Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome cinquième: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
MADAME DE SAINT-ANGE.
Cette madame de Saint-Ange [358] est un original. Elle est nièce de M. Servien, et a épousé Saint-Ange, gouverneur du bois de Boulogne, fils d'un premier maître-d'hôtel de la Reine. Madame de Saint-Ange est dans une propreté si ridicule qu'elle ne veut pas toucher le bord de sa jupe, et encore moins le pot-de-chambre; de sorte qu'on la met p....., et on lui torche le c.., comme à un enfant. On a fort parlé d'elle avec le chevalier Du Buisson; on prétend que la mauvaise conduite est cause de tout ce désordre, elle a fait tout ce qu'elle a pu pour se faire aimer de lui; elle s'ajustoit dans ce dessein, au commencement, et retournoit toujours à huit heures, quoiqu'il ne lui eût donné aucun soin dans son domestique. Lui, au lieu de s'attacher à sa femme, lui débauchoit toutes ses filles, et les mettoit en chambre, et a dépensé jusqu'à huit cent mille livres de beaux biens. Il l'a fait obliger partout, de sorte qu'elle fut contrainte de se retirer dans un couvent; et voyant cet homme plus abîmé que jamais par la mort de la Reine-mère, Anne d'Autriche, elle alla trouver M. Servien, son père, en Savoie, où il étoit encore ambassadeur [359]. La mère [360] a été galante. Un chevalier d'Anlezi, qui commandoit le régiment de Féron, couchoit avec elle à Turin.
Cette femme est jolie, mais ce n'est pas une grande beauté; cependant elle y prétend plus que personne du monde. Dans la curiosité qu'elle avoit de voir cette madame de Villars que la reine de Suède cajola tant à son premier voyage (voyez les Mémoires de la Régence [361]), elle obligea un homme à leur donner à souper; mais elle s'en repentit aussitôt dès qu'elle eut vu sa rivale, ne lui dit rien, fut fort incivile et s'en alla le plus tôt qu'elle put.
Pour le bel esprit, c'est une grande pitié; jamais femme ne fit tant l'entendue; elle affecte aussi de réciter fort bien des vers; elle a eu, je ne sais combien de temps, la Beauchâteau, comédienne [362], pour maîtresse de déclamation, et, l'été passé, elle en récita chez Hilaire [363], où il y avoit vingt personnes, dont la plupart n'étoient pas de sa connoissance. Elle avoit pour voisin un gentilhomme nommé Herrouville, qui se pique d'esprit, et alla ensuite au Samedi. Cet homme trouva un jour un pot-de-chambre dans l'antichambre de madame de Saint-Ange; il crut faire une belle galanterie en faisant des vers sur cela. Je vous laisse à penser s'il oublia d'y parler d'eau d'Ange: il y avoit bien des choses plus délicates, car il disoit en un endroit, en parlant de cette eau, qu'il videroit volontiers
Sa bourse,
Pour en puiser à la source.
Il lui envoya ces beaux vers, et pour apaiser la belle, il fallut après faire amende honorable. Toute spirituelle qu'elle prétend être, on en médit avec un des plus sots hommes de la cour; c'est Cossé. Son mari est passablement honnête homme. Elle est quasi toujours jalouse de lui, et lui jamais d'elle. Il est présentement amoureux de cette madame de L'Orme d'Esgorry, dont il est parlé dans l'Historiette de madame de Gondran [364]. Elle a trouvé moyen d'en faire ses plaintes à la Reine, car Saint-Ange est son premier maître-d'hôtel; il a eu cette charge de son père. Elle dit ce que disent toutes les femmes, que son mari donne tout à cette madame de L'Orme, qui est ravie de l'emporter sur une plus jeune et plus belle personne qu'elle.
LE PRÉSIDENT ET LA PRÉSIDENTE
TAMBONNEAU.
Le président Tambonneau est président des comptes et fils d'un président des comptes. Son père étoit un homme fort débauché; sa femme étoit galante: ils moururent tous deux de la v...... Le mari faisoit des excuses à sa femme de la lui avoir donnée, et on disoit: «Regardez le bonhomme! hé! qui lui a dit que ce n'est point à elle à lui en faire?» Il étoit incommodé, mais il se remit en prêtant sur gages à deux sous pour écu par mois; il se servoit pour cela d'une insigne m......... qui logeoit à la rue de la Verrerie, et qui en faisoit métier et marchandise.
Notre président fit assez de dépense en sa jeunesse; c'étoit le plus brave de tous les garçons de la ville, mais ce n'étoit pas le mieux fait; il est petit, camus et de fort mauvaise mine. Il épousa la fille d'un homme d'affaires, nommé Boyer [365]. C'étoit une jeune fille de quatorze ans, fort jolie; elle n'avoit nulle envie de l'épouser, mais le père étoit un homme qui n'entendoit pas raillerie. Elle n'osa en rien dire, mais devant le prêtre elle fut fort long-temps à dire oui. Le soir des noces, quand Tambonneau se vint coucher, elle fit un grand cri, et ne voulut point souffrir qu'il approchât d'elle; insensiblement elle s'y accoutuma, et pour se consoler, elle eut bientôt des galants.
On ne sauroit assurer qui la mit à mal, du jeune président Le Cogneux, qu'on appeloit en ce temps-là l'abbé de Saint-Euverte [366], ou du comte d'Aubigny [367]. Le Cogneux conte qu'elle alloit courir avec son rival, la nuit, au bal, et qu'une fois il entendit qu'en descendant de carrosse elle disoit: «Adieu, ma cousine.» Lui l'attendit dans sa chambre et lui donna de bons soufflets, en lui disant: «Voilà pour votre cousine.» Je commencerai par l'abbé, parce que cette femme ayant eu envie de loger dans la maison du président (vers Saint-André, c'étoit une des plus belles de Paris, depuis on a raffiné), Le Cogneux étoit alors avec la Reine-mère; l'abbé, en la lui louant, se garda le devant pour lui, et il y a grande apparence qu'étant tout porté, et étant de la ville, il lui fut plus aisé qu'à un autre de la cajoler. Aubijoux a dit qu'il étoit contemporain de l'abbé, et que comme il montoit la nuit par une échelle de cordes, il ne pouvoit s'empêcher, en passant, de rompre les vitres de son rival. Le mari faisoit souvent lit à part. Il a dit encore, ou bien c'est de Coulon [368] qu'on le tient, que la présidente trouvoit moyen d'aller voir son père à Sainte-Geneviève-des-Bois, à cinq lieues de Paris, sans que le mari y fût; que Aubijoux averti, se rendoit avec Coulon, qu'elle avoit mis bien avec une sœur à marier qu'elle avoit; qu'ils y faisoient porter des hotées de friponneries [369], et que par-dessus les murs, ou bien par une porte du parc dont ils avaient la clef, ils faisoient cent folies jusqu'au jour. Cette sœur fut mariée avec Ligny [370], neveu du chancelier, et depuis on n'en a pas ouï parler; elle n'avoit garde d'être si jolie que sa sœur. Je n'ai ouï dire cela qu'au petit Guénaud; je crois qu'il étoit mal informé. Cette femme a été dix ans brouillée avec sa sœur qu'elle ne vouloit point voir. Ce fut madame de Noailles [371] qui les accommoda; mais elles se voient très-froidement. Il y a apparence que c'étoit par pruderie qu'elle ne vouloit pas voir la présidente. On a su d'Aubijoux qu'il n'avoit jamais trouvé de femme qui y prît tant de plaisir ni qui fût si propre.
Ce d'Aubijoux avoit quelquefois des visions. Un jour il versa en carrosse si doucement, qu'il y voulut faire un somme avant qu'on le relevât. Il prit un grand deuil de Flamarens [372] qui n'étoit point son parent, mais son ami intime, et il disoit que c'étoit de telles gens qu'il falloit porter le deuil.
La jalousie qu'elle témoigna aux Tuileries en voyant l'abbé (de Saint-Euvetre) se promener avec d'autres dames, fut ce qui commença à faire parler. Je ne sais s'il le faisoit pour la faire revenir, car Marsilly, frère de Ligny, en contoit à la présidente. Un jour l'abbé, qui étoit honnêtement brutal, se mit à la quereller, et lui dit, entre autres choses obligeantes, que ses jupes étoient bien légères, qu'elles se levoient à tout vent. Le mari l'ouït, car ayant entendu la voix de l'abbé; il se tint derrière le paravent. Depuis ce jour il ne voulut plus souffrir qu'ils parlassent ensemble, et ils ne se voyoient plus qu'en une chapelle des Cordeliers. Cela dura jusqu'à ce que le président Le Cogneux [373] revint de son exil; alors Tambonneau alla loger à la maison de Barbier [374], auprès du Pont-Rouge. Ce fut là que la fantaisie vint au président Le Cogneux de bâtir cette belle maison auprès du Pré aux Clercs [375]. Insensiblement d'Aubijoux, qui étoit bien avec lui, y mena d'autres gens de la cour; Tambonneau se mit dans les prêts; sa femme méprise le bourgeois; ils tiennent table, mais il n'y va quasi personne de la ville, si ce n'est de ceux qui sont un peu de la cour. Cette femme a quelque chose de particulier. L'été on la voyoit se promener assez souvent jusqu'à midi au grand soleil, dans son jardin, avec une chemise jaune attachée au poignet avec des rubans incarnats et un collet de point de Gênes, avec un ruban de même couleur, masquée et une coiffe sur sa tête; elle est petite, mais elle veut être chaussée à son aise, et dit que le plaisir de marcher est plus grand que celui de paroître de belle taille.
Il lui arriva une terrible aventure au bal; elle mettoit du rouge au commencement, parce qu'elle étoit trop haute en couleur; mais ce rouge appliqué mangea si bien le rouge naturel, qu'après il fallut continuer à en mettre; elle s'évanouit en une assemblée et demeura rouge comme un coq, car elle en mettoit étrangement.
Elle fit un jour fort la délicate chez madame de Montausier à souper, c'étoit alors dans le faubourg; elle ne mangea de rien, et fit entendre qu'elle ne goûtoit volontiers que de ce que ses officiers lui apprêtoient, et qu'elle en avoit les meilleurs de France. Ceux qui étoient là ayant ouï conter ses promenades, disoient qu'elle ne vivoit que de rosée.
Elle raffine en coiffures et en habits, et se laissoit tyranniser par un certain maître Thomas, qui, sur trois robes, en gagne une, tant il est homme de bien, parce qu'à son gré il l'habilloit mieux qu'un autre; peut-être aussi lui faisoit-il crédit, car la bonne dame devoit beaucoup: ce n'est pas qu'elle ne trichât assez au jeu pour gagner; Arnauld l'y surprit [376] une fois, et la traita un peu mal de parole; même il lui dit que le respect qu'il portoit à une dame de grande qualité, qui jouoit avec eux, l'empêchoit de faire pis.
Revenons aux galanteries. On disoit que madame de Rohan, la douairière, pour se rendre le président de Maisons favorable en l'affaire de Tancrède [377], avoit fait le maquerellage de lui et de la petite présidente; mais, ce qui la décria le plus, ce fut que Bouteville [378], jeune garçon de vingt ans, pria M. de Châtillon [379], son beau-frère, de parler pour lui à la belle qu'il en étoit amoureux, mais qu'il ne savoit comme s'y prendre. Châtillon lui parle; elle lui dit que s'il parloit pour lui, elle verroit ce qu'elle aurait à faire; et sur l'heure ils lièrent la partie pour se trouver chez une certaine femme. Il y fut; mais ce qu'il fit ne valoit pas la peine de donner un rendez-vous; car il n'en fit pas plus que s'il eût été le plus pressé du monde, et que le mari eût heurté à la porte. Châtillon fut si discret, que M. le Prince sut toute l'histoire; et un matin que tous ses petits maîtres [380] étoient à son lever, à Châtillon près, il leur dit sérieusement qu'il étoit arrivé un grand malheur au pauvre Châtillon, et qu'il falloit que ses amis en cette occasion lui témoignassent leur tendresse. Chacun croyoit qu'il eût été chassé de la cour. Après les avoir tenus un peu en suspens: «C'est, dit-il, qu'il a eu madame Tambonneau tout une après-dînée, et ne lui a jamais su faire qu'une pauvre fois.» Cela se sut partout. Elle en pensa enrager, et un jour, en présence de Ruvigny, alors marié, elle vouloit engager Roquelaure [381], lui qui a fait pis que cela, à se battre contre Châtillon. Il s'excusa en disant qu'il étoit son ami, et dit à Ruvigny en sortant: «Cette femme est folle. A ce compte-là il y en a plus de douze qui sont obligés à se battre comme moi.» Roquelaure couchoit avec elle par rencontre, mais il ne s'y attachoit que médiocrement; et, pour vous dire le vrai, quoiqu'elle n'eût que trente ans tout au plus, en moins de rien le visage lui devint usé: il n'y avoit plus que la propreté et la gorge qui la maintînt. Un jour que Miossens alla chez elle, elle mit vite une coiffe sur ses tétons; il sort, et Roquelaure entre avec une dame. Elle ôte cette coiffe en disant: «J'avois mis cela, car je crains ces Gascons.—Hé! lui dit cette dame, est-ce que celui-ci ne l'est pas?—Non, répondit-elle, il n'est point Gascon pour moi.»
Tambonneau alla ensuite à Bourbon, et voulut obliger Roquemont, son frère, conseiller au Parlement, à prendre garde à sa femme; l'autre, qui autrefois avoit averti le président de ce qu'à son avis il falloit faire, sans qu'il en eût rien fait, lui dit tout franc qu'il ne prendroit point ce soin-là. L'affaire de Châtillon avoit été assurément jusqu'aux oreilles du mari, et on m'a assuré que pour montrer à sa femme ce qu'il étoit capable de faire en sa fureur, il tua en sa présence un petit cheval qu'il aimoit fort. Cela ne fit pourtant pas grand peur à la présidente. En revenant de Bourbon, il passa à Châtillon, car il étoit un peu épris de madame de Châtillon [382]; peut-être trouvoit-il que c'étoit le plus beau moyen de se venger du mari. Il lui rendit bien des soins, lui donna la collation et les violons chez lui; mais je doute fort qu'il se soit vengé.
Il prenoit quelquefois des fantaisies à cet homme de s'étendre sur les louanges de sa femme. A table, devant dix personnes, il dit qu'il ne voyoit point de femme plus aimable qu'elle, qu'elle étoit propre, bien faite, bonne robe [383], galante, agréable, et que s'il n'avoit été son mari, il auroit été son amant. La pauvre chrétienne s'en déferra. Une autre fois, comme on parloit de je ne sais quelle femme qui donnoit un peu de peine à son mari: «Qu'on me la donne, dit-il, je l'arrangerai bien. Vous voyez comme j'ai rangé la mienne.» Cet homme passoit ainsi du blanc au noir. Un jour il étoit content de sa femme, il en faisoit l'éloge; il disoit: «Laissez faire ma petite femme. Puisqu'elle s'en mêle, cela vaut fait.» Une autre fois il étoit mal édifié.
Le désordre des prêts étant venu [384], le président étoit fort embarrassé; il le fut bien encore davantage au blocus de Paris. Il venoit tous les jours me rompre la tête, à faute d'autres, car j'étois son voisin; il disoit les plus grandes impertinences qu'on pouvoit dire. «Je souhaite, disoit-il, que tout le monde s'entretue dans la ville. J'irai au-devant de M. le Prince; s'il vient brûler le faubourg, j'en serai quitte pour ma maison. Je jouirai au moins du reste.» Il entendoit que ses prêts fussent bien payés, qui étoit le principal. «Hé quoi, sera-t-il dit que Michaud [385], fils de Jean, et petit-fils de Michaud, et arrière-petit-fils d'un autre Michaud, n'ait pas la charge de son bisaïeul? Mes amis de bonne chère, il faut donc vous dire adieu. Il faudra que ma femme vende son étui d'or et son écuelle d'or, car elle dit que l'argent n'est pas propre.» Il prônoit cela partout, et croyoit que ces raisons-là étoient capables de convaincre tous les Frondeurs. Sa femme s'étoit sauvée déguisée en bavolette [386] à Saint-Germain; et elle étoit si aise de conter qu'elle avoit trouvé des gens à qui elle avoit dit qu'elle alloit voir son père-grand! A Saint-Germain, elle alla gaillardement loger chez Roquelaure, qui en faisoit mille contes, l'appeloit sa ménagère, et disoit aux gens: «Voulez-vous venir manger de la soupe de ma ménagère?» Là, bien des gens tâtèrent de la présidente; on ne s'en cachoit point, on disoit: «Un tel y coucha hier, un tel y couche ce soir.» Enfin le mari s'y retira aussi, et au retour, il disoit: «J'étois fort bien à Saint-Germain; je ne manquois de rien chez mon bon ami Roquelaure.»
La paix faite, M. le Prince y mangeoit fort souvent et les Bouillon aussi. Elle faisoit plus la belle que jamais. Une fois elle alla fort ajustée chez la maréchale de Guébriant; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit dîné; la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe, qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon air; car elle croyoit qu'il n'y avoit personne au monde qui les sût mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort proprement, quoique madame Anne, sa dueña, fût une heure et demie à les ajuster; après elle alla au miroir, et à tout bout de champ elle disoit: «Pas trop sottes; ces yeux-là sont petits, à la vérité, mais ils ont bien du feu.» Et elle parla une heure durant du feu de ses yeux. Quand Vardes eut assez mangé: «Madame, madame, lui dit-il, venez, venez, on vous donnera à cette heure tant d'œillades que vous voudrez. Nous voilà au dessert; c'est le temps des douceurs; approchez.»
Cependant les prêts alloient toujours fort mal; le président alla parler à d'Emery [387], et lui dit: «Mais, monsieur, je n'ai point de bois. Où prendrai-je de l'argent pour en acheter? Qui enverra au marché pour moi? Je suis résolu de demeurer céans; il faut bien que vous me chauffiez et que vous me nourrissiez.» D'Emery, alors malade de la maladie dont il mourut, après avoir eu bien de la patience, lui dit que si ses valets-de-chambre ne le pouvoient mettre dehors, il feroit venir ses palefreniers. Tambonneau outré vouloit aller au lit, on ne sait pourquoi faire; mais on se mit entre deux, et on le fit sortir. Le maréchal de Grammont lui envoya un gentilhomme pour le prier de s'accommoder avec le président; il répondit qu'il ne se soucioit point de Tambonneau, ni des messages qu'on lui faisoit faire sur cela. En effet, le maréchal eût bien pu lui en parler lui-même.
Dans le chagrin où étoit le président, il étoit plus méchant à ses valets que par le passé, quoiqu'il l'eût été honnêtement, et aux ouvriers aussi. Il est fort propre chez lui, mais assez malpropre sur sa personne. Feu M. de Nemours, l'hiver, alla chez lui un soir; ses pages charbonnèrent tout le vestibule avec leurs flambeaux. Tambonneau voit cela en le conduisant, il appelle son maître-d'hôtel. «La Fontaine, pourquoi n'avez-vous pas battu ces coquins-là?—Monsieur, on ne bat pas ainsi les gens: ils mouroient de froid; ils ne sont pas de fer. Si vous eussiez voulu qu'on leur donnât un fagot, ils n'auroient pas fait cela.» Lui, enragé, saute à La Fontaine; La Fontaine, grand et fort, et assez hardi, le saisit à la gorge. «Monsieur, lui dit-il, si vous me frappez, je vous étranglerai. Vous m'avez promis, quand je suis venu à votre service, de ne me pas toucher.» Le président lâche prise, crie qu'on ferme les portes, et qu'on aille quérir le bailli. La Fontaine se barricade dans sa chambre, charge ses pistolets, et, le bailli étant venu, il dit ses raisons qui ne furent point trouvées mauvaises. Enfin, il fallut capituler; il sort sur l'heure. Le lendemain, sur ce qu'on lui avoit refusé ses gages, il envoie un exploit. On le paie. Ce La Fontaine disoit qu'on faisoit chez eux de certaines pommes à la compote, qu'on appeloit des pommes de chagrin, à cause qu'en ce temps-là M. le président étoit fort chagrin. En ce temps-là la pauvre présidente étoit bien embarrassée à cacher les coiffeuses, et les créanciers de peur que son mari ne les vît.
Quand M. le Prince et le cardinal commencèrent à se brouiller, Tambonneau faisoit l'homme d'importance, disoit qu'il s'étoit entremis de les accomoder, qu'il avoit parlé plusieurs fois au cardinal; «mais, disoit-il, il ne m'a pas voulu croire, et c'étoit pour son bien ce que j'en faisois.»
Il crut, dans la bonne opinion qu'il avoit de l'adresse de sa femme, qu'elle feroit si bien auprès de la Reine qu'il seroit payé de ses prêts: cette femme n'en bougeoit plus, et madame Pilou l'appeloit le Barbet de la Reine. «Hélas! dit-elle, la pauvre femme ne voit-elle pas que tout cela ne fait que lui alonger le nez [388], et l'acamardir à son mari?» Quand M. le Prince fut arrêté, elle et son mari s'empressèrent terriblement autour de madame la Princesse la mère, et elle fut même à Châtillon [389], où on ne la demandoit point [390]; et quand madame de Bouillon fut mise à la Bastille, elle alla s'y enfermer pour huit jours, dès qu'on eut permission de la voir. Madame de Bouillon se moquoit d'elle, et a conté qu'une fois elle l'avoit trouvée au lit avec un ruban couleur de feu comme une ceinture, un au col, un à chaque bras, coiffée par La Prime, avec bien des rubans et une cornette par-dessus.
Tambonneau devint amoureux d'une fille chez qui il alloit bien des jeunes Frondeurs. Lui, qui craignoit de se brouiller à la cour, envoyoit toujours voir qui y étoit, avant que d'y aller; mais finement il laissoit son carrosse à la porte. Un jour qu'il y étoit, Bachaumont y fut; dès qu'il le sut: «Ah mon Dieu! dit-il, mademoiselle, cachez moi.—Monsieur, je n'ai point de lieu pour cela, et il n'y a qu'un escalier.» Le président laisse son argent, tant il eut hâte de partir, se bride le nez de son manteau, et passe tout contre Bachaumont; Bachaumont se met à crier: «Je ne vois pas M. le président Tambonneau, au moins, je ne le vois pas.» Jeannin [391] fut surpris par Tambonneau, caché sous une table dont le tapis étoit à housse; le galant lui dit: «Prenez garde à ce que vous ferez, j'ai deux hommes là dehors qui m'ont vu entrer céans, et qui feront du bruit.» Il le laissa aller. Cette fille disoit qu'elle lui gagnoit son argent bien aisément: elle savoit son humeur qui est de se prendre par les pieds, car il dit qu'une personne bien chaussée ne sauroit être laide; elle se chausse proprement et montroit un de ses souliers; il y jetoit aussitôt la vue, et elle le trompoit en jouant au piquet.
Toutes choses pacifiées, le président alloit chez Ninon pour faire d'autant plus l'homme de cour. Ninon s'en moquoit fort. Il y avoit je ne sais quelle petite Charpentier [392] avec elle à qui Tambonneau faisoit les doux yeux, et il lui envoyoit du cidre; elle lui disoit: «Président, envoie-moi bien du cidre, et ne viens point, car tu pues trop fort.» Il prit envie à la présidente d'entendre Ninon jouer du luth; mais comment faire? «Je veux, disoit-elle, qu'il y ait une tapisserie entre deux.—Voire, dit le mari sérieusement, ma petite femme, je vous assure qu'elle est aussi modeste qu'une autre personne; et puis elle a, pensez-vous, une dame Anne, tout aussi prude que pourroit être la vôtre.» Ninon fait ce conte-là à crever de rire; car cette madame Anne étoit la m........ de la présidente.
Le carême de 1653, ils s'amusèrent de faire un ordinaire de viande à huit livres par tête. Il y avoit certain nombre de personnes qui en étoient. Elle alloit seule avec un homme, et disoit qu'on lui avoit appris à Saint-Germain à ne point façonner. Un batelier a dit qu'il l'avoit menée baigner toute seule avec des hommes.
Son fils, à dix-sept ans, eut la petite vérole: elle l'assista avec un soin étrange; il pensa mourir: elle étoit désespérée. Madame de Bouillon, pour la consoler, l'alla voir, quoiqu'elle eût tant d'enfants. C'étoit dans sa grande affliction de la mort de son mari qu'elle affectoit de voir les gens tristes. Après cela la présidente dansoit toutes les petites danses: on fit des vaudevilles pour se moquer d'elle. Le mari disoit: «Il n'y a pas de femme au monde qui paroisse si jeune; si son fils la prenoit au bal, on diroit: Voilà le frère et la sœur.»
Elle a renoncé depuis quatre ans à toute galanterie, et ne se soucie plus, à ce qu'elle dit, que de jouer et d'être brave. Le mari, qui avoit juré, puisqu'on ne le payoit pas, de prendre du bien où il en trouveroit, n'y manqua pas; et, se voyant second président, il fit bien des siennes. Nous verrons, dans les Mémoires de la Régence, le procès que lui fit Nicolay, en 1655.
La présidente eut la petite-vérole, il y a trois ans; tous ceux à qui je le disois, moi qui étois encore son voisin, me rioient au nez et me disoient: «Vous vous moquez, c'est la grosse.» Ruvigny lui fait la guerre qu'elle est amoureuse de son fils. Ils ont fait bien de la dépense pour ce garçon; ils l'ont mis dans le grand monde, et croient en avoir fait une merveille. A la vérité, il est bien fait, il danse bien, il est propre; mais il lui ont donné une présomption enragée qui n'est fondée sur rien. Cet homme, cette femme et ce garçon se cajolent à crever de rire; car la présidente a aussi pris ce style-là: elle a une complaisance aveugle pour lui, jusqu'à lui mettre Margot dans son lit, s'il le vouloit. Elle s'avisa de cela pour se conserver la liberté de coqueter, car il a eu autrefois de furieuses jalousies, et depuis elle a continué pour l'empêcher de faire quelque chose d'extraordinaire sur le chapitre de la braverie; car ç'a été et c'est encore la passion qui, après la galanterie, a eu le plus de pouvoir sur son esprit.
Tambonneau doit cent mille écus de reste de la tutelle des petits Boyer, ses beaux-frères, et on l'accuse de les avoir pillés autant qu'il a pu. En 1665, il s'est excusé de mettre au commerce, comme le reste de la chambre; il a été assez mal avisé pour reprêter de nouveau au Roi du temps de M. Fouquet. M. Colbert, quand il apprit cela, dit: «Ah! je croyois que 1648 l'auroit rendu sage:» c'est l'année de la révocation des prêts.
MADAME DE TALOET [393].
Madame de Taloet est fille d'un M. Du Levier, homme de condition, qui étoit conseiller au parlement de Rennes, et dont la veuve s'étoit remariée à un gentilhomme qualifié, de Champagne, nommé M. de Vignory. Cette fille, qui avoit dix-sept mille livres de rente, fut mise entre les mains de M. de Taloet, son oncle paternel et son tuteur. Cet oncle la fit épouser à son fils, nonobstant les défenses du Parlement et les règles de droit. Madame de Vignory, enragée de cela, accuse cet homme de fausse monnoie, et lui fit bien de la peine; après elle trouve moyen de mettre une suivante auprès de sa fille, qui la gouverna si bien qu'elle lui fit avec le temps haïr son mari comme la peste. Il est vrai que Taloet lui en donna quelque sujet, car il vendit une charge de lieutenant aux gardes qu'il avoit, et se mit à entretenir une g.... qu'il faisoit appeler madame de Taloet. La suivante lui fit accroire qu'il ne demandoit qu'à en avoir des enfants pour l'étrangler ensuite. Quelques jours après qu'il fut arrivé à Rennes, elle lui demanda ce qu'il avoit fait de l'argent de cette charge. «Je n'ai pas accoutumé, lui dit-il, de vous en rendre compte. Il faut donc que vous me rendiez compte aussi de ce que vous avez dépensé depuis que je suis parti?—Ce n'est pas de même, répliqua-t-elle, tout le bien vient de moi.» Ensuite il lui propose d'aller à la campagne: elle n'y vouloit point entendre. «Vous vous moquez, dit-il, il le faut bien. Nous partirons demain.» Elle alla se conseiller à sa confidente: toute la nuit elle feignit d'avoir le dévoiement. Au commencement il la suivit par soupçon; enfin il s'en lassa. Elle mit hors du logis ce qu'elle avoit de meilleur, et le matin, dès quatre heures, elle s'alla asseoir sur les degrés d'une église, parce qu'elle n'en avoit point trouvé encore d'ouvertes, et là elle se chaussa, car elle étoit venue nu-pieds; après elle fut demander retraite à deux conseillers de sa connoissance qui, n'ayant point de femme, ne la voulurent point recevoir. Elle étoit bien faite et jeune. Un d'eux lui conseilla de se retirer à Saint-Georges, qui est une religion de filles. Elle y va. Le mari ne savoit ce qu'elle étoit devenue; il chercha tant qu'enfin il la découvrit; à travers la grille et le voile, il lui demande pardon; il se soumet à toutes choses imaginables pour obtenir d'elle qu'elle souffrît qu'il la vît seulement; elle ne le voulut jamais. Cela mit tout le monde contre elle. Elle lui envoie un exploit, disant qu'il l'avoit épousée contre les défenses du Parlement, et avec une dispense qui étoit nulle, car ils sont cousins-germains; elle le poursuit: l'affaire est évoquée à Paris. Elle avoit eu six enfants; cela n'empêcha pas qu'elle ne continuât. Elle n'avoit point d'argent, il jouissoit de tout. Il lui fait offrir cent pistoles, pourvu qu'elle daignât les prendre de sa main, consentant qu'elle s'en servît contre lui. Elle ne voulut jamais lui avoir cette obligation. Elle eut la petite-vérole qui ne l'a pas embellie; il lui fit dire que si elle le trouvoit bon, il l'iroit assister, et qu'il l'aimoit autant que jamais. Elle fut toujours inexorable. Durant sa maladie, elle eut une étrange affliction; car sa mère, cette madame de Vignory, qui est veuve pour la seconde fois, eut la tête coupée à Rennes avec sa fille du second lit, et voici pourquoi. Madame de Vignory avoit eu connoissance d'un garçon bien fait, qu'on appelle Bussy [394]. Il étoit d'honnête naissance de devers Moulins, il avoit du bien passablement. D'abord il suivit le barreau à Paris, et après il fut commis de M. de Noyers. Elle le maria avec sa fille du second lit, parce qu'il lui prêta vingt mille livres, dont elle avoit besoin. Elle avoit cru peut-être qu'ayant été avocat, et ayant habitude chez M. de Noyers, il débrouilleroit les affaires de la maison. Ce garçon, en tout, pouvoit jouir de six à sept mille livres de rente avec sa femme; le reste étoit fort embarrassé. On ne laissa pas de l'appeler M. le marquis de Bussy. Il s'étoit marié à condition de prendre le nom et les armes de sa femme, et qu'il donneroit je ne sais combien à la belle-mère. Il ne lui tint pas ce qu'il lui avoit promis. Elle, pour s'en venger, gagne sa fille, que cet homme aimoit tendrement: elles lui font donner un coup d'arquebuse à une huée [395] qu'on fit pour prendre des loups, en Bretagne, où ils étoient pour quelques affaires; peut-être y avoient-ils du bien. Et comme il n'étoit pas blessé à mort, la belle-mère voulut obliger le chirurgien à empoisonner la plaie. Celui-ci y mit du sucre au lieu d'arsenic, puis se sauva. La vieille persuade à sa fille d'étrangler son mari, et après elle va à une grande dévotion de Bretagne, qu'on appelle Saint-Anne [396]. La fille avec sa femme-de-chambre l'étranglent. Voilà la mère et la fille en prison: elles ont des lettres évocatoires; au lieu de les faire signifier, elles se laissent cajoler aux juges, qui leur firent dire qu'elles n'avoient rien à craindre. En effet, ils n'avoient point dessein de les condamner; mais le rapporteur conclut à la mort, les autres eurent honte; cela passa tout d'une voix; il n'y avoit point de preuves contre la mère. La fille mourut en philosophe, et sans penser à l'autre vie. Elles furent condamnées lorsqu'elles s'y attendoient le moins. Cela est assez ordinaire en Bretagne; il y a beaucoup d'histoires de femmes qui ont fait tuer leurs maris. La mère fit une fin fort chrétienne, car elle écrivit à sa fille de Taloet, à Paris, pour l'exhorter à mettre sa conscience en repos sur l'affaire qu'elle avoit contre son mari; cela vouloit dire que, si elle ne croyoit point être sa femme, elle allât jusqu'au bout. Elle ne put rien obtenir qu'un séquestre, où il fut permis à son mari de la voir: elle fut mise à la Propagation de la foi. Un gentilhomme nommé La Haye d'Airon l'accompagna à Paris. On disoit qu'elle lui avoit promis de l'épouser quand elle seroit démariée. Elle étoit riche, comme j'ai dit, et pouvoit beaucoup prétendre de la reddition de compte. Elle perdit pour la dissolution, mais elle gagna pour la séparation de corps et de bien. Une comédienne que son mari entretenoit les accommoda depuis.
BRIZARDIÈRE.
Brizardière étoit un sergent royal de Nantes fort employé et qui dépensoit extraordinairement pour un homme comme lui. Vous allez voir d'où cela venoit. Cet homme, déjà âgé, se mêloit de dire la bonne aventure aux femmes, et d'une façon inouie, car il leur disoit, quand il trouvoit quelque difficulté à ce qu'elles souhaitoient: «Vous ne sauriez obtenir cela que par un moyen que je vous enseignerai; peut-être le trouverez-vous fâcheux, mais il est infaillible.» La curiosité les prenoit, et, par la confiance qu'elles avoient, elles s'y résolvoient. Voici ce que c'était: il les faisoit mettre toutes nues, et avec des verges il les fouettoit jusqu'au sang, puis se faisoit fouetter par elles tout de même, afin de mêler leur sang ensemble pour en faire je ne sais quel charme...... Dans Nantes, il n'osa s'y jouer; mais sa réputation lui fit trouver des folles par toute la Bretagne, et principalement à Rennes. Il y a apparence qu'il y gagnoit; car, comme je l'ai déjà remarqué, il dépensoit plus qu'un sergent ne pouvoit dépenser. Il fut découvert à Rennes par un huissier du Parlement, nommé Bohamont, qui le vit par un trou fesser deux fort belles filles qu'il avoit. Il rendit sa plainte; on fit jeter des monitoires; plusieurs demoiselles, suivantes et femmes-de-chambre vinrent à la révélation; mais quand on voulut savoir qui étoient les fessées, elles ne le vouloient point dire. Le Parlement s'assembla, et là, ayant vu qu'il y avoit des présidentes et des conseillères en assez bon nombre, on se servit des deux filles de l'huissier et de la femme d'un menuisier, et sur cela on l'envoya aux galères. Il pensa être pendu. La présidente de Magnan, fort belle femme, étoit des fouettées; outre ce que les autres avoient souffert, celle-ci se faisoit donner quinze coups par semaine, pour avoir une succession pour laquelle il falloit que trois personnes mourussent. Elle n'est pas riche. La présidente de Brie eut quarante-huit coups et en donna à Brizardière cinquante-deux; une madame de Kerollin se fit fouetter pour trouver un bon tiercelet (elle faisoit la fausse-monnoie), c'est-à-dire un bon alliage. Mais le plus plaisant, ce fut mademoiselle de Taloet; comme il la fouettoit rudement, c'étoit pour avoir un mari qui eût beaucoup de bien, elle crioit: «Hé, monsieur de La Brizardière, doucement, doucement, j'aime mieux qu'il soit moins riche.»
FALGUÉRAS.
Falguéras étoit commis de Menant; il est marié avec la sœur d'un petit médecin huguenot, nommé Lagneau, qui est une espèce de médecin empirique. Il y a deux ans que, revenant de Languedoc, d'où il est, il apporta une lettre d'un tailleur adressante à un frère, pâtissier de son métier, qui étoit à Paris, mais dont il n'avoit eu aucune nouvelle il y avoit long-temps. Falguéras eut bien de la peine à trouver cet homme qui étoit pâtissier d'hostie, et travailloit en chambre dans la rue du Meurier [397], qui tend dans la rue Saint-Victor. Le pâtissier lui fit mille caresses, et voulut absolument qu'il déjeûnât avec lui. Falguéras dit en déjeûnant qu'il falloit mettre du sel et de la mie de pain sur je ne sais quelle grillade; aussitôt le pâtissier, sa femme et ses filles s'entre-regardèrent et considérèrent la mine de l'homme, qui est noir et laid. Cela venoit de ce que leur fille aînée avoit un mal de langueur depuis quatre mois; et, comme le peuple croit toujours qu'il y a quelque sort aux maux qu'il ne connoît pas, ils avoient été à je ne sais quelle devineresse qui, avec le grimoire, leur avoit mis dans la tête qu'elle feroit venir le sorcier du bout du monde, s'il y étoit, et que, pour marque, il demanderoit du sel. D'abord ils ne voulurent pas faire de bruit; mais ils lui parlèrent du mal de leur fille. Il leur conseille de la faire voir à Lagneau, qui lui ordonne je ne sais quelle décoction, dont Falguéras écrivit la recette. Depuis, ayant reçu une seconde lettre du tailleur, il y retourne; le père et la mère lui disent que cette drogue avoit fait bien du mal à leur fille, mais que s'il vouloit, il la guériroit bien. Il ne comprenoit point ce qu'ils vouloient dire, et il leur donna une pilule de Lagneau qu'il avoit sur lui. Cette fille l'avale. Or, comme le syndic des créanciers de Menant, nommé Blondel, logeoit dans la même rue, Falguéras, qui y alloit quelquefois, s'avisa un jour d'aller savoir des nouvelles de cette fille; le père n'y étoit point; la mère le reçoit fort aigrement, lui dit que cette pillule avoit pensé tuer sa fille, que cette pauvre enfant le voyoit toutes les nuits; mais que résolument il falloit qu'il la guérît; que c'étoit lui qui le jour de la Toussaint, dans la rue de Bussy, comme elle portoit un corbillon, lui donna de la main sur l'épaule, en lui disant qu'elle s'en repentiroit, qu'aussitôt elle entra dans une porte et vomit tout ce qu'elle avoit mangé. «Je prouverai, dit Falguéras, que j'étois ce jour-là en Languedoc.—Oh! vous êtes où vous voulez; mais je savois bien que je vous ferois venir. Vous avez fait semblant que c'étoient des lettres de notre frère; mais il est mort il y a long-temps.» En disant cela, elle et ses filles se saisissent de la porte; elle prend un bâton, et envoie quérir du secours. Il s'efforce de sortir et sort effectivement, non sans quelque horion; mais les autres locataires l'arrêtèrent dans la montée. On le jette dans une autre chambre; et, comme il se recommandoit à Dieu, car c'est un huguenot zélé, il voit un homme de la mine la plus farouche du monde, qui, le traitant de sorcier, lui dit: «J'ai porté les armes par toute l'Europe, moi.» Il croyoit que ce brutal l'alloit dévorer; mais il en fut quitte à bon marché, car la femme ayant dit à cet homme: «N'est-il pas vrai que vous avez été ensorcelé trois fois?—Oui, dit-il.—Et comment fîtes-vous pour vous guérir?—Je pris, dit-il, le sorcier, et, le poignard à la main, je lui fis défaire le sort.» Cela dit, il se retire. Cette femme sentoit quelque douleur à un bras, où Falguéras l'avoit prise pour la tirer de la porte. «Ah! traître, lui dit-elle, si tu m'as ensorcelée comme ma fille, tu en mourras.» Le prisonnier crie par la fenêtre à la servante de Blondel qu'il vit passer; mais elle se mit à hocher la tête, et lui dit: «Guérissez seulement cette pauvre fille. Hélas! la pauvre madame Blondel est bien malade, et sans doute ensorcelée comme elle.» Il avoit beau prendre Dieu à témoin et se soumettre aux plus cruelles peines de l'enfer, s'il se trouvoit qu'il fût coupable: «Les diables, lui disoient-ils, ne vous feront point encore de mal: vous avez un pacte avec eux; mais prenez garde qu'ils ne vous trompent comme Gauffrédy [398], dont le terme fut avancé d'un an, ayant été pris, pendu et brûlé à Aix.» Enfin un garçon apothicaire étant venu dans ce logis pour quérir quelques eaux à un distillateur qui y demeuroit, leur remontra leur folie, et fit délivrer ce pauvre homme qui a fait quatorze pages de minute de ce que je viens d'écrire, avec ce titre: Journal et histoire d'une abominable accusation faite et découverte le vendredi 12 février 1655, à Falguéras, très-innocent par la femme et fille malade dans le côté droit de son ventre, âgée de treize à quatorze ans, prétendant lesdits mari, femme et fille, ladite fille avoir été ensorcelée par ledit Falguéras, le premier jour de novembre, fête de Toussaint, encore qu'il fût éloigné de deux cents lieues.
COLLETET [399].
Guillaume Colletet, l'un de ces académiciens qu'on appeloit autrefois les Enfants de la pitié de Boisrobert [400], à qui pourtant il est échappé par endroits de bonnes choses, se maria poétiquement avec la servante de son père, qui étoit un procureur au Châtelet; et ce qui est de plus étrange, c'est que cette fille n'avoit rien de joli, et lui n'étoit pas trop à son aise. Il en a eu un fils qui s'appelle Jean Colletet, digne fils d'un tel homme, qui a peu de sens, mais qui aime fort à chopiner. Voici ce que j'en ai ouï dire de plus plaisant:
Un jour que cette femme étoit à Rungis [401], où il a je ne sais quel tuguriolum, on lui vint dire qu'elle étoit fort mal. En y allant, il fit son épitaphe, à telle fin que de raison. Ce n'est pas qu'il ne l'aimât tendrement, mais c'est qu'il est ainsi bâti. Elle n'en mourut pourtant pas, et il garda l'épitaphe encore quelques années. Elle trépassa justement durant le siége d'Aire [402]; car dans une pièce où il console M. le chancelier sur la mort du marquis de Coislin, il dit:
J'en dirois davantage,
Mais Brunelle aux abois, etc.
Elle s'appelle Prunelle et étoit brune; à cause de cela, il lui donna le nom de Brunelle. Voyez qu'il étoit bien nécessaire d'aller parler de sa femme à M. le chancelier.
Pour son fils, il l'a toujours pris pour quelque chose de merveilleux, et, dans l'élégie sur la naissance de M. le Dauphin, il l'offre à ce prince; ce fils pourtant n'est qu'un dadais. Un jour, en je ne sais quelle compagnie, il lui dit: «Jean Colletet, saluez ces dames.» Il les salua toutes, et puis il dit: «Mon père, j'ai fait.» Je ne sais quel moine, dans une traduction qu'il a faite de quelques pièces de mademoiselle Schurmann [403] parle des éloges qu'on a faits pour cette savante fille, et en voici un de Jean Colletet [404], fils de Guillaume, facilement prince des poètes françois [405]. Cependant, comme nul n'est prophète en son pays, il est arrivé que ce Jean Colletet [406] ayant été pris par ceux de Luxembourg, il y a cinq ou six ans, comme il alloit à Cologne offrir son service au cardinal Mazarin. Le gouverneur du pays, et autres grands seigneurs germaniques, le prirent pour un si galant homme, un si grand poète et un si grand orateur, qu'après l'avoir régalé deux ans durant, bien loin de lui faire payer rançon, ils le reconduisirent tous jusqu'à la première place du roi de France. Cependant les pédants de Navarre, dès le carnaval suivant, lui firent faire des vers burlesques pour des intermèdes à une comédie à cent sous le cent, et on en disoit qu'ils pouvoient s'en faire relever, comme lésés d'outre moitié du juste prix.
Guillaume naturellement est enclin à l'amour, mais il est fidèle. Il ne pouvoit vivre sans femme, il épousa la servante de Brunelle, dont il a une fille qui est aujourd'hui la suivante de la troisième femme, qui étoit servante chez son frère le procureur. Il la débaucha et ne l'épousa qu'au bout d'un an. Elle est jolie et a de l'esprit: elle se nomme Claudine Le Nain. Ce qu'il y a de plus ridicule, c'est qu'il vouloit que son frère et sa belle-sœur allassent visiter leur servante, qui avoit vécu si scandaleusement avec lui, et pour leur faire dépit, il se ruinoit à la faire magnifique. Elle est fille d'un tailleur de pierre, qui, pour ne pas faire honte à son gendre, vint loger chez lui avec toute sa famille, et de ce moment-là ne fit qu'ivrogner.
Une fois il fut à Meudon, avec sa femme et d'autres gens, où il salua M. Servien, et fit si bien qu'il lui fit entendre que sa femme étoit dans le jardin; M. Servien la voulut voir. Il racontoit cela et disoit: «Le bonhomme, je pense, lui en veut conter; mais ma femme est trop fine pour lui.» Ogier, le prédicateur, à qui il dit cela une fois, se moquoit de lui; et, comme Colletet lui faisoit reproche de ce qu'on ne le voyoit plus: «Qu'irai-je faire chez vous, lui répondit-il, avec l'abbé de Richelieu et je ne sais combien de plumets?»
Dans un recueil d'épigrammes qu'il fit imprimer il y a quatre ans [407], il met les amours de Claudine tout du long: en un endroit, il la compare à Psyché et lui à Cupidon. Notez qu'il ressemble à Jodelet [408], et mon père, un jour que l'abbé [409] le mena dîner au logis, ne l'appela en rêvant, tandis qu'il fut là, que M. Jodelet. Il y a une préface à ce livre où il dit que pour monter à ce petit Parnasse, il n'a eu besoin que de son faible bidet et non point du puissant cheval Pégase [410].
En un endroit il y a pour titre à une épigramme: Rencontre de L'Amour et de ma chère et belle Claudine Le Nain, fille de Marie Soyer [411]. Ce pauvre homme s'imagine immortaliser tous ceux dont les noms seront dans ses ouvrages.
Il y a bien d'autres plaisants titres. En voici quelques-uns: La belle Tulipe panachée dans mon jardin, 1642; il met ainsi la date partout, tant il a peur de donner quelque jour de la peine aux grammairiens; Sur mon Histoire des Poètes, 1651 [412]; Sur le Retour de monseigneur le chancelier, 9 avril 1651, où il lui dit:
Les Bacchanales t'ont chassé,
L'Agneau de Pâques te rappelle [413].
A monseigneur l'archevêque de Rouen, messire François de Harlay, sur l'Apollon d'argent qu'il m'a envoyé pour récompense de mon Hymne sur la pure Conception de la Vierge, l'an 1634 [414]. Ne semble-t-il pas que la Vierge ait conçu seize cent trente-quatre ans après ses couches? La plaie: sur l'entablement d'une vieille maison tombée sur la tête de l'autheur en passant dans la rue des Carneaux [415] le 26 septembre 1652. Celle-ci est folle au dernier point.
Maudites soient les avenues
Du cimetière de Paris!
Les grands rois et les grands esprits
En devroient éviter les rues.
O Ferronnerie, ô Carneaux,
Si vous n'en êtes les bourreaux,
Vous leur fournissez des retraites, probably
N'est-ce pas sous vos sombres toits,
Et qu'on assomme les poètes,
Et qu'on assassine les rois [416]?
Épitaphe de l'auteur par lui-même.
Ici gît Colletet; s'il valut quelque chose,
Apprends-le de ses vers, apprends-le de sa prose;
Ou, si tu donnes plus au suffrage d'autrui,
Vois ce que mille auteurs ont publié de lui.
Après il ajoute: Le fils de l'auteur a fait autrefois un recueil des témoignages avantageux que les plus illustres auteurs de notre siècle, tant françois qu'étrangers, ont rendu du sieur Colletet dans leurs divers ouvrages [417]. Notez que les auteurs sont gens que l'on ne lit point; et Patru, en lisant les Epigrammes de Guillaume, disoit: «Hélas! combien ce pauvre Guillaume loue d'auteurs que je ne connois point!»
Sur mon Apollon d'argent, en gage, 1651. Du cardinal Infant, et du grand-maître de l'artillerie.
Dès que l'Infant te voit paroître,
S'étonne-t-on s'il est si froid?
Qu'est-ce qu'un clerc-d'armes pourroit
Contre les foudres d'un grand-maître [418]?
Les pois verts, épigramme.
Recevez quatre francs avec ces quatre vers,
Pour le boisseau de pois dont vos greniers sont riches.
Mais comblez la mesure, afin que des pois verts,
O libéral ami, ne soient point des pois chiches [419].
Sur le livre de maître Adam, menuisier de Nevers, intitulé: les Chevilles du menuisier de nevers.
Ennemi du repos et de l'oisiveté,
Maître Adam fait des vers et non pas des chevilles;
Pour attacher des noms à la postérité,
Des lauriers de Parnasse, il a fait des chevilles [420].
Pour sainte Ursule et ses compagnes.
Cette Ourse brille ici mieux que l'Ourse céleste;
Cette vierge est plus belle, et ses feux sont plus beaux;
Sept astres rendent l'une ardente et manifeste,
L'autre a pour l'éclairer onze mille flambeaux [421].
Des trois Vertus théologales à M. Payen, prieur de la Charité [422].
Pour rendre la justice égale à la puissance,
Payen eut son recours à la Divinité;
Et, comme il eut la foi jointe avec l'espérance,
Il ne pouvoit manquer d'avoir la charité.
Sur la prise d'Aire, il disoit:
Et nous avons fait dénicher
L'aigle d'Autriche de son Aire [423].
Notez qu'elle est au roi d'Espagne.
Il dit au chancelier:
Vos sceaux n'abreuvent plus leur Muse ni la mienne [424].
A Agier, sur la mort de M. d'Avaux [425].
Il compare la perte de Michelle, sa servante, à celle de cet illustre.
Je puis avec le temps trouver d'autres Michelles;
Mais tu ne peux jamais trouver d'autre d'Avaux.
Après avoir gueusé tout le long d'un livre, il finit par ces deux sonnets:
Sur la maison de l'auteur qui étoit autrefois la maison de Ronsard au faubourg Saint-Marcel (1638) [426].
Je ne vois rien ici qui ne flatte mes yeux;
Cette cour [427] du Ballustre est gaie et magnifique;
Ces superbes lions, qui gardent ce portique,
Adoucissent pour moi leurs regards furieux.
Ce feuillage animé d'un vent délicieux [428],
Joint au chant des oiseaux sa tremblante musique,
Ce parterre de fleurs, par un secret magique,
Semble avoir dérobé les étoiles des cieux.
L'aimable promenoir de ces doubles allées [429],
Qui de profanes pas n'ont pas été foulées,
Garde encore, ô Ronsard, les vestiges des tiens!
Désir ambitieux d'une gloire infinie!
Je trouve bien ici mes pas avec les siens,
Et non pas dans mes vers sa force et son génie.
Voici ce qu'il dit ailleurs:
Je possède, il est vrai, des maisons à la ville,
Des jardins au faubourg, et des terres aux champs;
J'ai l'estime du peuple et la faveur des grands;
Et, comptant mes aïeux, j'en compte plus de mille, etc.
En un endroit, il dit que les tétons de Claudine sont des montagnes à la croupe jumelle [430]. Une fois chez M. Conrart, devant bien des femmes, il alla dire: «Quand nous nous réveillons la nuit, Claudine et moi, que pensez-vous que nous fassions?» Ces femmes baissoient les yeux. «Nous lisons l'Astrée,» dit-il.
Cette Claudine fait mieux des vers que lui. En voici qui sont dans ce livre d'Epigrammes [431]:
Cher et savant époux, seul objet de ma flamme,
Toi qui m'as d'Apollon les secrets découverts,
Comme Hymen t'abandonne et mon cœur et mon âme,
Souffre que mon amour te donne encor ces vers.
Quoique les traits hardis de ton docte pinceau
Fassent voir mon portrait au Temple de Mémoire,
J'en aime bien le peintre autant que le tableau,
Et ton honneur m'est cher plus que ma propre gloire.
Lorsque d'un vers flatteur les beaux esprits du temps,
Nomment mes yeux des astres éclatants
Et m'appellent reine des belles,
Ils devroient dire des fidelles;
Car vous savez, mon cher époux,
Que, si mon amour a des ailes,
Ce n'est que pour voler à vous [432].
Or il courut un bruit que cette femme avoit des galants; on dit à Colletet que Bois-Robert avoit dit que sa femme lui servoit à vivre. Ce bonhomme fut si sot que d'aller en faire un éclaircissement à Bois-Robert, qui se moqua de lui et se mit à rire. Boileau [433] dit que c'est une honnête femme. A la vérité, son mari, qui n'aime que la crapule, souffre quiconque veut apporter de quoi goinfrer chez lui. Elle dit: «Je sais bien qu'on n'est pas obligé d'en juger charitablement, je suis toujours parmi des hommes; M. Colletet me mène dîner et coucher en ville. Mais il m'a fait l'honneur de m'épouser, je veux avoir de la complaisance pour lui; je ferai des impromptus à table, parce qu'il les aime; je souffrirai les impertinents qu'il amène céans. Si je suis jamais veuve, alors on verra qui je suis.»
Or, elle est devenue veuve un an après, en 1659, au mois de février, et voici ce qu'elle fit sur la mort de son mari:
Le cœur gros de soupirs, les yeux noyés de larmes,
Plus triste que la mort, dont je sens les alarmes,
Jusque dans le tombeau, je vous suis, cher époux.
Comme je vous aimai d'une amour sans seconde,
Et que je vous louai d'un langage assez doux,
Pour ne plus rien aimer ni rien louer au monde,
J'ensevelis mon cœur et ma plume avec vous [434].
Mais Boileau a bien changé de note depuis, et en voici la raison. Un jour elle faisoit la dolente, et elle dit que cela venoit de ce qu'elle avoit perdu un diamant de huit cents livres que M. Colletet lui avoit donné le jour de ses noces. «Si vous pouviez me prêter.—Je n'ai, lui répondit-il, que trente pistoles pour aller à Tanley, partageons-les, si vous voulez.—Ce n'est rien que cela.» Lui ne poussa pas plus loin, et il n'y retourna pas depuis. Je crois que l'abbé Tallemant [435] en a tâté, mais non pas gratis, l'abbé de Richelieu aussi. Maintenant qu'elle est veuve, un de mes parents y dépense assez, et il n'est pas seul, car elle a bien du monde à nourrir. Elle disoit une fois: «Que la multitude des valets est incommode! Ma femme de charge me ferre la mule (c'est sa mère); ma cuisinière fait un feu enragé (c'est sa cousine); ma femme-de-chambre a égaré un mouchoir (c'est sa sœur), et mademoiselle (c'est la fille de son mari) a tout roussi mon point de Venise.» Insensiblement elle se décria très-fort. On trouva que ce qu'elle avoit de vers étoit pitoyable, mais que ses galants les raccommodoient. Elle devint misérable jusqu'à demander l'aumône dans les allées reculées du Luxembourg: elle épousa un je ne sais qui, et gardoit toujours le nom de veuve Colletet; elle buvoit comme un Templier; et enfin elle mourut soûle dans l'hôtel, où elle creva pour avoir trop bu; et, comme elle ne fut malade que quelques heures, cela causa un plaisant effet; car, pour escroquer Furetière, trois ou quatre jours devant sa mort, elle alla lui demander de quoi enterrer sa mère qui se portoit bien, et, quand la mère vint lui demander de quoi faire enterrer sa fille: «Vous vous moquez, lui dit-il, c'est vous qui êtes morte, et non pas elle.»
EXTRAVAGANTS, VISIONNAIRES,
FANTASQUES, BIZARRES, ETC.
La mère [436] de M. de Longueville vouloit qu'on fît bien des façons pour la saigner. Un jour un chirurgien la saigna avant qu'elle eût pu tourner la tête; elle ne s'en voulut plus servir, et disoit que c'étoit un insolent de l'avoir saignée en sa présence.
M. Amyrault [437], professeur en théologie à Saumur, homme savant, s'est avisé de faire deux volumes de la morale d'Adam, devant le péché, où il dit que sa grande félicité étoit de nager.
Un nommé de Chambergeot, de la famille des Le Sau de Paris, portant les armes en Flandre, on le fit parrain d'un enfant dont le père s'appeloit M. Dieu; il nomma cet enfant Maur, afin qu'on pût dire Maur-Dieu sans jurer [438].
Le père de cet homme-là fit faire son tombeau à Chambergeot: il se couchoit de temps en temps dans sa tombe pour voir s'il y seroit à son aise, et disoit aux ouvriers: «Encore un coup de ciseau; cela me blesse à l'épaule.»
Un autre fit mettre un petit verrou en dedans de sa bière, afin d'y être en sûreté. Le maréchal d'Ornano ne couchoit point avec aucune femme qu'il n'eût su auparavant son nom de baptême, de peur de profaner le nom de la Vierge; par la même raison, le maréchal de Saint-Luc n'eût pas mangé de la viande le samedi pour sa vie; mais il en mangeoit fort bien le vendredi.
Vignolles, président à la chambre de l'édit de Castres, alloit ici à Charenton sur un cheval de carrosse avec deux pages à pied derrière lui; il sortoit de son auberge tous les soirs à huit heures, et disoit que c'étoit l'heure des duchesses.
Le feu cardinal de Retz [439], chef du Conseil, tint trois ans tous ses grands chevaux et tous ses coureurs, à Noisy, près Versailles, disant tous les jours: «J'y irai demain.» Ses gens, pour les tenir en haleine, passoient au Pré-aux-Clercs, qui étoit alors la Voirie, et relançoient quelque chien qu'ils couroient jusqu'à Meudon. Le cardinal y voulut aller une fois. Le chien courut jusqu'à mi-chemin de Noisy, mais le cardinal n'y alla pas pour cela. J'ai ouï conter une chose de lui assez raisonnable. A Clairac, il racheta pour six pistoles une belle fille que des soldats emmenoient; puis, comme elle eut témoigné qu'elle seroit bien aise d'être religieuse, il lui donna mille écus pour se mettre en religion à Toulouse, et ne lui toucha pas le bout du doigt.
Le maître-d'hôtel de mon beau-père [440] fessa une fois cruellement un laquais; le lendemain on trouva écrit sur la porte du privé:
Maître Chamart est un maître fesseur;
De maître Jean-Guillaume [441] il sera successeur.
Un huguenot, nommé de L'Ormoye, natif de Blois, étudiant en théologie à Saumur, eut fantaisie de se faire eunuque à la façon d'Origène; on le sut et on l'en détourna. Enfin il fit un voyage à Paris, où, sans rien dire à personne, il se fit hongrer. De retour à Saumur, il devint amoureux de la fille de celui chez qui il étoit en pension, qu'il avoit vue auparavant un million de fois sans l'aimer. Il la demande et l'épouse. Je vous laisse à penser si un homme comme cela pouvoit faire bon ménage. Au bout de quelque temps il la bat; elle s'en plaint; lui alla jusqu'au bout, et fit rompre le mariage en exhibant ses pièces. Depuis cela il devint fou sans ressource.
Le père de ce garçon fut accordé avec une fille qu'il n'avoit point vue. Il la trouva laide et prit la cadette. L'aînée, au désespoir, se mit dans une nacelle au milieu d'un grand étang, et se laissa mourir de faim: on ne savoit ce qu'elle étoit devenue. La cadette en mourut de chagrin au bout d'un an; elle étoit mère de ce garçon.
Une dame de Bretagne, nommée madame de Crapado, après avoir épousé un garçon de rien, se fit toujours appeler madame de Crapado, et s'habitua à Saumur. Ils avoient assez de chevaux de selle, mais point de carrosse: elle le battoit; il le lui rendoit: c'étoit une grande vieille Albréda [442]. Tout le monde la fuyoit; car elle vouloit boire, et avoit le vin dangereux: elle cassoit les verres, et battoit tout ce qu'elle trouvoit en son chemin. Une fois le voisin avoit fait comme une espèce de barricade de tonneaux, à une brèche d'un mur de jardin; elle franchit cette barricade et lui dit: «De quoi vous avisez-vous de vous barricader contre moi?—Ah! madame, lui dit cet homme, je ne l'ai pas fait pour vous offenser; mais, comme vous logez dans un logis public (c'étoit une hôtellerie; elle ne loge point ailleurs), il y a tant de survenants que, etc. Mais puisque vous voilà, goûtez, je vous prie, de mon vin.» Les voilà les meilleurs amis du monde. Elle entra une fois dans un cabaret, où des cavaliers buvoient: il y en eut un qui lui dit: «Viens, viens, mets-toi auprès de moi; je sais bien que tu boiras sagement, car je te donnerois de mon épée au travers du corps.» Elle fut la plus jolie enfant du monde. Elle avoit fait quelque méchant tour à un notaire, nommé Bourdon. Cet homme la bâtonna si rudement qu'il la laissa étendue sur le pavé. Elle ne lui en voulut point de mal; au contraire, elle fit amitié avec lui, disant qu'elle lui savoit bon gré de ne se pas laisser gourmander.
Le baron Du Puiset, homme riche et de qualité, avoit fait une ridicule pièce de théâtre. Pour la faire jouer aux comédiens, il les traita vingt fois, et donna même des habits aux comédiennes; cela lui coûta trois mille livres. Les comédiens annonçoient sa pièce, mais n'osoient la jouer; enfin les parents leur firent dire que s'ils la jouoient, ils les assommeroient de coups de bâton.
Un M. de Montsire avoit tant d'amitié pour les chevaux, et tant d'aversion pour les laquais, qu'il alloit quasi tous les jours vers quelque abreuvoir; et quand il voyoit un laquais qui galopoit un cheval, il faisoit semblant de connoître son maître et lui donnoit un billet où il y avoit: «Monsieur, j'ai vu votre laquais galopant votre cheval, chassez-le, etc.» Il avoit toujours de ces billets tout faits dans sa poche.
Feu M. de Sourdéac [443], de la maison de Rieux de Bretagne, et sa femme, se mirent dans la tête d'être à la Reine-mère dans la décadence de sa fortune, lui pour être d'intrigue, et elle pour avoir le plaisir d'entrer dans le carrosse d'une reine; cependant ils dépensoient gros, et la suivirent à Bruxelles. Leur bien fut saisi ici. La Reine-mère s'ennuyoit d'eux à un point étrange. Cela les fit résoudre à s'accommoder et à revenir avec Monsieur [444]. Le cardinal rétablit leur fils dans leurs biens. Ce fils a épousé depuis une des deux héritières de Neufbourg [445] en Normandie, où il demeure; c'est un original. Il se fait courir par ses paysans, comme on court un cerf, et dit que c'est pour faire exercice; il a de l'inclination aux mécaniques; il travaille de la main admirablement: il n'y a pas un meilleur serrurier au monde. Il lui a pris une fantaisie de faire jouer chez lui une comédie en musique, et pour cela il a fait faire une salle qui lui coûte au moins dix mille écus. Tout ce qu'il fait pour le théâtre et pour les siéges et les galeries, s'il ne travailloit lui-même, lui reviendroit, dit-on, à plus de deux fois autant: il avoit pour cela fait faire une pièce par Corneille; elle s'appelle les Amours de Médée [446]; mais ils n'ont pu convenir de prix. C'est un homme riche et qui n'a point d'enfants; hors cela, il est assez économe.
Il y a à Caen un bénéficier, nommé M. de Saint-Martin, d'honnête famille, riche d'environ six mille livres de rente, qui a l'honneur d'être un peu fou. Il a une vanité enragée, car non content d'avoir fait imprimer quelques livres, entre autres son Voyage de Rome et son Voyage de Saint-Michel, il s'avisa de faire dresser une croix à un endroit de la ville qui s'appelle la Belle Croix, et où apparemment il y en avoit une autrefois [447]. Là il vouloit que madame de Caen [448], abbesse, fille de madame de Montbazon, mît ses armes écartelées avec les siennes, et lui disoit pour raison que les cardinaux en usoient ainsi à Rome avec les abbesses qui étoient de leurs amies. A ce voyage de Saint-Michel la coutume est que celui qui voit le premier le clocher est le Roi, et défraie les autres. Il n'y avoit personne de sa bande qui n'eût découvert le clocher il y avoit une demi-heure, quand il l'aperçut, mais on le vouloit faire donner dans le panneau, comme il fit, et il lui en coûta cinq cents écus.
Il fit encore mettre à l'entrée d'un faubourg une statue de saint Michel et une de saint Martin, afin, disoit-il, qu'en arrivant on sût que c'étoit Michel de Saint-Martin qui les avoit fait mettre. «Mais, lui dit-on, voilà qui est bien pour ceux qui viennent de Rouen; mais, en venant de Bayeux, on trouvera que c'est Martin de Saint-Michel, car on ne rencontre saint Michel qu'après saint Martin [449].» Il se croit descendu de la côte de saint Louis; il a mis sur sa porte: Non nobis sed reipublicæ nati sumus.
Il s'imagine que son frère le veut tuer; et un jour en se promenant dans un jardin avec une dame: «Les murailles du jardin, lui dit-il, ne sont pas trop hautes.» Il court, prend deux pistolets, et se promenoit comme cela avec elle. Un jour une religieuse fit à son goût plus de civilité à je ne sais quel curé qui prêchoit, qu'à lui. Ce n'étoit pas pourtant grand'chose, car elle n'avoit fait au parloir que s'approcher plus près de ce curé que de lui. Il lui écrivit une légende sérieuse, contenant les avantages qu'il avoit sur son rival par son bien, par sa naissance et par les livres qu'il avoit imprimés, et que d'ailleurs il ne prêchoit pas moins bien que l'autre. Il lui reprochoit de n'avoir pas eu d'attention à une messe qu'il dit dans leur église. Il y a un million de fadaises semblables [450]. Ce galant homme a une perruque, et, au milieu de sa perruque, pour faire voir qu'il est prêtre, il a une couronne de satin gris [451]. C'est un fou déjà âgé.
Un M. de Mauroy-Meunier avoit accoutumé de faire ses visites l'été, entre cinq et six heures du matin, et l'hiver à sept heures précises. Quand, à la Saint-Martin, il revenoit de Pommeuse, où il avoit une maison, il disoit: «L'année qui vient, j'irai à ma maison un tel jour.» Et, plût-il des hallebardes, il y alloit ce jour-là. Il croyoit que dès qu'un homme étoit ministre ou surintendant, le Saint-Esprit l'inspiroit sur toutes choses, et il ne pouvoit souffrir qu'on le blâmât en quoi que ce fût.
Un auditeur des comptes, dont j'ai oublié le nom, avoit ordonné par son testament que les quatre Mendiants seroient à son enterrement, et que ces quatre ordres porteroient quatre gros cierges qu'il avoit dans son cabinet. Comme on fut dans l'église, tout-à-coup ces cierges crevèrent, et il en sortit des pétards qui firent un bruit épouvantable. Les moines et toute l'assistance crurent que c'étoit le diable qui emportoit l'âme du défunt. Regardez quelle vision de se préparer ainsi une farce pour après sa mort.
Il y a encore ici un huguenot de Pamiers, nommé Lanis. Un jour il demandoit à quelqu'un: «Connoissez-vous M. de Pellisson? c'est un puissant esprit.» Cet homme étoit ici pour une brouillerie de religion, où il y avoit eu des coups rués pour l'affaire de Pamiers. Il se fourroit partout, et, par sa hardiesse, il obtenoit quelque chose. Un jour le Roi lui dit: «Je veux faire quelque chose pour vous.» Le Roi, pour rire, lui donne un brevet de sergent de bataille; M. de Turenne le rencontre. «M. de Lanis, venez servir dans mon armée.—Non, monsieur, je veux servir en Catalogne, c'est le moyen de conserver ma patrie.» Un jour il fit signer à M. de Turenne, à Ruvigny et aux autres, qu'après Ruvigny il n'y avoit personne en France plus capable d'être député général des églises réformées que lui, et ce certificat commençoit: A tous ceux qui ces présentes, etc. Il dit qu'il s'en va se marier, et qu'il y a une jeune fille en son pays qui l'attend il y a vingt ans.
Un huguenot, frère de madame de Champré, qu'on appeloit Despesses, du nom d'une ferme, se mit dans la tête une dévotion assez extraordinaire. Il se couchoit à dix heures sur son lit tout habillé, à onze il prioit une heure, reposoit, prioit et dormoit alternativement, jusqu'à deux heures du matin. Ce qu'il y avoit de meilleur, c'est qu'il donnoit beaucoup aux pauvres. A la campagne, une fois il fut obligé de coucher avec un capitaine huguenot, nommé Petitval, qui n'étoit pas tout-à-fait si dévot que lui; avant que de se coucher, Despesses lui dit: «Ne voulez-vous pas que nous fassions la prière?—Oui.» Il se mit à la faire, mais d'une longueur étrange. Le lendemain, l'autre dit: «C'est à moi à la faire.» Et il se mit à dire Notre Père, et rien davantage. «Vous moquez-vous? dit Despesses.—Ma foi, répondit l'autre, il me semble que nous priâmes bien hier Dieu pour deux fois.» Cela me fait souvenir de Menjot, le médecin, et de son frère, qui, en leur enfance, ne sachant que faire, se mirent à prier Dieu pendant huit jours, et le lendemain ils ne vouloient plus prier.
Un jour à la campagne il s'étoit enfermé pour prier Dieu dans un cabinet, c'étoit le vendredi. Par malheur on serroit le beurre dans ce cabinet. La cuisinière n'osa l'interrompre, et on dîna quand il plut à Dieu. Il se mit aussi dans l'esprit qu'il avoit une chaleur pour laquelle il falloit manger beaucoup de potage, et que son estomac ne digéroit point le pain, s'il n'étoit trempé; de sorte qu'il avaloit une cuillerée de potage à mesure qu'il prenoit un morceau de viande. Menjot lui disoit: «Votre estomac est dans votre tête; vous rêvez.» Avec toutes ces belles visions, il se maria, et mourut bientôt après plus fou que jamais.
Il y a eu ici un certain fou qui alloit l'hiver sur le Pont-Neuf, avec un réchaud plein de feu, où il chauffoit toujours un fer comme ces fers de plombiers, et s'approchant des passants, il leur disoit: «Voulez-vous que je vous mette ce fer chaud dans le c..?—Coquin!...—Monsieur, répliquoit-il naïvement, je ne force personne, je ne l'y mettrai pas, s'il ne vous plaît.» On rioit de cela, et puis il demandoit quelque chose pour du charbon.
A Rome un bel humor, voyant beaucoup de monde dans une rue, jette son manteau et se met à courir de toute sa force: les autres courent après, croyant que c'étoit quelque malfaiteur, et l'attrapent. Lui, sans s'étonner, leur demande à qui ils en avoient. «Hé! pourquoi courez-vous comme cela? lui dirent-ils.—Eh, eh, répond-il, ci è prammatica di non poter correre quando s'è mangiato maccaroni per smaltirli [452].»
Un certain homme de Reims, nommé Roland, s'avisa de vouloir faire peur aux gens; pour cela, après avoir fait semblant de partir pour aller à Paris, il s'arma de pied en cap, et, la pique à la main, se montra par la fenêtre de son grenier, où il faisoit bien du tintamarre. On croyoit qu'il fût parti; cela fit dire qu'il revenoit un esprit dans ce logis. On y court aussitôt. Quand on y alloit, on ne trouvoit personne, car il montoit sur les tuiles. Une fois il monta moins prestement, et on l'aperçut; depuis on ne l'appela plus que Roland l'âme.
Le comte de Grandpré buvoit à la santé de sa maîtresse dans un pistolet chargé, bandé et amorcé, dont il tenoit la détente; puis, après avoir achevé, il le lâchoit aussitôt, mais non pas dans la gueule, comme vous pouvez penser. D'autres ont fait pis; car ils boivent deux à la fois, et chacun tient la détente du pistolet de son camarade. Il y en a qui mettent une traînée de poudre tout autour du verre, sur une soucoupe, et y font mettre le feu en buvant.
Un nommé Dufour s'est fait appeler Mitanour, qui veut dire en arabe, un four.
L'abbé de Carrouges, en se promenant le long d'un étang, rêvoit combien il faudroit de sucre et de citrons pour en faire de la limonade; c'est comme le courtisan du temps de Henri II, qui disoit: «Je rêve combien rapporterait de revenu, tous les ans, un colombier, dont chaque boulin [453] vaudroit autant que celui de madame de Valentinois [454].»
Le feu duc de Roanès [455] avoit un auteur, appelé Du Verdier [456], à ses gages, et lui fit faire un Royaume de Sper....., où il y avoit une rivière de Gon....., une ville de Cazzopolis, un empereur Arsob......., un archevêque Vibre......., etc. Après il fit peindre toutes les postures de l'Arétin, et y fit mettre les visages des galants et des galantes de la cour [457], et, par malice, ceux des dévots et des dévotes aux postures les plus lascives. Le Bailleur [458] a vu ce livre; et quand le duc alla en Flandre, tout cela fut mis chez la maréchale de Thémines.
Une madame Du Mesnil-Hérouard ne trouva pas bon que par jeu on lui eût donné un coup de gant de daim par la tête; elle feint d'en avoir été blessée, se couche. Au bout de deux jours le lit lui fait mal à la tête; elle se fait porter à Paris; le chemin la fatigua; la voilà encore au lit. Elle y amasse des humeurs, et insensiblement elle y demeura dix-huit ans et y mourut.
Le vieux Gauthier [459], excellent joueur de luth, s'étant retiré en une maison qu'il avoit acquise auprès de Vienne en Dauphiné, L'Enclos [460] y alla exprès pour le voir. «Eh bien, comment te portes-tu?—A «ton service.» Voilà bien des embrassades; ils dînent et puis se vont promener. «Tu ne joues plus du luth? lui dit L'Enclos. Pour moi, j'ai quitté là toute cette vilainie.—Je n'en jouerois pas pour tous les biens du monde,» répond Gauthier. Au retour, L'Enclos voit des luths. «C'est pour ces enfants, dit Gauthier; ils s'y amusent. Il n'y a pas une corde qui vaille. Tout cela est en pitoyable état.» L'Enclos ne put s'empêcher de les prendre; il trouve deux luths fort bien d'accord. «Hé, dit-il, telle pièce la trouves-tu belle?» Il la joue. Gauthier lui dit: «Et celle-ci, que t'en semble?» Ils jouèrent trente-six heures sans boire ni manger.
Le baron de Vitaux, du Vexin, avoit des brouilleries avec tous les gentilshommes de son voisinage. Un jour un jeune homme lui vint offrir son service. Vitaux lui dit: «J'ai des querelles, et je ne prends personne sans l'avoir éprouvé auparavant.—Monsieur, je suis gentilhomme; vous verrez dans l'occasion ce que je saurai faire.—Ce n'est pas tout, répliqua le baron, je le veux voir tout-à-l'heure; défendez cette porte contre moi.» L'autre fit tout ce qu'il put pour s'en dispenser; mais le baron mit aussitôt l'épée à la main, et le menaça de le tuer; l'autre fut contraint de se battre. Ils se blessèrent très-bien tous deux, et ce gentilhomme fut toujours avec Vitaux jusqu'à sa mort.
Vivans, gentilhomme gascon qui étoit à M. d'Orléans, fit faire un carrosse. Le peintre lui demanda s'il vouloit une couronne. «Oui, et qu'elle soit des plus belles.» Le peintre dit: «Les fermées sont les plus belles.—Mettez-y-en donc une fermée [461].» Tout le monde regardoit ce carrosse. Enfin on lui demanda s'il rêvoit. «Que voulez-vous? dit-il, j'avois dit à ce coquin de peintre que j'en voulois des plus belles; il m'a mis celle-là.» Sa mère vint à mourir; il envoya quérir un tailleur. «Mon maître, faites-moi un deuil, le plus grand deuil de la terre, la mère est morte.» Ne sachant comment avoir le portrait de sa mère, on lui dit qu'elle lui ressembloit. Il se fit peindre sans barbe, avec une coiffure de femme. En Allemagne, avec le cardinal de La Valette, comme on passoit le Rhin en bateau, cet homme, tout à cheval, se met sur le bout d'un bateau plein d'Allemands. Ils ne trouvèrent point cela bon; et, quand ils furent assez avant, ils le jetèrent dans l'eau. On eut bien de la peine à le sauver. Quand il fut à bord, il ne dit autre chose, sinon: «Au Dieu vivant! ces gens-là sont bien brutaux.» Il fut tué depuis à la bataille de Rocroy.
MADAME DE SUPLICOURT.
C'est une dame de Picardie, bien faite, qu'on appelle vulgairement la dame à la couleuvre; voici pourquoi. Elle dit qu'étant recherchée par deux gentilshommes, son père préféra celui qui étoit le plus riche à celui qui étoit le mieux fait; que, quelque temps après, comme elle se promenoit dans son jardin, celui qui avoit été refusé vint prendre congé d'elle tout désespéré, et lui demanda pour toute grâce qu'elle lui permît de venir lui dire adieu quand il mourroit, parce qu'il étoit bien assuré de ne guère vivre après le déplaisir qu'il avoit reçu. Elle le lui permit. Il part, et peu de temps après elle devient veuve. Au bout d'un an, ou environ, dans le même endroit où ce malheureux amant avoit pris congé d'elle, elle entend une voix plaintive et à demi articulée, et voit une couleuvre autour d'un arbre: cela l'effraie, elle se retire. La nuit elle entend une voix qui se plaint de ce qu'elle ne tenoit pas ce qu'elle avoit promis; que c'étoit l'âme de ce misérable qui lui dit adieu dans le jardin, et que le lendemain elle trouveroit sur ses habits un animal qu'elle devoit garder bien soigneusement, parce que, tandis qu'il seroit en vie, tous ceux qui la verroient auroient de l'inclination pour elle. Après qu'elle fut levée, elle trouva cette même couleuvre du jardin sur ses habits. Elle lui fit faire un cabinet plein de cyprès; il étoit tout plein de carquois renversés, de flambeaux éteints, de larmes et de têtes de mort [462]; elle y passoit des journées entières. Elle portoit presque toujours sa couleuvre au bras; elle obligeoit ses amants à boire après la couleuvre; elle ne cachetoit ses lettres qu'avec un cachet où il y avoit une tête de mort entourée de deux couleuvres. L'abbé de Romilly [463], ce fou, qui fut si blessé en se battant en duel contre un de ses amis, et qui dit après qu'il avoit blessé à la chasse par mégarde, en devint amoureux, lui fit faire un dessin de carrosse, où il devoit y avoir des couleuvres et des têtes de mort entaillées. Jaloux d'elle, il trouva moyen de lui donner un cocher qui étoit son espion. Ce cocher devint suspect au galant, et un soir que cet homme le reconduisoit, il le blessa à mort sur le pont de la Tournelle; il le vouloit jeter dans l'eau; mais il survint du monde. Le pauvre cocher fut porté à l'Hôtel-Dieu, où il déposa contre l'abbé; mais madame de Romilly, grande dévote, et qui a bien du pouvoir à l'Hôtel-Dieu, fit tant que les confesseurs persuadèrent à ce cocher de se taire, et de pardonner. On dit que la couleuvre est morte depuis quelque temps.
MARVILLE [464].
Marville étoit le cadet de ce gros M. de La Loupe [465], de la maison d'Angennes, père de madame d'Olonne et de la maréchale de La Ferté. Il se donna à Monsieur, aujourd'hui M. d'Orléans. C'étoit un garçon d'esprit, mais d'un esprit assez extraordinaire. Mademoiselle (de Montpensier), étant encore fort jeune, eut envie de le voir; il trouvoit toujours quelque échappatoire; enfin elle le lui fit dire sérieusement. «Dites-lui, répondit-il, que son père m'a trompé, et que je ne veux pas qu'elle me trompe de même. C'étoit le plus joli garçon du monde; cela fut cause que je m'attachai à lui. Vous voyez comme il est devenu: j'attendrai qu'elle soit plus grande pour voir si elle ne se démentira point [466].» Quand M. d'Orléans fut fait chef des conseils et des armées, à la régence, quelqu'un dit à Marville, qui s'étoit retiré à la campagne: «Hé! pour l'amour de Dieu! venez voir Monsieur; vous y trouverez bien du changement.» Il y va; mais l'ayant aperçu de loin, avec sa main dans ses chausses, son chapeau en gloriot, et sifflant à son ordinaire: «Le voilà, dit-il à son ami, tout aussi fichu que du temps du cardinal de Richelieu; je ne le saluerai point.» Et en disant cela, il s'enfuit.
Il s'étoit marié, il y avoit fort peu, avec une veuve fort jolie et fort raisonnable, nommée madame d'Espinay [467], qui n'étoit pas dans une grandissime jeunesse, mais proportionnée à son âge. Je ne sais si le mariage y contribua, ou le séjour de la campagne, mais il devint plus chagrin que jamais: il lui prit une si forte aversion contre ceux qui disoient des paroles inutiles, qu'il avoit de la peine à s'empêcher de les quereller. Quand il venoit des gentilshommes du voisinage, il étoit toujours en mauvaise humeur, car les campagnards sont gens peu diserts; il étoit sur des épines, il enfonçoit son chapeau, et il étoit contraint de sortir: sa femme lui en faisoit des réprimandes. «Louez-moi plutôt, disoit-il, de ne les avoir point battus.»
Etant malade de la maladie dont il mourut, dans son chagrin, il dit à sa femme: «Ma chère, je te prie, conte-moi quelque chose.—Mais, monsieur, je ne sais rien que vous ne sachiez.—Qu'importe; ce que tu voudras.» Elle cherche et se met à lui conter ce qui lui vint à l'esprit. Il disoit toujours: «Et encore,» comme font les enfants quand on leur conte des contes; enfin quand elle fut épuisée, au lieu de la remercier: «Jésus, lui dit-il, ma chère, les pauvres choses que tu m'as dites! Comment se peut-il faire que j'aie pris une femme qui se soit mis tant de balivernes dans la tête?» Elle a conté cela elle-même, et elle en rioit la première.
LA VICOMTESSE DE L'ISLE.
La vicomtesse de L'Isle est de Basse-Bretagne. Elle n'est pas belle, mais elle est fort coquette, et danse admirablement bien, en un mot comme une Basse-Brette [468], car en ce pays-là elles sont grandes danseuses. Elle aima, en Bretagne, un de ses cousins-germains; mais cette galanterie ne dura guère, car le pauvre garçon fut tué. La nuit de devant, la vicomtesse fit un songe assez étrange, car elle songea que son cher cousin étoit blessé à mort. Epouvantée de ce songe, elle va dès six heures du matin chez lui le prier de ne point sortir. Il se moqua d'elle, et dit qu'il avoit partie faite; enfin pourtant, voyant qu'elle l'en pressoit et qu'elle lui demandoit cela en grâce, il lui promit de ne point sortir; mais quand elle fut partie, il alla à cette promenade à laquelle il étoit engagé. Il y prit querelle et y fut blessé à mort.
Quelque temps après, elle voulut venir à Paris: il y avoit du désordre entre son mari et elle, à cause d'une certaine suivante qui se mêloit de bien des choses. Le mari la vouloit chasser, et elle ne le vouloit pas; et, à cause de cela, elle demeuroit à Paris, et ne vouloit point retourner avec lui. On remarqua qu'en ce temps-là il n'y avoit que trois bons ménages dans toute la ville de Rennes. Elle étoit si folle de cette suivante, qu'elle se mit à la traiter de cousine, afin que le monde la considérât davantage. Enfin il a fallu que le mari se réduisît et qu'il vînt demeurer ici: elle l'appelle vulgairement mari de L'Isle. On dit qu'il ne trouve jamais qu'elle fasse assez de dépense, et qu'il l'attend à souper jusqu'à minuit. A la vérité elle a eu beaucoup de bien; c'étoit une héritière de vingt mille livres de rente. Une de ses terres a un nom bien rébarbatif, elle s'appelle Quinquangroigne, tellement que quand elle boude, on l'appelle madame de Quinquangroigne [469].
Elle et madame de Montglas [470] eurent une grosse querelle, il y a quelques années, à cause de Bussy-Rabutin: Bussy la servoit et la quitta; elle lui écrit une lettre douce: il la montre à madame de Montglas. La vicomtesse dit que madame de Montglas a montré cette lettre à tout le monde. Madame de Montglas irritée dit: «Je ne l'ai point montrée; mais je m'en vais la montrer.» Et elle la lit à quiconque veut l'entendre.
PEIRARÈDE.
Peirarède est un pédant huguenot, natif de Bergerac, et d'assez bon lieu. Un Jean de lettre, pour l'ordinaire, est un animal mal idoine à tout autre chose. Celui-ci l'a bien fait voir en toutes rencontres; mais principalement en deux ou trois que voici. Il a une métairie auprès de Bergerac, qui, je crois, compose toute sa chevance [471]. Il ouït dire qu'à Bordeaux, où se faisoient des provisions pour un embarquement, on vendoit fort cher le bœuf salé. Il coupe la gorge à ses bœufs, qui peut-être étoient assez vieux, les sale, et les met dans un bateau où il s'embarque aussi lui-même. Mais, par épargne, il n'y avoit pas mis assez de sel, et il ne fut pas plus tôt arrivé que son bœuf sentoit mauvais. Cependant, faute d'argent pour acheter d'autres bœufs, ses terres ne se labouroient pas, et il eut bien de la peine à revenir de cette perte. Une autre fois il ne fut pas meilleur marchand. Il avoit remarqué que les arbres de pressoir se vendoient fort bien à Bordeaux. Il fait abattre un petit bois de haute futaie qui étoit tout l'ornement de sa maison. Quand il fallut débiter son bois, il vit qu'en faisant les arbres de pressoir d'un demi-pied plus petits qu'à l'ordinaire, il y trouveroit bien du profit; il les fait donc plus petits et les fait porter à Bordeaux; mais personne n'en voulut.
Après tout cela, il alla pour s'achever faire un voyage en Angleterre et en Hollande, afin de conférer avec les critiques de ce pays-là; il mena avec lui un grand fils. Au retour il se vanta de l'avoir fort bien établi, et il se trouva qu'il l'avoit mis piquier dans un régiment. La Peirère [472], celui qui a fait le livre des Préadamites, le donna à Lozières [473]. Nous étions voisins; j'ai cent fois trouvé cet impertinent disant des vers grecs à ma mère. L'abbé [474] ne le pouvoit souffrir, et se barricadoit contre lui. Enfin Lozières s'en défit. Notre homme s'amusa à montrer le latin à quelques gens, et entre autres à des conseillers au Parlement. Coulon en fut un, et il disoit que c'étoit un ingrat de l'avoir si mal reconnu, et qu'il l'avoit rendu digne d'un troisième. Depuis il présente des devises et des épigrammes à tout le monde, et, avec une familiarité admirable, s'il trouve qu'on fasse le poil à quelqu'un, il se le fait faire tout d'un train, et passe pour beau. Un animal comme cela étoit bien venu ici et à Fontainebleau chez la reine de Suède [475], et Balzac l'a festiné, et lui a écrit plusieurs fois. Voyez la belle cervelle de l'une, et l'avidité de louanges de l'autre!
MADAME D'ABLÉGE
ET MADAME DE FRONTENAC.
Madame d'Ablége est fille unique d'un M. Chouaisne, garde des rôles du Conseil. Si je ne me trompe, d'Ablége, de la famille des Maupeou, conseiller au Parlement, la rechercha. Elle est bien faite et elle avoit du bien. Il se servit pour cela de Petit, de M. d'Émery [476]; mais Petit, après que d'Ablége lui eut fait voir son bien, le voulut prendre pour lui, et fit en sorte que ce garçon crût que Chouaisne n'y vouloit pas entendre; après il lui propose sa fille. D'Ablége accepte le parti. Petit en va parler à d'Émery; Chabenas s'y trouve, qui changea de couleur. D'Émery, quand Petit fut sorti, lui demanda ce qu'il avoit. Chabenas lui avoua qu'il pensoit à la fille de Petit, et qu'il étoit sur le point de se déclarer; d'Émery fait rappeler Petit, et fait l'affaire pour Chabenas. Petit s'excuse envers d'Ablége sur la nécessité d'obéir. D'Ablége reprend ses premières brisées, et se marie avec la fille de Chouaisne.
Or, on a découvert depuis que ce Chouaisne étoit amoureux de sa propre fille; il voulut qu'elle logeât avec lui qui étoit veuf; mais il devint bientôt jaloux de son gendre. Il arriva cent brouilleries entre eux. Enfin il lui prit une telle rage, qu'un jour que d'Ablége et lui dévoient passer par le bois de Boulogne, il fit mettre deux épées de même longueur dans le carrosse. Ce gendre croyoit que c'était de peur des voleurs; mais il fut bien étonné quand son beau-père voulut l'obliger à mettre l'épée à la main contre lui, sous je ne sais quel prétexte; cela le saisit de sorte que la fièvre chaude le prit, et dans ses rêveries, il croyoit toujours voir son beau-père l'épée à la main contre lui. Il mourut au bout de quelques jours. Sa femme ne veut plus demeurer avec Chouaisne, et se retire à Ablége, dans le Vexin françois, avec un petit garçon dont elle étoit accouchée depuis la mort de son mari. Là, elle fut enlevée, trois ou quatre mois après, et d'une façon bien rude. On dit que son propre père y avoit consenti pour se venger de ce qu'elle ne vouloit pas loger avec lui; ce fut un gentilhomme de Picardie, nommé Pardillan, assisté de Varicarville [477], et de Saint-Valéry, gentilshommes du Vexin, ses oncles. Ils l'enlevèrent de l'église du village, où elle entendoit la messe, la lièrent sur un cheval; et, parce qu'elle n'avoit que des mules de chambre, ils les lui attachèrent par-dessous les pieds avec une serviette. En cet état ils la mènent dix lieues au grand trot, au bout desquelles ils rencontrèrent un carrosse; de là, ils la conduisirent au château de Dieppe, et lui font faire tout ce chemin-là sans manger. Dès qu'ils y furent arrivés, Montigny, le gouverneur, et sa femme, en sortirent. Je crois qu'ils ne vouloient point être compris dans ce rapt, et qu'ils avoient ordre de M. de Longueville d'en user ainsi. Les enleveurs vouloient être aussi maîtres de l'enfant; mais la nourrice, qui étoit hors de l'église avec son petit, s'étoit cachée, ou du moins avoit caché son enfant dans les herbes; ils le cherchèrent, mais ils ne le purent trouver.
A Dieppe, cette pauvre femme n'avoit pour la servir qu'une servante, qui étoit aux enleveurs. A toute heure, on lui tenoit le poignard sur la gorge; tantôt on la menaçoit de la reléguer dans l'île de Saint-Christophe, et quelquefois de la prostituer à la garnison; tout cela ne l'ébranla point; elle résista toujours, et dit qu'elle se tueroit si on lui faisoit violence. Les parents font députer un conseiller du Parlement de Paris; ce fut Sarrau. Il alla à Dieppe avec des archers; mais cela ne servit de rien. M. de Longueville protégeoit les ravisseurs. Enfin on présenta une lettre à la Reine, au nom de la ravie. Cette lettre fut imprimée; elle étoit de bon sens: on disoit qu'une de ses parentes, nommée mademoiselle d'Argouges, l'avoit faite. Il y avoit pourtant un endroit assez plaisant; cette affligée disoit qu'elle étoit veuve d'un aimable mari, qui avoit des qualités qu'elle ne rencontreroit jamais. C'étoit à dire qu'elle n'étoit pas autrement résolue à pleurer toujours le défunt. Les ravisseurs furent contraints de la rendre. Cette affaire-là nuisit à M. de Longueville, et la Reine le lui fit bien connoître, quand un parent du sieur Bourneuf, son trésorier, eut enlevé la fille de son carrossier; car elle lui reprocha que ses gens ou ses amis faisoient toujours des violences, et il fallut rendre cette fille comme madame d'Ablége.
Depuis, cette madame d'Ablége a épousé un homme de quelque âge, nommé La Grange, sieur de Neufville. Voici comme la chose est arrivée, car il y a encore une histoire. Cet homme étoit fort riche, et n'avoit pour tout enfant qu'une fille; il la donna à élever à madame Boutillier, sa parente. Frontenac [478] la rechercha. Madame Boutillier dit au père, et lui soutint jusqu'à la fin qu'il pouvoit mieux marier sa fille, et que Frontenac, quoi qu'il dît, n'avoit que vingt mille livres de rente. Cet homme, qui n'avoit pas grande cervelle, laissa engager les choses, et sottement portoit des baisers à sa fille, de la part de son futur gendre. Madame Boutillier lui disoit: «Si vous promettez votre fille, ne venez pas vous en dédire après.» Il n'y avoit plus qu'à aller au moustier, lorsque La Grange s'avisa de dire qu'il ne vouloit plus Frontenac pour son gendre, Sa fille lui dit: «Mon père, vous m'avez commandé de l'aimer; j'y suis engagée, je n'en aurai point d'autre.» Voilà bien de l'embarras. Madame Boutillier lui conseille de dire à sa fille qu'elle choisît ou de retourner avec lui ou d'aller en religion. La fille aima mieux aller en religion; mais avant, elle s'alla marier secrètement étant chez son père, pour entrer à quelque jour de là en religion. Après ceux du parti de la fille dirent qu'elle étoit mariée. Voilà le père en fureur, qui dit: «Je n'ai que cinquante ans, je me remarierai; j'aurai douze enfants, elle n'aura que le bien de sa mère [479], je lui ôterai deux cent mille écus qu'elle pouvoit espérer de moi.» On se rapporta de tout cela au premier président Molé; la fille lui écrit qu'elle n'est point mariée. Depuis elle écrivit une lettre qui disoit: «J'ai été forcée à parler contre ma conscience; je suis mariée.» Le premier président, averti outre cela par Champlâtreux, de la part de sa fille, qu'elle étoit mariée, et que tout ce qu'elle diroit au contraire seroit faux, le dit au père. Le père va à la grille; elle nie d'avoir dit cela. Il lui fit écrire ce qu'il voulut, et le porta au premier président, et le premier président le paya de cette lettre qui disoit que la vérité étoit que Frontenac étoit son mari, etc. De colère, le père épousa madame d'Ablége, et Chouaisne disoit qu'il le tueroit. Depuis tout s'accommoda. Je crois qu'il n'y a point eu d'enfant du second lit: il est mort et a laissé une fille [480]. Nous en parlerons ailleurs.
ENFANTS DE QUI LES PÈRES ONT FAIT
EUX-MÊMES JUSTICE.
Doublet, charpentier du roi, homme à son aise, et fort estimé en son métier, avoit un fils extrêmement débauché, jusque là qu'il se trouva engagé avec des filoux en une méchante affaire, dont le crédit de son père le tira. Le bon homme lui fit ensuite toutes les remontrances imaginables, mais en vain. Ce garçon se met à voler sur les grands chemins. Le père, désespérant d'obtenir sa grâce une seconde fois, et craignant d'avoir le déplaisir de le voir rouer, prit une résolution assez étonnante. Un jour, ayant eu avis que ce garçon étoit à Louvres en Parisis, il monte à cheval avec deux pistolets à l'arçon de la selle, le trouve dans une hôtellerie, et, sans faire autrement de bruit, après l'avoir fait venir dans une chambre, il lui donne un coup de pistolet dans la tête. Il ne mourut pas sur l'heure; il eut le loisir de se confesser. Le père demande sa grâce et l'obtient. Elle fut entérinée au parlement.
Un gentilhomme de Champagne, dont j'ai oublié le nom, cassa les jambes à son fils avec des tenailles, voyant qu'il ne lui donnoit nulle marque d'amendement; après il gagne le chirurgien, qui le traita exprès; de sorte qu'il ne pouvoit se soutenir.
Un gentilhomme de la frontière de Lorraine, nommé Neufvilly, s'aperçut qu'une de ses filles étoit grosse; il la presse de le lui avouer, et de qui c'étoit; elle lui dit que c'étoit de son cousin de Moyenville (c'étoit son cousin-germain), et sous promesse de mariage. Dans ces entrefaites, Moyenville entre dans la cour: le père, quoiqu'il l'aimât tendrement, court à lui, l'épée à la main, en lui faisant mille reproches. Moyenville le prie de se donner du temps, d'examiner la chose, et que s'il se trouvoit coupable, il se soumettoit à toutes choses. Pendant ce discours, un petit garçon entra, qui donna un billet à la demoiselle; elle étoit présente. Le père s'en aperçoit; il le veut avoir, il le veut prendre; il n'en peut arracher qu'un petit morceau, où il n'y avoit que des lettres à demi rompues. Le père la presse, et menace de la tuer. Elle avoue que le billet étoit du berger, et que c'étoit de lui qu'elle étoit grosse. Le gentilhomme, à ce mot, donne de l'épée dans le corps à sa fille, et, quoique ce coup eût percé la mère et l'enfant, elle eut pourtant la force de monter dans sa chambre. Elle vécut encore trois jours, et déclara en présence de témoins, et par-devant notaire, comme le tout s'étoit passé, et qu'elle méritoit pire traitement que celui qu'on lui avoit fait. Le père eut sa grâce.
VARIN [481].
Varin étoit faiseur de jetons de son métier; Laffemas l'alloit faire pendre pour la fausse monnoie; mais le cardinal de Richelieu ayant ouï parler que c'étoit un excellent artisan, voulut qu'on le sauvât: il ne fut que banni. On le rappela d'Angleterre, où il s'étoit retiré, quand on voulut travailler aux louis d'or et d'argent [482]. Il change de religion, car il étoit huguenot; il fit fortune à la monnoie, et il est fort riche. On l'a accusé aussi d'avoir empoisonné le premier mari de sa femme, et on dit que la fille du premier lit étoit sa fille.
Cette fille, qui étoit bien faite, a eu une étrange destinée. Varin la voulut marier à un homme dont je n'ai pu savoir le nom. Elle y témoigna de la répugnance. Depuis il l'accorda à un auditeur des comptes, fils d'un vendeur de marée en titre d'office [483]. Cette fille, voyant que cet homme étoit fort mal fait, pria son beau-père de lui donner plutôt le premier. Il dit qu'il étoit trop engagé. Le soir des noces, le marié, qui est fort ivrogne, s'enivra. Je pense que cela désespéra cette pauvre fille en deux jours qu'elle fut avec lui, car, pour un mal de garçon, il s'absenta aussitôt. Elle reconnut qu'il étoit bordelier et stupide, car, pour ivrogne, elle ne pouvoit pas l'ignorer; avec cela il n'avoit qu'une bonne jambe; l'autre étoit de bois, mais chaussée à l'ordinaire. On a dit que la veille des noces elle avoit voulu s'empoisonner, mais qu'elle ne put. Si cela est, elle savoit apparemment tous les défauts de cet homme. Au bout de huit ou dix jours elle en vint à bout. Le jour de devant, elle parut la plus gaie du monde. Ce fut avec du sublimé qu'elle mit dans ses œufs comme du sel. Après elle envoya quérir Varin; mais c'étoit si tard qu'il n'y avoit plus de remède. Elle eut pourtant le loisir de se confesser. Chez lui, on a dit que ç'avoit été par mégarde; que le sublimé sert à la monnoie, et qu'elle le prit pour du sel [484].
LE MARQUIS D'ALLUYE
ET MADAME DE BOSSU.
Le marquis d'Alluye [485], fils aîné du marquis de Sourdis, alla, en 1644, en Hollande pour apprendre le métier de la guerre. Il passa avec La Tuillerie, ambassadeur de France, et il alla avec lui à Delft, voir la comtesse de Bossu [486], qui se fait appeler madame de Guise. Il dit que cette femme le surprit plus qu'aucune qu'il ait jamais vue. Elle étoit de la plus belle taille du monde, la gorge belle, les bras beaux, tous les traits du visage bien proportionnés, le teint fort blanc, et les cheveux fort noirs.
L'ambassadeur s'en alla, mais le jeune homme ne s'en alla point; il avoit alors le teint aussi beau que madame de Bossu, jeune de dix-huit à dix-neuf ans, la tête belle, et aussi bien dansant que personne de la cour. Il y retourne, et insensiblement il se mit bien avec elle. Elle lui conseilla, pour faire durer leur commerce, de s'en aller à La Haye, et de la venir voir le plus souvent et le plus secrètement qu'il pourroit. Il a dit à un homme de qui je le tiens qu'il avoit eu de grandes privautés avec elle; mais il ne tranche pas le mot. Il y alloit de nuit; mais au bout de quelques mois il eut la petite-vérole. Elle lui envoya tous les régals dont elle put s'aviser; mais il étoit au désespoir quand il songeoit que, s'il étoit gâté, elle ne l'aimeroit plus. Le voilà guéri sans difficulté, mais il n'a plus de teint du tout. Elle le pria de l'aller voir. Il refusa trois ou quatre fois; elle le lui commanda absolument; il y alla encore tout rouge; elle le reçut comme devant.
Ce fut en ce temps-là qu'elle commença à ne plus douter de la perfidie de M. de Guise. Trois mois devant que Alluye fût arrivé en Hollande, M. de Guise étoit revenu en France; elle n'en avoit aucunes nouvelles; elle s'en plaignoit sans cesse, et le marquis étoit témoin de tous ses regrets. Il avoue qu'elle a l'esprit un peu roman. Ils font dessein de passer tous deux en France: «Je me veux, disoit-elle, déguiser en homme, et après me venger de ce déloyal.—Madame, lui disoit le jeune marquis, servez-vous de moi pour vous venger.—Je ne veux pas, lui disoit-elle, vous hasarder contre un homme qui ne le mérite pas.» En ces entrefaites, le printemps vient; il fallut aller à l'armée; puis les allées et venues du cavalier n'étoient plus inconnues aux autres François; cela l'obligea, avec d'autres considérations, à revenir en France.
Ce M. le marquis se vante de savoir un secret pour entrer partout; on le défia d'entrer chez Saint-Germain-Beaupré, ou chez Fosseuse. Il fait ses tentatives. On dit que, pour le premier, il eut quelques galanteries avec sa femme; pour Fosseuse, il dit qu'il se mit fort bien avec lui, mais qu'il n'en conta point à madame.
LA DU RYER.
La Du Ryer étoit une pauvre fille, d'auprès de Mons en Hainaut, qui étoit assez jolie en sa jeunesse: elle se donna à Saint-Preuil, qui lui fit gagner dix ou douze mille livres, en une campagne, où elle fut vivandière. Elle épouse un nommé Du Ryer, et se met à tenir auberge; elle étoit aussi un peu m.......... Un jour qu'elle demanda de l'argent à Saint-Preuil [487], il la battit. Au lieu de se fâcher de cela, elle lui alla demander pardon, et lui dit qu'elle étoit une impertinente de lui avoir demandé de l'argent, elle qui savoit bien qu'il n'en avoit pas. Quand il eut la tête coupée à Amiens, elle reçut sa tête dans son tablier, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens [488].
Veuve de Du Ryer, elle se remaria à un homme dont elle n'a jamais porté le nom; il étoit maître cuisinier à Saint-Cloud, où elle fit un cabaret magnifique. Au commencement, les dames n'y vouloient point aller; elle avoit un jardin là auprès, où on leur portoit ce qu'elles avoient commandé; enfin on s'y apprivoisa.
Madame de Champré, à Saint-Cloud, chez la Du Ryer, durant un grand orage, regarda par curiosité par le trou de la serrure d'une chambre, et elle vit un homme et une femme qui se divertissoient. «Jésus! dit-elle, par le temps qu'il fait!.... [489].»
Un jour la Du Ryer ayant ouï dire qu'un gentilhomme, qui se venoit de battre en duel, étoit demeuré fort blessé assez près du pont de Saint-Cloud, elle y va, le fait emporter chez elle, le fait traiter, et quand il fut guéri, elle lui donne cinquante pistoles pour se retirer chez lui. Cet homme, au bout de quelque temps, la vient trouver, et lui présentant une bourse où il y avoit quatre cents pistoles: «Tenez, madame, prenez; si ce n'est pas assez, je tâcherai d'en avoir encore.» Elle lui dit qu'il se moquoit, lui fit bonne chère, et ne voulut jamais prendre que deux pistoles qu'elle jeta à ses gens, en leur disant: «Tenez, voilà ce que monsieur vous donne.» Durant les troubles, un jour que le Conseil étoit à Saint-Cloud, M. Tubeuf ayant su qu'elle n'avoit rien voulu prendre pour la nourriture de leurs chevaux et de leurs gens, lui fit donner une ordonnance de cent écus, au lieu de quarante qu'on lui devoit. Elle en fut payée. Les gendarmes du Roi avoient fait quelque dépense chez elle; elle ne leur en fit payer que la moitié. «Ce n'est pas, dit-elle, avec vous autres que je prétends m'enrichir.» Elle prit en amitié le baron Des Essarts, et lui demanda un de ses garçons à nourrir; il lui donna son second fils. Cette femme le faisoit élever comme un grand seigneur. Il étoit vêtu de toile d'argent si pesante, qu'il ne pouvoit porter sa robe. Elle le vouloit faire son héritier. Elle nourrissoit aussi une pauvre femme avec trois enfants. Elle alloit faire plus de profit que jamais, car elle avoit percé trois ou quatre maisons; il y eût eu quatre-vingts chambres meublées dont il y en eût eu de fort propres; mais elle mourut trop tôt [490].
Une pauvre fille, âgée de dix-huit ans, qui sert chez un banquier hollandois, nommé Van Ganghel, qui est huguenot, entretient, de ce qu'elle peut gagner, deux petits frères qu'elle a en métier; tous deux étant tombés malades, et ayant été portés à l'hôpital secret de ceux de la religion, car la fille et ses frères sont aussi huguenots, elle paya leur dépense, disant que, puisqu'elle avoit encore assez de reste pour cela, elle ne vouloit point être à la charge de l'Eglise, et qu'au pis-aller elle auroit toujours ses bras.
GÉNÉROSITÉS.
M. de Mesmes, bisaïeul de M. d'Avaux, étant simple avocat, refusa de prendre la charge d'avocat-général que le roi François Ier lui donnoit, disant qu'il ne vouloit point prendre la charge d'un homme vivant: c'est qu'on l'ôtoit à un M. de Ruzé. Ruzé l'alla remercier, le genou en terre, et lui dit: «Je vous dois le bien et l'honneur.—Levez-vous, lui dit-il, vous ne m'en avez point d'obligation; je l'ai fait pour l'amour de moi, et non pour l'amour de vous.» Le Roi conserva Ruzé dans sa charge, et donna à de Mesmes celle de lieutenant civil.
Des Fontaines-Bohart, ce secrétaire du Conseil que le cardinal de Richelieu tint si long-temps dans la Bastille, et qui n'en sortit que par la mort de celui qui l'y avoit fait mettre, étoit un vieux garçon riche. Il s'avisa un jour de faire porter secrètement deux cent mille livres chez un de ses bons amis, nommé Menjot (c'est un secrétaire du Roi, qui est encore jeune); apparemment il avoit intention de les lui donner; mais il mourut subitement. Menjot aussi déclara qu'il y avoit deux cent mille livres chez lui qui appartenoient à Des Fontaines. Le cadet de cet homme est mort tout de même depuis peu, en juillet 1658.
Henri III envoya Benoise, secrétaire du cabinet, dire à Montelon [491], ancien avocat, qu'il se rendît au Louvre dans deux heures pour recevoir les sceaux. «Moi, monsieur?—Oui, vous.—Mais c'est bien peu de temps pour y penser. Voilà un procès qui a sept sacs; il m'en reste encore trois à lire, je les voudrois bien achever.» Il assemble sa famille pour voir s'il devoit accepter les sceaux. On le lui conseilla. A trois heures de là, Benoise le vint prendre. Au Louvre, il salue je ne sais quel seigneur, au lieu du Roi. Le Roi lui dit: «Bon homme, un bon sujet doit toujours connoître le visage de son prince. Je vous ai envoyé quérir, parce qu'on m'a dit du bien de vous.» Ce M. de Montelon rendit les sceaux à Henri IV, parce qu'il étoit huguenot, et après il se retira à la campagne. Il y avoit déjà eu un autre garde-des-sceaux de ce nom-là, pour avoir hardiment soutenu Charles de Bourbon, absent, en présence du Roi [492].
Un marchand de soie, nommé Hervé, père de M. Hervé, conseiller au Parlement, étant un jour à sa boutique avec quelques autres marchands, il passa un petit garçon de quatorze à quinze ans, qui avoit peut-être pour quatre livres de marchandises dans une balle. Ce petit garçon leur dit en riant: «Messieurs, qui est-ce de vous qui me veut prêter quelque chose sur ma bonne mine? J'ai bonne envie de faire fortune.» Ce M. Hervé trouva ce garçon à sa fantaisie, il lui prête dix écus, et lui fit en riant promettre, foi de marchand, qu'il lui tiendroit compte du profit moitié par moitié. Ce garçon s'en va. Au bout de quinze ans, comme Hervé dînoit, on lui vint dire qu'un homme bien vêtu le demandoit; il dit: «Montrez-lui telles étoffes qu'il voudra.—Il veut vous parler.» Hervé se lève; l'autre lui en fait excuse, et lui demande s'il ne se souvenoit point d'un petit garçon auquel il avoit prêté dix écus, etc. «Non.» L'autre lui dit tant de circonstances, qu'enfin il l'en fit ressouvenir. «Monsieur, c'est moi. Voilà mes livres; vous verrez ce que j'achetai ici, où je fus ensuite, comme je m'embarquai et allai en Espagne, puis aux Indes; il y a près de cinquante mille écus de profit pour vous.» Hervé répondit qu'il ne pouvoit les prendre en conscience, parce qu'il avoit eu l'intention de lui donner ces dix écus. L'autre lui envoya le lendemain deux crocheteurs chargés de vaisselle d'argent.
On conte une chose assez semblable de quelqu'un de la maison Du Plessis-Mornay; mais au lieu de la moitié du profit, on ne lui offrit qu'un diamant d'assez grand prix, qu'il substitua de mâle en mâle.
Mesdemoiselles de La Nocle étoient deux filles de condition, et héritières. La cadette étant accordée avec Saint-André-Montbrun, sa sœur aînée vint à mourir; la voilà un grand parti. Saint-André n'espéroit plus de l'épouser. Elle fut généreuse, et lui tint ce qu'elle lui avoit promis. Elle ne s'en est pas repentie, car il a fait fortune.
Un cadet de la maison d'Angennes, de la branche de Rambouillet, accordé avec une demoiselle Cotereau, de Tours, fille du feu président du présidial, qui étoit de bonne famille, étant devenu l'aîné, la mère de la fille lui dit: «Monsieur, à cette heure vous aurez des pensées plus relevées.—Non, mademoiselle, répondit-il, je tiendrai ce que j'ai promis.» Il l'épousa. C'est d'elle qu'est venue la terre de Maintenon. On l'acheta de son mariage [493].
M. de Mouy, de la maison de Lorraine [494], éperdument amoureux et jouissant de la fille de Galean, l'un de ses gentilshommes, la vouloit épouser; elle ne le voulut pas et lui dit: «Cela vous feroit tort de vous mésallier.»
Une fille de Maupeou, l'intendant des finances, ayant été accordée avec un M. d'Amours, cet homme eut la petite vérole, et perdit la vue; elle ne laissa pas de l'épouser et vécut fort bien avec lui.
Feu Suif, ce fameux chirurgien, traita un homme fort riche d'un mal fort dangereux. Cet homme guéri envoya sa femme chez Suif, avec une somme considérable en or. «Jésus! madame, dit le bon homme, en voilà très-bien.» Il prit trente pistoles, et trois pour son garçon, à qui elle en vouloit donner douze, et, quoi qu'elle fît, il n'en voulut jamais prendre davantage. Au voyage qu'il fit en Savoie pour Madame [495], il ne voulut jamais prendre un sou de tous ceux qu'il traita, disant que ce n'étoit pas pour eux qu'il faisoit le voyage. Madame lui donna quarante mille livres.
M. de Berzeau, fils et frère de conseillers au Parlement, étant assez mal, envoya dire à Joly, alors chanoine de Verdun, aujourd'hui curé de Saint-Nicolas [496], homme fort né à la prédication, que, sur sa réputation, il lui donnoit la trésorerie de Beauvais, et lui offroit cinq cents écus qu'il falloit pour envoyer à Rome, en cas qu'il ne les eût pas. Joly répondit: «Je ne connois point M. de Berzeau, je vous demande trois jours; il faut prier Dieu afin qu'il nous inspire.—Monsieur, il n'y a point de temps à perdre; dites oui ou non.» Voilà l'affaire conclue; les provisions viennent; M. de Berzeau guérit; Joly le va trouver, dit qu'il lui rapportoit ses provisions, mais qu'il le prioit de lui rendre les cinq cents écus. Berzeau dit qu'il lui avoit donné cette trésorerie de bon cœur, et ne la voulut jamais reprendre. Il est vrai qu'il est à son aise. Il se trouva une nullité aux provisions; car n'étant point chanoine de Beauvais, il falloit avoir des lettres de chanoine ad effectum pour posséder une dignité de cette église. Joly va retrouver M. de Berzeau, lui dit qu'il sembloit que Dieu eût fait naître cette difficulté exprès, qu'il le prioit de reprendre son bénéfice. Berzeau persista, et on fit venir de Rome ce qu'il falloit. Nous verrons dans les Mémoires de la Régence que ce Joly est un grand comédien.
J'ai ouï conter qu'une simple servante de Seine, laide et mal bâtie, voyant que son maître étoit condamné aux galères et mené à Marseille, y alla de deux cents lieues de loin, et là se mit à travailler, en sorte que, de ce qu'elle gagnoit, elle y nourrit son maître tant qu'il y fut.
M. de Gèvres (Potier), secrétaire d'État, père de M. de Tresmes, quoique assez intéressé d'ailleurs, ne laissa pas de faire une action généreuse. Il y avoit un vieux gentilhomme auprès de Tresmes, qui, pressé par ses créanciers, alla offrir sa terre à M. de Gèvres. M. de Gèvres lui demanda ce qui l'obligeoit à vendre une terre où il avoit toujours vécu, qu'il avoit pitié de lui, et qu'il lui vouloit acheter sa terre, à condition de l'en laisser jouir tout le reste de ses jours. En effet, il paya les créanciers et n'eut le reste qu'après la mort du gentilhomme.
Un M. de Villefrit, frère d'un conseiller au Parlement, nommé Bournonville, étoit amoureux de mademoiselle d'Elbène, sa cousine; mais, comme cette fille n'avoit guère de bien, et qu'il n'en avoit pas assez pour la mettre à son aise, il ne voulut pas l'épouser. Bournonville meurt sans enfants; Villefrit, héritier, épouse mademoiselle d'Elbène. Il en a été bien récompensé; car le frère de cette fille fut assassiné peu de temps après, et elle est devenue héritière.
Madame de Rambouillet m'a conté une historiette arrivée de notre siècle; mais, par malheur, elle a oublié les noms. Un François, chevalier de Malte, avoit un esclave africain qu'il avoit pris en mer; il le maltraitoit étrangement, jusque-là qu'un de ses neveux, aussi chevalier, touché de compassion envers ce pauvre homme, résolut de le tirer de cette misère; et, pour cet effet, jouant un jour avec son oncle, il le pria de lui jouer cet esclave, et il le gagna. L'esclave, qui avoit déjà, en plusieurs rencontres, ressenti des effets de l'humanité de ce jeune homme, fut ravi de l'avoir pour maître, et se met à travailler si assidument, que, tous les jours, il rapportait assez d'argent de ses journées pour faire une somme considérable au bout de l'an. Le chevalier n'en voulut jamais rien prendre; mais l'esclave, aussi généreux que lui, mettoit cet argent à part pour le conserver à son maître: en effet, une fois que le chevalier avoit perdu tout son argent, il apporta tout ce qu'il avoit gagné depuis qu'il étoit à lui; le chevalier, surpris de cette reconnoissance, donne la liberté à l'esclave, qui se retire incontinent en Afrique. Au bout de quelques années on vit arriver à Malte une frégate, dont les mâts et les antennes étoient toutes pleines de banderoles et les mariniers proprement vêtus. Elle étoit chargée de présents que cet esclave envoyoit à son maître; car cet homme, s'étant mis à trafiquer, avoit fait quelque fortune, et n'avoit pas voulu manquer à reconnoître la générosité du chevalier, dès qu'il avoit été en état de le faire. Au bout de dix ans, ce chevalier, pris sur mer, est mené à Alger; il est reconnu par l'esclave qui l'achète et le fait conduire dans une maison magnifiquement meublée. Je vous laisse à penser s'il fut surpris de se voir en un si beau lieu; mais il le fut bien davantage quand il vit son cher esclave à ses pieds, qui lui baisoit les mains, et lui protestoit qu'il recevoit la plus grande joie qu'il eût reçu de sa vie. Non content de cela, il le voulut servir lui-même, disant que c'étoit son bon maître, et qu'il ne pouvoit souffrir qu'autre que lui en approchât. Il lui conta ensuite que, depuis les présents qu'il lui avoit envoyés à Malte, sa fortune s'étoit de beaucoup augmentée et qu'il avoit beaucoup de pouvoir dans Alger; après il renvoya le chevalier à Malte, avec une infinité de présents.
MADAME DE MIRAMION [497].
Madame de Miramion est fille d'un des Bonneaux de Tours, intéressés aux Gabelles et à bien d'autres affaires; elle étoit veuve de Miramion, conseiller au Parlement, fort riche, dont elle avoit une fille. Bussy-Rabutin, sans considérer qu'elle étoit comme accordée avec Caumartin, se laissa enjôler par un Père de la Mercy, nommé le Père Clément, confesseur de la dame [498]. Ce moine lui fit accroire que madame de Miramion l'avoit vu plusieurs fois à l'église, qu'elle l'avoit trouvé à son gré, et que sans ses parents qui vouloient qu'elle épousât un homme de robe, elle l'épouseroit volontiers, et que même elle se laisseroit enlever. Le moine cependant demandoit tantôt cinquante, tantôt cent pistoles, pour gagner celui-ci et celui-là, et enfin il en tira jusqu'à deux mille écus. Le moine avertit le cavalier que la dame devoit aller un tel jour faire dire une messe à Notre-Dame-de-Boulogne [499]. Au retour, dans le bois les enleveurs l'arrêtèrent; Bussy n'y étoit pas; c'étoit un nommé Du Boccage [500]. Madame de Miramion, la belle-mère, eut le courage de prendre l'épée du meneur de sa belle-fille, et blessa au bras le premier qui se présenta à elle. On leur fait faire bien des tours, et une fois qu'il falloit passer dans un village, on baissa les portières: avec des couteaux elles coupèrent les cuirs; mais le village étoit passé avant que cela fût fait. On les mena dans la forêt de Livry, où on laissa la belle-mère [501]. On la conduit seule dans un château à trois lieues de Sens [502]. Là elle fit l'endiablée, quoique Bussy, pour la fléchir, vînt à elle à genoux dès l'entrée de la salle. Dès qu'on en eut avis à Paris, on mit bien du monde en campagne, et tous les archers des Gabelles alloient investir le château, quand Bussy la laissa aller, après lui avoir protesté qu'il n'y avoit que le moine de coupable. Le drôle se sauva. Elle poursuivit; mais enfin tout s'accommoda [503]. Elle a avoué que le moine lui avoit parlé d'amour, et qu'aussitôt elle prit un autre confesseur. Caumartin ne l'épousa point. Je crois que dès ce temps-là elle commençoit à être dévote. Elle l'est à un point étrange et elle fait de grandes charités. Sa fille aura quarante mille écus de bien [504]. Elle la fait nourrir dans un couvent.