Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome premier: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle
Il s'en va ce cruel vainqueur,
Il s'en va plein de gloire;
Il s'en va méprisant mon cœur,
Sa plus noble victoire;
Et malgré toute sa rigueur,
J'en garde la mémoire.
Je m'imagine qu'il prendra,
Quelque nouvelle amante;
Mais qu'il fasse ce qu'il voudra,
Je suis la plus galante.
Le cœur me dit qu'il reviendra,
C'est ce qui me contente.
Pour le temps, je ne crois pas qu'on en pût trouver de meilleurs, et même aujourd'hui on ne voit guère rien de plus achevé. Voyant qu'il ne revenoit point, le chagrin la prit, elle tomba malade, et cette maladie dura un an. Elle vendit, car elle n'avoit point de bien, tout ce qu'elle avoit de bijoux; M. de Guise en fut averti, et qu'elle cachoit sa nécessité à tout le monde; il lui envoya offrir dix mille écus. Elle dit au gentilhomme qui disoit les avoir tout prêts, qu'elle remercioit M. de Guise, qu'elle ne vouloit rien prendre de personne, et encore moins de lui que d'un autre; qu'elle n'avoit guère à vivre, et qu'en cet état-là elle se pouvoit passer de tout le monde. Il y a apparence que cela augmenta son mal; elle mourut la nuit suivante, et on ne lui trouva qu'un sou de reste. La ville la fit enterrer à ses dépens dans l'abbaye de Saint-Victor. Vingt-cinq ou trente ans après, comme on regarda dans le tombeau où on l'avoit mise, on y trouva son corps tout entier; le peuple vouloit que ce fût une sainte, quand un vieux religieux alla regarder le registre, et trouva que c'étoit la maîtresse de M. de Guise.
Au combat contre les Rochellois, le feu se prit au vaisseau de M. de Guise. Feu M. de La Rochefoucauld lui vint dire: «Ah! monsieur, tout est perdu.—Tourne, tourne, dit-il au pilote, autant vaut rôti que bouilli.»
On conte des choses assez plaisantes de ses amourettes[370]. Il étoit couché avec la femme d'un conseiller du parlement, quand le mari arriva de grand matin à l'improviste. Le galant se sauve dans un cabinet, mais il oublie ses habits. La femme ôte vite le collet du pourpoint et ce qu'il y avoit dans les pochettes. Le mari demande à qui étoient ces habits. «Une revendeuse, lui dit-elle, les a apportés, elle dit qu'on les aura à bon marché; regardez s'ils vous sont bons; ils vous serviront à la campagne.» Il met l'habit, et étant pressé d'aller au palais, il prend sa soutane par-dessus et s'en va. Le galant prend ceux du mari et s'en va au Louvre. Henri IV le regarde, et M. de Guise lui conte l'histoire. Le Roi envoie un exempt ordonner au conseiller de le venir trouver. Le conseiller, bien étonné, vient; le Roi le tire à part, lui parle de cent choses, et en causant lui déboutonnoit sa soutane sans faire semblant de rien. L'autre n'osoit rien dire; enfin tout d'un coup le Roi s'écrie: «Ventre saint-gris! voilà l'habit de mon cousin de Guise.»
Une autre fois il dit à feu M. de Gramont qu'il avoit eu les dernières faveurs d'une dame qu'il lui nomma (le fils lui ressemble bien). M. de Gramont, quoique grand causeur, n'en dit rien. Quelques jours après M. de Guise l'ayant rencontré, lui dit: «Monsieur, il me semble que vous ne m'aimez plus tant; je ne vous avois dit que j'avois eu tout ce que je voulois d'une telle, qu'afin que vous l'allassiez dire, et vous n'en avez pas dit un mot.»
Une autre fois il fit bien pis, car ayant recherché une dame fort long-temps, et enfin étant couché avec elle, le matin de bonne heure il avoit de l'inquiétude et ne faisoit que se tourner de côté et d'autre; elle lui demanda ce qu'il avoit: «C'est, dit-il, que je voudrois déjà être levé pour l'aller dire.»
Il contoit qu'un soir M. de Créqui lui donna une haquenée pour se retirer, et que cette haquenée, qui avoit accoutumé de porter son maître chez une dame, ne manqua pas d'y aller; que là on le prit pour M. de Créqui, et que, sans trop de lumière, on le mena, son manteau sur le nez, par un escalier dérobé, dans une chambre où on le laissa; puis que la dame y vint et qu'il profita de l'occasion. Il en donnoit un peu à garder.
Il avoit épousé la fille de M. Du Bouchage, frère de M. de Joyeuse, le favori. Elle étoit veuve de M. de Montpensier[371], dont elle n'avoit eu que feue Madame[372]. Cette madame de Guise étoit une fort honnête femme et fort dévote. Or le feu comte de Fiesque étoit un grand dévot et l'ami de madame de Guise. On demandoit un jour à M. de Guise: «Que feriez-vous si vous les trouviez couchés ensemble?—Je ferois sonner, dit-il, toutes les cloches des environs de l'hôtel de Guise, comme si les pardons étoient chez nous.»
De Florence, où il s'étoit retiré du temps du cardinal de Richelieu, il écrivoit au maréchal de Bassompierre dans la Bastille: «Je suis ici pour n'être pas là.»
Le comte de Fiesque d'aujourd'hui passant à Florence, M. de Guise lui dit: «Comte, dis un peu à M. le Grand-Duc (c'était en sa présence) combien il y a de lapins dans la garenne de Saint-Germain, car il ne me veut pas croire.—Mais, monsieur, dit le comte, le moyen de dire cela?—Eh! reprit M. de Guise, à cinq ou six près, cela n'importe.»
Il étoit grand rêveur et grand menteur. Boisrobert soutient pourtant qu'il y avoit de l'affectation, et qu'il l'y avoit surpris: en voici un exemple qui pourroit bien être de ce nombre, mais qui ne laisse pas d'être fort joli et fort obligeant. Le Fouilloux[373] avoit dit à M. de Guise une épigramme de Gombauld qui lui avoit plu extrêmement. Le duc se promène quelque temps, et puis tout-à-coup appelant le gentilhomme: «N'y auroit-il point moyen, lui dit-il, de faire en sorte que j'eusse fait cette épigramme?»
Il avoit pourtant de qui tenir pour être rêveur, car sa mère l'étoit honnêtement. Un jour elle entendit fort louer les ouvrages de Malherbe, qui étoit nouvellement arrivé à la cour. Quelque temps après, elle vit un homme en quelque lieu qu'elle prit pour Malherbe, et le pria extrêmement de la venir voir. C'étoit un orfèvre qui crut qu'elle vouloit quelques pierreries, et lui dit qu'il lui apporteroit donc de ses ouvrages. «Monsieur, je vous en prie,» ajouta-t-elle, et lui fit bien des civilités. Cet homme va le lendemain à l'hôtel de Guise, mais il ne fut pas plus tôt dans la chambre qu'elle reconnut sa bévue.
M. de Guise dit un jour à son cocher: «Mène-moi partout où tu voudras, pourvu que j'aille chez M. le Nonce et chez M. de Lomenie.» Il alla d'abord chez le dernier, qu'il prit toujours pour M. le Nonce, et il ne vouloit pas souffrir que M. de Lomenie le conduisît.
Il mentoit, et souvent à force de dire un mensonge, il croyoit ce qu'il disoit. Un jour lui, M. d'Angoulême et M. de Bassompierre jouoient à qui diroit la plus grande menterie. M. de Guise dit: «J'avois une levrette qui, courant après un lièvre, se jeta dans des ronces; une ronce coupa le corps de la levrette par le milieu, et la partie de devant alla happer le lièvre.» M. d'Angoulême dit qu'il avoit un chien courant qui arrêtoit les hérons, puis qu'on les terrassoit, et que des masses il avoit fait bâtir Gros-Bois. «Pour moi, dit M. de Bassompierre, je me donne au diable si ces messieurs ne disent vrai.»
M. de Guise étoit libéral. Le président de Chevry lui envoya par Corbinelli[374], son commis, cinquante mille livres qu'il lui avoit gagnées. Il y avoit dix mille livres en écus d'or. Quand tout fut compté, il voulut donner quelque chose à Corbinelli, et il lui donna le plus petit sac, sans songer que c'étoit l'or. Corbinelli, sur-le-champ, n'y fait pas non plus de réflexion; mais, arrivé chez lui, il fut surpris en voyant ces écus d'or. Il retourne auprès de M. de Guise, et lui dit qu'il s'est trompé. M. de Guise lui répondit: «Je voudrois qu'il y en eût davantage; il ne sera pas dit que le duc de Guise vous a ôté ce que la fortune vous avoit donné[375].»
LE CHEVALIER DE GUISE,
FRÈRE DU PRÉCÉDENT.
On dit que le chevalier de Guise allant un jour voir une dame à qui il demanda s'il ne l'incommodoit point: «Non dit-elle, monsieur, je m'entretenois avec mon individu.» Voilà un étrange style! Peu de temps après, il se leva, et croyant que c'étoit quelque homme d'affaires avec qui elle s'entretenoit: «Madame, lui dit-il, je ne veux pas vous interrompre, vous pourrez, quand il vous plaira, reprendre où vous en étiez avec votre individu.»
On dit qu'une fois qu'il vouloit entrer dans une chambre, et qu'il eut dit que c'étoit le chevalier de Guise: «Mais il y a encore quelqu'un avec vous.—Non, dit-il, je vous jure, nous ne sommes qu'un.»
Le chevalier se confessa une fois d'aimer une femme et d'en jouir. Le confesseur, qui étoit un jésuite, dit qu'il ne lui donneroit point l'absolution, s'il ne promettoit de la quitter. «Je n'en ferai rien,» dit-il. Il s'obstina tant, que le Jésuite dit qu'il falloit donc aller devant le Saint-Sacrement demander à Dieu qu'il lui ôtât cette obstination; et, comme ce bon Père conjuroit le bon Dieu, avec le plus grand zèle du monde, de déraciner cet amour du cœur du jeune prince, le chevalier s'enfuyant le tira par la robe: «Mon père, mon père, lui dit-il, n'y allez pas si chaudement; j'ai peur que Dieu ne vous accorde ce que vous lui demandez.»
Le chevalier répondit pourtant fort bien à feu M. de Rohan, qui, parlant de livres devant la Reine, dit que pour M. le chevalier de Guise, il n'avoit pour tout livre que les Quatrains de Pibrac. «Il a raison, dit-il, madame, c'est qu'il sait bien que je suis juste et droit et en toute saison[376]."
Il étoit brave, beau, bien fait, et d'une bonne mine; et quoiqu'il eût l'esprit fort court, sa maison, son air agréable, sa valeur et sa bonté (car il étoit bienfaisant) le faisoient aimer de tout le monde.
Véritablement il tua un peu en prince, et à la manière de son frère aîné[377], le baron de Lux[378] le père; car il ne lui donna pas le temps de descendre de son carrosse, et ce bon homme avoit encore un pied dans la portière. Il disoit que le baron s'étoit vanté d'avoir su le dessein qu'avoit le Roi de faire tuer M. de Guise à Blois[379]. La Reine-mère en fut terriblement irritée, et ne vouloit voir pas un de sa race. Le baron étoit bien avec le maréchal d'Ancre, et de plus il sembloit que messieurs de Guise voulussent faire entendre aux gens qu'il n'étoit pas permis d'être participant d'aucun dessein contre la grandeur de leur maison. Enfin cela s'apaisa. Pour le fils du baron de Lux, il le tua de galant homme.
Il se mit étourdiment sur un canon qu'on éprouvoit; le canon creva et le tua.
LE BARON DU TOUR.
Le baron Du Tour n'étoit pas de si bonne maison qu'il le vouloit faire accroire. Son grand-père ou son bisaïeul avoit changé le nom de Cochon[380], qui étoit le nom d'un bourgeois de Reims dont il sortoit, en celui de Maupas. Il a été ambassadeur en Angleterre. Mais comme c'était un homme fort dévot, il en partit un jour incognito pour se trouver à une dévotion de sa famille, et s'en retourna de même. Il étoit grand aumônier. Tous les jours on lui mettoit cent sols dans sa pochette, et quand il avoit tout donné, s'il rencontroit un pauvre, il lui donnoit ou ses gants, ou son mouchoir, ou son cordon. Il mourut dans l'habit de Saint-François, après avoir été surnommé le père des pauvres, qui lui firent faire un tombeau à leurs dépens. Cependant un homme comme je viens de le représenter se battoit en duel à dépêche-compagnon. Il étoit brave au dernier point. Au siége d'Amiens, je ne sais quel rodomont d'Espagnol envoya demander à faire le coup de pistolet en présence du Roi. Le baron Du Tour se trouva là tout armé et la visière baissée, et comme chacun se regardoit pour attendre l'ordre du Roi, il monta à cheval, sans toucher les étriers, et avant qu'on l'eût reconnu, l'Espagnol étoit à bas. Avant cela, il fit belle peur à feu M. de Guise à Reims, car il mit l'épée à la main pour défendre Saint-Paul, et sans quelqu'un qui l'arrêta, il alloit venger son ami. L'évêque du Puy, ci-devant premier aumônier de la Reine[381], et madame de Joyeuse de Champagne, dont nous parlerons ailleurs, étoient ses enfants.
M. DE VAUBECOURT.
Voici un homme qui ne ressemble pas trop au baron Du Tour. M. de Vaubecourt de Champagne, grand-père de celui d'aujourd'hui, étoit brave, mais cruel. Quand il prenoit des prisonniers, il les faisoit tuer par son fils[382] qui n'avoit que dix ans, pour l'accoutumer de bonne heure au sang et au carnage. Cela me fait souvenir d'un gentilhomme d'auprès de Saumur, qui, quand il est bien en colère contre quelque paysan, lui dit: «Je ne te veux pas battre, je ne te battrois pas assez, mais je te veux faire battre par mon fils.» Ce fils de M. de Vaubecourt en fut payé, car il eut une jambe emportée devant Javarin en Hongrie.
Celui dont nous parlons étoit gouverneur de Châlons. Il rançonnoit tous les villages et prenoit tant de chacun pour les exempter de gens de guerre. Il mettoit familièrement des étiquettes sur des sacs qui portoient le nom de chaque paroisse, avec un bordereau de ce qui lui étoit encore dû. La maison-de-ville lui emprunta de l'argent, il l'envoya, sans daigner ôter ces étiquettes. Le lieutenant de Châlons, parlant un jour avec lui des désordres des gens de guerre, lui disoit bonnement: «Monsieur, il y a long-temps qu'on en use ainsi. Vous souvient-il d'un régiment que vous aviez en votre jeunesse, qu'on appeloit happe-tout?» Il aimoit si fort l'argent, qu'un peu avant de mourir, il se fit apporter tout son or sur son lit, et disoit en passant les mains dedans: «Hélas! faut-il que je vous quitte[383]!» Sa femme étoit dévote, et, croyant faire quelque chose pour le salut de son mari, comme il étoit en pamoison, elle lui fit vêtir l'habit de Saint-François. Quand il revint et qu'il se trouva en cet habit, il se mit à renier comme un diable, et disoit: «Voulez-vous que j'aille en paradis en masque?» et trépassa en ce bon état.
ROCHER PORTAIL.
Rocher Portail s'appeloit en son nom Gilles Ruelland; il étoit natif d'Antrain, village distant de six lieues de Saint-Malo. Il servoit un nommé Ferrière, marchand de toiles à faire des voiles de navires[384], et ne faisoit autre chose que de conduire deux chevaux qui portoient ces voiles à une veuve de Saint-Malo, associée à Ferrière.
Il disoit que la première fois qu'il mit des souliers à ses pieds (il avoit pourtant de l'âge), il en étoit si embarrassé qu'il ne savoit comment marcher. Comme il étoit naturellement ménager, il épargnoit toujours quelque chose, et son maître ayant pris une sous-ferme des impôts et billons de quelque partie de l'évêché de Saint-Malo, lui et quelques-uns de ses camarades sous-affermèrent quelques hameaux. Il n'avoit garde de se tromper, car il savoit, à une pinte près, ce qu'on buvoit en chaque village de cette sous-ferme, soit de cidre, soit de vin.
Son maître vint à mourir. Lui se maria en ce temps-là avec la fille d'une fruitière de Fougères, femme-de-chambre de madame d'Antrain. La veuve associée de son maître, considérant que M. de Mercœur tenoit encore la Bretagne et que M. de Montgommery, qui étoit du parti du Roi, avait Pontorson, conseille à Gilles Ruelland de faire trafic d'armes et de tâcher d'avoir passe-ports des deux partis. Elle prend trois cents écus qu'il avoit amassés et lui donne des armes pour cela. En peu de temps il y gagna quatre mille écus; mais la paix s'étant faite, il fallut changer de métier. Il disoit en contant sa fortune, car il n'étoit point glorieux, que quand il se vit ces quatre mille écus, il croyoit, tant il étoit aise, que le Roi n'étoit pas son cousin.
Il arriva en ce temps-là que des gens de Paris ayant pris la ferme des impôts et billons, on leur donna avis qu'il y falloit intéresser Rocher Portail, qu'il connoissoit jusques aux moindres hameaux des neufs évêchés. Pour lui, il a avoué depuis ingénument qu'on lui faisoit bien de l'honneur; qu'à la vérité, pour Rennes et Saint-Malo, il en savoit tout ce qu'on peut en savoir, et un peu de Nantes; mais que pour le reste il n'en avoit connaissance aucune. Il s'abouche avec ces gens-là: «Vous êtes quatre, leur dit-il, je veux un cinquième au profit et non à la perte, mais je ferai toutes les poursuites à mes dépens.» Ils en tombèrent d'accord. En moins de quatre ans, il les désintéressa tous et demeura seul. Il eut ces fermes-là vingt-quatre ans durant, au même prix, et, au bout de ces vingt-quatre ans, on y mit six cent mille livres d'enchère, qui fut couverte par lui. Regardez quel gain il pouvoit y avoir fait. Il fit encore plusieurs autres bonnes affaires, car il étoit aussi de tout. Il portoit toujours beaucoup d'or sur lui, et avoit toujours quatre pochettes. Il récompensoit libéralement tous ceux qui lui donnoient avis de quelque chose.
Avec cela il étoit heureux. En voici une marque. Il alla à Tours, où le Roi étoit. A peine y fut-il que des gens de Lyon le viennent trouver, lui disent qu'ils pensoient à une telle affaire, qu'ils n'ignoroient pas que, s'il vouloit y penser, il l'empêcheroit, mais qu'il leur feroit un grand préjudice, et, pour le dédommager, ils lui offroient dix mille écus. La vérité est qu'il n'y pensoit pas, mais il feignit d'être venu pour cela à la cour, et ne les en quitta pas à moins de trente mille écus.
On l'appela Rocher Portail, du nom de la petite terre qu'il acheta et où il fit bâtir. Il acquit encore la baronie de Tressan et la terre de Montaurin. Il laissa deux garçons, et plusieurs filles toutes bien mariées. La dernière eut cinq cent mille livre en mariage, et épousa M. de Brissac, dont nous parlerons ailleurs[385]. Il mourut un peu avant le siége de La Rochelle. C'étoit un homme de bonne chère et aimé de tout le monde. Le Pailleur[386], à qui Rocher Portail a conté tout ce que je viens d'écrire, dit que cet homme, malgré toute son opulence, avoit encore quelques bassesses qui lui étoient restées de sa première fortune; car, dans une lettre qu'il écrivoit à sa femme, qu'elle donna à lire au Pailleur (Rocher Portail n'avoit appris à lire et à écrire que fort tard, et il faisoit l'un et l'autre pitoyablement), il parloit d'un veau qu'il vouloit vendre et d'autres petites choses indignes de lui.
Il y avoit en ce temps un tanneur, Le Clerc, à Meulan, où il y a d'excellentes tanneries, qui devint aussi prodigieusement riche, sans prendre aucune ferme du Roi, car il ne se mêla jamais que de son métier et de vendre des bestiaux.
Il se nommait Nicolas Le Clerc, et, quoiqu'il se fût fait enfin secrétaire du Roi, on ne l'appela jamais autrement. Il maria une de ses filles à M. de Sanceville, président à mortier au parlement de Paris; une autre à M. Des Hameaux, premier président de la chambre des comptes de Rouen; et les autres de même. Il laissa un fils fort riche, qu'on appela M. de Lesseville, d'une terre auprès de Meulan, que le père avoit achetée. Il étoit maître des comptes, à Paris, et est mort depuis peu; il avoit soixante mille livres de rente.
LE CONNÉTABLE DE LUYNES[387],
M. ET MADAME DE CHEVREUSE ET M. DE LUYNES.
M. le connétable de Luynes étoit d'une naissance fort médiocre. Voici ce qu'on en disoit de son temps[388]. En une petite ville du Comtat d'Avignon, il y avoit un chanoine nommé Aubert[389]. Ce chanoine eut un bâtard qui porta les armes durant les troubles. On l'appeloit le capitaine Luynes, à cause peut-être de quelque chaumière qui se nommoit ainsi. Ce capitaine Luynes étoit homme de service. Il eut le gouvernement du Pont-Saint-Esprit, puis de Beaucaire, et mena deux mille hommes des Cévennes à M. d'Alençon en Flandre. Au lieu de Aubert, il signa d'Albert. Il fit amitié avec un gentilhomme de ces pays-là nommé Contade, qui connoissoit M. le comte Du Lude[390], grand-père de celui d'aujourd'hui, fit en sorte que le fils aîné de ce capitaine Luynes fut reçu page de la chambre, sous M. de Bellegarde. Après avoir quitté la livrée, ce jeune garçon fut ordinaire[391] chez le Roi. C'était quelque chose de plus alors que ce n'est à cette heure. Il aimoit les oiseaux et s'y entendoit. Il s'attachoit fort au Roi, et commença à lui plaire en dressant des pies-grièches.
La Reine-mère et le maréchal d'Ancre, qui avoient éloigné le grand prieur de Vendôme, et ensuite le commandeur de Souvré[392] d'aujourd'hui, puis Montpouillun, fils du maréchal de La Force, parce que le Roi leur avoit témoigné de la bonne volonté, ne se défièrent point de ce jeune homme qui n'étoit point de naissance.
Il avoit deux frères avec lui. L'un se nommoit Brante, et l'autre Cadenet. Ils étoient tous trois beaux garçons. Cadenet, depuis duc de Chaulnes et maréchal de France, avoit la tête belle et portoit une moustache que l'on a depuis appelée une cadenette. On disoit qu'à tous trois ils n'avoient qu'un bel habit qu'ils prenoient tour à tour pour aller au Louvre, et qu'ils n'avoient aussi qu'un bidet. Leur union cependant a fort servi à leur fortune.
M. de Luynes fit entreprendre au Roi de se défaire du maréchal d'Ancre, afin de l'engager à pousser la Reine sa mère; mais le Roi avoit si peur, et peut-être son favori aussi, car on ne l'accusoit pas d'être trop vaillant, ni ses frères non plus, qu'on fit tenir des chevaux prêts pour s'enfuir à Soissons, en cas qu'on manquât le coup.
On chantoit entre autres couplets celui-ci contre eux:
D'enfer le chien à trois têtes
Garde l'huis avec effroi,
En France trois grosses bêtes
Gardent d'approcher le Roi.
De Luynes, tout puissant, épouse mademoiselle de Montbazon, depuis madame de Chevreuse[393]: Le vidame d'Amiens, qui pouvoit faire épouser à sa fille, héritière de Pequigny, M. le duc de Fronsac, fils du comte de Saint-Paul, aima mieux, par une ridicule ambition, la donner à Cadenet, et le prince de Tingry donna sa fille à Brante, qu'on appela depuis cela M. de Luxembourg. Il mourut jeune.
On dit que le connétable disoit, allant faire la guerre aux Huguenots, qu'au retour il apprendroit l'art militaire de la guerre. M. de Chaulnes, à Saint-Jean-d'Angeli, s'arma d'armes si pesantes qu'on disoit qu'il lui avoit fallu donner des potences pour marcher.
Le connétable logeoit au Louvre, et sa femme aussi. Le Roi étoit fort familier avec elle, et ils badinoient assez ensemble; mais il n'eut jamais l'esprit de faire le connétable cocu. Il eût pourtant fait grand plaisir à toute la cour, et elle en valoit bien la peine. Elle étoit jolie, friponne, éveillée, et qui ne demandoit pas mieux. Une fois elle fit une grande malice à la Reine. Ce fut durant les guerres de la religion, à un lieu nommé Moissac, où la Reine ni elle n'avoient pu loger, à cause de la petitesse du château. Madame la connétable, qui prenoit plaisir à mettre martel en tête à madame la Reine, un jour qu'elle y étoit allée avec elle, dit qu'elle vouloit y demeurer à coucher. «Mais il n'y a point de lits, dit la Reine.—Hé! le Roi n'en a-t-il pas un, répondit-elle, et M. le connétable un autre?» En effet, elle y demeura, et la Reine non. Et quand la Reine passa sous les fenêtres du château, en s'en allant, car on faisoit un grand tour autour de la montagne où ce château est situé, elle lui cria: «Adieu, madame, adieu, pour moi je me trouve fort bien ici[394].»
Le connétable avoit fait venir de son pays un jeune homme, fils d'un je ne sais qui, nommé d'Esplan, qui servoit à porter l'arbalète au Roi. Enfin il fit si bien qu'il devint marquis de Grimault. C'est une terre de considération du domaine du Roi en Provence. Il épousa mademoiselle de Mauran de La Baulme, dont il n'eut point d'enfants. Il étoit quasi aussi bien que les Luynes avec le Roi. Ils firent aussi venir Modène et Des Hagens. Le connétable eut deux enfants, M. de Luynes d'aujourd'hui, et une fille qui est fort avant dans la dévotion[395].
Au bout d'un an et demi, madame la connétable se maria avec M. de Chevreuse[396]. C'était le second de messieurs de Guise et le mieux fait de tous les quatre. Le cardinal étoit plus beau, mais M. de Chevreuse étoit l'homme de la meilleure mine qu'on pouvoit voir; il avoit de l'esprit passablement, et on dit que pour la valeur on n'en a jamais vu une plus de sang-froid. Il ne cherchoit point le péril, mais, quand il y étoit, il y faisoit tout ce qu'on y pouvoit faire. Au siége d'Amiens, comme il n'étoit encore que prince de Joinville, son gouverneur ayant été tué dans la tranchée, il se mit sur le lieu à le fouiller, et prit ce qu'il avoit dans ses pochettes.
Il gagna bien plus avec la maréchale de Fervaques[397]. Cette dame étoit veuve, sans enfants, et riche de deux cent mille écus. M. de Chevreuse fit semblant de la vouloir épouser; elle en devint amoureuse sur cette espérance, car c'étoit une honnête femme, et s'en laissa tellement empaulmer, qu'elle lui donnoit tantôt une chose, tantôt une autre, et enfin elle le fit son héritier. Il envoya son corps par le messager au lieu de sa sépulture.
Quand on fit le mariage de la reine d'Angleterre[398], on choisit M. de Chevreuse pour représenter le roi de la Grande-Bretagne, parce qu'il étoit son parent fort proche, qu'il avoit, comme j'ai dit, fort bonne mine, et que madame de Chevreuse avoit toutes les pierreries de la maréchale d'Ancre. Elle accompagna la Reine en Angleterre; Milord Rich, depuis comte Holland, l'avoit cajolée ici en traitant du mariage. C'était un fort bel homme, mais sa beauté avoit je ne sais quoi de fade. Elle disoit des douceurs de son galant et de celles de Buckingham pour la Reine, que ce n'étoit pas qu'ils parlassent d'amour, et qu'on parloit ainsi en leur pays à toutes sortes de personnes. Quand elle fut de retour d'Angleterre, le cardinal de Richelieu s'adressa à elle dans le dessein qu'il avoit d'en conter à la Reine; mais elle s'en divertissoit. J'ai ouï dire qu'une fois elle lui dit que la Reine seroit ravie de le voir vêtu de toile d'argent gris de lin[399]. Il s'éloigna, voyant qu'elle se moquoit de lui. Après elle revint, et Monsieur disoit qu'on l'avoit fait venir pour donner plus de moyens à la Reine de faire un enfant.
Elle se mit aussi à cabaler avec M. de Châteauneuf, qui étoit amoureux d'elle. C'étoit un homme tout confit en galanterie. Il avoit bien fait des folies avec madame de Pisieux. Il devoit beaucoup. Il n'en fit pas moins pour madame de Chevreuse. En voyage, on le voyoit à la portière du carrosse de la Reine, où elle étoit, à cheval, en robe de satin, et faisant manége. Il n'y avoit rien de plus ridicule. Le cardinal en avoit des jalousies étranges, car il le soupçonnoit d'en vouloir aussi à la Reine, et ce fut cela plutôt qu'autre chose, qui le fit mener prisonnier à Angoulême, où il ne fut guère mieux traité que son prédécesseur, le garde-des-sceaux de Marillac. Madame de Chevreuse fut reléguée à Dampierre, d'où elle venoit déguisée, comme une demoiselle crottée, chez la Reine, entre chien et loup. La Reine se retiroit dans son oratoire; je pense qu'elles en contoient bien du cardinal et de ses galanteries. Enfin elle en fit tant que M. le cardinal l'envoya à Tours, ou le vieil archevêque, Bertrand de Chaux, devint amoureux d'elle. Il étoit d'une maison de Basque. Ce bon homme disoit toujours ainsin comme cela. Il n'étoit pas ignorant. Il aimoit fort le jeu. Son anagramme étoit chaud brelandier[400]. Madame de Chevreuse dit qu'un jour, à la représentation de la Marianne de Tristan, elle lui dit: «Mais, monseigneur, il me semble que nous ne sommes point touchés de la Passion comme de cette comédie.—Je crois bien, madame, répondit-il; c'est histoire ceci, c'est histoire. Je l'ai lu dans Josèphe.»
Elle souffroit qu'il lui donnât sa chemise quand il se trouvoit à son lever. Un jour qu'elle avoit à lui demander quelque chose: «Vous verrez qu'il fera tout ce que je voudrai, je n'ai, disoit-elle, qu'à lui laisser toucher ma cuisse à table.» Il avoit près de quatre-vingts ans. Il dit quand elle fut partie, car il parloit fort mal: «Voilà où elle s'assisa en me disant adieu, et où elle me dit quatre paroles qui m'assommèrent.» On trouva après sa mort dans ses papiers un billet déchiré de madame de Chevreuse, de vingt-cinq mille livres qu'il lui avoit prêtées.
Ce bon homme pensa être cardinal; mais le cardinal de Richelieu l'empêcha. Il disoit: «Si le Roi eût été en faveur, j'étois cardinal.»
Comme madame de Chevreuse étoit à Tours, quelqu'un, en la regardant, dit: «Oh! la belle femme! je voudrois bien l'avoir......!» Elle se mit à rire, et dit: «Voilà de ces gens qui aiment besogne faite.» Un jour, environ vers ce temps-là, elle étoit sur son lit en goguettes, et elle demanda à un honnête homme de la ville: «Or çà, en conscience, n'avez-vous jamais fait faux-bond à votre femme?—Madame, lui dit cet homme, quand vous m'aurez dit si vous ne l'avez point fait à monsieur votre mari, je verrai ce que j'aurai à vous répondre.» Elle se mit à jouer du tambour sur le dossier de son lit, et n'eut pas le mot à dire. J'ai ouï conter, mais je ne voudrois pas l'assurer, que par gaillardise elle se déguisa un jour de fête en paysanne, et s'alla promener toute seule dans les prairies. Je ne sais quel ouvrier en soie la rencontra. Pour rire elle s'arrête à lui parler, faisant semblant de le trouver fort à son goût; mais ce rustre, qui n'entendoit point de finesse, la culbuta fort bien, et on dit qu'elle passa le pas, sans qu'il en soit arrivé jamais autre chose.
Le cardinal de Richelieu demanda à M. de Chevreuse s'il répondoit de sa femme: «Non, dit-il, tandis qu'elle sera entre les mains du lieutenant criminel de Tours, Saint-Julien.» C'étoit celui qui l'avoit portée à se séparer de biens d'avec son mari; car M. de Chevreuse faisoit tant de dépenses qu'il a fait faire une fois jusqu'à quinze carrosses pour voir celui qui seroit le plus doux.
Le cardinal envoya donc un exempt pour la mener dans la tour de Loches. Elle le reçut fort bien, lui fit bonne chère, et lui dit qu'ils partiroient le lendemain. Cependant la nuit elle eut des habits d'homme pour elle et pour une demoiselle, et se sauva avant jour à cheval. Le prince de Marsillac, aujourd'hui M. de La Rochefoucauld, fut mis dans la Bastille pour l'avoir reçue une nuit chez lui. M. d'Epernon lui donna un vieux gentilhomme pour la conduire jusqu'à la frontière d'Espagne[401]. Dans les informations qu'en fit faire le président Vigner, il y a, entre autres choses, que les femmes de Gascogne devenoient amoureuses de madame de Chevreuse[402]. Une fois dans une hôtellerie, la servante la surprit sans perruque. Cela la fit partir avant jour. Ses drogues lui prirent un jour, on fit accroire que c'étoit un gentilhomme blessé en duel. Un Anglois nommé Craft, qu'elle avoit toujours eu avec elle depuis le voyage d'Angleterre, parut quelques jours après son évasion à Tours. On croyoit qu'il l'avoit accompagnée, car cet homme avoit de grandes privautés avec elle, et on ne comprenoit pas quels charmes elle y trouvoit. Elle passa ainsi en Espagne. On fit un couplet de chanson où on la faisoit parler à son écuyer[403]:
La Boissière, dis-moi,
Vas-je pas bien en homme?
Vous chevauchez, ma foi,
Mieux que tant que nous sommes.
Elle est
Au régiment des gardes,
Comme un cadet.
Avant ce voyage d'Espagne, elle en avoit fait un en Lorraine. En moins de rien elle brouilla toute la cour, et ce fut elle qui donna commencement au mauvais ménage du duc Charles[404] et de la duchesse sa femme, car le duc étant devenu amoureux d'elle, et lui ayant donné un diamant qui venoit de sa femme, et que sa femme connoissoit fort bien, elle l'envoya le lendemain à la duchesse.
Revenons à M. de Chevreuse. Quoique endetté, sa table, son écurie, ses gens ont toujours été en bon état. Il a toujours été propre. Il étoit devenu fort sourd et pétoit à table, même sans s'en apercevoir. Quand il fit ce grand parc à Dampierre, il le fit à la manière du bonhomme d'Angoulême; il enferma les terres du tiers et du quart: il est vrai que ce ne sont pas trop bonnes terres; et, pour apaiser les propriétaires, il leur promit qu'il leur en donneroit à chacun une clef, qu'il est encore à leur donner.
Il avoit là un petit sérail; à Pâques, quand il falloit se confesser, le même carrosse qui alloit quérir le confesseur, emmenoit les mignonnes et les reprenoit en ramenant le confesseur. Il avoit je ne sais quel brasselet où il y avoit, je pense, dedans quelque petite toison. Il le montroit à tout le monde, et disoit: «J'ai si bien fait à ces pâques, que j'ai conservé mon brasselet.» Il avoit soixante-dix ans quand il faisoit cette jolie petite vie, qu'il a continuée jusqu'à la mort.
Je ne sais quel homme d'affaires d'auprès Saint-Thomas-du-Louvre ayant été rencontré par des voleurs, leur promit, parce qu'il n'avoit point d'argent sur lui, de leur donner vingt pistoles. Ils y envoyèrent, mais il leur donna plus d'or faux que de bon. Or, M. de Chevreuse, dont l'hôtel est dans la rue Saint-Thomas, un soir, après souper, allant seul à pied avec un page chez je ne sais quelle créature, là auprès, où il avoit accoutumé d'aller, prit, sans y songer, une porte pour l'autre, et heurta chez cet homme, qui, craignant que ce ne fussent ses filoux, se mit à crier: Aux voleurs! Le bourgeois sort; on alloit charger M. de Chevreuse, s'il n'eût eu son ordre. Quelques-uns pourtant veulent qu'à la chaude il ait eu quelque horion. Pour moi, je doute fort de ce conte.
Comme il se portoit fort bien, quoiqu'il eût quatre-vingts ans, il disoit toujours qu'il vivroit cent ans pour le moins. Il eut pourtant une grande maladie bientôt après, dans laquelle il fut attaqué d'apoplexie. Au sortir de ce mal, il disoit qu'il en étoit revenu aussi gaillard qu'à vingt-cinq ans. Il traita en ce temps-là avec M. de Luynes, fils de sa femme, et lui céda tout son bien, à condition qu'il lui donneroit tant de pension par an, de lui fournir tant pour payer ses dettes, et il voulut avoir une somme de dix mille livres tous les ans pour ses mignonnes. Il aimoit plus la bonne chère que jamais. Sa fille de Jouarre ayant envoyé savoir de ses nouvelles, il lui manda que sur toutes choses il lui recommandoit de faire bonne chère et de la faire faire aussi à ses religieuses[405]. Il n'attendoit, disoit-il, que le bout de l'an pour traiter ses médecins qui l'avoient menacé d'une rechute, en ce temps-là, comme c'est l'ordinaire. Mais il ne fut pas en peine de les convier, car il mourut comme on le lui avoit prédit.
M. LE DUC DE LUYNES[406].
M. le duc de Luynes ne ressemble à sa mère en aucune chose. Il a furieusement dégénéré. Il fut marié de bonne heure avec la fille d'un Seguier[407], qui portoit le nom de Soret, d'une terre auprès d'Anet, et madame de Rambouillet disoit, voyant la fille unique de cet homme épouser le duc de Luynes: «Faut-il que le connétable de Luynes n'ait fait tout ce qu'il a fait que pour la fille de Soret[408]?»
J'ai vu un roman de la façon de cette femme. Madame de Luynes ne vécut guère: elle mourut en couches (en 1651). Elle et son mari étoient également dévots. Ils donnoient beaucoup aux pauvres. Les Jansénistes faisoient tout chez eux. Il y a eu un Père Magneux, à Luynes-Maillé, auprès de Tours, qui faisoit enrager tout le monde. Madame de Luynes envoya un jour ordre aux officiers de faire vider de la duché toutes les femmes de mauvaise vie. Les officiers lui mandèrent que pour eux, ils ne les discernoient point d'avec les autres, et que, si elle savoit quelque marque pour les connoître, qu'elle prît la peine de le leur mander. Il a couru le bruit qu'il se faisoit des miracles à son tombeau; que son mari et elle se levoient la nuit pour prier Dieu. Depuis la mort de sa femme, M. de Luynes a mis ses enfants entre les mains d'une mademoiselle Richer, grande Janséniste, et a pris le mari, avocat au parlement, pour son intendant. Lui est comme hors du monde, et a acheté une maison proche de Port-Royal-des-Champs, où il est presque toujours[409].
LE MARÉCHAL D'ESTRÉES[410].
Le maréchal d'Estrées est le digne frère de ses six sœurs, car ça toujours été un homme dissolu et qui n'a jamais eu aucun scrupule. On dit même qu'il avoit couché avec toutes six. Étant encore marquis de Cœuvres, il pensa être assassiné à la croix du Trahoir[411] par le chevalier de Guise, qui étoit accompagné de quatre hommes. Le marquis sauta du carrosse et mit l'épée à la main. On y courut, et il ne fut point blessé. On lui donna à commander quelques troupes dans la Valteline; je crois qu'il étoit en Italie en ce temps-là, et que, le trouvant tout porté, on se servit de lui. Il battit le comte Bagni, qui commandoit les troupes du pape. C'est ce Bagni qui étoit encore nonce ici, il n'y a que deux ans. Pour cet exploit, la Reine-mère le fit maréchal de France. Un peu devant, on n'avoit pas voulu le faire chevalier de l'Ordre. Après il alla échouer contre une hôtellerie fortifiée. Ce n'est pas un grand guerrier. Son grand-père étoit huguenot, et comme Catherine de Médicis faisoit difficulté de lui donner emploi à cause de cela, il lui fit dire que son... et son honneur n'avoient point de religion.
Il avoit été ambassadeur à Rome du temps de Paul V. Il fit assez de bruit, et le pape étant mort, ce fut par sa cabale et par ses violences que Grégoire XV fut élu. Ce pape, quand il l'alla voir, lui dit: «Vous voyez votre ouvrage, demandez ce que vous voulez: voulez-vous un chapeau de cardinal? je vous le donnerai en même temps qu'à mon neveu.» Le marquis, étant aîné de la maison, le refusa[412]. Depuis, Bautru le voyant fort vieux, et jouer sans lunettes, lui disoit: «Monsieur le maréchal, vous avez eu grand tort, vous deviez prendre le chapeau; ce seroit une chose de grande édification de voir le doyen du sacré collége livrer chance sans lunettes.» Il a toujours joué désordonnément. Quelquefois son train étoit magnifique; quelquefois ses gens n'avoient pas de souliers. Comme il a l'honneur d'avoir été toujours brutal, il vouloit tout tuer, quand il avoit perdu, et encore à cette heure, il lui arrive de rompre des vitres. On dit qu'un jour ayant perdu cent mille livres, il fit éteindre chez lui une chandelle et cria fort contre son sommelier, de n'être pas meilleur ménager que cela; que cette chandelle étoit de trop, et qu'il ne s'étonnoit pas si on le ruinoit. C'est un grand tyran, et qui fait valoir son gouvernement de l'Ile de France autant que gouverneur puisse jamais faire. Quand il y envoie son train, il le fait vivre par étapes. Il à presque toutes les maltôtes et fait tous les prêts. Son fils, le marquis de Cœuvres, s'en acquittera aussi fort dignement.
Le maréchal a été marié en premières noces avec mademoiselle de Béthune, sœur du comte de Béthune et du comte de Charrost. Il en a eu trois garçons: le marquis de Cœuvres, le comte d'Estrées et l'évêque de Laon.
En secondes noces, il épousa la veuve de Lauzières, fils du maréchal de Thémines. Depuis, on l'appela le marquis de Thémines. Il en a eu un fils qui fut tué à Valenciennes en 1636. On l'appeloit le marquis d'Estrées. Bautru disoit qu'il n'y avoit pas au monde une seigneurie qui eût tant de seigneurs, car il y avoit un maréchal d'Estrées, un comte d'Estrées et un marquis d'Estrées.
Le maréchal, qui en toute autre chose est un homme avec lequel il n'y a point de quartier, est pourtant fort bon mari, a bien vécu avec sa première femme et vit bien avec sa seconde. Son fils aîné lui ressemble en cela, car il a supporté avec beaucoup d'affliction la mort de la sienne, quoiqu'elle ne fût point jolie; c'étoit la fille de sa belle-mère.
Le maréchal d'Estrées a une bonne qualité, c'est qu'il ne s'étonne pas aisément. Il est assez ferme et voit assez clair dans les affaires. Quand Le Coudray-Genier, peut-être pour se faire de fête, s'avisa de donner avis au feu Roi qu'à un baptême d'un des enfants de M. de Vendôme on le devoit empoisonner par le moyen d'une fourchette creuse dans laquelle il y auroit du poison qui couleroit dans le morceau qu'on lui serviroit, M. de Vendôme se voulut retirer. Le maréchal le retint, et lui dit que, puisqu'il étoit innocent, il falloit demeurer et demander justice. Effectivement, Le Coudray-Genier eut la tête coupée[413].
Le maréchal a fait quelques bonnes actions en sa vie. Quand le cardinal de Richelieu fit faire le procès à M. de La Vieuville, M. le maréchal d'Estrées demanda la confiscation de trois terres de M. de La Vieuville et les lui conserva, après lui en avoir envoyé le brevet. M. de Saint-Simon, qui eut les autres, n'en usa pas ainsi, et depuis il y a eu procès pour les dégradations qu'il y avoit faites.
Il ne voulut point commander en Provence je ne sais quelles troupes que le cardinal de Richelieu y envoyoit, que conjointement avec M. de Guise. Il refusa de prendre le gouvernement de Provence sur lui. M. le maréchal de Vitry le prit.
Ambassadeur à Rome avant la naissance du Roi (Louis XIV), il y demeura encore jusqu'à la grande querelle qu'il eut avec les Barberins.
Le maréchal avoit un écuyer nommé Le Rouvray. C'étoit un vieux débauché, tout pourri de v.....; d'une piqûre d'épingle on lui faisoit venir un ulcère. Jamais je ne vis un si grand brutal. Une fois, pour ne pas perdre une médecine qu'il avoit préparée pour un cheval de carrosse qui n'en eut pas besoin, il la prit et en pensa crever. Cet homme avoit un valet qui tenoit académie de jeu. C'est le privilége des écuyers des ambassadeurs. Ce valet fit quelque chose. Le barisel[414] le prit, il fut condamné aux galères. Comme on l'y menoit avec beaucoup d'autres, Le Rouvray, avec, un valet-de-chambre du maréchal, n'ayant chacun qu'un fusil et leurs épées, mettent en fuite vingt-cinq ou trente sbires, qui avoient chacun deux ou trois coups à tirer, car ils ont, outre leur carabine, des pistolets à leurs ceintures, et outre cela ils sont munis de bonnes jacques de maille. Le Rouvray, victorieux, met tous les forçats en liberté. Voilà un grand affront aux Barberins. Le maréchal fait sauver son homme, et lui donne, pour le garder à la campagne, huit ou dix soldats françois des troupes des Vénitiens, car il eut peur qu'on ne lui fît chez lui quelque violence. Les Barberins emploient un célèbre bandit, nommé Julio Pezzola, qui met des gens aux environs du lieu où étoit Le Rouvray: je pense que c'étoit sur les terres du duc de Parme, à Caprarole ou à Castro. Le Rouvray, comme il étoit fort brutal, s'évade et s'en va à la chasse sans ses soldats.
Les bandits ne le manquent point, et de derrière une haie le tuent et en apportent la tête au cardinal Barberin. Le maréchal jette feu et flammes. Pour l'apaiser, Julio Pezzola, qui ne faisoit pas semblant de s'être mêlé de rien, va trouver Guillet, garçon d'esprit, qui étoit au maréchal, et lui offre de lui apporter la tête des sept bandits qui avoient fait le coup, et lui dit: «Patron miò, è un povero regalato un piatto de sette teste? Non se c'è mai servito un tale a nessun' principe.»
Enfin, la chose alla si avant que le maréchal sortit de Rome et s'en alla à Parme, où il excita le duc de Parme, déjà fort brouillé avec le Pape, à faire tout ce qu'il fit. Dans la belle expédition qu'ils poussèrent ensemble jusque dans la campagne de Rome, j'ai ouï dire à Guillet que leurs dragons firent honnêtement de violences, et que les paysans leur disoient: «Illustrissime signor dragon, habbiate pietà di me.» Dans les écrits que le Pape fit faire contre le maréchal, je trouve qu'il lui faisait bien de l'honneur, car, à cause qu'il s'appeloit Annibal d'Éstrées[415], on y disoit que c'étoit Annibal ad portas, et ce nom leur fit dire bien des sottises.
Le maréchal fut long-temps qu'il n'osoit revenir, car le cardinal de Richelieu n'avoit pas trop approuvé sa conduite. Enfin il fit sa paix. Le reste se retrouvera dans les Mémoires de la Régence.
A l'âge de soixante-dix ans, ou peu s'en falloit, il alla voir madame Cornuel, qui, pour aller à quelqu'un, le laissa avec feu mademoiselle de Belesbat. Elle revint, et trouva le bon homme qui vouloit caresser cette fille: «Eh! lui dit-elle en riant, monsieur le maréchal, que voulez-vous faire?—Dame, répondit-il, vous m'avez laissé seul avec mademoiselle: je ne la connois point; je ne savois que lui dire.»
LE PRÉSIDENT DE CHEVRY[416],
DURET, LE MÉDECIN, SON FRÈRE.
Le président de Chevry se nommoit Duret, et étoit frère de Duret le médecin. Il disoit: «Si un homme me trompe une fois, Dieu le maudisse; s'il me trompe deux, Dieu le maudisse et moi aussi; mais s'il me trompe trois, Dieu me maudisse tout seul!»
Par ses bouffonneries et par sa danse, il se mit bien avec M. de Sully, comme nous ayons dit ailleurs[417]. Ce fut lui qui montra à la Reine et aux dames les pas du ballet dont nous avons parlé à l'Historiette d'Henri IV. Ce fut avec M. de Sully qu'il commença à faire fortune. Il ne fut pourtant intendant des finances que du temps du maréchal d'Ancre, et il se conserva dans l'intendance, quand le maréchal fut tué, en donnant dix mille écus à la Clinchamp, que M. de Brantes[418] entretenoit.
C'étoient ses deux principales folies que la faveur et la bravoure. Il disoit qu'il falloit tenir le bassin de la chaise percée à un favori, pour l'en coiffer après, s'il venoit à être disgracié. Le voilà donc du côté des plus forts. Madame Pilou[419], qui le connoissoit de longue main, l'alla voir à La Grange du Milieu, auprès de Grosbois; c'est une belle maison qu'il a fait bâtir depuis. Elle lui parla de l'exécution de la maréchale d'Ancre, et disoit que c'étoit une grande vilainie que d'avoir fait couper le cou à cette pauvre femme. «Ta, ta, ta! lui va-t-il dire brusquement; vous parlez, vous parlez, sans savoir ce que vous dites. C'est le commissaire Canto, votre voisin, qui vous dit toutes ces belles choses-là; c'est de lui que vous tenez toutes vos nouvelles; je l'eusse tué, moi, le maréchal d'Ancre: M. d'Angoulême et moi le devions dépêcher à la rue des Lombards.» En disant cela il lui porte trois ou quatre coups de pouce de toute sa force dans le côté, qui lui firent si grand mal qu'elle en cria. «Le voilà mort, dit-il à haute voix, le voilà mort, le poltron; je n'aime point les poltrons: je le voulois faire sauter une fois avec une saucisse, quand il seroit au conseil chez Barbin le surintendant. J'avois bien, ajoute-t-il, une plus belle invention: j'eusse porté une épée couverte de crêpe le long de ma cuisse, et, dans la presse, je lui en eusse donné dans le ventre en faisant semblant de regarder ailleurs.» Le cardinal de Richelieu fit prier madame Pilou de lui venir faire tous les contes qu'elle savoit du président de Chevry, qui vivoit encore; elle ne le voulut jamais.
Cette humeur martiale le prenoit quelquefois au milieu d'un compte de finance. Un trésorier de France, de mes amis[420], m'a dit qu'un jour, travaillant avec lui, il appela Corbinelli, son premier commis, et lui dit d'un ton sérieux: «Monsieur Corbinelli[421], faites ôter ces corps de cette cour.» Ce trésorier fut bien étonné; mais Corbinelli, s'approchant, lui dit: «Ce sont de ses visions ordinaires, ne laissez pas de continuer.»
Un jour les cochers firent insulte dans la Place-Royale à la marquise d'Uxelles, dont le cocher avait été tué, d'un coup de fourche par la tempe, par son écuyer, comme il le vouloit châtier. Ils furent aussi braver madame de Rohan, à cause qu'elle avoit chassé le sien. Mais M. de Candale y survint qui chargea son propre cocher et dissipa les autres. Madame Pilou, qui avoit vu cela, le conta au président. Il se mit à pester de ce qu'on ne l'avoit pas averti, lui qui étoit colonel du quartier, mais qu'elle n'avoit recours qu'à son commissaire Canto. «Voyez la belle occasion que vous m'avez fait perdre, j'eusse..........» Le voilà à dire tous les exploits qu'il auroit faits.
Comme il étoit contrôleur-général des finances, président des comptes et officier de l'ordre du Saint-Esprit[422], je ne sais quel flatteur lui apporta une généalogie où il le faisoit descendre d'un certain Duretius, qu'il avoit trouvé du temps de Philippe-Auguste. «Mon ami, lui dit le président, j'ai de meilleurs parens que lui; mon père et mon grand-père étoient médecins, et par-delà je n'y vois goutte. Si je te trouve jamais céans, je te ferai étriller de sorte que tu ne t'avisera de ta vie de faire des flatteries comme celle-là, pour qu'il t'en souvienne.»
Un homme lui avoit gagné trente pistoles; il ne vouloit pas les lui payer. «Il m'a trompé,» disoit-il; et il donne ordre à ses gens de le frotter s'il revenoit. Cet homme revint; voilà ses gens après, et lui aussi; mais il ne partit que long-temps après eux; il trouve madame Pilou, qui avoit vu cet homme se sauver. «Eh bien! lui dit-il, ma bonne amie, n'avez-vous pas vu comme je l'ai frotté?» Il ne s'en étoit pas approché de cent pas. Une autre fois cet homme s'étant vanté de battre les gens du président, celui-ci l'attendoit, et, accompagné de son domestique, il se promenoit à grands pas avec des pistolets le long de sa porte de derrière. Madame Pilou, qui logeoit en son quartier, vient à paroître; c'étoit l'été après souper; il va à elle le pistolet à la main. «Jésus! s'écria-t-elle!—Ah! ma bonne amie, lui dit-il, tu as bien fait de parler, je te prenois pour ce coquin.» En cet équipage; il l'accompagna jusque chez elle; ils trouvèrent un charivari, il ne dit mot; mais, quand le charivari fut passé, il les appela canailles. Et eux et lui se dirent bien des injures de loin.
J'ai ouï dire qu'un homme de la cour n'étant pas satisfait de lui, et s'en plaignant assez haut, il le tira à part et lui dit: «Monsieur, si vous n'êtes pas content, je vous satisferai seul à seul quand il vous plaira.» L'autre fut un peu surpris; mais, à quelques jours de là, l'autre n'en ayant pu avoir plus de contentement que par le passé, il voulut voir ce que ce fou avoit dans le ventre, et l'ayant rencontré seul, il lui demanda s'il se souvenoit qu'il lui avoit promis de le satisfaire par les voies d'honneur. Le président lui répondit en riant: «Mon brave, vous deviez me prendre au mot, cette-humeur là m'est passée; mais si vous voulez vous battre, allez vous-en arracher un poil de la barbe à Bouteville, il vous en fera passer votre envie.»
En parlant, il disoit sans cesse à tort et à travers: «Mange mon loup, mange mon chien.» Voiture en a fait une ballade[423]. En parlant à une dame, il l'appeloit quelquefois mon petit père.
La plus grande folie qu'il ait faite, ce fut qu'étant un jour à causer avec feu M. le comte de Moret, avec lequel il se plaisoit fort, un ambassadeur d'Espagne vint visiter ce prince. «Ah! je voudrois, dit le président, lui avoir fait un pet au nez.—Vous n'oseriez, dit le comte.—Vous verrez,» répond Chevry; et comme l'ambassadeur faisoit la révérence gravement, le président pète dans sa main et la porte au nez de Son Excellence, qui en fit de grandes plaintes; mais on fit passer l'autre pour un fou[424].
Il étoit de fort amoureuse manière, et faisoit si fort le coq dans son quartier, que le cardinal de La Valette y venant fort souvent voir une certaine dame, il disoit sérieusement qu'il ne trouvoit point bon que ce cardinal vînt cajoler ses voisines, sans lui en demander permission, et qu'il l'en avertiroit afin qu'il ne trouvât pas mauvais, s'il le couchoit sur le carreau malgré son cardinalat.
Une fois pour se ragoûter, il pria une m......... de lui faire voir quelque bavolette[425] toute fraîche venue de la vallée de Montmorency. On fait habiller une petite garce en bavolette, et on la mène au président, qui coucha toute la nuit avec elle. Le lendemain il la fit lever pour aller voir quel temps il faisoit. Elle lui vint dire que le temps étoit nébuleux. «Nébuleux! s'écria-t-il, ah! vertu-choux, j'ai la v.... Eh! qu'on me donne vite mes chausses.»
Il mourut contrôleur-général des finances et président des comptes. Sa femme avoit eu beaucoup de bien; lui n'étoit pas gueux et avoit quelque chose de patrimoine. Au prix de ce temps-ci, il ne fit pas une grande fortune. Son fils a vendu La Grange et sa charge de président des comptes. Il a de l'esprit, mais peu de cervelle; il se ruine. Le président a fait bâtir le palais Mazarin.
Les Mémoires de Sully nous apprennent que son frère Duret[426], le médecin, qui a fait bâtir la maison du président Le Bailleul près l'hôtel de Guise, étoit un maître visionnnaire, en un mot, un digne frère du président de Chevry. Il disoit que l'air de Paris étoit malsain, et il fit nourrir son fils unique dans une loge de verre où il ne laissa pas de mourir, peut-être pour y faire trop de façons. Il ne prenoit à dîner que des pressis de viande et autres choses semblables, parce que, disoit-il, l'agitation du carrosse troubloit la digestion; mais il soupoit fort bien. Il se mit dans la fantaisie que le feu lui étoit contraire, et n'en vouloit point voir. Il savoit pourtant son métier, et s'y fit riche. Les apothicaires le faisoient passer pour fou, parce qu'il s'avisa que le jeûne étoit admirable aux malades, et que bien souvent il ne leur ordonnoit que de l'eau claire et une pomme cuite.
M. D'AUMONT[427].
M. d'Aumont, fils du maréchal d'Aumont, du temps d'Henri IV, gouverneur de Bologne-sur-Mer, et chevalier de l'Ordre, en son jeune temps, fut une vraie peste de cour. Il a eu les plus plaisantes visions du monde. Il disoit de madame de Beaumarchais[428], belle-mère du maréchal de Vitry, et femme de ce trésorier de l'Epargne que la Reine-mère fit tant persécuter, à cause que son gendre avoit tué le maréchal d'Ancre; il disoit donc de cette madame de Beaumarchais, qu'elle ressembloit à un tabouret de point de Hongrie. En effet, elle avoit le visage carré, et tout plein de marques rouges. Cela n'empêchoit pas que, pour son argent, elle n'eut des galants et de bonne maison, car M. de Mayenne le dernier de ce nom en fut un. La vision qu'il eut pour la maréchale d'Estrées[429] est encore plus plaisante. C'étoit et c'est encore une petite femme sèche et qui a le nez fort grand, mais extrêmement propre. Elle étoit en sa jeunesse toute faite comme une poupée. «Ne croyez-vous pas, disoit-il sérieusement, car il ne rioit jamais, qu'on la pend tous les soirs, tout habillée, par le nez à un clou à crochet dans une armoire?» Il disoit d'une dame qui avoit le teint fort luisant, qu'on lui avoit mis un vernis comme aux portraits.
Un jour qu'il étoit à l'hôtel de Rambouillet, madame de Bonneuil, dont nous parlerons ailleurs, y vint. Elle étoit grosse, et en entrant elle se laissa tomber et se fit grand mal à un genou, et pensa accoucher de sa chute. Le voilà qui se met à rêver: «Nous sommes bien mal bâtis, dit-il, nous avons des os en tous les endroits sur lesquels nous tombons d'ordinaire; il vaudrait bien mieux que nous eussions des ballons de chair aux genoux, aux coudes, au haut des joues et aux quatre côtés de la tête. Quel plaisir ne seroit-ce point? ajouta-t-il; un homme sauteroit par une fenêtre sans se blesser, il passeroit par-dessus les murs d'une ville.» Et puis, s'engageant plus avant dans sa rêverie, il mena cet homme avec ces ballons de chair de ville en ville, jusqu'à La Haie en Hollande.
Une autre fois Gombauld contoit en sa présence, à l'hôtel de Rambouillet, qu'ayant été pris pour un grand débauché, nommé Combauld, père du baron d'Auteuil, il fut maltraité par un commissaire et des agents qui le vouloient mener en prison, jusque là que, quoiqu'il soit assez patient, il fut pourtant contraint de lever la main pour frapper ce commissaire. M. D'Aumont, après avoir tout écouté, se lève de son siége, et commence à faire la posture d'un bourreau qui danse sur les épaules d'un pendu, et qui tire en même temps la corde pour l'étrangler, et disoit: «Monsieur le commissaire, je vous pendrai, je vous pendrai, monsieur le commissaire.»
A propos de cela, comme il faisoit pendre quelques soldats à Bologne, un d'eux cria qu'il étoit gentilhomme: «Je le crois, lui dit-il, mais je vous prie d'excuser, mon bourreau ne sait que pendre.»
En mangeant des andouilles mal lavées, il dit: «Ces andouilles sont bonnes, mais elles sentent un peu le terroir.»
Il disoit du marquis de Sourdis, qui faisoit fort l'empressé chez le cardinal de Richelieu, de la maison duquel il étoit depuis peu intendant, et qui regardoit aux meubles et à toutes choses, il disoit qu'il lui sembloit le voir tirer de dessous son manteau un petit sac de tapissier avec un petit marteau, et recogner quelque clou doré à une chaise.
Je crois que ce fut lui qui dit, voyant une personne fort maussade, qu'elle avoit la mine d'avoir été faite dans une garde-robe sur un paquet de linge sale.
Une de ses meilleures visions, ce fut celle qu'il eut pour M. l'archevêque de Rouen, qui, quoique jeune, portoit une grande barbe. Il dit qu'il ressembloit à Dieu le Père, quand il étoit jeune.
Il avoit été fort galant. Une fois sa belle-sœur, madame de Chappes, le trouva déguisé en Minime sur le chemin de Picardie; elle le reconnut, parce qu'il étoit admirablement bien à cheval et que son cheval étoit trop beau. Il alloit en Flandre voir une dame. Sur ses vieux jours, il étoit plus ajusté qu'un galant de vingt ans. Il se peignoit la barbe, et il étoit si curieux d'être bien botté qu'il se tenoit les pieds dans l'eau pour se pouvoir botter plus étroit. C'étoit de ce temps que tout le monde étoit botté; on dit qu'un Espagnol vint ici et s'en retourna aussitôt. Comme on lui demandoit des nouvelles de Paris, il dit: «J'y ai vu bien des gens, mais je crois qu'il n'y a plus personne à cette heure, car ils étoient tous bottés, et je pense qu'ils étoient prêts à partir.» Maintenant tout le monde n'a plus que des souliers, non pas même des bottines. Il n'y a plus que La Mothe-Le-Vayer[430], précepteur de M. d'Anjou, qui ait tantôt des bottes, tantôt des bottines; mais ce n'a jamais été un homme comme les autres.
M. d'Aumont avoit épousé une fille de Maintenon, de la maison d'Angennes[431], cousine-germaine de M. le marquis de Rambouillet. Il n'en a point eu d'enfants. Cette madame d'Aumont est une honnête femme, mais fort aigre. Après la mort de son mari, elle se piqua d'honneur en une plaisante rencontre. Elle a une chapelle dans les Minimes de la Place-Royale, où M. d'Aumont est enterré. Or, un neveu de son mari, nommé Hurault de Chiverny[432], étant mort, sa veuve, qui est aussi une honnête femme, mais sage à peu près comme l'autre sur ce chapitre-là, la pria de trouver bon qu'on mît le corps embaumé dans cette chapelle. Depuis, cette femme, s'étant retirée en une religion, obtint des Minimes qu'ils lui laisseraient prendre le cœur de son mari. Madame d'Aumont alla prendre cela au point d'honneur. Il y en a eu de grands procès. Enfin des curés de Paris les raccommodèrent, et cette nièce eut le cœur de son mari.
Mme DE RENIEZ.
Madame de Reniez étoit de la maison de Castelpers en Languedoc, sœur du baron de Panat, dont nous parlerons en suite. Avant que d'être mariée au baron de Reniez, elle étoit engagée d'inclination avec le vicomte de Paulin. Cette amourette dura après qu'elle fut mariée, et le baron de Panat étoit le confident de leurs amours. Ils en vinrent si avant qu'ils se firent une promesse de mariage réciproque. Ils se promettoient de s'épouser en cas de viduité; «en foi de quoi, disoient-ils, nous avons consommé le mariage.» Un tailleur rendoit les lettres du galant et lui en apportoit réponse. Par l'entremise de cet homme, ces amants se virent plusieurs fois, tantôt dans le village de Reniez même, tantôt ailleurs, où le vicomte venoit toujours déguisés. Un jour ils se virent dans le château même de Reniez et presqu'aux yeux du mari. Madame de Reniez avoit feint d'être incommodée, et s'étoit fait ordonner le bain, et le vicomte se mit dans la cuve qu'on lui apporta. Enfin ils en firent tant que le mari scut toute l'histoire, et, pour les attraper, il fit semblant de partir pour un assez long voyage, puis, revenant sur ses pas, il entra dans la chambre de sa femme et trouva le vicomte couché avec elle. Il le tua de sa propre main, non sans quelque résistance, car il prit son épée; mais le baron avoit deux valets avec lui. Le baron de Panat, qui couchoit au-dessus, accourut aux cris de sa sœur, et fut tué à la porte de la chambre. Pour la femme, elle se cacha sous le lit, tenant entre ses bras une fille de trois à quatre ans, qu'elle avoit eue du baron son mari. Il lui fit arracher cette enfant, et après la fit tuer par ses valets; elle se défendit du mieux qu'elle put, et eut les doigts coupés. Le baron de Reniez eut son abolition.
Cette enfant qu'on ôta d'entre les bras de madame de Reniez fut, après, cette madame de Gironde, dont nous allons conter l'histoire. Mais, avant cela, il est à propos de dire ce que nous avons appris du baron de Panat.
LE BARON DE PANAT.
Le baron de Panat étoit un gentilhomme huguenot d'auprès de Montpellier, de qui on disoit: Lou baron de Panat puteau mort que nat, c'est-à-dire plutôt mort que né; car on dit que sa mère, grosse depuis près de neuf mois, mangeant du hachis, avala un petit os qui, lui ayant bouché le conduit de la respiration, la fit passer pour morte; qu'elle fut enterrée avec des bagues aux doigts; qu'une servante et un valet la déterrèrent de nuit pour avoir ses bagues, et que la servante, se ressouvenant d'en avoir été maltraitée, lui donna quelques coups de poing, par hasard, sur la nuque du cou, et que les coups ayant débouché son gosier, elle commença à respirer, et que quelque temps après elle accoucha de lui, qui, pour avoir été si miraculeusement sauvé, n'en fut pas plus homme de bien. Au contraire, il fut des disciples de Lucilio Vanini, qui fut brûlé à Toulouse pour blasphêmes contre Jésus-Christ[433]. Il retira Théophile[434], et pensa lui-même être pris par le prévôt. C'était un fort bel homme. Madame de Sully, qui vit encore, en devint amoureuse et lui demanda la courtoisie. On dit qu'il répondit qu'il étoit impuissant. Cependant il étoit marié; mais madame de Sully, qui n'étoit pas belle, ne le tenta pas, et il s'en défit de cette sorte.
A propos de femmes qui sont revenues, on conte qu'une femme étant tombée en léthargie, on la crut morte, et comme on la portoit en terre, au tournant d'une rue, les prêtres donnèrent de la bière contre une borne, et la femme se réveilla de ce coup. Quelques années après, elle mourut tout de bon, et le mari, qui en étoit bien aise, dit aux prêtres: «Je vous prie, prenez bien garde au tournant de la rue.»
MADAME DE GIRONDE.
Revenons à la petite de Reniez. Son père, pour ôter cet objet de devant ses yeux, la donna à madame de Castel-Sagrat, sa sœur. Cette fille, dès l'âge de dix ans, fut admirée pour sa beauté et pour la vivacité de son esprit. Madame de Castel-Sagrat résolut de ne laisser point échapper un si bon parti, et de la marier à son second fils, qu'on appeloit le Baron de Gironde, et elle les fit épouser que la fille n'avoit encore que onze ans, après avoir obtenu des dispenses du Roi, car ils étoient cousins-germains et huguenots. On dit que madame de Gironde eut de tous temps de l'aversion pour son mari, qui étoit un gros homme assez mal bâti; mais cette aversion s'augmenta très-fort lorsqu'elle se vit cajolée des principaux et des mieux faits de la province; car son mari l'ayant menée à Montauban, après les guerres de la religion, feu M. d'Epernon et M. de La Vallette, son fils, s'y rencontrèrent. Il y avoit aussi alors une autre dame, nommée madame d'Islemade, qui seule pouvoit disputer de beauté avec madame de Gironde. Le père se donna à celle-ci et le fils à l'autre, et toute la ville avec la noblesse des environs se partageant à leur exemple, ce fut comme une petite guerre civile, bien différente de celle dont on venoit de sortir. On dit pourtant que M. d'Épernon n'en eut aucune faveur que de bienséance.
La peste vint là-dessus qui interrompit toutes les galanteries, et madame de Gironde fut contrainte de se retirer à Reniez. Par malheur pour elle, un avocat du présidial de Montauban, nommé Crimel, se retira dans le village de Reniez. Cet homme étoit méchant, mais il avoit de l'esprit. Il fut bientôt familier avec madame de Gironde, qui en temps de peste ne pouvoit pas avoir beaucoup de compagnie; et comme elle se plaignit à lui de son mariage, on dit qu'il lui mit dans la tête qu'elle se pouvoit démarier, et que l'espérance qu'il lui en donna la charma, de sorte que, pour le récompenser d'un si bon avis, elle lui donna tout ce que peut donner une dame.
La peste ayant cessé, elle revint à Montauban, où elle fut plus admirée et plus cajolée que jamais. Le marquis de Flamarens, le baron d'Aubais, le vicomte de Montpeiroux, et plusieurs autres gentilshommes de qualité, y accoururent et y demeurèrent long-temps pour l'amour d'elle. Ce fut alors qu'un de ces messieurs lui ayant donné les violons, comme il n'y avoit point de lieu commode chez elle, elle alla d'autorité, avec toute cette noblesse, se mettre en possession de la salle d'un des principaux de Montauban, quoiqu'il la lui eût refusée, en disant pour toutes raisons que cet homme lui avoit bien de l'obligation, et qu'elle faisoit tout ce qu'elle pouvoit pour le rendre honnête homme.
Cependant l'envie de se démarier s'accroissoit de jour en jour. Pour cela elle s'avise, pour n'être plus sous la puissance de son mari, de proposer à Gironde de la laisser aller voir ses oncles maternels pour leur demander qu'ils lui fissent raison des droits que sa mère avoit sur la maison de Panat. Elle y fut, et Cadaret, un des frères de sa mère, devint passionnément amoureux d'elle. Cet oncle la porta, plus que personne, à demander la dissolution de son mariage, et lui fit raison de ce qu'elle prétendoit. Après, le procès étant commencé, il l'accompagna à Castres, où on reconnut bientôt qu'il en étoit fort jaloux. Il falloit pourtant bien qu'il souffrît qu'elle fût cajolée, car elle ne s'en pouvoit passer, et ne marchoit point sans une foule d'amants, entre lesquels il y en avoit trois plus assidus que les autres: le baron de Marcellus, jeune gentilhomme de qualité, de la basse Guyenne, qui étoit à Castres pour un procès; Rapin, jeune avocat plein d'esprit, et Ranchin, aujourd'hui conseiller à la chambre. Ce Ranchin a fait beaucoup de vers[435].
Elle parloit avec une liberté extraordinaire de sa beauté et de ses mourants[436]; on la voyoit aller par la ville bizarrement habillée; car quelquefois on lui a vu un habit de gaze, dans laquelle elle faisait passer toutes sortes de fleurs, depuis le haut jusqu'au bas, et je vous laisse à penser si son mourant Ranchin manquoit à l'appeler Flore. Elle dit assez plaisamment à un garçon nommé Cayrol[437], qui lui promettoit de faire des vers sur elle, qu'elle ne prétendoit pas lui servir de porte-feuille. Elle disoit les choses fort agréablement; mais ses lettres ne répondoient pas à sa conversation: sa mère écrivoit bien mieux.
Comme son procès tiroit en longueur, elle alla pour quelque temps à une terre de Belaire, que Cadaret lui avoit donnée pour ses prétentions. Là, Marcellus et Rapin l'allèrent voir. Ils arrivèrent assez tard; mais à peine l'eurent-ils saluée, qu'on entendit heurter avec violence. C'était un gentilhomme du voisinage, qui venoit l'avertir que son mari s'avançoit avec vingt ou trente de ses amis pour l'enlever. Ils se mettent à tenir conseil. Le gentilhomme étoit d'avis qu'on se sauvât, parce que la maison ne valoit rien. Mais Rapin, qui ne connoissoit point ce gentilhomme, et qui espéroit qu'on ne les forceroit pas si aisément, fut d'avis de demeurer. Le baron, ayant su qu'il y avoit compagnie et qu'on étoit résolu de se défendre, ne voulut point exposer la vie de ses amis, et s'en retourna.
Cependant Marcellus, qui n'avoit eu qu'un amour de galanterie, commença à s'engager tout de bon. Elle le repaissoit de belles paroles; car, en fine coquette, elle faisoit que chacun de ses amants croyait être le plus heureux. Pour Rapin (il est gentilhomme), qu'elle voyoit cadet et d'assez bon sens pour conduire une entreprise, elle lui promit plusieurs fois de l'épouser s'il pouvoit la défaire de Gironde. Mais il lui répondit que quand avec sa beauté elle auroit une couronne à lui donner, elle ne l'obligeroit pas à faire une mauvaise action.
Afin de contenter en quelque sorte Marcellus, qui étoit fort alarmé de ce qu'elle sembloit favoriser plus que lui un certain chevalier de Verdelin, elle lui fit une promesse en ces termes: «Je promets au baron Marcellus de ne me remarier jamais, si je suis une fois libre; et, si je change de résolution, que ce ne sera qu'en sa faveur.» En même temps cependant elle écrivoit au chevalier qu'il eût bonne espérance, et que pour ce misérable (parlant de Marcellus), il n'auroit qu'un morceau de papier pour son quartier d'hiver. Mais toutes ces coquetteries ne plaisoient point à son oncle de Cadaret, qui, par jalousie ou pour être las de la dame, comme quelques-uns ont dit, se joignit à Gironde et lui aida à l'enlever.
La voilà donc en la puissance de son mari, et prisonnière dans une tour de Castel-Sagrat. Là, ne trouvant point d'autre moyen d'en sortir, elle cajole madame de Castel-Sagrat, femme du frère aîné de Gironde, lui représente le tort qu'on lui a fait de la contraindre, à onze ans, à se marier avec un homme pour qui on savoit bien qu'elle avoit de l'aversion; que sans doute le mariage seroit déclaré nul, et que si elle voulait la mettre en liberté, elle épouseroit après M. de Gasques, son frère, qui peut-être ne trouveroit pas ailleurs un meilleur parti. Madame de Castel-Sagrat, gagnée, la fait évader; mais les maris la suivirent et l'assiégèrent dans un château, nommé de Bèze, où, après avoir résisté quelques jours, elle fut contrainte de se rendre, et fut ramenée à Castel-Sagrat, où Gironde, peut-être las de se donner tant de peines pour une coureuse, ou peut-être déjà amoureux d'une autre personne, comme vous le verrez par la suite, consentit à la dissolution du mariage moyennant deux mille écus pour les frais qu'il avoit faits.
Pour trouver cette somme, la dame a recours à son fidèle Marcellus, et lui promet de l'épouser, dès que l'affaire sera achevée. Marcellus en tombe d'accord, mais pour assurance il demande d'être saisi cependant de la dispense de mariage, dont la suppression devoit faire dissoudre le mariage. On la lui met entre les mains, et il part aussitôt pour aller faire cette somme. A peine fut-il en son pays que sa maîtresse lui écrit de le venir retrouver en diligence, et de n'oublier pas d'apporter la dispense dont dépendoit toute l'affaire. Marcellus la va retrouver à Belaire; aussitôt elle tâche par toutes les caresses imaginables de retirer sa dispense. Il n'y veut point entendre, et va loger dans une maison du village. Elle le fait suivre par une femme-de-chambre et par un garçon de dix à douze ans, qui le prient de souffrir au moins pour toute grâce que ce garçon puisse faire une copie de la dispense. Il y consentit enfin de peur de rompre. Mais comme ce garçon commençoit à copier, cinq ou six hommes armés entrent dans la chambre en criant: Tue, tue! ils tirent leurs pistolets, qui apparemment n'étoient chargés que de poudre. Dans ce désordre, le garçon avec la femme-de-chambre se sauvent avec la dispense. Ces hommes se retirèrent aussi bientôt après, et laissèrent notre baron bien camus. A la chaude, il va rendre sa plainte, et, d'amant de madame de Gironde, devient son plus irréconciliable ennemi. Il la fait condamner à trois mille livres d'amende. Elle cependant, croyoit avoir fait d'une pierre deux coups: s'être défaite de Marcellus, et avoir trouvé le moyen de rompre le mariage, sous le consentement de Gironde et sans lui donner de l'argent. Pour cet effet, elle change de religion, et sur l'exposition qu'elle fait au pape qu'elle a été mariée avec un cousin-germain sans dispense, et même avant l'âge porté par les lois, elle obtient un rescrit pour la dissolution du mariage, adressé à l'official de Montauban; mais il se trouva que cette dispense, dont elle avoit l'original, étoit enregistrée au présidial d'Agen, de sorte qu'il fallut encore revenir capituler avec Gironde qui avoit aussi changé de religion; lui s'en tint toujours à ses deux mille écus. Alors il fallut avoir recours à Gasques, frère, comme nous avons dit, de madame de Castel-Sagrat, qui voulut coucher avec elle avant que de donner son argent. Gironde se maria quelque temps après à la fille d'un chandelier de Castel-Sagrat, dont il étoit amoureux. Pour elle, bien qu'elle eût couché avec Gasques, elle étoit encore en doute si elle l'épouseroit, car Rapin lui ayant demandé un jour si tout de bon elle étoit mariée avec Gasques, elle répondit: «Selon;» c'est-à-dire que si elle étoit grosse, elle l'épouseroit, mais qu'autrement elle tâcheroit à s'en défendre. Elle se trouva grosse, épousa Gasques, et peu après mourut en travail d'enfant.
M. DE TURIN.
M. de Turin étoit un conseiller au parlement de Paris, grand justicier, mais de qui on contoit de plaisantes choses. Il appeloit son clerc cheval, son laquais mulet, et sa femme p......
Un gentilhomme, dont il étoit rapporteur, alla une fois pour parler à lui; il le rencontra en habit court, fait comme un cuistre, qui revenoit de la cave, avec son martinet à la main. Il ne l'avoit peut-être jamais vu, ou il ne le reconnut pas, et il lui dit: «Mon ami, où est M. de Turin?—Mon ami! dit M. de Turin, quel impertinent est-ce là?» Le cavalier peu accoutumé à souffrir des injures, lui donne un soufflet et se retire. Il sut après que c'étoit M. de Turin, et le voilà en belle peine. Le bon homme rapporta le procès comme si de rien n'étoit, et dit à son clerc: «Cheval, apporte-moi le procès de ce batteur.» Il le voit, et trouvant que le cavalier avoit bon droit, il le lui fait gagner, et l'ayant rencontré sur les degrés du Palais, il lui donne un petit coup sur la joue en riant, et lui dit: «Apprenez à ne battre plus les gens: vous avez gagné votre procès.» L'autre, qui croyoit tout perdu, se pensa mettre à genoux.
Il se trouva chargé du procès d'entre feu M. de Bouillon et M. de Bouillon La Marck, pour Sédan. Henri IV l'envoya quérir, et lui dit: «Monsieur de Turin, je veux que M. de Bouillon gagne son procès.—Hé bien, Sire, lui répondit le bon homme, il n'y a rien plus aisé; je vous l'enverrai, vous le jugerez vous-même.» Quand il fut parti, quelqu'un dit au Roi: «Sire, vous ne connoissez pas le personnage, il est homme à faire ce qu'il vous vient de dire.» Le Roi sur cela y envoya, et on trouva le bon homme qui chargeoit les sacs sur un crocheteur. Le Roi accommoda cette affaire.
Madame de Guise et mademoiselle de Guise, sa fille, depuis princesse de Conti, le furent solliciter une fois. Il les fit attendre assez long-temps, et après il se mit à crier tout haut: «Cheval, ces p...... sont-elles encore là-bas?»
Un seigneur qui avoit gagné une grande affaire à son rapport, lui envoya un mulet qui alloit fort bien le pas. M. de Turin trouva ce mulet à son retour du Palais; il ne fit autre chose que de prendre un bâton, et d'en frapper le mulet jusqu'à ce qu'il le vit hors de chez lui.
On dit qu'un gentilhomme lui fit une fois un grand présent de gibier. Il laissa descendre cet homme, mais comme il sortoit dans la rue, il lui jeta ce gros paquet de gibier fort rudement sur la tête, en lui disant qu'il apprît à ne pas corrompre ses juges.
M. DE PORTAIL, M. HILERIN.
M. de Portail étoit aussi un conseiller au parlement de Paris, fort homme de bien, mais fort visionnaire. Il avoit retranché son grenier, y avoit fait son cabinet, et ne parloit aux gens que par la fenêtre de ce grenier[438]. Un jour qu'il avoit rapporté une affaire pour la communauté des pâtissiers, et qu'il la leur avoit fait gagner, parce qu'ils avoient bonne cause, les pâtissiers lui voulurent donner un plat de leur métier, et firent un pâté où ils mirent toute leur science. Ils heurtent, les voilà dans la cour, et lui, la tête à la lucarne, leur demande ce qu'ils veulent, et que leur affaire est jugée. Ils disent qu'ils l'en viennent remercier. «Montez,» leur dit-il. Les voilà en haut. Ils lui présentent leur pâté; il regarde ce pâté, et puis il dit entre ses dents: «M. Portail a rapporté un procès pour la communauté des pâtissiers, ils l'ont gagné, et ils font présent d'un grand pâté à M. Portail.» Cela dit, il met ce pâté sur sa fenêtre, et le laisse tomber dans la rue.
Une autre fois, un procureur qu'il haïssoit, parce que c'étoit un chicaneur, fut pour lui parler. Il lui demanda par sa lucarne ce qu'il vouloit. «C'est, monsieur, dit le procureur, une requête que je vous apporte pour la répondre, s'il vous plaît.—Lisez, lisez-la,» dit M. Portail. Ce procureur se met à lire nu-tête, comme vous pouvez penser. La requête étoit longue, et il faisoit très-grand froid, et le bon homme, par malice, lui faisoit à toute heure des difficultés.
A propos de conseiller au parlement, je mettrai ici un conte de M. Hilerin, conseiller d'Eglise. Ce bon homme a fait imprimer un livre de théologie qu'il dédie à la Trinité, et commence l'épître par: «Madame.» En un endroit, il prouve la Trinité par un arrêt rendu à son rapport.
LE COMTE DE VILLA-MEDINA.
Le comte de Villa-Medina, de la maison de Taxis, étoit général des postes d'Espagne[439]. Cette charge y est tenue par des gens de qualité, et vaut cent mille écus de rente. C'étoit un homme bien fait, galant, libéral, vaillant et spirituel. Il écrivoit même en vers et en prose, mais c'étoit l'un des hommes du monde les plus emportés en amour. Durant la faveur du duc de Lerme, du vivant de Philippe III, père du Roi qui règne aujourd'hui[440], il devint amoureux d'une dame de la cour, et il avoit pour rival le duc d'Uceda, fils du favori. Un jour il prit une telle jalousie de ce que cette dame avoit parlé à son rival durant la comédie chez le Roi, qu'au sortir il se mit dans son carrosse et la battit jusqu'à lui en laisser des marques. Non content de cela, il lui ôta des pendants de grand prix et des perles qu'il disoit lui avoir donnés. Il fit bien pis, car, en plein théâtre public, il donna ces pendants et ces perles à une comédienne nommée Gentilezza, grande courtisane, en lui disant: «Tiens, Gentilezza, je les viens d'ôter à une telle, la plus grande p..... de Madrid, pour les donner à la plus honnête femme qui y soit.» Le Roi et le favori furent outrés de cette insolence, et le comte eut ordre de se retirer. Il s'en alla à Naples. Pour la dame, elle eut un tel crève-cœur de l'affront qu'on lui avoit fait, que son mari, par la faveur du duc d'Uceda, ayant été fait vice-roi des Indes, elle y alla avec lui pour ne plus paraître à la cour.
Le comte revint après la mort de Philippe III, et, toujours fou en amour, se mit à galantiser une dame que le jeune Roi aimoit, et étoit bien mieux avec elle que le Roi même. Un jour qu'elle avoit été saignée, le Roi lui envoya une écharpe violette avec des aiguillettes de diamans qui pouvoient bien valoir quatre mille écus. C'est la galanterie d'Espagne: on y fait des présents aux dames quand elles se font saigner. Le comte connut aussitôt, à la richesse de l'écharpe, qu'elle ne pouvoit venir que du Roi, et en ayant témoigné de la jalousie, la dame lui dit qu'elle la lui donnoit de tout son cœur. «Je la prends, répondit le comte, et je la porterai pour l'amour de vous.» En effet, il se la met, et va en cet équipage chez le Roi. Le Roi conclut par là que le comte avoit les dernières faveurs de cette belle, et afin de s'en éclaircir, il alla travesti pour l'y surprendre. Le comte y étoit effectivement, qui le reconnut et qui le frotta, quoiqu'il fut vêtu en personne de condition. Pour se pouvoir vanter d'avoir eu du sang d'Autriche, il lui donna un coup de poignard, mais ce ne fut qu'en effleurant la peau vers les reins. Le Roi, le lendemain, sans se vanter d'avoir été blessé, lui envoya ordre de se retirer. Au lieu de suivre l'ordre du Roi, le comte va au palais avec une enseigne à son chapeau, où il y avoit un diable dans les flammes avec ce mot, qui se rapportoit à lui:
Mas pinada
Minos arreperiado[441].
Le Roi, irrité de cela, le fit tuer dans le Prado, d'un coup de mousquet, qu'on lui tira dans son carrosse, et puis on cria: E por mandamiento del Rey.
On conte sa mort diversement; d'autres disent que le Roi, en passant devant la maison d'un grand seigneur de la cour, qui avoit fait assassiner le galant de sa femme, dit au comte de Villa-Medina, qui étoit dans le carrosse de S.M.: «Escarmentar condé[442],» et que le comte lui ayant répondu: «Sagradissima majestad, en amor no aye scarmiento,» le Roi, le voyant si obstiné, avoit résolu de s'en défaire.
On a une pièce imprimée qui s'appelle la Gloria di niquea[443]. Elle est de la façon du comte de Villa-Medina, mais d'un style qu'ils appellent parlar culto, c'est-à-dire Phébus. On dit que le comte la fit jouer à ses dépens à Aranjuez. La Reine et les seules dames de la cour la représentèrent. Le comte en étoit amoureux, ou du moins par vanité il vouloit qu'on le crût, et, par une galanterie bien espagnole, il fit mettre le feu à la machine où étoit la Reine, afin de pouvoir l'embrasser impunément. En la sauvant comme il la tenoit entre ses bras, il lui déclara sa passion et l'invention qu'il avoit trouvée pour cela[444].
On m'a conté (et cela vient d'une demoiselle Bertaut, mère de madame de Mauteville[445], qui fut fort jeune en Espagne, quand on y mena madame Elisabeth de France), on m'a conté qu'un grand seigneur d'Espagne traita le Roi et la Reine sous des tentes magnifiques, et tapissées par dedans des plus belles tapisseries du monde, en un vallon fort agréable où la cour devoit passer, et qu'après que le Roi et la Reine furent partis, on entendit un grand bruit. C'étoit qu'on crioit au feu, car ce seigneur avoit mis le feu à tout ce qui avoit servi à cette magnificence, comme s'il eût cru profaner les mêmes choses en les faisant servir à d'autres. Philippe II, qui avoit une jeune femme et qui étoit fort soupçonneux, crut aussitôt qu'il y avoit de l'amour sur le jeu. Pour s'en éclaircir, à un jeu de canes, il demanda à la Reine, quel de tous les seigneurs de sa cour qui s'exerçoient à ce jeu, lui sembloit faire le mieux. «C'est, lui dit-elle, celui qui a de si grandes plumes.» C'étoit le même. Le Roi répondit: «Pue de ben tener alas, per que buela muy alto[446].» Cela servit apparemment, avec autre chose, à la faire empoisonner.
M. VIÈTE[447].
M. Viète étoit un maître des requêtes, natif de Fontenay-le-Comte en Bas-Poitou. Jamais homme ne fut plus né aux mathématiques; il les apprit tout seul; car, avant lui, il n'y avoit personne en France qui s'en mêlât. Il en fit même plusieurs traités d'un si haut savoir qu'on a eu bien de la peine à les entendre, entre autres, son Isagogé, ou Introduction aux mathématiques[448]. Un Allemand, nommé Landsbergius, si je ne me trompe, en déchiffra une partie, et depuis on a entendu le reste. Voici ce que j'ai appris touchant ce grand homme. Du temps d'Henri IV, un Hollandois, nommé Adrianus Romanus, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu'il croyoit, fit un livre où il mit une proposition qu'il donnoit à résoudre à tous les mathématiciens de l'Europe; or en un endroit de son livre il nommoit tous les mathématiciens de l'Europe, et n'en donnoit pas un à la France. Il arriva, peu de temps après, qu'un ambassadeur des Etats vint trouver le Roi à Fontainebleau. Le Roi prit plaisir à lui en montrer toutes ses curiosités, et lui disoit les gens excellents qu'il y avoit en chaque profession dans son royaume. «Mais, Sire, lui dit l'ambassadeur, vous n'avez point de mathématiciens, car Adrianus Romanus n'en nomme pas un françois dans le catalogue qu'il en fait.—Si fait, si fait, dit le Roi, j'ai un excellent, homme: qu'on m'aille quérir M. Viète.» M. Viète avoit suivi le Conseil, il étoit à Fontainebleau; il vient. L'ambassadeur avoit envoyé chercher le livre d'Adrianus Romanus. On montre la proposition à M. Viète, qui se met à une des fenêtres de la galerie où ils étoient alors, et avant que le Roi en sortît, il écrivit deux solutions avec du crayon. Le soir il en envoya plusieurs à cet ambassadeur, et ajouta qu'il lui en donneroit tant qu'il lui plairoit, car c'était une de ces propositions dont les solutions sont infinies. L'ambassadeur envoie ces solutions à Adrianus Romanus, qui, sur l'heure, se prépare pour venir voir M. Viète. Arrivé à Paris, il trouva que M. Viète étoit allé à Fontenay. A Fontenay, on lui dit que M. Viète est à sa maison des champs. Il attend quelques jours et retourne le redemander; on lui dit qu'il étoit en ville. Il fait comme Apelles qui tira une ligne. Il laisse une proposition; Viète résout cette proposition. Le Hollandois revient; on la lui donne, le voilà bien étonné; il prend son parti d'attendre jusqu'à l'heure du dîner. Le maître des requêtes revient; le Hollandois lui embrasse les genoux; M. Viète, tout honteux, le relève, lui fait un million d'amitiés; ils dînent ensemble, et après il le mène dans son cabinet. Adrianus fut six semaines sans le pouvoir quitter. Un autre étranger, nommé Galtade[449], gentilhomme de Raguse, se fit faire résident de sa république en France pour conférer avec M. Viète. Viète mourut jeune, car il se tua à force d'étudier[450].
LE CHANCELIER DE BELLIÈVRE[451],
LE CHANCELIER DE SILLERY[452],
M. ET Mme DE PISIEUX, M. ET Mme DE MAULNY.
Pomponne de Bellièvre fut envoyé ambassadeur en Suisse. Il faut boire en dépit qu'on en ait. On l'enivra. C'étoit dans un lieu public; en sortant, il saluoit les piliers. «Monsieur, ce sont des piliers,» lui dit-on. Il ne laissoit pas toujours de saluer, et disoit: «A tous seigneurs tous honneurs.»
Un peu après qu'il eut été fait garde-des-sceaux, quelqu'un, qui ne savoit pas son logis, le demanda à un savetier. Ce savetier dit: «Je ne sais où c'est.» Cet homme va plus bas, on lui dit: C'est vis-à-vis ce savetier. «Oh hé! compère, dit-il au savetier, vous ne connoissez donc pas vos voisins?—Je ne connois point, répondit le savetier, les gens avec qui je n'ai point bu.» Cet homme conta cela au garde-des-sceaux, qui envoya convier le savetier à souper. Le galant dit qu'il ne manqueroit pas. En effet, il prend ses habits des dimanches, et avec une bouteille de vin et un chapon tout cuit, dont il avoit rompu un pied, il va chez le garde-des-sceaux, il met son vin à l'office et y laisse son chapon aussi entre deux plats. Comme on eut servi le second: «Oh hé! dit-il, monsieur, je ne vois point mon chapon.» M. de Bellièvre demande ce qu'il vouloit dire; il le lui conte et ajoute: «En voilà le pied que j'ai rompu de peur qu'on ne me le changeât. Il vaudra bien tout ce que vous avez là, et mon vin est bien aussi bon que le vôtre; nous en usons ainsi entre nous.» On apporta la bouteille et le chapon. Le garde-des-sceaux ne but plus et ne mangea plus que de ce qu'avoit apporté le savetier, et ils firent la plus grande amitié du monde.
Un jour, étant chancelier, qu'il tenoit un enfant sur les fonts, le curé lui demanda le nom. Il répondit avec une gravité de chef de la justice: «Pomponne.» Le curé, qui n'avoit jamais été régalé de ce nom-là, le lui fit répéter. Il dit une seconde fois et aussi sérieusement: «Pomponne.—Ha! monsieur, reprit le curé, ce n'est pas une cloche que nous baptisons; c'est un enfant.»
C'étoit un homme d'une grande douceur. On dit qu'il ne s'est jamais mis en colère. Pour éprouver sa patience, ou plutôt son flegme, on alluma derrière lui un grand feu durant les grandes chaleurs pendant qu'il dînoit. Il ne dit autre chose sinon: «On est céans de l'avis de ceux qui disent que le feu est bon en tout temps.»
Pour les accommoder lui et M. de Sillery, à qui on donnoit les sceaux, on fit un mariage. Le fils du chancelier épousa la fille du garde-des-sceaux, qui étoit une demoiselle fort galante, et dans les visions de la cour, on mit que pour les mettre d'accord on avoit pris une fourche.
M. de Sillery Brulart fut chancelier après lui. On conte de lui une chose qui marque une grande douceur et une grande patience. Un jour, je ne sais quelle femme l'attendit à sa porte et lui chanta pouille. Il appela un homme qui étoit avec elle, et lui demanda s'il la connoissoit. «Oui, monsieur, lui répondit cet homme, c'est ma femme.—Et combien y a-t-il que vous êtes avec elle?—Il y a dix ans, monsieur.—Vous devez, reprit-il, vous être bien ennuyé, car il n'y a qu'une demi-heure que j'y suis, et j'en suis déjà bien las.»
C'est lui qui a bâti Berny; M. de Gèvres, secrétaire d'Etat, père de M. de Fresne, bâtissoit en même temps Sceaux, et chacun vouloit accroître sa terre. Henri IV leur défendit à tous deux d'acheter des héritages par-delà le chemin d'Orléans qui les sépare[453].
Le chancelier de Sillery maria son fils, M. de Pisieux, en secondes noces à mademoiselle de Valençay d'Etampes, sœur de feu M. l'archevêque de Reims dont nous parlerons ailleurs. Ce fils étoit un pauvre homme, mais il a gouverné quelque temps, étant secrétaire d'Etat.
M. de Pisieux n'ayant point eu d'enfants de son premier mariage, le chancelier ne souhaitoit rien tant que de voir sa belle-fille grosse. Elle fut quelque temps sans le devenir, et enfin elle s'avisa de feindre qu'elle l'étoit, peut-être pour tirer quelque chose du bon homme. Car, comme vous verrez, c'était et c'est encore une assez plaisante créature. On fit toutes les façons imaginables de peur qu'elle ne se blessât, et comme elle fut au neuvième mois, on dit tout d'un coup: «Madame de Pisieux n'est plus grosse, mais madame de Clermont d'Entragues, qu'on ne disoit point être grosse, est accouchée.» Voilà une assez plaisante rencontre. Effectivement, cette dernière ne s'en douta point, jusqu'à ce que, sentant les tranchées (c'était d'un premier enfant), elle crut avoir la colique, et envoya quérir un apothicaire pour se faire donner un lavement. Mais, cet homme ayant voulu savoir où était son mal, reconnut ce que c'étoit. Elle se moquoit de lui, le mari arrive; l'apothicaire lui dit que sa femme étoit prête à accoucher. Le voilà bien étonné; il envoie quérir une sage-femme, et madame de Clermont accouche d'un enfant bien formé et bien venu.
Madame de Pisieux a été belle, mais toujours extravagante. Son beau-père et son mari ont été tous deux ministres d'Etat, et quoiqu'on ce temps-là on ne fît pas de si prodigieuses fortunes qu'on a fait depuis, leur maison ne laissa pas de devenir puissante. Cette femme cependant ne put s'abstenir de faire l'amour par intérêt. Elle se donna à Morand, trésorier de l'épargne. Cet homme étoit fils d'un sergent de Caen. Elle le porta à acheter la charge de trésorier de l'ordre qu'avoit M. de Pisieux[454], et ce bon homme disoit: «M. Morand n'en vouloit donner que tant; mais ma femme l'a tant fait monter, l'a tant fait monter, qu'il est venu jusqu'à ce que j'en voulois.» Elle a fait cent folies à Berny avec cet homme. On, dit qu'elle l'enchaînoit et qu'elle lui faisoit tirer un petit char de triomphe le long des allées. Elle avoit des ragoûts en mangeaille que personne n'a jamais eus qu'elle. On m'a assuré qu'elle mangeoit du point coupé. Alors les points de Gênes, ni de Raguse, ni d'Aurillac, ni de Venise, n'étoient point connus; et on dit qu'au sermon elle mangea tout le derrière du collet d'un homme qui étoit assis devant elle.
M. de Châteauneuf recherchoit madame d'Achères, alors mademoiselle de Valençay. Mais, durant cette recherche, madame d'Achères découvrit qu'il y avoit grande galanterie entre M. de Châteauneuf et madame de Pisieux. Elle vit par-dessus l'épaule de sa sœur quelques mots assez doux dans une lettre; cela lui donna du soupçon. Elle ôte au laquais de M. de Châteauneuf la réponse de madame de Pisieux. C'étoit un billet qui parloit fort clairement. Depuis, elle ne voulut plus entendre au mariage, et quand madame de Pisieux l'en pressa, elle lui dit: «Ma sœur, connoissez-vous votre écriture?» et en même temps lui donna sa lettre. Après cela, on ne parla plus de cette affaire.
Elle fit une amitié étroite avec madame du Vigean, qui alors logeoit à l'hôtel de Sully, que son mari avoit acheté de Gallet qui le fit bâtir. Madame de Pisieux demeuroit bien loin de là; après avoir été tout le jour ensemble, elles s'écrivoient le soir; et madame de Pisieux obligeoit l'autre à ne voir personne l'après-souper en son quartier, et cela par jalousie. Enfin madame d'Aiguillon l'emporta sur elle.
Quand M. de Pisieux mourut, elle joua plaisamment la comédie. Il n'y avoit pas long-temps qu'il lui avoit donné un soufflet. Cependant elle fit l'Artemise, et d'une telle force, que tout le monde y alloit comme à la farce. Le marquis de Sablé mourut peu de temps après. On crut que sa femme, qui l'aimoit encore moins que celle-ci n'avoit aimé le sien, en feroit de même; mais on fut bien attrapé, car elle ne dit pas un mot de son mari.
Madame de Pisieux n'est pas bête. Jamais il n'y a eu une si grande friande. Depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte elle mangea, il n'y a que cinq où six ans, pour dix-sept cents livres de ce veau de Normandie que l'on nourrit d'œufs[455]; car, outre le lait de la mère, on leur donne dix-huit œufs par jour. Elle avoit été contrainte de vendre Berny à feu M. le premier président de Bellièvre; mais il lui reste encore une belle maison en Touraine, qu'on appelle le Grand Pressigny. Il y a des meubles pour toutes les quatre saisons[456]. M. de Chavigny y passa. Le marquis de Sillery pria sa mère de le recevoir de son mieux. Elle lui fit une chère admirable; elle lui changea même de meubles à son appartement. «Je voulois, lui dit-elle, vous montrer qu'il m'en est encore demeuré un peu.»
Son fils, le marquis de Sillery, dit qu'elle a un mari de conscience. C'est un certain grand nez. «Elle a voulu, dit le marquis, tâter d'un grand nez après un camus.» M. de Pisieux avoit le nez court, mais je pense que la bonne dame en avoit tâté de toutes les façons. C'est une grande hâbleuse. Elle a eu pourtant le sens de s'habiller modestement, quoiqu'elle fût encore fraîche.
Elle a une fille mariée avec le marquis de Maulny, fils du maréchal d'Étampes, son proche parent. C'est une fort jolie personne, mais il falloit être bien hardi pour l'épouser: c'étoit une terrible éveillée.
On en fait un conte assez gaillard. Sa mère lui faisoit apprendre en même temps à écrire, à dessiner, à danser, à chanter, à jouer du luth, et même à jouer des gobelets. On lui montroit l'italien, l'espagnol et l'allemand. Or ils menèrent un jeune Allemand au Grand-Pressigny, qui étoit beau garçon, mais fort innocent. Un jour que la demoiselle étoit sur son lit, elle lui dit en allemand: «Un tel, mettez-vous là, auprès de moi. Il s'y met..... «Ah! mademoiselle, lui dit cet adolescent, vous me perdez.—Voire, voire, répondit-elle, vous vous moquez... Je dirai que vous m'en avez priée.» On dit que l'Allemand ne fit pas comme Joseph. On dit qu'un jour le cardinal de Richelieu pria madame de Pisieux de la faire chanter. Elle étoit encore fille; elle, peut-être par bizarrerie, ou bien ne prenant point de plaisir à faire la chanteuse, après s'être bien fait prier, se mit à chanter une chanson de laquais, où il y a à la fin:
J'ai grand mal au vistannoire,
J'ai grand mal au doigt.
Le cardinal trouva cela assez ridicule, et dit à la mère: «Madame, je vous conseille de bien prendre garde au vistannoire de mademoiselle votre fille.»
M. le marquis de Maulny a pourtant si bien fait qu'on n'a point parlé de sa femme. On dit qu'il l'a souffletée quelquefois. Il ne l'a guère perdue de vue au commencement. L'abbé de Gramont, depuis le chevalier, en fit un vaudeville où il y avoit:
Je laisserai madame de Maulny
Avecque son mari.
On dit que d'abord elle s'en est donné au cœur joie, quand elle l'a pu, mais sans galanterie, en partie pour faire enrager son mari; mais qu'enfin, lasse d'être épiée et peu estimée, elle a pris le frein aux dents, est devenue une bonne ménagère, fait fort bien aller toute sa maison, et ne laisse pas de se mettre toujours proprement.
Je ne sais quel sot galant de Champagne s'avisa de lui écrire un assez ridicule poulet. Elle l'attacha à la tapisserie, et tous ceux qui vinrent le lurent. Jamais pauvre galant ne fut tant moqué.
Il a pris quelquefois des visions à son mari de quitter l'armée et de s'en aller au galop pour coucher une nuit avec elle. Ce n'étoit point pour la surprendre, car quand il l'a pu il l'en a avertie. Ce n'est point aussi qu'il l'aime fort, car on dit qu'il ne l'aime pas; il faut donc dire qu'il aime la chair, et qu'il y a de la sensualité en son fait, car c'est un grand abatteur de bois. Il y a cinq ou six ans qu'elle devint grosse: «J'en tiens, ce dit-elle, mais je l'ai bien gagné.»
Maulny a l'honneur d'être un des plus grands brutaux qui soient au monde. Depuis peu (mai 1658) il l'a bien fait voir. Il a une terre en Bourgogne auprès de Brinon-l'Archevêque, château dépendant de l'archevêque de Sens. Un jour il envoya ses gens pour acheter au marché de Brinon des œufs et du beurre. Le marché n'étoit point encore ouvert; on leur dit qu'ils attendissent. Ces gens vont rapporter à Maulny qu'on a refusé de leur vendre, etc. Je crois qu'il y avoit déjà eu quelque petite chose entre l'archevêque et lui, peut-être un peu de jalousie, car l'archevêque est galant. Quoi qu'il en soit, Maulny, lui huitième, va à Brinon, n'y trouve point l'archevêque, qui étoit allé à une paroisse là auprès, appelée Saint-Florentin, tenir son synode. Il rencontre un fermier à la petite porte du château qu'il maltraite. Un Suisse vient, et un autre homme; il donne un coup d'épée à l'un au travers du corps, et un coup de pistolet à l'autre: je pense qu'ils en sont morts. L'abbé de Nesmond, à ce qu'on m'a dit, y survint; il étoit là pour ce synode; il lui voulut faire quelque remontrance. Maulny le maltraite de paroles. L'abbé ne s'effarouche point de cela, et lui persuade de s'en retourner et d'écrire à M. de Sens. Maulny écrit; mais à peine là lettre est-elle partie, qu'il monte à cheval et va faire mille insolences, à l'archevêque tenant son synode. On dit qu'il lui proposa de se battre en lui disant: «Vous êtes gentilhomme et d'une race assez vaillante.» On se mit entre eux. Voilà tous les Montespan, tous les Bellegarde, tous les Terme, tous les Gondrin, tous les d'Antin à cheval, et le maréchal d'Albret, leur parent, aussi. L'autre assemble ses amis de son côté, mais en petit nombre. Enfin on l'obligea, prenant la chose du côté de la conscience, à venir dans la cathédrale de Sens sur un échafaud, sans manteau, chapeau, épée, ni gants, entendre la messe, et après, demander pardon à son archevêque. Ce qu'il fit di muy malæ ganæ.
LE CAMUS[457],
MAITRE DES REQUÊTES.
Le Camus, le riche, étant petit garçon, alla voir un lion que l'on montroit dans un jeu de paume sur un théâtre. Il n'étoit pas bien à sa fantaisie. Il voulut passer par un bout du théâtre, et montoit avec une échelle, quand le lion, qui étoit à l'autre bout (et le théâtre avoit toute la largeur du jeu de paume), en un saut fut à cet enfant, et avec sa queue l'amène de l'échelle sur le théâtre, le manteau entortillé autour de la tête. Il le tenoit déjà sous lui, quand d'en bas un page, peut-être plutôt pour faire niche au lion que pour secourir l'enfant, lui donna un coup de gaule. Le lion saute vers le page, et on tira le petit garçon en bas en danger de lui rompre le col; il en fut quitte pour une saignée.
M. d'Aubigny, de la maison des Stuarts, cadet du duc de Lenox[458], logeant au faubourg Saint-Germain dans une maison des Jacobins réformés, qui avoit une entrée dans leur jardin, l'été, un soir, sans savoir que deux dogues d'Angleterre, qui gardent leur enclos, eussent été lâchés une demi-heure plus tôt que de coutume, il entre sous un berceau qui n'étoit pas loin de son logement. Les chiens le sentent et lui coupent chemin. Il ne perdit point pourtant le jugement, et, sachant que cette sorte de chiens principalement ne se jettent point sur ceux qui ne témoignent point de peur, il ne fuit point, et avertit un homme qui étoit avec lui, puis il se met à les caresser en anglais. Il y en eut un qui s'apprivoisa aussitôt; l'autre gronda toujours, cependant il eut le loisir de gagner la porte. Ces mêmes chiens attrapèrent la jambe d'un voleur de fruits qui se sauvoit par-dessus le mur, le tirèrent à bas et l'étranglèrent. Les moines jetèrent le corps par-dessus le mur dans la rue: il n'en fut autre chose (1650).
Un homme de Marseille reçut en bonne compagnie une cassette. Il crut que c'étoit des essences, et ne la voulut point ouvrir devant je ne sais combien de femmes qui étoient chez lui, de peur d'être obligé d'en trop donner. Il se retire sur un balcon qui donnoit sur un jardin. En ouvrant, le feu prend à une fusée qui eut assez de force pour faire tomber la cassette dans le jardin, où tout l'artifice et tous les pistolets qui étoient dedans jouèrent sans faire mal à personne. Voyez quel fracas cela auroit fait, s'il eût ouvert devant ces dames.
On dit qu'un chanoine de Notre-Dame de Paris étant à l'extrémité, ses gens s'emparoient de tout ce qu'ils pouvoient attraper. Un singe qu'il avoit se saisit à l'instant du bonnet carré du chanoine et se le mit sur la tête. Le malade, qui voyoit cela, se mit tellement à rire, qu'il se creva un abcès qu'il avoit dans la gorge, et il en guérit.
L'abbé de Beauveau, évêque de Nantes, poursuivit un jour, en caleçon, ses tenailles à la main, un cordelier contre lequel il s'étoit mis en colère, jusque dans le marché de Nantes, qui est proche de l'évêché.
Une fois qu'il partoit, tous les ouvriers à qui il devoit vouloient avoir de l'argent. Son cordonnier lui alla présenter ses comptes. «Je n'ai point d'argent, lui dit-il.—Mais, monseigneur, de quoi nourrirai-je mes enfans?—Je n'ai point d'argent,» répéta-t-il. Le cordonnier rognonnoit. L'évêque prend la pelle du feu et lui en donne sur le dos plus de quatre coups. Au sortir de là, le cordonnier trouve le menuisier, à qui il dit qu'il venoit d'être payé. «Je m'y en vais donc, dit l'autre.—Oui, oui, reprit-il, il y fait bon.» Le menuisier va. «Je n'ai point d'argent.—Mais monseigneur, vous avez bien payé le cordonnier.—Veux-tu que je te paie en même monnoie?—Je ne demande pas mieux?» Il le battit tout comme l'autre. Il ne craint que le maréchal de La Meilleraie.
MADAME D'ALINCOURT[459].
Un garçon de Paris, nommé M. de Marcognet, fils d'un maître des requêtes appelé Langlois, fit amitié avec feu M. d'Alincourt, père de M. le maréchal de Villeroi, et devint en même temps amoureux de madame d'Alincourt, qui étoit belle, et dont jusque là on n'avoit encore rien dit. Il la servit fort long-temps sans en avoir la moindre faveur, et il ne se pouvoit vanter que d'être un peu plus obstiné que ses rivaux. Las de cette vaine recherche, il résolut de tout hasarder, et ayant remarqué plusieurs fois que la dame, qui étoit alors à Lyon, dont son mari étoit gouverneur, se retiroit fort souvent toute seule dans un cabinet qui étoit tout au bout d'un assez grand appartement, et que ses femmes se tenoient dans un lieu assez éloigné, ayant remarqué tout cela, il résolut de l'y surprendre pour voir s'il ne trouveroit point l'heure du berger. Dans ce dessein, étant à la chasse avec M. d'Alincourt, il se laisse tout exprès tomber dans un bourbier afin d'avoir prétexte de se retirer. M. d'Alincourt continue sa chasse; Marcognet, de retour, change d'habit, va chez madame d'Alincourt, et la trouve où il vouloit. Après lui avoir conté son accident, il lui dit à quel dessein il s'étoit laissé tomber dans le bourbier, et qu'il étoit résolu de jouer de son reste. Après cela, il va fermer toutes les portes. Je vous laisse à penser si cette femme fut étonnée. Il la jeta sur un lit de repos; elle se défendit autant qu'on se peut défendre; mais comme il étoit beaucoup plus fort qu'elle, à la fin il en vint à bout, moitié figue, moitié raisin; elle n'avoit osé crier de peur de scandale; peut-être aussi que le dessein de cet homme lui avoit semblé une grande marque d'amour. Il lui fit après toutes les satisfactions imaginables. Elle le menaçoit de le faire poignarder. «Il ne faut point d'autre main que la vôtre pour cela, lui dit-il, madame;» et lui présentant un poignard: «Vengez-vous vous-même, et je vous jure que je mourrai très-content.»
Depuis, elle ne fut pas si cruelle, et ses autres galants n'eurent pas tant de peine que celui-ci.
M. D'ALINCOURT.
Pour M. d'Alincourt, ce n'étoit pas un grand personnage. Il s'amusoit, à la mode de certains gouverneurs de frontières, à vouloir que tous les courriers fussent lui parler. Une fois, le comte de Clermont-Lodève, grand seigneur du Rouergue, autrefois assez connu à la cour sous le nom de marquis de Cessac, couroit la poste sur la route de Languedoc. Il fallut aller chez M. d'Alincourt à Lyon, car les maîtres de la poste ne donnent point de chevaux autrement, et on les châtiroit s'ils y avoient manqué. Le comte n'étoit point connu du gouverneur, qui, faisant le grand seigneur, demanda ce qu'on disoit à Paris: «On y disoit vêpres, monsieur, quand je suis parti.» Voyant qu'on ne parloit pas autrement de s'asseoir, il prend un fauteuil qu'il gâta un peu avec ses bottes crottées; il en donne un autre à un gentilhomme qui étoit avec lui, se couvre, et se met à se chauffer: c'étoit l'hiver. Il cause avec son compagnon, comme s'il n'y eût qu'eux dans la chambre, et quand il eut bien chaud, il fait la révérence à M. le gouverneur, qui étoit si surpris qu'il n'eut pas le mot à dire. Il le fut encore bien plus quand, en Languedoc, il vit que M. de Montmorency faisoit mettre à table ce gentilhomme-là, même beaucoup au-dessus de lui: alors il apprit qui il étoit.
Une fois ce M. d'Alincourt s'avisa de vouloir tâter mademoiselle de La Moussaye, une grande, vieille et vilaine fille. Elle lui donna un beau soufflet. C'étoit une originale que cette mademoiselle de La Moussaye, tante de La Moussaye, petit-maître. Jamais il n'y eut une créature plus mal bâtie, si malpropre: vous eussiez dit une Bohémienne; de grands vilains cheveux noirs gras. Elle avoit pour toute femme-de-chambre un grand laquais. Avec tout cela elle ne manquoit pas d'esprit et disoit les choses assez plaisamment. Une jolie femme, feu madame d'Harambure, disoit que de toutes les vilaines bêtes, elle ne pouvoit souffrir que La Moussaye. Elle demeuroit avec mademoiselle Anne de Rohan.
FAURE, PÈRE ET FILS.
M. Faure étoit un bourgeois de Paris, riche de deux cent mille écus. C'étoit un des plus grands avares qu'on ait jamais vus. Il y avoit trois bûches dans la cheminée de sa belle chambre. Ces bûches avoient trempé dans l'eau, de sorte que le fagot qu'on mettoit dessous brûloit tout seul et ne faisoit que les faire suer seulement. La compagnie étant retirée, si le feu du fagot les avoit un peu trop séchées, on les remettoit dans l'eau.
Je l'ai vu venir, un jour d'été, par le plus beau temps du monde, chez M. Conrart, son parent, avec son chapeau de pluie: «Eh quoi! mon cousin, lui dit M. Conrart, avez-vous eu peur de la pluie aujourd'hui?—Je vous assure, dit le bon homme, que j'ai regardé à l'almanach, et il nous menaçoit d'orage.» Pour moi jamais en ma vie je n'ai vu un tel chapeau de cocu qu'étoit le sien. Le plus beau qu'il eût étoit à peu près comme ceux de ces crieuses de vieux chapeaux. Cet homme, mal satisfait du siècle, comme toutes les vieilles gens, se mit à déclamer contre la vénalité des charges, lui qui a un fils qui, avec son argent, avoit eu bien de la peine à entrer au Parlement, tant il avoit mal répondu.
Notre bourgeois, devenu veuf, prit la peine de se jouer à sa servante. Elle devint grosse, et accoucha d'un enfant qui vécut, au grand regret du bon homme; car, quand il fut question de fournir pour la nourriture, il dit que son valet y avoit travaillé aussi bien que lui; le valet fut assez sincère pour l'avouer, et le maître lui retranchoit tant de ses gages pour donner à la mère de l'enfant. On a même dit qu'ils le faisoient élever par moitié.
Le fils devint amoureux de la veuve d'un lieutenant de l'artillerie, nommé La Barre: cette femme n'avoit que quarante ou cinquante mille livres de bien, mais elle étoit belle et jeune et n'avoit point eu d'enfants. En récompense elle est si capricieuse, qu'elle pourroit quasi passer pour folle. Son premier mari en avoit été si jaloux qu'il la faisoit garder quand il étoit à l'armée. Elle ne sortoit point, et ne faisoit tout le jour que donner des chaises, comme s'il fût venu compagnie, et puis elle les remettait comme si la compagnie étoit sortie; et en rangeant et dérangeant des siéges, elle passoit toute la journée. Cela a peut-être contribué à la rendre si peu raisonnable.
Faure l'épousa clandestinement. Son père en fit du bruit, mais enfin on l'apaisa et on confirma le mariage. Ce ne fut pas sans donner auparavant de bien mauvaises heures à la pauvre femme; car cet homme alla à la Pissotte[460], où ils avoient été mariés, et trouva moyen de déchirer du registre du curé le feuillet où étoit l'acte de la célébration de leur mariage, et l'ayant en son pouvoir, il lui faisoit tous les jours des frayeurs épouvantables. Pour se récompenser du peu de bien qu'il avoit eu de sa femme, il lui fit porter quatre ans durant la robe du deuil de son premier mari, car il n'attendit pas le bout de l'an pour l'épouser. Depuis, elle a toujours été fagotée à peu près de même. Il la tient comme prisonnière, et elle n'est guère mieux en secondes qu'en premières noces.
VANITÉ DES NATIONS.
Un Espagnol, voyant le feu roi Louis XIII ôter son chapeau à plusieurs personnes qui étoient dans la cour du Louvre, dit à l'archevêque de Rouen, avec qui il étoit: «Hé quoi! votre roi ôte son chapeau à ses sujets?—Oui, dit l'archevêque, il est fort civil.—Oh! le Roi mon maître tient bien mieux son rang; il n'ôte son chapeau qu'au Saint-Sacrement; y de muy mala gana.[461]»
Dans la suite des ambassadeurs que le feu roi de Portugal envoya au feu roi d'Angleterre, il y avoit un homme qui trouvoit le prince de Galles, aujourd'hui le roi d'Angleterre en titre, fort à son goût. «Eh bien! que vous en semble? lui dit quelqu'un.—Por Dios, répondit-il, que parece un Portughez.»
Les Italiens croient qu'il n'y a qu'eux de sages, et pour dire les gens de deçà les monts, ils disent: delle bestie oltramontane. Un Italien regardoit une fois dîner le roi Jacques d'Angleterre, et voyant que ce Roi avoit Buckingham, beau garçon, auprès de sa chaise et lui faisoit force caresses, il va dire d'un ton sérieux à un autre Italien: «Signor mio, sta gente non e mica barbara.»
Les Béarnois, pour venir à quelque chose de moins général, se ressentent un peu du voisinage des Espagnols, et ils ont plusieurs proverbes qui font assez voir la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. En voici quelques-uns:
Lous Biarnez sount su l'autre gent
Comme l'or el su l'argent.
Qui a bist Pau
N'a maj bist un tau.
Qui a bist Oleron
A bist tout lou mond[462].
Ortez
Grand cose es.
Qui a bist Morlas
Po ben dire hélas!
Feu Galant le père, avocat fameux, soutenoit à feu M. de Châteauneuf que tous les Béarnois étoient fous. En ce temps-là, un M. de Lescun fut député à la cour par les églises de Béarn; cet homme avoit beaucoup de vivacité et parloit facilement; le conseil en fut charmé. «Ah! dit M. de Châteauneuf à Galant, vous ne sauriez que dire cette fois-là.—Attendez, monsieur, attendez,» répondit Galant. Or, s'en allant en poste, ce Lescun se battit avec son postillon; Galant le sut, et alla trouver M. de Châteauneuf. «Eh bien! monsieur, n'avois-je pas raison de dire: attendez?»
AVOCATS.
Filleau, aujourd'hui avocat du Roi à Poitiers, plaidant ici pour je ne sais quelle confrérie du Rosaire, dit que les grains de chapelet étoient autant de boulets de canon qu'on tiroit pour prendre le ciel.
Lambin et Massac, en leur jeunesse, allant se promener, rencontrèrent une vieille qui chassoit des ânes; et se voulant railler d'elle: «Adieu, lui disent-ils, la mère aux ânes.—Adieu, dit-elle, mes enfants.»
Un avocat huguenot, nommé Perreaux, qui a fait cette ridicule préface au-devant du livre de M. de Rohan, Des Intérêts des Princes[463], plaida une fois pour des marchands portugais; c'étoit avant la révolte du Portugal, et commença ainsi son plaidoyer: «Messieurs, je parle pour haut et puissant prince roi des Espagnes...» et dit tous les titres de Sa Majesté Catholique. Depuis, on l'appela l'avocat du roi d'Espagne.
La Martellière ne plaidoit guère bien non plus, mais il avoit bonne tête pour les affaires. Il commença le plaidoyer pour l'Université contre les Jésuites par la bataille de Cannes. Cela fit un plaisant effet, car Dempster, professeur en éloquence, avoit publié, un jour devant, une épigramme latine où il disoit que La Martellière, leur avocat, n'étoit point de ces orateurs qui parlent de la bataille de Cannes. Il en coûta vingt écus à La Martellière pour supprimer cette épigramme.
Un jour il avoit cité toutes les coutumes du royaume; et quoiqu'il eût harangué fort longuement, il continuoit encore. Le président de Harlay lui dit «La Martellière, n'êtes-vous pas las? Vous vous êtes promené par toutes les provinces de France.»
Un jeune avocat nommé Crétau plaidait pour son père, aussi avocat: «Messieurs, dit-il, je parle pour monsieur mon père, maître Pierre Crétau, avocat en la cour.—Couvrez-vous, dit M. de Harlay, le fils de M. Crétau.». Ce jeune homme dit bien des sottises. Taisez-vous, lui dit-il, le fils de M. Crétau; laissez parler votre père, il en sait bien autant que vous.»
A Toulouse, un jeune avocat commença son plaidoyer par le roi Pyrrhus. Il y avoit alors un président fort rébarbatif qui lui dit: «Au fait, au fait.» Quelqu'un eut pitié du pauvre garçon, et représenta que c'étoit une première cause. «Eh bien! dit le président, parlez donc, l'avocat du roi Pyrrhus.»
Une fois Langlois plaida fort bien je ne sais quelle requête civile. Patru, qui l'avoit ouï, lui dit: «On ne pouvoit mieux plaider cette requête.—Oh! lui répondit-il, nous sommes malheureux, nous autres, nous n'avons point de loisir. Si j'en eusse eu le temps, j'eusse fait voir que les requêtes civiles étoient fondées dans saint Augustin.—Vous avez raison, lui répliqua Patru en se moquant, c'est grand dommage que vous n'ayez pu instruire le barreau d'une si belle chose et si utile.» Cet homme ne plaide bien qu'à cause qu'il n'a pas le loisir de mal plaider. Quand il a fait un exorde bien ennuyeux, il dit qu'il a fait un exorde à la cicéronienne. Il se croit le plus éloquent ou plutôt le seul éloquent homme du monde.
Le président de Verdun tourmentoit une fois Desnoyers, afin qu'il abrégeât, et il n'avoit encore rien dit, sinon: «Messieurs, je suis appelant d'une sentence du juge de Chauleraut...—Qu'est-ce que Chauleraut? dit le président.—Messieurs, c'est pour abréger, répondit-il, c'est-à-dire Châtellerault.» On abrège ainsi en écrivant.
Comme on plaidoit une cause de mariage, dans la déduction du fait on trouva des choses capables d'envoyer en bas celui qui étoit poursuivi. Sut l'heure, selon la coutume, on lui donna un avocat pour conseil; ce fut Desnoyers. Ensuite on trouva à propos d'envoyer cet homme en prison; mais quand on s'en voulut saisir, on ne le trouva plus. Le premier président demande à Desnoyers où il étoit: «Il s'en est en allé, messieurs, répondit Desnoyers.—Et pourquoi?—Parce que je le lui ai conseillé. Vous m'aviez donné pour conseil à cet homme; je lui ai donné le meilleur conseil que je lui pouvois donner.»
Une fois il étoit chargé d'une cause à la grand'chambre contre l'avocat du Roi des eaux-et-forêts, qui n'étoit qu'un jeune fou; mais, pour faire l'entendu, il avoit pris une requête civile contre des arrêts rendus, il y avoit soixante ou quatre-vingts ans. Quand ce fut donc à Desnoyers à parler, il dit: «Messieurs, depuis soixante ou quatre-vingts ans que ces arrêts sont rendus, personne ne s'est avisé de prendre requête civile à l'encontre; et pourtant voyons quels gens ont été avocats du Roi depuis ce temps-là. Il y a eu M. Marion, M. etc., etc. Ago tibi gratias, Domine, continua-t-il, qui ista abscondisti sapientibus, et revelasti parvulis.» Tout le monde se mit si fort à rire, qu'il lui fut impossible de poursuivre, et il fallut remettre la cause au lendemain.
Un autre avocat plaidoit pour la veuve d'un homme qui avoit été tué d'un coup d'arquebuse, et dans sa narration il fit la posture d'un homme qui en couche un autre en joue. Le premier président de Harlay lui dit: «Avocat, haut le bois, vous blesserez la cour.»
Un avocat en plaidant se mit à parler d'Annibal, et étoit fort long-temps à lui faire passer les Alpes: «Hé, avocat, lui dit-il, faites avancer vos troupes.»
A un autre, qui parloit de la multitude de chevaux qu'avoit Xercès: «Dépêchez-vous, lui dit-il, avocat, cette cavalerie fourragera tout le pays.»
J'ajouterai quelque chose du président de Harlay.
M. Fortia ne vouloit pas qu'il fût de ses juges en une certaine affaire, et, par l'avis de M. Forget, lui alla chanter des injures, afin qu'il lui en dît aussi, et qu'on eût lieu de le récuser. Le président le laissa dire, et ne dit jamais autre chose, sinon: «Jésus-Christ!» Fortia de retour, Forget lui demande le succès. «Il n'a rien fait, dit-il, que dire Jésus-Christ! Jésus-Christ!—T'es le diable, dit Forget; il te connoît bien.» On disoit que Fortia étoit de race de Juifs.
Une fois Fortia avoit vendu du bien d'Eglise. Le premier président lui dit: «Puisque vous avez vendu le corps, vous pouvez bien vendre les biens[464].»
Le Clerc, surnommé Torticoli, conseiller aux requêtes, étoit fort son ami, et pria qu'on le voulût ouïr en un procès qu'il avoit. «Tu diras quelque sottise, lui dit le président.» Il vient. «Messieurs, dit-il, mon grand-père, mon père et moi sommes décidés à la poursuite de cette affaire.—«Monsieur Le Clerc, dit le président, Dieu vous fasse paix; je le disois bien que vous diriez quelque sottise.»
M. de Kerveno, gentilhomme breton, dit au feu Roi: «Sire, mes ancêtres et moi sommes tous morts au service de Votre Majesté.»
M. de Harlay ouvroit toujours l'audience à sept heures en été, et l'hiver avant huit. Il renvoyoit à l'expédient[465] toutes les causes qu'il pouvoit y renvoyer, et pour le reste il en paraphoit deux pages, et faisoit dire aux procureurs des communautés: «Chargez vos avocats, car je prendrai ces feuilles, tantôt par le bout, tantôt par le milieu.» C'étoit un grand justicier.
Martinet, plaidant pour une mère, la comparoit à la brebis d'Esope que le loup, qui étoit au-dessus d'elle, accusoit de troubler l'eau. Gaultier, en lui répliquant, commença ainsi: «Messieurs, on nous vient faire ici des contes au vieux loup.» Ce Gaultier dit que, pour se rendre immortel, il veut faire imprimer deux cents de ses plaidoyers. Il a quelque chose de bon quand il ne plaide qu'en procureur[466].
On plaida, il y a dix ans, une cause à la Tournelle, dont voici le fait. Un tailleur de Coulommiers épousa une fille qui prit la peine d'accoucher le soir de ses noces. Cet homme la presse de dire qui étoit le père de cet enfant; elle confesse que c'est son propre cousin-germain. Le mari rend sa plainte, et le procureur du Roi se rend partie. Depuis, cet enfant meurt. On conseille au mari, puisque aussi bien il ne pouvoit pas faire rompre le mariage (et cela me fait croire qu'il avoit couché avec elle, et qu'elle ne se délivra qu'après que le mariage eut été consommé), on lui conseille donc d'exposer par une requête qu'il confesse qu'il s'est joué avec sa femme six mois avant que de l'épouser, mais que comme il pensoit que les enfants ne pouvoient venir à bien à ce terme-là, il n'avoit pas cru que ce fût de lui; que depuis, l'enfant étant mort, il avoit bien vu que c'étoit qu'il ne pouvoit vivre, étant venu avant le temps, et qu'il reconnoissoit qu'il étoit produit de ses œuvres, qu'il se contentoit de sa femme, et qu'il demandoit que silence fût imposé aux autres parties, car, outre le procureur du Roi, le père de la fille s'étoit joint à son gendre. Martin, surnommé Cochon, il y en a un autre, surnommé Dindon, plaida cette cause pour le tailleur, car le procureur du Roi ne voulut pas donner les mains; et sur appel, le Parlement en fut saisi. En déduisant le fait, il dit qu'on ne devoit pas trouver étrange qu'un homme qui voit accoucher sa femme le premier soir de ses noces, se laisse emporter à ses premiers mouvements, et principalement étant persuadé qu'un autre étoit le père de cet enfant; «car, ajouta-t-il, messieurs, on lui mit cela si avant dans la tête,» et en disant cela il faisoit les cornes avec les deux doigts du milieu et les porta vers sa tête, comme on fait pour marquer l'endroit du corps dont on parle. L'audience se mit à rire, mais le président de Nesmond s'en mit en colère. L'avocat dit encore quelque gaillardise, dont le président s'irritoit de plus en plus. «Enfin, dit-il, messieurs, que voulez-vous? c'est un pauvre tailleur qui a mal pris ses mesures.» Alors le président fut contraint de rire lui-même. Cependant, admirez le jugement de l'avocat: il faisoit rire à la vérité, mais c'étoit de sa partie. M. Talon, avocat-général, se leva et dit qu'il n'y avoit aucune difficulté; que, puisque le mari se contentoit, les autres n'avoient rien à dire; et que, pour la femme, on ne devoit point avoir égard à l'aveu qu'elle avoit fait, car les femmes ne sont comptées pour rien[467]; «et cela est si vrai, ajouta-t-il, que les rabbins disent, pour montrer qu'elles ne doivent point être considérées, qu'au jour du jugement les femmes ressusciteront dans le corps de leurs maris, et les filles dans le corps de leurs pères, et partant je conclus que les parties soient mises hors de cour et de procès.» Ces conclusions furent suivies.
Un autre avocat, nommé Rosée, dit au président, qui lui disoit: «Rosée, il faudra répondre à tout cela.—Monsieur, la mèche est sur le serpentin.»
Cet homme a une maison à Vaugirard; des dames y allèrent pour lui parler d'une affaire qui pressoit; il en trouva une à sa fantaisie, et lui dit qu'elle avoit des yeux de velours et des joues de satin. Elles lui demandèrent pourquoi il ne faisoit pas faire des allées plus larges. Il leur répondit que c'étoit bien assez qu'on s'y pût promener trois. «Mais nous n'y pouvons passer deux de front.—Cela m'arrive tous les jours, reprit-il, car j'ai à ma main droite l'appelant, et à ma main gauche l'intimé[468].»
M. Louët, depuis conseiller au parlement de Paris, étant lieutenant particulier à Angers, allant en habit décent recevoir le président Barillon, père du dernier mort, le trouva à sa fenêtre jouant du flageolet. Le président ne le voyant point, M. Louët quitte sa robe et se met à danser; le président se retourne et lui demande ce que cela vouloit dire: «C'est, lui dit-il, monsieur, que je danse à la note qu'il vous plaît de me sonner.»
LE MARQUIS D'ASSIGNY[469].
Le marquis d'Assigny étoit frère de feu M. le duc de Brissac. C'étoit un Don Quichotte d'une nouvelle manière. Il lui est arrivé plusieurs fois d'envoyer dans les forêts de Bretagne pour l'avertir, quand il viendroit en certains endroits, où il passoit exprès, qu'une dame étoit retenue par force dans un château, ou quelqu'autre aventure de chevalerie; et content d'avoir fait semblant d'y aller, il retournoit par un autre chemin à sa maison.
Il dépêchoit quelquefois des gentilshommes à M. le cardinal de Richelieu, ou du moins on les voyoit partir, afin de faire accroire qu'il avoit part aux affaires. Une fois Le Pailleur en rencontra un sur le chemin de Paris, qui avoit été nourri page de notre marquis. Cet homme, qui n'étoit pas moins fou que son maître, lui disoit: «Ah! monsieur, l'admirable homme que M. le marquis! au retour de la chasse, il ne m'a pas permis de rentrer dans le château; il m'a donné ce paquet que vous voyez»; et, en disant cela, il lui montra un paquet de lettres gros comme la tête. «Faites diligence, m'a-t-il dit, car il y va du service du Roi. Il faut avouer, ajouta ce pauvre fou, qu'on apprend bien à vivre chez Monsieur. Que penseriez qu'il fait pour nous aguerrir? Il fait que quelqu'un, comme nous venons de nous mettre à table, vient crier: Aux armes, les ennemis approchent. Aussitôt chacun court à ses armes, et nous courons quelquefois une demi-lieue jusqu'à ce qu'on nous vient dire qu'ils se sont retirés. Deux autres gentilshommes et moi sommes toujours auprès de Monsieur, de peur qu'il ne s'engage trop avant parmi les ennemis; aussi nous tient-il pour les plus vaillants. Après, nous retournons dîner.» Le Pailleur disoit que ce bon gentilhomme parloit si sérieusement, qu'on ne savoit s'il croyoit qu'effectivement les ennemis parussent, quand on venoit donner l'alarme.
Ce monsieur le marquis traitoit un jour bon nombre de gentilshommes. Ses propos de table étoient toujours de quelque bel exploit de guerre. Ce jour-là on parla fort des neuf preux, et entre autres d'Alexandre, d'Annibal et de César[470]. Un de la troupe, plus éveillé que les autres, et peut-être, aussi, las d'entendre tant de fariboles, se mit à dire qu'on faisoit trop d'honneur à ces gens de ne parler point de leurs vices; qu'Alexandre étoit un ivrogne, qu'il avoit tué Clytus, etc. etc.; César un débauché, un tyran, et Annibal un f.... borgne. A peine eut-il prononcé ces blasphèmes, que le marquis se lève et lui fit signe de le suivre dans un coin de la salle; là, il lui dit: «Je ne sais pas de quoi vous vous avisez de m'offenser de gaîté de cœur comme cela.» L'autre, le voyant parler si sérieusement, eut quelque frayeur, et crut que c'étoit tout de bon. Il lui répond qu'il n'a jamais eu intention de le fâcher, et qu'il ne sait pas en quoi il lui peut avoir déplu. «Pourquoi est-ce donc, continua le marquis, que vous dites du mal d'Alexandre, d'Annibal et de César?—Ah, monsieur, dit le gentilhomme qui entendoit raillerie, je ne savois pas, ou Dieu me damne! qu'ils fussent ni de vos parents ni de vos amis; mais je réparerai bien le tort que je leur ai fait;» et tout d'un temps, avant que de se remettre à table, il se fait apporter à boire, et boit à Alexandre et à tous les autres, et se fit faire raison.
Ce M. d'Assigny et sa femme[471] ont fait le plus chien de ménage qu'on ait jamais fait. Il l'a accusée de supposition, et elle, lui, d'impuissance. Messieurs de Brissac ont hérité de ce fou-là.
LE DUC DE BRISSAC[472].
Son aîné, le feu duc de Brissac, étoit une grosse bête. On appeloit sa femme le duc Guyon: elle se nommoit Guyonne[473]; c'étoit elle qui faisoit tout. Il aimoit tant les pommes de reinette, que, pour bien louer quelque chose, il ajoutoit toujours de reinette au bout, tellement qu'on lui a ouï dire quelquefois: «C'est un honnête homme de reinette.»
BIZARRERIES ET VISIONS
DE QUELQUES FEMMES.
Une fille de Paris fut long-temps recherchée par un homme qui la vouloit épouser; mais quoique ce fût son avantage, elle ne s'y put jamais résoudre, et le lui déclara à lui-même plusieurs fois. Cet homme ne se rebutoit point pour cela, et continuoit de la voir. Un jour il la trouve seule, il la presse, et ayant rencontré l'heure du berger, il en obtint plus d'une fois ce qu'elle avoit résolu de ne lui jamais accorder. Elle devient grosse; il la va voir, et lui dit qu'il est tout prêt à l'épouser. Cette fille lui répond qu'il est vrai qu'elle est en danger de se perdre, mais qu'elle le hait plus que jamais; qu'elle ne comprend point comme quoi elle l'avait laissé faire, et qu'elle n'en sauroit dire de raison; enfin il n'en put venir à bout, et cessa de l'importuner. Je n'ai jamais pu savoir le nom de la fille ni de l'homme, car on ne me les a pas voulu dire, mais la chose est véritable.
Au commencement de la régence de la feue reine Marie de Médicis, une mademoiselle Violan devint si folle d'un cavalier, que, sans se soucier de toute la parenté qui s'en remua, elle prit ce qu'elle put à son mari, et alla chez cet homme, qui fut si sot que de la garder trois jours dans son logis. On informe contre lui, on obtient prise de corps. M. d'Humières, avec quatre cents chevaux, le sauve et le tire hors de Paris. On décrète contre M. d'Humières. Enfin cette femme revint, et depuis elle fut aussi folle de son mari qu'elle l'avoit été du cavalier, et cela a duré tant qu'elle a vécu.
Un garçon de fort médiocre condition de Paris, qui traînoit toujours une épée, badinoit fort avec les filles de son quartier, et en mettoit quelques-unes à mal. Un jour, amoureux de la fille d'un mercier, il trouve moyen, sous de faux donner-à-entendre, de la mener promener au bois de Vincennes, et lui fait faire bonne collation. On ne fait pas tant de façons parmi ce petit monde; après il lui dit son besoin et la presse fort; elle résiste et lui arrache quelques cheveux. Lui, enragé, met l'épée à la main et la menace de la tuer: «Ah! lâche, lui dit-elle, mettre l'épée à la main contre une fille!» Ce garçon, surpris et confus, laisse tomber son épée. Elle fut si touchée de son étonnement et le prit si fort pour une marque d'amour, qu'après elle lui laissa tout faire.
Une Italienne, qui est mariée à un gentilhomme en Champagne, eut une fantaisie de se faire jeter du plâtre sur le visage, comme on fait à une personne morte pour avoir sa figure en plâtre. Elle crut qu'en se mettant une canule à la bouche pour respirer, cela ne lui pourroit faire du mal; elle en pensa pourtant étouffer. Cela fut fait secrètement. On tire sa figure en cire; elle se fait faire des bras et des mains, et habille cette figure d'une de ses robes. Après, il lui vient une autre vision. Elle prend son temps que tout le monde étoit hors du logis, pour feindre qu'elle se trouvoit fort mal. On met la figure sur le lit, les rideaux tirés. On va quérir ses beaux-frères, car elle étoit veuve. Il y en avoit un qui l'aimoit tendrement. Le médecin qu'ils avoient amené la trouva froide: ce beau-frère est au désespoir, il croit qu'elle se meurt, quand tout d'un coup il la voit sortir de sa garde-robe. Cet homme en fut si fort en colère qu'il mit la figure en mille pièces.
GENS GUÉRIS OU SAUVÉS
PAR MOYENS EXTRAORDINAIRES.
Feu M. le prince de Condé, passant à Saint-Pierre-le-Moutier, près Nevers, comme le prévôt alloit faire pendre un homme, le pendart eut assez de jugement pour dire qu'il avoit quelque chose d'importance à découvrir à M. le duc pour le service du Roi. M. le Prince voulut bien l'entendre. On fait retirer tout le monde: «Monseigneur dit-il à M. le Prince, dites, s'il vous plaît, à Sa Majesté que vous avez trouvé ici un pauvre homme bien empêché.» M. le Prince se mit à sourire, et dit au prévôt: «Monsieur le prévôt, gardez-vous bien de faire exécuter cet homme-là que vous n'ayez de mes nouvelles.» Il en fit le conte au Roi et obtint sa grâce.
Un soldat françois qui étoit au service des Etats des Provinces-Unies, s'étant trouvé engagé avec quelques autres en je ne sais quel crime, il fut condamné à tirer au billet avec eux à qui seroit pendu; mais il ne voulut jamais tirer, et l'officier, selon la coutume, fut obligé de tirer pour lui, et tira le billet où il y avoit écrit Potence. Le soldat en appelle, dit qu'il n'avoit point donné ordre à l'officier de tirer pour lui, que ce n'avoit point été de son consentement, et fit tant de bruit que cela vint aux oreilles de feu M. de Coligny, fils aîné du maréchal de Châtillon, qui commandoit alors le régiment de son père, et ce soldat étoit de ce régiment. Cela lui sembla plaisant; il l'alla conter au prince d'Orange[474], qui, après en avoir bien ri, fit grâce à ce soldat, qui avoit si bonne envie de vivre.
On conte qu'un autre soldat qui servoit aussi les Etats, ayant été condamné à être pendu, fit demander au même prince d'Orange qu'il lui fût permis de faire publier par toutes les troupes que s'il y avoit quelqu'un qui voulût être pendu pour lui, il lui donneroit quatre cents écus qu'il avoit. La proposition sembla si extravagante, que, pour en rire, on ne voulut pas refuser ce qu'il demandoit; mais on fut bien surpris quand un vieux soldat anglois se présenta pour être pendu au lieu de l'autre. Le prince d'Orange lui demanda de quoi il s'avisoit. Le soldat lui dit que depuis trente ou quarante ans qu'il servoit messieurs les Etats, il n'en étoit pas plus à son aise; qu'il avoit une femme et des enfants, et que, s'il venoit à être tué, il ne leur laisseroit rien; au lieu que, s'il étoit pendu pour cet autre, il leur laisseroit quatre cents écus pour leur aider à vivre. Le prince fut touché de cet excès d'amour paternel. Il donna la vie au criminel, à condition qu'il laisseroit les quatre cents écus à ce vieux soldat, qui gagna par cette générosité de l'argent et de l'estime.
Les Anglois sont fort sujets à se pendre. Un homme à Londres se laissa gagner par un créancier d'un de ses amis qui avoit une prise de corps contre son débiteur, mais ce débiteur ne sortoit point de chez lui. Que fait cet homme? Pour le faire sortir, il s'avise de faire semblant de se pendre à un arbre qui étoit devant la porte de ce débiteur. L'autre, qui étoit à la fenêtre, court pour l'en empêcher. Les sergents cachés sortent et le prennent. Celui qui faisoit semblant de se pendre s'amusa un peu trop à regarder ce qui se faisoit; il avoit déjà la corde au col; en se tournant, il fait tomber le tabouret, et demeure pendu. C'étoit de bon matin, et en un quartier fort reculé; de sorte que ce coquin fut pendu comme il le méritoit. M. de Fontenay-Mareuil me l'a conté: il étoit alors ambassadeur en Angleterre.
Henri IV allant à Sédan, M. de Bassompierre, M. de Bellegarde et autres rencontrèrent un homme de la ville, et lui demandèrent s'il n'y avoit point de filles de joie à Sédan. «Il n'y en avoit qu'une, dit cet homme, mais on la doit pendre demain, car on les punit de mort quand elles sont convaincues.» Nos cavaliers, touchés de compassion, donnent l'un une bague, l'autre de l'argent à ce bourgeois, à condition qu'il iroit de leur part prier M. de Bouillon de différer l'exécution d'un jour seulement. Il le fit. Le lendemain, le Roi y entra; voilà tous les galants à ses genoux pour demander la grâce de cette pauvre pécheresse. Le Roi les renvoya à M. de Bouillon, et l'appelant, lui dit: «Mon cousin, cela dépend de vous; nous ne sommes plus en France.» M. de Bouillon l'accorda, non sans quelque difficulté, et mit au bas de la grâce: «Grâce signée en présence du roi de France.»
Henri III passa à la Croix-du-Trahoir comme on pendoit un homme. Ce pauvre diable cria: «Grâce, Sire, grâce.» Le Roi, ayant su du greffier que le crime étoit grand, dit en riant: «Eh bien, qu'on ne le pende point qu'il n'ait dit son In manus.» Le galant homme, quand on en vint là, jura qu'il ne le diroit de sa vie; qu'il s'en garderoit bien, puisque le Roi avoit ordonné qu'on ne le pendît point qu'il n'eût dit son In manus. Il s'y obstina si bien, qu'il fallut aller au Roi, qui, voyant que c'étoit un bon compagnon, lui donna sa grâce.
Feu M. le Prince, ayant pris une petite ville en Languedoc durant les guerres de la religion, choisit soixante-quatre personnes pour être pendues. Un jeune homme qui avoit déjà la corde au col, entendant dire qu'un seigneur avoit été fort blessé, et de quelle manière on le traitait, dit: «On le tuera; je le guérirois en trois semaines.» M. Annibal, frère naturel de M. de Montmorency, oyant cela, demanda s'il étoit chirurgien. Il dit que oui, et obtint qu'on lui donnât la vie, à condition qu'il guériroit le blessé. Le jeune homme n'avoit garde de ne point accepter la condition; mais en effet il le guérit. Annibal, quoique ce garçon fût huguenot, le fait chirurgien de son régiment. Ce régiment est envoyé en garnison dans les Cévennes, en une place que M. de Rohan prit à discrétion. Il choisit même nombre de soixante-quatre pour être pendus. Ce garçon s'y trouve encore; comme on le menoit, il reconnoît un ministre qu'il avoit vu à Annonay en Vivarais, lieu de sa naissance, avec un autre ministre assez célèbre, nommé M. Le Faucheur, qui demeuroit chez le père de ce jeune homme[475], en cette petite ville-là, lorsqu'il y étoit ministre. Ce ministre se souvint de l'avoir vu, et dit à M. de Rohan qui il étoit, et en obtint la grâce. Ce garçon va en conter l'histoire à M. Le Faucheur, qui lui conseilla de se retirer chez son père, de peur du tertia solvet; ce qu'il fit.
LA PRINCESSE D'ORANGE, LA MÈRE[476].
Elle est de la maison de Solms, une fort bonne maison d'Allemagne. Elle vint en Hollande avec la reine de Bohème, non pas en qualité de fille d'honneur, mais toutefois nourrie à ses dépens. M. d'Hauterive de l'Aubespine[477], frère de feu M. de Châteauneuf, depuis gouverneur de Bréda, se mit à lui en conter[478], et en dit beaucoup de bien au prince Maurice, qui, craignant que son frère ne s'alliât à quelque maison qui lui fût à charge, et qui l'engageât dans quelque parti, lui dit qu'il falloit qu'il l'épousât ou qu'il l'épouseroit lui-même. Le prince Maurice avoit raison, car il étoit bien las de ses cousins, les Châtillon, qu'il avoit sur les bras. Ainsi, la voilà femme de celui qui devoit succéder au prince Maurice, elle qui n'avoit pas sept mille écus pour tout bien, qui étoit petite et médiocrement jolie. Elle ne fut pas long-temps à apprendre à faire la princesse, car Maurice mourut bientôt après[479]. On conte une chose assez notable de la fin de ce grand homme. Etant à l'extrémité, il fit venir un ministre et un prêtre, et les fit disputer de la religion; et après les avoir ouïs assez long-temps: «Je vois bien, dit-il, qu'il n'y a rien de certain que les mathématiques[480].» Et ayant dit cela, se tourna de l'autre côté et expira.
Notre princesse gouverna enfin son mari, et se méconnut tellement qu'elle traita avec une ingratitude étrange la reine de Bohème, sans qui elle seroit morte de faim, et qui avoit travaillé à son mariage comme si c'eût été sa fille. Mais la feue Reine-mère[481], qui étoit la plus glorieuse personne du monde, vengea un peu cette pauvre reine, car elle ne se démasqua ni pour le prince d'Orange ni pour la princesse. Il est vrai qu'elle ne traita pas trop bien cette reine même, car elle ne baisa point ses filles. La reine de Bohème en eut un dépit étrange, et ne la reconduisit que jusqu'à la porte de son antichambre. La Reine-mère fut si sottement fière, qu'à Anvers, où on la reçut admirablement bien, elle ne daigna se démasquer que dans la grande église. Ce fut pourtant elle qui fit le mariage de la princesse d'Angleterre avec le feu prince d'Orange[482]. Il est vrai qu'elle ne leur fit pas là un grand service.
Pour revenir à la princesse d'Orange, elle traita fort mal son fils, après la mort de son mari, et elle fut cause que sa belle-fille et sa fille, qu'elle avoit mariée avec l'Electeur de Brandebourg, ne se voyoient point quand elles étaient toutes deux en Hollande, car elle vouloit que l'Électrice passât la première, parce qu'un électeur est plus qu'un prince d'Orange, et n'avoit point égard à une royauté abattue, ou du moins qu'on alloit abattre. On n'a jamais vu une femme si avare; ni elle ni son mari autrefois n'ont jamais assisté ni le feu roi d'Angleterre[483], ni celui-ci[484], ou du moins ç'a été si peu de chose que cela ne vaut pas la peine qu'on en fasse mention. Durant la vie de son fils, elle a pris à toutes mains. Elle tire du roi d'Espagne, elle tire du roi de France, et est à qui plus lui donne. Elle, Kunt et Pauw gouvernoient tout.
Depuis la mort de son fils, elle et sa belle-fille sont plus mal que jamais. Il semble qu'elle s'attache entièrement à l'Electeur de Brandebourg, car elle laisse ruiner le petit prince d'Orange. Quatre ou cinq Anglois affamés pillent la mère, qui est tutrice. Les États, et surtout la province de Hollande, ne sont pas fâchés que la maison de Nassau ne soit plus si puissante[485]. Si cela continue, il sera gueux, lui qui avoit douze cent mille livres de rente.
LE PRINCE D'ORANGE, LE PÈRE[486].
Pour se rendre plus puissant envers les gens de guerre, il laissa, contre l'ordre, traiter des charges. La première qui fut vendue fut une enseigne qu'un nommé Chenevy, fils d'un Huguenot, marchand drapier à Paris, acheta cinq cents écus. Le capitaine qui la lui avoit vendue se fit habiller d'écarlate lui et ses enfants, et on disoit que Chenevy l'avoit payé en écarlate.
Le feu cardinal de Richelieu et lui se haïssoient à cause d'Orange; car le cardinal, pour mettre cette part dans sa maison et se faire prince, fit surprendre la citadelle, ou pour mieux dire, gagna Walkembourg qui y commandoit. Le prince d'Orange, moyennant quarante mille écus que cela lui coûta, fit tuer Walkembourg dans la ville, chez sa maîtresse, et remit la citadelle en sa puissance. Le cardinal eût pu la lui ôter par justice, à cause de M. de Longueville, qui tous les ans fait un acte pour éviter prescription. Il y a de grandes prétentions; cela vient de la maison de Châlons; mais il eût fallu un siége, et durant un siége on a le loisir de remuer bien des machines. Depuis, ils se firent le pis qu'ils purent l'un à l'autre.
Le cardinal lui donna de l'altesse pour le rendre suspect aux États[487]. L'Angleterre lui en donna sans penser plus loin; lui, mordit à la grappe, et fit prier Dieu pour lui dans les prières publiques.
Les États voulurent qu'on déclarât la guerre à l'Espagne, parce qu'encore que nous les assistassions, leur pays ne laissoit pas d'être le théâtre de la guerre. Puis la bataille de Nertlingue avoit fort affoibli les Suédois. On gagna la bataille d'Avein, et au lieu d'aller à Namur qu'on eût pris (car l'épouvante étoit si grande qu'on a dit que le cardinal-infant faisoit tenir un vaisseau prêt pour s'en aller), on s'en alla pour joindre le prince d'Orange, à qui on avoit écrit qu'on lui envoyoit les maréchaux de Châtillon et de Brezé pour faire ce qu'il jugeroit à propos. Lui les fit languir long-temps dans le siége, et ne se hâta point de sortir. Quand il fut joint, on prend Diest, qu'il fait traiter de rebelle, disant qu'il étoit baron de Diest. Après on va à Tillemont. Il y avoit là-dedans des vivres pour nourrir notre armée toute la campagne. M. de Châtillon, à cause de cela, fit tout ce qu'il put pour empêcher de la faire emporter d'assaut, et durant qu'ils disputoient, les Anglois d'un côté, et les François, à leur exemple, de l'autre, ces derniers la prirent de force. On saccagea tout, on vola dans les églises mêmes, et depuis, dans les libelles imprimés durant la négociation de Munster, on à reproché aux François qu'une abbesse ayant dit qu'elle étoit épouse de Jésus-Christ, un François avoit répondu en riant: «Eh bien, nous ferons Dieu cocu.» Il y eut en récompense un Français qui fit une action de vertu. C'est le fils d'un ministre de Sédan, nommé de Vesne. Il étoit alors secrétaire de feu M. de Bouillon. Une fille de qualité, jugeant à sa mine qu'il étoit homme d'honneur, se mit en sa protection. Il la fit marcher devant lui et la suivit le pistolet à la main. Le prince d'Orange, M. de Bouillon et d'autres le rencontrèrent et lui dirent en riant qu'il lui en falloit des plus belles. Il les laisse dire et la mène en lieu de sûreté. Depuis, de temps en temps, il reçoit des civilités des parens de cette fille.
Pour affamer notre armée, le prince d'Orange la fit aller à Louvain. Il avoit vingt mille hommes et nous trente mille. On ne l'attaqua point de force, exprès pour nous faire consumer nos vivres, comme il fit.
Tant que le cardinal de Richelieu a vécu, le prince d'Orange n'a rien voulu faire. Il y en a qui croient qu'il ne vouloit point s'exposer que son fils ne fût en âge de lui succéder. Même depuis la régence, il n'a contribué qu'en dépit de lui à nos conquêtes. Il est vrai qu'en cela il pouvoit alors être d'accord avec les Etats, qui craignoient de nous avoir pour voisins.
Quand ils envoyèrent leurs vaisseaux à Gravelines, ils ne croyoient pas que nous les prendrions. Pour Dunkerque, il affoiblit notre armée en nous obligeant à lui envoyer six mille hommes avec le maréchal de Gramont; et quant à Hulst, il ne vouloir point passer si le maréchal de Gassion ne lui eût fait le chemin avec deux mille hommes. Le Sas de Gand ne fut pris qu'à cause que dix-huit ou vingt François, qui à la vérité étoient de leurs troupes, passèrent le canal à la nage, tirant un pont de jonc après eux.
Lorsqu'il fut maître du fort de la Perle, auprès d'Anvers, ceux d'Anvers se croyoient perdus. Mais les Etats, ou du moins la province de Hollande, ne voulut pas qu'on prît cette ville à cause d'Amsterdam, dont la rade est mal assurée, et qu'on quitteroit volontiers pour transporter tout le commerce à Anvers, comme autrefois, car l'Escaut, le long du quai d'Anvers, a soixante brasses de profondeur, au lieu que les grands vaisseaux n'approchent point plus près d'Amsterdam que de la distance qu'il y a de là au Texel, où il s'en est perdu grand nombre.
A sa dernière campagne, on lui proposa de donner le commandement à son fils. Il le fit, mais il s'en repentit aussitôt. C'étoit un grand fourbe; mais il fit un grand pas de clerc de s'allier avec le roi d'Angleterre.
M. DE MAYENNE[488].
Le dernier duc de Mayenne, fils du duc de Mayenne de la Ligue, étoit un homme fort bien fait, plein de cœur, plein d'honneur, et sur la parole duquel on auroit tout hasardée. Il étoit en grande réputation. Ce n'étoit pas un homme d'une grande vivacité d'esprit, mais il avoit un grand sens. Il a été galant. Le tour que fait Hilas dans l'Astrée, par le moyen d'un miroir où il avoit mis son portrait, est une malice que M. de Mayenne fit à son frère, le comte de Sommerive, et que le comte de Sommerive ne lui voulut jamais pardonner. Cela arriva à Soissons, et Dorinde en cet endroit-là est une madame Payot, femme d'un trésorier de France, au bureau de cette ville-là.
J'ai vu à Bordeaux une dame qu'on appeloit madame de Tastes, qui avoit un fils fort bien fait. On disoit qu'il étoit fils de M. de Mayenne. Ce garçon mourut fort jeune. Je me souviens que comme nous étions enfants, on joua à Bordeaux une tragédie d'Ixion, où l'on représentoit les enfers. Les autres enfants qui allèrent sur le théâtre ne vouloient point approcher de ces enfers; celui-là seul alla hardiment partout. On disoit tout haut: «Voyez, il ne se dément point.» Cette femme, à ce qu'on m'a dit, quelquefois en l'embrassant, ne pouvoit s'empêcher de l'appeler mon petit prince.
M. de Mayenne a été regardé du peuple comme descendu de ces défenseurs de la foi catholique; de sorte que quand il fut tué à Montauban d'un coup de mousquet dans l'œil, comme il regardoit entre des gabions, le peuple de Paris s'émut, et alla brûler le temple de Charenton. Celui qui l'avoit tué fut pendu par sa faute. Cet homme fut pris comme il se sauvoit de la ville avec une fille qui étoit amoureuse de lui. Elle offrit mille livres de rançon pour eux deux; et comme elle les alloit quérir, cet impertinent s'alla vanter étourdiment qu'il avoit tué M. de Mayenne. Quand sa maîtresse revint, elle le trouva pendu. On lui dit pour raison que le traité de la rançon n'étant point conclu, et elle ayant dit seulement qu'elle alloit quérir de quoi se racheter, on avoit pu le traiter comme on avoit fait. La vérité est que le plus fort fit la loi au plus foible.
M. de Mayenne n'étoit point marié. On parloit de le marier, mais on ne sait, fier comme il l'étoit, s'il y eût consenti: c'étoit à une sœur de Combalet. Combalet étoit cadet, mais gentilhomme. Cette fille, voyant M. de Mayenne mort et M. de Luynes ensuite, eut assez de cœur pour se faire carmélite; elle vit encore.
MARIS COCUS PAR LEUR FAUTE.
Un marchand de Bordeaux, dont je n'ai pu savoir le nom, étoit amoureux de la servante de sa femme, et afin de pouvoir coucher avec cette fille, sans que sa femme s'en aperçût, il obligea l'un des garçons de la boutique à tenir sa place pour une nuit, après lui avoir bien fait promettre qu'il ne toucheroit point à madame. Ce garçon, qui étoit jeune, ne se put contenir et fit quelque chose de plus que le mari n'avoit accoutumé de faire. Le lendemain, la femme croyant que ç'avoit été son mari, car il s'étoit revenu coucher auprès d'elle un peu devant le jour, lui alla porter un bouillon et un couple d'œufs frais. Le marchand s'étonne de cet extraordinaire: «Eh! lui dit-elle en rougissant, vous l'avez-bien gagné.» Par là il découvrit le pot aux roses. Depuis, il accusa ce garçon de l'avoir volé, et le mit en procès. Ce garçon dit le sujet de la haine de son maître, et, par arrêt du parlement de Bordeaux, la femme fut déclarée femme de bien, et le mari cocu à très-juste titre.
Voici une autre histoire un peu plus tragique. Un gentilhomme de Beauce, entre Dourdan et Etampes, nommé Baye-Saint-Léger, avoit une fort belle femme, et cette femme avoit une femme-de-chambre aussi belle qu'elle. Le mari, comme on se lasse de tout, devint amoureux de cette fille, la presse; elle résiste, et enfin le dit à sa maîtresse. La femme dit: «Il faut l'attraper. Dans quelque temps faites semblant de consentir et lui donnez un rendez-vous.» Or, il arriva que le propre soir que Saint-Léger avoit rendez-vous de cette fille, un de ses meilleurs amis vient chez lui. Pour s'en défaire, il le mène coucher bien plus tôt que de coutume. L'ami en a du soupçon, veut savoir ce que c'est; il le lui avoue. Ce gentilhomme lui en fait honte, et lui persuade de lui donner sa place; il va au rendez-vous au lieu de Saint-Léger. Il y trouve la femme de son ami, qui, pour se moquer de son mari, avoit joué tout ce jeu-là. Il fait ce pourquoi il étoit venu. Elle a conté depuis que, de peur de rire, elle se mordoit les lèvres. C'étoit dans un jardin, et il ne faisoit point clair de lune. L'ami revient bien satisfait, et le mari se couche auprès de sa femme. Le récit que lui avoit fait son ami lui avoit fait venir l'eau à la bouche; il veut en passer son envie. Sa femme lui dit en riant: «Seigneur Dieu! vous êtes de belle humeur ce soir.—Que voulez-vous dire? lui dit-il.—«Eh! répondit-elle, ne vous souvenez-vous plus du jardin?» Le pauvre homme devina incontinent ce que c'étoit. Il ne fit semblant de rien; mais il en fut si saisi, qu'il en mourut. Elle, depuis, a été fort abandonnée et est morte de la v......
COCUS PRUDENTS OU INSENSIBLES.
Un président de Paris, dont on n'a jamais voulu me dire le nom, ni la cour dont il étoit président, ni même s'il vivoit ou s'il étoit mort, tant on avoit peur que je ne découvrisse qui c'est, un président donc fut averti par son clerc que sa femme couchoit avec un cavalier. «Prenez bien garde, dit-il à ce clerc, à ce que vous dites.—Monsieur, répondit l'autre, si vous voulez venir du Palais quand je vous irai quérir, je vous les ferai surprendre ensemble.» En effet, le clerc n'y manqua pas, et le mari, entré seul dans la chambre, les surprend. Il enferme le galant dans un cabinet dont il prend la clef, et retourne à son clerc. «Un tel, lui dit-il, je n'ai trouvé personne; voyez vous-même.» Le clerc regarde et ne trouve point son cavalier. «Vous êtes un méchant homme, lui dit le président; tenez, voilà ce que je vous dois, allez-vous-en, que je ne vous voie jamais.» Il le met dehors; après il revient auprès du cavalier: «Monsieur, c'est ma femme qui a tort; pour vous, vous cherchez votre fortune, allez-vous-en; mais si je vous rattrape, je vous ferai sauter les fenêtres.» Pour sa femme, quand elle fut seule, il lui dit qu'il ne savoit pas de quoi elle pouvoit se plaindre; qu'à son avis, elle avoit toutes les choses nécessaires. Elle pleura, elle se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et lui promit, à l'avenir, d'être la meilleure enfant du monde. Il le lui pardonna, et depuis elle lui a rendu tous les devoirs imaginables.
Un conseiller d'État de l'infante Claire-Eugénie avoit une belle femme, et quoiqu'ils n'eussent guère de bien, leur maison alloit pourtant comme il falloit, et ils faisoient fort bonne chère, car la galante en gagnoit. Cela dura assez long-temps sans que le mari s'informât d'où venoit cette abondance. La femme, étonnée d'une si grande stupidité, peu à peu, pour voir s'il s'apercevoit de quelque chose, diminua l'ordinaire. Il ne disoit rien, il faisoit semblant de ne le pas voir. Enfin, elle retrancha tant, qu'elle le réduisit à un couple d'œufs. Alors la patience lui échappa; il prit les deux œufs et les jeta contre la muraille, en disant: «Est-ce là le dîner d'un cocu?» Elle, voyant qu'il entendoit raillerie, remit dès le lendemain les choses en leur premier état. J'ai ouï faire ce conte d'un François, et je pense qu'il est de tout pays; mais il n'en est pas moins bon pour cela.
M. Guy, célèbre traiteur à Paris, ne trouvant ni sa femme, ni un des principaux garçons, une fois qu'il avoit bien des gens chez lui, alla fureter partout, et les rencontra aux prises: «Hé! Vertu-Dieu! ce dit-il, c'est bien se moquer des gens que de prendre si mal son temps, et ne pouviez-vous pas attendre que nous eussions un peu moins d'affaires?»
LE COMTE DE CRAMAIL[489].
On a dit Cramail au lieu de Carmain. Il étoit petit-fils du maréchal de Montluc, fils de son fils. Il n'a laissé qu'une fille mariée au marquis de Sourdis. Il avoit épousé l'héritière de Carmain, grande maison de Gascogne. Sa femme étoit de Foix par les femmes. Ç'a été une créature bien bizarre. Elle avoit pensé être mariée à un comte de Clermont de Lodève, qui étoit un fort pauvre homme. Cependant elle eut un tel chagrin d'avoir épousé Cramail au lieu de lui, qu'en douze ans de mariage elle ne lui dit jamais que oui et non; et de chagrin elle se mit au lit, et on ne lui changeait de draps que quand ils étoient usés. Elle est morte de mélancolie.
Le comte de Cramail vint en un temps où il ne falloit pas grand'chose pour passer pour un bel esprit. Il faisoit des vers et de la prose assez médiocres. Un livre intitulé les Jeux de l'Inconnu[490] est de lui, mais ma foi ce n'est pas grand'chose. Il fut un des disciples de Lucilio Vanini. Il disoit une assez plaisante chose: «Pour accorder les deux religions, il ne faut, disoit-il, que mettre vis-à-vis les uns des autres les articles dont nous convenons, et s'en tenir là, et je donnerai caution bourgeoise à Paris, que quiconque les observera bien sera sauvé.»
A l'arrière-ban, comme on lui eut ordonné de parler aux Gascons pour les faire demeurer, il commençoit à les émouvoir, quand un d'entre eux dit brusquement: «Diavle, vous vous amusez à escouter un homme qui fait de libres.» Et il les emmena tous.
Il a toujours été galant: il étoit propre, dansoit bien, et étoit bien à cheval. C'étoit un des dix-sept seigneurs[491]. Il fut quinze ans tout entiers à Paris, en disant toujours qu'il s'en alloit. Pour un camus, ç'a été un homme de fort bonne mine. J'oubliois qu'une de ses plus fortes inclinations a été madame Guelin. Il l'aima devant et après la mort de Henri IV. Cela a duré plus de dix ans. Il passoit pour un honnête homme. On l'avoit souhaité pour gouverneur du Roi, mais il n'a pas assez vécu pour cela. Je crois qu'il ne l'eût pas été, quand il eût vécu jusqu'à cette heure[492]. Il fut quinze ans à dire qu'il s'en alloit. Un de ses amis, nommé Forsais, gentilhomme huguenot, fut onze ans entiers à faire ses adieux tous les jours.
Le comte de Cramail avoit un ami qu'on appeloit Lioterais, homme d'esprit. Quand il fut vieux, et que la vie commença à lui être à charge, il fut six mois à délibérer tout ouvertement de quelle mort il se feroit mourir; et un beau matin, en lisant Sénèque, il se donne un coup de rasoir et se coupe la gorge. Il tombe; sa garce monte au bruit: «Ah! dit-elle, on dira que je vous ai tué.» Il y avoit du papier et de l'encre sur la table, il prend une plume et écrit: «C'est moi qui me suis tué,» et signe Lioterais.
NAINS, NAINES.
L'infante Claire-Eugénie envoya une naine à la Reine dans une cage. Le gentilhomme qui la lui présenta dit que c'étoit un perroquet, et offrit à la Reine, pourvu qu'on n'ôtât point la couverture, de peur de l'effaroucher, de lui faire faire par ce perroquet un compliment en cinq ou six langues différentes. En effet, elle en fit un en espagnol, en italien, en françois, en anglois et en hollandois. On dit aussitôt: «Ça ne sauroit être un perroquet.» Il ôta la couverture et on trouva la naine. Elle crut assez pour être une fort petite femme, et on la maria à un assez grand homme, nommé Lavau, Irlandois, qui étoit à la Reine. Elle fut femme-de-chambre et mourut au bout de quelques années en mal d'enfant.
Mademoiselle a eu une naine qui étoit la plus petite qu'on eût jamais vue. Elle n'avoit pas deux pieds de haut, bien proportionnée, hors qu'elle avoit le nez trop grand. Elle faisoit peur. Les médiocres poupées étoient aussi grandes. Je crois qu'elle est morte.
Le feu Roi[493] avoit un fort petit nain[494], nommé Geoffroy, mais fort bien proportionné. Il avoit un portier qui avoit huit pieds de haut, et on trouva en ce temps-là un paysan qui avoit cent trente-sept ans, de sorte que ce prince se vantoit d'avoir parmi ses sujets, le plus grand, le plus petit et le plus vieil homme de l'Europe.
LE CARDINAL DE RICHELIEU[495].
Le père du cardinal de Richelieu, étoit fort bon gentilhomme. Il fut grand prévôt de l'hôtel et chevalier de l'Ordre; mais il embrouilla furieusement sa maison. Il eut trois fils et deux filles; l'aînée fut mariée à un gentilhomme de Poitou, nommé René de Vignerot, seigneur de Pont-Courlay, qui étoit un homme dubiæ nobilitatis. Il se poussoit pourtant à la cour, et étoit toujours avec les grands seigneurs. Il jouoit avec M. de Créqui et M. de Bassompierre. L'autre épousa Urbain de Maillé, marquis de Brézé, depuis maréchal de France. L'aîné des garçons étoit un homme bien fait et qui ne manquoit pas d'esprit. Il avoit de l'ambition et vouloit plus dépenser qu'il ne pouvoit. Il affectoit de passer pour un des dix-sept seigneurs. En ce temps-là on appela ainsi les dix-sept de la cour qui paroissoient le plus. On dit que sa femme, comme un tailleur lui demandoit de quelle façon il lui feroit une robe: «Faites-la, dit-elle, comme pour la femme d'un des dix-sept seigneurs.» Mais, quoiqu'il fît fort le seigneur, et qu'effectivement il fût de bonne naissance, il ne passoit pas pourtant pour un homme de qualité. C'est ce qui est cause que le cardinal de Richelieu a eu tant de foiblesses sur sa noblesse et sur sa naissance. Ce M. de Richelieu se mit bien auprès d'Henri IV, qui vouloit tout savoir, en lui contant ce qui se passoit à la cour et à la ville, car il prenoit un soin particulier de s'en informer. Il fut tué en duel par le marquis de Thémines, fils du maréchal, à Angoulême, quand la Reine-mère y étoit[496], et ne laissa point d'enfants. Le deuxième a été le cardinal de Lyon, et le dernier le cardinal de Richelieu.
Le père avoit fait donner l'évêché de Luçon à son second fils, qui le quitta pour se faire chartreux. Le troisième fut destiné à l'Eglise, et eut cet évêché au lieu de son frère. Étant sur les bancs de Sorbonne, il eut l'ambition de faire un acte sans président; il dédia ses thèses au roi Henri IV; et, quoiqu'il fût fort jeune, il lui promettoit dans cette lettre de rendre de grands services, s'il étoit jamais employé. On a remarqué que de tout temps il a tâché à se pousser, et qu'il a prétendu au maniement des affaires.
Il alla à Rome et y fut sacré évêque (en 1607). Le Pape[497] lui demanda s'il avoit l'âge; il dit que ouï, et après il lui demanda l'absolution de lui avoir dit qu'il avoit l'âge, quoiqu'il ne l'eût pas. Le Pape dit: «Questo giovane sara un gran furbo.»
Les États-généraux (de 1614), où il fut député du clergé du Poitou, lui donnèrent lieu d'acquérir de la réputation. Il fit quelques harangues qu'on trouva admirables; on ne s'y connoissoit guère alors.
Après la mort d'Henri IV, Barbin, surintendant des finances, qui étoit son ami, le fit faire (en 1616) secrétaire d'État de la guerre et des affaires étrangères par le maréchal d'Ancre. Il y a un assez méchant historien, nommé Toussaint Legrain, qui a mis dans l'histoire de la régence de Marie de Médicis[498] que le Roi dit à M. de Luçon, qu'il rencontra le premier dans la galerie après que le maréchal d'Ancre eut été tué: «Me voilà délivré de votre tyrannie, monsieur de Luçon.» Le cardinal de Richelieu, quand il fut tout-puissant, ayant eu avis de cela, crut qu'il lui importoit de faire supprimer cette histoire. Il en fit rechercher avec soin les exemplaires, et cette recherche fut cause que tout le monde acheta ce livre, et qu'on a su ce qu'on n'auroit peut-être jamais appris sans cela[499].
La Reine-mère ayant été reléguée à Blois, M. de Luçon fut relégué à Avignon, afin qu'ils n'eussent aucune communication ensemble. Mais quand feu M. d'Epernon mena la Reine à Angoulême, M. de Luçon l'y fut trouver. Ce fut là que l'abbé de Rusceillaï, Florentin, et lui, disputèrent dix ou douze jours de la faveur auprès de la Reine-mère, et l'abbé l'alloit emporter sur l'évêque, si M. d'Epernon, tout puissant en cette petite cour, n'eût combattu de toute sa force l'inclination de la Reine. La drôlerie du Pont-de-Cé vint ensuite[500]; le baron de Fœneste[501] s'en moque assez plaisamment, et le nom qu'on a donné à cette belle expédition témoigne assez que ce ne fut qu'un feu de paille. Bautru, dont nous parlerons plus d'une fois, y avoit un régiment d'infanterie au service de la Reine-mère, et il lui disoit un jour: «Pour des gens de pré, madame, en voilà assez; pour des gens de cœur, c'est une autre affaire.» Il dit encore, quand, pour assurance d'amitié entre messieurs de Luynes et M. de Luçon, on fit le mariage de mademoiselle de Pont-Courlay avec Combalet[502], que les canons du côté du Roi disoient Combalet, et ceux du côté de la Reine-mère, Pont-Courlay[503].
M. de Luynes, à qui le Père Arnould, Jésuite, confesseur du Roi[504], commençoit à rendre de mauvais offices auprès du Roi, étant mort, le Père Suffren, autre Jésuite, confesseur de la Reine-mère, fit une telle peur au Roi du traitement qu'on avoit fait à la Reine-mère, qu'il croyoit déjà que le diable le tenoit au collet, car jamais homme n'a moins aimé Dieu et plus craint le diable que le feu Roi. Ces deux confesseurs remirent donc bien ensemble la mère et le fils, et par ce moyen, M. de Luçon se rendit insensiblement le maître des affaires et eut le chapeau de cardinal (en 1622).
Quand il fit arrêter à Fontainebleau le maréchal d'Ornano, qui empêchoit Monsieur de se marier, parce qu'il voyoit bien que la maison de Guise l'emporteroit sur lui et qu'il n'auroit plus de crédit, Monsieur, dont ce maréchal étoit gouverneur, alla à dix heures du soir pester dans la chambre du Roi à qui il fit peur, et lui dit qu'il vouloit savoir qui le lui avoit conseillé. Le Roi dit que ç'avoit été son conseil. Monsieur fut trouver le chancelier d'Aligre[505], qui lui répondit en tremblant que ce n'étoit pas lui. Monsieur revint et pesta tout de nouveau. Le Roi, ne sachant que lui dire, envoya quérir le cardinal, qui dit assurément et sans hésiter, que c'étoit lui qui avoit conseillé au Roi de faire arrêter M. le maréchal d'Ornano, et qu'un jour Monsieur l'en remercieroit. Monsieur lui dit: «Vous êtes un j... f.....», et s'en alla après ces belles paroles.
Le cardinal haïssoit Monsieur; et craignant, vu le peu de santé que le Roi avoit, qu'il ne parvînt à la couronne, il fit dessein de gagner la Reine, et de lui aider à faire un dauphin. Pour parvenir à son but, il la mit, sans qu'elle sût d'où cela venoit, fort mal avec le Roi et la Reine-mère, jusque-là qu'elle étoit très-maltraitée de l'un et de l'autre. Après il lui fit dire par madame Du Fargis, dame d'atour, que si elle vouloit, il la tireroit bientôt de la misère dans laquelle elle vivoit. La Reine, qui ne croyoit point que ce fût lui qui la fît maltraiter, pensa d'abord que c'étoit par compassion qu'il lui offroit son assistance, souffrit qu'il lui écrivît, et lui fit même réponse, car elle ne s'imaginoit pas que ce commerce produisît autre chose qu'une simple galanterie.
Le cardinal, qui voyoit quelque acheminement à son affaire, lui fit proposer par la même madame Du Fargis[506] de consentir qu'il tînt auprès d'elle la place du Roi; que si elle n'avoit point d'enfants, elle seroit toujours méprisée, et que le Roi, malsain comme il étoit, ne pouvant pas vivre long-temps, on la renverroit en Espagne; au lieu que si elle avoit un fils du cardinal, et le roi venant à mourir bientôt, comme cela étoit infaillible, elle gouverneroit avec lui, car il ne pourroit avoir que les mêmes intérêts, étant père de son enfant; que pour la Reine-mère, il l'éloigneroit dès qu'il auroit reçu la faveur qu'il demandoit.
La Reine rejeta bien loin cette proposition; mais on ne voulut pas le rebuter. Le cardinal fit tout ce qu'il put pour la voir une fois dans le lit, mais il n'en put venir à bout. Il ne laissa pas d'avoir toujours quelque petite galanterie avec elle. Mais enfin tout fut rompu quand il découvrit que La Porte, un des officiers de la Reine, alloit recevoir les lettres qui venoient d'Espagne, et que le duc de Lorraine avoit parlé à elle, déguisé, au Val-de-Grâce. Il y avoit un peu de galanterie parmi. On accusoit aussi la Reine d'intelligence avec le marquis de Mirabel, ambassadeur d'Espagne. Le cardinal fit arrêter La Porte, et le garde-des-sceaux Seguier interrogea non-seulement la Reine au Val-de-Grâce, mais même il la fouilla en quelque sorte, car il lui mit la main dans son corps, pour voir s'il n'y avoit point de lettres, ou du moins y regarda-t-il, et approcha sa main de ses tétons[507]. M. de La Rochefoucauld dit que le cardinal étoit fort amoureux de la Reine, et que, de rage, il vouloit la faire répudier.
De désespoir, elle avoit une fois résolu de s'enfuir à Bruxelles. Le prince de Marsillac, jeune homme de vingt ans, depuis M. de La Rochefoucauld de la Fronde, la devoit mener en croupe. Madame de Hautefort étoit de la partie; madame de Chevreuse, déjà exilée à Tours, devoit se sauver en Espagne, si on lui envoyoit des Heures reliées de rouge; et si on lui en envoyoit de vertes, elle ne devoit bouger. La Reine résolut de ne point partir. Madame de Hautefort, par mégarde, ou ayant oublié ce dont elles étoient convenues, envoya les Heures rouges. Cela fut cause que madame de Chevreuse se déguisa en homme, et alla chez le prince de Marsillac, qui lui donna des gens pour la conduire. Cela fut cause aussi qu'on le tint quelque temps en prison. Depuis, le cardinal le prit en amitié, et lui offrit de le recevoir au nombre de ses amis. Le prince de Marsillac n'osa l'accepter sans le consentement de la Reine, qui ne le lui voulut pas permettre.
Depuis, le cardinal a toujours persécuté la Reine, et, pour la faire enrager, il fit jouer une pièce appelée Mirame, où l'on voit Buckingham plus aimé que lui, et le héros, qui est Buckingham, battu par le cardinal. Desmarets fit tout cela par son ordre, et, contre les règles, il la força de venir voir cette pièce[508].
La Reine-mère, durant cette intrigue, eut une telle jalousie de la Reine, qu'elle rompit hautement avec le cardinal, et chassa madame d'Aiguillon et M. de La Meilleraye, qui étoit son capitaine des gardes[509]. La Reine-mère, qui vouloit dominer, et qui avoit fait élever le Roi, à dessein de le rendre incapable de faire son métier lui-même[510], avoit eu peur que la Reine n'eût du pouvoir sur son esprit; et pour empêcher cette princesse de s'appliquer à gagner l'affection de son mari, elle mit auprès d'elle madame de Chevreuse et madame de La Valette[511], deux aussi folles têtes qu'il y en eut à la cour. La princesse de Conti avoit eu aussi ordre de la Reine-mère de prendre garde à tout ce qu'on feroit chez la Reine; et celle-ci, qui, quoique vieille, avoit encore l'amour en tête, étoit bien aise qu'on fît galanterie. Ce fut elle qui apprit à la Reine à être coquette.
En ce temps-là on parla du mariage de la reine d'Angleterre. Le comte de Carlisle et le comte d'Holland, qui furent envoyés ici pour en traiter, donnèrent avis à Buckingham, favori du Roi, qui avait le roman en tête, qu'il y avoit en France une jeune reine galante, et que ce seroit une belle conquête à faire; dès-lors il y eut quelque commerce entre eux par le moyen de madame de Chevreuse, à qui le comte d'Holland en contoit; de sorte que quand Buckingham arriva pour épouser la reine d'Angleterre, la Reine régnante étoit toute disposée à le bien recevoir. Il y eut bien des galanteries; mais ce qui fit le plus de bruit, ce fut que quand la cour alla à Amiens, pour s'approcher d'autant plus de la mer, Buckingham tint la Reine toute seule dans un jardin; au moins il n'y avoit qu'une madame Du Vernet[512], sœur de feu M. de Luynes, dame d'atour de la Reine, mais elle étoit d'intelligence, et s'étoit assez éloignée. Le galant culbuta la Reine, et lui écorcha les cuisses avec ses chausses en broderies; mais ce fut en vain, car elle appela tant de fois, que la dame d'atour, qui faisoit la sourde oreille, fut contrainte de venir au secours. Quelques jours après, la Reine régnante étant demeurée à Amiens, soit qu'elle se trouvât mal, soit qu'elle ne fût pas nécessaire pour accompagner la reine d'Angleterre à la mer, car cela n'eût fait que de l'embarras, Buckingham, qui avoit pris congé de la Reine comme les autres, retourna quand il eut fait trois lieues; et comme la Reine ne songeoit à rien, elle le voit à genoux au chevet de son lit. Il y fut quelque temps, baise le bout des draps, et s'en va.
Le cardinal prit soupçon de toutes les galanteries de Buckingham, et empêcha qu'il ne revînt en France ambassadeur extraordinaire, comme c'étoit son dessein; ne pouvant faire mieux, il y vint avec une armée navale attaquer l'île de Ré[513]. A son arrivée, il prit un gentilhomme de Saintonge, nommé Saint-Surin, homme adroit et intelligent, et qui savoit fort bien la cour. Il lui fit mille civilités; et lui ayant découvert son amour, il le mena dans la plus belle chambre de son vaisseau. Cette chambre étoit fort dorée; le plancher étoit couvert de tapis de Perse, et il y avoit comme une espèce d'autel où étoit le portrait de la Reine avec plusieurs flambeaux allumés. Après, il lui donna la liberté, à condition d'aller dire à M. le cardinal qu'il se retireroit, et livreroit La Rochelle, en un mot, qu'il offroit la carte blanche, pourvu qu'on lui permît de le recevoir comme ambassadeur en France. Il lui donna aussi ordre de parler à la Reine de sa part. Saint-Surin vint à Paris, et fit ce qu'il avoit promis. Il parla au cardinal, qui le menaça de lui couper le cou s'il en parloit davantage. Depuis, quand la Reine apprit la mort de Buckingham, elle en fut sensiblement touchée. Au commencement elle n'en vouloit rien croire, et disoit: «Je viens de recevoir de ses lettres.»
Durant le siége de La Rochelle, feu M. le Prince, comme on étoit en peine de déchiffrer des lettres en chiffres, se ressouvint qu'il avoit vu à Alby un jeune homme appelé Rossignol, qui avoit du talent pour cela. Il en donna avis au cardinal, qui le fit venir. Il rencontra d'abord, et dit à Son Eminence: «L'espérance des Rochellois n'est que du vent: ils s'attendent à un secours par mer.» Les Anglais leur en promettoient. Le cardinal fit fort valoir cette science, et il tâcha le plus qu'il put de faire croire qu'il n'y avoit point de chiffres que Rossignol ne déchiffrât. Cela ne lui fut pas inutile contre les cabales.
A ce même siége, M. de La Rochefoucauld, alors gouverneur du Poitou, eut ordre d'assembler la noblesse de son gouvernement. En quatre jours il assembla quinze cents gentilshommes, et dit au Roi: «Sire, il n'y en a pas un qui ne soit mon parent.» M. d'Estissac, son cadet, lui dit: «Vous avez fait là un pas de clerc; les neveux du cardinal ne sont encore que des gredins, et vous allez faire claquer votre fouet; gare votre gouvernement.» Dès l'été suivant, le cardinal le lui fit ôter pour le donner à un homme qui n'eût pas tant de crédit, ce fut à Parabelle.
Le cardinal apparemment avoit déjà en tête ce que je vais rapporter. Au voyage de Lyon, où le Roi fut si mal, la Reine-mère demanda en grâce au Roi qu'il chassât le cardinal. Il lui promit de le chasser dès que la paix d'Allemagne seroit faite, mais qu'il avoit affaire de lui jusque là. Le Roi, étant guéri, part et va à Rouane. La Reine-mère étoit demeurée à Lyon, à cause qu'elle avoit mal à un pied. De Rouane, le Roi lui écrivit qu'elle se guérît, qu'il lui donneroit bientôt contentement, que la paix d'Allemagne étoit faite, et qu'il en envoyoit la ratification.
La Reine-mère fut si aise de cette nouvelle, qu'à la chaude elle fit brûler quelques fagots comme pour faire une espèce de feu de joie. Le cardinal sut qu'elle avoit fait ce feu, et il se douta de quelque chose. Il presse le Roi. Le Roi lui confesse tout; la Reine-mère vient à Rouane. Le cardinal, comme elle communioit à l'église, s'approcha d'elle, et fit signe à Saint-Germain qui, comme aumônier, étoit auprès d'elle, de se retirer. Il la conjura de lui pardonner: elle le rebuta: «Madame, lui dit-il, j'en ferai bien périr avec moi.» C'est de là qu'est venue la rupture sans rime ni raison de la paix de Ratisbonne. A Lyon, tout le monde, c'est-à-dire toutes les cabales, étoient contre le cardinal. Au retour, il fit arrêter le maréchal de Marillac, et le garde-des-sceaux fut mené à Angoulême, et M. de Châteauneuf eut les sceaux. Cela irrita furieusement la Reine-mère. Le cardinal lui fit parler plusieurs fois, et comme le premier président de Verdun lui eut dit que Son Eminence en avoit pleuré cinq fois différentes: «Je ne m'en étonne pas, dit-elle, il pleure quand il veut.» Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, homme dévot, mais qui étoit toujours dans l'adoration du ministère, et qu'on appeloit vulgairement le dévot de la cour, dit aussi à la Reine-mère qu'il avoit vu le cardinal si abattu et si changé, qu'on ne le connoissoit plus. Elle dit qu'il se changeoit comme il vouloit, et qu'après avoir paru gai, en un instant il paroissoit demi-mort. Il y eut pourtant je ne sais quelle réconciliation. Peu de temps après se fit la grande cabale des deux reines, de Monsieur et de toute la maison de Guise. Le cardinal, désespéré, se vouloit retirer, mais, le cardinal de La Valette lui remit le cœur au ventre. M. de Rambouillet gagna Monsieur, et comme on croyoit le cardinal perdu, le Roi se déclara pour lui. C'est ce qu'on a appelé la Journée des dupes. Ce fut à la Saint-Martin, au retour de La Rochelle.
Madame Du Fargis fut chassée à cause de ses cabales, et non à cause de ses galanteries. Elle s'étoit jointe à Vaultier et à Beringhen, aujourd'hui premier écuyer de la petite écurie. Elle fut quelque temps cachée aux environs de Paris, mais on la découvrit bientôt, et il fallut aller plus loin[514].
Je mettrai ici ce que j'ai appris de Vaultier. Un Cordelier, nommé le Père Trochard, qui suivoit partout M. de La Rocheguyon, l'avoit pour domestique, comme un pauvre garçon; madame de Guercheville le fit médecin du commun chez la Reine-mère, à trois cents livres de gages. Or, quand elle fut à Angoulême, et que Delorme l'eut quittée à Aigre[515], aux enseignes qu'il disoit en son style qu'elle lui avoit dit des paroles plus aigres que le lieu où elles avoient été dites, elle eut besoin d'un médecin. Il ne se trouva que Vaultier, que quelqu'un, qui en avoit été bien traité, lui loua fort. Il la guérit d'un érysipèle, et ensuite il réussit si bien et se mit si bien dans son esprit, qu'il étoit mieux avec elle que personne. D'où vint la grande haine du cardinal contre lui.
On a fort médit du cardinal de Richelieu, qui étoit bel homme, avec la Reine-mère. Durant cette galanterie, elle s'avisa, quoiqu'elle eût déjà de l'âge, de se remettre à jouer du luth. Elle en avoit joué un peu autrefois. Elle prend Gaultier chez elle: voilà tout le monde à jouer du luth. Le cardinal en apprit aussi, et c'étoit la plus ridicule chose qu'on pût imaginer, que de le voir prendre des leçons de Gaultier. Ce Gaultier étoit un grand homme, bien fait, mais qui avoit de grosses épaules; il faisoit fort l'entendu. Il étoit d'Arles; sa mère gagnoit sa vie à filer; et on disoit qu'il ne l'assistoit point.
Le cardinal de Richelieu, dans le dessein qu'il feignoit d'avoir de se réconcilier avec la Reine-mère encore une fois, envoya quérir Vitray[516], aujourd'hui imprimeur du clergé, homme de bon sens et qui faisoit profession d'amitié avec Vaultier, et lui dit qu'il le prioit de porter les paroles de part et d'autre. Vitray lui dit qu'il le prioit de l'en dispenser; que souvent on sacrifioit de petits compagnons pour apaiser les puissances. «Non, reprit le cardinal, ne craignez rien.—Puisque vous voulez donc, dit Vitray, que j'aie cet honneur, ne me donnez point à deviner; dites-moi les choses sincèrement.—Allez dire à Vaultier cela et cela,» ajouta le cardinal. Il y eut bien des allées et des venues; enfin la chose en vint à ce point que le cardinal fit dire à Vaultier, par Vitray, qu'il falloit faire une entrevue chez Vitray même, et que, de peur de trop d'éclat, le Père Joseph iroit au lieu de lui. Vaultier répondit: «C'est un piége; après, le cardinal ne manquera pas d'avertir la Reine-mère de cette conférence, et de lui dire que j'ai commerce avec lui ou avec ses gens. Je ne saurois, ajouta-t-il, empêcher la Reine d'aller à Compiègne.» Or, le cardinal ne demandoit pas mieux que la Reine fît la sottise d'aller à Compiègne, quoiqu'il fît semblant du contraire, qu'il eût offert toutes choses à Vaultier, et qu'il eût résolu d'aller jusqu'au chapeau de cardinal. Car la Reine-mère vouloit régner, et ne se contentoit pas de donner des charges et bénéfices, et d'avoir autant d'argent qu'elle en vouloit. La princesse de Conti, et par elle toute la maison de Guise et M. de Bellegarde, la portoient sans cesse à perdre le cardinal. Elle va donc à Compiègne; on l'y arrête, et on ordonne à Vaultier de retourner à Paris. En chemin on le prend et on le mène à la Bastille. Le cardinal fait dire à Vitray qu'il étoit fort content de son entremise; qu'il n'avoit qu'à voir son ami tant qu'il voudroit. Vitray répondit: «Je m'en garderai bien, c'est un homme qui a eu le malheur de tomber dans la disgrâce du Prince: je le servirai assez sans le visiter.» Le cardinal lui manda qu'il y allât librement, qu'il n'y avoit rien à craindre pour lui. Il y fut donc. Vaultier lui dit: «Me voilà bien bas, mais je serai quelque jour le premier médecin du Roi.» Cela est arrivé, mais non pas comme il l'entendoit, car il croyoit que ce seroit du feu Roi, et ç'a été d'un roi qui n'étoit pas encore au monde. Nous l'avons vu, riche de vingt mille écus de rente, vivre comme un gredin et prendre de l'argent des malades qu'il voyoit. A la fin, il en eut honte et n'en prit plus.
Pour achever ce que je sais de la Reine-mère, j'ajouterai qu'elle ne se put garantir à Bruxelles même des finesses du cardinal pour l'éloigner de là, car elle étoit assez près pour faire toujours des cabales contre lui. Il lui fit accroire que si elle rompoit avec les Espagnols, il la feroit revenir. Elle feignit donc d'aller à Spa, et deux mille chevaux hollandois la vinrent prendre. Après, il ne se soucia plus d'elle. On dit qu'en ce temps-là elle n'avoit autre but que de jouir de Luxembourg et du Cours qu'elle avoit fait planter[517], sans se mêler de rien. Ainsi elle sortit sottement de Bruxelles, où elle étoit bien traitée par les Espagnols qui lui donnoient douze mille écus par mois, dont elle étoit fort bien payée, et depuis cela ne fit qu'errer et vivoter misérablement. Saint-Germain[518] ne savoit rien du dessein de la Reine-mère. Le cardinal-infant en étoit persuadé, et lui donna pour vivre une prévôté de douze mille livres de rente; peut-être vouloit-il l'avoir pour le faire écrire contre le cardinal. Cet homme revint à Paris à la mort du cardinal de Richelieu, car il avoit autant de revenu que cela en une autre prévôté en Provence, et n'a point voulu jouir de celle de Flandre, afin qu'on ne le pût pas accuser de commerce avec l'ennemi. Il vit ici chez sa sœur, à qui il donne douze mille livres de pension. Il a encore trois mille livres de rente d'ailleurs, et quand il tire quelque chose de ses appointements, car il a je ne sais quel emploi ou quelque pension, il le distribue aux deux filles de cette sœur. Il ne veut point disposer de ses deux prévôtés, parce qu'il dit que c'est usurper le droit des collateurs.
Le cardinal, pour avoir l'amirauté et être absolu aussi bien sur mer que sur terre, fit courir le bruit que quelques galions d'Espagne de la flotte des Indes s'étoient perdus vers Bayonne, et fit savoir cette nouvelle au Roi. Au même temps plusieurs personnes apostées disoient à Sa Majesté que, faute d'avoir quelqu'un qui prît soin des naufrages, on perdroit toute la charge de ces galions, et qu'il seroit nécessaire de faire un maître et surintendant de la navigation, et tout d'un trait ils se mirent à examiner qui pourroit bien s'acquitter comme il faut de cet emploi; et après avoir nommé bien des gens, ils ne trouvoient que M. le cardinal capable de cette charge; de sorte qu'ils persuadèrent au Roi de lui en parler. Sa Majesté le proposa au cardinal, qui d'abord dit qu'il n'étoit déjà que trop occupé, qu'il succomberoit sous le faix, et se fit bien prier pour la prendre. Cette charge rendoit celle d'amiral inutile ou superflue: aussi M. de Montmorency fut bien aise de traiter de celle d'amiral de Ponent. M. de Guise, pour celle de Levant, fit plus de cérémonies, et enfin on lui ôta et l'amirauté et le gouvernement de Provence.
Pour montrer la grande puissance du cardinal, on faisoit un conte dont Boisrobert divertit Son Eminence[519]. Le colonel Hailbrun, Ecossois, homme qui étoit considéré, passant à cheval dans la rue Tiquetonne, se sentit pressé. Il entre dans la maison d'un bourgeois, et décharge son paquet dans l'allée. Le bourgeois se trouve là, et fait du bruit; ce bon homme étoit bien empêché. Son valet dit au bourgeois: «Mon maître est à M. le cardinal.—Ah! monsieur, dit le bourgeois, vous pouvez ch... partout, puisque vous êtes à Son Eminence.» C'est ce colonel qui disoit en son baragouin que quand la balle avoit sa commission, il n'y avoit pas moyen de l'échapper.
Le bon homme d'Epernon avoit été un des plus fermes, mais il fut enfin contraint de boucquer, et vint à cheval à Montauban voir le cardinal. «Vous voyez, lui dit-il, ce pauvre vieillard.» Le cardinal lui en vouloit, parce que, durant le siége de la Rochelle, quelqu'un l'ayant trouvé avec un Bréviaire, il dit: «Il faut bien que nous fassions le métier des autres, puisque les autres font le nôtre.» Il appeloit son fils le cardinal valet. En revanche, il fit grand'peur au cardinal à Bordeaux, car il l'alla voir suivi de deux cents gentilshommes, et le cardinal étoit seul au lit. Le cardinal ne lui a jamais pardonné depuis. Ce bon homme dit plaisamment, quand le cardinal fut fait généralissime en Italie, que le Roi ne s'étoit conservé que la vertu de guérir les écrouelles; et quand M. d'Effiat fut fait maréchal de France, il lui dit: «Eh bien, monsieur d'Effiat, vous voilà maréchal de France. De mon temps on en faisoit peu, mais on les faisoit bons.»
Monsieur, par les cabales de la maison de Guise, du duc de Lorraine et de la Reine-mère, et principalement parce qu'on n'avoit pas tenu parole à Le Coigneux, son chancelier, et à Puy-Laurens, prit le parti de sortir de France. M. de Rambouillet avoit promis à Le Coigneux une charge de président à mortier, qu'il eut, et un chapeau de cardinal; et à Puy-Laurens un brevet de duc. On n'écrivoit point à Rome pour le chapeau; le brevet ne s'expédioit point. Ces deux hommes aigrissent leur maître, et le font partir. Puy-Laurens croyoit épouser madame de Phalsbourg ou sa fille, qui étoit veuve. Saint-Chaumont, qui faisoit le siége de Nancy, que M. de Phalsbourg défendoit, laisse échapper la princesse Marguerite à cheval, et fut disgracié pour cela. Depuis, elle épousa Monsieur en Flandre.
Le cardinal négocia si bien, qu'il fit revenir Monsieur. Il maria peu de temps après trois de ses parentes à M. de La Valette[520], à Puy-Laurens et au comte de Guiche.
Le cardinal fit en sorte que le Roi jeta les yeux sur La Folone, gentilhomme de Touraine, pour lui donner ordre, sans qu'il parût que le cardinal en sût rien, de se tenir auprès de Son Eminence, afin d'empêcher qu'on ne l'accablât, et qu'on ne lui parlât que lorsque l'on auroit quelque chose d'important à lui dire. C'étoit avant qu'il eût un maître de chambre et des gardes.
Ce La Folone étoit le plus beau mangeur de la cour. Quand les autres disoient: «Ah! qu'il feroit beau chasser aujourd'hui!—Ah! qu'il feroit beau se promener!—Ah! qu'il feroit beau jouer à la paume, danser! etc.,» lui disoit: «Ah! qu'il feroit beau manger aujourd'hui!» En sortant de table, ses grâces étoient: «Seigneur, fais-moi la grâce de bien digérer ce que j'ai mangé.»
Le cardinal ne pouvoit digérer qu'on lui reprochât qu'il n'étoit pas de bonne maison, et rien ne lui a tant tenu à l'esprit que cela. Les pièces qu'on imprimoit[521] à Bruxelles contre lui le chagrinoient terriblement. Il en eut un tel dépit, que cela ne contribua pas peu à déclarer la guerre à l'Espagne. Mais ce fut principalement pour se rendre nécessaire. L'année que les ennemis prirent Corbie, quoiqu'il y eût toujours une petite épargne de cinq cent mille écus chez Mauroy l'intendant, le cardinal étoit pourtant bien empêché. Le bon homme Bullion, surintendant des finances, l'alla voir: «Qu'avez-vous, monseigneur[522]? je vous trouve triste.» Il avoit un ton de vieillard un peu grondeur, mais ferme. «Hé, n'en ai-je pas assez de sujet? dit le cardinal, les Espagnols sont entrés, ils ont pris des villes; M. le comte de Soissons a été poussé en-deçà l'Oise, et nous n'avons plus d'armée.—Il en faut lever une autre, monseigneur.—Et avec quoi?—Avec quoi? je vous donnerai de quoi lever cinquante mille hommes et un million d'or en croupe» (ce sont ses termes). Le cardinal l'embrassa. Bullion avoit toujours six millions chez le trésorier de l'Epargne Fieubet, car c'étoit celui-là à qui il se fioit le plus. De là vient la prodigieuse fortune de Lambert[523], le commis du comptant de Fieubet, car il faisoit profiter cet argent; et tel à qui il prêtoit cinquante mille livres, quand il le pressoit de payer, comme il faisoit exprès, lui jetoit un sac de mille livres pour avoir répit. Le cardinal pourtant n'étoit guère bien informé des choses, puisqu'il ne savoit pas ce qu'on faisoit de l'argent, ni s'il y en avoit de réservé; mais c'est qu'il vouloit voler, et laissoit voler les autres.
En ce temps-là, il alla par Paris sans gardes; mais il avoit du fer à l'épreuve dans les mantelets et dans les cuirs du devant et du derrière de son carrosse, et toujours quelqu'un en la place des laquais. Il menoit toujours le maréchal de La Force avec lui, parce que le peuple l'aimoit. Le Roi alla à Chantilly, et envoya le maréchal de Châtillon pour faire rompre les ponts de l'Oise. Montatère, gentilhomme d'auprès de Liancourt, rencontre le maréchal, et lui dit: «Que ferons-nous donc, nous autres de delà la rivière? Il semble que vous nous abandonniez au pillage.—Envoyez, dit le maréchal, demander des gardes à M. Picolomini; je vous donnerai des lettres, il est de mes amis; nous en usâmes ainsi en Flandre après la bataille d'Anzin.» M. de Liancourt et M. d'Humières, ayant appris cela, se joignent à Montatère. Le maréchal écrit. Picolomini envoie trois gardes, et mande au maréchal que si c'eût été le maréchal de Brézé, il ne les auroit pas eus. Picolomini étoit homme d'ordre; car ayant logé chez un gentilhomme, il conserva jusqu'aux espaliers, et fit donner le fouet à un page qui y étoit entré par-dessus les murs. M. de Saint-Simon, chevalier de l'ordre, et capitaine de Chantilly, pour faire le bon valet, alla dire au Roi qu'il y avoit un garde à Montatère, que c'étoit un lieu fort haut, que de là on pouvoit découvrir quand le Roi ne seroit pas bien accompagné, et le venir enlever avec cinq cents chevaux, car il y avoit, disoit-il, des gués à la rivière. Voilà la frayeur qui saisit le Roi; il se met à pester contre Montatère, et dit qu'il vouloit que dans trois jours il eût la tête coupée, et que c'étoit lui qui avoit donné ce bel exemple aux autres. Montatère ne se montre point, quoique ce fût au maréchal de Châtillon qu'il s'en fallût prendre. Le Roi lui-même avoit donné lieu à la terreur qu'on avoit dans le pays, car il avoit fait démeubler Chantilly, qui a de bons fossés, et qui est en-deçà de la rivière. Cette colère dura deux jours, au bout desquels Sanguin, maître-d'hôtel ordinaire, servit au Roi des poires qu'il avoit eues de Montatère. Le Roi les trouva bonnes, et demanda d'où elles venoient. «Sire, lui dit-il en riant, si vous saviez d'où elles viennent, vous n'en voudriez peut-être plus manger; mangez, mangez, puis je vous le dirai.» Après il lui dit: «C'est cet homme contre qui vous pestiez tant hier qui me les a données pour vous les servir.» Il se mit à rire, et dit qu'il en vouloit avoir des greffes. Enfin M. d'Angoulême fit la paix de Montatère, à condition qu'il ne parleroit point. En effet, le Roi lui dit: «Montatère, je te pardonne, mais point d'éclaircissement,» et lui tourna le dos. Il eût bien mieux fait, ou le cardinal pour lui, de châtier ceux qui s'enfuirent si vilainement de Paris; car en ce temps-là le chemin d'Orléans étoit tout couvert des carrosses des gens qui croyoient n'être pas en sûreté à Paris. Barentin de Charonne en fut un. Il falloit en faire un exemple, et le condamner à une grosse amende, riche comme il étoit et sans enfants.