Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome premier: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
The Project Gutenberg eBook of Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome premier
Title: Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome premier
Author: Tallemant des Réaux
Editor: marquis de H. de Chateaugiron
L.-J.-N. Monmerqué
Jules-Antoine Taschereau
Release date: July 1, 2010 [eBook #33033]
Most recently updated: January 6, 2021
Language: French
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Dans la note numéro 56, la date de 1580 qui figurait dans l'original a été corrigée en 1530.LES HISTORIETTES
DE
TALLEMANT DES RÉAUX.
MÉMOIRES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU XVIIe SIÈCLE,
PUBLIÉS
SUR LE MANUSCRIT INÉDIT ET AUTOGRAPHE;
AVEC DES ÉCLAIRCISSEMENTS ET DES NOTES,
PAR MESSIEURS
MONMERQUÉ,
Membre de l'Institut,
DE CHATEAUGIRON ET TASCHEREAU.
TOME PREMIER.
PARIS,
ALPHONSE LEVAVASSEUR, LIBRAIRE,PLACE VENDÔME, 16.
1834
INTRODUCTION DE L'AUTEUR[1].
J'appelle ce recueil les Historiettes, parce que ce ne sont que petits Mémoires qui n'ont aucune liaison les uns avec les autres. J'y observe en quelque sorte la suite des temps, pour ne point faire de confusion. Mon dessein est d'écrire tout ce que j'ai appris et que j'apprendrai d'agréable et digne d'être remarqué, et je prétends dire le bien et le mal sans dissimuler la vérité, et sans me servir de ce qu'on trouve dans les Histoires et les Mémoires imprimés. Je le fais d'autant plus librement que je sais bien que ce ne sont pas choses à mettre en lumière, quoique peut-être elles ne laissassent pas d'être utiles. Je donne cela à mes amis qui m'en prient, il y a long-temps. Au reste, je renverrai souvent aux Mémoires que je prétends faire de la régence d'Anne d'Autriche, ou pour mieux dire, de l'administration du cardinal Mazarin, que je continuerai tant qu'il gouvernera, si je me trouve en état de le faire[2]. Ces renvois seront pour ne pas répéter la même chose, comme par exemple, une fois que M. Chabot[3], devenu duc de Rohan, entrera dans les négociations avec la cour, je ne puis plus continuer son Historiette, parce que désormais c'est l'histoire de la seconde guerre de Paris. Voilà quel est mon dessein. Je commencerai par Henri le Grand et sa cour, afin de commencer par quelque chose d'illustre.
MÉMOIRES
DE
TALLEMANT.
HENRI IV[4].
Si ce prince fût né roi de France, et roi paisible, probablement ce n'eût pas été un grand personnage; il se fût noyé dans les voluptés, puisque, malgré toutes ses traverses, il ne laissoit pas, pour suivre ses plaisirs, d'abandonner les plus importantes affaires[5]. Après la bataille de Coutras, au lieu de poursuivre ses avantages, il s'en va badiner avec la comtesse de Guiche[6], et lui porte les drapeaux qu'il avoit gagnés. Durant le siége d'Amiens, il court après madame de Beaufort[7], sans se tourmenter du cardinal d'Autriche, depuis l'archiduc Albert, qui s'approchoit pour tenter le secours de la place[8].
Il n'étoit ni trop libéral, ni trop reconnoissant. Il ne louoit jamais les autres, et se vantoit comme un gascon. En récompense, on n'a jamais vu un prince si humain, ni qui aimât plus son peuple; il ne refusoit point de veiller pour le bien de son État. Il a fait voir en plusieurs rencontres qu'il avoit l'esprit vif et qu'il entendoit raillerie[9].
Pour reprendre donc ses amours, si Sébastien Zamet, comme quelques-uns l'ont prétendu, donna du poison à madame de Beaufort[10], on peut dire qu'il rendit un grand service à Henri IV, car ce bon prince alloit faire la plus grande folie qu'on pouvoit faire; cependant il y étoit tout résolu[11]. On devoit déclarer feu M. le Prince bâtard[12]. M. le comte de Soissons se faisoit cardinal, et on lui donnoit trois cent mille écus de rente en bénéfices. M. le prince de Conti[13] étoit marié alors avec une vieille qui ne pouvoit avoir d'enfants[14]. M. le maréchal de Biron devoit épouser la fille de madame d'Estrées, qui depuis a été madame de Sanzay. M. d'Estrées la devoit avouer; elle étoit née durant le mariage, mais il y avoit cinq ou six ans que M. d'Estrées[15] n'avoit couché avec sa femme, qui s'en étoit enallée avec le marquis d'Allègre, et qui fut tuée avec lui à Issoire[16], par les habitants qui se soulevèrent, et prirent le parti de la Ligue. Le marquis et sa galante tenoient pour le Roi: ils furent tous deux poignardés et jetés par la fenêtre.
Cette madame d'Estrées étoit de La Bourdaisière, la race la plus fertile en femmes galantes qui ait jamais été en France[17]; on en compte jusqu'à vingt-cinq ou vingt-six, soit religieuses, soit mariées, qui toutes ont fait l'amour hautement. De là vient qu'on dit que les armes de La Bourdaisière, c'est une poignée de vesces; car il se trouve, par une plaisante rencontre, que dans leurs armes il y a une main qui sème de la vesce[18]. On fit sur leurs armes ce quatrain:
Nous devons bénir cette main
Qui sème avec tant de largesses,
Pour le plaisir du genre humain,
Quantité de si belles vesces[19].Voici ce que j'ai ouï conter à des gens qui le savoient bien, ou croyoient le bien savoir: une veuve à Bourges, première femme d'un procureur ou d'un notaire, acheta un méchant pourpoint à la Pourpointerie[20], dans la basque duquel elle trouva un papier où il y avoit: «Dans la cave d'une telle maison, six pieds sous terre, de tel endroit (qui étoit bien désigné), il y a tant en or en des pots, etc.» La somme étoit très-grande pour le temps (il y a bien 150 ans). Cette veuve, voyant que le lieutenant-général de la ville étoit veuf et sans enfants, lui dit la chose, sans lui désigner la maison, et offrit, s'il vouloit l'épouser, de lui dire le secret. Il y consent; on découvre le trésor; il lui tient parole et l'épouse. Il s'appeloit Babou. Il acheta La Bourdaisière. C'est, je pense, le grand-père de la mère du maréchal d'Estrées[21].
Madame d'Estrées eut six filles et deux fils, dont l'un est le maréchal d'Estrées qui vit encore aujourd'hui[22]. Ces six filles étoient madame de Beaufort, que madame de Sourdis, aussi de La Bourdaisière, gouvernait; madame de Villars, dont nous parlerons de suite; madame de Namps, la comtesse de Sanzay, l'abbesse de Maubuisson et madame de Balagny. Cette dernière est Délie dans l'Astrée; elle avoit la taille un peu gâtée, mais c'étoit la personne la plus galante du monde. Ce fut d'elle que feu M. d'Epernon eut l'abbesse de Sainte-Glossine de Metz[23]. On les appeloit, elles six et leur frère, les sept péchés mortels. Madame de Neufvic, dame d'esprit, qui étoit fort familière chez madame de Bar[24], fit cette épigramme sur la mort de madame la duchesse de Beaufort:
J'ai vu passer par ma fenêtre
Les six péchés mortels vivants,
Conduits par le bastard d'un prêtre[25],
Qui tous ensemble alloient chantant
Un requiescat in pace,
Pour le septième trépassé[26].Henri IV, à ce qu'on prétend, n'en avoit pas eu les gants, et ce fut pour cela qu'il ne fit pas appeler M. de Vendôme Alexandre, de peur qu'on ne dît Alexandre le Grand, car on appeloit M. de Bellegarde M. le Grand[27], et apparemment il y avoit passé le premier. Le Roi commanda dix fois qu'on le tuât[28], puis il s'en repentoit quand il venoit à considérer qu'il la lui avoit ôtée; car Henri, voyant danser M. de Bellegarde et mademoiselle d'Estrées ensemble, dit: «Il faut qu'ils soient le serviteur et la maîtresse[29].»
Henri IV a eu une quantité étrange de maîtresses; il n'étoit pourtant pas grand abatteur de bois; aussi étoit-il toujours cocu. On disoit en riant que son second avoit été tué. Madame de Verneuil l'appela un jour Capitaine bon vouloir; et une autre fois, car elle le grondoit cruellement, elle lui dit que bien lui prenoit d'être roi, que sans cela on ne le pourroit souffrir, et qu'il puoit comme charogne. Elle disoit vrai, il avoit les pieds et le gousset fins[30]; et quand la feue Reine-mère coucha avec lui la première fois, quelque bien garnie qu'elle fût d'essences de son pays, elle ne laissa pas que d'en être terriblement parfumée. Le feu Roi[31], pensant faire le bon compagnon, disoit: «Je tiens de mon père, moi, je sens le gousset.»
Je pense que personne n'a approuvé la conduite d'Henri IV avec la feue Reine-mère, sa femme, sur le fait de ses maîtresses; car que madame de Verneuil fût logée si près du Louvre[32], et qu'il souffrît que la cour se partageât en quelque sorte pour elle, en vérité il n'y avoit en cela ni politique, ni bienséance. Cette madame de Verneuil étoit fille de ce M. d'Entragues qui épousa Marie Touchet, fille d'un boulanger d'Orléans[33], et qui avoit été maîtresse de Charles IX. Elle avoit de l'esprit, mais elle étoit fière, et ne portoit guère de respect, ni à la Reine, ni au Roi. En lui parlant de la Reine, elle l'appeloit quelquefois votre grosse banquière, et le roi lui ayant demandé ce qu'elle eût fait si elle avoit été au port de Nully (ou Neuilly) quand la Reine s'y pensa noyer[34]: «J'eusse crié, lui dit-elle: La Reine boit.»
Enfin le Roi rompit avec madame de Verneuil; elle se mit à faire une vie de Sardanapale ou de Vitellius: elle ne songeoit qu'à la mangeaille, qu'à des ragoûts, et vouloit même avoir son pot dans sa chambre; elle devint si grasse qu'elle en devint monstrueuse; mais elle avoit toujours bien de l'esprit. Peu de gens la visitoient. On lui ôta ses enfants[35]; sa fille fut nourrie auprès des Filles de France.
La feue Reine-mère, de son côté, ne vivoit pas trop bien avec le Roi: elle le chicanoit en toutes choses. Un jour qu'il fit donner le fouet à M. le dauphin: «Ah! lui dit-elle, vous ne traiteriez pas ainsi vos bâtards.—Pour mes bâtards, répondit-il, il les pourra fouetter, s'ils font les sots, mais lui il n'aura personne qui le fouette.»
J'ai ouï dire qu'il lui avoit donné le fouet lui-même deux fois: la première, pour avoir eu tant d'aversion pour un gentilhomme, que, pour le contenter, il fallut tirer à ce gentilhomme un coup de pistolet sans balle pour faire semblant de le tuer; l'autre, pour avoir écrasé la tête à un moineau; et que, comme la Reine-mère grondoit, le Roi lui dit: «Madame, priez Dieu que je vive, car il vous maltraitera, si je n'y suis plus[36].»
Il y en a qui ont soupçonné la Reine-mère d'avoir trempé à sa mort, et que pour cela on n'a jamais vu la déposition de Ravaillac. Il est bien certain que le Roi dit un jour que Conchine, depuis maréchal d'Ancre, l'étoit allé saluer à Monceau: «Si j'étois mort, cet homme-là ruineroit mon royaume.»
Ceux qui ont voulu raffiner sur la mort de Henri IV disent que l'interrogatoire de Ravaillac fut fait par le président Jeannin, comme conseiller d'État (il avoit été président au mortier de Grenoble); et que la Reine-mère l'avoit choisi comme un homme à elle[37]. On a dit que la Comant avoit persévéré jusqu'à la mort[38].
On a seulement dit que Ravaillac avoit déclaré que voyant que le Roi alloit entreprendre une grande guerre, et que son État en pâtiroit, il avoit cru rendre un grand service à sa patrie que de la délivrer d'un prince qui ne la vouloit pas maintenir en paix, et qui n'étoit pas bon catholique. Ce Ravaillac avoit la barbe rousse et les cheveux tant soit peu dorés. C'étoit une espèce de fainéant qu'on remarquoit à cause qu'il étoit habillé à la flamande plutôt qu'à la françoise. Il traînoit toujours une épée; il étoit mélancolique, mais d'assez douce conversation.
Henri IV avoit l'esprit vif; il étoit humain, comme j'ai déjà dit. J'en rapporterai quelques exemples.
A La Rochelle, le bruit étoit parmi la populace qu'un certain chandelier avoit une main de gorre, c'est-à-dire une mandragore; or, communément on dit cela de ceux qui font bien leurs affaires. Le Roi, qui n'étoit alors que roi de Navarre, envoya quelqu'un à minuit chez cet homme demander à acheter une chandelle. Le chandelier se lève et la donne. «Voilà, dit le lendemain le Roi, la main de gorre. Cet homme ne perd point l'occasion de gagner, et c'est le moyen de s'enrichir.»
Un monsieur de Vienne, qui s'appeloit Jean, étoit bien empêché à faire sa propre anagramme: le Roi le trouva par hasard en cette occupation: «Hé! lui dit-il, il n'y a rien plus aisé: Jean de Vienne, devienne Jean.»
Une fois un gentilhomme servant, au lieu de boire l'essai qu'on met dans le couvercle du verre, but en rêvant ce qui étoit dans le verre même; le Roi ne lui dit autre chose sinon: «Un tel, au moins deviez-vous boire à ma santé, je vous eusse fait raison.»
On lui dit que feu M. de Guise étoit amoureux de madame de Verneuil; il ne s'en tourmenta pas autrement, et dit: «Encore faut-il leur laisser le pain et les p....: on leur a ôté tant d'autres choses[39]!»
Quand il vint à donner le collier à M. de La Vieuville, père de celui que nous avons vu deux fois surintendant, et que La Vieuville lui dit, comme on a accoutumé: «Domine, non sum dignus.—Je le sais bien, je le sais bien, lui dit le Roi, mais mon neveu m'en a prié.» Ce neveu étoit M. de Nevers, depuis duc de Mantoue, dont La Vieuville, simple gentilhomme, avoit été maître-d'hôtel. La Vieuville en faisoit le conte lui-même, peut-être de peur qu'un autre ne le fît, car il n'étoit pas bête, et passoit pour un diseur de bons mots[40].
Lorsqu'on fit une chambre de justice contre les financiers: «Ah! disoit-il, ceux qu'on taxera ne m'aideront plus.»
Il faisoit des banquets avec M. de Bellegarde, le maréchal de Roquelaure et autres, chez Zamet[41] et autres. Quand ce vint au maréchal, il dit au Roi qu'il ne savoit où les traiter, si ce n'étoit aux Trois Mores. Le Roi y alla; ils menèrent un page à deux, et le Roi un pour lui tout seul: «Car, dit-il, un page de ma chambre ne voudra servir que moi.» Ce page fut M. de Racan, dont nous avons de si belles poésies.
Un jour il alla chez madame la princesse de Condé, veuve du prince de Condé le bossu[42]; il y trouva un luth sur le dos duquel il y avoit ces deux vers:
Absent de ma divinité,
Je ne vois rien qui me contente.Il ajouta:
C'est fort mal connoître ma tante,
Elle aime trop l'humanité.La bonne dame avoit été fort galante. Elle étoit de Longueville.
Avant la réduction de Paris, une nuit qu'il ne dormoit point bien, et qu'il ne pouvoit se résoudre à quitter sa religion, Crillon lui dit: «Pardieu, sire, vous vous moquez de faire difficulté de prendre une religion qui vous donne une couronne.» Crillon étoit pourtant bon chrétien, car un jour, priant Dieu devant un crucifix, tout d'un coup il se mit à crier: «Ah! Seigneur, si j'y eusse été on ne vous eût jamais crucifié!» Je pense même qu'il mit l'épée à la main, comme Clovis et sa noblesse au sermon de saint Remi. Ce Crillon, comme on lui montroit à danser, et qu'on lui dit: «Pliez, reculez. Je n'en ferai rien, dit-il; Crillon ne plia ni ne recula jamais.» Il refusa, étant mestre-de-camp du régiment des gardes, de tuer M. de Guise; et quand M. de Guise le fils, étant gouverneur de Provence, s'avisa à Marseille de faire donner une fausse alarme, et de lui venir dire: «Les ennemis ont repris la ville;» Crillon ne s'ébranla point, et dit: «Marchons; il faut mourir en gens de cœur.» M. de Guise lui avoua après qu'il avoit fait cette malice pour voir s'il étoit vrai que Crillon n'eût jamais peur. Crillon lui répondit fortement: «Jeune homme, s'il me fût arrivé de témoigner la moindre foiblesse, je vous eusse poignardé.»
Quand M. du Perron, alors évêque d'Evreux, en instruisant le Roi, voulut lui parler du purgatoire: «Ne touchez point cela, dit-il, c'est le pain des moines.»
Cela me fait souvenir d'un médecin de M. de Créqui, qui, à l'ambassade de son maître à Rome, comme quelqu'un au Vatican demandoit où étoit la cuisine du pape, dit en riant que c'étoit le purgatoire; on le voulut mener à l'Inquisition; mais on n'osa quand on sut à qui il étoit.
Arlequin et sa troupe vinrent à Paris en ce temps-là, et quand il alla saluer le Roi, il prit si bien son temps, car il étoit fort dispos, que Sa Majesté s'étant levée de son siége, il s'en empara, et comme si le Roi eût été Arlequin: «Eh bien! Arlequin, lui dit-il, vous êtes venu ici avec votre troupe pour me divertir; j'en suis bien aise, je vous promets de vous protéger et de vous donner tant de pension.» Le Roi ne l'osa dédire de rien, mais il lui dit: «Holà! il y a assez long-temps que vous faites mon personnage; laissez-le-moi faire à cette heure.»
A ce propos un conte d'Angleterre. Milord Montaigu étoit mal satisfait du roi Jacques, et un jour qu'un gentilhomme écossois, que le roi avoit plusieurs fois évité, venoit pour lui demander récompense, il lui dit: «Sire, vous ne sauriez plus fuir; cet homme-là ne vous connoît point, j'ai votre ordre, je ferai semblant que je suis le roi, mettez-vous derrière.» L'Écossois fait sa harangue; Montaigu lui répond: «Il ne faut pas que vous vous étonniez que je n'aie rien fait encore pour vous, puisque je n'ai rien fait pour Montaigu, qui m'a rendu tant de services.» Le roi Jacques entendit raillerie, et lui dit: «Otez-vous de delà, vous avez assez joué.»
Henri IV conçut fort bien que détruire Paris c'étoit, comme on dit, se couper le nez pour faire dépit à son visage: en cela plus sage que son prédécesseur, qui disoit que Paris avoit la tête trop grosse, et qu'il la lui falloit casser. Henri IV voulut pourtant, à telle fin que de raison, avoir une issue pour sortir hors de Paris sans être vu, et pour cela il fit faire la galerie du Louvre, qui n'est point du dessin de l'édifice, afin de gagner par là les Tuileries, qui ne sont dans l'enceinte des murs que depuis vingt ou vingt-cinq ans[43]. M. de Nevers en ce temps-là faisoit bâtir l'hôtel de Nevers. Henri IV le trouvoit un peu trop magnifique, pour être à l'opposite du Louvre[44], et un jour en causant avec M. de Nevers, et lui montrant son bâtiment: «Mon neveu, lui dit-il, j'irai loger chez vous, quand votre maison sera achevée.» Cette parole du Roi, et peut-être aussi le manque d'argent, firent arrêter l'ouvrage.
Un jour qu'il se trouva beaucoup de cheveux blancs: «En vérité, dit-il, ce sont les harangues que l'on m'a faites depuis mon avénement à la couronne, qui m'ont fait blanchir comme vous voyez.»
Il dit à sa sœur, depuis madame de Bar, la voyant rêveuse: «Ma sœur, de quoi vous avisez-vous d'être triste? nous avons tout sujet de louer Dieu, nos affaires sont au meilleur état du monde.—Oui, pour vous, lui dit-elle, qui avez votre conte, mais pour moi, je n'ai pas le mien[45].»
Elle fit danser une fois un ballet dont toutes les figures faisoient les lettres du nom du Roi. «Eh bien! Sire, lui dit-elle après, n'avez-vous pas remarqué comme ces figures composoient bien toutes les lettres du nom de Votre Majesté?—Ah! ma sœur, lui dit-il, ou vous n'écrivez guère bien, ou nous ne savons guère bien lire: personne ne s'est aperçu de ce que vous dites.»
A propos du comte de Soissons, j'ai ouï dire que comme il se sauvoit de Nantes, conduit par un blanchisseur dont il faisoit le garçon, il alla, car il marchoit fort mal à pied, choquer M. de Mercœur qui par hasard passoit dans la rue. Le blanchisseur lui donna un grand coup de poing, en lui disant: «Lourdaud, prenez garde à ce que vous faites.»
Le jour que Henri IV entra dans Paris, il fut voir sa tante de Montpensier, et lui demanda des confitures. «Je crois, lui dit-elle, que vous faites cela pour vous moquer de moi. Vous pensez que nous n'en avons plus.—Non, répondit-il, c'est que j'ai faim.» Elle fit apporter un pot d'abricots, et en prenant, elle en vouloit faire l'essai; il l'arrêta, et lui dit: «Ma tante, vous n'y pensez pas.—Comment, reprit-elle, n'en ai-je pas fait assez pour vous être suspecte?—Vous ne me l'êtes point, ma tante.—Ah! répliqua-t-elle, il faut être votre servante.» Et effectivement elle le servit depuis avec beaucoup d'affection.
Quelque brave qu'il fût, on dit que quand on lui venoit dire: «Voilà les ennemis,» il lui prenoit, toujours une espèce de dévoiement, et que, tournant cela en raillerie, il disoit: «Je m'en vais faire bon pour eux.»
Il étoit larron naturellement, il ne pouvoit s'empêcher de prendre ce qu'il trouvoit; mais il le renvoyoit. Il disoit que s'il n'eût été roi, il eût été pendu.
Pour sa personne, il n'avoit pas une mine fort avantageuse. Madame de Simier, qui étoit accoutumée à voir Henri III, dit, quand elle vit Henri IV: «J'ai vu le Roi, mais je n'ai pas vu sa Majesté.»
Il y a à Fontainebleau une grande marque de la bonté de ce prince. On voit dans un des jardins une maison qui avance dedans, et y fait un coude[46]. C'est qu'un particulier ne voulut jamais la lui vendre, quoiqu'il lui en voulût donner beaucoup plus qu'elle ne valoit. Il ne voulut point lui faire de violence.
Lorsqu'il voyoit une maison délabrée, il disoit: «Ceci est à moi, ou à l'Eglise.»
LE MARÉCHAL DE BIRON LE FILS[47].
Ce maréchal étoit si né à la guerre, qu'au siége de Rouen, où il étoit encore tout jeune, il dit à son père, à je ne sais quelle occasion, que si on vouloit lui donner un assez petit nombre de gens qu'il demandoit, il promettoit de défaire la plus grande partie des ennemis. «Tu as raison, lui dit le maréchal son père, je le vois aussi bien que toi, mais il se faut faire valoir; à quoi serons-nous bons, quand il n'y aura plus de guerre[48]?»
Il étoit insolent et n'estimoit guère de gens. Il disoit que tous ces Jean.... de princes n'étaient bons qu'à noyer, et que le Roi sans lui n'auroit qu'une couronne d'épines. Ce qui le désespéra, c'est qu'étant avide de louanges, et le Roi ne louant guère que soi-même, jamais il n'avoit sur sa bravoure une bonne parole de son maître[49]. D'ailleurs il ne se crut pas assez bien récompensé. On trouva pourtant que Henri IV, dans la lettre qu'il écrivit à la reine Elisabeth, quand il lui envoya le maréchal de Biron, l'appeloit «le plus tranchant instrument de ses victoires,» et après sa mort il témoigna assez le cas qu'il en faisoit, quand la mère de feu M. le Prince dit qu'elle vouloit aller à Bruxelles pour être aimée de Spinola, qu'elle appeloit le Biron de la Flandre, comme elle l'avoit été du Biron de la France, car il ne put souffrir cette comparaison, et dit qu'on faisoit grand tort au maréchal de mettre ce marchand en parallèle avec lui.
Il n'étoit pas ignorant, et on dit que Henri IV étant à Fresnes, demanda l'explication d'un vers grec qui étoit dans la galerie. Quelques maîtres des requêtes, qui par malheur se trouvèrent là, ne firent pas semblant d'entendre ce que Sa Majesté disoit; le maréchal en passant dit ce que le vers vouloit dire et s'enfuit, tant il avoit honte d'en savoir plus que des gens de robe; car, pour s'accommoder au siècle, il falloit avoir plutôt la réputation de brutal que celle d'homme qui avoit connoissance des bonnes lettres[50]. A la bataille d'Arques, le ministre Damours se mit à prier Dieu avec un zèle et une confiance la plus grande du monde: «Seigneur, les voilà, disoit-il, viens, montre-toi, ils sont déjà vaincus, Dieu les livre entre nos mains, etc.—Ne diriez-vous pas, dit le maréchal, que Dieu est tenu d'obéir à ces diables de ministres?»
Il étoit assez humain pour ses gens. Son intendant Sarrau[51] le pressoit, il y avoit long-temps, de réformer son train, et lui apporta un jour une liste de ceux de ses domestiques qui lui étoient inutiles. «Voilà donc, lui dit-il, après l'avoir lue, ceux dont vous dites que je me puis bien passer, mais il faut savoir s'ils se passeront bien de moi.» Et il n'en chassa pas un[52].
LE MARÉCHAL DE ROQUELAURE[53].
C'étoit un simple gentilhomme gascon, qui fut cadet aux gardes avec feu M. d'Epernon. Il se donna à Henri IV, comme l'autre à Henri III, et le suivit dans toutes ses adversités. Lui et M. d'Epernon ont toujours été fort bien ensemble, et on disoit à Bordeaux: «M. de Roquelaure et M. d'Epernon, qui toque l'un toque l'autre.»
On dit qu'ayant fait sommer je ne sais quelle ville, on lui vint dire qu'ils ne se vouloient pas rendre: «Eh bien, répondit-il, que s'en esten,» c'est-à-dire, qu'ils s'en abstiennent; mais cela n'a point de grâce comme en gascon; c'est plutôt: «Eh bien, qu'ils ne se rendent donc pas.»
Il disoit que tous les courtisans étoient des traîtres, et quand il entroit dans l'antichambre du Roi: «Oh! s'écrioit-il, que voici de gens de bien!»
Quand le connétable de Castille vint à Paris, Henri IV le fit traiter, et le connétable de France, étoit vis-à-vis de lui; chaque Espagnol avoit ainsi un François de l'autre côté de la table. Le nonce du pape, qui fut depuis le pape Urbain, étoit au haut bout. Un Espagnol, qui étoit vis-à-vis du maréchal de Roquelaure, faisoit de gros rots en disant: «La sanita del cuerpo, señor mareschal.» Le maréchal s'ennuya de cela, et tout d'un coup, comme l'autre réitéroit, il tourna le c.., et fit un gros pet, en disant: «La sanita del culo, señor Espagnol.» Il étoit assez sujet aux vents. Un jour il fut obligé de sortir en grande hâte du cabinet de Marie de Médicis; mais il ne put si bien faire qu'elle n'entendît le bruit. Elle lui cria: «Lho sentito, segnor mareschal.» Lui, qui ne savoit pas l'italien, lui répondit sans se déferrer: «Votre Majesté a donc bon nez, madame?»
Le Roi lui demanda pourquoi il avoit si bon appétit quand il n'étoit que roi de Navarre, et qu'il n'avoit quasi rien à manger, et pourquoi à cette heure qu'il étoit roi de France, paisible il ne trouvoit rien à son goût: «C'est, lui dit le maréchal, qu'alors vous étiez excommunié, et un excommunié mange comme un diable.»
Il perdit un œil d'une épine qui lui perça la prunelle, comme il étoit à la portière du carrosse, en allant voir madame de Maubuisson, sœur de madame de Beaufort. Or, un jour qu'il étoit en carrosse avec Henri IV, il s'avisa, en passant, de demander à une vendeuse de maquereaux si elle connoissoit bien les mâles d'avec les femelles. «Jésus! dit-elle, il n'y a rien de plus aisé, les mâles sont borgnes.» On l'accusoit d'avoir fait quelquefois le ruffian[54] à son maître.
Le Roi se plaisoit à lui faire des niches. Il avoit juré de ne plus voir des ballets, à cause qu'il falloit attendre trop long-temps. Sa Majesté, pour l'attraper, en alla faire danser un chez lui-même; il n'y eut pas moyen de fuir, mais il se mit en telle posture qu'il avoit son bon œil caché. On n'y prit pas garde, et après il dit au Roi, qu'avec toute sa puissance il ne lui avoit pu faire voir un ballet en dépit de lui. Il se trouva du même temps à la cour un gentilhomme nommé Roquelaure et borgne comme lui; ils n'étoient point parens.
Une autre fois le Roi le tenoit entre ses jambes, tandis qu'il faisoit jouer à Gros-Guillaume la farce du Gentilhomme Gascon. A tout bout de champ, pour divertir son maître, le maréchal faisoit semblant de vouloir se lever, pour aller battre Gros-Guillaume, et Gros-Guillaume disoit: «Cousis, ne bous fâchez.» Il arriva qu'après la mort du Roi, les comédiens n'osant jouer à Paris, tant tout le monde y étoit dans la consternation, s'en allèrent dans les provinces, et enfin à Bordeaux. Le maréchal y étoit lieutenant de roi; il fallut demander permission. «Je vous la donne, leur dit-il, à condition que vous jouerez la farce du Gentilhomme Gascon.» Ils crurent qu'on les roueroit de coups de bâton au sortir de là; ils voulurent faire leurs excuses. «Jouez, jouez seulement,» leur dit-il. Le maréchal y alla; mais le souvenir d'un si bon maître lui causa une telle douleur qu'il fut contraint de sortir tout en larmes dès le commencement de la farce.
Ce fut lui qui dit à un capitaine qui avoit gagné un gouvernement en changeant de religion, qu'il falloit bien que celle qu'il avoit quittée fût la meilleure, puisqu'il avoit pris du retour.
Il fut marié deux fois. En allant pour accommoder deux gentilshommes qui prétendoient une même fille, il les mit d'accord, en la prenant pour lui. Elle étoit belle, mais elle n'avoit point de bien. Il ne voulut jamais qu'elle vît la cour, et quand le Roi lui disoit pourquoi il ne l'amenoit pas, il ne répondoit autre chose, sinon: «Sire, elle n'a pas de sabattous» (de souliers).
LE MARQUIS DE PISANI[55].
Pour diversifier, je mettrai après le maréchal de Roquelaure un homme qui ne lui ressembloit guère. C'est M. le marquis de Pisani, de la maison de Vivonne. Il fut envoyé par Charles IX ambassadeur en Espagne, où il demeura onze ans, parce que le roi de France et le roi d'Espagne se trouvoient également bien de lui. Son prince en fit plus de cas que jamais, quand il vit que cet ambassadeur ayant reçu quelque déplaisir des habitants d'une ville par où il passoit, ne voulut jamais, quoi qu'on fît, se tenir pour satisfait que ces habitants ne fussent venus en corps lui en demander pardon. Le marquis disoit que s'il croyoit ressembler de mine aux Espagnols, il ne se montreroit jamais en public, tant il avoit d'amour pour sa nation et d'aversion pour l'Espagne.
Henri III étant parvenu à la couronne, le pape et le roi d'Espagne demandèrent en même temps le marquis de Pisani pour ambassadeur. Le pape l'emporta. Il fut renvoyé à Rome pour la seconde fois du temps du pape Sixte V. Ce fut lui qui remit la France dans la possession de la préséance sur l'Espagne; car, à la canonisation de saint Diego, dont les Espagnols avoient fait toute la dépense, quoique le pape l'eût prié de laisser les Espagnols en liberté ce jour-là, et de ne point assister à la cérémonie, il y voulut aller à toute force; et parce que l'ambassadeur d'Espagne s'étoit vanté qu'il l'arracheroit de sa chaise, il porta un poignard, et en fit porter à tous ceux de la nation. Il gagna même les propres Suisses du pape, dont le saint Père fut fort en colère; de sorte que l'ambassadeur d'Espagne fut contraint de voir la cérémonie par une jalousie.
Ce fut durant cette ambassade qu'il se maria. Catherine de Médicis, qui aimoit extrêmement les Strozzi, tant parce qu'ils étoient ses parens, que parce qu'ils s'étoient incommodés à suivre le parti de France, ayant perdu depuis peu la comtesse de Fiesque, qui étoit de cette maison, voulut faire venir d'Italie quelque femme ou quelque fille de cette race. Il ne se trouva personne plus propre à être transportée de deçà les monts qu'une jeune veuve, qui n'avoit point d'enfants. A la vérité, elle étoit Savelle, et veuve d'un Ursin, mais sa mère étoit Strozzi. La Reine jeta les yeux sur le marquis de Pisani, qui étoit un vieux garçon de soixante-trois ans, mais encore frais et propre. Il ne la vit que deux ou trois jours avant que de l'épouser.
Quand le pape excommunia le roi de Navarre et le prince de Condé, et qu'il envoya sa bulle en France par un Frangipani, archevêque de Nazareth, napolitain, le Roi ne le voulut point recevoir, et lui envoya ordre à Lyon de s'arrêter. Cet homme n'avoit fait que souffler la sédition du temps de Charles IX, auprès duquel il avoit été nonce. Le pape en colère mande à Pisani qu'il ait à sortir de ses terres dans trois jours, et cela, sans attendre les lettres du Roi. Le marquis répondit qu'il trouvoit l'ordre du pape bien extraordinaire et bien violent; qu'il ne se soucioit guère de savoir quel sujet avoit mu le pape à le traiter de la sorte, mais qu'il vouloit qu'il sût qu'il abrégeoit de deux jours le temps que le pape lui donnoit, et que l'étendue de ses terres n'étoit pas si grande qu'il n'en pût commodément sortir en moins de vingt-quatre heures. M. de Thou dit qu'il rendit trois jours au pape. Le Roi ne vouloit pas que l'archevêque de Nazareth, qui étoit gagné par les Guisards, vînt légat en France. L'affaire s'accommoda, et puis le marquis revint. Il avoit offert au Roi d'enlever le pape par une porte secrète qui étoit au bout d'une galerie du Vatican, où le saint Père avoit accoutumé de se promener seul. Le pape disoit qu'il voudroit M. de Pisani pour sujet, mais qu'il ne le vouloit point pour ambassadeur. Il lui a dit plusieurs fois: «Plût à Dieu que votre maître eût autant de courage que vous! nous ferions bien nos affaires.» Il entendoit le dessein qu'il avoit de chasser les Espagnols du royaume de Naples, et c'est à quoi il vouloit employer cette grande quantité d'argent qu'il amassoit. Le roi d'Espagne en avoit été averti; c'est pourquoi il envoya exprès un ambassadeur à Rome pour le sommer de contribuer à la guerre contre les hérétiques de France. Mais le pape fit dire à l'ambassadeur qu'il lui feroit couper la tête s'il lui faisoit une semblable sommation; sur quoi l'ambassadeur n'osa passer outre. Ce même pape disoit au marquis de Pisani qu'il n'y avoit qu'un homme et qu'une femme en Europe qui méritassent de commander, mais qu'ils étoient tous deux hérétiques: c'étoient le roi de Navarre et la reine Elisabeth.
Comme M. de Pisani revenoit de Rome avec l'évêque du Mans (de Rambouillet)[56], leur galère fut surprise par un corsaire nommé Barberoussette. Ce corsaire les retint huit jours, et prétendoit bien en tirer grosse rançon. Le marquis, voyant un jour que le corsaire avoit quitté la galère, après avoir donné ses prisonniers en garde à ses gens, délibéra de sortir sans rien payer. M. du Mans, craignant la furie du corsaire, n'y vouloit nullement entendre; enfin M. de Pisani lui dit: «Allez prier Dieu, et me laissez faire le reste.» En effet, il prit si bien son temps, qu'assisté des François qui avoient été pris avec eux, il tua le capitaine et se rendit maître de la galère. Apparemment cet exploit ne s'est point fait sans de notables circonstances; mais quelques diligences que j'aie faites, je n'en ai pu apprendre autre chose, sinon que le neveu du corsaire, charmé de la bravoure et de la conduite du marquis, se jeta à ses pieds et lui demanda en grâce de le recevoir au nombre de ses domestiques. Le marquis l'embrassa, et cet homme mourut effectivement à son service. Il ne faut pas s'étonner de cela, tout le monde l'aimoit; les hôteliers d'Italie, quelque intéressés qu'ils soient, au second voyage qu'il y fit, ne vouloient pas qu'il payât. Il laissa à Rome sa femme et une fille, qui fut le seul enfant né de ce mariage[57], parce qu'il n'y avoit rien à craindre pour elles au milieu de leurs parents. Cette dame, qui étoit une femme de sens, faisoit en quelque sorte avec M. le cardinal d'Ossat, qui n'étoit alors qu'agent, le métier d'ambassadeur. Après il la fit venir en France, quand les choses furent un peu plus calmes.
Pour lui, à son retour il suivit Henri IV. En une rencontre, le Roi voyant qu'il étoit nécessaire de prendre un poste contre l'ordre et à la chaude, fit commandement à M. de Pisani d'y aller. Il y va. Quelqu'un avertit le Roi que le marquis étoit trop âgé pour un semblable commandement. Le Roi s'excusa en disant: «Il est si bien fait, si propre et si bien à cheval, que je l'ai pris pour un jeune homme; courez après lui et prenez sa place.» Le marquis répondit: «J'irai, et si je reviens, je prierai le Roi d'y prendre garde de plus près une autre fois.» Le Roi disoit que si tous les seigneurs de sa cour et tous les officiers de son armée étoient aussi ardents à le servir, qu'il ne faudroit point de trompettes pour sonner le boute-selle.
Quelque sévère qu'il fût, on a remarqué que les jeunes gens l'aimoient fort et se plaisoient extrêmement avec lui. Ils lui portoient un tel respect qu'ils n'osoient paroître devant lui, s'ils n'étoient tout-à-fait dans la bienséance. Il aimoit les gens de lettres, quoiqu'il ne fût pas autrement savant. M. de Thou a laissé par écrit en des Mémoires à la main, qu'il ne savoit point de vie plus belle à écrire[58].
Quand on crut que Malte seroit assiégée pour la seconde fois, le marquis de Pisani, Timoléon de Cossé, et Strozzi, qui mourut depuis aux Tercères, se jetèrent dans la place comme volontaires.
Il avoit été fort galant; on croit que ce fut un des premiers amants de mademoiselle de Vitry, depuis madame de Simier. Madame la marquise de Rambouillet, sa fille, avoit plusieurs lettres qu'elle lui écrivoit, mais par malheur on les a laissé perdre.
Il fut ensuite un des ambassadeurs pour l'absolution; mais le pape Clément VIII ne voulut recevoir ni lui, ni le cardinal de Gondi.
Henri IV lui donna la cornette blanche à commander. Il le fit gouverneur de feu M. le Prince[59], qu'il venoit de déclarer héritier présomptif de la couronne, et lui dit que s'il avoit un fils, il le lui donneroit, mais qu'il lui donnoit celui qui devoit régner après lui, qu'il le prioit d'en prendre soin, que la France lui auroit l'obligation de lui avoir fait un bon roi. Le marquis avoit les appointemens de gouverneur de Dauphin, et ne logeoit point avec M. le Prince. M. de Haucourt étoit le sous-gouverneur; mais la peste étant survenue à Paris, il eut ordre de le mener à Saint-Maur, où il demeura avec lui pendant deux ans. Et comme un jour ils étoient ensemble à la chasse, et qu'un paysan, auprès duquel ils passoient, se fut mis le ventre à terre, sans que le jeune prince le saluât, même de la tête, le marquis l'en reprit fort aigrement, et lui dit: «Monsieur, il n'y a rien au-dessous de cet homme, il n'y a rien au-dessus de vous; mais si lui et ses semblables ne labouroient la terre, vous et vos semblables seriez en danger de mourir de faim.»
Un jour ce petit prince, en jouant avec mademoiselle de Pisani, depuis madame la marquise de Rambouillet, alors âgée de huit ans, la prit par la tête et la baisa. Le marquis, qui en fut averti, l'en fit châtier très-sévèrement, car les princes sont des animaux qui ne s'échappent que trop. On en a fait la guerre bien des fois à cette demoiselle, comme si elle étoit cause de l'aversion que feu M. le Prince a eue toute sa vie pour les femmes.
M. de Pisani n'avoit nullement bonne opinion de M. le Prince, et trouvoit qu'il n'avoit pas une belle inclination. Au reste, madame la princesse (Charlotte de La Trémouille) et le marquis n'étoient jamais d'accord ensemble. Il avoit résolu de quitter cet emploi à la première occasion, et sans doute il eût demandé son congé à la dissolution du mariage du Roi, mais il mourut à Saint-Maur un peu devant, et le Roi donna le comte de Belin pour gouverneur à M. le Prince, avec ce témoignage honorable pour M. de Pisani: «Quand j'ai voulu, dit-il, faire un roi de mon neveu, je lui ai donné le marquis de Pisani; quand j'en ai voulu faire un sujet, je lui ai donné le comte de Belin.» Ce comte s'accorda bien mieux que le marquis avec madame la princesse, et ils firent de belles galanteries ensemble.
Depuis, il peut y avoir quatorze à quinze ans, mademoiselle de Rambouillet, aujourd'hui madame de Montausier, étant allée à Saint-Maur avec feu madame la Princesse, une infinité de gens vinrent au château pour voir, disoient-ils, la petite-fille de ce M. de Pisani, dont ils avoient ouï parler à leurs pères.
Le marquis de Pisani étoit fier. Le maréchal de Biron le fit prier de mettre à prix un fort beau cheval d'Espagne qu'il avoit, puisqu'aussi bien il n'alloit plus à la guerre. Le marquis, au lieu d'y entendre, répondit que s'il savoit où il y en a encore trois de même, il en donneroit deux mille écus de la pièce pour les mettre à son carrosse. En ce temps-là on n'alloit pas si communément à six chevaux.
On a dit que le marquis de Pisani avoit rapporté d'Espagne, qui est un pays à simagrées, certaine affectation de ne point boire; mais madame de Rambouillet dit que cela vient d'une blessure qu'il reçut à la bataille de Moncontour, pour laquelle, craignant l'hydropisie, on lui conseilla de boire le moins qu'il pourroit. Insensiblement il s'accoutuma à boire fort peu, et enfin il voulut voir si on pourroit se passer de boire. En effet, il fut onze ans sans boire; mais il mangeoit beaucoup de fruits.
M. DE BELLEGARDE[60],
ET BEAUCOUP DE CHOSES DE HENRI III.
Les gens qui connoissoient bien M. de Bellegarde (comme M. de Racan) disent qu'on a cru trois choses de lui qui n'étoient point: la première, que c'étoit un poltron; la seconde, qu'il étoit fort galant; la troisième, qu'il étoit fort libéral. A la vérité, il ne recherchoit pas le péril, mais il ne manquoit nullement de cœur; dans la suite nous en verrons des preuves. Il avoit le port agréable, étoit bien fait, et rioit de fort bonne grâce. Son abord plaisoit; mais hors quelques petites choses qu'il disoit assez bien, tout le reste n'étoit rien qui vaille. Ses gens étoient toujours déchirés, et hors que ce fût pour quelque entrée, ou pour quelque autre chose semblable, il n'eût pas voulu faire un sou de dépense; mais dans les occasions d'éclat, la vanité l'emportoit. Il n'étoit point trop bel homme de cheval, à moins que d'être armé, car cela le faisoit tenir plus droit. Il étoit grand et fort, et portoit fort bien ses armes. Je n'ai que faire de dire que sa beauté lui servit fort à faire sa fortune auprès de Henri III. On sait ce que dit un courtisan de ce temps-là, à qui on reprochoit qu'il ne s'avançoit pas comme Bellegarde. «Hé! dit-il, il n'a garde qu'il ne s'avance; on le pousse assez...» Il avoit la voix belle, et chantoit bien, mais il n'en fit jamais son capital, et cessa de chanter d'assez bonne heure.
Une dame d'Auvergne, sœur de madame de Senneterre, de la maison de La Chastre, se mit en tête d'être galantisée par ce M. de Bellegarde, dont elle entendoit tant parler, et un jour qu'il passoit assez près du lieu où elle demeuroit, elle l'envoya prier de venir loger chez elle. Il y alla; elle se fit toute la plus jolie qu'elle put;... et il repartit le lendemain matin. Au bout de trente ans il la revit à Paris; elle étoit effroyablement changée; il ne voulut pas croire que ce fût elle, et craignoit que le monde ne s'imaginât que cette femme-là ne pouvoit jamais avoir été passable.
Jamais il n'y eut un homme plus propre; il étoit de même pour les paroles. Il ne pouvoit entendre nommer un pet. Une nuit il eut une forte colique venteuse; il appela ses gens et se mit à se promener, et, en se promenant, il pétoit; Yvrande, garçon d'esprit, qui étoit à lui, y vint comme les autres, mais il se cacha; M. de Bellegarde l'aperçut à la fin: «Ah! vous voilà, lui dit-il, y a-t-il long-temps que vous y êtes?—Dès le premier, monsieur, dès le premier.» M. de Bellegarde se mit à rire, et cela acheva de le guérir.
Un jour que le dernier cardinal de Guise, qui étoit archevêque de Reims, vint fort frisé dîner chez M. de Bellegarde, le même Yvrande alla dire tout bas ces quatre vers à M. le Grand (on appeloit ainsi M. de Bellegarde):
Les prélats des siècles passés
Etoient un peu plus en servage,Ils n'étoient bouclés ni frisés,
Et......... rarement leur page.Malgré toute cette grande propreté dont nous venons de parler, dès trente-cinq ans M. de Bellegarde avoit la roupie au nez; avec le temps cette incommodité augmenta. Cela choquoit fort le feu roi Louis XIII, qui pourtant n'osoit le lui dire, car on lui portoit quelque respect. Le Roi dit à M. de Bassompierre qu'il le lui dît. M. de Bassompierre s'en excusa. «Mais, Sire, dit-il au Roi, ordonnez en riant à tout le monde de se moucher, la première fois que M. de Bellegarde y sera.» Le Roi le fit, mais M. de Bellegarde se douta d'où venoit ce conseil, et dit au Roi: «Il est vrai, Sire, que j'ai cette incommodité, mais vous la pouvez bien souffrir, puisque vous souffrez les pieds de M. de Bassompierre.» Or, M. de Bassompierre avoit le pied fin. On empêcha que cette brouillerie n'allât plus loin.
Une fois qu'on attendoit M. de Bellegarde à Nancy, où il devoit aller de la part du Roi, un conseiller d'état du duc de Lorraine revenoit d'un petit voyage à neuf heures du soir. Il se présenta aux portes pour voir si on lui ouvriroit. Il dit: «C'est M. le Grand.» On crut que c'étoit M. de Bellegarde. Voilà les tambours, les trompettes, grande quantité de flambeaux, des gens qui venoient demander où est M. le Grand. «Le voilà qui vient,» disoient les valets. Le duc l'envoya prier de venir au palais. Il y va bien étonné de tant d'honneurs, au lieu qu'on avoit accoutumé de n'ouvrir à personne à cette heure-là. Le duc lui dit: «Où est M. Le Grand?—Monseigneur, c'est moi, je suis le Grand.—Vous êtes un grand sot,» lui dit le duc, et il le quitta là, fort en colère de la bévue de ses gens.
Pour en revenir à ce que nous avons dit, qu'il ne manquoit point de cœur, je rapporterai ce que M. d'Angoulême, bâtard de France[61], dit de lui dans ses Mémoires au combat d'Arques: «Parmi ceux, dit-il, qui donnèrent le plus de marques de leur valeur, il faut nommer M. de Bellegarde, grand-écuyer, duquel le courage étoit accompagné d'une telle modestie, et l'humeur d'une si affable conversation, qu'il n'y en avoit point qui parmi les combats fît paroître plus d'assurance, ni dans la cour plus de gentillesse. Il vit un cavalier tout plein de plumes, qui demanda à faire le coup de pistolet pour l'amour des dames; et comme il en étoit le plus chéri, il crut que c'étoit à lui que s'adressoit le cartel, en sorte que, sans attendre, il part de la main sur un genêt, nommé Frégouze, et attaque avec autant d'adresse que de hardiesse ce cavalier, lequel tirant M. de Bellegarde d'un peu loin, le manque; mais lui, le serrant de près, lui rompit le bras gauche, si bien que, tournant le dos, le cavalier chercha son salut, en faisant retraite dans le premier escadron qu'il trouva des siens[62].»
Il fit bien au combat de Fontaine-Françoise, et à La Rochelle. On l'avoit donné à Monsieur, depuis M. d'Orléans, pour lui servir de conseil, quand il fit faire son fort devant La Rochelle. M. de Bellegarde avoit ordre sur toutes choses d'empêcher qu'on ne se battît. Il sortit des gens de La Rochelle, M. de Bellegarde en étoit assez loin. Cinquante jeunes gentilshommes poussent à eux. Ces gens-là s'ouvrent et les enveloppent. M. le Grand y court en pourpoint, les rallie et les retire. En se retirant il vit quatre Rochellois qui emmenoient un cavalier, il les charge lui deuxième et le délivre.
Quant à sa galanterie, je pense que l'amour qu'il eut pour la reine Anne d'Autriche fut sa dernière amour. Il disoit quasi toujours: «Ah! je suis mort.» On dit qu'un jour, comme il lui demandoit ce qu'elle feroit à un homme qui lui parleroit d'amour: «Je le tuerois, dit-elle.—Ah! je suis mort,» s'écria-t-il. Elle ne tua pourtant pas Buckingham, qui fit quitter la place à notre courtisan d'Henri III. Voiture en fit un pont-breton[63], qui disoit:
L'astre de Roger
Ne luit plus au Louvre;
Chacun le découvre,
Et dit qu'un berger,
Arrivé de Douvre,
L'a fait déloger.Un jour Du Moustier[64] le trouva de la plus méchante humeur du monde; il s'habilloit, et s'étoit fait apporter sa boîte aux rubans; il n'y en avoit point trouvé de jaune. «En voilà, dit-il, de toutes les couleurs, il n'y en manque que de celle qu'il me faut aujourd'hui. Ne suis-je pas malheureux? je ne trouve jamais ce dont j'ai affaire.» Madame de Rambouillet, à qui on avoit fait ce conte, dit qu'apparemment il tenoit cela d'Henri III, dont M. Bertaut, le poète, alors lecteur du Roi, depuis évêque de Seez, contoit une chose toute pareille. «Une après-dîner, disoit-il, que Henri III étoit sur son lit assez chagrin, il regardoit une image de Notre-Dame qui étoit dans des Heures, dont la reliure ne lui plaisoit pas, et il en avoit d'autres, où il la vouloit faire mettre: «Bertaut, me dit-il, comment ferions-nous pour la faire passer dans ces autres Heures? coupe-la.» Je pris des ciseaux, et invoquai en tremblant l'Adresse et tous ses artifices, mais je ne pus m'empêcher d'y faire quelques dents. «Ah! dit le Roi, ma pauvre petite image! ce maladroit l'a toute gâtée! Ah! le fâcheux! Ah! qui m'a donné cet homme-là!» Il en dit par où il en savoit. M. de Joyeuse arrive, il lui fait des plaintes de Bertaut, Bertaut n'étoit bon qu'à noyer. Dans ces entrefaites, voilà, ajoutoit M. Bertaut, un ambassadeur qui arrive. «Ah! l'importun ambassadeur, dit le Roi, il prend toujours si mal son temps. Donnez-moi pourtant mon manteau.» Il va dans la chambre de l'audience. Vous eussiez dit que c'étoit un Dieu, tant il avoit de majesté.» On conclut, de là que ce prince étoit merveilleusement mol et efféminé, mais qu'il se surmontoit en quelques rencontres. Il étoit libéral, et faisoit les choses de fort bonne grâce. Ce même M. Bertaut l'alla voir un jour; mais quoiqu'à son goût il se fût fort paré, le Roi, d'un ton chagrin, lui dit: «Bertaut, comme vous voilà fait! Combien avez-vous de pension?—Tant, Sire.—Je vous donne le double, et soyez mieux habillé[65].»
Allant à la foire Saint-Germain, il trouva un jeune garçon endormi; un assez bon prieuré vaquoit, plusieurs personnes étoient après, à qui l'auroit. «Je le veux donner, dit-il, à ce garçon, afin qu'il se puisse vanter que le bien lui est venu en dormant.» Ce jeune garçon s'appeloit Benoise[66]; il le prit en affection et le fit secrétaire du cabinet. Ce Benoise avoit soin de lui tenir toujours des plumes bien taillées, car le Roi écrivoit assez souvent. Un jour, pour essayer si une plume étoit bonne, Benoise avoit écrit au haut d'une feuille ces mots: Trésorier de mon épargne. Le Roi ayant trouvé cela, y ajouta: «Payez présentement à Benoise, mon secrétaire, la somme de trois mille écus,» et signa. Benoise trouva cette ordonnance et en fut payé.
On dit que Fernel[67] dit à Henri II, qu'il falloit se résoudre à voir la Reine durant ses mois, parce qu'il croyoit que la partie étoit trop foible, et que c'étoit ce qui l'empêchoit de concevoir. Le Roi eut de la peine à y consentir; il le fit pourtant. Aussitôt les mois cessèrent. Fernel conclut que la Reine avoit conçu; mais le premier enfant fut si malsain, qu'il ne put vivre jusques à vingt ans. Les autres ne sont pas morts faute de bons tempéraments.
Albert de Gondi, depuis maréchal et duc de Retz, avoit été premier gentilhomme de la chambre sous Charles IX; Henri III étant parvenu à la couronne, il se douta bien, car il étoit bon courtisan, qu'on l'obligeroit à se défaire de sa charge, car c'est proprement une charge pour un homme qui plaît, et nullement pour un visage qui n'est point agréable. Il fut donc trouver le Roi et lui remit sa charge. Le Roi la donna à M. de Joyeuse, et le lendemain envoya un brevet de duc à madame de Retz, avec ce compliment, «qu'elle étoit de trop bonne maison pour n'avoir pas un rang que de moindres qu'elle avoient.» Et cela étoit bien plus galant que s'il se fût adressé au mari. La duchesse de Retz, de la maison de Clermont-Tallard de Tonnerre, étoit veuve du fils de M. l'amiral d'Annebault. Sa mère, madame de Dampierre[68], de la maison de Vivonne, ne pouvant l'empêcher d'épouser M. de Retz, lui donna sa malédiction. Cette mère avoit été dame d'honneur de la reine Elisabeth[69]. On conte d'elle une chose assez raisonnable. Elle avoit fait une de ses nièces fille d'honneur de la reine Louise, et s'étant aperçue que le Roi la cajoloit, un beau matin elle la met dans un carrosse et la renvoie à son père. Le Roi n'en osa rien dire. Cette dame étoit fort estimée, et on avoit du respect pour elle.
Madame de Retz, malgré la malédiction de sa mère, ne laissa pas d'avoir bon nombre d'enfants. Le marquis de Bellisle, son fils aîné, épousa une fille de la maison de Longueville, qui étoit belle et bien faite; elle voulut venger la mort de son mari, tué au Mont-Saint-Michel, et après cela elle se fit religieuse, fut abbesse de Fontevrault, et puis fondatrice du Calvaire. Elle fit cette réformation, et mourut comme une sainte.
Le cardinal de Richelieu fit exiler M. de Bellegarde à Saint-Fargeau, où il demeura huit ou neuf ans. Feu M. le Prince, qui eut son gouvernement de Bourgogne, voulut aussi avoir Seurre, que M. de Bellegarde avoit acheté à madame de Mercœur pour en faire une duché, et lui donner son nom. La chose étoit faite de façon que la duché devoit aller à M. de Termes, son frère, et à ses fils, s'il en avoit alors. Il fut tué à Montauban. M. de Termes mourut le premier, et ne laissa qu'une fille que M. de Bellegarde maria à M. de Montespan. Feu M. le Prince acheta donc Bellegarde, et M. de Bellegarde acheta Choisy, dans la forêt d'Orléans, terre de la maison de L'Hospital, à laquelle il donna le nom de Bellegarde. C'est sur cela que M. de Bellegarde d'aujourd'hui, qui est fils de la sœur et s'appelle Gondrin en son nom (on l'appeloit au commencement Montespan), prétend être duc. Il n'a point d'enfant; mais ses frères, les marquis d'Antin et Termes-Pardaillan, en ont. Il est vrai que ce sont de pauvres garçons pour l'esprit. L'archevêque de Sens est aussi son frère.
Nous avons vu revenir M. de Bellegarde à la cour, après la mort du cardinal de Richelieu, et il a porté le deuil de ce prince (Louis XIII), qui ne pouvoit souffrir sa roupie. Il est vrai qu'il mourut bientôt après.
M. DE TERMES[70].
M. de Termes savoit bien mieux la guerre que son frère, M. de Bellegarde, qui ne la savoit point du tout, et il étoit capable de commander; il avoit la survivance de la charge de grand-écuyer. C'était un fort bel homme de cheval, mais le plus puant homme du monde. Les dames attendoient quelquefois pour le voir passer à cheval. Il eut un coup de fauconneau aux guerres des Huguenots, qui lui mit les deux genoux en dehors; pour réparer ce défaut, il portoit ses jarretières en dedans. Avec tout cela il dansoit fort bien.
Il étoit de fort amoureuse manière. Rien ne fit tant de bruit que la galanterie d'une fille de la Reine-mère, nommée Sagonne. Il alla familièrement coucher avec elle dans le Louvre. La gouvernante fit du bruit, il sauta par la fenêtre, mais il laissa son pourpoint; c'étoit au premier étage du Louvre sur le perron. Les gardes de la porte le laissèrent sauver; il étoit assez aimé, puis on pardonné aisément les crimes d'amour. La demoiselle fut chassée, et lui exilé; mais il fit bientôt sa paix. J'ai ouï dire à un vieux porte-manteau dix Roi, nommé Véron, qu'il lui a voit tenu une échelle pour traverser d'un côté de rue à l'autre, à un troisième étage, afin d'aller voir une religieuse. Il se mit jambe de çà jambe de là sur l'échelle qui étoit étroite, et en revint comme il y étoit allé. Il aima encore une autre fille de la feue Reine-mère (Marie de Médicis), nommée de Bains, supérieure des carmélites; mais il ne fut pas en danger de perdre son pourpoint, comme l'autre fois. Cette fille étoit plus agréable que belle, mais il n'y a jamais eu une plus aimable personne; elle a toujours eu de la vertu, et ne se fit religieuse que par dévotion. On en fait aujourd'hui une béate. M. de Bellegarde avoit marié M. de Termes avec l'héritière du marquis de Mirebeau-Chabot, en Bourgogne. Cette folle épousa depuis ce fou de président Vigne, premier président du parlement de Metz, qui est mort lié et gueux. Quand elle eut fait cette extravagance, mademoiselle du Tillet la fut voir, et faisant, semblant de ne rien savoir, elle lui dit: «Que veulent dire vos gens, madame ma mie (elle appeloit ainsi toutes les femmes)? ils vous appellent madame Vigné; vous avez un beau et bon nom, pourquoi ne vous appellent-ils pas madame de Termes?—Hé! mademoiselle, dit l'autre, c'est que j'ai épousé M. le président Vigné.—Jésus! ma mie, que dites-vous là? reprit mademoiselle du Tillet; si vous aimiez ce garçon, eh bien! ne pouviez-vous pas en passer votre envie? Dieu pardonne, madame ma mie, mais les hommes ne pardonnent point.»
LA PRINCESSE DE CONTI[71].
La princesse de Conti étoit fille du duc de Guise, que Henri III fit tuer aux Etats de Blois; mais avant que de parler de ses galanteries, je dirai quelque chose de celles de sa bisaïeule et de sa mère. Madame de Guise[72], mère de François, duc de Guise, tué au siége d'Orléans, étant amoureuse d'un seigneur de la cour, pour jouir de ses amours et éviter les mauvais bruits, le faisoit conduire la nuit, dans sa chambre, les yeux bandés, et on le ramenoit de même. Un de ses amis lui conseilla de couper de la frange du lit, et d'aller après chez toutes les dames, pour voir s'il trouveroit de la frange semblable. Il découvrit ainsi qui étoit la dame, et au premier rendez-vous, il le lui fit connoître; mais cette impertinente curiosité rompit leur commerce. M. d'Urfé a mis cette histoire dans l'Astrée sous le nom d'Alcippe[73], père de Céladon, c'est-à-dire père de M. d'Urfé lui-même; et ce pourroit bien être en effet quelqu'un de sa maison, car ce qu'il dit ensuite de la délivrance de son ami est véritable, et le roi François Ier l'ayant su, s'écria: «Ah! le paillard!» Ensuite ce M. d'Urfé, qui avoit délivré son ami, en écrivant à quelqu'un de la cour, signa par galanterie: Le Paillard. Depuis quelques-uns de cette maison ont eu ce nom-là pour nom de baptême; au moins l'ai-je ainsi ouï dire. Cela me fait souvenir d'une bonne maison d'Auvergne qu'on appelle d'Aché, au moins signent-ils ainsi, mais leur véritable nom est fort vilain; ils se nomment Merdezac, et on dit que c'est un sobriquet qui fut donné à un de leurs auteurs dans je ne sais quelle bataille, où, quoiqu'il lui eût pris un dévoiement, il ne se retira point du combat et y fit merveilles.
Le Balafré, père de la princesse de Conti, fut beaucoup plus malheureux en femme que son grand-père. La sienne[74] se gouvernoit fort mal. Un de ses amis, croyant qu'il ne s'en apercevoit point, voulut tenter s'il pourroit le lui dire; il lui raconta donc qu'il avoit un ami dont la femme ne vivoit pas bien, et qu'il le prioit de lui dire s'il lui conseilloit de le découvrir à cet ami; «car j'en suis si assuré, ajouta-t-il, que je puis le prouver facilement.» Le Balafré, qui avoit bon nez, lui répondit: «Pour moi, je poignarderois qui me viendroit dire une chose comme cela.—Ma foi! reprit l'autre, je ne le dirai donc point à mon ami, car il pourroit bien être de votre humeur.»
Il lui fit pourtant la peur tout entière, à ce qu'on dit; car un jour qu'elle se trouvoit un peu mal, après avoir témoigné qu'il avoit quelque chose dans l'esprit qui le chagrinoit fort, il lui dit d'un ton assez étrange qu'il falloit qu'elle prît un bouillon; elle lui dit qu'elle n'en avoit point de besoin. «Vous m'excuserez, madame, il en faut prendre un.» Et de ce pas en envoya quérir un à la cuisine. Elle qui n'avoit pas la conscience trop nette, crut fermement qu'il la vouloit dépêcher, et lui demanda en grâce qu'elle ne prît ce bouillon que dans une demi-heure. On dit qu'elle employa ce temps-là à se préparer à la mort, sans en rien dire toutefois, et qu'après elle prit le bouillon qu'il lui envoya, et qui n'étoit qu'un bouillon à l'ordinaire.
Saint-Mégrin (La Vauguyon), qu'on a cru père de feu M. de Guise, parce qu'il étoit camus comme lui, étoit son galant. M. de Mayenne, qui n'entendoit pas raillerie, le fit assassiner. Il en fit autant à Sacremore, qu'on accusoit de coucher avec la fille de madame de Mayenne. Ce Sacremore étoit un gentilhomme dont je n'ai pu savoir autre chose.
M. de Mayenne, pour attraper sa femme[75], qui s'inquiétoit fort de ce qu'il sortoit la nuit, faisoit mettre son valet avec sa robe de chambre auprès d'une table, avec bien des papiers, comme s'il eût travaillé à quelque grande affaire; ce valet, de loin, faisoit signe de la main à madame de Mayenne qu'elle se retirât, et elle se retiroit par respect.
Mademoiselle de Guise, depuis princesse de Conti, fut cajolée de plusieurs personnes, et entre autres du brave Givry. On dit qu'en ayant obtenu un rendez-vous, elle s'avisa par galanterie de se déguiser en religieuse. Givry monta par une échelle de corde; mais il fut tellement surpris de trouver une religieuse au lieu de mademoiselle de Guise, qu'il lui fut impossible de se remettre, et il fallut s'en retourner comme il étoit venu. Depuis il ne put obtenir d'elle un second rendez-vous; elle le méprisa, et Bellegarde[76] acheva l'aventure[77]. Il est vrai que, de peur de semblable surprise, elle ne se déguisa point en religieuse. J'ai ouï dire que ce fut sur le plancher, dans la chambre de madame de Guise même, qui étoit sur son lit, et qui s'étant trouvée assoupie avoit fait tirer les rideaux pour dormir. Mademoiselle de Vitry, confidente de mademoiselle de Guise, étoit la Dariolette[78]. A un soupir expressif de la belle, la mère se réveilla, et demanda ce que c'étoit. «C'est, répondit la confidente, que mademoiselle s'est piquée en travaillant.» Avant cela, durant une trève de peu d'heures, Bellegarde et Givry vinrent causer à la porte de la Conférence avec madame et mademoiselle de Guise. M. de Nemours[79], amoureux aussi bien qu'eux de cette jeune princesse, nonobstant la trève fit tirer sur eux. Bellegarde se retire, et Givry, qui étoit plus brave que lui, lui crioit: «Quoi, Bellegarde, tu fais retraite devant cette beauté!» Enfin Givry[80], voyant qu'elle le quittoit, lui écrivit un billet que je mettrai ici, parce que c'est un des plus beaux billets qu'on puisse trouver:
«Vous verrez, en apprenant la fin de ma vie, que je suis homme de parole, et qu'il étoit vrai que je ne voulois vivre qu'autant que j'aurois l'honneur de vos bonnes grâces. Car ayant appris votre changement, je cours au seul remède que j'y puisse apporter, et vais périr sans doute, puisque le ciel vous aime trop pour sauver ce que vous voulez perdre, et qu'il faudroit un miracle pour me tirer du péril où je me jetterai. La mort que je cherche et qui m'attend m'oblige à finir ce discours. Voyez donc, belle princesse, par mon respectueux désespoir, ce que peuvent vos mépris, et si j'en étois digne.»
En effet, il s'engagea si fort parmi les ennemis, au siége de Laon, qu'il y fut tué. On lui avoit prédit depuis peu, à ce que j'ai entendu dire, qu'il mourroit devant l'an, et cela se pouvoit entendre devant l'année, ou devant la ville de Laon.
Je dirai encore un mot de ce M. de Givry. Il avoit aimé autrefois une dame, dont je n'ai pu savoir le nom. Comme il la pressoit, car il voyait bien qu'elle l'aimoit, elle lui dit un jour en soupirant: «Si vous saviez en quelle peine je suis, vous auriez pitié de moi. Je ne puis me résoudre à vous perdre, et si je vous accorde ce que vous me demandez, je mourrai, sans doute, de déplaisir.» Le cavalier, qui connut aux larmes et à la manière dont la belle, parloit, que ce n'étoit point une feinte, en fut si touché, qu'encore qu'il fût persuadé qu'il n'avait qu'à persévérer pour tout avoir, il lui dit, en prenant le ciel à témoin, que jamais il ne lui en parleroit, et qu'il l'aimeroit désormais comme sa sœur.
Mademoiselle de Guise se gouverna ensuite de sorte qu'il n'y avoit que le prince de Conti capable de l'épouser[81]. C'étoit un stupide.
En une petite ville où la cour passoit, le juge qui venoit haranguer le Roi s'adressa après à la princesse de Conti, qu'il prit pour la Reine. Le Roi dit tout haut: «Il ne se trompe pas trop, elle l'auroit été, si elle eût été sage[82].» On dit que comme elle prioit M. de Guise, son frère, de ne jouer plus, puisqu'il perdoit tant: «Ma sœur, lui dit-il, je ne jouerai plus quand vous ne ferez plus l'amour.—Ah! le méchant, reprit-elle, il ne s'en tiendra jamais.»
Elle avoit beaucoup d'esprit; elle a même écrit une espèce de petit roman qu'on appelle les Adventures de la cour de Perse[83], où il y a bien des choses arrivées de son temps. Elle étoit humaine et charitable; elle assistoit les gens de lettres, et servoit qui elle pouvoit. Il est vrai qu'elle étoit implacable pour celles qu'elle soupçonnoit d'avoir débauché ses galans. Vers la fin de sa vie, elle devint insupportable sur la grandeur de sa maison, et se mit si fort ses intérêts dans la tête qu'elle faisoit des choses étranges pour cela. Dans cette vision, passant un jour avec feu madame la comtesse de Soissons devant la porte du Petit-Bourbon[84] qui regarde sur l'eau, elle lui fit remarquer qu'on y voyoit encore un reste de la peinture jaune dont elle fut barbouillée autrefois, quand le connétable de Bourbon se retira[85]. «Il faut avouer, dit madame la comtesse, que nos rois ont été bien négligens de ne pas jaunir la muraille de l'hôtel de Guise[86].» Madame la princesse de Conti dit aussi à madame la comtesse: «Vous m'êtes bien obligée de n'avoir point fait d'enfants.—En vérité, lui répondit l'autre, pas tant que vous penseriez; nous sommes fort persuadés qu'il n'a pas tenu à vous.»
Lorsque le cardinal de Richelieu l'envoya en exil dans la comté d'Eu, elle logea vers Compiègne chez un gentilhomme, nommé M. de Jonquières, parce que son carrosse rompit. Il y avoit là dedans trois ou quatre grands garçons; elle ne laissa pas le lendemain de se plâtrer devant eux, avec un pinceau, le visage, la gorge et les bras. Le soir qu'elle y arriva pour passer son chagrin, elle demanda un livre, et lut avec plaisir un vieux Jean de Paris[87], tout gras, qui se trouva dans la cuisine.
PHILIPPE DESPORTES[88].
Philippe Desportes étoit de Chartres et d'assez basse naissance, mais il avoit bien étudié. Il fut clerc chez un procureur à Paris. Ce procureur avoit une femme assez jolie, à qui ce jeune clerc plaisoit un peu trop. Il s'en aperçut, et un jour que Desportes étoit allé en ville, il prit ses hardes, en fit un paquet, et les pendit au maillet de la porte de l'allée avec cet écrit: «Quand Philippe reviendra, il n'aura qu'à prendre ses hardes et s'en aller.» Desportes prit son paquet et s'en va à Avignon (peut-être que la cour étoit vers ce pays-là), sur le pont, où les valets à louer se tiennent, comme à Paris sur les degrés du Palais. Il entendit quelques jeunes garçons qui disoient: «M. l'évêque du Puy a besoin d'un secrétaire.» Desportes va trouver l'évêque qui étoit alors à Avignon. La physionomie de Desportes plut au prélat. Etant au service de M. du Puy, qui étoit de la maison de Senecterre, il devint amoureux de sa nièce, sœur de mademoiselle de Senecterre, dont nous parlerons ensuite. Cette maîtresse est appelée Cléonice dans ses ouvrages[89].
Ce fut du temps qu'il étoit à ce prélat, qu'il commença à se mettre en réputation, par une pièce de vers qui commence ainsi:
O nuit! jalouse nuit, etc.[90]!
Il se garda bien de dire que ce n'étoit qu'une traduction, ou du moins une imitation, de l'Arioste. On y mit un air, et tout le monde la chanta.
Un peu avant sa mort, il eut le déplaisir de voir un livre avec ce titre: la Conformité des Muses italiennes et des Muses françaises[91], où les sonnets qu'il avoit imités ou traduits étoient placés vis-à-vis des siens.
Il fit sa grande fortune durant la faveur de M. de Joyeuse, dont il étoit tout le conseil. Il eut quatre abbayes qui lui valoient plus de quarante mille livres de rente[92]. M. de Joyeuse le mit si bien avec Henri III, qu'il avoit grande part aux affaires. Ce fut alors qu'il fit beaucoup de bien aux gens de lettres, et leur fit donner bon nombre de bénéfices.
Je ne sais si ce fut lui qui mit chez le Roi un nommé Autron, dont Sa Majesté se servoit pour les harangues qu'il avoit à faire; mais il ne l'avoit pas bien averti de ne pas se railler de son maître, car le Roi suant la v..... à Saint-Cloud, demanda un jour à Autron ce qu'on disoit à Paris. «Sire, dit-il étourdiment, on dit qu'il fait bien chaud à Saint-Cloud.» Le Roi se fâcha et lui dit qu'il se retirât.
Desportes cependant quitta le parti du Roi pour suivre messieurs de Guise, parce qu'il crut qu'infailliblement il succomberoit. Il se retira à Rouen avec l'amiral de Villars, auprès duquel il avoit tenu même place qu'auprès de M. de Joyeuse. Depuis pourtant l'amiral et lui se brouillèrent; en voici l'occasion:
La Reine, Catherine de Médicis, avoit une fille d'honneur nommée mademoiselle de Vitry, qui étoit galante, agréable et spirituelle. Desportes lui fit une fille. Comme elle étoit chez la Reine, on dit qu'elle alla accoucher un matin au faubourg Saint-Victor, et que le soir elle se trouva au bal du Louvre, où même elle dansa, et on ne s'en aperçut que par une perte de sang qui lui prit. Elle disoit plaisamment que les femmes se moquoient de prendre la ceinture de sainte Marguerite, elles qui pouvoient crier tout leur soûl; mais que c'étoit aux filles à la mettre, puisqu'elles n'osoient faire un pauvre hélas! Depuis, comme il arrive entre amants, elle n'aima plus M. Desportes et le mit mal avec l'amiral de Villars, qui, quoiqu'elle fût déjà sur le retour, étoit devenu amoureux d'elle à toute outrance. Malicieusement elle dit à l'amiral que s'il avoit toujours Desportes avec lui, on croiroit qu'il ne faisoit rien que par son conseil, et que cet homme le régentoit toujours; car c'étoit par le crédit de Desportes que l'amiral avoit été fait ce qu'il étoit. L'amiral en étoit si fou, qu'en Picardie, allant au combat où il fut tué, après avoir fait sa paix avec Henri IV, il se mit à baiser un bracelet de cheveux de madame de Simier (c'est ainsi qu'elle s'appela après), et dit à M. de Bouillon qui lui en faisoit honte: «En bonne foi, j'y crois comme en Dieu.» Il ne laissa pas d'y être tué.
M. Desportes eut la fantaisie d'avoir tout le patrimoine de sa famille: c'étoit une fantaisie un peu poétique. Il avoit un frère et six sœurs, dont trois ne lui voulurent pas vendre leur part. Il ne leur fit point de bien. Il en fit aux autres, et principalement à son frère.
Régnier, poète satirique, son neveu, ne fut à son aise qu'après la mort de Desportes; alors le maréchal d'Estrées lui fit donner une abbaye de cinq mille livres de rente. Il avoit déjà une prébende de Chartres.
Desportes étoit en si grande réputation, que tout le monde lui apportoit des ouvrages pour en avoir son sentiment. Un avocat lui apporta un jour un gros poème qu'il donna à lire à Régnier, afin de se délivrer de cette fatigue; en un endroit cet avocat disoit:
Je bride ici mon Apollon.
Régnier écrivit à la marge:
Faut avoir le cerveau bien vide
Pour brider des Muses le roi;
Les dieux ne portent point de bride,
Mais bien les ânes comme toi.Cet avocat vint à quelque temps de là, et Desportes lui rendit son livre, après lui avoir dit qu'il y avoit bien de belles choses. L'avocat revint le lendemain tout bouffi de colère, et, lui montrant ce quatrain, lui dit qu'on ne se moquoit pas ainsi des gens. Desportes reconnoît l'écriture de Régnier, et il fut contraint d'avouer à l'avocat comme la chose s'étoit passée, et le pria de ne lui point imputer l'extravagance de son neveu. Pour n'en faire pas à deux fois, je dirai que Régnier mourut à trente-neuf ans à Rouen, où il étoit allé pour se faire traiter de la v..... par un nommé Le Sonneur. Quand il fut guéri, il voulut donner à manger à ses médecins. Il y avoit du vin d'Espagne nouveau; ils lui en laissèrent boire par complaisance; il en eut une pleurésie qui l'emporta en trois jours.
Desportes, sous le règne de Henri IV, ne laissa pas d'être en estime; et un jour le Roi lui dit en riant, en présence de madame la princesse de Conti: «M. de Tiron (c'étoit sa principale abbaye), il faut que vous aimiez ma nièce[93], cela vous réchauffera et vous fera faire encore de belles choses, quoique vous ne soyez plus jeune.» La princesse lui répondit assez hardiment: «Je n'en serois pas fâchée; il en a aimé de meilleure maison que moi.» Elle entendoit la reine Marguerite, que Desportes avoit aimée lorsqu'elle n'étoit encore que reine de Navarre.
Ce fut lui qui fit la fortune du cardinal du Perron, qui étoit sa créature. Quand il le vit cardinal, il fut bien empêché comment lui écrire, car il ne se pouvoit résoudre à traiter de monseigneur un homme qu'il avoit nourri si long-temps. Il trouva un milieu, et lui écrivit domine.
Mais il faut reprendre madame de Simier[94]; aussi bien nous ne saurions trouver un endroit qui lui soit plus propre que celui-ci.
Elle avoit eu, étant fille de la Reine, une promesse de mariage du jeune Randan (de La Rochefoucauld), et lui, pour s'en dégager, fut contraint de lui donner six mille écus. Après cela, elle s'en alla au Louvre avec une robe de plumes, et dit: «L'oiseau m'est échappé, mais il y a laissé des plumes.» Madame de Randan, mère du cavalier, qui étoit présenté, répondit: «Ce ne sont que de celles de la queue; cela ne l'empêchera pas de voler.» Elle disoit plaisamment qu'elle envoyoit assez souvent ses pensées, au rimeur; c'est-à-dire qu'elle les envoyoit à Desportes pour les rimer. Elle fit pourtant des vers elle-même, mais ce ne fut qu'à quarante ans. On a remarqué, soit qu'effectivement elle fût encore belle, ou que s'étant mise à étudier, elle en fût devenue encore plus spirituelle et plus divertissante, qu'elle a fait beaucoup plus de bruit à cet âge-là qu'en sa jeunesse.
On fit cette épigramme à laquelle elle répondit:
Contre toute loi naturelle,
Vous renversez le droit humain:
La plus jeune[95] est la m.........
Et la plus vieille est la p.....Elle la retourna ainsi:
Selon toute loi naturelle,
C'est conserver le droit humain:
La plus laide est la m.........
Et la plus belle est la p......Elle fit la Magdelaine en trois parties; c'étoient pour la plupart des traductions du Tansille[96]. Elle les envoya toutes trois au cardinal Du Perron. Il dit à celui qui lui en demanda son avis de la part de la dame: «Dites-lui qu'elle a fait admirablement bien la première partie de la vie de la Magdelaine.» Un jour qu'elle lui demanda si faire l'amour étoit véritablement un péché mortel: «Non, dit-il, car si cela étoit, il y a long-temps que vous en seriez morte.»
LE CARDINAL DU PERRON[97].
Le cardinal du Perron étoit fils d'un ministre nommé David[98]. Il changea de religion et vint à Paris, où il fit connoissance avec l'abbé de Tiron[99], qui en faisoit cas à cause de son esprit. Du Perron étoit fort colère et fort vindicatif. En un cabaret, il prit querelle avec un homme, et quelque temps après, ayant rencontré ce même homme, il le fit tenir par trois ou quatre autres qu'il avoit avec lui et le poignarda. Le voilà en prison. Desportes, alors en grand crédit, composa avec les parents du mort pour deux mille écus qu'il prêta à du Perron. Ses vers lui acquirent de la réputation, et aussi la facilité qu'il avoit à parler. Il fit un jour un discours devant Henri III, pour prouver qu'il y avoit un Dieu, et, après l'avoir fait, il offrit de prouver, par un discours tout contraire, qu'il n'y en avoit point. Cela déplut au Roi, et il fut comme chassé de la cour.
Dans cette misère, une fois que le Roi alloit au bois de Vincennes, il se tint sur le chemin, et comme il vit le carrosse du Roi à portée de sa voix, il se mit à crier; «Sire, ayez pitié du pauvre du Perron;» et il continua jusqu'à ce qu'il l'eut perdu de vue. Quelques personnes persuadèrent au Roi, comme apparemment c'étoit la vérité, que le pauvre homme n'avoit offert de faire ce discours opposé à l'autre, que pour faire parade de son esprit; qu'il avoit le fonds bon et qu'il ne péchoit que par emportement. Il suivit le Roi à Tours, et s'adonna, car c'étoit son talent, à lire les livres de controverse. Il fut fait évêque d'Evreux (en 1591), et ce fut lui qui instruisit Henri IV en la religion catholique. On le fit quelque temps après archevêque de Sens, et enfin cardinal (en 1604). Le pape y eut de la répugnance, et disoit: «Non bastava al figlio d'un eretico d'esser vescovo; vuol ancora esser cardinale.»
A propos du pape, l'archevêque de Reims, Léonor de Valencay[100], dans un Traité de la puissance du pape[101], dit que le cardinal du Perron souffrit qu'on lui donnât un coup de gaule dans la cérémonie de l'absolution de Henri IV, et que ce fut sur la parole qu'on lui donna de l'avancer, comme en effet il fut fait cardinal ensuite. Henri IV ne le sut que quatre mois avant de mourir, et on raconte qu'il disoit qu'il se ressentiroit de ce coup de gaule. Vous verrez que ce coup de gaule, auquel M. du Perron consentit, fit résoudre le pape. Il vainquit enfin la répugnance qu'il avoit à le faire cardinal.
Il rapporta la v..... de Rome et en mourut. En mourant, il ne voulut jamais dire autre chose, quand il prit l'hostie, sinon qu'il la prenoit comme les apôtres l'avoient prise. On disoit qu'il avoit voulu mourir en fourbe, comme il avoit vécu. C'étoit un fort bel homme. Il dit une fois une assez plaisante chose d'un prédicateur qui disoit: M. saint Augustin, M. saint Jérôme, etc.: «Vraiment, dit-il, il paroît bien que cet honnête homme n'a pas grande familiarité avec les Pères, car il les appelle encore monsieur.»
L'ARCHEVÊQUE DE SENS,
FRÈRE DU PRÉCÉDENT[102].
Son frère, qui fut archevêque de Sens après lui, étoit un fort ridicule personnage. Avant la mort de son frère on l'appeloit l'Ambigu, car il n'étoit ni d'église, ni de robe, ni d'épée, ni ignorant, ni savant. Il faut lire la pièce que Bautru fit contre lui, qu'il a intitulée l'Ambigu[103]. Quand son frère alla à Rome, il fut long-temps à décider s'il l'y mèneroit ou non, et il disoit plaisamment que cet homme étoit si ambigu, qu'il rendoit ambiguës toutes les choses qui le concernoient. Quand il fut fait archevêque, pour montrer qu'il savoit du latin, il traduisit toutes les harangues de Quinte-Curce et le traité de Amicitiâ de Cicéron; mais il ôta sur ce point-là l'ambiguité où l'on avoit été jusques alors, car il persuada tous ceux qui s'y connoissoient, qu'il n'entendoit pas cette langue. Ces traductions pourtant furent estimées de toute la cour; mais c'étoit en un temps où l'on peut dire que l'on donnoit la réputation. On ne laissoit pas de dire que les cadets avoient perdu leur procès, car le cadet de Desportes et celui de Bertaut approchoient encore moins de leurs aînés que cet ambigu du cardinal.
LE DUC DE SULLY[104].
On a dit, et soutenu, qu'il venoit d'un Écossais nommé Bethun, et non de la maison des comtes de Béthune de Flandre. Il y avoit un Écossois archevêque de Glascow qu'il traitoit de parent. Par sa vision d'être allié de la maison de Guise par la maison de Coucy, issue, dit-il, de l'ancienne maison d'Autriche, comme s'il réputoit à déshonneur d'être parent de l'empereur et du roi d'Espagne, il alla s'offrir à MM. de Guise contre M. le comte de Soissons. Le Roi[105] lui manda par M. du Maurier, huguenot, depuis ambassadeur en Hollande, qu'il le rendroit si petit compagnon, qu'il lui feroit bien voir que la maison de Guise n'en seroit pas mieux pour avoir son appui; qu'il étoit un ingrat, lui qu'il avoit élevé de rien, de s'aller offrir contre un prince du sang à ceux qui avoient tâché d'ôter la couronne et la vie à son bienfaiteur. M. du Maurier ne dit pas la moitié de ce que le Roi lui avoit donné charge de dire; cependant mon homme fut si abattu que c'étoit une pitié, car comme dans la prospérité il étoit insolent, de même il étoit lâche et failli de cœur dans l'adversité.
Il eut une querelle ensuite avec M. le comte de Soissons pour quelques assignations où il rebuta fort ce prince. Ceux de Lorraine s'offrirent à lui pour lui rendre la pareille, dont le Roi fut fort irrité. Ce qu'il conte d'une autre querelle avec M. le comte pour un logement à Châtellerault est faux[106]: M. le comte lui eût passé l'épée au travers du corps. Quoiqu'il fût gouverneur du Poitou, il n'y avoit pourtant nul crédit.
Il se vanta d'avoir fait donner le gouvernement de Provence à feu M. de Guise[107], et M. le chancelier de Chiverny fit ses protestations contre cela[108]. Il blâme M. d'O[109], qui pourtant avoit les mains nettes, et qui, au lieu de s'enrichir dans la surintendance, y mangea son bien.
Il passe par-dessus M. de Sancy, comme s'il n'avoit point été surintendant[110]. M. de Sancy fut chassé pour avoir dit au Roi, au siége d'Amiens, comme il lui demandoit conseil sur son mariage avec madame de Beaufort, en présence de M. de Montpensier, que «p..... pour p....., il aimeroit mieux la fille d'Henri II[111] que celle de madame d'Estrées, qui étoit morte au bordel;» et pour avoir dit aussi à madame la duchesse[112] même, qui disoit qu'un gentilhomme de ses voisins avoit mis ses enfants sous le poêle en épousant celle dont il les avoit eus, «que cela étoit bon pour un héritage de cinq ou six mille livres de rentes, mais que pour un royaume elle n'en viendroit jamais à bout, et que toujours un bâtard seroit un fils de p.....» A la vérité ces paroles sont un peu bien rudes, mais le Roi devoit considérer que M. de Sancy étoit homme de bien, et qu'il lui avoit rendu de grands services.
Il avoit en effet soudoyé à ses dépens les Suisses en grand nombre qu'il amena à Henri IV[113]. Il mourut pauvre avec un arrêt de défense dans sa poche. Plusieurs fois il lui est arrivé d'être pris par les sergents; il se laissoit mener jusqu'à la porte de la prison, puis il leur montroit son arrêt et se moquoit d'eux.
Il avoit un fils qui fut page de la chambre de Henri IV. Las de porter le flambeau à pied, il trouva moyen d'avoir une haquenée. Le Roi le sut et lui fit donner le fouet. Il juroit toujours pa la mort; on l'appela Palamort. C'étoit un assez plaisant homme. Il trouva une fois madame de Guémenée sur le chemin d'Orléans; elle venoit à Paris. Il s'ennuyoit d'être à cheval, car il faisoit mauvais temps; il lui dit: «Madame, il y a des voleurs à la vallée de Torfou, je m'offre à vous escorter.—Je vous rends grâces, lui dit-elle.—Ah! madame, répliqua-t-il, il ne sera pas dit que je vous aie abandonnée au besoin;» et en disant cela, il baisse la portière, et, quoi qu'elle dît, il se mit dans le carrosse. A Rome, comme M. de Brissac étoit ambassadeur, un jour que l'ambassadrice devoit aller voir la vigne de Médicis, il se mit tout nu dans une niche où il n'y avoit point de statue; il y a là une galerie qui en est toute pleine. Cet homme se fit Père de l'Oratoire, et on l'appeloit le Père Palamort. Il n'avoit dans sa chambre que des Saints cavaliers, comme saint Maurice, saint Martin et autres.
L'autre fils de M. de Sancy, qui fut ambassadeur en Turquie, se fit également Père de l'Oratoire.
Madame de Beaufort n'eut point de patience qu'elle n'eût fait mettre M. de Rosny en la place de M. de Sancy. Il lui faisoit la cour, il y avoit long-temps. Son premier emploi fut de contrôler les passe-ports au siége d'Amiens, et puis il fut envoyé dans les élections pour prendre tous les deniers qui se trouveroient chez les receveurs, ce qu'il fit avec beaucoup de rigueur. Il en usa de même en toutes rencontres. Comme il étoit assez ignorant en fait de finances, il mena avec lui un nommé Ange Cappel, sieur du Luat[114], une espèce de fou de belles-lettres, qui fit imprimer long-temps après, pour flatter M. de Sully, un petit livre intitulé: Le Confident, dont M. de Lesdiguières fut fort en colère. Du Luat en fut mis en prison. Quand on voulut l'interroger et qu'on lui dit: «Promettez-vous de dire la vérité?—Je m'en garderai bien, dit-il, je ne suis en peine que pour l'avoir dite.» Il donnoit des avis très-pernicieux, et disoit, entre autres sottises, qu'il ne falloit qu'un lait d'amendes pour restaurer la France, parce qu'il y avoit une affaire sur les amendes. Il fit imprimer un livre de ses beaux avis, au frontispice duquel il étoit peint comme un Ange, avec des ailes et de la barbe au menton, et des vers qui disoient qu'il n'avoit rien d'humain que la barbe[115].
M. d'Incarville, contrôleur général des finances, n'étoit point un voleur, comme le dit M. de Sully[116]; c'était un honnête homme et homme de bien. Cette querelle avec madame de Beaufort, lorsqu'elle alloit être reine ne s'accorde guère avec ce que M. de Sully conte du voyage de Clermont, où il donna des coups de bâton au cocher par son commandement; elle l'eût fait chasser bien vite.
Voici ce qui se passa à la maladie de madame de Beaufort. Elle dépêcha Puypeiroux vers le Roi pour lui en donner avis, et le supplier de trouver bon qu'elle se fît mettre dans un bateau pour l'aller trouver à Fontainebleau. Elle espéroit que cela le feroit venir aussitôt, et qu'en faveur de ses enfants, il l'épouseroit avant qu'elle mourût. En effet, aussitôt que Puypeiroux fut arrivé, le Roi le fit repartir pour lui aller faire tenir prêt le bac des Tuileries, dans lequel il vouloit passer pour n'être point vu, et incontinent il monta à cheval, et fit si grande diligence qu'il rattrapa Puypeiroux, à qui il fit de terribles reproches. Auprès de Juvisy, le Roi trouva M. le chancelier de Bellièvre, qui lui apprit la mort de madame la Duchesse. Nonobstant cela, il vouloit aller à Paris pour la voir en cet état, si M. le chancelier ne lui eût remontré que cela étoit indigne d'un roi. Il se laissa vaincre à ses raisons, et retourna à Fontainebleau.
M. de Sully dit en un endroit que le Roi monta dans son carrosse; il n'en avoit point, quoiqu'il fût surintendant des finances. Il alloit au Louvre en housse, et n'eut un carrosse que quand il fut grand maître de l'artillerie. Le Roi ne vouloit pas qu'on en eût. Le marquis de Cœuvres et le marquis de Rambouillet furent les premiers des jeunes gens qui en eurent, le dernier à cause de sa mauvaise vue, l'autre en rendoit quelque autre raison[117]. Ils se cachoient, quand ils rencontroient le Roi. Bassompierre disoit que quand il pleuvoit ils alloient chercher des dames de leurs amies pour faire des visites avec elles. Arnauld le Péteux[118] a été le premier garçon de la ville qui en ait eu, car les hommes mariés en eurent avant lui. Le Roi ne trouva pas bon que Fontenay-Mareuil[119] en eût un, on lui dit qu'il s'alloit marier. Enfin les carrosses devinrent tout communs; on ne savoit ce que c'étoit que des chevaux d'amble, le Roi seul avoit une haquenée; du temps d'Henri IV même cela étoit ainsi; on trottoit après le Roi.
Quand le Roi fit M. de Sully surintendant, cet homme, par bravoure, fit un inventaire de ses biens qu'il donna à Sa Majesté, jurant qu'il ne vouloit que vivre de ses appointemens et profiter de l'épargne de son revenu, qui ne consistoit alors qu'en la terre de Rosny. Mais aussitôt il se mit à faire de grandes acquisitions, et tout le monde se moquoit de son bel inventaire. Le Roi témoigna assez, ce qu'il en pensoit, car M. de Sully ayant un jour bronché dans la cour du Louvre, en le voulant saluer, comme il étoit sur un balcon, il dit à ceux qui étoient auprès de lui, qu'ils ne s'en étonnassent pas, et que si le plus fort de ses Suisses avoit autant de pots de vin dans la tête, il seroit tombé tout de son long.
Il se fait écrire monseigneur par La Varenne[120]; on ne donnoit point du monseigneur en ce temps-là au surintendant des finances, et il n'étoit que cela alors. D'ailleurs La Varenne étoit trop fier pour en user ainsi. On le voit par une chose, qu'il lui écrivit depuis, à propos du différend de leurs gendres[121] en Bretagne, pour la préséance; quoique M. de Sully fût duc et pair, l'autre lui écrivit ainsi: Le différend qui est entre nos gendres... Cela pensa faire enrager le bon homme. Cela me fait ressouvenir que M. le chancelier Seguier, dont la fille a épousé le petit-fils de M. de Sully, lui ayant écrit une fois, à propos de quelques démêlés, en ces mots: Pour conserver la paix dans nos familles, il s'en mit en colère, et dit que le mot de famille n'étoit bon que pour le chancelier, qui n'étoit qu'un citadin.
Jamais il n'y eut un surintendant plus rébarbatif. Cinq ou six seigneurs des plus qualifiés de la cour, et de ceux que le Roi voyoit de meilleur œil, l'allèrent un après-dîner visiter à l'Arsenal. Ils lui déclarèrent en entrant qu'ils ne venoient que pour le voir. Il leur répondit que cela étoit bien aisé, et s'étant tourné devant et derrière pour se faire voir, il entra dans son cabinet et ferma la porte sur lui.
Un trésorier de France, nommé Pradel, autrefois maître-d'hôtel du vieux maréchal de Biron, et fort connu du Roi, ne pouvoit avoir raison de M. de Sully, qui lui ôtoit ses gages. Un jour il le voulut faire sortir de chez lui par les épaules, mais cet homme prit un couteau de dessus la table, car le couvert étoit mis, et lui dit: «Vous aurez ma vie auparavant; je suis dans la maison du roi, vous me devez justice.» Enfin, après bien du bruit, Pradel alla trouver le Roi, lui conta l'histoire, et déclara que, dans le désespoir où le mettoit M. de Sully, il ne se soucioit point d'être pendu, pourvu qu'il se fût vengé; qu'aussi bien il mourroit de faim. Le Roi le gourmanda fort; mais, quelques plaintes que fît M. de Sully, il fallut payer Pradel.
Un Italien, venant de l'Arsenal, où il avoit eu quelques rebuffades du surintendant, passa par la Grêve, où l'on pendoit quelques malfaiteurs. «O beati impiccati! s'écria-t-il, che non avete da fare con quel Rosny.»
Il étoit si haï que par plaisir on coupoit les ormes qu'il avoit fait mettre sur les grands chemins pour les orner. «C'est un Rosny, disoient-ils, faisons-en un Biron[122].» Il avoit proposé au Roi, qui aimoit les établissements, d'obliger les particuliers à mettre des arbres le long des chemins; et comme il vit que cela ne réussissoit pas, il fut le premier à s'en moquer.
M. de Sully dit en un endroit de ses Mémoires que M. de Biron et douze des plus galants de la cour ne pouvoient venir à bout d'un ballet qu'ils avoient entrepris, et qu'il fallut lui faire commander par le Roi de s'en mettre. C'étoit une de ses folies que la danse. Tous les soirs, jusqu'à la mort d'Henri IV, un nommé La Roche, valet de chambre du Roi, jouoit sur le luth les danses du temps, et M. de Sully dansoit tout seul avec je ne sais quel bonnet extravagant en tête, qu'il avoit d'ordinaire quand il étoit dans son cabinet. Les spectateurs étoient Duret, depuis président de Chevry, et La Clavelle, depuis seigneur de Chevigny[123], qui, avec quelques femmes d'assez mauvaise réputation bouffonnoient tous les jours avec lui. Ces gens lui applaudissoient, quoique ce fût le plus maladroit homme du monde[124]. Il montoit quelquefois des chevaux dans la cour de l'Arsenal, mais de si mauvaise grâce que tout le monde se moquoit de lui.
A propos de ballet, M. le Prince en dansa un, et le Roi commanda à M. de Sully de donner une ordonnance pour cela. M. de Sully enrageoit, et, comme pour se moquer, il mit en bas: «Et autant pour le brodeur.» Pour le faire enrager encore plus, M. le Prince se fit payer le double en disant qu'il y en avoit la moitié pour le brodeur. Il alla avec toute sa maison chez M. d'Arbault, trésorier de l'Épargne, et n'en sortit qu'il n'eût reçu l'argent. Le Roi ne fit qu'en rire, et dit que M. de Sully méritoit bien cela.
Sully gardoit lui-même la porte de la salle à double rang de galeries qu'il avoit fait faire à l'Arsenal pour les ballets.
C'étoit à Duret, son m........, qu'on présentoit les gants[125]. Il parle dans ses Mémoires d'un nommé Robin qu'il rebuta[126]; c'est qu'il s'étoit adressé à lui-même, et non pas à Duret.
La chambre de justice ne fut établie que pour perdre M. de Sully et découvrir ses malversations; et cela étoit mené par des gens qu'il avoit mis dans les finances. Il s'opposa tant qu'il put à la recherche, et ce fut lui qui fit la composition des financiers. M. de Bellegarde s'en étant rendu le solliciteur, il fit si bien qu'il réduisit à fort peu de chose ce qui devoit revenir de cette composition, pour faire accroire au Roi qu'il avoit été mal conseillé, et que, pour un petit profit, il avoit perdu la bonne volonté de ses officiers. Ceci arriva en 1606, et le roi, sachant les pots-de-vin qu'il prenoit, et croyant qu'il avoit part aux intérêts d'avance qu'on payoit aux trésoriers de l'Epargne, faisoit état de donner la surintendance à M. de Vendôme, quand il auroit plus d'âge; lorsque Sa Majesté mourut, elle étoit sur le point de l'y établir.
Son triomphe d'Ivry et les grandes sommes qu'il tira des prisonniers de guerre qu'il fit, sont les plus plaisants endroits de son livre[127]. Toutes ces extravagances sont peintes dans une grande salle à Villebon, dans le pays Chartrain.
C'étoit le plus sale homme du monde en paroles. Un jour, je ne sais quel gentilhomme fort bien fait alla dîner avec lui. Madame de Sully sa seconde femme[128], qui vit encore, le regardoit de tous ses yeux. «Avouez, madame, lui dit-il tout haut, que vous seriez bien attrapée si monsieur n'avoit point de...» Il ne se tourmentoit pas autrement d'être cocu; et en donnant de l'argent à sa femme, il disoit: «Tant pour cela, tant pour cela, et tant pour vos f...» Il fit faire un escalier séparé qui alloit à l'appartement de sa femme, et lui dit: «Madame, faites passer les gens que vous savez par cet escalier-là, car si j'en rencontre quelqu'un, sur mon escalier, je lui en ferai sauter toutes les marches.»
Ce bon homme, plus de vingt-cinq ans après que tout le monde avoit cessé de porter des chaînes et des enseignes de diamants, en mettoit tous les jours pour se parer, et se promenoit en cet équipage sous les porches de la Place-Royale, qui est près de son hôtel. Tous les passans s'amusoient à le regarder. A Sully, où il s'étoit retiré sur la fin de ses jours[129], il avoit quinze ou vingt vieux puants et sept ou huit vieux reîtres de gentilshommes qui, au son de la cloche, se mettoient en haie pour lui faire honneur, quand-il alloit à la promenade, et puis le suivoient. Il entretenoit je ne sais quelle espèce de garde suisse. Il disoit qu'on se pouvoit sauver en toute sorte de religion, et a voulu être enterré en terre sainte.
LE CONNÉTABLE DE LESDIGUIÈRES.
M. DE CRÉQUI.
François de Bonne, seigneur de Lesdiguières[130], étoit d'une maison noble et ancienne des montagnes du Dauphiné, mais pauvre. Après avoir fait ses études, il se fit recevoir avocat au parlement de Grenoble, et y plaida, dit-on, quelquefois; mais se sentant appelé à de plus grandes choses, il se retira chez lui, en dessein d'aller à la guerre. Cependant, n'ayant pas autrement de quoi se mettre en équipage, il emprunta une jument à un hôtelier de son village, faisant semblant d'aller voir un de ses parents. Or, cette jument, n'appartenant pas à cet hôtelier, lui fut redemandée, et cela donna sujet à un procès qui, quoique de petite conséquence, dura pourtant si long-temps, comme il n'arrive que trop souvent, qu'avant qu'il fût terminé, M. de Lesdiguières étoit déjà gouverneur du Dauphiné. Un jour donc qu'il passoit à cheval, suivi de ses gardes, dans la place de Grenoble, ce pauvre hôtelier, qui y étoit à la poursuite de son procès, ne put s'empêcher de dire assez haut: «Le diable emporte François de Bonne, tant il m'a causé de mal et d'ennui.» Un des assistants lui demanda pourquoi il parloit ainsi; cet homme lui raconta toute l'histoire de la jument. Celui qui lui avoit fait cette demande étoit un des domestiques de M. de Lesdiguières, et le soir même il lui en fit le conte; car le connétable avoit, dit-on, cette coutume, qu'il vouloit voir tous ses domestiques avant de se coucher, et quelquefois il s'entretenoit familièrement avec eux. Ayant su cette aventure, il commanda à cet homme de lui amener le lendemain le pauvre hôtelier, qui, bien étonné, et intimidé exprès par son conducteur, se vint jeter aux pieds de M. de Lesdiguières, lui demandant pardon de ce qu'il avoit dit de lui; mais lui, n'en faisant que rire, le releva, et pendant qu'il l'entretenoit du temps passé, on fit venir la partie adverse, avec laquelle il s'accorda sur-le-champ, et donna même quelque récompense à ce bon homme.
M. le connétable aimoit à se souvenir de sa première fortune, et on en voit aujourd'hui une grande marque, en ce qu'ayant fait bâtir un superbe palais à Lesdiguières, il prit plaisir à laisser tout auprès, en son entier, la petite maison où il étoit né, et que son père avoit habitée.
Pour venir à madame la connétable de Lesdiguières, sa femme, qui est morte il n'y a pas long-temps, elle s'appeloit Marie Vignon, et étoit fille d'un fourreur de Grenoble. Elle fut mariée à un marchand drapier de la même ville, nommé sire Aymon Mathel, dont elle eut deux filles. C'était une assez belle personne, mais il n'y avoit rien d'extraordinaire. Son premier, galant fut un nommé Roux, secrétaire de la cour de parlement de Grenoble, qui depuis la donna à M. de Lesdiguières. Or, ce Roux étoit grand ami d'un Cordelier appelé de Nobilibus, qui fut brûlé à Grenoble pour avoir dit la messe sans avoir reçu les ordres. On le soupconnoit aussi de magie, et le peuple croit encore aujourd'hui que ce Cordelier avoit donné à madame la connétable des charmes pour se rendre maîtresse de l'esprit de M. de Lesdiguières. Il est bien certain qu'elle eut d'abord un fort grand pouvoir sur lui.
Il n'y avoit pas long-temps que cet amour duroit, lorsque la femme quitta la maison de son mari; elle ne logeoit pourtant pas avec son galant, mais en un logis séparé où il lui donna grand équipage, et bientôt après il la fit marquise. Il en eut deux filles durant cette séparation d'avec sont mari. On dit que les parents de M. de Lesdiguières gagnèrent son médecin, qui lui conseilla, pour sa santé, de changer de maîtresse, et qu'en même temps, pour essayer de la lui faire oublier, on lui présenta une fort belle personne, nommée Pachon, femme d'un de ses gardes. Mais la marquise, car on l'appeloit ainsi alors, fit donner des coups de bâton à cette femme dans la maison même de M. de Lesdiguières, et incontinent après s'alla jeter à ses pieds. Elle n'eut pas grande peine à faire sa paix, et fut plus aimée qu'auparavant.
M. de Lesdiguières étoit obligé de faire plusieurs voyages; elle le suivit partout, et même à la guerre; on dit pourtant qu'il voulut faire en sorte que le drapier la reprît, et qu'il lui fit offrir pour cela de le faire intendant de sa maison. Mais ce marchand, qui étoit homme d'honneur, n'y voulut jamais entendre.
Cependant elle ne perdoit point d'occasion d'avancer ses parents. Elle fit donner des bénéfices ou des compagnies à sept ou huit frères qu'elle avoit, maria fort bien deux de ses sœurs. L'une épousa un gentilhomme de la campagne, et depuis, étant veuve, elle fut entretenue, car c'est une bonne race, par un prieur proche de Die, dont elle eut une fille qui est religieuse dans Grenoble, mais que madame la connétable, cette prude, n'a pas voulu voir. L'autre fut mariée à un capitaine nommé Tonnier, et après sa mort elle épousa un président de la chambre des comptes de Grenoble, appelé Le Blanc. Celle-ci ne voulut point faire honte à ses aînées, et pendant la vie et après la mort de son second mari, elle eut pour galant un nommé L'Agneau, qu'elle épousa à l'article de la mort, et après avoir reçu l'extrême-onction.
La marquise maria aussi les deux filles qu'elle avoit eues du drapier, l'une à La Croix, maître-d'hôtel de M. de Lesdiguières, et en secondes noces au baron de Barry. Celle-ci se garda bien de dégénérer, et fut une digne fille d'une telle mère. L'autre fut mariée trois fois: la première à un gentilhomme de la campagne dont je ne sais point le nom; la seconde à un autre gentilhomme nommé Moncizet, avec lequel elle fut démariée, et pour la troisième fois elle épousa le marquis de Canillac.
Quant aux filles qu'elle avoit eues de M. de Lesdiguières, nous dirons ensuite à qui elles furent mariées; mais il faut dire auparavant de quelle façon leur mère parvint à se faire épouser par M. de Lesdiguières.
Elle étoit demeurée à Grenoble, tandis que M. de Lesdiguières étoit au siége de quelque place dans le Languedoc. En ce temps-là, un certain colonel Alard, piémontais, vint faire des recrues en Dauphiné. Elle en fut cajolée, mais non pas aussi ouvertement qu'elle l'avoit été auparavant par M. de Nemours, qui lui fit mille galanteries, durant un voyage que M. de Lesdiguières avoit été obligé de faire en Picardie. Or comme elle ne pensoit qu'à devenir femme de M. de Lesdiguières, et que la vie de son mari étoit un obstacle insurmontable, elle persuada à ce colonel de l'assassiner; ce qu'il fit en cette sorte.
Le drapier, ayant abandonné son commerce, s'était retiré aux champs depuis quelques années, en un lieu appelé le Port de Gien, dans la paroisse de Mellan, à une petite lieue de Grenoble. Le colonel monté à cheval, accompagné d'un grand valet italien à pied; il arriva de bonne heure en ce lieu, et ayant rencontré un berger, il lui demanda la maison du capitaine Clavel. Le berger lui dit qu'il ne connoissoit personne de ce nom-là, mais que s'il demandoit la maison de sire Mathel, c'était une de ces deux qu'il voyoit seules assez près de là. Le colonel le pria de l'y conduire, afin que le berger lui montrât l'homme qu'il cherchoit, car il ne le connoissoit pas. Ils n'eurent pas fait beaucoup de chemin que le berger lui montra le drapier qui se promenoit seul le long d'une pièce de terre; le colonel le remercia, lui donna pour boire et le renvoya. Après il va au marchand, et le jette par terre d'un coup de pistolet qu'il accompagne de quelques coups d'épée, de peur de manquer à le tuer.
La justice fit prendre le valet du mort et une servante qui étoit sa concubine, avec le berger qui raconta toute l'histoire, sans pouvoir nommer le meurtrier. On lui demanda s'il le reconnoîtroit bien. Il répondit qu'oui. C'est pourquoi on le mit à Grenoble à une grille de la prison qui répond sur la grande place appelée Saint-André. Il n'y fut pas long-temps sans voir passer le colonel, qu'il reconnut aussitôt, et qui fut tout aussitôt emprisonné, car il avoit cru sottement que ce berger n'avoit rien vu.
M. de Lesdiguières, en ayant reçu avis en diligence, craignit que, si cette affaire s'approfondissoit, sa maîtresse ne fût terriblement embarrassée; il partit promptement du lieu où il étoit, et, entrant dans la ville sans qu'on l'y attendît, alla d'autorité délivrer le Piémontais; et le fit sauver en même temps. Le parlement fit du bruit, et voulut s'en venger sur la maîtresse de M. de Lesdiguières, ne pouvant s'en venger sur lui-même. Mais comme le connétable étoit adroit, il sut si bien négocier avec chaque conseiller en particulier, qu'il ne se parla plus de cette affaire.
Depuis ce temps-là il fut encore cinq ou six ans sans épouser la marquise, et à la fin il s'y résolut, pour légitimer les deux filles qu'il en avoit eues. Elles étoient adultérines pourtant[131].
Il en avoit une d'un premier lit qui fut mariée à M. de Créqui. M. de Lesdiguières d'aujourd'hui, auparavant M. le comte de Saulx, et feu M. de Canaples, père de M. de Créqui d'à présent, vinrent de ce mariage. Cette fille étant morte, on prit une étrange résolution, qui fut de marier les deux filles qu'il avoit eues de madame la connétable, l'une au comte de Saulx, et l'autre à M. de Créqui[132] son père, afin de leur conserver tout le bien de M. le connétable. Il est vrai qu'il y eut quelque intervalle de temps entre ces deux mariages, car l'aînée de ces filles, mariée au marquis de Montbrun, fut démariée pour épouser le comte de Saulx dont elle étoit tante; il étoit fils de la fille du premier lit de M. de Lesdiguières.
Ce mariage ne fut pas heureux, et la comtesse de Saulx mourut bientôt sans enfants. Voilà pourquoi, comme on avoit toujours la pensée de conserver tout le bien à M. de Créqui et à ses enfants, la cadette ne pouvant pas être épousée par M. le comte de Saulx, qui étoit veuf de sa sœur de père et de mère, ni par M. de Canaples, qui étoit marié avec une parente de MM. de Luynes, sœur de Combalet. Il fallut que M. de Créqui l'épousât, quoiqu'il fût veuf d'une sœur du premier lit et beau-frère de celle qui venoit de mourir. Le pape, quand on lui demanda la dispense pour ce dernier mariage, dit qu'il falloit un pape tout entier pour donner toutes les dispenses que ceux de cette maison demandoient. Et il ne laissa pourtant pas de la donner.
Ce mariage du maréchal de Créqui fut encore plus malheureux que les autres. Sa femme et lui ne vivoient pas bien ensemble, et un nommé Najère, chef de son conseil[133], le fit résoudre, après la mort du connétable, à une méchanceté qu'on auroit de la peine à croire, qui fut de faire persuader à la maréchale, qui n'avoit point d'enfants, d'en supposer un, afin que la supposition étant découverte, cela donnât lieu de la cloîtrer et de retenir tout son bien. On persuada donc à la maréchale cette supposition, comme elle étoit à une maison des champs, appelée la Tour-d'Aigues. Il se trouva que la fermière étoit grosse, qui consentit volontiers à donner son enfant à la maréchale, pour en faire un grand seigneur. Mais le maréchal donna ordre que celui qui transporteroit cet enfant d'une chambre à l'autre l'étouffât en chemin, sur quoi la véritable mère, reconnoissant sa faute, commença dans sa douleur à s'accuser, et sa maîtresse aussi, de cette supposition. Aussitôt le comte de Saulx survint avec des commissaires qu'on avoit fait tenir tout prêts, et qui, ayant fait leurs informations, emprisonnèrent la maréchale. Ce procès pourtant fut si bien conduit par le conseil et l'adresse de madame la connétable, que ce mari, qui avoit voulu embarrasser sa femme par cette accusation, se trouva presqu'aussi embarrassé qu'elle, et fut obligé de s'accommoder. Après cette belle affaire, il en fit encore une autre. Il fit enlever la connétable, sa belle-mère, et la tint long-temps prisonnière au fort de Barreaux, l'accusant faussement de crime de lèze-majesté et d'avoir intelligence avec le duc de Savoie; mais le feu roi (Louis XIII) et le cardinal de Richelieu, passant à Lyon, la mirent en liberté.
M. de Créqui ayant été tué en Italie, la maréchale eut sur la fin de ses jours feu M. d'Elbœuf pour galant durant le séjour qu'elle fit à Paris. Après elle alla mourir à Bourg en Bresse, et à l'heure de sa mort elle donna toutes ses pierreries à un gentilhomme du duc pour les lui porter. Elles étoient en assez bonne quantité, car sa mère lui en avait donné de belles pour une terre qu'elle lui avoit baillée en échange. Par son testament elle donna encore à M. d'Elbœuf une belle terre auprès de Paris.
Ce M. d'Elbœuf étoit un grand abatteur de bois. Il attrapa plaisamment (il y a trois ou quatre ans) une demoiselle de sa femme, madame d'Elbœuf, qui est devenue ridicule, de belle qu'elle avoit été autrefois (elle est sœur de M. de Vendôme)[134]. Elle étoit fort malade. Elle avoit une demoiselle très-jolie; le mari en étoit épris. Un jour il vint tout triste, et dit devant cette fille: «Ma femme est morte, les médecins en désespèrent, ils me l'ont avoué, et de plus un astrologue, qui a fait son horoscope, et que je viens de visiter exprès pour cela, assure qu'elle n'en sauroit échapper.» Cette fille depuis ce moment se mit dans l'esprit qu'elle pourroit bien devenir princesse, et se laissa faire un petit enfant. Madame d'Elbœuf a enterré son mari; il est mort cette année, âgé de soixante-un ans[135], et il disoit: «Faut-il que je meure si jeune!»
Pour revenir au connétable, voici ce que Bérançon a rapporté de sa mort. Il travailloit avec lui, le propre jour qu'il mourut, à des départs de gens de guerre. «Il faudroit, lui dit Bérançon, que M. de Créqui fût ici.—Voire, répondit le connétable, nous aurions beau l'attendre, s'il a trouvé un chambrillon en son chemin, il ne viendra d'aujourd'hui.» Il travailla de fort bon sens, après il fit venir son curé. «Monsieur le curé, lui dit-il, faites-moi faire tout ce qu'il faut.» Quand tout fut fait: «Est-ce là tout, dit-il, monsieur le curé?—Oui, monsieur.—Adieu, monsieur le curé, en vous remerciant.» Le médecin lui dit: «Monsieur, j'en ai vu de plus malades échapper.—Cela peut être, répondit-il, mais ils n'avoient pas quatre-vingt-cinq ans comme moi.» Il vint des moines à qui il avoit donné quatre mille écus, qui eussent bien voulu en avoir encore autant. Ils lui promettoient paradis en récompense. «Voyez-vous, leur dit-il, mes pères, si je ne suis sauvé pour quatre mille écus, je ne le serai pas pour huit mille. Adieu.» Il mourut comme cela, le plus tranquillement du monde.
J'ajouterai quelque chose de feu M. de Créqui. On lui dit, quand il voulut attaquer Gavi, forteresse des Génois, que Barberousse n'avoit pu la prendre. «Eh! bien, répondit-il, Barbegrise la prendra.» Il la prit en effet.
Il disoit les choses assez plaisamment. Un jour il tomba du haut d'un escalier en bas, sans se faire autrement de mal. «Ah! monsieur, lui dit-on, que vous avez sujet de remercier Dieu!—Je m'en garderai bien, dit-il, il ne m'a pas épargné un échelon.»
Il fit de si grandes pertes au jeu qu'il en pensa perdre l'esprit, et si le connétable ne lui eût envoyé cent mille écus et promesse d'autant, il n'en fût point revenu. Il n'y eut que cela qui le remit. Il étoit fort coquet et il vouloit toujours paroître jeune. Quand le cardinal de Richelieu, avant que d'être duc, se fit recevoir conseiller honoraire au Parlement, M. de Créqui fut un de ses témoins, et lui dit en dînant chez le premier président au sortir de là: «Monsieur, je vous ai rendu aujourd'hui le plus grand service que je vous pouvois rendre, en disant mon âge.»
On conte de lui une chose qui est assez de galant homme. La nuit, des filoux lui demandèrent la bourse. «Je n'ai rien, leur dit-il, je viens de perdre.—Monsieur, lui dirent-ils, nous vous connoissons, promettez-nous de nous donner quelque chose, et demain un de nous ira vous le demander.» Il leur promit trente pistoles. Le lendemain matin, un de ces honnêtes gens, demanda à lui parler, et lui dit tout bas qu'il venoit quérir ce qu'il leur avoit promis. Il avoit oublié ce que c'étoit. L'autre l'en fit ressouvenir, il se mit à rire et lui dit: «Je tiendrai parole, mais il faut avouer que tu es bien imprudent.» En effet, il lui donna les trente pistoles[136].
LA REINE MARGUERITE DE VALOIS.
La reine Marguerite[137] étoit belle en sa jeunesse, hors qu'elle avoit les joues un peu pendantes, et le visage un peu trop long. Jamais il n'y eut une personne plus encline à la galanterie. Elle avoit d'une sorte de papier dont les marges étoient toutes pleines de trophées d'amour. C'était le papier dont elle se servoit pour ses billets doux. Elle parloit phébus selon la mode de ce temps-là, mais elle avoit beaucoup d'esprit. On a une pièce d'elle, qu'elle a intitulée: La Ruelle mal assortie[138], où l'on peut voir quel étoit son style de galanteries.
Elle portoit un grand vertugadin, qui avoit des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettoit une boîte où étoit le cœur d'un de ses amants trépassés, car elle étoit soigneuse, à mesure qu'ils mouroient, d'en faire embaumer le cœur. Ce vertugadin se pendoit tous les soirs à un crochet qui fermoit au cadenas, derrière le dossier de son lit.
On dit qu'un jour M. de Turenne, depuis M. de Bouillon, étant ivre, lui dégobilla sur la gorge en la voulant jeter sur un lit.
Elle devint horriblement grosse, et avec cela elle faisoit faire ses carrures et ses corps de jupes beaucoup plus longs qu'il ne le falloit, et ses manches à proportion. Elle étoit coiffée de cheveux blonds, d'un blond de filasse blanchie sur l'herbe. Elle avoit été chauve de bonne heure; pour cela elle avoit de grands valets de pied blonds que l'on tondoit de temps en temps.
Elle avoit toujours de ces cheveux-là dans sa poche, de peur d'en manquer; et, pour se rendre de plus belle taille, elle faisoit mettre du fer-blanc aux deux côtés de son corps pour élargir la carrure. Il y avoit bien des portes où elle ne pouvoit passer.
Elle aima sur la fin de ses jours un musicien nommé Villars. Il falloit que cet homme eût toujours des chausses troussées et des bas d'attache, quoique personne n'en portât plus. On l'appeloit vulgairement le roi Margot[139]. Elle a eu quelques bâtards, dont l'un, dit-on, a vécu, et a été capucin[140]. Ce roi Margot n'empêchoit point que la bonne Reine fût bien dévote et bien craignant Dieu, car elle faisoit dire une quantité étrange de messes et de vêpres.
Hors la folie de l'amour, elle étoit fort raisonnable. Elle ne voulut point consentir à la dissolution de son mariage en faveur de madame de Beaufort. Elle avoit l'esprit fort souple et savoit s'accommoder au temps. Elle a dit mille cajoleries à la feue Reine-mère[141], et quand M. de Souvray[142] et M. de Pluvinel[143] lui menèrent le feu Roi, elle s'écria: «Ah! qu'il est beau, ah! qu'il est bien fait! que le Chiron est heureux qui élève cet Achille!» Pluvinel, qui n'étoit guère plus subtil que ses chevaux, dit à M. de Souvray: «Ne vous disois-je pas bien que cette méchante femme nous diroit quelque injure?» M. de Souvray[144] lui-même n'étoit guère plus habile. On avoit fait des vers dans ce temps-là qu'on appeloit les Visions de la cour, où l'on disoit de lui qu'il n'avoit de Chiron que le train de derrière.
Henri IV alloit quelquefois visiter la reine Marguerite[145], et gronda de ce que la Reine-mère n'alla pas assez avant la recevoir à la première visite.
Durant ses repas, elle faisoit toujours discourir quelques hommes de lettres. Pitard, qui a écrit de la morale, étoit à elle, et elle le faisoit parler assez souvent.
Le feu Roi s'avisa de danser un ballet de la vieille cour, où, entre autres personnes qu'on représentoit, on représenta la reine Marguerite avec la ridicule figure dont elle étoit sur ses vieux jours. Ce dessein n'étoit guère raisonnable en soi; mais au moins devoit-on épargner la fille de tant de rois.
A propos de ballets, une fois qu'on en dansoit un chez elle, la duchesse de Retz la pria d'ordonner qu'on ne laissât entrer que ceux qu'on avoit conviés, afin qu'on pût voir le ballet à son aise. Une des voisines de la reine Marguerite, nommée mademoiselle Loiseau, jolie femme et fort galante, fit si bien qu'elle y entra. Dès que la duchesse l'aperçut, elle s'en mit en colère, et dit à la Reine qu'elle la prioit de trouver bon que pour punir cette femme elle lui fît seulement une petite question. La Reine lui conseilla de n'en rien faire, et lui dit que cette demoiselle avoit bec et ongles; mais voyant que la duchesse s'y opiniâtroit, elle le lui permit enfin. On fit donc approcher mademoiselle[146] Loiseau, qui vint avec un air fort délibéré: «Mademoiselle, lui dit la duchesse, je voudrois bien vous prier de me dire si les oiseaux ont des cornes?—Oui, madame, répondit-elle, les ducs en portent[147].» La Reine, oyant cela, se mit à rire, et dit à la duchesse: «Eh bien! n'eussiez-vous pas mieux fait de me croire?»
J'ai ouï faire un conte de la reine Marguerite qui est fort plaisant. Un gentilhomme gascon, nommé Salignac, devint, comme elle étoit encore jeune, éperdument amoureux d'elle; mais elle ne l'aimoit point. Un jour, comme il lui reprochoit son ingratitude: «Or çà, lui dit-elle, que feriez-vous pour me témoigner votre amour!—Il n'y a rien que je ne fisse, répondit-il.—Prendriez-vous bien du poison?—Oui, pourvu que vous me permettiez d'expirer à vos pieds.—Je le veux,» reprit elle. On prend jour; elle lui fait préparer une médecine fort laxative. Il l'avale, et elle l'enferme dans un cabinet, après lui avoir juré de venir avant que le poison opérât; elle le laissa là deux bonnes heures, et la médecine opéra si bien que, quand on vint lui ouvrir, personne ne pouvoit durer autour de lui. Je crois que ce gentilhomme a été depuis ambassadeur en Turquie.
LA COMTESSE DE MORET. M. DE CESY.
Madame de Moret étoit de la maison de Bueil[148]; n'ayant ni père ni mère, elle fut nourrie chez madame la princesse de Condé, Charlotte de La Trémouille. Elle étoit là en bonne école. Henri IV, qui ne cherchoit que de belles filles, et qui, quoique vieux, étoit plus fou sur ce chapitre-là qu'il n'avoit été dans sa jeunesse, la fit marchander, et on conclut à trente mille écus. Mais madame la princesse de Condé souhaita que, par bienséance, on la mariât en figure, si j'ose ainsi dire. Césy, de la maison de Harlay, homme bien fait, et qui parloit agréablement, mais qui avoit mangé tout son bien, s'offre à l'épouser. On les maria un matin. Le Roi, impatient et ne goûtant pas trop qu'un autre eût un pucelage qu'il payoit, ne voulut pas permettre que Césy couchât avec sa femme, et la vit dès ce soir-là[149]. Césy, lâche comme un courtisan ruiné, prétendoit ravoir sa femme le lendemain, résolu de tout souffrir pour faire fortune; mais elle n'y voulut jamais consentir. On rompit le mariage à condition que Césy aurait les trente mille écus.
Il se maria après avec Béthune, fille de la Reine, aussi laide que l'autre étoit belle. Ses trente mille écus ne durèrent pas long-temps, et depuis, pour se remettre, il demanda l'ambassade de Turquie, où, contre l'ordinaire, il mena sa femme; mais il ne craignoit pas autrement que le Grand-Seigneur la fît enlever pour la mettre dans le sérail.
En passant à Turin il laissa sa fille à madame de Savoie[150]. Elle étoit belle et y fut comme favorite; mais il fallut la renvoyer parce qu'elle contrefaisoit le bossu[151] qui étoit amoureux de sa belle-fille. Elle y avoit fait quelque fortune; au retour elle épousa M. de Courtenay[152]. Le bossu étoit galant. En une collation qu'il donna à Madame, toute la vaisselle d'argent étoit en forme de guitare, parce qu'elle aimoit cet instrument.
Césy fit tant de sortes de friponneries en Turquie, que tout le commerce cessa, et il fallut, au bout de dix-huit ans, y envoyer M. de Marcheville, qui eut bien de la peine à le tirer de là. Il demeura huit ou neuf ans à Venise, avant que de rentrer en France. Enfin, de retour à Paris, il reparut avec un train assez raisonnable, car il avoit mis quelque chose à part pour ses vieux jours. Au sortir d'une maladie, en avril 1612, il alloit presque toutes les après-dînées faire planter sa chaise[153] sur les degrés de la pompe du Pont-Rouge pour y prendre l'air; il y donnoit rendez-vous aux gens. On m'a assuré qu'au commencement de la régence de la Reine, on compta entre ceux qu'on disoit être en passe de gouverneur du Roi, un homme tel que je viens de le dépeindre.
Madame de Moret eut un fils qui fut d'église[154]. On l'avoit fort bien instruit; il étoit bien fait: on dit que de tous les enfants d'Henri IV, c'étoit celui qui lui ressembloit le plus. Il avoit l'esprit agréable[155]. Sa jeunesse fut assez déréglée, mais on dit qu'il avoit fort profité aux voyages qu'il avoit faits durant deux ans, au retour desquels il se jeta dans le parti de Monsieur, et fut tué au combat où M. de Montmorency fut pris[156].
J'ai ouï conter à Venise qu'une célèbre courtisane lui voulut faire payer la qualité, et que, pour l'attraper, il fit dorer des réales d'Espagne qui ressemblaient à des pistoles; ils étoient convenus à trois cents. Les nobles vénitiens ne trouvèrent cela nullement bon; il en pensa arriver du désordre. Ils disoient: «Ne pouvons-nous point être princes à meilleur titre que lui, en devenant doges, et ne descendons-nous pas presque tous de princes, puisqu'il n'y a guère de familles nobles qui n'aient eu un doge?»
Henri IV se refroidissant, madame de Moret s'avisa de faire la dévote. Elle n'avoit que du linge uni, une grande pointe, une robe de serge, les mains nues: c'étoit pour les montrer, car elle les avoit belles. Jusque là elle avoit été un peu goinfre, mais fort agréable. Henri IV fut tué avant qu'elle eût achevé sa farce. Elle joua un autre personnage ensuite, car elle feignit de devenir aveugle. On croit que c'étoit pour faire pitié à la Reine-mère. Enfin elle fit semblant que M. de Mayerne, médecin célèbre, qui étoit fort son ami, lui avoit fait recouvrer la vue d'un œil, mais il ne paroissoit point que l'autre fut plus malade. Elle se remit à faire l'amour tout de nouveau. M. de Vardes se laissa attraper et l'épousa. Il y a six à sept ans qu'elle est morte empoisonnée par mégarde et sans y porter d'autre dessein[157]. On a dit que c'étoit un valet qui l'a empoisonnée, et on soupçonne le mari, qui a retiré chez lui une demoiselle de bon lieu, qu'il pourroit bien avoir envie d'épouser. J'ai su depuis qu'on avoit fait un quiproquo chez l'apothicaire, et qu'on avoit donné du sublimé pour du cristal minéral. Elle en mourut. On lui trouva deux abcès qui l'eussent fait mourir subitement.
LE CONNÉTABLE DE MONTMORENCY.
Le dernier connétable de Montmorency[158] n'étoit pas un grand personnage; on l'accusoit d'être fort brutal: à peine savoit-il lire. Sa plus belle qualité étoit d'être à cheval aussi bien qu'homme du monde; il tenoit un teston[159] sur l'étrier sous son pied, et travailloit un cheval, tant il étoit ferme d'assiette, sans que le teston tombât; et en ce temps-là le dessous de l'étrier n'étoit qu'une petite barre large d'un travers de doigt. Il aimoit extrêmement les chevaux, et dès qu'un cheval étoit à lui, il ne changeoit plus de maître, et, n'eût-il eu que trois jambes, on le nourrissoit dans une infirmerie qui étoit à Chantilly. De sorte que chez lui le proverbe d'Equi senectus n'étoit pas trop véritable. C'étoit un grand tyran pour la chasse. Cependant il disoit qu'il falloit permettre à un gentilhomme de poursuivre le gibier qu'il auroit fait lever sur sa propre terre, et qu'en ce cas il laisseroit prendre un lièvre jusque dans sa salle.
En Languedoc il devint amoureux, étant déjà âgé, de mademoiselle de Portes[160], de la maison de Budos; c'étoit une belle fille, mais pauvre, et qui, quoiqu'elle fût bien demoiselle, n'étoit pas pourtant de naissance à prétendre un connétable. C'est à cause de cela, et sur ce qu'elle mourut d'apoplexie, et qu'elle avoit le visage tout contourné, qu'on a dit qu'elle s'étoit donnée au diable pour épouser M. le connétable, et que César, un Italien qui passoit pour magicien à la cour, avoit été l'entremetteur de ce pacte.
Ce César disoit qu'il n'avoit point trouvé de si méchantes femmes qu'en France, et qui fussent si vindicatives. Je ne m'en étonne pas, car presque partout ailleurs elles sont comme enfermées, et ne peuvent pas faire galanterie, puisqu'elles ne voient point d'hommes. Le bonhomme de La Haye, un vieux gentilhomme huguenot, qui avoit bien vu des choses, m'a dit que César n'étoit qu'un fourbe: «Vous me voulez, lui disoit-il, faire voir le diable dans une cave où cinq ou six coquins charbonnés me viendront peut-être bien étriller. Je le veux voir dans la plaine Saint-Denis.»
Après la mort de sa femme, le connétable épousa une demoiselle de Montoison[161], tante de sa femme, parce qu'il la trouva sous sa main, car elle n'étoit ni jeune ni belle. Au bout de trois mois il en fut si las, qu'il la relégua à Meru. Depuis sa mort, cette madame la connétable fut dame d'honneur de la reine Anne d'Autriche. Mais quand M. de Luynes voulut faire sa femme surintendante de la maison de la Reine, la connétable, qui n'avoit point cru la qualité de dame d'honneur au-dessous d'elle quand elle étoit la première personne de chez la Reine, se retira, et on mit à sa place madame de La Boissière, qui avoit été renvoyée d'Espagne au bout d'un an avec tous les François. Madame de Senecey, dame d'atours, succéda depuis à madame de La Boissière.
La connétable n'est morte que depuis deux ou trois ans[162]. Le connétable eut de ce second mariage feu M. de Montmorency et feu madame la Princesse. De son premier mariage avec une fille de Bouillon La Mark il avoit eu deux filles, madame de Ventadour, qui vit encore, et feu madame d'Angoulême, femme de M. d'Angoulême le père.
Le connétable voulut mourir en habit de capucin. Un gentilhomme nommé Montdragon lui dit: «Ma foi, vous faites finement, car, si vous ne vous déguisez bien, vous n'entrerez jamais en paradis.»
On a dit de lui qu'à l'imitation de ce duc de Ferrare qui disoit de chacune de ses filles: l'ho fatta, l'ho allevata, e un altro n'avra il fiore? Cazzo!.. il prenoit la peine de percer lui-même le tonneau avant de donner à boire à ses gendres. Je n'en crois rien; mais, pour ses tantes, ses sœurs, ses cousines, ses nièces, il n'en faisoit aucun scrupule. On vivoit fort désordonnément chez lui.
MADAME LA PRINCESSE DE CONDÉ[163].
Mademoiselle de Montmorency n'avoit que quatre ans, qu'on vit bien que ce seroit une beauté extraordinaire. Madame de Sourdis, qui avoit gagné cinquante mille livres de rentes à la faveur de madame de Beaufort, sa nièce, et qui espéroit que cette aurore donneroit dans les yeux du Roi, fit dessein de la faire épouser à son fils, le marquis de Sourdis d'aujourd'hui, qui avoit trente mille livres de rente en fonds de terre, et à qui elle avoit fait apprendre toutes les choses imaginables. On disoit qu'il y avoit en lui de quoi faire quatre honnêtes gens, et que cependant ce n'étoit pas un honnête homme[164]. En cette intention elle la demande et offre de la prendre sans aucun bien. Le connétable accepte le parti; mais madame d'Angoulême[165], bâtarde de Henri II, veuve du frère aîné du connétable, mais sans enfants, ayant deviné le dessein de la marquise, rompit le coup, et prit sa nièce chez elle, après la mort de la connétable, qui arriva bientôt après.
M. de Bassompierre, au bout de quelques années, voulut aussi la prendre sans bien; mais, quoiqu'il fût bien fait et fort bien avec le connétable, et que l'affaire fût fort avancée, madame d'Angoulême la rompit. Bassompierre, depuis, c'étoit avant que M. le Prince fût mis dans la Bastille, fit tout ce qu'il put, mais en vain, pour faire accroire qu'il étoit bien avec mademoiselle de Montmorency[166].
La Reine-mère, quelque temps après, fit un ballet[167], dont elle mit les plus belles de la cour. Elle n'oublia pas mademoiselle de Montmorency, qui pouvoit avoir alors treize à quatorze ans. On ne pouvoit rien voir de plus beau, ni de plus enjoué[168]; mais il y en avoit bien d'aussi spirituelles qu'elle pour le moins. Il y eut quelques démêlés entre la Reine et le Roi sur ce ballet. Il vouloit que madame de Moret en fût. La Reine ne le vouloit pas, et elle vouloit que madame de Verderonne[169] en fût, et le Roi ne le vouloit pas. Ils avoient tort tous deux en ce qu'ils vouloient, et raison en ce qu'ils ne vouloient pas. A la fin, pourtant, la reine l'emporta. Pendant ce petit désordre, elle ne laissoit pas de répéter son ballet. Pour y aller on passoit devant la chambre du Roi; mais, comme il étoit en colère, il la faisoit fermer brusquement dès qu'elle venoit pour passer.
Un jour il entrevit par cette porte mademoiselle de Montmorency, et, au lieu de la faire fermer, il sortit lui-même, et alla voir répéter le ballet. Or, les dames devoient être vêtues en nymphes; en un endroit, elles levoient leur javelot, comme si elles l'eussent voulu lancer. Mademoiselle de Montmorency se trouva vis-à-vis du Roi quand elle leva son dard, et il sembloit qu'elle l'en vouloit percer. Le Roi a dit depuis qu'elle fit cette action de si bonne grâce qu'effectivement il en fut blessé au cœur et pensa s'évanouir. Depuis ce moment l'huissier ne ferma plus la porte, et le Roi laissa faire à la Reine tout ce qu'elle voulut. Madame la marquise de Rambouillet, alors la vidame du Mans, étoit de ce ballet: ce fut là qu'elle fit amitié avec madame la Princesse.
On avoit déjà parlé de marier M. le Prince avec mademoiselle de Montmorency; le Roi conclut l'affaire, croyant que cela avanceroit les siennes. M. le connétable donna cent mille écus à sa fille. M. le Prince étoit fort pauvre[170], mais c'étoit un grand honneur que d'avoir pour gendre le premier prince du sang.
Le Roi, dans sa passion, fit toutes les folies que pouvoient faire les jeunes gens, quoiqu'il eût cinquante-trois ans ou environ. Il couroit la bague avec un collet de senteurs et des manche de satin de la Chine.
Le roi obtint une fois de madame la Princesse qu'elle se montreroit un soir tout échevelée sur un balcon avec deux flambeaux à ses côtés. Il s'en évanouit quasi, et elle dit: «Jésus! qu'il est fou!» Elle se laissa peindre pour lui en cachette; ce fut Ferdinand qui fit le portrait. M. de Bassompierre l'emporta vite après qu'on l'eut frotté de beurre frais, de peur qu'il ne s'effaçât; car il fallut le rouler pour le porter sans qu'on le vît. Quelques années après, madame la Princesse, croyant que Ferdinand avoit oublié cela, ou bien n'y songeant plus, lui demanda un jour quel portrait de tous ceux qu'il avoit faits en sa vie lui avoit semblé le plus beau. «C'est, dit-il, un qu'il fallut frotter avec du beurre frais.» Cela la fit rougir.
M. le Prince, qui voyoit que l'amour du Roi étoit fort violente, emmena sa femme à Muret auprès de Soissons. Le Roi ne put être long-temps sans la voir. Il va avec une fausse barbe à une chasse où elle devoit être. M. le Prince en a avis et remet la partie à une autre fois. A quelques jours de là le Roi fait que M. de Traigny, un seigneur de ces quartiers-là, convie M. le Prince et madame la Princesse à dîner, et lui se cache derrière une tapisserie, d'où, par un trou, il la voyoit tout à son aise. Elle savoit l'affaire, et l'a avoué à madame de Rambouillet. Comme elle y alloit avec sa belle-mère, le Roi, pour la voir en passant, se déguisa en postillon, et avec M. de Beneux, qui feignoit d'aller voir une belle-sœur en ces quartiers-là, passa auprès du carrosse, où M. de Beneux fut quelque temps à parler. Quoique le Roi eût une grande emplâtre sur la moitié du visage, il fut pourtant reconnu de l'une et de l'autre[171]. Madame la Princesse et sa belle-mère[172] furent quinze jours à Roucy, où la comtesse de Roucy, parente de M. le Prince par son mari, fils d'une héritière de Roye, leur prêta quatre mille écus pour leur voyage, et, depuis, quand la belle-mère fut revenue de Flandre, elle la défraya à Paris.
Madame la Princesse fit bien pis que cela, car elle se laissa persuader de signer une requête pour être démariée. Le Roi avoit obligé ses parents à dresser cette requête, et le connétable étoit un lâche qui croyoit que cette amour du Roi le combleroit de trésors et de dignités. Les gens de madame la Princesse, qui étoit fort jeune, lui faisaient accroire qu'elle seroit reine. Voyez quelle apparence il y avoit: il eût donc fallu empoisonner la reine Marie de Médicis, car elle avoit des enfants. M. le Prince n'a jamais pu pardonner à sa femme d'avoir signé cette requête. Enfin, il s'enfuit avec elle à Bruxelles, où il ne se trouva pas trop en sûreté par les menées du marquis de Cœuvres, depuis maréchal d'Estrées, qui y étoit allé en qualité d'ambassadeur.
On a dit que c'étoit de son consentement que le marquis de Cœuvres la devoit enlever de Bruxelles, et le petit Toiras, depuis maréchal de France, page de M. le Prince, étoit espion pour le Roi. Le marquis écrivoit: «Le petit Toiras sert toujours bien Votre Majesté, je lui ai payé sa pension.»
M. le Prince passa avec sa femme à Milan. En ce temps-là l'armement du Roi tenoit tout le monde en jalousie. On armoit aussi dans le Milanais. Le bruit courut que M. le Prince devoit commander cette armée.
Après la mort du roi, M. le Prince ramena sa femme à la cour de France. Madame de Rambouillet dit que madame la Princesse eut la petite vérole, et qu'il lui demeura une grosse couture à chaque joue, qui, avec une grande maigreur qu'elle eut, la défigurèrent fort long-temps; enfin, ses coutures se guérirent. Elle devint grasse et fut la plus belle personne de la cour. Madame de Rambouillet dit encore que durant sa grande fleur, dès qu'il venoit une beauté nouvelle, on disoit aussitôt: «Elle est plus belle que madame la Princesse;» mais qu'enfin on revenoit de cette erreur. Elle avoue pourtant que madame des Essars[173], depuis la maréchale de L'Hôpital, qui succéda à madame de Moret, mais simplement comme une belle courtisane plutôt que comme une maîtresse, et madame Quelin[174], qui eut l'honneur d'avoir sa part aux embrassements du Roi, à bien examiner tous les traits, étoient plus belles que madame la Princesse, mais que madame la Princesse avoit tout une autre grâce.
Quand M. le Prince fut arrêté, il fallut par bienséance demander à entrer en prison avec lui; sans cela peut-être n'eussent-ils point eu d'enfants, car madame de Longueville et M. le Prince[175] y sont nés, et avant cela le mari et la femme n'étoient pas trop bien ensemble. Au sortir de là elle fit galanterie avec le cardinal de La Valette, qui y dépensoit si bien son argent que quand il est mort il avoit mangé son revenu jusqu'en l'an 1650.
Il mourut, je pense, en 1640. Une fois il lui en coûta deux mille écus pour une poupée, la chambre, le lit, tous les meubles, le déshabillé, la toilette et bien des habits à changer, pour mademoiselle de Bourbon, depuis duchesse de Longueville, encore enfant.
Le cardinal de La Valette étoit un galant homme, mais fort laid. Pompeo Frangipani[176], seigneur romain qui étoit à la cour, disoit que c'étoit justement un viso di Cazzo[177]. M. d'Aumont disoit qu'il croyoit qu'en relevant la moustache du cardinal La Valette, on lui relevoit aussi les lèvres, tant il les avoit grosses. Ce cardinal étoit galant, libéral, et avoit beaucoup d'esprit. Il étoit enjoué, jusqu'à se mettre sous un lit en badinant avec des enfants; cela lui est arrivé bien des fois à l'hôtel de Rambouillet. Mais il étoit quelquefois un peu emporté, et une fois il alla dire le diable, en présence de madame la Princesse, des femmes qui faisoient l'amour. Il disoit, car il avoit l'esprit délicat et n'étoit pas ignorant, que le cardinal de Richelieu avoit des galanteries de pédant; et sa plus grande joie étoit de venir en rire avec madame de Rambouillet, en qui il avoit une confiance entière. Le cardinal de Richelieu vivoit avec lui tout autrement qu'avec les autres, car il lui avoit, comme nous dirons ensuite, la plus grande obligation qu'on puisse avoir à un homme. Il le traitoit civilement et respectueusement; et comme M. de La Valette n'avoit rien dans la tête que la guerre, il le satisfaisoit en cela. Ce cardinal étoit brave, mais il ne savoit point la guerre. M. de Montmorency donnoit aussi beaucoup à madame la Princesse, et le cardinal lui ayant manqué après ce frère, elle se trouva bien mal à son aise. Le cardinal fut le seul qui ne l'abandonna pas à la disgrâce de M. de Montmorency. Madame de La Trémouille dit qu'elle étoit de leurs divertissements; que madame la Princesse et M. le cardinal, quand ils vouloient parler seuls, étoient dans un cabinet la porte ouverte; que tout le monde les voyoit: les autres dansoient et jouoient.
Madame la Princesse étoit une des plus lâches personnes qui aient jamais été. Elle disoit à madame d'Aiguillon: «Jésus! madame, que je serai aise de vous céder, si vous épousez Monsieur!» Elle donna la serviette à feue Madame, qui la prit en tournant la tête d'un autre côté. En revanche, quand elle menoit quelqu'un, elle étoit la plus civile du monde. Un jour qu'elle mena madame de La Trémouille à je ne sais quelle fête au Louvre, la Reine l'appela dans sa garde-robe, où personne n'entre que les princesses. Elle s'excusa en disant: «J'ai amené madame de La Trémouille; je n'irai nulle part où elle ne puisse pas entrer.» On fit sur elle un vaudeville que voici:
La Combalet et la Princesse
Ne pensent point faire de mal,
Et n'en iront point à confesse
D'avoir chacune un cardinal[178];
Car laisser lever leur chemise
Et mettre ainsi leur corps à l'abandon,
N'est que se soumettre à l'église,
Qui, en tout cas, leur peut donner pardon.Je sais qu'on a voulu dire que M. de Chavigny, qui en sa jeunesse avoit eu entrée chez madame la Princesse, avoit eu aussi quelque part à ses bonnes grâces du temps du cardinal de La Valette; mais il n'en est rien. On a cru cela à cause que, qui a un galant en peut bien avoir deux; mais, outre que le cardinal ne l'eût pas souffert, ou du moins que cela eût mis du divorce entre elle et lui, c'est que madame la Princesse n'eût pas enduré volontiers les galanteries d'un homme de la ville.
Cependant madame de La Trémouille dit qu'un jour elle vit sortir madame la Princesse fort en désordre d'une ruelle de lit où elle étoit avec Chavigny, et que jusqu'alors elle n'avoit eu aucune mauvaise opinion d'elle.
Le cardinal La Valette avoit quelquefois de plaisantes visions. Un jour il disoit qu'il voudroit être montagne. «Et moi, je voudrois être soleil, dit madame de Rambouillet.—Soleil, soleil, reprit-il, ne l'est pas qui veut.» Comme s'il étoit plus aisé d'être montagne que soleil!
Il croyoit une fois avoir fait des vers, et voici ce qu'il avoit fait; c'étoit sur l'air d'un vaudeville. Ce cardinal étoit meilleur dans le sérieux que dans la raillerie.
M'en allant en Touraine,
J'acheterai à Tours
Des pruneaux de Touraine,
De bons pruneaux de Tours;
Puis, revenant en Beauce,
J'irai à Chartres en Beauce,
Et puis à Orléans,
Voir monsieur d'Orléans.J'ai appris depuis peu de madame de La Trémouille une chose que madame de Rambouillet ne m'a jamais voulu avouer que quand je l'ai sue d'ailleurs; c'est qu'un jour le cardinal de La Valette demanda la dernière faveur à madame la Princesse, qui l'en refusa. De désespoir, il alla se mettre incognito dans Saint-Louis, où il y avoit des pestiférés. Il mena avec lui un confident, à qui il donna un billet pour la belle, qu'il avoit apporté tout fait. Le confident n'entra point. Elle a dit à madame de La Trémouille que de sa vie elle ne fut si embarrassée. Il en sortit par son ordre. Le reste est aisé à deviner. Il aima depuis mademoiselle de Bourbon[179] aussi fortement qu'il avoit aimé sa mère.
MADEMOISELLE DU TILLET.
Mademoiselle Charlotte du Tillet ne fut jamais mariée; mais on dit qu'elle n'en étoit pas plus pucelle pour cela. Sa sœur avoit épousé le président Séguier[180], qui étoit tout le conseil de M. d'Epernon. Par ce moyen elle fit connoissance avec ce seigneur, et fut sa meilleure amie. Il en faisoit cas, car elle avoit fort bon sens, étoit fort adroite et fort née pour la cour. Elle étoit de toutes les intrigues, soit d'amour, soit d'autre chose. Six mois après la mort d'Henri IV, une certaine demoiselle Coetman[181], une petite bossue, qui se fourroit partout et qui se faisoit toujours de fête, l'accusa d'avoir été d'intelligence avec M. d'Epernon pour faire assassiner Henri IV. Ravaillac, qui étoit d'Angoulême, dont M. d'Epernon étoit gouverneur, fut six mois chez elle comme chez la bonne amie du duc, mais quelques années avant que de faire le coup. La Coetman ne disoit point que la Reine-mère fût du complot; mais on ajoutoit dans le monde que M. d'Epernon l'avoit fait faire pour lui faire plaisir. Faute de preuves, et pour assoupir une affaire qui n'étoit pas bonne à ébruiter[182], la Coetman fut condamnée à mourir entre quatre murailles; elle fut mise aux Filles repenties, où on lui fit faire une petite logette grillée dans la cour, et elle y est morte quelques années après.
Une extravagante madame de Poyanne battit une fois la pauvre mademoiselle du Tillet, sur le quai des Augustins, comme elle retournoit seule de la messe. Elles avoient eu querelle pour une suivante. Sigogne[183] en a fait une espèce de satire qu'on appelle le Combat d'Ursine et de Perrette. On appeloit cette madame de Poyanne, madame de Poyanne de la Loupe. Elle avoit une grosse loupe au front. C'était une espèce de gendarme. Depuis elle se fit épouser, je ne sais comment, par le père de feu M. de Bouillon La Mark, et, qui pis est, quoiqu'elle fût pauvre, elle fit si bien que sa fille épousa le fils; madame de La Boulaie est venue de ce mariage-là.
Mademoiselle du Tillet étoit une diseuse de vérités; elle ne ressemblait pas mal en cela à madame Pilou[184], aussi bien qu'en laideur. Elle disoit du feu roi et de la Reine-mère, que c'étoit une vache qui avoit fait un veau. «La sotte couvée, quelle nous a faite là, ajoutoit-elle, que le Roi et Monsieur!»
Quand le cardinal de Richelieu fit courir les lettres d'amour de madame du Fargis à M. le comte de Cramail: «Que dites-vous de cela, mademoiselle? dit-il à mademoiselle du Tillet;—Monsieur, répondit-elle, je suis vieille, je me souviens de loin; je vous dirai que, durant le siége de Paris[185], tous les passages étoient bouchés, tout commerce étoit interdit, mais les lettres d'amour alloient et venoient toujours.»
Elle dit une plaisante chose à feu madame de Sourdis, fille du comte de Cramail: «Madame ma mie, lui dit-elle, que ne faites-vous l'amour avec M. l'évêque de Maillezais, votre beau-frère?—Jésus! mademoiselle, que me dites-vous? lui répondit madame de Sourdis.—Ce que je vous dis? reprit-elle; il n'est pas bon de laisser sortir l'argent de la famille; votre belle-mère en usoit ainsi avec son beau-frère, qui étoit tout de même évêque de Maillezais.» Le comte de Cramail disoit du marquis de Sourdis: «Il peut bien faire sa fortune, car sa femme ne la lui fera jamais.» Elle n'étoit pas belle.
Madame de La Noue, sœur de la maréchale de Thémines, et une de ses parentes, eurent quelques paroles en présence de mademoiselle Du Tillet. «Je pense, disoit cette parente, que nous ne nous devons rien l'une à l'autre.—Madame ma mie[186], lui dit mademoiselle Du Tillet, en vérité ce n'est pas autrement bille pareille. Madame de La Noue est belle et jeune, et vous n'êtes ni l'une ni l'autre.»
LE MARÉCHAL D'ANCRE[187].
Il étoit Florentin et se nommoit Concini. Son grand-père fut secrétaire d'Etat du grand-duc Côme. Ce bonhomme pouvoit avoir gagné cinq ou six mille écus de rente, mais il avoit grand nombre d'enfants. Son fils aîné étoit père de Concini dont nous parlons. Ce garçon, en sa jeunesse, s'adonna à toutes les débauches imaginables, mangea tout son bien, et se rendit si infâme, que la première chose que les pères défendoient à leurs enfants, c'était de hanter Concini.
N'ayant plus rien de quoi vivre à Florence, il s'en alla à Rome, où il servit de croupier au cardinal de Lorraine, qui y étoit alors; mais il ne voulut pas le suivre et demeura à Rome, d'où il revint à Florence. Quand il sut qu'on faisoit la maison de Marie de Médicis, dont le mariage étoit conclu avec Henri IV, il y entra en qualité de gentilhomme suivant, et vint en France avec elle. Or la Reine-mère avoit une femme de chambre appelée Léonora Dori, fille de basse naissance, mais qui étoit adroite, et qui connut incontinent que sa maîtresse étoit une personne à se laisser gouverner. En effet, elle prit tant d'empire sur son esprit qu'elle lui faisoit faire tout ce qu'elle vouloit. Concini, qui avoit de l'esprit, s'attacha à cette Léonore, et lui rendit tant de petits soins qu'elle se résolut à l'épouser. Elle déclara son intention à la Reine, qui n'avoit garde de ne la pas approuver. Ainsi ils se marièrent, quoique le Roi en eût fait difficulté assez long-temps.
Henri IV ayant été assassiné, ce fut alors que le pouvoir de la Léonore parut tout de bon; elle mit son mari si bien avec la Reine, que cette princesse leur laissoit faire tout ce qu'ils vouloient[188]. Quant à lui, c'étoit un grand homme, ni beau ni laid, et de mine assez passable; il étoit audacieux, ou pour mieux dire insolent. Il méprisoit fort les princes; en cela il n'avoit pas grand tort. Il étoit libéral et magnifique, et il appeloit assez plaisamment ses gentilshommes suivants: Coglioni di mila franchi. C'étaient leurs appointements. On ne l'a pas tenu pour vaillant. Il eut querelle avec M. de Bellegarde, qui avoit prétendu à être galant de la Reine-mère, et il se sauva à l'hôtel de Rambouillet, car M. de Rambouillet étoit de ses amis, pour de là tenir la campagne; il monta au deuxième étage, et se fit découdre sa fraise par une fille qui avoit été à sa femme. Cette fille a rapporté qu'il étoit extraordinairement pâle. On ne sait pourquoi il quittoit sa fraise, si ce n'étoit peut-être pour n'être point reconnu par ceux que la Reine avoit envoyés après lui. Ils furent raccommodés.
Il n'a jamais logé dans le Louvre, mais il couchoit souvent dans un petit logis qu'on vient d'abattre[189], qui étoit au bout du jardin vers l'abreuvoir; à la vérité il y avoit un petit pont, pour entrer dans le jardin, qu'on appeloit vulgairement le Pont-d'Amour.
Quand il fut assassiné par l'ordre du Roi sur le pont du Louvre[190], on dit que M. de Vitry, capitaine des gardes, dans le transport où il étoit, le passa, et que M. Du Hallier, son frère, lui donna le premier coup[191]. M. de Vitry alla ensuite prendre les clefs de l'appartement de la Reine. Les gens de la populace, le lendemain, le déterrèrent de Saint-Germain-l'Auxerrois, le traînèrent par les rues, et contraignoient ceux qu'ils rencontroient à les suivre et à leur donner de quoi boire. Le Roi, du balcon du Louvre, leur faisoit signe de la main de continuer, et la Reine entendoit tout cela.
L'hôtel des ambassadeurs extraordinaires au faubourg Saint-Germain étoit à lui[192]; c'était où il logeoit. On y trouva pour deux cent mille écus de pierreries. M. de Luynes eut sa confiscation: Anet, Lesigny, etc. Il avoit un fils d'environ treize ans, qu'on laissa aller en Italie, où il est mort jeune. Il y pouvoit avoir quinze ou seize mille livres de rente, de ce que son père et sa mère y avoient envoyé durant leur faveur. Il eut aussi une fille qui mourut à cinq ou six ans; on l'avoit déjà demandée en mariage.
Revenons à la maréchale d'Ancre[193]. Quoiqu'elle eût été si long-temps avec la Reine, elle n'en savoit pas mieux son monde. En Italie, elle ne voyoit personne, et dès qu'elle fut en France, elle s'enferma, car elle étoit fort bizarre; de sorte qu'elle ne savoit point vivre à la mode de la cour, et j'ai ouï dire à madame de Rambouillet qu'elle embarrassoit fort la maréchale, lorsqu'elle l'alloit voir, et que quelquefois cette femme, croyant lui faire bien de l'honneur, ne la traitoit pas selon sa condition. C'étoit une petite personne fort maigre et fort brune, de taille assez agréable, et qui, quoiqu'elle eût tous les traits du visage beaux, étoit laide à cause de sa grande maigreur.
Comme elle étoit mal saine, elle s'imagina être ensorcelée, et, de peur des fascinations, elle alloit toujours voilée, pour éviter, disoit-elle, i Guardatori[194]. Elle en vint jusqu'à se faire exorciser. On se servit de cela contre elle dans son procès, et aussi de trois coffres remplis de boîtes pleines de petites boulettes de cire. Car en rêvant, elle avoit accoutumé de faire de petites boulettes de cire qu'elle mettoit dans ces boîtes. M. Perrot, père du président de même nom, se moquoit fort de ces accusations, et il fallut que sa famille, par politique, l'enfermât de peur qu'il n'allât au Palais faire quelque chose qui eût déplu à la cour et qui n'eût pas sauvé cette femme. Le Parlement, qui ne croit point aux sorciers, condamna la maréchale comme sorcière; cela a fait dire qu'on ne l'avoit fait que pour couvrir l'honneur de la Reine. Quand on lui demanda de quels charmes elle s'étoit servie pour gagner l'esprit de la Reine, «Pas d'autre chose, dit-elle, que du pouvoir qu'a une habile femme sur une balourde.» Je doute qu'elle ait dit cela.
Dans son procès elle se nomme Léonora Galigai, quoique effectivement elle s'appelât Dori. Cela vient de ce qu'à Florence, quand une famille est éteinte, pour de l'argent on peut avoir la permission d'en prendre le nom, et c'est ce qu'elle a fait. On dit qu'elle mourut très-chrétiennement et très-courageusement[195].
LISETTE[196].
Lisette étoit filleule de la princesse de Conti[197]; c'étoit une assez pauvre fille que cette princesse n'osa tenir sur les fonts que par procureur. Elle la fit nommer Louise comme elle; de Louise on fit Louisette, et par corruption Lisette. Quand cette fille eut quinze ans, elle se mit à imiter Mathurine; cette Mathurine avoit été folle, puis guérie, mais non pas parfaitement. Il y avoit encore quelque chose qui n'alloit pas bien. Elle continua à faire la folle, et sous prétexte de folie elle portoit des poulets. Elle y gagna du bien, et laissa un fils qui a été un admirable joueur de luth; on l'appeloit Blanc-Rocher. Lisette donc prend un chapeau, une fraise, un pourpoint et une jupe, et en cet équipage, plus insolente qu'un valet, elle entre chez toutes les personnes de la cour. Au bout de quelque temps elle disparoît tout-à-coup, et après quelques années elle revint à Paris, et voulut se faire passer pour fille d'Henri IV, qui étoit mort il y avoit déjà plus d'un an, et de la princesse de Conti. Elle se faisoit nommer Henriette Chrétienne, disoit que la princesse de Conti n'avoit jamais voulu permettre que le Roi la reconnût, qu'à cause de cela il l'avoit fait nourrir secrètement; qu'il se l'étoit fait apporter en cachette plusieurs fois et qu'il l'avoit plus aimée que tous ses autres enfants.
Toute la cour se moqua d'elle, car on savoit toutes les amourettes d'Henri IV, et personne n'ignoroit qu'encore qu'il eût trouvé la princesse de Conti fort belle la première fois qu'il la vit, il ne voulut point penser à l'épouser, parce qu'il savoit trop de ses nouvelles: peut-être aussi ne l'auroit-il pas voulu faire par politique. Il est vrai, d'un autre côté, que ce qu'il vouloit faire pour madame de Beaufort étoit encore pis que tout cela. Il étoit encore constant qu'étant marié il n'avoit jamais eu inclination pour cette princesse.
Cependant assez de badauds à Paris croyoient ce que cette friponne disoit. Il y avoit ici en ce temps-là un Flamand nommé M. Migon, homme fort ingénieux, mais du reste assez simple. Ce bon Flamand connut Lisette; et comme cette créature avoit le caquet bien emmanché, car jamais on n'a mieux débité le galimatias, il en fut charmé et pleinement persuadé de toutes les fables qu'elle débitoit. Or, il arriva qu'un certain Allemand, qui se faisoit appeler le baron de Crullembourg, fit accroire à M. des Hagens, favori de M. de Luynes, qu'il savoit faire l'or. Des Hagens lui donna dix mille écus qu'il lui avoit demandés pour cela. Crullembourg se met en équipage, loue une maison à la Place-Royale, croyant que s'il se faisoit valoir il en tireroit encore bien d'autres. M. des Hagens ne donna pourtant point son argent sans en parler à M. d'Ornano, alors gouverneur de Monsieur, et qui depuis fut maréchal de France, car il lui communiquait tous ses desseins. D'Ornano, qui connoissoit Migon, lui conseilla de le mettre avec Crullembourg comme témoin et comme participant de tout ce qu'il entreprendroit. Voilà donc Migon avec Crullembourg. Il n'y fut pas plus tôt qu'il pense à Lisette, qu'il croyoit princesse, et dont il avoit grande compassion: il la loge avec lui en intention de lui faire avoir si bonne part à l'or qu'on feroit, qu'elle auroit de quoi se marier selon sa naissance. M. de Chaudebonne, qui connoissoit fort Migon, mena un soir cette fille chez madame la marquise de Rambouillet, sa bonne amie, qui alors logeoit à la Place-Royale, pendant qu'elle faisoit bâtir l'hôtel de Rambouillet. Elle n'avoit rien d'extraordinaire en son habillement, hors qu'elle avoit un chapeau avec des plumes. Dès que madame de Rambouillet la vit, elle la reconnut, et lui dit qu'elle l'avoit vue ailleurs. «Ah! répondit-elle, madame, c'est cette malheureuse Lisette qui m'a perdue d'honneur. Elle étoit fille de ma nourrice et ma sœur de lait.» Madame de Rambouillet lui fit toutes les objections qu'on lui pouvoit faire, et entre autres, que si le feu Roi se l'eût fait porter pour la voir, comme elle disoit, que cela se seroit su, et que les rois ne pouvoient rien faire sans témoins.
Au commencement, la princesse de Conti, qui étoit déjà veuve, laissa dire cette fille; mais voyant que le monde en étoit trop imbu, et que quelques-uns ne savoient qu'en croire, elle la fit prendre et la fit mettre en prison dans l'abbaye Saint-Germain. On donna le fouet à Lisette, mais elle soutint toujours à la princesse de Conti même qu'elle étoit sa fille. Cette princesse, qui étoit bonne, se contenta de ce châtiment et ne la voulut point mettre en justice. Lisette au sortir de là courut tout le royaume. Elle est encore en vie et parle comme elle faisoit en ce temps-là. Elle étoit petite, mais bien faite. Pour le visage, elle l'avoit médiocrement beau. Pour Crullembourg, au bout de trois mois il fit un trou dans la nuit[198].
MADAME DE VILLARS[199].
C'étoit une des sœurs de madame de Beaufort. Elle avoit épousé le neveu de M. l'amiral de Villars. Ils s'appeloient Brancaccio en leur nom, et viennent du royaume de Naples. Son oncle, qui ne s'était point marié, lui avoit laissé beaucoup de bien; il n'y a jamais eu un si pauvre homme. Lui et sa femme ont mangé huit cent mille écus d'argent comptant, et soixante mille livres de rente en fonds de terre, dont il n'en est resté que dix-sept qui étoient substitués. Il avoit eu une terre de vingt-cinq mille livres de rente, de l'argent qu'il avoit reçu du cardinal de Richelieu pour le Hâvre-de-Grâce, la lieutenance de roi de Normandie, et le vieux palais de Rouen. Par le marché il eut un brevet de duc, mais il ne fut reçu qu'au parlement de Provence, où il trouva plus de crédit qu'ailleurs, parce qu'il étoit de ce pays-là.
Avant cela, le mari et la femme demeuroient d'ordinaire au Hâvre. Elle y fit (il est vrai que cela n'étoit pas son apprentissage) le coup le plus effronté qu'aucune femme ait guère fait en amour. Un capucin, nommé le Père Henri de La Grange-Palaiseau, de la maison d'Arville, oncle de Céleste, dont nous parlerons ailleurs, qui peut-être s'étoit fait religieux pour ne pouvoir vivre selon sa condition, faute de biens, fut envoyé par le Provincial au couvent qu'ils ont au Hâvre. C'étoit un des plus beaux hommes de France, et de la meilleure mine, homme d'esprit, et à la vie duquel il n'y avoit rien à reprendre. Il prêcha l'Avent au Hâvre. Dès le premier sermon, madame de Villars devint passionnément amoureuse de lui, et, pour le tenter, elle s'ajustoit tous les jours le mieux qu'il lui étoit possible. Elle quitta pour lui l'habit extravagant qu'elle portoit au Hâvre. C'étoit une espèce de pourpoint avec un haut-de-chausses et une petite jupe de gaze par-dessus, de sorte qu'on voyoit tout au travers. Pensez qu'avec ce pourpoint elle n'avoit pas une coiffe: elle n'avoit garde. Elle portoit toujours un chapeau avec des plumes. Parée donc de son mieux, elle s'alloit toujours mettre vis-à-vis de la chaire, sans masque, et la gorge fort découverte, car c'était ce qu'elle avoit de plus beau; pour les traits du visage, ils n'étoient pas merveilleux: elle avoit les yeux petits et la bouche grande; mais sa taille, ses cheveux et son teint étoient incomparables. En ce temps-là elle étoit encore fort jeune. Tout cela ne toucha point notre capucin. Que fait-elle? elle envoie à Rome pour faire avoir au Père Henri de La Grange la permission de la confesser; elle expose qu'elle avoit été touchée de ses sermons, qu'ayant jusqu'alors été trop avant dans le monde, elle croyoit que Dieu se vouloit servir de cette voie pour sa conversion. En même temps elle se tue de dire partout que les prédications de ce bon Père seroient cause qu'elle changeroit de vie. A Rome elle obtint facilement la permission qu'elle demandoit, et l'ayant fait signifier, elle demande qu'il l'entende en confession dans une chapelle qui étoit chez elle. Les autres capucins, qui croyoient que cela feroit venir l'eau au moulin, l'y envoyèrent aussitôt. Mais la dame, au lieu de se confesser de ses vieux péchés, car elle avoit dit qu'elle vouloit faire une confession générale, le voulut persuader de lui en faire faire de nouveaux. Le bon Père fait des signes de croix et la tance sévèrement. Elle ne perd point courage, elle fait tout ce qu'elle peut pour l'exciter, et lui montre peut-être ce qu'elle ne lui pouvoit montrer durant le sermon. Tout cela ne servit de rien: il la laisse demi-folle.
Au sortir de là il demande permission aux supérieurs de se retirer. Elle en a avis et fait garder les portes; il trouve pourtant moyen de s'évader. Elle le sait, monte secrètement à cheval et court après. Elle l'attrape dans un bois, descend et le presse de revenir; il se dépêtre d'elle, prend son cheval et s'enfuit à Paris. L'amante délaissée, afin d'avoir un prétexte d'aller aussi à Paris et de suivre son amant, feint d'être malade et de vomir du sang. Effectivement elle en vomissoit, mais ce n'étoit pas du sien, tout cela se faisoit par artifice. Elle se fait porter à Paris dans un brancard pour s'y faire traiter. Le bruit courut qu'elle se mouroit. Elle écrivit en vain au Père de La Grange, et voyant qu'il n'y avoit plus d'espérance, elle se guérit toute seule. Mais avant cela elle découvrit qu'il étoit à Rouen; lui qui savoit que cette folle y étoit aussi, disoit sa messe le premier, et se tenoit caché. Un jour elle y alla de si bonne heure qu'elle le rencontra; pour elle, elle étoit déguisée en bourgeoise. Il fit un grand cri quand il l'aperçut, mais il ne laissa pas de dire sa messe; ce fut en allant à l'autel qu'il la reconnut. Il partit dès le jour même.
Elle fut aimée ensuite de M. de Chevreuse. En ce temps-là, faute d'argent, elle souffrit les galanteries d'un partisan nommé Moisset; c'est celui qui a bâti Ruel; c'étoit le Montauron de ce temps-là. Elle fut même si dévergondée que de loger chez lui. M. de Chevreuse lui en fit des reproches, et feignit de la vouloir quitter. Elle, pour lui montrer qu'elle ne pouvoit vivre sans lui, fit semblant d'avaler des diamants non enchâssés qu'elle tenoit alors dans une boîte; mais elle laissa tomber les diamants et ne fit que lécher les bords de la boîte. Sur cela on fit un conte quelque temps après: on disoit que feu Comminges, frère de Guitaud, capitaine des gardes de la Reine, qui la servoit auprès de M. de Bassompierre dont elle s'étoit éprise, lui ayant rapporté que M. de Bassompierre ne correspondoit point à sa passion, elle avala des diamants; que Comminges, qui étoit avare, la prit par le cou et les lui fit rendre; et que sachant combien il y en avoit, il la pensa étrangler pour lui en faire rejeter un qui restoit, et qu'après il les emporta tous[200].
Madame de Villars étoit la plus grande escroqueuse du monde. Quand il fallut sortir du Hâvre pour ne point faire crier toute la ville, car elle devoit à Dieu et au monde, elle fit publier que tous leurs créanciers vinssent un certain jour parler à elle. Elle parla à tous en particulier, leur avoua qu'elle n'avoit point d'argent, mais qu'elle avoit en deux ou trois lieux qu'elle leur nomma, des magasins de pommes à cidre pour dix ou douze mille écus, qu'elle leur en donneroit pour les deux tiers de leur dette, et une promesse pour le reste payable en tel temps. Elle disoit cela à chacun d'eux avec protestation qu'elle ne traitoit pas les autres de la sorte, et qu'il se gardât bien de s'en vanter. Les pauvres gens, les plus contents du monde, prirent chacun en paiement un ordre aux fermiers de donner à l'un pour tant de pommes et pour tant à l'autre; mais quand ils y furent, ils ne trouvèrent en tout que pour cinq cents livres de pommes.
MADAME LA COMTESSE DE SOISSONS.
Le père de madame la comtesse étoit d'une maison de Piémont qu'on appeloit Montafié. Son père avoit épousé Jeanne de Coesme, du pays du Maine. Il n'eut qu'elle d'enfants; on l'appeloit mademoiselle de Lucé. Son bien de France pouvoit être de vingt mille livres de rentes ou environ.
Le prince de Conti[201] épousa cette madame de Montafié[202], et M. le comte de Soissons[203] devint amoureux de mademoiselle de Lucé, qui passoit alors pour une des plus belles personnes de la cour; et en effet, sans qu'elle avoit les yeux un peu trop hors de la tête, elle eût été parfaitement belle. Elle en usa comme elle devoit. M. le comte avoit beau être prince du sang, spirituel, beau, et de bonne mine, sans le sacrement il n'y avoit rien à faire. Feu M. de Guise s'en éprit aussi. On croit que cela ne servit pas peu à faire conclure M. le comte. Il l'épousa, et par sa qualité il tira du duc de Savoie, le bossu, qui ne l'eût pas fait autrement, cinq à six cent mille écus pour le bien que sa femme avoit en Piémont, dont le bossu s'étoit saisi, parce qu'il n'avoit à faire qu'à une fille, et qui encore demeuroit en France. Ainsi mademoiselle de Lucé étoit bien plus riche pour M. le comte que pour un autre.
Elle vivoit bien avec M. le comte, à quelques petites querelles près qu'ils eurent souvent pour des femmes de chambre. Car madame la comtesse s'est toujours laissée empaumer par quelqu'un, et M. le comte, qui étoit soupçonneux, ne le trouvoit nullement bon. Ils se raccommodoient aussi facilement qu'ils s'étoient brouillés. Elle avoit un mauvais mot dont elle n'a jamais pu se défaire, c'est qu'elle disoit toujours ovec pour avec, et cela sembloit le plus vilain du monde à une personne de sa condition. Il y a une autre chose que je lui pardonnerois encore moins, c'est de n'avoir rien laissé à mademoiselle de Vertus[204], qui a été assez long-temps avec elle, et qui est une fille de mérite[205].
MADEMOISELLE DE SENECTERRE.
Mademoiselle de Senecterre[206] fut fille d'honneur de Catherine de Médicis. Après la mort de sa maîtresse, elle s'en retourna en Auvergne, son pays; mais ayant été nourrie à la cour, et étant d'un esprit qui n'aimoit guère le repos, elle revint bientôt à Paris, et s'alla loger dans un petit logis sur le quai des Augustins, où elle vivoit assez petitement, car elle étoit pauvre. Plusieurs personnes la visitoient; elle avoit de l'esprit et savoit toutes les nouvelles. Feu M. de Nemours[207], le bonhomme qu'on avoit nommé auparavant le prince de Genevois, qui étoit un des plus galants de la cour et le premier qui se soit adonné à faire des galanteries en vers, et qui se soit mis en peine de se rendre capable de faire des desseins de carrousels et de ballets, y alloit assez souvent comme voisin.
En ce temps-là il faisoit quelquefois des voyages à Turin, où il demeuroit deux à trois ans tout de suite. Durant ces voyages, une grande partie de l'hôtel de Nemours demeuroit vide. La première fois qu'il y alla, depuis que mademoiselle de Senecterre étoit de retour, à Paris, elle lui demanda permission de loger à l'hôtel de Nemours pendant son absence, ce qu'il lui accorda facilement. Etant là, elle eut la connoissance d'un cadet de feu M. de Bouillon La Mark, nommé le marquis de Bresne. Ce cadet-là ne faisoit point de honte à son aîné. Il n'étoit pas plus habile que lui; mais il étoit bien fait et jeune, et mademoiselle de Senecterre étoit laide et vieille. (Elle avoit peut-être pu passer en sa jeunesse, et je ne doute pas qu'elle n'ait fait comme les autres de la cour des Valois.) Cependant je ne sais quelle tentation du malin le prit, mais la pucelle s'en plaignit hautement, et le marquis de Nesle, qui étoit son ami, prit la querelle pour elle, et on fut très-longtemps sans les pouvoir accommoder lui et le marquis de Bresne.
Mademoiselle de Senecterre, qui étoit naturellement intrigante et qui avoit besoin de se pousser, voyoit le plus de monde qu'elle pouvoit. Elle fit donc soigneusement sa cour à madame la comtesse de Soissons, qui étoit veuve, et sut si bien ménager cet esprit facile, qu'elle fut reçue dans la maison, et peu de temps après y fit aussi entrer son frère en qualité de gouverneur de feu M. le comte. Senecterre avoit aussi grand besoin que sa sœur d'une semblable fortune, car il étoit logé chez Codeau, marchand linger de la rue Aubry-le-Boucher, qui le logeoit, le nourrissoit, lui, un cheval et un laquais, à tant par an. Cet homme a été plus de huit ans depuis la fortune de Senecterre sans pouvoir être payé.
Elle a fait un roman où il y a assez de choses de son temps. On l'a imprimé depuis sa mort[208]; il n'est pas trop mal écrit, mais elle affecte un peu trop de paroître savante. C'est le vice de la plupart des femmes qui écrivent.
Elle a vécu fort long-temps, mais elle revint en enfance quelques années avant de mourir.
M. DE SENECTERRE[209].
On avoit fait un couplet de son père ou de son grand-père durant le siége de Metz:
Senecterre
Fut en guerre;
Il porta sa lance à Metz,
Mais
Il ne la tira jamais.François de Guise, qui défendit Metz, fit ce couplet pour se venger de la hablerie de cet homme qui n'étoit qu'un parleur[210].
M. de Senecterre est d'une bonne maison d'Auvergne, mais fort incommodée; avant d'entrer chez M. le comte de Soissons, il ne jouissoit pas de deux mille livres de rente, tant son bien étoit engagé. Chez ce prince il fit si bien ses affaires, qu'en peu de temps il devint fort riche. Sa sœur même y acquit beaucoup de bien. Il étoit bien fait, et même encore à cette heure c'est un beau vieillard et propre, quoiqu'il ait bien près de quatre-vingts ans.
Madame la comtesse le trouva fort à son gré. Sa sœur, qui avoit beaucoup de pouvoir sur son esprit, servit puissamment à cette amourette. Cependant madame la comtesse, quoique belle, n'avoit, ni durant la vie de son mari, ni après, fait parler d'elle en aucune sorte. On dit pourtant que quand madame de Senecterre mourut, Senecterre dit: «Bon, bon, j'épouserai peut-être une princesse.» En effet, on assure qu'il l'avoit épousée et qu'il en eut une fille, qui est présentement à Faremoutier en Brie, dont une parente de Senecterre est abbesse. Elle est religieuse et a avec elle une sœur, sa cadette, qui peut avoir vingt ans et qui est une belle fille; mais elle ne veut point prendre l'habit qu'on ne fasse donner une abbaye à sa sœur, et qu'on ne la fasse coadjutrice[211].
Madame la comtesse étoit bien faite, mais une pauvre femme du reste. Elle avoit des oreillers dans son lit de toutes les grandeurs imaginables. Il y en avoit même pour son pouce[212]. Elle se laissoit gouverner absolument au frère et à la sœur, qui lui mirent dans l'esprit que ce lui seroit un grand avantage que de s'allier avec le cardinal de Richelieu. En effet, on voit par le Journal de ce cardinal, qui a été imprimé, que plusieurs fois l'un et l'autre lui portent la parole de la part de madame la comtesse au sujet du mariage de M. le comte avec madame de Combalet, et en ce temps-là madame la comtesse faisoit toutes les caresses imaginables à cette princesse nièce, et lui donnoit tous les divertissements dont elle pouvoit s'aviser. Madame de Combalet en recevoit trois visites pour une, et sans cesse des petits présents et des régals.
«Elle en parla, dit le Journal[213], à M. le comte, qui lui répondit en ces mots: «Elle est venue d'une personne de petite condition, et je suis d'une naissance la plus relevée qu'on puisse être[214].» M. le comte étoit glorieux d'une sotte gloire. Il étoit soupçonneux, bizarre, et d'une petite étendue d'esprit, mais homme de cœur, d'honneur et de foi. Le cardinal de Richelieu le reconnoît pour tel dans ce Journal, où l'on voit aussi que Senecterre et sa sœur lui donnent cent avis contre ce prince. Un jour, voyant qu'il étoit trop fier pour certaines dames, elle lui dit plaisamment qu'au pays de Dames il n'y avoit point de prince. Il étoit bien fait et dansoit fort bien. Il étoit bien devenu plus civil depuis qu'il commanda en Picardie; il avoit bon besoin de gagner la Noblesse, car le traitement qu'il fit faire au baron de Coupet parut une étrange violence à tout le monde. Ce jeune homme avoit ouï médire de madame de Chalais, et, en provincial, n'avoit pas considéré qu'on n'en avoit parlé qu'avec des gens beaucoup au-dessus de lui. L'ayant donc trouvée aux Tuileries, il lui dit des sottises. Elle, qui en ce temps-là, étoit servie par M. le comte, voulut s'en venger, et fit sentir à ce prince qu'elle désiroit cette satisfaction. M. le comte envoya Beauregard, son capitaine des gardes, donner des coups de bâton à Coupet dans son logis. Depuis, Coupet se battit contre Beauregard. Ce Coupet étoit fils d'un secrétaire de M. de Lesdiguières, qui acheta une terre, se fit riche et se fit anoblir. Son fils porta les armes et passoit partout pour gentilhomme. M. le comte, pour s'excuser, disoit que ce n'étoit pas un gentilhomme. Le feu Roi trouva cela fort mauvais et disoit: «Je voudrois bien savoir si je ne puis pas faire un gentilhomme moi, et si le père de Coupet, ayant été anobli par un roi de France, ne doit pas passer pour noble.»
Enfin, Senecterre en fit tant que M. le comte le chassa. Il avoit chassé auparavant le chevalier de Senecterre[215], son fils, qui étoit un garçon de cœur et de bonne mine; mais on dit qu'à la valeur près, il ressembloit assez à son père. Il alla au siége de La Mothe, où il fut tué. M. le comte l'accusoit de lui avoir fait une infidélité, car on dit qu'au lieu de servir simplement son maître auprès de madame de Montbazon, il en prenoit sa part, comme vous verrez plus au long dans l'historiette de cette belle.
Le cardinal de Richelieu se servoit plus de Senecterre pour espion que pour autre chose, et en effet il ne lui a jamais fait beaucoup de bien. Le cardinal Mazarin (car autrefois, durant la vie du cardinal de Richelieu, Senecterre, Chavigny et M. Mazarin, c'étoient trois têtes dans le même bonnet) donna à son fils, aujourd'hui le maréchal de La Ferté, le gouvernement de Lorraine, et à lui la lieutenance de roi d'Auvergne. Il cajoloit Bullion, comme une maîtresse, et étoit de toutes ses petites débauches. Il est fort avare et fort inhumain. Il entreprit un grand procès contre cette petite de Rhodes, aujourd'hui madame de Vitry. Elle étoit fille de M. de Rhodes et de la comtesse d'Alais, fille du maréchal de La Chastre, et veuve du fils aîné de M. d'Angoulême le père[216]. Mais ce mariage-là étoit un mariage de Jean des Vignes[217]. Cependant l'avarice de Senecterre, qui étoit fort riche, et la compassion qu'on avoit de voir une mère soutenir l'honneur de sa fille, mettoit tout le monde du côté de la petite. A Rennes, où l'affaire fut renvoyée, madame de Pisieux, madame de La Chastre et autres firent une telle cabale avec les femmes des conseillers et des présidents à qui elles rendirent tous les soins imaginables, que la fille ne gagna pas seulement son procès, mais qu'après cela on la mit sur une espèce de char, couronnée de lauriers, et on la fit aller ainsi par toute la ville. Toutes les femmes étoient si irritées contre Senecterre, qu'il sortit de la ville plus vite que le pas, quoique le maréchal de La Meilleraye eût sollicité pour lui.
En 1659 il arriva à Rennes une chose quasi pareille. Un gentilhomme nommé La Bussière, qui étoit des amis de M. de Lionne, maria sa fille à un cadet d'un gentilhomme nommé Brécourt: ce cadet s'appelle Sainte-Sesonne. Le père n'y consentit point. La Bussière meurt et son gendre aussi. Brécourt veut faire casser le mariage. L'affaire est envoyée à Rennes. Lionne la recommande à Delorme. La veuve, qui est bien faite, va avec sa mère, femme intelligente, descend par la Loire à Nantes; là, elles trouvent un carrosse à six chevaux sans qu'on sût qui l'envoyoit, et dans les hôtelleries jusqu'à Rennes on ne prit point de leur argent. Là, tout le monde sollicita pour elles. Les porteurs de chaises, les laquais, le menu peuple, menaçoient à tout bout de champ leurs parties. Le jour qu'on plaidoit leur cause, les laquais s'avisèrent de faire un président, des conseillers, des avocats, etc., etc. Ils plaidèrent la cause et allèrent aux opinions. Il n'y en eut qu'un qui ne fut pas pour la veuve; ils le battirent comme plâtre. A l'audience, comme le président prononçoit, il s'éleva un grand murmure, comme pour dire: «Président, faites-lui gagner sa cause.» Elle la gagna sur l'heure. Son fils de quinze mois, ou environ, fut couronné de lauriers. On cria haro sur les parties, on les appela Juifs; ils eurent de la peine à se sauver. On cria: Vive le Roi et madame de Sainte-Sesonne! et au logis de son avocat, où elle dîna, le peuple vint lui donner l'aubade avec des violons, des tambours et des trompettes. Ce fut la vanité de Delorme qui fit tout cela. Dans les Mémoires de la régence il sera bien parlé de lui[218].
M. de Senecterre a une fort grande maison, et quasi personne dedans. Un jour il entendit que son fils le maréchal disoit à quelqu'un: «Je ferai ceci; j'ajusterai cela.» Il se mit à battre du pied vigoureusement contre terre et à faire claquer ses dents les unes contre les autres en lui disant: «Tout homme qui fait cela n'est pas si près à laisser la place aux-autres.»
Il est toujours propre, quoique vieux. Un gentilhomme le cajoloit un jour sur sa propreté, et lui disoit que madame de Gueménée disoit que si elle vouloit avoir un galant que ce seroit M. de Senecterre. Le bonhomme répondit: «Madame de Gueménée fait mieux qu'elle ne dit, monsieur; elle fait mieux qu'elle ne dit.» On m'a dit qu'une fois il entra dans sa cuisine; un laquais y faisoit une omelette: il crut que c'était à ses dépens. Il appela un palefrenier pour donner les étrivières à ce laquais; le palefrenier dit qu'il les souffriroit plutôt lui-même. Senecterre, furieux, dépouille ce laquais lui-même et les lui donne de sa propre main.
Il peut y avoir six ou sept ans qu'étant résolu de se faire tailler, après s'être fait sonder, il alla dire adieu à M. le cardinal, et, sans en rien dire à personne, se fit tailler, et fut si bien guéri, qu'il se remaria deux ans après avec la veuve de Couslinan, dont nous parlerons ailleurs.