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Les historiettes de Tallemant des Réaux, tome premier: Mémoires pour servir à l'histoire du XVIIe siècle

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M. D'ANGOULÊME[219].

Si M. d'Angoulême eût pu se défaire de l'humeur d'escroc que Dieu lui avoit donnée, c'eût été un des plus grands hommes de son siècle. Il étoit bien fait, brave, spirituel, avoit de l'acquis, savoit la guerre, mais il n'a fait toute sa vie que griveller[220] pour dépenser et non pour thésauriser. Jamais courtisan n'entendit mieux raillerie. Le cardinal de Richelieu, en lui donnant à commander un corps d'armée, eut bien la cruauté de lui dire: «Monsieur, le Roi entend que vous vous absteniez de......» Et en disant cela il faisoit avec la main la patte de chapon rôti, lui voulant dire qu'il ne falloit pas griveller. Le bonhomme, comme vieux courtisan, au lieu de se fâcher, lui répondit en souriant et en haussant les épaules: «Monsieur, on fera tout ce qu'on pourra pour contenter Sa Majesté.»

Un jour qu'on disoit à feu Armantières, que M. d'Angoulême savoit je ne sais combien de langues: «Ma foi, dit-il, je croyois qu'il ne savoit que le narquois[221]

Le feu Roi lui ayant demandé combien il gagnoit par an à la fausse monnoie: «Je ne sais, Sire, répondit-il, ce que c'est que tout cela. Mais je loue une chambre à Merlin à Gros-Bois dont il me donne quatre mille écus par an[222]. Je ne m'informe pas de ce qu'il y fait.» Un peu avant que de mourir, il montra à M. d'Aguvry, de qui je le sais, bon nombre de faux louis d'or qu'il confrontoit à de bons louis. Feu M. de La Vieuville, alors surintendant des finances pour la seconde fois, s'amusoit à cela avec lui.

M. d'Angoulême ne pouvoit s'empêcher de bâtir toujours quelque maisonnette; mais il se gardoit bien d'achever Gros-Bois; comme il n'étoit pas riche, cela l'incommodoit, et il en faisoit d'autant plus volontiers de la fausse monnoie.

Il disoit les choses fort agréablement: il contoit qu'en sa jeunesse, il étoit amoureux d'une dame, et qu'un jour la servante de cuisine, qui étoit une vieille fort malpropre, fort dégoûtante, lui ayant ouvert la porte, il prit occasion de la prier de lui être favorable et lui voulut donner quelque chose; mais elle, en le repoussant, lui dit: «Ardez, monsieur, je ne veux point de votre argent; il n'y a qu'un mot, c'est que madame n'en a jamais tâté que je n'aie fait l'essai auparavant; c'est comme du bouillon de mon pôt; il faut passer par là ou par la fenêtre.» Il eut beau tourner, virer, il fallut satisfaire cette vieille souillon, et il dit qu'il détournoit le nez de peur de sentir son tablier gras.

Il demandoit à M. de Chevreuse: «Combien donnez-vous à vos secrétaires?—Cent écus, dit M. de Chevreuse.—Ce n'est guère, reprit-il, je donne deux cents écus aux miens. Il est vrai que je ne les paie pas.»

Quand ses gens demandoient leurs gages, il leur disoit: «C'est à vous à vous pourvoir: quatre rues aboutissent à l'hôtel d'Angoulême[223], vous êtes en beau lieu; profitez-en si vous voulez.»

Après avoir été veuf quelque temps, il voulut épouser madame d'Hautefort, qui a depuis épousé M. de Schomberg; elle n'en voulut point. Il trouva pourtant à se marier à quelques années de là. Il avoit soixante-dix ans, étoit tout courbé et tout estropié de goutte. En ce bel état il épousa une fille de vingt ans, bien faite et bien agréable; son père s'appeloit Nargonne: c'étoit un gentilhomme de Champagne. Il ne jouit guère de la grandeur de sa fille, car allant au bois de Vincennes avec elle, les chevaux emportèrent le cocher, et cet homme, brutalement, sans considérer qu'ils étoient du côté des murs du parc, et qu'il ne pouvoit s'élancer assez loin, s'élança pourtant et tomba de sorte, entre les roues, qu'il en fut tout brisé, et expira aussitôt.

Cette pauvre femme étoit obligée de souffrir presque tout l'été un grand feu à son dos, car le duc vouloit qu'elle fût toujours auprès de lui. Cela lui avoit tellement échauffé le sang, qu'elle avoit toujours un érysipèle aux oreilles.

Quand il mourut, en 1650, le gazetier, Renaudot le fils, rapporta qu'il étoit mort chrétiennement, comme il avoit vécu. M. le comte d'Alais, ou plutôt madame, traita fort rudement sa veuve. Elle se retira aux filles Sainte-Elisabeth, où elle est encore logée au dehors avec son petit train. L'intendant de M. d'Alais lui alla offrir mille écus pour son deuil. Elle lui demanda de la part de qui: «De la mienne, dit-il.—J'ai déjà mon deuil, répondit-elle, et si j'ai à recevoir ce qui m'appartient, j'entends que ce soit de ceux qui me le doivent et non d'autres.» L'année d'après on transigea avec elle à huit mille livres par an. Elle eut quelque chose de la cour, car elle n'a rien de sa maison[224].

LE MARÉCHAL DE LA FORCE[225].

Nompar de Caumont, depuis maréchal et duc de La Force, étoit d'une bonne et ancienne maison de Gascogne. Il étoit à Paris à la Saint-Barthélemi, d'où il fut sauvé miraculeusement[226]; car ayant été laissé entre les morts, un paumier s'aperçut qu'il vivoit, le retira et le conduisit à l'Arsenal, chez le vieux maréchal de Biron, son parent. Il reconnut bien ce grand service, et donna une pension à cet homme qui lui fut bien payée.

M. le maréchal de Biron lui donna sa fille en mariage. Cette fille étoit de la religion, pour avoir été élevée auprès d'une tante huguenote. Elle pouvoit avoir quinze ans et lui dix-huit. La première nuit de ses noces, elle fit la sotte, et ne voulut jamais laisser consommer le mariage. Cela mit ce jeune homme si en colère qu'il jura qu'elle le lui demanderoit. En effet, elle s'ennuya de n'en être plus sollicitée, et enfin on lui conseilla de dire à son mari: «Monsou, donnas de la sibade[227] à la caballe.» Il l'appela toujours mignonne, quoiqu'elle ne le fût pas autrement. Cinquante ans après, il convia ses amis pour renouveler ses noces, et donna ce jour-là le plus de sibade qu'il put à la caballe.

Lorsqu'il commandoit en Allemagne, il y a peut-être vingt-cinq ans, il galopa jusqu'à Metz pour y voir sa femme, et la prenant par de grandes peaux qu'elle avoit sous le cou, il la baisoit du meilleur courage du monde en disant: «Certes, mignonne, je ne vous trouvai jamais si belle.»

On raconte de cette femme qu'elle aimoit extrêmement les montres et se tourmentoit sans cesse pour les ajuster au soleil. Un jour elle envoya un page voir quelle heure il étoit à un cadran qui étoit dans le jardin; mais l'heure qu'il rapporta ne s'accordant pas à sa montre, elle lui soutenoit toujours qu'il n'avoit pas bien regardé, et l'y renvoya par deux ou trois fois; enfin le page, las de tant de voyages, lui dit: «Madame, quelle heure vous plaît-il qu'il soit?» Elle fut si sotte que de le faire fouetter.

M. de La Force, comme vous pouvez penser, suivit Henri IV, et à la régence de la Reine-mère, il se trouva vice-roi de Navarre et gouverneur du Béarn. Il étoit le maître de tout, disposoit des charges et tenoit Navarreins. Le comte de Gramont en eut envie, et ne pouvant être ni vice-roi ni gouverneur, il voulut être sénéchal, chose au-dessous de lui. Il y eut bien du bruit; mais quoique lui et le marquis, qui prenoit la querelle pour son père, et le comte, fussent assez éclairés, Théobon, gentilhomme huguenot, prit si bien son temps qu'il appelle le comte dans le Louvre, et ils eurent le loisir de se rendre sur le pré. Le marquis avoit le premier cheval qu'il avoit rencontré: on n'alloit guère en carrosse en ce temps-là. Mais le comte avoit un cheval d'Espagne et ne voulut jamais se battre à pied. Le marquis poussa son cheval, et ayant trouvé qu'il savoit un peu tourner: «Allons, dit-il, il ne faut plus marchander.» Il désarma bientôt le comte et alla séparer les autres. Le comte de Gramont, outre ce cheval d'Espagne, s'étoit de longue main fait accompagner par un gladiateur célèbre, nommé Termes.

Quand M. de Luynes entreprit la guerre contre les huguenots, M. de La Force se déclara pour eux. Théobon tenoit Sainte-Foy. Durant ces guerres on ôta le Béarn à M. de La Force, et le comte de Gramont eut le gouvernement, mais sans Navarreins, qu'on donna à Poyane. Ce gouvernement fut réduit au pied des autres gouvernemens; on ôta aussi au marquis de La Force sa charge de capitaine des gardes-du-corps. En ce temps-là, madame la duchesse de La Force d'aujourd'hui étoit jeune et bien faite; ce Théobon en étoit amoureux. Elle l'amusa, et lui laissa espérer tout ce qu'il voulut jusqu'à ce qu'elle l'eut obligé de donner sa place au marquis de La Force, son mari, et après elle le planta là. Cette femme a pourtant de la vertu. Elle a vécu admirablement bien avec la maréchale de Châtillon, sa sœur, quoique leur commune mère, madame de Polignac, n'eût jamais voulu consentir au mariage du marquis de La Force et d'elle, qu'elle n'en eût tiré auparavant quittance de la tutelle, où elle avoit beaucoup gagné, et avoit pris tous les meubles. Les parens, voyant que cette femme vouloit marier cette héritière au fils de Polignac, son second mari, s'en plaignirent à Henri IV, qui la maria avec le marquis de La Force.

Au siége de Montauban on élut, pour commander dans la place, le comte d'Orval, comme fils de duc et pair, et aussi pour obliger M. de Sully, son père. Puis, c'étoit élire en effet M. de La Force, dont ce comte avoit épousé la fille. Le beau-père étoit lieutenant de son gendre. On avoit donné au comte d'Orval un vieux capitaine pour se tenir auprès de sa personne et lui dire ce qu'il falloit faire. Or, un jour, comme les ennemis avoient attaqué un ouvrage avancé, le comte d'Orval, armé jusqu'aux dents comme un jacquemart, étoit encore à pied dans le fossé de la ville, que le vieux capitaine, qui n'étoit pas peut-être plus échauffé, le retint en lui disant: «Monseigneur, ne hasardez pas votre personne.» (Depuis, on appela ce vieux capitaine: Monseigneur, ne hasardez pas votre personne.) M. de La Force y entra tout à cheval; de sorte que les mousquetades pleuvoient sur lui. Son second fils, nommé Castelnau, lui dit en l'arrêtant: «Monsieur, je ne permettrai pas que vous vous exposiez ainsi.» Le bon homme le repoussa fièrement et lui dit: «Castelnau, vous devriez faire ce que je fais.»

L'année que les ennemis prirent Corbie, le cardinal de Richelieu l'avoit toujours dans son carrosse, parce que le peuple l'aimoit[228]. Et quand on leva ici des gens si à la hâte, M. de La Force étoit sur les degrés de l'Hôtel-de-Ville, et les crocheteurs lui touchoient dans la main en disant: «Oui, monsieur le maréchal, je veux aller à la guerre avec vous.»

C'est une race de bonnes gens qui ont presque tous du cœur, mais qui n'ont point bonne mine. Le bon homme étoit bien fait, mais sa femme étoit fort laide. Ils n'ont jamais pu se défaire de dire: Ils allarent, ils mangearent, ils frapparent, etc., etc.[229] Rarement trouvera-t-on une maison où l'on ait moins l'air du monde[230].

Ce n'est pas que le bon homme ne fût courtisan à sa mode, mais ce n'étoit pas des plus fins. Il fit une chose qui n'étoit guère d'habile homme. A la mort du cardinal de Richelieu, il s'en alla bien empressé au Louvre, et, s'approchant du Roi, lui dit tout bas: «Sire, M. le cardinal de Richelieu est mort certainement, mais on le cache à Votre Majesté.» Le Roi le lui fit redire pour se moquer de lui, en faisant semblant de le croire à peine, car il y avoit deux heures qu'il le savoit.

Quand M. d'Enghien gagna la bataille de Rocroy, le maréchal dit qu'il souhaiteroit de mourir comme étoit mort le comte de Fontaine, qui, fort âgé, fut tué à cette bataille.

Ce bon homme se vantoit tout haut de n'avoir jamais connu que sa femme. Sa tempérance lui conserva une santé admirable, presque jusqu'à la fin de ses jours. A quatre-vingt-deux ans il se voulut remarier; depuis cela il n'a rien fait de raisonnable, et il avoit bon nez de souhaiter de finir comme le comte de Fontaine. Le bon Dieu lui eût fait une belle grâce, s'il l'eût retiré après avoir dit ce bon mot. Il y eut bien des disputes, car ses enfants ne se pouvoient résoudre à le laisser remarier, à cause que cela passoit pour une folie. Enfin, il épousa madame de La Tabarière, veuve d'un gentilhomme qualifié de Poitou, et fille de feu M. Du Plessis-Mornay. Ce mauvais exemple fit remarier bien des vieilles gens, comme madame de Coislin et autres; et par hasard s'étant rencontré qu'on avoit fait quelques mariages inégaux en ce temps-là (vers le commencement de la régence), on disoit qu'il y avoit une influence pour les mariages ridicules.

Cette madame de La Tabarière étoit laide et austère, cependant il l'appeloit sa toute mienne. On disoit que pour lui plaire il ne lisoit que les livres de M. Du Plessis. Cette femme, soit que ses purgations eussent cessé, car elle étoit d'âge à cela, ou qu'elle fût devenue hydropique, s'imagina être grosse, et le crut d'autant plus qu'on lui avoit prédit qu'elle auroit un fils qui seroit maréchal de France. Elle avoit espéré l'effet de cette prédiction déjà deux fois, car elle avoit deux garçons, et elle les avoit vus tous deux commencer à porter les armes. L'aîné fut noyé au siége de Bois-le-Duc, et l'autre fut tué malheureusement l'année que les ennemis prirent Corbie. On faisoit garde dans tous les villages des environs de Paris, il revenoit avec Tilly, qui est mort depuis peu gouverneur de Colioure. Ce Tilly étoit ivre, cela lui arrivoit souvent; il alla donner l'alarme en je ne sais quel village, et un paysan, à l'étourdie, donna un coup de carabine à La Tabarière, dont il mourut.

La mort de ce second fils la fit résoudre à se remarier. Le maréchal crut qu'elle étoit grosse, et l'écrivit à tous ses amis. A Charenton on disoit que c'étoit une nouvelle Sara. Mais le miracle n'étoit pas autrement nécessaire, car le maréchal pouvoit compter en fils et en petits-fils plus de vingt-quatre enfants. A la cour on disoit que c'étoit l'Antechrist. Enfin il se trouva qu'elle étoit presque hydropique, et au bout de trois mois elle en mourut en partie de regret. On a dit même que du dépit qu'elle eut de ce qu'on se moquoit partout de cette belle grossesse, elle fut trois semaines à ne prendre quasi rien, faisant accroire à sa femme-de-chambre qu'elle étoit dans un dégoût effroyable. Cette fille n'en dit rien à personne, parce que sa maîtresse lui disoit toujours que l'appétit lui reviendroit, et que cela fâcheroit M. de La Force s'il le savoit. Quoi qu'il en soit, les boyaux se rétrécirent, et elle en mourut.

Cette femme n'a jamais été très-raisonnable; elle se prenoit fort pour une autre. Elle vit un jour dans un almanach: Mort d'un grand. «Hélas! dit-elle, Dieu sauve mon père!» Une fois, en voulant passer sur je ne sais quelle palissade, elle se fourra un pieu où vous savez. Ce pieu n'adressa pas pourtant si bien qu'elle n'en fût blessée. Elle vouloit, par une ridicule pruderie, que son mari la pansât, afin que le chirurgien ne vît rien; il s'en moqua, et lui dit qu'elle allât se faire panser. Elle fit de si terribles lamentations sur la mort d'une fille bossue qui lui mourut, qu'on eût dit qu'elle avoit tout perdu; cependant elle avoit encore alors deux garçons et deux filles. Son mari mourut avant ses fils; c'étoit un homme assez fichu. Elle portoit son portrait couvert d'un crêpe noir dans son sein. Par ses grimaces elle s'étoit acquis la réputation d'une sainte. Une dame de Bretagne, dont j'ai oublié le nom, avoit fait mettre le portrait de son second mari au dos du premier dans une même boîte, et pleuroit encore tous les jours le défunt. Feu madame de La Case ôta de la chambre le portrait de son premier mari, M. de Courtaumer, quand elle se remaria avec La Case, frère de mademoiselle de Pons. Sa fille lui dit: «Hé! maman, hé! maman, que je le baise encore avant que vous l'ôtiez.» Elle disoit pour ses raisons que La Case étoit parent du Roi. Il étoit de la maison de Pons.

Le bon homme avoit voulu épouser auparavant la veuve d'un M. de La Forest, de Normandie, homme de qualités. Cette femme étoit de Montgommery, mais un peu trop galante pour un vieux Rodrigue. On en parla pourtant sérieusement, et pendant qu'on travailloit à l'affaire, madame couchoit toutes les nuits avec le petit Clinchamp de chez Monsieur. Enfin M. de Montlouet d'Angenne, comme voisin et ami de M. le marquis de La Force, lui en donna avis, et le bon homme fut détrompé par ce moyen.

Après il pensa à une femme de trente-deux ans, veuve du fils de M. d'Arambure, le borgne, qui avoit commandé les chevau-légers de la garde d'Henri IV. Cette femme étoit riche; et parce qu'elle n'étoit fille que d'un trésorier de Navarre[231], il vouloit qu'elle lui donnât par contrat de mariage quarante mille écus; mais quoiqu'elle fût fort ambitieuse, elle eut assez de cœur pour ne pouvoir se résoudre à accepter un mari de quatre-vingts ans.

En second veuvage, il devint amoureux de la comtesse d'Adington[232], veuve depuis un an, aujourd'hui la comtesse de La Suze, dont nous aurons bien des choses à dire en un autre endroit. En ce dessein il en parle lui-même à la mère, madame de Châtillon, car le maréchal étoit mort. Cette dame lui remontra qu'il n'y avoit nulle proportion dans l'âge, et que cette, jeune veuve pourroit être l'arrière-petite-fille de celui qui la vouloit épouser. Se voyant désespéré d'avoir la fille, il s'adressa à la mère; elle le remercie et lui dit qu'elle avoit juré de ne se remarier jamais. Le bon homme en eut une telle affliction que sur l'heure il en tomba en défaillance et s'en retourna très-mal satisfait.

Il avoit quatre-vingt-neuf ans quand il pressa plus que jamais ses enfants de le laisser remarier, alléguant que ne pouvant plus courir le cerf (il l'a couru, jusqu'à quatre-vingt-six ans) et n'ayant plus d'emploi (car il en eût pris encore volontiers), il lui étoit impossible de demeurer seul à la campagne; qu'à la cour il avoit des sujets de fâcherie (l'année auparavant il avoit été trois heures au soleil sur ses pieds à Fontainebleau, en attendant le cardinal Mazarin, et se tint un gros quart-d'heure découvert quand il passa). Il disoit que Dieu n'y seroit point offensé, et que ses enfants n'en seroient pas plus pauvres. Enfin il raisonnoit assez pour faire une seconde sottise, et nos ministres[233], qui sont de fort pauvres gens, disoient qu'il falloit mieux le laisser marier que le laisser brûler. Ma foi, je pense que c'étoient de grandes ardeurs que les siennes! Ces vieux fous-là sont ravis du passage de saint Paul, et de pouvoir dire: Dieu n'y est point offensé, comme si le scandale n'offensoit point Dieu. Hé! n'est-ce point une chose ridicule qu'un homme ne se puisse contenir à cet âge-là? Pour moi, cela me scandalise, et cela est de mauvais exemple. Plusieurs vieilles femmes catholiques lui ont voulu donner de l'argent pour l'épouser, afin d'avoir le tabouret. A la vérité, c'étoient toutes femmes de la ville, qui, pour l'ordinaire, ont toutes plus d'ambition que les autres. Mais il n'y voulut jamais entendre. Il y en a qui ont cru qu'il ne disoit tout cela que pour obliger ses enfants à lui en offrir vite une Huguenotte. Enfin on lui proposa la veuve d'un gentilhomme hollandais, nommé Langherac, qui avoit été ambassadeur en France. Cette femme étoit pourtant Françoise et sœur du marquis de Gallerande, de la maison de Clermont d'Amboise. Mais le propre jour qu'il signa les articles, il alla trouver auparavant madame la maréchale de Châtillon pour lui offrir, mais en vain, la préférence. Cette madame de Langherac étoit hors d'âge d'avoir des enfants. On admiroit sa destinée pour le tabouret. Elle l'avait eu comme étrangère en son pays, et maintenant elle le recouvre en épousant un homme de quatre-vingt-dix ans, qui est un âge où l'on songe rarement à se remarier. Il faut aussi admirer la destinée du bon homme à être cocu au moins une fois en sa vie. Il l'écrivit à madame de La Forest, mais il y a toutes les apparences du monde que Cumont, le conseiller, homme d'esprit, qui de tous temps étoit le galant de madame de Langherac n'aura pas perdu une si belle occasion de coucher avec une duchesse. C'est ce même M. de Cumont qui étoit si avare qu'il est mort dans son pourpoint, faute d'une chemisette.

On dit que le bon homme, le jour de ses noces, fit demeurer ses gens dans sa chambre, pour être témoins comme il avoit consommé le mariage. On ajoute qu'il les fit aussi appeler le lendemain matin. Cette troisième femme ne dura guère plus d'un an. De regret, le maréchal quitta La Force, et se retira à une autre maison qu'on appelle Mucidan, pour y faire le beau ténébreux[234].

Le bon homme, depuis la mort de sa femme, se laissa gouverner par Castelnau, son second fils; et parce que le marquis n'a qu'une fille, aujourd'hui madame de Turenne, il fit tous les avantages à ce second fils et aux siens, et ses belles dispositions ont mis bien des procès dans la famille, que le marquis, depuis la mort de son père, a tous gagnés.

Le bon homme, à quatre-vingt-douze ans, eût bien voulu se remarier pour la quatrième fois, mais le bruit couroit, disoit-on, qu'il devoit avoir encore deux femmes, et personne ne vouloit être la première.

Cela me fait souvenir d'une madame de Pibrac, à qui le parlement de Paris fit défense de se remarier pour la septième fois, et elle avoit été veuve dix-neuf ans après la mort de son premier mari. Il y avoit soixante-onze ans qu'elle l'avoit épousé.

En 1652, comme si ce bon homme n'avoit pas fait assez d'extravagances de son chef, à la suscitation de Castelnau, qui tenoit pour certain que M. le Prince seroit duc de Guyenne, et que par son autorité il gagneroit tous ses procès, il se déclara pour M. le Prince. Il mourut bientôt après, non sans témoigner bien du regret d'avoir fait cette sottise. Il sera assez parlé de cela dans les Mémoires de la régence.

MALHERBE[235].

François de Malherbe naquit à Caen en Normandie, environ l'an 1555; il étoit de la maison de Malherbe Saint-Aignan, qui s'est rendue plus illustre en Angleterre, depuis la conquête que le duc Guillaume fit de cet Etat, qu'au lieu de son origine, où elle s'étoit tellement rabaissée, que le père de Malherbe n'étoit qu'assesseur à Caen. Le bon homme se fit de la religion avant que de mourir; son fils, qui n'avoit alors que dix-sept ans, en reçut un si grand déplaisir qu'il se résolut de quitter son pays, et suivit M. le Grand Prieur en Provence, dont il étoit gouverneur, et fut avec lui jusqu'à sa mort[236].

Pendant son séjour en Provence, il gagna les bonnes grâces de la fille d'un président d'Aix, nommé Coriolis, veuve d'un conseiller de ce parlement, et l'épousa depuis. Il en eut plusieurs enfants, entre autres une fille, qui mourut de la peste à l'âge de cinq ou six ans, laquelle il assista jusqu'à la mort, et un fils qui fut tué malheureusement à l'âgé de vingt-neuf ans, comme nous dirons ensuite.

Les actions les plus remarquables de sa vie sont que, pendant la Ligue, lui et un nommé La Roque, qui faisoit joliment des vers, et qui est mort à la suite de la reine Marguerite[237], poussèrent M. de Sully deux ou trois lieues si vertement, qu'il ne l'a jamais oublié, et c'était la cause, à ce que disoit Malherbe, qu'il n'avoit jamais pu rien avoir de considérable d'Henri IV, depuis que M. de Sully fut dans les finances.

Dans un partage de quelque butin qu'il avoit fait, un capitaine l'ayant maltraité, il l'obligea à se battre contre lui, et lui donna d'abord un coup d'épée au travers du corps qui le mit hors de combat.

Depuis la mort de M. le Grand Prieur[238], il fut envoyé avec deux cents hommes de pied au siége de la ville de Martigues, qui étoit infectée de contagion, et que les Espagnols assiégeoient par mer, et les Provençaux par terre, pour empêcher que la maladie ne s'étendît dans le pays. Ils la tinrent assiégée par ligne de communication, si étroitement qu'ils réduisirent le dernier vivant à mettre le drapeau noir sur la muraille, avant que de lever le siége.

Son nom et son mérite furent connus de Henri IV par le rapport avantageux que lui en fit M. le cardinal du Perron[239], car un jour le Roi lui ayant demandé s'il ne faisoit plus de vers, le cardinal lui dit que depuis qu'il lui avoit fait l'honneur de l'employer à ses affaires, il avoit tout-à-fait quitté cette occupation, et qu'il ne falloit plus que personne s'en mêlât après un gentilhomme de Normandie, habitué en Provence, qu'on appeloit M. de Malherbe. Il avoit trente ans quand il fit cette pièce à M. Du Perrier, qui commence:

Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle.

Ses premiers vers étoient pitoyables; j'en ai vu quelques-uns, et entre autres une élégie qui débute ainsi:

Doncque tu ne vis plus, Générie fut, et la mort
En l'avril de tes ans le montre son effort, etc.

Il n'avoit pas beaucoup de génie; la méditation et l'art l'ont fait poète. Il lui falloit du temps pour mettre une pièce en état de paroître. On dit qu'il fut trois ans à faire l'Ode pour le premier président de Verdun, sur la mort de sa femme[240], et que le président étoit remarié, avant que Malherbe lui eût donné ces vers.

Balzac dit en une de ses lettres que Malherbe disoit que quand on avoit fait cent vers ou deux feuilles de prose, il falloit se reposer dix ans. Il dit aussi que le bon homme barbouilla une demi-rame de papier pour corriger une seule stance. C'est une de celles de l'Ode à M. de Bellegarde; elle commence ainsi:

Comme en cueillant une guirlande
L'homme est d'autant plus travaillé, etc.[241].

Le Roi se ressouvint de ce que le cardinal du Perron lui avoit dit, et il en parloit souvent à M. des Yveteaux, qui étoit alors précepteur de M. de Vendôme. M. des Yveteaux lui offrit plusieurs fois de le faire venir; ils étoient de même ville; mais le Roi, qui étoit ménager, n'osoit le faire, de peur d'être chargé d'une nouvelle pension. Cela fut cause que Malherbe ne fit la révérence au Roi que trois ou quatre ans après que M. du Perron lui en eut parlé. Encore fut-ce par occasion. Etant venu à Paris pour ses affaires particulières, M. des Yveteaux en avertit le Roi, qui aussitôt l'envoya quérir. Ce fut en l'an 1605. Comme le Roi étoit sur le point de partir pour aller en Limosin, il lui commanda de faire des vers sur son voyage. Malherbe en fit, et les lui présenta à son retour. C'est cette pièce qui commence ainsi:

O Dieu, dont les bontés de nos larmes touchées, etc.[242].

Le Roi la trouva admirable, et désira de le retenir à son service; mais, par une épargne, ou plutôt une lésine, que je ne comprends point, il commanda à M. de Bellegarde, alors premier gentilhomme de la chambre, de le garder jusqu'à ce qu'il l'eût mis sur l'état de ses pensionnaires. M. de Bellegarde lui donna mille livres d'appointements avec sa table, et lui entretenoit un laquais et un cheval[243].

Ce fut là que Racan, qui alors étoit page de la chambre sous M. de Bellegarde, et qui commençoit déjà à rimailler, eut la connaissance de Malherbe, et en profita si bien que l'écolier vaut quasi le maître.

A la mort de Henri IV, la Reine Marie de Médicis donna cinq cents écus de pension à Malherbe, qui depuis ce temps-là ne fut plus à charge à M. de Bellegarde. Depuis il a fort peu travaillé, et on ne trouve de lui que les odes à la Reine-mère, quelques vers de ballets, quelques sonnets au feu Roi, à Monsieur et à quelques particuliers, avec la dernière pièce qu'il fit avant de mourir; c'est sur le siége de La Rochelle[244].

Pour parler de sa personne, il étoit grand et bien fait, et d'une constitution si excellente, qu'on a dit de lui aussi bien que d'Alexandre, que ses sueurs avoient une odeur agréable.

Sa conversation étoit brusque, il parlait peu, mais il ne disoit mot qui ne portât. Quelquefois même il étoit rustique et incivil, témoin ce qu'il fit à Desportes. Régnier l'avoit mené dîner chez son oncle; ils trouvèrent qu'on avoit déjà servi. Desportes le reçut avec toute la civilité imaginable, et lui dit qu'il lui vouloit donner un exemplaire de ses Psaumes qu'il venoit de faire imprimer. En disant cela il se met en devoir de monter à son cabinet pour l'aller quérir, Malherbe lui dit rustiquement qu'il les avoit déjà vus, que cela ne méritoit pas qu'il prît la peine de remonter, et que son potage valoit mieux que ses Psaumes. Il ne laissa pas de dîner, mais sans dire mot, et après dîner ils se séparèrent, et ne se sont pas vus depuis. Cela le brouilla avec tous les amis de Desportes; et Régnier, qui étoit son ami, et qu'il estimoit pour le genre satirique à l'égal des anciens, fit une satire contre lui qui commence ainsi:

Rapin, le favori d'Apollon et des Muses, etc.[245].

Desportes, Bertaut, et des Yveteaux même, critiquèrent tout ce qu'il fit. Il s'en moquoit, et dit que s'il s'y mettoit, il feroit de leurs fautes des livres plus gros que leurs livres mêmes.

Des Yveteaux lui disoit que c'était une chose désagréable à l'oreille que ces trois syllabes: ma, la, pla, toutes de suite dans un vers:

Enfin cette beauté m'a la place rendue[246].

«Et vous, lui répondit-il, vous avez bien mis: pa, ra, bla, la, fla.

—Moi, reprit des Yveteaux, vous ne sauriez me le montrer. —N'avez-vous pas mis, répliqua Malherbe:

«Comparable à la flamme?»

De toute cette volée, il n'estimoit que Bertaut, encore ne l'estimoit-il guère: «Car, disoit-il, pour trouver une pointe, il faisoit les trois premiers vers insupportables. Il n'aimoit pas du tout les Grecs, et particulièrement il s'étoit déclaré ennemi du galimatias de Pindare.

Virgile n'avoit pas l'honneur de lui plaire. Il y trouvoit beaucoup de choses à redire, entre autres ce vers où il y a:

......Euboïcis Cumarum allabitur oris.
Æneidos lib. 6, vers 2.

lui sembloit ridicule. «C'est, dit-il, comme si quelqu'un alloit mettre aux rives françoises de Paris.» Ne voilà-t-il pas une belle objection! Stace lui sembloit bien plus beau. Pour les autres, il estimoit Horace, Juvénal, Martial, Ovide, et Sénèque le tragique.

Les Italiens ne lui revenoient point; il disoit que les sonnets de Pétrarque étoient à la grecque, aussi bien que les épigrammes de mademoiselle de Gournay.

De tous leurs ouvrages il ne pouvoit souffrir que l'Aminte du Tasse[247].

A l'hôtel de Rambouillet on amena un jour je ne sais quel homme, qui disloquoit tout le corps aux gens et le remettoit sans leur faire mal. On l'éprouva sur un laquais. Malherbe, qui y étoit, voyant cela, lui dit: «Démettez-moi le coude.» Il ne sentit point de mal. Après il se le fit remettre aussi sans douleur. «Cependant, dit-il, si cet homme fût mort tandis que j'avois comme cela le coude démis, on auroit crié au curieux impertinent[248]

Il faisoit presque tous les jours sur le soir quelque petite conférence dans sa chambre avec Racan, Colomby[249], Maynard et quelques autres. Un habitant d'Aurillac, où Maynard étoit alors président, vint une fois heurter à la porte en demandant: «M. le président n'est-il point ici?» Malherbe se lève brusquement à son ordinaire, et dit à ce monsieur le provincial: «Quel président demandez-vous? Sachez qu'il n'y a que moi qui préside ici.»

Lingendes[250], qui étoit pourtant assez poli, ne voulut jamais subir la censure de Malherbe, et disoit que ce n'étoit qu'un tyran, et qu'il abattoit l'esprit aux gens[251].

Un jour Henri IV lui montra des vers qu'on lui avoit présentés. Ces vers commençoient ainsi:

Toujours l'heur et la gloire
Soient à votre côté,
De vos faits la mémoire Dure à l'éternité.

Malherbe, sur-le-champ et sans en lire davantage, les retourna ainsi:

Que l'épée et la dague
Soient à votre côté;
Ne courez point la bague
Si vous n'êtes botté.

Et là-dessus se retira, sans en dire autrement son avis.

Le Roi lui montra une autre fois la première lettre[252] que M. le Dauphin, depuis Louis XIII, lui avoit écrite, et ayant remarqué qu'il avoit signé Loys sans u, il demanda au Roi si M. le Dauphin avoit nom Loys. Le Roi demanda pourquoi: «Parce qu'il signe Loys et non Louys.» On envoya quérir celui qui montroit à écrire à ce jeune prince pour lui faire voir sa faute, et Malherbe disoit qu'il étoit cause que M. le Dauphin avoit nom Louis.

Comme les États-généraux se tenoient à Paris[253], il y eut une grande consternation entre le clergé et le Tiers-Etat, qui donna sujet à cette célèbre harangue de M. le cardinal du Perron. Cette affaire s'échauffant, les évêques menaçoient de se retirer et de mettre la France à l'interdit[254]. M. de Bellegarde avoit peur d'être excommunié; Malherbe lui dit, pour le consoler, que cela lui seroit fort commode, et que devenant noir comme les excommuniés, il n'auroit pas la peine de se peindre la barbe et les cheveux.

Une autre fois il lui disoit: «Vous faites bien le galant; lisez-vous encore à livre ouvert?» C'étoit sa façon de parler pour dire: Être toujours prêt à servir les dames. M. de Bellegarde lui dit que oui. «Ma foi, répondit-il, je vous envie plus cela que votre duché-pairie.»

Il y eut grande contestation entre ceux qu'il appeloit du pays d'Adiousias (ce sont ceux de delà la rivière de Loire) et ceux de deçà qu'il appeloit du pays de Dieu vous conduise, pour savoir s'il falloit dire une cueiller ou une cueillère. Le Roi et M. de Bellegarde, tous deux du pays d'Adiousias, étoient pour cueillère, et disoient que ce mot étant féminin, devoit avoir une terminaison féminine. Le pays de Dieu vous conduise alléguoit, outre l'usage, que cela n'étoit pas sans exemple, et que perdrix, met[255], mer et autres étoient féminins et avoient pourtant une terminaison masculine. Le Roi demanda à Malherbe de quel avis il étoit. Malherbe le renvoya aux crocheteurs du Port-au-Foin, comme il avoit accoutumé; et comme le Roi ne se tenoit pas bien convaincu, il lui dit à peu près ce qu'on dit autrefois à un empereur romain: «Quelque absolu que vous soyez, vous ne sauriez, Sire, ni abolir, ni établir un mot, si l'usage ne l'autorise.»

A propos de cela, M. de Bellegarde lui envoya demander un jour lequel étoit le meilleur de dépensé ou de dépendu. Il répondit sur-le-champ que dépensé étoit plus françois, mais que pendu, dépendu, répendu, et tous les composés de ce vilain mot, étoient plus propres pour les Gascons.

Il perdit sa mère environ l'an 1615, qu'il étoit âgé de plus de cinquante-huit ans; et comme la Reine lui eut fait l'honneur de lui envoyer un gentilhomme pour le consoler, il dit au gentilhomme qu'il ne pouvoit se revancher de la bonté de la Reine qu'en priant Dieu que le Roi pleurât sa mort aussi vieux qu'il pleuroit celle de sa mère[256]. Il délibéra long-temps s'il devoit en prendre le deuil, et disoit: «Je suis en propos de n'en rien faire; car regardez le gentil orphelin que je ferois!» Enfin pourtant il s'habilla de deuil.

Un jour, au cercle, je ne sais quel homme, qui faisoit fort le prude, lui fit un grand éloge de madame la marquise de Guercheville[257], qui étoit alors présente, comme dame d'honneur de la Reine-mère, et, après lui avoir compté toute sa vie et comme elle avoit résisté aux poursuites amoureuses du feu roi Henri le Grand, il conclut son panégyrique par ces mots en la lui montrant: «Voilà, monsieur, ce qu'a fait la vertu.» Malherbe, sans hésiter, lui montra la connétable de Lesdiguières, qui étoit assise auprès de la Reine, et lui dit: «Voilà, monsieur, ce qu'a fait le vice[258]

Sa façon de corriger son valet étoit plaisante. Il lui donnoit dix sols par jour, c'étoit honnêtement en ce temps-là, et vingt écus de gages; et quand ce valet l'avait fâché, il lui faisoit une remontrance en ces termes: «Mon ami, quand on offense son maître, on offense Dieu, et quand on offense Dieu, il faut, pour en obtenir le pardon, jeûner et donner l'aumône. C'est pourquoi je retiendrai cinq sous de votre dépense que je donnerai aux pauvres à votre intention, pour l'expiation de vos péchés.»

Tout son contentement étoit d'entretenir ses amis particuliers, comme Racan, Colomby, Yvrande et autres, du mépris qu'il faisoit de toutes les choses qu'on estimoit le plus dans le monde. Il disoit souvent à Racan, qui est de la maison de Bueil, que c'étoit une folie de se vanter d'être d'une ancienne noblesse; que plus elle étoit ancienne, plus elle étoit douteuse; et qu'il ne falloit qu'une femme lascive pour pervertir le sang de Charlemagne et de saint Louis[259].

Il ne s'épargnoit pas lui-même en l'art où il excelloit, et disoit souvent à Racan: «Voyez-vous, mon cher monsieur, si nos vers vivent après nous, toute la gloire que nous pouvons en espérer, c'est qu'on dira que nous avons été deux excellents arrangeurs de syllabes, et que nous avons été tous deux bien fous de passer toute notre vie à un exercice si peu utile et au public et à nous, au lieu de l'employer à nous donner du bon temps, et à penser à l'établissement de notre fortune.»

Il avoit un grand mépris pour tous les hommes en général, et il disoit, après avoir conté en trois mots la mort d'Abel: «Ne voilà-t-il pas un beau début? Ils ne sont que trois ou quatre au monde, et ils s'entretuent déjà; après cela, que pouvoit espérer Dieu des hommes pour se donner tant de peine à les conserver?»

Il parloit fort ingénument de toutes choses; il ne faisoit pas grand cas des sciences, principalement de celles qui ne servent qu'à la volupté, au nombre desquelles il mettoit la poésie. Et comme un jour un faiseur de vers se plaignoit à lui qu'il n'y avoit de récompense que pour ceux qui servoient le Roi dans ses armées et dans les affaires d'importance, et que l'on étoit trop cruel pour ceux qui excelloient dans les belles-lettres, Malherbe lui répondit que c'étoit une sottise de faire le métier de rimeur pour en espérer autre récompense que son divertissement; et qu'un bon poète n'étoit pas plus utile à l'Etat qu'un bon joueur de quilles.

Pendant la prison de M. le Prince[260], le lendemain que madame la Princesse, sa femme, fut accouchée de deux enfants morts pour avoir été incommodée de la fumée qu'il faisoit dans sa chambre au bois de Vincennes, il trouva un conseiller de province de ses amis en une grande tristesse chez M. le garde-des-sceaux Du Vair. «Qu'avez-vous? lui dit-il.—Les gens de bien, lui dit cet homme, pourroient-ils avoir de la joie après qu'on vient de perdre deux princes du sang»? Malherbe lui repartit: «Monsieur, monsieur, cela ne doit point vous affliger: ne vous souciez que de bien servir, vous ne manquerez jamais de maître.»

Allant dîner chez un homme qui l'en avoit prié, il trouva à la porte de cet homme un valet qui avoit des gants dans ses mains; il étoit onze heures. «Qui êtes-vous, mon ami? lui dit-il.—Je suis le cuisinier, monsieur.—Vertu Dieu! reprit-il en se retirant bien vite, que je ne dîne pas chez un homme dont le cuisinier, à onze heures, a des gants dans ses mains[261]

Etant allé avec feu Du Moustier et Racan aux Chartreux pour voir un certain Père Chazerey, on ne voulut leur permettre de lui parler qu'ils n'eussent dit chacun un Pater; après le Père vint et s'excusa de ne pouvoir les entretenir. «Faites-moi donc rendre mon Pater,» dit Malherbe[262].

Racan le trouva une fois qui comptoit cinquante sols. Il mettoit dix, dix et cinq, et après dix, dix et cinq. «Pourquoi cela? dit Racan.—C'est, répondit-il, que j'avois dans ma tête cette stance, où il y a deux grands vers et un demi-vers, puis deux grands vers et un demi-vers.»

Que d'épines, Amour, etc.[263]!

Une fois il ôta les chenets du feu. C'étoient des chenets qui représentoient de gros satyres barbus; «Mon Dieu, dit-il, ces gros B.... se chauffent tout à leur aise, tandis que je meurs de froid[264]

Un de ses neveux le vint voir une fois, après avoir été neuf ans au collége. Il lui voulut faire expliquer quelques vers d'Ovide, à quoi ce garçon se trouvoit bien empêché. Après l'avoir laissé ânonner un gros quart-d'heure, Malherbe lui dit: «Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant, vous ne valez rien à autre chose.»

Un gentilhomme de ses parents étoit fort chargé d'enfants; Malherbe l'en plaignoit, l'autre lui dit qu'il ne pouvoit avoir trop d'enfants, pourvu qu'ils fussent gens de bien. «Je ne suis point de cet avis, répondit notre poète, et j'aime mieux manger un chapon avec un voleur qu'avec trente capucins.»

Le lendemain de la mort du maréchal d'Ancre, il dit à madame de Bellegarde, qu'il trouva allant à la messe: «Hé quoi, madame, a-t-on encore quelque chose à demander à Dieu, après qu'il a délivré la France du maréchal d'Ancre?»

Une année que la Chandeleur avoit été un vendredi, Malherbe faisoit une grillade le lendemain, entre sept et huit heures, d'un reste de gigot de mouton qu'il avoit gardé du jeudi. Racan entre et lui dit: «Quoi! monsieur, vous mangez de la viande, et Notre-Dame n'est plus en couche.—Vous vous moquez, dit Malherbe, les dames ne se lèvent pas si matin[265]

Il alloit fort souvent chez madame des Loges[266]. Un jour, ayant trouvé sur sa table le gros livre de M. Dumoulin contre le cardinal du Perron[267], et l'enthousiasme l'ayant pris à la seule lecture du titre, il demanda une plume et du papier, et écrivit ces vers:

Quoique l'auteur de ce gros livre
Semble n'avoir rien ignoré,
Le meilleur est toujours de suivre
Le prône de notre curé.
Toutes ces doctrines nouvelles
Ne plaisent qu'aux folles cervelles;
Pour moi, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range;
Il n'est permis d'aimer le change
Qu'en fait de femmes et d'habits.

Madame des Loges ayant lu ces vers, piquée d'honneur et de zèle, prit la même plume, et de l'autre côté écrivit ces autres vers:

C'est vous dont l'audace nouvelle
A rejeté l'antiquité,
Et Dumoulin ne vous rappelle
Qu'à ce que vous avez quitté.
Vous aimez mieux croire à la mode:
C'est bien la foi la plus commode
Pour ceux que le monde a charmés.
Les femmes y sont vos idoles;
Mais à grand tort vous les aimez,
Vous qui n'avez que des paroles[268].

Il ne traita guère mieux M. de Méziriac que Desportes. Car un jour que cet honnête homme lui apporta une traduction qu'il avoit faite de l'arithmétique de Diophante, auteur grec, avec des commentaires[269], quelques-uns de leurs amis communs se mirent à louer ce travail, en présence de l'auteur, et à dire qu'il seroit fort utile au public. Malherbe leur demanda seulement s'il feroit diminuer le pain et le vin. Il appeloit M. de Méziriac, M. de Miseriac. Il en répondit presqu'autant à un gentilhomme huguenot, et lui dit, pour toute réplique à la controverse qu'il avoit débitée: «Dites-moi, monsieur, boit-on de meilleur vin à La Rochelle et mange-t-on de meilleur blé qu'à Paris?»

Un président de Provence avoit mis une méchante devise sur sa cheminée, et croyant avoir fait merveilles, il dit à Malherbe: «Que vous en semble?—Il ne falloit, répondit Malherbe, que la mettre un peu plus bas[270]

Quand il soupoit de jour, il faisoit fermer les fenêtres et allumer de la chandelle, autrement, disoit-il, c'étoit dîner deux fois[271].

Quelqu'un lui dit que M. Gaumin avoit trouvé le secret d'entendre la langue punique et qu'il y avoit fait le Pater noster: «Je m'en vais tout à cette heure vous en faire le Credo.» Et à l'instant il prononça une douzaine de mots barbares, et ajouta: «Je vous soutiens que voilà le Credo en langue punique. Qui est-ce qui me pourra dire le contraire?»

Il avoit un frère aîné avec lequel il a toujours été en procès; et comme quelqu'un lui disoit: «Des procès entre des personnes si proches! Jésus, que cela est de mauvais exemple!—Et avec qui voulez-vous donc que j'en aie? avec les Turcs et les Moscovites? je n'ai rien à partager avec eux[272]

On lui disoit qu'il n'avoit pas suivi dans un psaume le sens de David: «Je crois bien, dit-il, suis-je le valet de David? J'ai bien fait parler le bon homme autrement qu'il n'avoit fait[273]

Un jour il dit des vers à Racan; et après il lui en demanda son avis. Racan s'en excusa, lui disant: «Je ne les ai pas bien entendus, vous en avez mangé la moitié.» Cela le piqua; il répondit en colère: «Mordieu, si vous me fâchez, je les mangerai tout entiers. Ils sont à moi, puisque je les ai faits; j'en puis faire ce qu'il me plaira.»

Il se mettoit en colère contre les gueux qui lui disoient: «Mon noble gentilhomme,» et disoit en grondant: «Si je suis gentilhomme, je suis noble.»

Il n'étoit pas toujours si fâcheux, et il a dit de lui-même qu'il étoit de Balbut en Balbutie[274]. C'était le plus mauvais récitateur du monde. Il gâtoit ses beaux vers en les prononçant. Outre qu'on ne l'entendoit presque point, à cause de l'empêchement de sa langue et de l'obscurité de sa voix, avec cela il crachoit au moins six fois en disant une stance de quatre vers. C'est pourquoi le cavalier Marini disoit qu'il n'avoit jamais vu d'homme plus humide ni de poète plus sec. A cause de sa crachotterie, il se mettoit toujours auprès de la cheminée.

Il disoit à M. Chapelain, qui lui demandoit conseil sur la manière d'écrire qu'il falloit suivre: «Lisez les livres imprimés, et ne dites rien de ce qu'ils disent[275]

Ce même M. Chapelain le trouva un jour sur un lit de repos qui chantoit:

D'où venez-vous, Jeanne?
Jeanne, d'où venez-vous?

et ne se leva point qu'il n'eût achevé. «J'aimerois mieux, lui dit-il, avoir fait cela que toutes les œuvres de Ronsard.» Racan dit qu'il lui a ouï dire la même chose d'une chanson où il y a à la fin:

Que me donnerez-vous?
Je ferai l'endormie.

Il avoit effacé plus de la moitié de son Ronsard, et en colloit les raisons à la marge. Un jour Racan, Colomby, Yvrande[276], et autres de ses amis, le feuilletoient sur sa table, et Racan lui demanda s'il approuvoit ce qu'il n'avoit point effacé. «Pas plus que le reste,» dit-il. Cela donna sujet à la compagnie, et entre autres à Colomby, de lui dire qu'après sa mort ceux qui rencontreroient ce livre croiroient qu'il avoit trouvé bon tout ce qu'il n'avoit point rayé. «Vous avez raison,» lui répondit Malherbe. Et sur l'heure il acheva d'effacer le reste.

Il étoit mal meublé et logeoit d'ordinaire en chambre garnie, où il n'avoit que sept ou huit chaises de paille; et comme il étoit fort visité de ceux qui aimoient les belles-lettres, quand les chaises étoient toutes occupées, il fermoit sa porte par dedans, et si quelqu'un heurtoit, il lui crioit: «Attendez, il n'y a plus de chaises,» disant qu'il valoit mieux ne les point recevoir que de les laisser debout.

Il se vantoit d'avoir sué trois fois la v....., comme un autre se vanteroit d'avoir gagné trois batailles, et faisoit assez plaisamment le récit du voyage qu'il fit à Nantes pour aller trouver un homme qui guérissoit de cette maladie dans une chaire; sans doute c'étoit avec des parfums. Par son crédit, il se fit céder cette chaire par un autre qui l'avoit déjà retenue, et il écrivoit qu'il avoit gagné une chaire à Nantes où il n'y avoit pourtant point d'université. On l'appeloit chez M. de Bellegarde le Père Luxure[277].

Il a toujours été fort adonné aux femmes, et se vantoit en conversation de ses bonnes fortunes et des merveilles qu'il y avoit faites[278].

Il disoit qu'il se connoissoit en deux choses, en musique et en gants. Voyez le grand rapport qu'il y a de l'un à l'autre!

Dans ses Heures il avoit effacé des Litanies tous les noms des saints et des saintes, et disoit qu'il suffisoit de dire: «Omnes sancti et sanctæ, Deum orate pro nobis.»

Un soir, qu'il se retiroit après souper, de chez M. de Bellegarde avec son homme qui lui portoit le flambeau, il rencontra M. de Saint-Paul, homme de condition, parent de M. de Bellegarde, qui le vouloit entretenir de quelque nouvelle de peu d'importance. Il lui coupa court en lui disant: «Adieu, monsieur, adieu, vous me faites brûler pour cinq sols de flambeau, et ce que vous me dites ne vaut pas un carolus

Le feu archevêque de Rouen[279] l'avoit prié à dîner pour le mener après au sermon qu'il devoit faire en une église proche de chez lui. Aussitôt que Malherbe eut dîné, il s'endormit dans une chaise, et comme l'archevêque le pensa réveiller pour le mener au sermon: «Hé! je vous prie, dit-il, dispensez-m'en; je dormirai bien sans cela.»

Un jour, entrant dans l'hôtel de Sens, il trouva dans la salle deux hommes qui, disputant d'un coup de trictrac, se donnoient tous deux au diable qu'ils avoient gagné. Au lieu de les saluer, il ne fit que dire: «Viens, Diable, viens vite, tu ne saurois faillir, il y en a l'un ou l'autre à toi.»

Quand les pauvres lui disoient qu'ils prieroient Dieu pour lui, il leur répondoit «qu'il ne croyoit pas qu'ils eussent grand crédit auprès de Dieu, vu le pitoyable état où il les laissoit, et qu'il eût mieux aimé que M. de Luynes ou M. le surintendant lui eût fait cette promesse.»

Un jour qu'il faisoit un grand froid, il ne se contenta pas de bien se garnir de chemisettes, il étendit encore sur sa fenêtre trois ou quatre aunes de frise verte, en disant: «Je pense qu'il est avis à ce froid que je n'ai plus de quoi faire des chemisettes. Je lui montrerai bien que si.»

En ce même hiver, il avoit une telle quantité de bas, presque tous noirs, que pour n'en mettre pas plus à une jambe qu'à l'autre, à mesure qu'il mettoit un bas il mettoit un jeton dans une écuelle. Racan lui conseilla de mettre une lettre de soie de couleur à chacun de ses bas, et de les chausser par ordre alphabétique. Il le fit, et le lendemain il dit à Racan: «J'en ai dans l'L,» pour dire qu'il avoit autant de paires de bas qu'il y avoit de lettres jusqu'à celle-là. Un jour chez madame des Loges il montra quatorze tant chemises que chemisettes, ou doublure. Tout l'été il avoit de la panne, mais il ne portoit pas trop régulièrement son manteau sur les deux épaules. Il disoit, à propos de cela, que Dieu n'avoit fait le froid que pour les pauvres ou pour les sots, et que ceux qui avoient le moyen de se bien chauffer et de se bien vêtir ne devoient point souffrir le froid.

Quand on lui parloit d'affaires d'Etat, il avoit toujours ce mot à la bouche qu'il a mis dans l'Épître liminaire de Tite-Live, adressée à M. de Luynes[280], qu'il ne faut point se mêler de la conduite d'un vaisseau où l'on n'est que simple passager.

M. Morand, Trésorier de l'épargne, qui étoit de Caen, promit à Malherbe et à un gentilhomme de ses amis, qui étoit aussi de Caen, de leur faire toucher à chacun quatre cents livres pour je ne sais quoi, et en cela il leur faisoit une grande grâce. Il les convia même à dîner. Malherbe n'y vouloit point aller, s'il ne leur envoyoit son carrosse. Enfin le gentilhomme l'y fit aller à cheval. Après dîner, on leur compta leur argent. En revenant, il prend une vision à Malherbe d'acheter un coffre-fort. «Et pourquoi? dit l'autre.—Pour serrer mon argent.—Et il coûtera la moitié de votre argent.—N'importe, dit-il, deux cents livres sont autant à moi que mille à un autre.» Et il fallut lui aller acheter un coffre-fort[281].

Patrix[282] le trouva une fois à table: «Monsieur, lui dit-il, j'ai toujours eu de quoi dîner, mais jamais de quoi rien laisser au plat[283]

Il donna pourtant un jour à dîner à six de ses amis. Tout le festin ne fut que de sept chapons bouillis, à chacun le sien, disant qu'il les aimoit tous également, et ne vouloit être obligé de servir à l'un la cuisse et à l'autre l'aile[284].

Pour aborder M. de La Vieuville, surintendant des finances, et lui rendre grâces de quelque chose, il s'avisa d'une belle précaution. Dès qu'on disoit à cet homme: Monsieur, je vous... il croyoit qu'on alloit ajouter demande, et il ne vouloit plus écouter. Malherbe y alla, et lui dit: «Monsieur, remercier je vous viens[285]

Retournons à la poésie. Il lui arrivoit quelquefois de mettre une même pensée en plusieurs lieux différens, et il vouloit qu'on le trouvât bon: «car, disoit-il, ne puis-je pas mettre sur mon buffet un tableau qui aura été sur ma cheminée?» Mais Racan lui disoit que ce portrait n'étoit jamais qu'en un lieu à la fois, et que cette même pensée demeuroit en même temps en diverses pièces[286].

On lui demanda une fois pourquoi il ne faisoit point d'élégies: «Parce que je fais des odes, dit-il, et qu'on doit croire que qui saute bien pourra bien marcher[287]

Il s'opiniâtra fort long-temps à faire des sonnets irréguliers (dont les deux quatrains ne sont pas de même rime). Colomby n'en voulut jamais faire et ne les pouvoit approuver. Racan en fit un ou deux, mais il s'en ennuya bientôt; et comme il disoit à Malherbe que ce n'étoit pas un sonnet, si on n'observoit les règles du sonnet: «Eh bien, lui dit Malherbe, si ce n'est pas un sonnet, c'est une sonnette.» Enfin il les quitta, comme les autres, quand on ne l'en pressa plus, et de tous ses disciples il n'y a eu que Maynard qui ait continué à en faire.

Il avoit aversion pour les fictions poétiques, si ce n'étoit dans un poème épique; et en lisant une élégie de Régnier à Henri IV, où il feint que la France s'enleva en l'air pour parler à Jupiter, et se plaindre du misérable état où elle étoit pendant la Ligue, il demandoit à Régnier en quel temps cela étoit arrivé, qu'il avoit demeuré toujours en France depuis cinquante ans, et qu'il ne s'étoit point aperçu qu'elle se fût enlevée hors de sa place.

Un jour que M. de Termes reprenoit Racan d'un vers qu'il a changé depuis, où il y avoit, parlant de la vie d'un homme des champs,

Le labeur de ses bras rend sa maison prospère,

Racan lui répondit que Malherbe avoit bien dit:

Oh! que nos fortunes prospères, etc.

Malherbe, qui étoit présent: «Eh bien, mordieu, si je fais un pet, en voulez-vous faire un autre?»

Quand on lui montroit des vers où il y avoit des mots qui ne servoient qu'à la mesure ou à la rime, il disoit que c'étoit une bride de cheval attachée avec une aiguillette.

Un homme de robe de fort bonne condition lui apporta d'assez mauvais vers qu'il avoit faits à la louange d'une dame, et lui dit, avant que de les lui lire, que des considérations l'avoient obligé à les faire. Malherbe les lut d'un air fort chagrin, et lui dit: «Avez-vous été condamné à être pendu, ou à faire ces vers? car, à moins que de cela, on ne vous le sauroit pardonner.»

Il se prenoit pour le maître de tous les autres, et avec raison. Balzac, dont il faisoit grand cas, et de qui il disoit: «Ce jeune homme ira plus loin pour la prose que personne n'a encore été en France,» lui apporta le sonnet de Voiture pour Uranie, sur lequel on a tant écrit depuis. Il s'étonna qu'un aventurier, ce sont ses propres termes, qui n'avoit point été nourri sous sa discipline, qui n'avoit point pris attache de lui, eût fait un si grand progrès dans un pays dont il disoit qu'il avoit la clef[288].

Il ne vouloit point qu'on fît des vers en une langue étrangère, et disoit que nous n'entendions point la finesse d'une langue qui ne nous étoit point naturelle; et, à ce propos, pour se moquer de ceux qui faisoient des vers latins, il disoit que si Virgile et Horace revenoient au monde, ils donneroient le fouet à Bourbon[289] et à Sirmond[290].

Quand il eut fait cette chanson qui commence:

Cette Anne si belle, etc.[291],

qui est une chanson pitoyable, Bautru la retourna ainsi:

Ce divin Malherbe,
Cet esprit parfait,
Donnez-lui de l'herbe:
N'a-t-il pas bien fait?

Pour s'excuser, il disoit tantôt qu'on l'avoit trop pressé, tantôt que c'étoit pour les empêcher de lui demander sans cesse des vers pour des récits de ballet; puis, qu'il les falloit ainsi pour s'accommoder à l'air; et il enrageoit de n'avoir pas une bonne raison à dire[292].

On a aussi retourné ces couplets où il y a à la reprise:

Cela se peut facilement,

et puis

Cela ne se peut nullement[293];

mais c'étoient des couplets que M. de Bellegarde avoit faits, et que Malherbe n'avoit fait que raccommoder. La parodie en est plaisante. Elle est dans le Cabinet satirique. C'est Berthelot qui l'a faite[294].

Il avoit pour ses écoliers Racan, Maynard, Touvant et Colomby[295]. Il en jugeoit diversement, et disoit, en termes généraux, que Touvant faisoit bien des vers, sans dire en quoi il excelloit; que Colomby avoit beaucoup d'esprit, mais qu'il n'avoit point de génie pour la poésie; que Maynard étoit celui de tous qui faisoit mieux des vers, mais qu'il n'avoit point de force, et qu'il s'étoit adonné à un genre de poésie, voulant dire l'épigramme, auquel il n'étoit pas propre, parce qu'il n'avoit pas assez de pointe d'esprit; pour Racan, qu'il avoit de la force, mais qu'il ne travailloit pas assez ses vers; que bien souvent, pour mettre une bonne pensée, il prenoit de trop grandes licences, et que de ces deux derniers on en feroit un grand poète. Il disoit à Racan qu'il étoit hérétique en poésie. Il le blâmoit de rimer indifféremment aux terminaisons en ant et en ent, en ance et en ence. Il vouloit qu'on rimât pour les yeux aussi bien que pour les oreilles. Il le reprenoit de rimer le simple et le composé, comme temps et printemps, jour et séjour; il ne vouloit pas qu'on rimât les mots qui avoient quelque connivence ou qui étoient opposés, comme montagne et campagne[296], offense et défense, père et mère, toi et moi; il ne vouloit pas non plus qu'on rimât les mots dérivés d'un même mot, comme, admettre, commettre, promettre, qui viennent tous de mettre; ni les noms propres les uns avec les autres, comme Thessalie et Italie, Castille et Bastille, Alexandre et Lisandre; et sur la fin il étoit devenu si scrupuleux en ses rimes, qu'il avoit même de la peine à souffrir qu'on rimât les verbes en er qui avoient tant soit peu de convenance, comme, abandonner, ordonner, pardonner, et disoit qu'ils venoient tous trois de donner. La raison qu'il en rendoit est qu'on trouvoit de plus beaux vers en rapprochant les mots éloignés, qu'en rimant ceux qui avoient de la convenance, parce que ces derniers n'avoient presque qu'une même signification. Il s'étudioit fort à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu'il avoit qu'elles lui faisoient trouver des pensées nouvelles, outre qu'il disoit que cela sentoit un grand poète de tenter les rimes qui n'avoient point encore été rimées. Il faut entendre cela principalement pour les sonnets où il faut quatre rimes. Il ne vouloit point qu'on rimât sur bonheur ni sur malheur, parce que les Parisiens n'en prononcent que l'u, comme s'il y avoit bonhur, malhur, et de le rimer à honneur il le trouvoit trop proche. Il défendoit de rimer à flame, parce qu'il l'écrivoit et le prononçoit avec deux m, flamme, et le faisoit long en le prononçant, de sorte qu'il ne le pouvoit rimer, qu'avec épigramme.

Il reprenoit Racan de rimer qu'ils ont eu avec vertu ou battu, parce, disoit-il, qu'on prononçoit à Paris les mots eu en deux syllabes.

Au commencement que Malherbe vint à la cour, qui fut en 1605, comme nous avons dit, il n'observoit pas encore de faire une pause au troisième vers des stances de six, comme il se peut voir dans celles qu'il fit pour le Roi allant en Limosin, où il y en a deux ou trois où le sens va jusqu'au quatrième vers, et aussi en cette stance du psaume Domine, Deus noster:

Sitôt que le besoin excite son désir,
Qu'est-ce qu'en ta largesse il ne trouve à choisir?
Et par ton mandement, l'air, la mer et la terre
N'entretiennent-ils pas
Une secrète loi de se faire la guerre,
A qui de plus de mets fournira ses repas[297]?

Il demeura presque toujours en cette espèce de négligence durant la vie d'Henri IV, comme il se voit encore dans une des pièces qu'il fit pour lui, lorsqu'il étoit amoureux de madame la Princesse.

Que n'êtes-vous lassées,
Mes tristes pensées, etc.[298].

Mais à une autre pièce qu'il fit pour ce prince amoureux, il a observé de finir exactement le sens au troisième vers; c'est:

Que d'épines, Amour, etc.[299].

Le premier qui s'aperçut que cette observation étoit nécessaire aux stances de six, ce fut Maynard, et c'est peut-être la raison pourquoi Malherbe l'estimoit l'homme de France qui faisoit mieux les vers. D'abord Racan, qui jouoit un peu du luth et aimoit la musique, se rendit, en faveur des musiciens qui ne pouvoient faire leur reprise aux stances de six, s'il n'y avoit un arrêt au troisième vers; mais quand Malherbe et Maynard voulurent qu'aux stances de dix on en fît encore un au septième vers, il s'y opposa, et ne l'a presque jamais observé. Sa raison étoit que ces stances ne se chantent presque jamais, et que, quand elles se chanteroient, on ne les chanteroit point en trois reprises; c'est pourquoi il suffiroit d'en faire une au quatrième vers.

Malherbe vouloit que les élégies eussent un sens parfait de quatre vers en quatre vers, même de deux en deux, s'il se pouvoit; à quoi jamais Racan ne s'est accordé.

Il ne vouloit pas que l'on nombrât en vers avec ces nombres vagues de cent et de mille; comme mille, ou cent tourments, et disoit assez plaisamment, quand il voyoit cent: «Peut-être n'y en avoit-il que quatre-vingt-dix et neuf.» Mais il disoit qu'il y avoit de la grâce à nombrer nécessairement comme en ce vers de Racan:

Vieilles forêts de trois siècles âgées.

C'est encore une des censures à quoi Racan ne se pouvoit rendre, et néanmoins il n'a osé le faire que depuis la mort de Malherbe.

A propos de nombres, quand quelqu'un disoit: «Il a les fièvres,» il demandoit aussitôt: «Combien en a-t-il de fièvres[300]

Il se moquoit de ceux qui disoient qu'il y avoit du nombre dans la prose, et il disoit que de faire des périodes nombreuses, c'était faire des vers en prose. Cela a fait croire à quelques-uns que la traduction des Epîtres de Sénèque n'étoit point de lui, parce qu'il y a quelque nombre dans les périodes.

On voit par une de ses lettres que c'étoit un amoureux un peu rude. Il a avoué à madame de Rambouillet, qu'ayant eu soupçon que la vicomtesse d'Auchy[301] (c'est Caliste dans ses Œuvres) aimoit un autre auteur, et l'ayant trouvée seule sur son lit, il lui prit les deux mains d'une des siennes et de l'autre la souffleta jusqu'à la faire crier au secours. Puis quand il vit que le monde venoit, il s'assit comme si de rien étoit. Depuis il lui en demanda pardon[302].

Racan, de qui j'ai eu la plus grande part de ces mémoires, dit que, sur les vieux jours de Malherbe, s'entretenant avec lui du dessein qu'ils avoient de choisir quelque dame de mérite et de qualité pour être le sujet de leurs vers, Malherbe nomma madame la marquise de Rambouillet, et lui madame de Termes qui étoit alors veuve[303]. Il se trouva que toutes deux avoient nom Catherine, l'une Catherine de Vivonne, et l'autre Catherine Chabot. Le plaisir que prit Malherbe en cette conversation lui fit venir l'envie d'en faire une églogue ou entretien de bergers sous les noms de Mélibée pour lui et d'Arcan pour Racan. Il lui en a récité plus de quarante vers. Cependant on n'en a rien trouvé parmi ses papiers.

Le jour même qu'il fit le dessein de cette églogue, craignant que ce nom d'Arthénice, s'il servoit pour deux personnes, ne fît de la confusion dans cette pièce, il passa toute l'après-dînée avec Racan à retourner ce nom-là. Ils ne trouvèrent que Arthénice, Eracinthe et Carinthée. Le premier fut jugé le plus beau; mais Racan s'en étant servi dans la pastorale qu'il fit peu de temps après, Malherbe laissa les deux autres et prit Rodanthe.

Madame de Rambouillet dit qu'elle n'a jamais ouï parler de Rodanthe[304], mais qu'un jour Malherbe lui dit: «Ah! madame, si vous étiez femme à faire faire des vers, j'ai trouvé le plus beau nom du monde en tournant le vôtre.» Elle ajoute que quelque temps après il lui dit qu'il étoit fort en colère contre Racan, qui lui avait volé ce beau nom, et qu'il vouloit faire une pièce qui commenceroit ainsi:

Celle pour qui je fis le beau nom d'Arthénice,

afin qu'on sût que c'étoit lui qui l'avoit trouvé dans ses lettres. Elle dit que dans cette petite élégie qui commence:

Et maintenant encore en cet âge penchant
Où mon peu de lumière est si près du couchant, etc.,

Malherbe vouloit parler d'elle, quand il dit:

«Cette jeune bergère à qui les Destinées
«Sembloient avoir donné mes dernières années, etc.»

Elle m'a assuré que ce sont les seuls vers qu'il ait faits pour elle[305].

Elle m'a conté que Malherbe ne l'ayant pas trouvée, s'étoit amusé un jour à causer chez elle avec une fille, et qu'on tira par hasard un coup de mousquet dont la balle passa entre lui et cette demoiselle. Le lendemain il vint voir madame de Rambouillet, et comme elle lui faisoit quelque civilité sur cet accident: «Je voudrois, lui dit-il, avoir été tué de ce coup. Je suis vieux, j'ai assez vécu, et puis on m'eût peut-être fait l'honneur de croire que M. de Rambouillet l'auroit fait faire[306]

M. Racan soutient pourtant que c'est pour elle qu'il fit cette chanson:

Chère beauté, que mon âme ravie, etc.[307]

et cette autre ou Boisset mit un air:

Ils s'en vont ces rois de ma vie,
Ces yeux, ces beaux yeux[308], etc.

Racan, qui avoit trente-quatre ans moins que Malherbe, changea son amour poétique en un véritable et légitime amour. C'est ce qui donna lieu à Malherbe de lui écrire une lettre où il y avoit des vers qui sont ceux où il est parlé de madame de Rambouillet, pour le divertir de cette passion; parce qu'il avoit appris que madame de Termes se laissoit cajoler par le président Vignier, qu'elle a épousé depuis[309]. Et quand il sut que Racan étoit décidé de se marier en son pays du Maine, il le manda aussitôt à madame de Termes par une lettre qui est imprimée.

Environ en ce temps là son fils fut assassiné à Aix, où il étoit conseiller. Malherbe ne vouloit pas qu'il le fût: cela lui sembloit indigné de lui. Il ne s'y résolut qu'après qu'on lui eut représenté que M. de Foix, nommé à l'archevêché de Toulouse, étoit bien conseiller au parlement de Paris, lui qui étoit allié de toutes les maisons souveraines de l'Europe. Voici comme ce pauvre garçon fut tué. Deux hommes d'Aix ayant querelle prirent la campagne; leurs amis coururent après; les deux partis se rencontrèrent en une hôtellerie; chacun parla à l'avantage de son ami. Le fils de Malherbe étoit insolent, les autres ne le purent souffrir, ils se jetèrent dessus et le tuèrent. Celui qu'on en accusoit s'appeloit Piles. Il n'étoit pas seul sur Malherbe, les autres l'aidèrent à le dépêcher[310]. Or on soupçonnoit celui pour qui Piles[311] étoit, d'être de race de Juifs; c'est ce que veut dire Malherbe en un sonnet qu'il fit sur la mort de son fils. Ce sonnet n'est pas imprimé.

On lui parla d'accommodement, et un conseiller de Provence, son ami particulier, lui porta paroles de six mille écus; il en rejeta la proposition. Depuis, ses amis lui firent considérer que la vengeance qu'il désiroit étoit apparemment impossible, à cause du crédit de sa partie, et qu'il ne devoit pas refuser cette légère satisfaction qu'on lui présentait. «Hé bien! dit-il, je suivrai votre conseil, je prendrai de l'argent, puisqu'on m'y force, mais je proteste que je n'en garderai pas un teston pour moi, j'emploierai le tout à faire bâtir un mausolée à mon fils.» Il usa du mot de mausolée, au lieu de celui de tombeau, et fit le poète partout.

Depuis, ce traité n'ayant pas réussi, il alla exprès au siége de La Rochelle en demander justice au Roi, dont n'ayant pas eu toute la satisfaction qu'il espéroit, il disoit tout haut à Nesle, dans la cour du logis où le Roi logeoit, qu'il vouloit demander le combat contre M. de Piles. Des capitaines aux gardes et autres gens qui étoient là sourioient de le voir à cet âge-là parler d'aller sur le pré, et Racan, qui y étoit, et qui commandoit la compagnie des gendarmes du maréchal d'Effiat, comme son ami, le voulut tirer à part pour lui dire qu'on se moquoit de lui, et qu'il étoit ridicule à l'âge de soixante-treize ans de se vouloir battre contre un homme de vingt-cinq; mais Malherbe, l'interrompant brusquement, lui dit: «C'est pour cela que je le fais. Je hasarde un sol contre une pistole.»

Le bon homme gagna à ce voyage la maladie dont il mourut à son retour à Paris, un peu devant la prise de La Rochelle[312].

Il n'étoit pas autrement persuadé de l'autre vie, et disoit, quand on lui parloit de l'enfer et du paradis: »J'ai vécu comme les autres, je veux mourir comme les autres, et aller où vont les autres.»

On eut bien de la peine à le résoudre à se confesser; il disoit pour ses raisons qu'il n'avoit accoutumé de se confesser qu'à Pâques. Il observoit pourtant assez régulièrement les commandements de l'Eglise, et ne mangea de la viande ce samedi d'après la Chandeleur[313] que par mégarde; même il demandoit d'ordinaire permission d'en manger quand il en avoit besoin, et alloit à la messe toutes les fêtes et les dimanches. Il parloit toujours de Dieu et des choses saintes avec respect, et un de ses amis lui fit un jour avouer, en présence de Racan, qu'il avoit une fois fait vœu, durant la maladie de sa femme, d'aller, si elle en revenoit, d'Aix à la Sainte-Baume à pied et tête nue. Néanmoins il lui échappoit quelquefois de dire que la religion du prince étoit la religion des honnêtes gens.

Yvrande acheva de le résoudre à se confesser et à communier, en lui disant: «Vous avez toujours fait profession de vivre comme les autres.—Que veut dire cela? lui dit Malherbe.—C'est, lui répondit Yvrande, que quand les autres meurent ils se confessent communément, et reçoivent les autres sacrements de l'Eglise.» Malherbe avoua qu'il avoit raison, et envoya quérir le vicaire de Saint-Germain-l'Auxerrois qui l'assista jusqu'à la mort[314].

On dit qu'une, heure avant que de mourir, il se réveilla comme en sursaut d'un grand assoupissement, pour reprendre son hôtesse, qui lui servoit de garder d'un mot qui n'étoit pas bien françois à son gré; et comme son confesseur lui en voulut faire réprimande, il lui dit qu'il n'avoit pu s'en empêcher, et qu'il avoit voulu jusqu'à la mort maintenir la pureté de la langue françoise.

MADEMOISELLE PAULET.

Mademoiselle Paulet étoit fille d'un Languedocien qui inventa ce qu'on appelle aujourd'hui la Paulette, invention qui ruinera peut-être la France[315]. Sa mère étoit de fort bas lieu et d'une race fort diffamée pour les amourettes. Elle disoit que son père étoit gentilhomme; sa mère menoit une vie assez gaillarde. Mademoiselle Paulet avoit beaucoup de vivacité, étoit jolie, avoit le teint admirable, la taille fine, dansoit bien, jouoit du luth, et chantoit mieux que personne de son temps[316]; mais elle avoit les cheveux si dorés qu'ils pouvoient passer pour roux. Le père, qui vouloit se prévaloir de la beauté de sa fille, et la mère, qui étoit coquette, reçurent toute la cour chez eux. M. de Guise fut celui dont on parla le premier avec elle. On disoit qu'il avoit laissé une galoche en descendant par une fenêtre. Il disoit qu'il lui sembloit avoir toujours le petit chose de la petite Paulet devant les yeux. M. de Chevreuse suivit son aîné, et ce fut ce qui la décria le plus, car il lui avoit donné pour vingt mille écus de pierreries dans une cassette: elle la confia à un nommé Descoudrais, à qui il la fit escamoter.

Le ballet de la Reine-mère, dont nous avons parlé dans l'Historiette de madame la Princesse[317], se dansa en ce temps-là. Elle y chanta des vers de Lingendes qui commençoient ainsi:

«Je suis cet Amphion, etc.»

Or, quoique cela convînt mieux à Arion, elle étoit pourtant sur un dauphin, et ce fut sur cela qu'on fit ce vaudeville:

«Qui fit le mieux du ballet?
«Ce fut la petite Paulet
«Montée sur le dauphin,
«Qui monta sur elle enfin.»

Mais cela a été un pauvre monteur que ce monsieur le Dauphin. Son père y monta au lieu de lui. Henri IV, à ce ballet, eut envie de coucher avec la belle chanteuse. Tout le monde tombe d'accord qu'il en passa son envie. Il alloit chez elle le jour qu'il fut tué; c'étoit pour y mener M. de Vendôme: il vouloit rendre ce prince galant; peut-être s'étoit-il déjà aperçu que ce jeune monsieur n'aimoit pas les femmes. M. de Vendôme a toujours depuis été accusé du ragoût d'Italie. On en a fait une chanson autrefois:

«Monsieur de Vendôme      (bis.)
«Va prendre Sodôme;      (bis.)
«Les Chalais, les Courtauraux[318],
«Seront des premiers à l'assaut.
«Ne sont-ils pas vaillants hommes?
«Chacun leur tourne le dos.»

J'ai ouï conter qu'en une partie de chasse, un bon gentilhomme, oyant chanter cette chanson, dit: «Ah! que mon cousin un tel, qui est à M. le Prince, verra de belles occasions à ce siége!—Mais vous, lui dit-on, n'y voulez-vous point aller?» On le piqua d'honneur, et on lui fit acheter un cheval pour la guerre de Sodôme.

Le chevalier de Guise fut aussi amoureux de mademoiselle Paulet. M. Patru, dont le père étoit tuteur de mademoiselle Paulet, car alors le sien étoit mort, m'a dit qu'un frère qu'elle avoit, qui venoit chez le père de M. Patru pour apprendre la pratique, y apporta le cartel du baron de Luz au chevalier de Guise. Il falloit que le chevalier fût bien familier chez la demoiselle. On disoit alors en goguenardant: «Un bon concert à trois.» M. de Bellegarde, M. de Termes et M. de Montmorency en furent aussi épris. M. de Termes traitoit son amour en badinant, mais il étoit effectivement amoureux; son frère ne l'étoit pas autrement, mais il auroit été fâché que son frère eut été mieux que lui avec elle. Ce M. de Termes fit un vilain tour à mademoiselle Paulet. Un garçon de bon lieu, de Bordeaux, et à son aise, nommé Pontac, la vouloit, à ce qu'on dit, épouser. Termes, sans dire gare, lui donna des coups de bâton. Lui se retira à Bordeaux, et elle ne voulut jamais depuis voir un amant qui traitoit si cruellement ses rivaux.

Quelque temps après elle se sépara de sa mère, et se retira pour quelques jours à Châtillon[319] avec une honnête femme, nommée madame Du Jardin, chez qui elle demeuroit à Paris. Elle avoit déjà donné congé à M. de Montmorency qui étoit alors fort jeune. Lui, qui s'imagina pouvoir entrer plus aisément chez elle à la campagne qu'à Paris, part seul à cheval pour y aller. Des charbonniers en assez bon nombre, car c'est le chemin de Chevreuse, où il se fait beaucoup de charbon, voyant ce jeune homme si bien fait, tout seul, se mirent en tête qu'il s'alloit battre, l'entourèrent et lui firent promettre qu'il ne passeroit pas outre. C'étoit si près de Châtillon que mademoiselle Paulet le reconnut, et pensa mourir de rire de cette aventure. Il y a apparence que, de peur d'être reconnu, il aima mieux s'en retourner. Cette madame Du Jardin, qui étoit dévote, se retira bientôt à la Ville-L'Évêque, où elle étoit comme en religion. Cela obligea mademoiselle Paulet à prendre une maison en particulier. Ce fut en ce temps-là que sa mère vint à mourir.

Madame de Rambouillet, qui avoit eu de l'inclination pour cette jeune fille dès le ballet de la Reine-mère, après avoir laissé passer bien du temps pour purger sa réputation, et voyant que dans sa retraite on n'en avoit point médit, commença à souffrir, à la prière de madame de Clermont-d'Entragues, femme de grande vertu et sa bonne amie, que mademoiselle Paulet la vît quelquefois. Pour madame de Clermont, elle avoit tellement pris cette fille en amitié qu'elle n'eut jamais de repos que mademoiselle Paulet ne vînt loger avec elle. Le mari, fort sot homme du reste, soit qu'il craignît la réputation qu'avoit eue cette fille, soit, comme il y a plus d'apparence, car madame de Clermont n'étoit point jolie, qu'il crût que sa femme donnoit à mademoiselle Paulet, qui alors pour ravoir son bien plaidoit contre diverses personnes, le mari, dis-je, avoit traversé longuement leur amitié, mais enfin on en vint à bout. Ce fut ce qui servit la plus à mademoiselle Paulet pour la remettre en bonne réputation, car après cela madame de Rambouillet la reçut pour son amie, et la grande vertu de cette dame purifia, pour ainsi dire, mademoiselle Paulet, qui depuis fut chérie et estimée de tout le monde.

Elle retira environ vingt mille écus de son bien, avec quoi elle a fait de grandes charités. Nous en verrons des preuves en l'Historiette suivante. Elle nourrissoit une vieille parente chez elle.

L'ardeur avec laquelle elle aimoit, son courage, sa fierté, ses yeux vifs et ses cheveux trop dorés lui firent donner le surnom de Lionne. Elle avoit une chose qui ne témoignoit pas un grand jugement, c'est qu'elle affectoit une pruderie insupportable. Elle fit mettre aux Madelonettes une fille qu'elle avoit, qui se trouva grosse. Depuis, je ne sais quel petit commis l'épousa et devint après un grand partisan. Après elle en prit une si laide que le diable en auroit eu peur. Je lui ai ouï dire qu'elle voudroit que toutes celles qui avoient fait galanterie fussent marquées au visage. Elle n'écrivoit nullement bien, et quelquefois elle avoit la langue un peu longue[320]. Elle aimoit et haïssoit fortement, nous le verrons dans l'Historiette de Voiture. Ce furent madame de Clermont et elle qui introduisirent M. Godeau, depuis évêque de Grasse, à l'hôtel de Rambouillet. Il étoit de Dreux, et madame de Clermont avoit Mézières là tout auprès. Enfin il logea avec elles, et l'abbé de La Victoire[321] appeloit mademoiselle Paulet madame de Grasse. Un soir elle alla, déguisée en oublieuse, à l'hôtel de Rambouillet. Son corbillon étoit de ces corbillons de Flandre avec des rubans couleur de rose; son habit de toile tout couvert de rubans avec une calle[322] de même. Elle joua des oublies, et on ne la reconnut que quand elle chanta la chanson.

Elle ne laissa pas d'avoir des amants depuis sa conversion, mais on n'a médit de pas un. Voiture dit qu'elle avoit pour serviteurs un cardinal, car le cardinal de La Valette l'appeloit, en riant, ma maîtresse; un docteur en théologie[323]; un marchand de la rue Aubry-Boucher[324]; un commandeur de Malte[325]; un conseiller de la cour[326]; un poète[327], et un prévôt de la ville[328]. Ce monsieur de la rue Aubry-Boucher étoit un original. Il prit à cet homme une grande amitié pour madame de Rambouillet, mais celle qu'il avoit pour mademoiselle Paulet se pouvoit appeler amour. A l'entrée qu'on fit au feu Roi, au retour de La Rochelle, il s'avisa, car il étoit capitaine de son quartier, d'habiller tous ses soldats de vert, parce que c'étoit la couleur de la belle. Tous ses verts-galants firent une salve devant la maison où elle étoit avec madame de Rambouillet, madame de Clermont et d'autres. La Lionne, qui ne prenoit pas plaisir à être aimée de cet animal-là, en rugit une bonne heure. Cependant il se fallut apaiser et aller avec ces dames au jardin du galant, dans le faubourg Saint-Victor, où il leur donna la collation. Sa femme vint à mourir; il se remaria avec une personne qu'il voulut à toute force, parce qu'elle avoit de l'air de mademoiselle Paulet. A soixante ans il alla par dévotion à Rome. Si la Lionne eût été encore au monde quand la fille de cet homme fit tant l'acariâtre contre madame de Saint-Etienne[329], comme elle l'auroit dévorée[330]!

J'oubliois une galanterie que madame de Rambouillet fit à mademoiselle Paulet, la première fois qu'elle vint à Rambouillet. Elle la fit recevoir à l'entrée du bourg par les plus jolies filles du lieu, et par celles de la maison, toutes couronnées de fleurs, et fort proprement vêtues. Une d'entre elles, qui étoit plus parée que ses compagnes, lui présenta les clefs du château, et quand elle vint à passer sur le pont, on tira deux petites pièces d'artillerie qui sont sur une des tours.

Mademoiselle Paulet mourut, en 1651, chez madame de Clermont, en Gascogne, où elle étoit allée pour lui tenir compagnie. M. de Grasse (Godeau) y alla exprès de Provence pour l'assister à la mort. Elle ne paroissoit guère que quarante ans et en avoit cinquante-neuf. Tout le monde vouloit qu'elle fût beaucoup plus vieille qu'elle n'étoit. Cela venoit de ce qu'elle avoit fait du bruit de bonne heure.

LA VICOMTESSE D'AUCHY[331].

La vicomtesse d'Auchy étoit de la maison des Ursins, mais non de la branche du marquis de Tresnel[332]. Son mari étoit de la maison de Conflans. Cette femme se pouvoit vanter qu'en tous âges elle avoit fait bien des sottises. D'abord elle se mit en tête de passer pour belle, et de se fourrer bien avant dans la cour. L'un et l'autre lui réussit assez mal, car elle n'avoit rien de beau que la gorge et le tour du visage. Elle avoit un teint de malade, et ses yeux furent toujours les moins brillants et les moins clairvoyants du monde.

Il y a des vers de Malherbe pour elle où il dit:

«Amour est dans ses yeux, il y trempe ses dards[333]

Madame de Rambouillet disoit qu'il avoit raison, car ses yeux pleuroient presque toujours, et l'Amour y pouvoit trouver de quoi tremper ses dards tout à son aise. Je dirai en passant, à propos de cela, que sur ses vieux jours elle disoit, pour faire accroire aux gens qu'elle voyoit fort bien: «J'ai fait venir Thévenin[334], il m'a dit qu'il n'y avoit rien à faire à mes yeux.» Thévenin disoit vrai, car elle n'étoit plus bonne qu'à envoyer aux Quinze-Vingts. En récompense, elle étoit toujours fort proprement et fort parée. Pour la cour, on s'y moqua toujours d'elle. Son mari ne laissa pas d'en prendre du soupçon, car une jeune femme trouve facilement des galants, et une vicomtesse n'en chôme pas à Paris. Il la mena donc à la campagne et l'y tint durant dix ans comme prisonnière, et s'il eût vécu davantage, elle y fût demeurée davantage aussi, car il avoit bonne intention de la tenir là toute sa vie. Voyez quelle délivrance! la voilà en pleine liberté encore jeune.

Comme elle étoit fort vaine, tous les auteurs et principalement les poètes étoient reçus à lui en conter. Lingendes fit des vers sur sa voix[335], mais il ne faut prendre cela que poétiquement, car elle n'a jamais eu la réputation de bien chanter. Malherbe, nouvellement arrivé à la cour, comme le maître de tous, étoit le mieux avec elle. J'ai dit dans son Historiette comment il la traita un jour, et comme il se raccommoda avec elle[336]. Après ces dix ans de prison et tout ce que je viens de dire, ne trouvez-vous pas que c'étoit avec grande raison que quand elle parloit du temps d'Henri IV, elle disoit: J'ai ouï dire? Non contente d'être chantée par les autres, elle voulut se chanter elle-même, et passer dans les siècles à venir pour une personne savante. En ce beau dessein, elle achète d'un docteur en théologie, nommé Maucors, des homélies sur les épîtres de saint Paul, qu'elle fit imprimer soigneusement avec son portrait. Elle en eut tant de joie qu'elle donna presque tous les exemplaires pour rien au libraire, qui y trouva fort bien son compte, car la nouveauté de voir une dame de la commenter le plus obscur des apôtres, faisoit que tout le monde achetoit ce livre. Un jour Gombauld, par plaisir, lui demanda comment elle avoit entendu un passage de saint Paul qu'il-lui disoit: «Hé, répondit-elle, cela y est-il?»

Quand le Père Campanelli vint à Paris, avant la guerre déclarée, elle fit tant que ce Père fut quelques jours chez elle à Saint-Cloud, et cela parce que c'étoit un homme de grande réputation. Cependant elle ne l'entendoit point, peut-être imaginoit-elle l'entendre, car, à cause que sa maison étoit originaire d'Italie, elle croyoit en devoir entendre la langue, et sur ce fondement elle alloit au sermon italien. Jamais personne n'a été si avide de lectures de comédies, de lettres, de harangues, de discours, de sermons même, quoique ce soit tout ce qu'on peut que de les entendre dans la chaire. Elle prêtoit son logis avec un extrême plaisir pour de telles assemblées. Enfin, pour s'en donner au cœur-joie et se rassasier de ces viandes creuses, elle s'avisa de faire une certaine académie où tour à tour chacun liroit quelque ouvrage. L'abbé de Cerisy, pour contrecarrer Boisrobert, fit cette académie, croyant qu'elle subsisteroit comme celle du cardinal. Au commencement c'étoit une vraie cohue. J'y fus une fois par curiosité. Pagan, parent de M. de Luynes, y lut une harangue, où, voulant s'excuser sur ce qu'il s'étoit plus adonné aux armes qu'aux lettres, il parla comme auroit fait feu César, et traita fort les autres du haut en bas. Habert l'aîné, l'avocat au conseil, dit assez plaisamment: «Cet homme a déclaré qu'il ne savoit pas le latin, je trouve pourtant qu'il n'a pas trop mal traduit le miles gloriosus de Plaute.» Or le bon, c'est qu'on disoit que Pagan n'avoit pas fait cette harangue, et que c'étoit un nomme Montholon, petit-fils du garde-des-sceaux. Cet homme étoit un des plus grands, faiseurs de galimatias du monde. Le cardinal de Retz m'a pourtant dit, mais je ne m'en fie guère à lui, que l'ayant trouvé en Avignon, l'année de la naissance du Roi[337], il lui montra bon nombre de belles lettres à toute la cour sur la naissance de M. le Dauphin, qu'il avoit faites pour M. le vice-légat. Ce Montholon étoit ruiné et s'étoit retiré là pour y étudier l'art militaire. Il disoit qu'avant, qu'il fût trois mois, il seroit le plus grand capitaine du monde en théorie. Il n'alla à l'armée pourtant qu'au siége d'Arras, où il fut tué; il n'avoit plus de quarante ans.

Pagan, quoiqu'on l'ait accusé de s'être fait faire sa harangue, a fait un livre. Il est vrai que c'est un livre de cavalier, car il s'appelle Les Fortifications du comte de Pagan[338], qu'il a dédié à don Hugues de Pagan, duc de Terranove au royaume de Naples; il se dit de cette maison-là. Au bout de chaque livre il y a, à la manière de Thucydide, fin du premier livre des Fortifications du comte de Pagan, et bien des couronnes de comte aux vignettes et partout. L'abbé d'Aubignac[339], qui a toujours de la bile de reste, entreprit à la première assemblée le pauvre Pagan, car il harangua contre les orgueilleux; et pour le désigner, il disoit en un endroit qu'il falloit avoir deux bons yeux, car Pagan étoit borgne, et depuis il est devenu aveugle: il avoit perdu cet œil aux guerres de M. de Rohan. Il fallut y mettre le holà, car les gens s'échauffoient déjà dans leur harnois. L'abbé lui-même en avoit deux fort méchants, et enfin il est devenu quasi aveugle.

Il y avoit plus d'un comte pour rire à cette vénérable académie. Le comte de Bruslon, le bon homme, qui étoit un comte pour rire en la manière la plus désavantageuse, car ce n'étoit pas manque de qualité[340], se mit aussi à haranguer à son tour, et ayant trouvé Mardochée en son chemin, il décrivit si prolixement la broderie du hocqueton du héraut qui alloit devant lui, que jamais il n'y eut tant de choses dans le bouclier d'Achille. C'est de lui qu'à la guerre de Lorraine on fit un couplet qui disoit:

Ce grand foudre de guerre,
Le comte de Bruslon,
Étoit comme un tonnerre,
Avec son bataillon,

Composé de cinq hommes
Et de quatre tambours,
Criant: Hélas! nous sommes
A la fin de nos jours.

Maugars[341], célèbre joueur de viole, mais qui étoit un fou de bel esprit, avoit été au commencement de cette académie, et en fit des contes au cardinal de Richelieu, à qui il étoit. Pour se venger de lui, on lui fit refuser la porte. Il étoit enragé de cela, et un jour qu'il jouoit chez la comtesse de Tonnerre, la vicomtesse d'Auchy y vint. Il quitta aussitôt ce qu'il avoit commencé, et quoiqu'il ne chantât pas autrement, tant qu'elle fut là, il ne fit que chanter et jouer sur sa viole une chanson dont la reprise est:

Requinquez-vous, vieille,
Requinquez-vous donc[342].

Pour achever l'histoire de l'académie de la vicomtesse d'Auchy, je dirai que L'Esclache, qui montre la philosophie en françois, y parloit souvent. Cela fit envie à un nommé Saint-Ange, qui prouvoit, à ce qu'il disoit, la Trinité par raison naturelle, et qui siffloit de jeunes enfants sur la philosophie et la théologie, et les en faisoit répondre en françois, de s'introduire aussi chez la vicomtesse. Plusieurs personnes, hommes et femmes, alloient entendre ces perroquets.

Mais M. de Paris[343], ayant par hasard quelque affaire avec la vicomtesse, s'y rencontra un jour que Saint-Ange et ses petits disciples babilloient. L'Esclache, un peu jaloux, se prit de paroles avec cet homme; cela ne plut guère à l'archevêque, à qui quelqu'un fit remarquer, car de lui-même je suis sûr qu'il n'en eût rien vu, qu'en disputant, on avoit avancé quelques erreurs touchant la religion, et que d'ailleurs cela n'étoit guère de la bienséance. Il dit donc, en s'en allant, à la vicomtesse, qu'il lui conseilloit de laisser la théologie à la Sorbonne, et de se contenter d'autres conférences, et la vicomtesse lui ayant témoigné que cela la surprenoit, M. de Paris, après l'avoir fort priée de faire cesser ces disputes, voyant qu'il ne la pouvoit mettre à la raison, fut contraint de défendre à l'avenir de telles assemblées. Il fallut donc se contenter de petites compagnies particulières.

Au reste, c'étoit la plus grande complimenteuse du monde après madame de Villesavin, qu'on appelle vulgairement la servante très-humble du genre humain. Pour attirer le monde, elle faisoit belle dépense, et traitoit fort bien les auteurs; car son frère, M. d'Armantières, étant mort, tandis qu'elle étoit en prison, elle devint héritière et ne donna à son fils durant sa vie que le bien du père.

Elle chassa une fois son maître d'hôtel. Cet homme alla servir je ne sais quel duc, où il ne trouva pas bien son compte. Etant allé voir la vicomtesse, il se mit à lui conter comme il servoit chez son maître, l'épée au côté et le manteau sur les épaules: «Si vous vouliez me reprendre, ajouta-t-il, madame, je vous servirois ainsi.» Cela lui sembla beau, et elle le reprit pour être servie comme une duchesse. Je m'étonne qu'elle ne prît aussi un dais et un cadenas[344], car son maître-d'hôtel lui eût aussi bien donné cela que le reste.

Elle vouloit avoir bien des connoissances et les entretenoit soigneusement; aussi vouloit-elle qu'on lui rendît la pareille. Un jour qu'elle avoit pris l'extrême-onction (car elle la prenoit assez brusquement) et n'étoit pas trop malade, tout-à-coup elle appelle une de ses femmes, et lui demande si madame la marquise de Rambouillet avoit envoyé savoir de ses nouvelles durant sa maladie; regardez si cela s'accorde avec l'extrême-onction.

A propos de cela, on m'a dit qu'un cavalier, je pense que c'est Grillon[345], comme on lui vouloit donner l'extrême-onction, dit qu'il n'en vouloit point; que c'étoit un sacrement de bourgeois.

Le cardinal de Sourdis (frère du marquis), en courant la poste, prit l'extrême-onction à Tours, et repartit l'après-dîner. Cette fois-là, on eut raison, de dire qu'on lui avoit graissé ses bottes[346]. Une bonne femme, dans la rue Quincampoix, comme on la lui donnoit, dit à sa servante: «Une telle, ayez soin de faire boire ces messieurs.»

Un jour que la vicomtesse d'Auchy étoit chez madame de Rambouillet, Voiture se mit en un coin de la chambre à rêver, et puis tout d'un coup, pour se moquer de cette femme qui faisoit la savante, il lui dit sérieusement: «Madame, lequel estimez-vous le plus de saint Augustin ou de saint Thomas?» Elle répondit de sang-froid qu'elle estimoit plus saint Thomas. Madame de Rambouillet pensa éclater de rire.

M. DES YVETAUX[347].

M. De Yvetaux se nommoit Vauquelin, et étoit d'une bonne famille de Caen. Il y a exercé la charge de lieutenant-général, dont il fut interdit par arrêt du parlement de Rouen[348]. Il vint à la cour et fut porté par Desportes, et après par le cardinal du Perron. Ses vers étoient médiocres, mais il avoit assez de feu; sa prose, à tout prendre, valoit mieux. Il savoit, et avoit de l'esprit; il a eu en un temps toute la vogue qu'on sauroit avoir.

Henri IV le fit précepteur de M. le Dauphin, après qu'il eut été précepteur de M. de Vendôme[349]. Il s'est plaint qu'on ne vouloit pas qu'il fît du feu Roi[350] un grand personnage. Durant la régence on lui ôta cette place par intrigue; peut-être la plainte que le clergé fit contre lui, et qui est imprimée dans les Mémoires ensuite de ceux de M. de Villeroi, y servit-elle[351].

On l'a accusé de ne croire que médiocrement en Dieu. Je ne lui ai pourtant jamais ouï dire d'impiétés. Il est vrai que je ne l'ai connu que deux ans avant qu'il mourût. On l'accusoit aussi d'aimer les garçons. Pour les femmes, il les a aimées jusqu'à la fin, et a toujours mené une vie peu exemplaire. Il passoit pour médisant, et pour aimer le vin. Quelquefois il étoit long-temps sans parler. On dit que Pluvinel et lui firent un voyage de Paris à Nantes et en revinrent, jouant toujours aux échecs sans se dire mot pour cela. Ils avoient une machine dans le carrosse.

Il disoit que les courtisans appeloient bon temps le temps où les pensions étoient bien payées.

Etant disgracié, il acheta une maison rue des Marais, au faubourg Saint-Germain, vers les Petits-Augustins. En ce temps-là, il n'y avoit rien de bâti au-delà dans le faubourg; on l'appeloit, à cause de cela, le dernier des hommes. Cette maison a l'honneur d'être aussi extravagamment disposée que maison de France. Le grand jardin qu'il y joignit, et auquel on va par une voûte sous terre, est à peu près fait de même. Il se mit à faire là dedans une vie voluptueuse, mais cachée: c'étoit comme une espèce de Grand-Seigneur dans son sérail. En pensions, en bénéfices et en argent, il avoit beaucoup de bien et pouvoit vivre fort à son aise.

A son ordinaire, il s'habilloit fort bizarrement. Madame de Rambouillet dit que la première fois qu'elle le vit, il avoit des chausses à bandes, comme celles des Suisses du Roi, rattachées avec des brides; des manches de satin de la Chine, un pourpoint et un chapeau de peaux de senteurs, et une chaîne de paille à son cou; et il sortoit en cet habit-là. Il est vrai qu'il ne sortoit pas souvent; mais quelquefois, selon les visions qui lui prenoient, tantôt il étoit vêtu en satyre, tantôt en berger, tantôt en dieu, et obligeoit sa nymphe à s'habiller comme lui. Il représentoit quelquefois Apollon qui court après Daphné, et quelquefois Pan et Syrinx. A cause qu'il devint amoureux de madame Du Pin[352], mère de madame d'Estrades, au lieu de culs-de-lampes, il fit mettre des pommes de pin dorées à son plancher. Il y a des festons et des lacs d'amour de paille, en je ne sais combien d'endroits, avec des chiffres de la même étoffe. Je ne sais quelle amitié il avoit pour la paille, mais il n'aimoit pas moins le vieux cuir doré[353], et n'avoit point d'autre tapisserie en été ni hiver.

Il fut un peu épris d'une de mes parentes, madame d'Harambure, qui étoit allée voir son jardin. Un jour il lui écrivit une lettre fort longue, où en un endroit il se fondoit furieusement en raison, car il lui disoit: «Encore que vous n'aimiez point les figues (elle n'en mangeoit point), elles ne laissent pas d'être friandes; de même mon amour, quoique vous n'en fassiez point de cas, n'est pas pourtant méprisable;» et au bas il y avoit: «Renvoyez-moi cette lettre, s'il vous plaît, car je n'en ai point de double.» N'étoit-ce pas là une bonne lettre à garder?

Madame de Saint-Germain-Prévost, dont le fils se vantoit d'être le fils de M. le maréchal de Biron, est celle de qui on a le plus parlé avec le bonhomme. Elle sut un jour qu'il devoit donner la collation chez lui à des dames. Elle trouve moyen d'y entrer justement comme on venoit de servir, et que les gens étoient allés avertir la compagnie, et prenant la nappe par un bout, elle jeta tout à terre. Quand il vit cela, il se mit à rire et dit: «Il faut que madame de Saint-Germain soit venue ici.»

Mais l'amourette qui a fait le plus de bruit, est celle qu'il a eue jusqu'à la fin de sa vie. Voici comme cela arriva. Vers la prise de La Rochelle, un jour que la porte de son grand jardin, qui répond dans la rue du Colombier[354], étoit entr'ouverte, une jeune femme, grosse d'enfant, assez bien faite, mais fort triste, mit le nez dedans; il s'y rencontra par hasard, et comme il étoit civil, principalement aux dames, il la pria d'y entrer. Il apprit d'elle-même qu'elle étoit fille d'un homme qui jouoit, et a joué jusqu'à sa mort, de la harpe dans les hôtelleries d'Étampes (présentement son fils fait le même métier); elle lui dit qu'elle en jouoit aussi (effectivement elle en joue aussi bien que personne); qu'un jeune homme de Meaux, nommé Dupuis, qui est de la meilleure maison de la ville, l'avoit épousée par amour, et qu'il étoit malade dans la rue des Marais. Cette femme avoit l'air fort doux; il en fut touché; il lui offre tout ce qu'il avoit, les assiste, car Dupuis étoit fort pauvre, et quand elle accoucha il en eut tout le soin imaginable. Relevée, elle le va remercier; lui, la cajole; elle prend le soin de le blanchir, elle le visite souvent, et peu à peu se mêle de son ménage. Il se plaint à elle de ses valets, la prie d'avoir l'œil sur eux. Dès qu'elle étoit habillée, elle venoit passer la journée avec lui: enfin il lui proposa de prendre avec son mari un appartement dans sa maison. Elle accepta ce parti. Quand elle y fut une fois établie, il prit une entière confiance en elle. Elle recevoit tout son revenu, faisoit la dépense telle qu'il l'avoit ordonnée, et le reste étoit pour elle. J'oubliois de dire que ce qui avoit achevé de le charmer, c'est qu'étant tombé malade, avant qu'elle logeât avec lui, cette femme fut quarante jours sans se déshabiller. Croyez pourtant qu'elle achetoit bien son bonheur. Il falloit savoir du bon homme tous les matins comment elle se coifferoit, à la grecque, à l'espagnole, à la romaine, à la françoise, etc.; quel habit elle prendroit; si elle seroit reine, déesse, nymphe ou bergère. Elle accoucha dans sa maison de deux enfants, car celui dont elle étoit grosse quand ils firent connoissance n'a pas vécu. Le plus âgé de ces deux enfants est une fille, et l'autre un garçon; nous parlerons d'elle ensuite, car le pauvre homme eut de grands procès à cause d'elle[355].

M. Des Yvetaux avoit un frère qui étoit lieutenant-général à Caen. Ce frère fit son fils conseiller, et puis maître des requêtes[356]. Ce M. le maître des requêtes prétendoit être seul héritier du bon homme, car il y avoit assez à espérer. Madame de Liancourt[357] lui avoit voulu donner deux cent mille livres de sa maison et de ses deux jardins, à condition de l'en laisser jouir sa vie durant[358]. Autrefois M. le cardinal de Richelieu eut quelque pensée d'y bâtir, mais il trouva que cela étoit trop loin du Louvre.

Le neveu enrageoit donc de voir la Dupuis gouverner si absolument son oncle, et, par la faute que font presque toujours les héritiers d'un vieux garçon ou d'un homme veuf, au lieu d'être complaisant, il s'amusa à l'aller chicaner sur cette femme. Il en fit tant que le bon homme, pour le faire crever, maria la fille de la Dupuis avec un autre neveu, fils d'un autre frère, nommé Sacy, du nom d'une terre. C'étoit une plaisante chose à voir que cette petite mariée, à qui son propre frère, qui étoit page du bon homme, portoit la queue; car il a toujours eu un page jusqu'à son grand procès.

Le maître des requêtes, au désespoir, jette feu et flamme, dit que cette fille étoit fille de M. Des Yvetaux. Dupuis vivoit pourtant, et vit même, je pense, encore. Il suborne un nommé Lerinière, frère de la Dupuis. Cet homme, qui disoit qu'on traitoit sa sœur comme une g...., appelle Sacy en duel. Sacy se bat et le désarme. Lerinière, non content de cela, entre dans la maison avec un pistolet, tire sur Sacy et le manque. Un laquais de Sacy le tue. La veuve du mort fait informer. Le bailli du faubourg, un fripon nommé Lhermitière, gagné par le maître des requêtes, condamne fort brusquement Sacy à être roué et la Dupuis à être pendue. Depuis ils en ont été absous. On fit des factums ou lettres de part et d'autre qui sont bien faits. Le bon homme fit le sien lui-même; il s'y moque plaisamment de ce neveu, et il y montre bien de la vigueur; il avoit pourtant près de quatre-vingts ans. Ses amis le servirent puissamment, entre autres le maréchal de Gramont. Ce fut chez lui que le mariage se fit, à cause des oppositions d'un homme qui disoit avoir promesse de la fille (notez que ce n'étoit qu'une enfant qui n'avoit jamais vu personne), et d'un cousin germain de Sacy, qui disoit qu'elle étoit bâtarde. Pour finir tous ces différends, on fit une transaction par laquelle, moyennant quatre-vingt mille livres, Sacy et sa femme renonçoient à la maison. Ils s'en sont fait relever depuis, après avoir recélébré leur mariage, car cette opposition, qui n'avoit point été levée, étoit une espèce de nullité. Pour la bâtardise, c'étoit une sottise que d'y insister, aussi bien que de dire que c'étoit pour couvrir l'honneur de M. Des Yvetaux qu'ils vouloient montrer qu'il n'y avoit point de mariage parce qu'il seroit incestueux, et que cette madame de Sacy étoit sa fille[359]. Le maître des requêtes fut hué à l'audience et passa pour un grand coquin. Il avoit quelques gentilshommes avec lui qui se retirèrent quand ils virent M. de Turenne de l'autre côté[360]. La jeune femme parla et parla fort hardiment, car, Dieu merci, elle n'a pas le caquet mal emmanché. Ils retournèrent dans leurs prétentions, et la maison leur est demeurée.

Durant ce grand procès le bon homme s'accoutuma à s'habiller comme les autres. A quatre-vingts ans il se portoit encore fort bien. Il m'a quelquefois lassé à force de me promener dans son jardin. C'étoit un petit homme sec, à yeux de cochon. Il a toujours eu l'esprit présent, et, à sa mode, il disoit de jolies choses. Un jour que madame d'Hautefort[361] vint dans son jardin, il lui dit, d'un ton assez sérieux: «Madame, voulez-vous bien faire parler de vous? après avoir maltraité des rois, aimez un petit bonhommet comme moi.»

Des Yvetaux avoit de la générosité et de la bonté. J'ai ouï dire au comte de Brionne, grand seigneur de Lorraine, que, s'étant retiré à Paris après la prise de Nancy, M. des Yvetaux le vouloit loger chez lui, et lui disoit pour raison: «Monsieur, vous avez si bien reçu autrefois les François en Lorraine, qu'il faut bien vous rendre la pareille aujourd'hui.» Ce M. de Brionne n'avoit qu'un cheval de carrosse, l'autre étoit mort; il en emprunta un au bon homme, qui ne vouloit pas le reprendre, et disoit: «Vous m'en rendrez un quand vos affaires seront en meilleur état.»

Un an devant que de mourir, Ninon, qui alloit quelquefois jouer du luth chez lui, car il aimoit fort la musique et faisoit souvent des concerts, lui demanda un jour de fête s'il avoit été à la messe. «Il y auroit, répondit-il, plus de honte à mon âge de mentir, que de n'avoir point été à la messe. Je n'y ai point été aujourd'hui.» Elle lui donna un ruban jaune qu'il porta je ne sais combien de jours à son chapeau.

Il fut se promener à Rambouillet au faubourg Saint-Antoine[362], et de si loin qu'il put être ouï du maître du logis, il lui cria: «Monsieur, je vous révère, je vous adore; mais il ne fait point chaud aujourd'hui, je vous prie, n'ôtons point notre chapeau.»

Sa plus grande, ou plutôt sa seule incommodité, étoit une rétention d'urine. Ce fut ce qui le tua; car voyant, en 1649, le Roi sorti de Paris et le blocus se former, par une complaisance hors de propos pour la cour, il en sortit aussi. Peut-être cette étourdie de madame de Sacy le lui fit-elle faire. Comme il n'avoit point son chirurgien ordinaire, sa rétention l'incommodant, il fallut se faire sonder par le premier chirurgien de village, qui le blessa, et la gangrène s'y mit. Ce fut auprès de Meaux, dans une petite maison de ce M. Dupuis. Il se résolut fort constamment à la mort, et fit tout ce qu'on a accoutumé de faire.

Une heure avant que de mourir, il se promena par la chambre, et pria la Dupuis de lui fermer les yeux et la bouche, et de lui mettre un mouchoir sur le visage, dès qu'il commenceroit à agoniser, afin qu'on ne vît point les grimaces qu'il feroit.

Il ne fut pas plus tôt mort, que madame de Sacy ne vécut plus bien avec sa mère. Pour son mari, elle le traita comme un je ne sais qui; aussi est-ce un fort sot homme[363]. On l'a vu autrefois sur un bidet, suivi pour tout train de son beau-frère le page. Il alla une fois chez madame de Montausier qui logeoit alors en ce quartier-là, en habit de taffetas noir, avec une grande estocade et de grosses bottes. Je lui ai ouï dire que le bailli du faubourg, qui étoit fort mal quand le bon homme mourut, eut une si grande appréhension de ne lui survivre pas pour persécuter les siens, que sa fièvre en redoubla, et qu'il en fut expédié quelques jours plus tôt.

Madame de Sacy a été élevée comme vous pouvez penser: elle n'est point jolie; mais comme elle a l'esprit vif, et qu'elle est fort médisante, les vieux débauchés, comme le maréchal de Gramont, le marquis de Mortemart[364] et M. de Turenne même, la trouvoient fort à leur goût. Le seul Mortemart a persévéré: il lui a montré à chanter[365]; elle réussit assez bien aux airs italiens. On dit pourtant qu'Ondedei étoit l'effectif, même sur la fin de la vie du bon homme; mais le marquis (car nonobstant son brevet, M. de Mortemart c'est M. le marquis sans queue[366]), est encore aujourd'hui celui dont on parle.

A la seconde guerre de Paris, il ne suivit point la cour, et sa femme fut contrainte de déclarer à la Reine que c'étoit pour une madame de Sacy qu'il étoit demeuré. Elle vit le plus plaisamment du monde avec lui, lui parle comme à un je ne sais qui. Il y fut un jour; elle étoit seule: «Je viens, dit-il, dîner avec vous.—Je n'ai rien à vous donner, répondit-elle; voyez si cette poule qui est dans ce pot est cuite.» Il y regarde avec un bâton; elle la lui fait tirer, et ils se mettent là à manger tous deux fort malproprement. Elle dit qu'il ne faut point avoir de cuisinier; que pour elle, si sa demoiselle plumoit mieux une volaille que ses autres gens, elle la lui feroit plumer, et qu'il faut que chacun fasse ce qu'il fait le mieux. Je ne crois pas que le marquis donne grand'chose, car il a la réputation d'être fort avare.

Depuis deux ans cette jeune femme a un ulcère; elle souffre comme un roué. Mortemart lui a rendu et lui rend encore tous les soins dont il peut s'aviser. Un certain abbé de Villiers, voisin de la dame, lui a donné de la jalousie, et tous deux ont fait à l'envi. Ils y vont tous les jours. Ce qui a fait tant parler, c'est que Sacy, qui aime à chopiner, chassoit tout le monde, hors ces deux hommes. C'est un fripon fieffé, un félon, un ridicule. En présence de cette femme il dit ce qu'il fera quand elle sera morte; il querelle déjà la mère. On dit qu'il n'y a eu que de l'imprudence à la vie de cette femme; Mortemart n'en a rien eu, à ce que disent ses gens, qui en savent bien des nouvelles. Ce qu'il y a à dire contre elle, c'est qu'encore moribonde comme elle est, elle se mêle de changer les officiers de Mortemart, et entretient toujours la discorde entre le mari et la femme, car elle lui a fait ôter toute la conduite de la maison. On dit que Mortemart lui a donné, mais moins que l'abbé de Villiers. Mortemart fut près de cinq ans amoureux de sa femme comme il l'étoit avant que de l'épouser. C'étoit une fille de la Reine qu'il prit par amour[367]. Après il s'enflamma d'une femme-de-chambre de la Reine, qui est aujourd'hui madame de Niert. Une autre, nommée Villeflin, lui succéda: elle chantoit; et ensuite est venue madame de Sacy. Il y a douze ans que cela dure. Il lui rend tous les soins imaginables.

M. DE GUISE, FILS DU BALAFRÉ[368].

Quand M. de Guise eut le gouvernement de Provence, après la mort du Grand Prieur, bâtard de Henri II, il trouva à Marseille une fille dont il devint amoureux. C'étoit la fille de cette belle Châteauneuf de Rieux, qui avoit été aimée par Charles IX[369], qu'Henri III avoit eu quelque envie d'épouser, et qui, après n'avoir pas voulu épouser le prince de Transylvanie (car il avoit envoyé demander une fille de la cour de France), épousa Altoviti-Castellane, capitaine de galères. Les Altoviti sont une famille de Florence, dont une branche a été transplantée dans le Comtat d'Avignon. Or, cette madame de Castellane étant accouchée à Marseille, elle fit tenir sa fille sur les fonts par la ville de Marseille même. On lui donna le nom de Marcelle, une de leurs saintes, et aussi peut-être parce que ce nom approchoit de celui de la ville. Insensiblement, quand cette fille, n'ayant plus ni père ni mère, vint demeurer à Marseille avec une de ses tantes, le peuple l'appela mademoiselle de Marseille, au lieu de mademoiselle Marcelle. C'était une personne de la meilleure grâce du monde, de belle taille, blanche, les cheveux châtains, qui dansoit bien, qui chantoit, qui savoit la musique jusqu'à composer, qui faisoit des vers, et dont l'esprit étoit extrêmement adroit, fière, mais civile; c'étoit l'amour de tout le pays. Le Grand prieur en avoit été épris; plusieurs, personnes de qualité l'eussent épousée; elle quitta tout cela pour M. de Guise.

Sa naissance, sa grandeur, son air agréable, car il étoit, quoique camus et petit, de fort bonne mine et fort aimable, la charmèrent. Cette galanterie dura quelques années; mais quoiqu'on crût qu'elle lui avoit accordé les dernières faveurs, elle vivoit pourtant d'un air si noble, qu'on pouvoit croire qu'elle prétendoit à l'épouser, car il étoit encore à marier. Elle eut enfin quelque soupçon, et lui du dégoût. Elle eut assez de fierté pour le prévenir et pour rompre la première. Il part et vient à la cour. Elle fit ces deux couplets de chanson, et y mit un air:

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