de nouvelle création: il étoit généalogiste du Roi, juge et surintendant des blasons et armes de France. Pour l'éprouver, un jour Le Pailleur [262], comme il dînoit chez la maréchale de Thémines: «Or ça, me diriez-vous bien la race d'un M. de La Forest?—Est-ce, dit-il, La Forest de Montgommery, La Forest ceci, La Forest cela? Il y en a tant en Normandie, tant en Picardie.» Il lui en dit trente. «Non, c'est vers Dreux.—Ah! c'est donc La Forest-Fay?—Oui, mais c'est un hobereau de cinq cents livres de rente.—Cela est vrai, mais il est de bonne maison; il vient d'un chevalier, il a tant de sœurs, etc.» Des familles de Paris il en sait tout autant. Une sœur de la maréchale survint. «Il faut, lui dit-il, que vous vous nommiez Jeanne, et votre fils Henri [263].» Et il lui dit qui elle avoit épousé, et combien son mari avoit de frères et de sœurs.

Le feu Roi [264], qui étoit malin, quand il voyoit le carrosse de quelque nouveau venu, il appeloit d'Hozier. «Connois-tu ces armes-là?—Non, Sire.—Mauvais signe pour cette noblesse,» disoit le Roi. Saint-Germain Beaupré avoit des fleurs de lys d'argent sans nombre. Il a voulu que cela ait été des fleurs d'or. D'Hozier disoit: «Ce sont donc des fleurs de lys d'argent doré?» Il pria Boisrobert de changer un endroit d'une épître où il y a, en parlant de ceux de Normandie:

Et les plus apparents

Payoient d'Hozier pour être mes parents.

Il vouloit qu'on mît prioient; mais payoient est tout autrement joli, et est dans la vérité, car d'Hozier se fait bien payer [265].

MADEMOISELLE TANIER
ET SA FILLE.

Mademoiselle Tanier étoit fille d'un juge de Saint-Lazare; elle étoit belle, mais de complexion si amoureuse, qu'elle fut débauchée par un laquais de son père à l'âge de dix ans; le père fut si sot que de poursuivre le laquais, qui fut pendu devant sa porte. Elle fut mariée à un petit homme, nommé Tanier, qui étoit avocat. Cette femme fit galanterie avec feu M. l'archevêque de Paris et plusieurs autres: elle avoit une fille qui étoit fort jolie. Un jeune homme, fils d'un maître des requêtes, nommé de Chaulne, mais l'un des cadets, s'avisa que cette fille ne seroit pas mal son fait, car la mère avoit amassé du bien; il se rend familier dans la maison. La mère avoit conservé son humeur riante; il lui faisoit des présents de friandises, les menoit à la promenade, et donnoit toujours la collation. Il fit si bien, qu'il gagna la fille, l'enleva et la mena en Hollande. Là, elle eut un garçon; elle devint grosse encore une fois, mais elle accoucha d'un monstre qui étoit demi-homme et demi-chien. On a cru que cela venoit de ce qu'elle avoit toujours un petit chien dans son giron. Chaulne, quelque temps après, mourut de maladie. Elle revient et va à Abbeville trouver le frère aîné de son mari, qui étoit intendant de la justice en Picardie. Il la reçut fort bien, la logea chez un homme de ses amis, et lui conseilla de ne se laisser voir à personne jusqu'à ce qu'on eût fait sa paix; même il donna ordre à son hôte d'empêcher qu'on ne la vît. Elle n'y fut pas pourtant long-temps, qu'un gentilhomme, nommé La Bretonnière, chambellan de M. d'Orléans, et neveu de Bellebrune, gouverneur de Hesdin, sut qu'une belle et riche veuve étoit logée chez un tel à Abbeville. Cet homme étoit de sa connoissance; il y va et il le gagne. Elle témoigna qu'elle craignoit fort que l'intendant ne le sût. Bretonnière lui offre la faveur de son oncle le gouverneur de Hesdin, lui fait accroire que cet oncle est tout puissant, et qu'il la remettra bien avec sa mère; après il la persuada de se retirer à Hesdin; qu'on lui enverroit un carrosse à six chevaux, et des femmes pour la servir. Elle se laisse conduire à Hesdin, où, peu de temps après, elle se résout à épouser le cavalier, pourvu qu'il ait le consentement de M. et de mademoiselle Tanier. Il vient à Paris et s'adresse à une de ses amies, nommée madame de Monthlin, qui étoit de la connoissance de la Tanier. Cette dame fait la proposition. La Tanier monte sur ses grands chevaux, dit qu'il y avoit plus de quatre maîtres des requêtes après elle pour avoir sa fille, etc. La Bretonnière va lui-même pour lui parler. Elle le rejeta, et, après lui avoir dit cent rebuffades, tout d'un coup en adoucissant sa voix, elle lui demande si sa fille étoit toujours belle. «La plus belle du monde, madame, répondit-il.—Ah! monsieur, reprit-elle, si ma fille n'étoit pas si belle, elle ne seroit pas si malheureuse: sa beauté est cause de tous ses maux.» Le gentilhomme s'en retourna, et il fit si bien qu'il épousa la demoiselle, quoiqu'il n'eût point apporté de consentement. Il vint après avec sa femme à Paris, où il employa tout le monde pour gagner la mère, car le père étoit toujours de l'avis de sa femme. Mademoiselle l'en pria par plusieurs fois; cela ne servit de rien. On dit qu'une fois en leur parlant elle s'adressoit, comme de raison, au mari; lui qui étoit le meilleur petit homme du monde, ne s'échauffoit pas autrement; mais sa femme lui disoit par-derrière: «Mettez-vous donc en colère, de par le diable!» Enfin on plaida pour rompre le premier mariage. Chaulne, le père, par intérêt, vouloit que la sentence rendue par contumace contre feu son fils subsistât. La chose réussit comme il le souhaitoit, le mariage fut cassé; mais l'amende ne fut point appliquée au père ni à la mère de la fille, parce que, comme j'ai dit, cette mère avoit reçu des présents de ce jeune homme, mais on l'appliqua à l'enfant pour ses aliments. Ne voilà-t-il pas d'honnêtes gens de faire déclarer leur fille g....? L'affaire avec le temps s'accommoda avec La Bretonnière.

DULOT.

Dulot étoit un prêtre de Normandie qui, étant précepteur de l'abbé de Tillières [266], au lieu de dire: Dominus vobiscum, dit: L'abbé de Tillières, vous êtes un sot. On s'aperçut par là qu'il devenoit fou. Ce fut en partie l'amour qui lui fit tourner la cervelle: il aimoit certaine femme appelée Madelaine Quipel; et, quand une fois il se fut mis à extravaguer, lorsque la lune étoit au plein, il disoit que madame Quipel étoit dedans. Cette femme avoit un fils; il se mit dans la tête que c'étoit un prophète, et qu'il étoit son précurseur; d'autres fois il l'appeloit le Roi romain, et se disoit précurseur du Roi romain. Dans cette fantaisie, il va à Rome. Il partit d'ici à pied avec cinq sous, et il en revint avec dix. Il disoit qu'il étoit cardinal noir, et ne voulut pas aller à Rome à quelques années de là avec l'abbé de Retz, à qui il étoit, parce que, disoit-il, je ferois tort à mon maître, car, comme cardinal noir, il faudroit que je passasse devant lui [267]. Il avoit su quelque chose et avoit l'esprit vif; il faisoit des bouts-rimés, dont il est l'inventeur, avec une facilité admirable. Sa méthode étoit de se mettre un sujet dans l'esprit et d'y faire venir ses rimes du mieux qu'il pouvoit, et certainement c'est le plus court chemin. Il faisoit aussi d'autres vers assez plaisants, témoin le cantique de l'Epiphanie [268] qu'il chantoit sur je ne sais quel air; il y avoit plus de trois cents vers. En je ne sais quelle pièce au pape, il lui disoit:

Jusqu'où s'étend votre empire Bougrin.

Il étoit un peu b.... lui-même. De tous les gens de l'abbé de Retz, il n'y avoit qu'un laquais assez beau garçon, de qui il souffroit toute chose; il se défendoit de tout le reste. Une fois il entra dans le cabinet en colère. «Comment, monsieur, dit-il, vos coquins de laquais sont assez insolents pour me battre en ma présence!» Il avoit d'assez longs intervalles, et il alloit chanter messe à des villages où on ne le connoissoit pas; il employoit tout son argent en vin et en gourgandines, car assez de gens lui donnoient. Il demandoit au Cours, et mettoit un certain domino noir à languettes et une soutanelle de même [269], que l'abbé de Retz lui avoit fait faire; mais il ne portoit jamais cet habit-là par la ville; il se le mettait au Cours et dans les maisons, avec cela toujours des bottes troussées, mais point d'éperons. Il souffroit des croquignoles pour un sou pièce; mais quelquefois il étoit furieux. Un jour il battit à coups de bâton le marquis de Fosseuse, et puis disoit: «Je me vanterai à cette heure d'avoir donné des coups de bâton à l'aîné de la maison de Montmorency [270]

Ce qu'il y avoit de plus plaisant à lui, c'est qu'il changeoit souvent de folie: il fut long-temps à croire qu'il seroit pendu; cette folie venoit d'une autre. Il étoit persuadé que tout ce qui étoit en vers devoit arriver. On enterra une pierre sur laquelle on avoit gravé en vers qu'il seroit pendu. On la tira de terre devant lui; il lut cela: il ne doutoit plus qu'il ne dût mourir à une potence. Dans cette imagination, tous les bouts-rimés qu'il faisoit, il y trouvoit toujours qu'il seroit pendu. Il avoit une grande affliction quand on lui disoit que le Père Bernard l'assisteroit à la potence; il le haïssoit naturellement: une fois il dit: «J'aime mieux n'être point pendu.» Le feu archevêque s'en divertissoit aussi quelquefois. Un jour ce fou l'embarrassa bien, car, comme on lui eut dit ou fait quelque chose qui ne lui plaisoit pas, c'étoit à l'heure de dîner, il dit tout haut: «Si vous ne me traitez mieux, je vous empêcherai de manger, car je changerai tout ce pain-là en autant de corps de notre Seigneur.» Il le fallut apaiser tout doucement. Il quitta le coadjuteur pour M. de Metz, et, quelque temps après, il mourut d'un petit coup d'épée à la tête que lui donna un soldat en lui voulant ôter quelque sou [271].

MADAME DE QUERVER [272].

C'est la femme d'un Breton, homme d'affaires qui étoit receveur-général de Paris. Il n'y en a guère une plus laide, une plus sotte ni plus folle. J'ai vu qu'elle prétendoit en galanterie, et on lui faisoit accroire tout ce qu'on vouloit. Au bal, quand elle dansoit, les jeunes gens crioient tout haut: «Regardez le plancher, regardez le plancher.» Elle n'entendoit point cela. Il y avoit chez elle la plus grande liberté du monde; on y mangeoit, on y buvoit, on y jouoit; il y en a même qui lui ont volé tantôt sa bourse, tantôt sa pelote d'argent, tantôt une boîte à poudre, et jamais il n'y eut demoiselle du Marais à qui on ait si souvent plié la toilette.

Bachaumont [273] étoit son voisin; c'étoit un de ceux qui s'en divertissoient le plus. Un jour, comme lui et quelques autres entroient chez elle, le fils du greffier Guyet, qui étoit un idiot [274], avec qui la Querver concubinoit, se sauva vite dans le dessus d'une remise de carrosse, où les poules s'alloient jucher. Elle l'y avoit fait mettre. Ces pestes savoient qu'il y étoit, et en causant avec cette femme qui les étoit venue revoir: «Qu'est-ce que nous voyons là? dit Bachaumont.—Ce sont des poules, dit-elle.—Des poules, reprit Bachaumont, il faut voir.» Et, en disant cela, il prend une pierre assez grosse, et en donne sur le dos du ruffien, qui fut contraint de descendre plus vite qu'il n'étoit monté.

L'été suivant (1648), Bachaumont et d'autres la jouèrent bien. Un lieutenant aux gardes nommé Roque, qui est un garçon bien fait, se mit dans la tête d'avoir une bonne fortune, et en vouloit avoir une à quelque prix que ce fût; il cajola plusieurs femmes inutilement; enfin, désespéré, il s'attaqua à une mademoiselle Alain, dont nous avons déjà parlé ailleurs. Le chevalier Guillon en avoit déjà eu tout ce qu'il avoit voulu; cependant notre lieutenant y trouvoit de la résistance, et il conclut qu'il falloit un cadeau [275] pour l'emporter. Il eut pourtant honte qu'on sût que c'étoit pour la femme d'un huissier, et il fit trouver bon à la demoiselle qu'il fît semblant de donner ce cadeau à madame de Querver, sa voisine. Mais, parce qu'il ne vouloit pas qu'il lui en coûtât beaucoup, il engagea le Préfet, fils de Don Thadée [276], qui étoit mort depuis un an à Paris, où il étoit venu avec les cardinaux Barberins ses frères, à donner collation aux dames du quartier Saint-André, et qu'elles se trouveroient chez une madame de Querver, et que lui donneroit les violons aux Tuileries. Ce jeune étranger fut ravi d'être introduit chez des dames. La Querver convie donc les dames, et entre autres une madame de Bragelonne, femme de cet homme de bien de Bragelonne, qui a tant volé dans l'intendance de la généralité d'Orléans, et qui pourtant ménagea si mal son fait, qu'il fut contraint d'aller en Amérique, où il pensa être mangé par les sauvages. Dans la Régence, nous en parlerons. Cette madame de Bragelonne, faisant la prude, dit qu'elle n'y iroit point si cette mademoiselle Alain y alloit, que c'étoit une personne trop décriée. Quand mademoiselle Alain entra, cette étourdie de madame Querver lui alla dire tout crûment ce que madame de Bragelonne avoit dit. La Alain se retira en riant, car elle savoit bien pour qui la fête se faisoit, et que si elle vouloit, il n'y auroit point de violons. Madame de Bragelonne, voyant que l'autre s'étoit retirée, se résout à partir. Roque arrive qui, ne trouvant point sa demoiselle, fait beau bruit, et va la chercher. Elle revint; mais, de peur de rompre la partie, elle se tint dehors et n'entra pas dans la chambre. Cette madame de Bragelonne, qui faisoit tant la sucrée, n'avoit pas meilleure réputation qu'une autre, et elle étoit séparée d'avec son mari. Il ne la put souffrir que huit jours, parce que, disoit-il, dès la seconde fois qu'il l'avoit vue, il en avoit eu toutes choses.

Or, pendant qu'on attendoit le Préfet, Bachaumont mit en délibération quelle qualité on lui donneroit, si on le traiteroit d'Altesse ou d'Excellence, et il conclut, puisqu'il étoit petit-neveu de pape, que madame de Querver l'appelleroit Votre Demi-Sainteté. Elle n'y manqua pas; mais il ne l'entendit point: elle auroit continué si quelqu'un ne lui eût dit qu'on se moquoit d'elle. On monte en carrosse; les dames se pressèrent pour être dans celui de sa Demi-Sainteté; Roque et sa galante se mirent tout seuls dans un autre. Les coquettes croyoient qu'il y avoit à Saint-Cloud, où ils allèrent, une collation magnifique; mais elles furent bien attrapées, quand elles virent qu'il n'y avoit rien de préparé. Roque parle au Préfet, et en tire vingt pistoles. Il leur fit une misérable collation qui ne coûta que six pistoles, et, des quatorze autres, il paya les violons qu'il leur donna au retour, aux Tuileries. On savoit qu'il y devoit avoir des violons; il s'y trouva une quantité horrible de gens. M. de Candale et quelques autres, qui alors faisoient assez d'insolences, leur semblant que c'étoit une chose ridicule qu'on donnât les violons à la Querver, dirent que par débauche il la falloit faire passer par les piques; mais on dit qu'au lieu d'elle, ils prirent une autre femme qui ne s'en est pas vantée.

Le mari Querver [277] avoit aussi quelque chose de démonté; il étoit curieux en livres, jusqu'à en faire venir d'Espagne et d'Angleterre, lui qui ne savait pas lire, ou du moins qui ne lisoit jamais. Le maréchal de La Meilleraye, dans sa surintendance, l'incommoda fort, car il ne lui voulut pas faire la remise qu'il fit aux autres receveurs-généraux, à cause peut-être qu'il pouvoit plus aisément recevoir que ceux des provinces. La Querver lui fut parler; il lui dit qu'elle présentât requête au Parlement. On commit un homme pour faire la charge de Querver. Or, Astrie, qui fait l'homme de qualité, et qui se dit fils d'un seigneur portugais qui suivit la fortune de Dom Antoine, prétendu roi de Portugal, que nous avons vu ici, étoit créancier de Querver de plus d'un million. Cet homme, de peur de violences, avoit eu jusque là une espèce de garnison chez lui. On fit ce couplet:

Astrie, pourquoi dans ta maison,

Pour garder trois pucelles

Qui ne sont point belles,

Tiens-tu garnison?

Lâche un peu tes filles;

Ton ami Querver,

Des soldats et des drilles

Les met à couvert

Dessous son bonnet vert.

Depuis tous ces gens-là ont remonté sur leur bête.

M. ET MADAME D'ESTRADES.

M. d'Estrades, que nous voyons aujourd'hui en passe de maréchal de France [278], est fils d'un gentilhomme d'Agenois [279] dubiæ nobilitatis, et assez mal à son aise, qui a été gouverneur de M. le comte de Moret, de MM. de Vendôme, et enfin de MM. de Nemours. M. d'Estrades lui-même a été écuyer de l'un de MM. de Vendôme. C'est un grand homme, froid, mais bien fait de sa personne. Il n'y a guère d'homme qui ait une valeur plus froide; il a fait plusieurs beaux combats. On dit qu'un jour il se battit contre un certain brave, qui se mit sur le bord d'un petit fossé, et dit à Estrades: «Je ne passerai pas ce fossé.—Et moi, répondit Estrades, en faisant une raie derrière soi avec son épée, je ne passerai pas cette raie.» Ils se battent. Estrades le tue.

Tout froid qu'il étoit, il ne laissa pas de devenir amoureux de la cadette de madame d'Harambure [280]. Cette fille étoit plus aimable que belle: elle jouoit du luth, chantoit agréablement, et avoit l'esprit si accort, que tout le monde l'aimoit; on l'appeloit Angélique. J'ai ouï dire à madame de Montausier que, l'ayant rencontrée aux noces de la présidente de La Barre [281], elle se divertit admirablement bien avec elle, et qu'elle n'a jamais vu une personne qui gagnât plus le cœur aux gens. Durant cette passion, Estrades fut obligé d'aller en Hollande, où il avoit une compagnie dans le régiment d'un parent de la mère; il rencontra un gentilhomme avec deux valets à cheval qui avoient des arquebuses. Ce gentilhomme l'accoste et lui dit: «J'ai eu avis qu'il y a des voleurs sur le chemin; mais je suis obligé de me rendre à Rouen un certain jour pour une affaire, car il y a un dédit de mille écus. Je me suis accompagné de deux valets; si vous voulez, nous irons ensemble une lieue durant? S'ils y sont, ce doit être assez près d'ici.» Estrades couroit la poste avec un valet de chambre; il va avec le gentilhomme. A une demi-lieue de là, ils trouvent les voleurs au nombre de huit; ils demandent la bourse à Estrades: il leur répond qu'il ne la donne point comme cela. Eux, le voyant si résolu, lèvent leurs casaques et montrent qu'ils étoient armés. «Bien, leur dit-il, vous êtes de bonnes gens de m'en avoir averti; je ferai tirer à la tête.» En parlant il lui vint dans l'esprit que ces galants hommes pourroient bien avoir volé le messager qui portoit ses hardes, et puis le portrait d'Angélique qu'il avoit mis dans une malle; il le leur demande. Ils lui disent qu'ils ont ce portrait. Il leur donna quelque chose pour le ravoir, et eux se retirèrent sans l'attaquer. Si cette fille ne fût point morte sitôt, je ne sais ce qui en fût arrivé. Comme parent d'Harambure, il étoit fort familier chez le père, et la fille et lui s'appeloient mari et femme. On dit qu'il n'a pas ri depuis la mort de cette pauvre Angélique; il s'en souvient encore avec plaisir, et on dit qu'il n'a épousé sa femme qu'à cause qu'elle en avoit quelque air [282].

Sa femme est fille de cette madame Du Pin, dont M. Des Yveteaux étoit amoureux [283]. Du vivant de son premier mari, Pontac de Montplaisir, de Bordeaux, autre mélancolique, devint amoureux de cette femme, et quatre ans durant n'en bougeoit soir et matin; il passoit pour ami du mari; après il l'épousa et lui fit changer de religion, et à sa fille, aujourd'hui madame d'Estrades. Le père avoit inclination pour cette femme et pour sa famille; il obligea son fils à épouser mademoiselle Du Pin, qui n'étoit nullement jolie. Elle se raccommoda depuis. Les enfants la décharbonnèrent un peu: elle dansoit fort bien. Quand elle veut se bien mettre, elle n'est point désagréable, mais elle est horriblement paresseuse et malpropre; elle s'habille quasi entièrement sur son lit. Elle a de l'esprit; mais c'est un esprit particulier. Elle changea étrangement à son premier voyage de Gascogne, car elle devint rêveuse, au lieu qu'avant cela elle dansoit et rioit comme une autre. A tout prendre, c'est une personne raisonnable. Il l'aime fort, et on lui fait la guerre de ce qu'il revient de ville exprès pour la voir.

Il fut employé par le feu cardinal en quelques négociations avec le feu prince d'Orange le père, qui avoit grande confiance en lui: ce fut le commencement de sa fortune; car, ce parent qu'il avoit étant mort, le prince d'Orange lui envoya les provisions du régiment toutes musquées. Le cardinal Mazarin prit deux capitaines des gardes; Estrades en fut un, et Noailles l'autre; ensuite il fut gouverneur de Dunkerque par commission, et heureusement pour lui le maréchal de Rantzaw mourut [284], comme on lui avoit promis de le rétablir dans Dunkerque. En sa considération, on donna à son frère l'évêché de Condom, qui vaut quarante mille livres de rente, et à demeurer sur les lieux, plus de cent. Estrades est sans doute homme d'honneur et homme de service; pour moi je trouve qu'il est un peu trop taciturne; il fait trop le réservé. Il y a aussi de la vanité en son fait; car il y a trois ou quatre ans qu'il dit à un homme d'honneur, de qui je le tiens, en parlant des voyages qu'il faisoit en Gascogne: «Il faut bien que j'aille voir une bonne femme de mère, et que j'aie quelque complaisance pour elle, car voilà qu'elle me vient de donner encore deux cent mille livres.» Ce monsieur le taciturne eût bien fait de se taire cette fois-là. Sa mère est de Montesquiou [285], bien damoiselle, mais pauvre, et il se moque des gens de faire ces contes-là.

Estrades étoit ami de Flamarens qui fut tué au combat de la porte Saint-Antoine [286]. Flamarens avoit épousé une fille du grand prévôt de La Trousse: il lui prit une certaine tendresse pour la femme de son ami, qui s'augmenta à tel point, qu'il ne pouvoit demeurer en Gascogne quand elle étoit à Paris, ni à Paris quand elle étoit en Gascogne; il étoit soir et matin avec elle: si elle prenoit une médecine, c'était Flamarens qui la lui donnoit; s'il venoit quelqu'un qui ne lui plût pas voir madame, il se mettoit dans un coin à rêver: il grondoit les gens de madame d'Estrades, et en étoit haï comme la peste. Quand madame de Pontac mourut, madame d'Estrades se retira chez Flamarens; il est vrai que par hasard sa femme étoit venue à Paris. Madame d'Estrades est une bonne innocente; elle regrettait sa mère comme on fait dans les romans, et crioit à tue-tête. On l'avertit que le monde murmuroit de l'attachement de Flamarens; elle répondit que sa conscience ne lui reprochoit rien, et qu'elle ne se tourmentoit point du reste. Flamarens la conduisit à Dunkerque, d'où elle revint bientôt, à cause qu'on craignit un siége. Elle y alloit, disoit-on, fort mal volontiers, et, pour lui, il étoit comme au désespoir. Je l'ai vu montrer des vers d'amour de sa façon à M. Chapelain [287]. Le mari n'a jamais témoigné aucun soupçon; à la vérité il étoit quasi toujours absent. Quand Dunkerque fut repris par les ennemis, elle disoit que jamais personne n'avoit perdu plus gaîment cent mille livres de rente; car elle croyoit son mari en péril, et n'étoit pas fâchée qu'il en fût dehors.

LA RENOULLIÈRE.

Madame de Turin, veuve d'un maître des requêtes, avoit deux filles: l'aînée étoit bossue et boiteuse, mais elle avoit le visage assez beau et beaucoup d'esprit, avec une fort grande douceur. La cadette étoit une brune bien faite, mais qui n'avoit que cela. La mère recevoit les honnêtes gens chez elle; mais on n'y veilloit point passé dix heures; quelquefois, par une grande grâce, elle accordoit une demi-heure par-dessus. Il ne sauroit aller beaucoup de gens dans une maison qu'il n'y en ait de verreux. La Renoullière, un pauvre cadet de Vendômois, s'y glissa dans la foule. Il n'étoit pas mal fait, mais ce n'étoit pas un trop honnête homme. Son plus grand talent étoit de savoir tous les petits jeux dont on a jamais ouï parler, d'en inventer même sur-le-champ, et de les jouer admirablement bien. Je ne sais si ce fut par ce charme qu'il gagna la plus jeune de ces filles, où si ce fut par son train, car il avoit un gentilhomme, mais elle s'en éprit terriblement. Ce gentilhomme, à la vérité, ne lui coûtoit guère à entretenir, car ils étoient d'accord entre eux, que quand l'un d'entre eux dîneroit, il ne souperoit point, et que quand il souperoit, il ne dîneroit pas le lendemain; ils logeoient dans une auberge où l'on payoit par repas; ainsi ils ne dépensoient pas plus tous deux pour la nourriture qu'auroit fait un seul.

L'inclination de la fille ne se put cacher long-temps. La mère donne congé à La Renoullière, qui pour cela ne se rebuta point; et, pour faire voir à sa maîtresse qu'il ne prenoit point de divertissement, et qu'il ne vouloit d'autre plaisir que celui de la voir, il s'avisa de sonner du cor toute la journée et une bonne partie de la nuit. Enfin, las de cela, et pour épargner ses poumons, il menoit son valet sur le rempart, c'étoit au Marais, et il lui apprit à sonner assez bien pour pouvoir sonner pour lui. Après il loua un grenier vis-à-vis de celui de madame de Turin, où il se tenoit des journées entières, pour voir si la demoiselle ne trouveroit point le temps de monter à son grenier pour se voir et se faire des signes. Cela dura six ans pour le moins. Enfin, pour se voir plus à leur aise, mais sans se parler, il gagna un M. Tamponnet, car tout le monde avoit pitié de ces pauvres amants, dont la maison n'étoit séparée de celle de madame de Turin que par un mur de clôture. Là, il entassoit du fumier contre la muraille, pour voir sa maîtresse à la fenêtre. Elle, de son côté, tenoit le contrevent de façon que sa mère ne la pouvoit voir d'un cabinet qui donnoit sur cette fenêtre: pour plus grande sûreté, elle y alloit souvent quand on dînoit, et faisoit semblant de n'avoir point d'appétit ou de se trouver mal, et il lui envoyoit assez souvent une perdrix toute cuite dans un pain dont on avoit ôté la mie; cela n'étoit pas difficile, car le domestique étoit tout attendri de leurs souffrances. La fille aînée, qui étoit une fille fort raisonnable, après y avoir perdu son latin, pria plusieurs personnes de parler à sa sœur: mademoiselle de Scudéry lui parla, à sa prière, et lui remontra qu'elle n'avoit pas assez de bien pour deux, etc. La pauvre amante lui dit tant de choses de sa passion qu'elle lui fit venir les larmes aux yeux; enfin la mère même, croyant qu'il n'y avoit point de remède, la laissa en Forez, chez une grand'mère, où elle fit exprès un voyage, afin que La Renoullière l'épousât sans son consentement. Là, un prêtre ayant refusé de les épouser, ils prirent acte, etc. Quelques années après le pauvre La Renoullière mourut subitement, comme il jouoit au billard, et en disant: «Je m'en vais faire un beau coup.» Il tomba mort. Sa femme fut surprise étrangement au cri qu'on fit, car elle étoit dans la chambre voisine, et elle étoit grosse. Ce La Renoullière avoit eu le malheur de tuer son oncle en duel; il est vrai que l'autre l'ayant rencontré, l'y avoit forcé; c'étoit pour une querelle de famille. On dit que ce bel exploit étoit son époque, et qu'il disoit toujours: «Ce fut vers le temps que je tuai mon oncle.» Sa femme, dans la grande affliction qu'elle eut, s'accoutuma à prier Dieu cinq heures par jour. Sa sœur étant morte, elle vint à Paris. Son confesseur, avant le bout de l'an, lui conseilla de se remarier; pensez qu'elle en étoit pressée; elle pensa épouser Guepeau, garçon peu accommodé; cela se rompit. Saint-Mars, parent des Chabot, la rechercha; M. le Prince le reconnut pour son parent, et fit la demande. La voilà mariée. Deux mois après il fallut que le mari allât en Flandre, car il avoit traité de la charge de premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince avec le chevalier de Rivière. Je ne sais depuis ce temps-là si elle l'a suivi, ou si le confesseur a trouvé quelque autre remède.

MONTCHAL.

Montchal est frère de ce Montchal qui étoit suffragant de M. le cardinal de La Valette dans l'archevêché de Toulouse; je pense qu'il avoit été son précepteur; et, après la mort de ce cardinal, il fut fait archevêque de Toulouse [288]. Nous parlerons de lui dans les Mémoires de la Régence. Ce prélat trouva moyen de faire son cadet conseiller au Grand-Conseil; avec cette charge, il épousa mademoiselle Dalesso, sœur d'un conseiller au Parlement; puis il se fit maître des requêtes. Son frère étant devenu archevêque, lui donnoit beaucoup tous les ans. Au bout de quelques années de mariage, sa femme meurt sans enfants, et, gagnée par des cagots de moines, qui haïssoient l'archevêque de Toulouse, elle lui fit tout du pis qu'elle put dans son testament. Il se remaria, durant le blocus de Paris, avec la fille de feu Du Pré, maître des requêtes, et en eut quarante mille écus, quoiqu'on dît qu'il devoit une bonne partie de sa charge; mais je pense qu'on considéra son frère, qui alors étoit le premier homme du clergé; d'ailleurs il n'étoit pas mal fait de sa personne.

Comme s'il n'eût été prédestiné à n'épouser que des dévotes, la seconde étoit encore pis que la première. De la maison de sa mère, elle en avoit fait une espèce de couvent; elle n'appeloit ses servantes que sœur Marie, sœur Jeanne, etc. La cloche sonnoit aussi souvent que dans un monastère, et l'on y avoit même ses heures de récréation; avec cela elle communioit quatre fois la semaine [289]. Durant ses accordailles, quoique Montchal se fût mis à genoux devant elle pour la prier de mettre un ruban de couleur, il n'en put jamais venir à bout. Par grande débauche, elle mit un ruban noir à ses moustaches [290]. Elle soutenoit que celles qui avoient des boucles, des mouches et de la poudre, étoient damnées. M. de Toulouse fit la noce, et ces dévots gâtèrent en un jour plus de vivres qu'il n'en falloit pour faire subsister dix pauvres familles, durant le siége. Quand il fallut se coucher, il y eut bien des cérémonies. On eut grand soin de cacher le marié, car si elle l'eût vu, elle n'eût jamais permis qu'on eût défait une épingle de sa coiffure: il étoit sur une chaise de paille derrière un des battants de la cheminée, car c'étoit une cheminée qui se fermoit l'été. On parla de la mettre au lit. «Maman, dit-elle, il faut que je prie Dieu, et dedans la chapelle; je suis en trop grand péril pour y manquer.» Notez que c'étoit une fille de vingt ans. Pour aller à cette chapelle, il falloit passer par-devant la cachette du marié; les femmes le couvrirent. Elle pria Dieu longuement; lui cependant se déshabilla dans la ruelle du lit. Quand elle fut revenue: «Ma fille, couchez-vous donc.—Maman, j'ai trop froid aux pieds.» Elle se chauffe tout à son aise. Les femmes, lasses de toutes ses grimaces, lui demandèrent si elle ne se vouloit jamais coucher. «J'ai encore froid,» dit-elle. Enfin, quand Dieu voulut, on la mit au lit. Elle n'y est pas plutôt, que voilà le marié qui s'y met aussi. La pucelle fait un cri et se jette dans la place et lui après. La mère parla des grosses dents, et la fit remettre au lit. Cette farouche fut grosse au bout de trois semaines. Le mari, qui s'étoit déjà mal trouvé des moines, tâcha de l'en débarrasser: elle eut quelque peine à se conserver son grand directeur de conscience. Depuis il trouva moyen de faire mettre ce moine en prison, car il gâtoit la mère et la fille: elle en jeta feu et flamme, mais il fallut s'apaiser enfin.

MADAME DE MARANSIN.

Un gentilhomme de Normandie, nommé Sotteval, de la maison de Convert, étoit riche, mais mauvais ménager. Sa femme se fit séparer de biens, et elle-même dépensa plus de cent mille livres à plaider pour un méchant ruisseau qu'un voisin avoit détourné de quatre pas, et qui pis est, elle fit battre, contre ce gentilhomme et un de ses amis, deux fils qu'elle avoit qui étoient ses seuls enfants. Ils en sortirent assez bien.

A propos de ces deux enfants, on conte une chose assez étrange. En faisant un plant, elle dit: «Voilà un arbre pour mon aîné et un autre pour mon cadet.» C'étoient deux petits enfants. L'arbre de l'aîné devint bossu, mais il se conserva vert et vigoureux; l'autre devint beau, grand et droit, mais il se sécha et mourut, et un petit surgeon demeura. L'aîné, effectivement, eut la taille gâtée, mais il se porta bien du reste. Le cadet, nommé Auderville, qui étoit bien fait, mourut de la petite vérole trois mois après avoir épousé la fille unique d'une madame de Blagny, et laissa sa femme grosse d'une petite fille. Ils étoient tous de la religion. La mère morte, l'aîné, nommé Sotteval, se fait catholique. La jeune veuve est recherchée de beaucoup de gens, et entre autres d'un M. de Maransin, cadet du marquis de La Barre-Chivray, d'Anjou, dont la grand'mère, appelée madame de Chasseguay, étoit voisine de cette madame de Blagny, mère de cette jeune veuve. Justement huit ans après la mort de son mari, madame d'Auderville meurt aussi de la petite vérole, à l'âge de vingt-six ans. Voilà Sotteval tuteur. La grand'mère, qui mouroit de peur qu'on ne fît sa petite fille catholique et peut-être religieuse, ayant déjà été condamnée à la représenter, se veut sauver en Angleterre. Dans ce voyage, elle pensa perdre celle pour qui elle se donnoit tant de peine, car cette petite, en allant au Mont-Saint-Michel, tomba dans l'une de ces lacunes [291], où l'eau s'arrête quand la marée s'en retourne. Par curiosité, la grand'mère avoit voulu passer par là. Ce ne fut pas tout; s'étant embarquées dans la première barque qu'on rencontra, il se trouva que, pour avoir été trop long-temps à l'air, elle fit eau au bout d'une heure. Les voilà donc contraintes de relâcher et de s'en retourner à Blagny, car il y avoit des gens sur la côte pour les prendre.

En ce temps-là, Maransin s'engagea dans la recherche de cette petite. Une demoiselle de madame de Chasseguay lui avoit écrit incontinent après la mort de madame d'Auderville, qu'il devroit penser à la fille, au défaut de la mère; mais personne ne le lui avoit conseillé parce que ce n'étoit qu'un enfant de huit à neuf ans. Il alla donc à Lérida, avec son frère qui commandoit l'artillerie, dont il étoit lieutenant-général; c'étoit quand le comte d'Harcourt assiégeoit cette place. Au retour, il s'offre à madame de Blagny, qui le reçoit volontiers; car vous diriez qu'elle n'a cherché qu'à se décharger de sa petite-fille qui aura dix ou douze mille livres de rente en fonds de terre, sans les cinq ou six qu'elle lui destine; mais, comme vous verrez par la suite, c'étoit une sotte qui prenoit un sot pour un galant homme. C'est un dadais qui n'avoit rien de bon que la jeunesse et la noblesse. Elle pouvoit se mettre en lieu sûr, et, dans le temps, elle eût fait consentir le tuteur même à la marier à une personne de la religion, et à un des meilleurs partis, car, comme j'ai déjà dit, la petite fille étoit riche et de bon lieu, et même elle étoit jolie. Dans le dessein de la donner à Maransin, madame de Blagny part pour se retirer à Genève, par le conseil de ses amis et des conseillers huguenots du parlement de Paris, qui lui donnèrent avis qu'on lui ôteroit sa petite-fille. Elle fait semblant d'aller chez une voisine. Sotteval est averti du dessein deux heures après; il ne le voulut pas croire: il avoit dans sa tête qu'elle se vouloit retirer en Angleterre. Elle a donc tout le loisir d'aller à La Barre, en Anjou; de là, elle se fit accompagner par quarante gentilshommes jusque vers Orléans. Maransin seul l'accompagna jusqu'à Dijon: quelque temps après, il l'alla trouver à Genève et y fit plusieurs voyages.

Bougis, dès-lors, maréchal-de-camp, comme Normand, eut avis de cette héritière; il emploie Ruvigny, et trouve moyen d'avoir des lettres du cardinal à madame de Blagny, par lesquelles Son Eminence promettoit à cette femme sa protection, si elle vouloit revenir. Cependant Bougis voltigeoit de Chambéry à Turin, et de Turin à Chambéry. La grand'mère, avertie de cela, se tenoit sur ses gardes. Un gentilhomme de Normandie, nommé Endreville, qui étoit un parti assez sortable, se mit aussi sur les rangs; il envoya à Genève un gentilhomme des amis de madame de Blagny, pour lui conseiller de se retirer en Suisse. Cet homme ne s'expliqua pas bien; elle craignit que ce ne fût un homme gagné, et qui étoit venu là pour les demander à la Seigneurie, comme des sujettes du Roi. Elles partent: les voilà en Suisse. Elles y furent quelque temps jusqu'à ce que la petite eut douze ans. Maransin l'épousa à Genève, nonobstant plusieurs arrêts de défense, et sans articles ni contrat de mariage. Depuis, il fit faire des articles, mais datés de huit jours après la célébration du mariage, sans lui donner de douaire; mais seulement un deuil à la mode du pays. Voilà un vrai mariage de Jean des Vignes. On plaide. Le mariage est déclaré non valablement contracté, et la grand'mère condamnée à six mille livres d'amende.

Depuis cet arrêt, Maransin fit venir un tireur d'armes, et tout le jour ne faisoit autre chose qu'escrimer. La petite femme fut mise chez moi en séquestre, car ma femme, qui se trouva par curiosité à l'audience, s'offrit charitablement à la recevoir; tout le reste étoit suspect à l'une ou à l'autre des parties. Enfin, le tuteur, pour de l'argent, consentit à laisser recélébrer le mariage. La petite dame est devenue grande et bien faite. Je ne sais si en son âme elle est fort satisfaite du choix de sa grand'mère.

AMANTS DE DIFFÉRENTES ESPÈCES.

AMANTS MALHEUREUX.

Saugeon, gentilhomme de Saintonge, huguenot, étoit amoureux et aimé de la sœur d'un de ses voisins, avec lequel il n'étoit pas bien. Ce frère défendit à la fille, à une noce, de le prendre à danser: elle le prit. Le voilà en fureur; il sort et l'emmène. Saugeon les suit, de peur qu'il ne la maltraitât; ils se rencontrent; le frère va à lui le pistolet à la main, tire et le manque. Saugeon tire dans le temps que la fille, qui étoit à cheval aussi bien qu'eux, se mettoit entre deux pour les séparer, et la blesse à mort [292]. Au bout de trois jours elle meurt, et fait tout ce qu'il falloit faire à la décharge de Saugeon; lui, outré de déplaisir, s'enferme dans sa maison, et est cinq ans sans voir personne. Enfin une de ses parentes obtient de lui qu'il ira loger avec elle; il y est sept ans, vivant en grande mélancolie; au bout de ce temps-là, une nièce de cette parente vint demeurer avec elle, c'étoit une fille folle et spirituelle...; il en devint amoureux insensiblement, et se résolut à l'épouser. Elle avoit beaucoup d'estime pour lui, et fit une chose assez extraordinaire avant que de consentir à l'épouser: c'est qu'elle lui dit qu'en sa petite jeunesse elle avoit eu un enfant, qu'un homme l'avoit trompée, mais que la chose étoit assez secrète. «Cependant, ajouta-t-elle, je vous la dis, afin qu'un jour, si vous veniez à la savoir, vous ne me haïssiez, au lieu que vous m'auriez aimée.» Lui, voyant cette bonne foi, crut qu'effectivement il n'y avoit point eu de sa faute, il l'épousa, et il a fait le meilleur ménage du monde avec elle. Elle mourut plus de vingt ans devant lui. Il n'a pas ri depuis le malheur qui lui arriva en se battant contre le frère de sa maîtresse.

Ayant changé de religion, et voulant rendre raison de son changement, il fit d'assez ridicules petits livres en papier bleu. Ce fut lui qui mena M. de La Leu voir cette religieuse à Saint-Denis [293]. Le cardinal de Richelieu acheta la terre de Saugeon, car cet homme-ci ne fut pas trop bon ménager. Madame d'Aiguillon le mit depuis auprès du duc de Richelieu, au Havre, dont il étoit lieutenant sous lui; après elle l'en ôta par quelque soupçon. De dépit, il se fit ensuite Père de l'Oratoire. Madame de Saugeon, dame d'atour de Madame, est sa fille; car de fille d'honneur elle fut faite dame d'atour.

Un garçon de Paris, nommé Sanville, étudiant en droit à Orléans, devint amoureux d'une belle fille; mais, parce qu'elle n'avoit guère de bien, les parents de l'amant ne voulurent jamais consentir au mariage; il fallut attendre qu'il fût majeur. On prend jour pour les marier. Le frère de cette fille, qui étoit camarade de Sanville, lui dit qu'il le prioit de venir avec lui chez un orfèvre, pour lui aider à choisir quelque pièce de vaisselle d'argent, dont il vouloit faire présent à sa sœur le jour de ses noces; Sanville y va; mais, par malheur, ils s'adressèrent à un orfèvre chez qui il y avoit de la peste. On fait la noce. Au bout de quelques jours le nouveau marié se sent un grand mal de tête, comme il étoit couché, et quelques autres accidens qui lui semblèrent des avant-coureurs de la peste (on avoit su qu'il y en avoit chez l'orfèvre); aussitôt il se croit frappé, sort du lit tout doucement, et se va enfermer dans une autre chambre. Le matin sa femme fut bien étonnée de se trouver seule; elle cherche son mari et le trouve; mais il ne vouloit point ouvrir, il prioit tout le monde de se retirer de bonne heure, et particulièrement sa femme, qu'il mourroit désespéré s'il la croyoit en danger. Nonobstant toutes ces remontrances on enfonce la porte, et l'on lui fait les remèdes qu'on crut nécessaires. Une fièvre chaude si furieuse le saisit, qu'il vouloit se jeter par les fenêtres. On le lie; mais, par une étrange bizarrerie de ce mal, il n'étoit pas plus tôt lié qu'il revenoit en son bon sens, et reprochoit à sa femme tout ce qu'il avoit fait pour elle. Cette pauvre femme ne pouvoit souffrir ses plaintes, et le faisoit délier; aussitôt il rentroit en fureur et ne connoissoit plus personne; il mourut dans cette espèce de rage. Cette femme, à qui Sanville avoit fait avantage par son contrat, épousa depuis un M. Parfait, de Paris; elle en eut des enfans; après, un vieux garçon, nommé Charpentier, conseiller au Grand Conseil, l'épousa et lui fit avantage de cent mille francs. C'étoit une aimable personne.

Un gentilhomme d'Auvergne, appelé d'Argouges, étoit amoureux d'une demoiselle de Cornen. Un jour qu'ils se promenoient sur les bords de l'Allier, et qu'il lui parloit de sa passion: «Voire, lui dit-elle, vous ne m'aimez pas tant que vous dites.—Vous pouvez l'éprouver, dit-il.—Bien, répondit-elle, si cela est, jetez-vous tout à cette heure dans la rivière.» Elle croyoit qu'il n'en feroit rien. Il s'y jeta tout botté et tout éperonné, l'épée au côté, et la casaque sur son dos. Il fut secouru; sans cela il se noyoit. Elle se rendit, et l'épousa.

Un président de la Chambre des comptes de Montpellier, nommé La Grille, homme marié et de quelque âge, mais qui n'avoit point d'enfants, étoit fort bien, couchoit avec une femme mariée de la même ville, nommée mademoiselle de Lomelas; elle n'étoit pas d'une beauté extraordinaire, ni dans une grande jeunesse; elle vint à mourir en 1660. Cet homme en eut un tel déplaisir, qu'enfin il résolut de se tuer; mais, avant cela, il voulut la faire déterrer. Les Capucins, chez qui étoit son corps, pour deux cents pistoles lui donnèrent contentement. Elle n'avoit plus qu'une main entière; il baisa cette main un million de fois, et dit à ces religieux qu'il les prioit de l'enterrer auprès d'elle, quand il seroit mort; de là il fut chez lui, où il se précipita d'une tour; il étoit fort riche. Le petit Grammont [294] a eu sa confiscation, mais il y a seize mille livres de rente de substituées.

AMANTS TROP TOT CONSOLÉS.

Un gentilhomme de Marseille, nommé Bricare, devint éperdument amoureux d'une belle fille qu'il épousa enfin. Son ardeur ne s'éteignit point par la jouissance, il l'aimoit toujours de même: elle tombe malade au bout de quelques années, et meurt. Jamais homme n'a donné plus de marques d'une violente douleur qu'il en donna: non content d'un portrait qu'il avoit d'elle, où elle étoit peinte de sa hauteur, il la fit encore peindre morte; il la fit tirer en cire. Cependant, comme sa douleur étoit fort aisée à aigrir, il ne pouvoit souffrir la vue de ces portraits; il fit tourner ce grand portrait, et le fit mettre à l'envers. Cela ne lui suffit pas: il le fit porter chez un peintre de conséquence, qui étoit alors à Marseille, et il l'obligea, quoi que cet homme lui pût dire, à effacer la tête de ce portrait. A quelque temps de là, la violence de sa douleur se relâchant un peu, cet homme, qui avoit toujours tenu les yeux contre terre, commença à les lever un peu, et en rentrant chez lui, il vit à une porte une belle fille qui n'étoit pourtant pas si belle qu'étoit sa femme. En Provence on est presque toujours à la porte, on y reçoit même visite. Il voyoit donc souvent cette fille. Il retourne un jour chez le peintre, et, regardant ce tableau: «Vraiment, dit-il, c'est dommage que ce portrait demeure ainsi, il y a de l'architecture et du paysage; il faudroit mettre une autre tête dessus.—Voire, dit le peintre, et quelle tête y pourroit venir.—Il me semble, dit le mari, que celle de Guérarde y viendroit bien:» c'étoit le nom de cette fille. Effectivement il l'y fit mettre, et il l'eût épousée si on la lui eût voulu donner; mais on ne le trouva pas à propos pour quelque raison.

AMANTS RADOTANTS.

Un procureur du Parlement, nommé Fortin, homme veuf, âgé de soixante et dix ans, s'avisa de devenir amoureux d'une fille, et, pour lui plaire, il prit un chapeau de castor gris avec un cordon d'or, et étoit toujours botté avec des éperons d'or; il faisoit aussi des vers; il lui disoit en un endroit:

Nous irons à Châtillon

Prendre du curé permission,

Et de là nous irons à Bonne [295],

Où, ma mie, vous serez toute bonne.

Elle se moqua de lui: il mourut dans sa folie, et s'en alla en l'autre monde avec ses bottes et ses éperons dorés. Il avoit un fils qui mourut de maladie à Rome. Les Juifs achetèrent un habit qu'il avoit, qui étoit assez remarquable. Un autre François, nouveau venu, alla par hasard acheter cet habit, les autres François l'appeloient feu Fortin.

AMANTS RECONNOISSANTS.

Le deuxième fils de madame de Chaban, sœur de Saint-Preuil, étant à Rome, fit connoissance avec une dame veuve et plus âgée que lui; de là il fut à Naples avec M. de Guise, où il fut pris prisonnier. Cette femme se tourmenta tant, qu'elle le tira de prison; lui, par reconnoissance, étant devenu l'aîné, l'épousa et l'emmena en France: c'étoit durant la guerre de Bordeaux. Cette femme se trouva dans un château de M. de Bourdeilles qu'elle défendit, et elle y reçut un coup de mousquet dans l'épaule. Madame de Chaban, qui est une enragée, l'a persécutée autant qu'elle a pu. Elle les fit piller, et cette femme y perdit plusieurs beaux tableaux. Enfin il fallut plaider. Je crois qu'on leur aura fait justice.

AMANTS DÉLICATS.

Sablière, second fils de M. Rambouillet, celui qu'on appelle le Grand Madrigalier [296], jouissant d'une jolie femme appelée madame Le Taneur, dont le mari est aussi ridicule de corps que d'esprit, par délicatesse obligea sa dame à faire lit à part un an durant, pour ne pas avoir un si vilain compagnon en ses amours. Elle prit pour prétexte un grand rhume qu'elle avoit, et qu'elle pourroit devenir pulmonique si elle devenoit grosse aussitôt après. Cependant l'amant délicat se divertissoit avec elle à la chardonnette; une fois il échappa quelque chose: elle connut bientôt qu'elle en tenoit, et fit si bien que le mari se remit assez à temps à coucher avec elle; mais le galant eut bien ce qu'il méritoit: cette femme se va mettre mille scrupules dans l'esprit, que cet enfant voleroit le bien aux autres, qu'elle ne pourroit pas se faire accroire qu'il étoit à son mari. S'il ne se fût marié là-dessus, je ne sais ce qu'il en fût arrivé.

MADAME DE LANQUETOT.

Un vieux gentilhomme normand qui étoit premier maître-d'hôtel de la Reine-mère, nommé M. de Lanquetot, s'avisa de se remarier avec une jeune fille bien faite: il mourut bientôt après. Elle vint à Paris, il y a plus de trois ans, pour s'y marier, lasse de demeurer en la province. Un de ses parents lui propose un maître des requêtes nommé Ardier-Vaugelé, frère de feu madame Fieubet et de madame Des Hameaux, femme riche et qui voit bien du monde; que c'étoit le moyen de se bien divertir: elle y consent. Ardier la voit; on signe les articles. Le lendemain l'abbé Du Tot, normand, qui étoit devenu l'aîné de sa maison depuis peu, alla voir cette madame de Lanquetot; or il avoit été amoureux d'elle avant qu'elle fût mariée; on dit même qu'il s'étoit voulu tuer pour l'amour d'elle: il lui dit qu'elle avoit eu raison de venir à Paris. «Oui, dit-elle, et, pour y demeurer de meilleure grâce, je me marie, les articles sont signés.» Elle n'eut pas plus tôt dit cela, que cet homme tombe évanoui. On le secourt; il revient et lui dit qu'il étoit bien malheureux, puisqu'à cette heure il se trouvoit en état de l'épouser si elle vouloit. Au même temps elle ouït dire que Vaugelé étoit une espèce de fou, et on lui disoit vrai; dans cet embarras elle se met dans un couvent. Madame Des Hameaux [297] cherchoit à marier ce garçon à cause qu'il étoit épris de la veuve d'un payeur des rentes, belle femme, mais qui n'avoit guère de bien, et dont le mari étoit mort insolvable; elle s'appelle Tardif: elle et Vaugelé logeoient en même logis. Il disoit que c'étoit une femme bien composée, saine; en un mot, un beau vaisseau pour avoir lignée. Elle prétendoit qu'il lui avoit promis, en présence du Saint-Sacrement, de l'épouser, et on dit qu'elle en avoit fait avertir madame de Lanquetot. Madame Des Hameaux dit ce qu'elle savoit de madame Tardif; l'autre répondit que les Ardiers faisoient les entendus, mais que leur grand-père n'étoit qu'un pauvre apothicaire d'Issoire; elle ajoutoit quelque chose de madame Des Hameaux. Vaugelé alla trouver le confesseur de cette femme, et lui dit: «Mon père, qu'elle redouble si elle veut mes chaînes et mes fers, mais qu'elle ne parle point de ma sœur Des Hameaux; car, parbleu, c'est ma reine, c'est ma souveraine.» Il écrivit une belle lettre à son accordée; mais, comme cela ne réussit pas trop bien, il fit donner une assignation à la belle. Il y eut des gens de la cour qui firent des railleries de lui. «Je leur apprendrai bien à vivre, disoit-il, ils ont été dire que j'étois chauve (sur cela il ôtoit sa calotte). Voyez s'il y a plus riche toison. Si je ne la faisois tondre toutes les semaines, j'aurois des maux de tête insupportables.» Ils avoient dit aussi qu'il puoit, qu'il avoit des cautères, et qu'il étoit fou. «Avec trois doigts de parchemin, disoit-il, je leur ferai voir que quand ils sont dans la cour du Louvre je suis dans le cabinet.»

Une fois que le printemps fut fort froid, Vaugelé disoit: «Ce temps-là empêche toutes les belles productions.—En effet, dit madame Nolet, les arbres ne fleurissent point.—J'entends parler, dit-il gravement, des productions de l'esprit.» Autrefois lui et Cotin [298] apprenoient par cœur des reparties pour se faire valoir l'un l'autre dans les compagnies où ils alloient. Ce Cotin est un bon Phébus. Une fois en prêchant, du temps que le cardinal de Richelieu avoit si fort la comédie en tête, il dit: «Quand Jésus-Christ acheva sur le théâtre de la croix la pièce de notre salut, etc.» Un an après, quelqu'un reparla à Vaugelé de cette madame de Lanquetot: «Voire, dit-il, elle est grosse des œuvres de l'abbé Du Tot; ils vont déclarer leur mariage.» Cela fut rapporté à cette femme, qui ne voulut plus souffrir l'abbé Du Tot. Un jour il y alla qu'il s'étoit fait saigner: «Dites-lui que je ne l'importunerai plus.» Elle ne le voulut pas laisser entrer. Il étoit en chaise et sans laquais; il se fait porter aux Carmes déchaussés, puis un peu plus loin. «J'attends quelqu'un, allez-vous-en dîner.» Après il défait sa ligature. Les porteurs le trouvèrent tout en sang, et ils le portent vite chez lui: ce n'étoit pas loin. Son valet-de-chambre eut l'esprit d'aller prier une dame des amies de madame de Lanquetot de lui venir commander de sa part de ne pas mourir. Depuis, cette femme fut touchée, puis elle s'en repentit; enfin, la grande dépense la charmant, elle épousa l'été dernier Des Bordes-Groüyn, homme veuf, fils du maître de la Pomme de Pin, cabaret auprès du Palais; il est fort riche.

LE PETIT SCARRON [299].

Le petit Scarron, qui s'est surnommé lui-même cul-de-jatte, est fils de Paul Scarron, conseiller à la Grand'Chambre, qu'on appeloit Scarron, l'Apôtre, parce qu'il citoit toujours saint Paul. C'étoit un original que ce bonhomme, comme on voit dans le factum burlesque [300] que le petit Scarron a fait contre sa belle-mère [301], qui est, peut-être, la meilleure pièce qu'il ait faite en prose. Le petit Scarron a toujours eu de l'inclination à la poésie; il dansoit des ballets et étoit de la plus belle humeur du monde, quand un charlatan, voulant le guérir d'une maladie de garçon, lui donna une drogue qui le rendit perclus de tous ses membres, à la langue près et quelque autre partie que vous entendez bien; au moins par la suite, vous verrez qu'il y a lieu de le croire [302]. Il est depuis cela dans une chaise, couverte par le dessus, et il n'a de mouvement libre que celui des doigts, dont il tient un petit bâton pour se gratter; vous pouvez croire qu'il n'est pas autrement ajusté en galant. Cela ne l'empêche pas de bouffonner, quoiqu'il ne soit quasi jamais sans douleur, et c'est peut-être une des merveilles de notre siècle, qu'un homme en cet état-là et pauvre puisse rire comme il fait [303]: il a fait pis, car il s'est marié. Il disoit à Girault [304], à qui il a donné une prébende du Mans, qu'il avoit: «Trouvez-moi une femme qui se soit mal gouvernée, afin que je la puisse appeler p....., sans qu'elle s'en plaigne.» Girault lui enseigna un jour la demoiselle [305] de la mère de madame de La Fayette. Cette fille avoit eu un enfant et n'avoit jamais voulu poursuivre un écuyer qui le lui avoit fait; mais notre homme n'en fit que rire. Depuis il traita avec Girault de sa prébende, et, dans la pensée d'aller en Amérique, où il croyoit rétablir sa santé, il épousa une jeune fille de treize ans, fille d'un fils [306] de d'Aubigny l'historien; ce d'Aubigny, sieur de Surimeau [307], tua sa femme pour sa vie scandaleuse. Cet homme, pour s'être marié contre le gré de son père, fut déshérité; il alla aux Indes, ne sachant que faire, et je pense que cette fille y est née [308]: pour le voir, il fallut qu'elle se baissât jusqu'à se mettre à genoux. Il changea d'avis et n'alla point dans l'Amérique; cela lui coûta trois mille livres qu'il avoit mises dans la société, et voyant que la chose alloit mal, il disoit une fois à sa femme: «Avant que nous fussions ce que nous sommes, qui n'est pas grand'chose, etc.»

Il disoit qu'il s'étoit marié pour avoir compagnie, qu'autrement on ne le viendroit point voir. En effet, sa femme est devenue fort aimable. Il a dit aussi qu'il croyoit en se mariant faire révoquer la dotation qu'il fit de son bien à ses parents; mais il faut donc que quelqu'un fasse des enfants à sa femme. Or, depuis, il a trouvé moyen de retirer le tout ou partie du bien qu'il avoit donné à ses parents; il y avoit à cela une métairie auprès d'Amboise; il en parle à M. Nublé, avocat, homme d'esprit et de probité, de qui il disoit en une épître au feu premier président de Bellièvre: «Je ne vous connois point, mais M. de Nublé, quo non Catonior alter, m'a dit tant de bien de vous [309], etc.» Scarron lui dit qu'il estimoit cet héritage quatre mille écus, mais que ses parents ne lui en vouloient donner que trois. Nublé dit qu'il le vouloit bien, sa vue dessus [310]. Il va au pays aux vacations; on lui dit que ce bien-là valoit bien cinq mille écus; il fait mettre cinq mille écus dans le contrat au lieu de quatre. Les parents, qui n'en vouloient donner que trois, l'ont retiré par retrait lignager [311].

Madame Scarron a dit à ceux qui lui demandoient pourquoi elle avoit épousé cet homme: «J'ai mieux aimé l'épouser qu'un couvent.» Elle étoit chez madame de Neuillan, mère de madame de Navailles, qui, quoique sa parente, la laissoit toute nue. L'avarice de cette vieille étoit telle que, pour tout feu dans sa chambre, il n'y avoit qu'un brasier [312]: on se chauffoit à l'entour. Scarron, logé en même logis, offrit de donner quelque chose pour faire cette petite d'Aubigny religieuse; enfin il s'avisa de l'épouser. Un jour donc il lui dit: «Mademoiselle, je ne veux plus vous rien donner pour vous cloîtrer.» Elle fit un grand cri. «Attendez, c'est que je vous veux épouser: mes gens me font enrager, etc.» Elle n'avoit rien: ses cousins d'Aubigny se mirent en pension chez elle [313]. Depuis, le procureur général Fouquet, qui est aussi surintendant, et qui aime les vers burlesques, a donné une pension à Scarron [314]. Quelquefois il lui échappe de plaisantes choses; mais ce n'est pas souvent. Il veut toujours être plaisant, et c'est le moyen de ne l'être guère.

Il fait des comédies, des nouvelles, des gazettes burlesques, enfin tout ce dont il croit tirer de l'argent. Dans une gazette burlesque, il s'avisa de mettre qu'un homme sans nom étoit arrivé le samedi, s'étoit habillé à la friperie, et le vendredi s'étoit marié; qu'il pouvoit dire: Veni, vidi, vici; mais qu'on ne savoit si la victoire avoit été sanglante. Or, en ce même jour, La Fayette, toutes choses étant conclues dès Limoges par son oncle qui en est évêque, étoit venu ici et avoit épousé mademoiselle de La Vergne. Le lendemain, quelqu'un, pour rire, dit que c'était La Fayette et sa maîtresse. Dans la gazette suivante, Scarron s'excusa et en écrivit une grande lettre à Ménage, qui, étourdiment, l'alla lire à mademoiselle de La Vergne, et il se trouva qu'elle n'en avoit pas ouï parler [315].

Il y a de plaisants endroits dans ses Œuvres, comme:

Ce n'est que maroquin perdu

Que les livres que l'on dédie.

Dans une épître dédicatoire au coadjuteur, il lui disoit: «Tenez-vous bien, je m'en vais vous louer.» Il y a un proverbe qui dit: Tenez-vous bien, je m'en vais vous peindre [316].

Cependant, tout misérable qu'est Scarron, il a ses flatteurs, comme Diogène avoit ses parasites; sa femme est bien venue partout; jusqu'ici on croit qu'elle n'a point fait le saut. Scarron a souffert que beaucoup de gens aient porté chez lui de quoi faire bonne chère. Une fois le comte Du Lude, un peu brusquement, en voulut faire de même. Il mangea bien avec le mari, mais la femme se tint dans sa chambre [317]. Villarceaux s'y attache, et le mari se moque de ceux qui ont voulu lui en donner tout doucement quelque soupçon. Elle a de l'esprit; mais l'applaudissement la perd: elle s'en fait bien accroire.

Scarron mourut vers l'automne de 1660 [318]. Sa femme l'avoit fait résoudre à se confesser, etc.; d'Elbène et le maréchal d'Albert lui dirent qu'il moquoit; il se porta mieux; depuis il retomba et sauva les apparences. Sa femme s'est retirée dans un couvent pour n'être à charge à personne, quoique de bon cœur Franquetot, son amie [319], l'eût voulu retirer chez elle; mais l'autre a considéré qu'elle n'est pas assez accommodée pour cela. S'étant mise à la Charité des Femmes [320], vers la Place-Royale, par le crédit de la maréchale d'Aumont [321], qui a une chambre meublée qu'elle lui prêta, la maréchale d'Aumont lui envoya au commencement tout ce dont elle avoit besoin, jusqu'à des habits; mais elle le fit savoir à tant de gens, qu'enfin la veuve s'en lassa, et un jour elle renvoya par une charrette le bois que la maréchale avoit fait décharger dans la cour du couvent. Aussitôt que sa pension fut réglée, elle paya. On saura qui lui en a donné l'argent. Les religieuses disent qu'elle voit furieusement de gens, et que cela ne les accommode pas.

J'oubliois qu'elle fut ce printemps avec Ninon et Villarceaux dans le Vexin, à une lieue de la maison de madame de Villarceaux, femme de leur galant. Il sembloit qu'elle allât la morguer.

Depuis on a trouvé moyen de lui faire avoir une pension de la Reine-mère de deux mille cinq cents ou trois mille livres [322]: elle vit de cela, a une petite maison et s'habille modestement. Villarceaux y va toujours; mais elle fait fort la prude, et cette année (1663), que tout le monde a masqué, jusqu'à la Reine-mère, elle n'a pas laissé de dire qu'elle ne concevoit comment une honnête femme pouvoit masquer.

La Cardeau, fille de cette célèbre faiseuse de bouquets qui en fournissoit autrefois à toute la cour, et qui est si connue par l'amour qu'elle a pour les femmes, est devenue amoureuse d'elle. Elle a fait en vérité tout ce qu'elle a pu pour avoir le prétexte d'y demeurer à coucher, et enfin il y a quelques jours que madame Scarron, étant sur des carreaux dans sa ruelle du lit avec un peu de colique, cette fille, en entrant, se va coucher auprès d'elle et lui voulut mettre une grosse bourse pleine de louis en l'embrassant. L'autre se lève et la chasse.

SCUDÉRY, [323] SA SŒUR [324],
ET MADAME DE SAINT-ANGE.

Scudéry, à ce qu'il dit, est originaire de Sicile, et son vrai nom est Scuduri. Ses ancêtres passèrent en Provence, en suivant le parti des princes de la maison d'Anjou. Son père s'attacha à l'amiral de Villars [325], et, pour l'amour de lui, s'établit en Normandie. Ce garçon-ci et sa sœur qui, jusqu'en 1655 (il y a trois ans [326]), a toujours demeuré avec lui, n'avoient guère de bien. Il a eu, comme il se vante, un régiment aux guerres de Piémont, avant la guerre déclarée contre l'Espagne. Il s'amusa après à faire des pièces de théâtre: il commença par Ligdamon [327] et le Trompeur puni [328], deux méchantes pièces. Cependant il s'y étoit fait mettre en taille-douce avec un buffle, et autour ces mots:

Et poète et guerrier,

Il aura du laurier.

Quelqu'un malicieusement changea cela et dit qu'il falloit mettre:

Et poète et Gascon,

Il aura du bâton.

Il fit une préface sur Théophile, et il disoit qu'il n'y avoit eu, parmi les morts ni parmi les vivants, personne de comparable à Théophile. «Et s'il y avoit quelqu'un, ajoutoit-il, parmi ces derniers qui croie que j'offense sa gloire imaginaire, pour lui montrer que je le crains aussi peu que je l'estime, je veux qu'il sache que je m'appelle de Scudéry

En une autre rencontre il écrivit une lettre à la louange d'une pièce de quelqu'un de ses amis; elle commençoit ainsi: «Si je me connois en vers, et je pense m'y connoître, etc.» Et à la fin: «C'est mon ami, je le soutiens; je le maintiens et je le signe de Scudéry.» Dans la préface d'une pièce de théâtre, nommée Arminius [329], il met le catalogue de tous ses ouvrages, et il ajoute qu'à moins que les puissances souveraines le lui ordonnent, il ne veut plus travailler à l'avenir. En une lettre à sa sœur, il mettoit: «Vous êtes mon seul réconfort dans le débris de toute ma maison.» Sa sœur a plus d'esprit que lui, et est tout autrement raisonnable; mais elle n'est guère moins vaine: elle dit toujours: «Depuis le renversement de notre maison.» Vous diriez qu'elle parle du bouleversement de l'empire grec. Pour de la beauté, il n'y en a nulle; c'est une grande personne maigre et noire, et qui a le visage fort long. Elle est prolixe en ses discours, et a un ton de voix de magister qui n'est nullement agréable. Elle m'a conté, qu'étant encore fort jeune fille, un D. Gabriel, Feuillant, qui étoit son confesseur, lui ôta un roman, où elle prenoit bien du plaisir, et lui dit: «Je vous donnerai un livre qui vous sera plus utile.» Il se méprit, et, au lieu de ce livre, il lui donna un autre roman: il y avoit trois marques à des endroits qui n'étoient pas plus honnêtes que de raison. La première fois que le moine revint, elle lui en fit la guerre. «Ah! dit-il, je l'ai ôté à une personne; ces marques ne sont pas de moi.» Quelques jours après, il lui rendit le premier roman, apparemment parce qu'il avoit eu le loisir de le lire, et dit à la mère de mademoiselle de Scudéry que sa fille avoit l'esprit trop bien fait pour se laisser gâter à de semblables lectures. M. Sarrau, conseiller huguenot à Rouen (il l'a été depuis à Paris), lui prêta ensuite les autres romans. Elle se plaint fort de la fortune, et me conta un témoignage de leur malheur qui est assez extraordinaire. Un de leurs amis étoit sur le point de leur faire toucher dix mille écus d'une certaine affaire, et il n'avoit jamais voulu dire par quel biais ni par quelles personnes. En ce temps-là ils revenoient de Rouen; ils trouvèrent un homme de leur connoissance sur le chemin, qui venoit de Paris. «Quelles nouvelles?—Rien, sinon qu'un tel (c'étoit cet ami) a été tué d'un coup de tonnerre parmi un million de gens qui se promenoient à la Tournelle.»

Par le moyen de M. de Lisieux [330], au commencement de la Régence, madame de Rambouillet fit avoir le gouvernement de Notre-Dame-de-La-Garde de Marseille à Scudéry, et l'emporta sur Boyer, qui l'avoit eu, et qui le redemandoit au cardinal Mazarin, à qui il étoit. Quand il fut question d'en donner les expéditions, M. de Brienne écrivit à madame de Rambouillet qu'il étoit de dangereuse conséquence de donner ce gouvernement à un poète qui avoit fait des poésies pour l'Hôtel de Bourgogne, et qui y avoit mis son nom; madame de Rambouillet lui fit réponse qu'elle avoit trouvé que Scipion l'Africain avoit fait des comédies, mais qu'à la vérité, on ne les avoit pas jouées à l'Hôtel de Bourgogne. Après Scudéry eut ses expéditions. Il part donc pour aller demeurer à Marseille, et cela ne se put faire sans bien des frais, car il s'obstina à transporter bien des bagatelles, et tous les portraits des illustres en poésie, depuis le père de Marot [331], jusqu'à Guillaume Colletet; ces portraits lui avoient coûté; il s'amusoit ainsi à dépenser son argent à des badineries. Sa sœur le suivit; elle eût bien fait de le laisser aller; elle a dit pour ses raisons: «Je croyois que mon frère seroit bien payé; d'ailleurs le peu que j'avois, il l'avoit dépensé. J'ai eu tort de lui tout donner; mais on ne sait ces choses-là que quand on les a expérimentées.»

Madame de Rambouillet disoit: «Cet homme-là, il n'auroit pas voulu un gouvernement dans une vallée: je m'imagine le voir sur le donjon de Notre-Dame-de-La-Garde, la tête dans les nues, regarder avec mépris tout ce qui est au-dessous de lui.» Il fit là quelques ouvrages, et entre autres, un où il y avoit dans la préface que c'est une chose bien à l'avantage de ceux qui tiennent le timon des affaires que les gouverneurs des places frontières aient le loisir de s'amuser à faire des livres; et ensuite se plaignant du traitement qu'on lui fait, il dit qu'on éloigne de la cour des hommes dont la capacité pourroit fournir de bons conseils pour régir l'Etat, et il met ensuite le catalogue de toutes les cours qu'il a vues, qui ne sont pour la plupart que les petites cours des principions d'Italie. On lui ôta ensuite ce gouvernement, quoiqu'il ne fût comme point payé. Madame de Rambouillet s'employa encore pour le lui conserver. «Monsieur, lui dit-elle, dites-moi vos raisons.—Madame, il vaut mieux les écrire.» Il lui envoya le lendemain trois feuilles de papier contenant sa généalogie et ses belles actions. Madame de Rambouillet fut tentée de lui mander que ce n'étoit point pour faire son oraison funèbre qu'elle avoit demandé ce mémoire.

Ce frère donna bien de l'exercice à sa sœur en ce temps-là, car il vouloit épouser une g...., et elle, qui n'espéroit plus qu'en des bénéfices, se voyoit bien loin de son compte; «car c'étoit, disoit-elle, la seule raison qui l'attachoit à ce frère.» Madame d'Aiguillon lui voulut donner une lieutenance d'une galère. Il n'en voulut point [332], et dit que dans sa maison il n'y avoit jamais eu que des capitaines; aussi dit-il en un endroit de ses vers:

Moi qui suis fils d'un capitaine,

Que la France estima jadis,

Je fais des desseins plus hardis,

Ma Minerve est bien plus hautaine.

Il arriva une fois une aventure qui chatouilla bien sa vanité. Je ne sais quel homme qui se disoit être à un grand seigneur des Pays-Bas, le vint prier de vouloir bien prendre la peine de faire trois stances, l'une sur le bleu, l'autre sur le vert, et la dernière sur le jaune; que ce seigneur étoit amoureux, et qu'ayant ouï parler de M. de Scudéry comme de l'un des premiers auteurs de la cour de France, il l'avoit dépêché exprès en poste pour lui demander cette grâce. «Mais ne veut-il que trois stances? dit Scudéry.—Non, rien que trois.—Hé! qu'il me permette d'en faire deux sur chaque couleur!—Non, monsieur, on n'en veut que trois en tout.» Il les fit et les donna sans demander le nom de celui pour qui il les avoit faites; peut-être étoit-ce une malice qu'on lui faisoit.

Comme on imprimoit le septième livre de l'Enéide travestie par un provincial, quelqu'un envoya à Scudéry la feuille où, parlant de Camille, après l'avoir faite bien furieuse, il disoit qu'elle étoit digne d'avoir pour mari

Le grand monsieur de Scudéry.

Il le prit pour argent comptant, et il a dit depuis qu'il avoit refait le carton, parce que cela étoit trop flatteur pour lui.

Quand M. le Prince sortit de prison, Scudéry se fit beau un matin pour l'aller voir; un de ses amis le reconnut comme il sortoit. «Où allez-vous?—Je vais saluer M. le Prince.—Mais qu'avez-vous sous votre chapeau?» C'étoit son bonnet. Madame d'Aiguillon lui donna un prieuré de quatre mille livres de rente; mais le prieur, qui étoit par quelque aventure tombé entre les mains des ennemis, sans qu'on le sût, revint au bout de six mois; on le croyoit mort.

Il fut encore malheureux à Alaric, qui fut justement achevé quand la Reine [333] eut fait son abdication.

Comme il s'étoit retiré à Granville, en Normandie, à cause d'une petite intrigue pour M. le Prince, durant les troubles, feu madame de L'Espinay-Piron, une veuve qualifiée du pays, passant par là, vit notre auteur qui se promenoit; elle demanda qui il étoit; on le lui dit. A ce nom de Scudéry, elle lui fait compliment et le mène chez elle. Une vieille fille de ses parentes, appelée mademoiselle de Martinval [334], qui étoit avec elle, s'enflamma du Grand Georges et ils se marièrent; mais c'étoit mettre un rien avec un autre rien. Il en a eu un garçon qui est fort joli. C'est une des plus grandes hableuses de France, et pour de la cervelle, elle en a à peu près comme son époux; elle étoit un peu parente de M. ou de madame de Saint-Aignan. Je croirois plutôt que c'est de madame qui est sœur du président Bauquemare, originaire de Rouen [335]. Voici ce qu'elle conte d'un placet que Scudéry fit au roi. M. de Saint-Aignan, tourmenté par cette femme, pria le Roi que Scudéry en personne lui présentât ce placet: on le fit appeler par trois fois; enfin il fendit la presse, et dit au Roi que ce n'étoit pas tant pour lui présenter son placet que pour avoir l'honneur d'approcher de Sa Majesté..... «Je le crois, dit le Roi; je le crois, monsieur de Scudéry.» Il prit le placet et le donna à M. le duc de Saint-Aignan pour l'en faire ressouvenir; puis s'adressant à ce dernier: «Vous vous ressemblez, lui dit-il, vous et M. de Scudéry, par la bravoure et par les lettres.—Ah! Sire, répondit le duc, j'approche encore moins de sa bravoure que de sa poésie.» M. de Turenne, qui entendit cela, se mit de la conversation, et dit: «Je donnerois volontiers tout ce que j'ai fait pour la retraite que fit M. de Scudéry au Pas de Suze.» Je voudrois bien avoir vu ce placet; je pense que c'est une bonne chose. M. de Saint-Aignan s'est tant empressé pour eux, qu'il lui a fait donner quatre cents écus, comme bel esprit, et ils sont après à avoir quelque pension sur un bénéfice pour leur fils. Un jour qu'ils avoient loué une litière (c'est depuis peu, au carême de 1667) pour aller à Saint-Germain, le mari, la femme et l'enfant, car le papa ne peut souffrir le carrosse, le garçon du louager entendit de travers, et crut que c'étoit à Saint-Germain qu'il les falloit aller quérir; de sorte que la litière y alla et revint à vide, aux dépens du pauvre mâche-lauriers [336]. Le petit garçon y fut pourtant; car, comme ils attendoient la litière, une dame de leurs amies passa, qui prit cet enfant. Il répondit joliment aux filles de la Reine, qui vouloient qu'il dît laquelle étoit la plus belle. «Je n'en ferai rien, dit-il; pour une que j'obligerois, j'en désobligerois cinq.» Au Roi même il répondit plaisamment. Un peu après ce pauvre homme alla par malheur faire jouer une pièce de théâtre appelée le Grand Annibal. Elle réussit si mal qu'on lui pensa jeter des pommes, et on l'appelle en riant le Grand Animal de Scudéry, au lieu du Grand Annibal. Ses amis, ou plutôt ceux de sa sœur, disent que cela vient d'une cabale de Corneille, qui étoit bien aise que l'Annibal de Scudéry eût un pire succès que son Attila [337].

Or, il faut dire quand mademoiselle de Scudéry a commencé à travailler, elle a fait une partie des harangues des Femmes illustres et tout l'Illustre Bassa. D'abord elle trouva à propos, par modestie, ou à cause de la réputation de son frère, car ce qu'il faisoit, quoique assez méchant, se vendoit pourtant bien, de mettre ce qu'elle faisoit sous son nom. Depuis, quand elle entreprit Cyrus, elle en usa de même, et jusqu'ici elle ne change point pour Clélie.

Après La Serre, personne n'a fait de plus beaux titres de livres que Scudéry: les Discours politiques des Rois; Salomon instruisant le Roi; le Grand Exemple, etc.

Ce fou a eu les plus plaisantes jalousies du monde pour sa sœur; il l'enfermoit quelque fois, et ne vouloit pas souffrir qu'on la vît. Elle a eu une patience étrange, et j'ai de la peine à concevoir comment elle a pu faire ce qu'elle a fait; car, quoique pour les aventures ce soit peu de chose, il y a de la belle morale dans ses romans, et les passions y sont bien touchées; je n'en vois pas même de mieux écrits, hors quelques affectations [338]. Ceux qui la connoissoient un peu virent bien, dès les premiers volumes de Cyrus, que Georges de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde, car il se qualifie toujours ainsi, ne faisoit que la préface et les épîtres dédicatoires. La Calprenède le lui dit une fois; en présence de sa sœur, et ils se fussent battus sans elle; c'est pourquoi Furetière disoit qu'à la clef qu'on en a donnée, il falloit ajouter: M. de Scudéry, gouverneur, etc.—Mademoiselle, sa sœur.

Vous ne sauriez croire combien les dames sont aises d'être dans ses romans, ou, pour mieux dire, qu'on y voie leurs portraits; car il n'y faut chercher que le caractère des personnes, leurs actions n'y sont point du tout. Il y en a pourtant qui s'en sont plaintes, comme madame Tallemant, la maîtresse des requêtes, qui s'appelle Cléocrite [339]. La comtesse de Fiesque dit là-dessus: «La voilà bien délicate; je la veux bien être, moi.» Elle en fait une personne qui aime mieux avoir bien des sots que peu d'honnêtes gens chez elle. Madame Cornuel, qu'elle nomme Zénocrite, et à qui on ne fait épargner ni amis ni ennemis, s'en plaignit à elle-même, à la promenade. «Madame, lui dit l'autre, avec son ton de prédicateur, c'est que quand mon frère rencontre un caractère d'esprit agréable, il s'en sert dans son histoire.» Madame Cornuel, pour se venger, disoit que la Providence paroissoit en ce que Dieu avoit fait suer de l'encre à mademoiselle de Scudéry, qui barbouilloit tant de papier [340].

Scudéry fut fait de l'Académie vers ce temps-là. Conrart, comme secrétaire de l'Académie, recueille tous les complimens des réceptions. Scudéry lui envoya le sien, où il y avoit cent fanfaronnades, et quelques jours après il lui écrivit qu'il le prioit d'ajouter ces trois lignes en un tel endroit: «L'Académie peut se dire à plus juste titre Porphyrogénète [341] que les empereurs d'Orient, puisqu'elle est née de la pourpre des cardinaux, des rois et des chanceliers.»

Scudéry ayant vu le privilége de l'Histoire de l'Académie où M. Conrat se fût bien passé de parler de P. Pellisson, premier président de Chambéry, bisaïeul de l'auteur, dit: «Voilà un drôle de privilége.» Cependant il renvoya celui d'Alaric à M. Conrart, et lui manda que ce n'étoient pas là des priviléges comme il en faisoit pour ses amis. Il le fallut donc amplifier, louer Scudéry de grand guerrier, et louer aussi la reine de Suède.

Or, quand Pellisson fit l'Histoire de l'Académie, Scudéry se plaignit fort de ce qu'il ne lui avoit pas fait un éloge. Il commençoit à faire amitié avec mademoiselle de Scudéry, qu'il avoit vue cent fois chez Conrart, son ami. Cette brouillerie fut cause qu'il n'osa aller la voir: il arriva encore un accident; car M. de Grasse (Godeau) donnant à dîner à la demoiselle, à Conrart et à quelques autres, Conrart trouva Pellisson en chemin, et l'y mena. Le lendemain le petit prélat, qui n'étoit point averti, rencontre Scudéry à l'hôtel de Rambouillet, et lui dit, entre autre choses, que mademoiselle sa sœur avoit amené M. Pellisson dîner chez lui, et lui dit mille biens de ce garçon. Le soir Scudéry pensa manger sa sœur.

Quand Scudéry corrigeoit les épreuves des romans de sa sœur, car par grimace il faut bien que ce soit lui, s'il reconnoissoit quelqu'un, d'un trait de plume aussitôt il le défiguroit, et de blond le faisoit noir. Un Gascon l'ayant rencontré je ne sais où, croyant que mademoiselle de Scudéry étoit sa femme, lui alla dire familièrement: «Hé donc! mademoiselle votre femme que fera-t-elle après le Cyrus

Il y a un plumassier dans la rue Saint-Honoré qui a pris pour enseigne le Grand Cyrus, et l'a fait habiller comme le maréchal d'Hocquincourt.

Il prit un chagrin à ce visionnaire; il se retira chez lui, et ne vouloit voir personne; il écrivoit du Marais, et signoit l'Homme du Désert.

Cette carte de Tendre, que M. Chapelain fut d'avis de mettre dans la Clélie, fut faite par mademoiselle de Scudéry, sur ce qu'elle disoit à Pellisson qu'il n'étoit pas encore prêt d'être mis au nombre de ses tendres amis. Je doute que ce soit trop bien parler.

La plupart des dames de la cabale de mademoiselle de Scudéry, qu'on appela depuis le Samedi, n'étoient pas autrement jolies: mon frère, l'abbé [342], fit cette épigramme contre elles:

Ces dames ont l'esprit très-pur,

Ont de la douceur à revendre.

Pour elles on a le cœur tendre,

Et jamais on n'eut rien de dur.

Pellisson fait un recueil où il met toutes leurs lettres et tous les vers sans rien corriger. J'en tire ce qu'il y a de meilleur: Cela s'appelle les Chroniques du Samedi [343].

On peut dire que mademoiselle de Scudéry a autant introduit de méchantes façons de parler que personne ait fait il y a long-temps; elle est encore cause de cette sotte mode de faire des portraits, qui commencent à ennuyer furieusement les gens (1668) [344].

Madame de Longueville n'ayant rien de meilleur à leur donner, leur envoya de son exil son portrait avec un cercle de diamants; il pouvoit valoir douze cents écus. Les livres de cette fille se vendent fort bien: elle en tiroit beaucoup, mais son frère s'amusoit à acheter des tulipes. Enfin Dieu l'en délivra; il s'avisa de cabaler pour M. le Prince, et fut contraint de se sauver en Normandie. Comme il alloit chercher un gentilhomme qui faisoit admirablement bien des papillons de miniature, il trouva qu'on l'enterroit; mais en volant [345] le papillon, il attrapa une femme; car une demoiselle romanesque, qui mouroit d'envie de travailler à un roman, croyant que c'étoit lui qui les faisoit, l'épousa. Ils sont chez une tante qui les nourrit: elle est mal avec ses enfants; je ne sais comment cette tante n'a point fait rompre le mariage. Il vint ici il y a un an, mais sa sœur lui déclara qu'il n'y avoit qu'un lit dans la maison, et il s'en retourna.

Scudéry vint à Paris au commencement de 1660 pour y faire imprimer un roman en une douzaine de volumes. C'est une paraphrase des guerres civiles de Grenade, une ridicule chose. Il a eu peur que l'on ne crût trop long-temps qu'il avoit fait Cyrus et Clélie; sa femme a eu une peine étrange à s'en désabuser: il le lui a fallu dire gros comme le bras.

Mademoiselle de Scudéry est plus considérée que jamais; on lui a envoyé quelques présents sans dire de la part de qui ils venoient. On l'a pourtant découvert. Madame de Caen [346], fille de feue madame de Montbazon, lui envoya une montre, M. de Montausier de quoi faire une robe, et madame Du Plessis-Guénégaud, le meuble d'une petite salle. On laissoit tout cela de grand matin à sa servante. Cette fille étoit persuadée de Sarrazin, et croyoit assez mal à propos qu'il feroit beaucoup pour elle; c'étoit un chien de Normand, qui avoit été dix ans sans la voir; il y retourna quand il vint ici pour négocier le mariage de son maître [347]. Cette vision est cause que Pellisson l'a tant prôné dans cette préface [348]. Elle l'appelle Amilcar dans la Clélie [349]. Pellisson est son grand gouverneur; ce garçon a toujours quelque amour à la platonique. Il s'éprit pour Sapho, car on l'appelle ainsi dans toutes les galanteries qui se font, depuis qu'elle fit son caractère en quelque sorte dans l'histoire de cette poètesse, dans un des livres de Cyrus. Il lui a rendu tous les devoirs et toutes les marques d'amitié possibles, et que par la suite il se trouve qu'ils se sont fait valoir tous deux; car, chez elle, il fit connoissance avec madame Du Plessis-Bellière [350]. Cette madame Du Plessis, ayant fait donner quelque chose par son parent à mademoiselle de Scudéry, Pellisson fit une pièce en petits vers qu'il appeloit le Remercîment du siècle à M. le surintendant Fouquet. Cela plut au surintendant; il fit quelque chose pour Pellisson; Pellisson lui fait encore un plus grand remercîment; et enfin le surintendant l'employa à faire toutes ses dépêches, et, quand il en parle, il dit: «M. Pellisson m'a fait l'honneur de se donner à moi.» La Calprenède, qui a de la jalousie du succès de Clélie, dit assez plaisamment: «M. le prince Pellisson me tond dans ce livre. Pour moi, je ne vais point chercher mes héros dans la rue Quinquempoix [351].» Il est vrai que ce n'est pas une chose fort judicieuse que de prendre le caractère des gens qui ne sont pas trop bien bâtis pour l'adapter à des consuls romains [352] et à des princes; cela choque et ne choqueroit point, si on ne le savoit point; mais si on ne le savoit point, cela ne seroit pas utile à Sapho. Ma foi, elle a besoin de mettre toutes pierres en œuvre; quand j'y pense bien, je le lui pardonne.

Mademoiselle Robineau, une fille déjà âgée [353] (c'est Doralise dans Cyrus), dit que Herminius et Sapho, c'est le concile, ce qu'ils ont résolu est immuable; ils traitent d'impertinents tout le reste du monde. Vous voyez bien qu'il y a un peu de jalousie.

Quand mademoiselle d'Arpajon [354] se fit Carmélite, mademoiselle Sapho s'avisa de lui écrire une grande lettre pour l'en retirer; cette belle épître n'eût peut-être pas persuadé une jeune fille, et celle-là avoit trente ans, car elle ne lui parloit que des divertissements qu'elle perdroit. La Reine alla ce jour-là aux Carmélites; les religieuses vouloient lui montrer cette lettre, et, en effet, sans Moissy, qui y prêchoit ce jour-là, elles l'eussent fait; car Sapho avoit grand tort d'écrire comme cela en une religion où l'on ne reçoit point de lettres que les supérieures ne les aient lues. Déjà les Carmélites et les autres dévots et dévotes lui en veulent, parce qu'à leur goût c'est elle qui établit la galanterie, car les Cartes de Tendre, etc., et les portraits ne viennent que de ses livres; et combien de femmes ont eu l'ambition d'y avoir un caractère; d'ailleurs, disent-ils, cela est moins pardonnable à une fille qu'à un homme.

Sapho avoit pris le samedi pour demeurer au logis, afin de recevoir ses amis et ses amies. M. Chapelain et autres y menèrent des gens ramassés de tous côtés, et je ne pense pas que cela dure plus long-temps. Il y avoit autrefois des personnes de qualité, comme mademoiselle d'Arpajon et madame de Saint-Ange; mais l'une s'est mise en religion, et l'autre la voit bien encore, mais c'est plutôt un autre jour que le samedi.

Sapho a été fort en colère de ce que Furetière, dans la Guerre du Galimatias [355], l'a appelée la Pucelle du Marais, a dit qu'Augustin Courbé étoit infirmier, et a imprimé qu'elle avoit fait les romans que son frère s'attribuoit [356]. Conrart, qui avoit vu cela, ne fit point d'instance de le faire changer, car la cabale est fort démanchée; il ne va plus guère de gens chez lui. Un homme lui dit une fois: «Au moins à cette heure peut-on parler à vous, car il n'y a plus tant de foule?» Conrart ne le trouva nullement bon, et dit: «C'est que cela m'incommodoit.» La vérité est que Chapelain et M. de Montausier sont quasi les seuls constants [357].

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