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Les illusions musicales et la vérité sur l'expression

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VII
LES CARACTÈRES DES GAMMES ET DES MODES

Une dernière absurdité que je ne saurais passer sous silence, quoiqu'elle paraisse aujourd'hui avoir perdu tout crédit, ce sont les caractères attribués aux différentes gammes. Les Grecs déjà avaient une théorie de ce genre; mais leurs savants ont dit bien d'autres erreurs; laissons donc les Grecs. J. J. Rousseau, dans son dictionnaire de musique, ne donne que des indications assez vagues; il trouve les gammes majeures avec dièses, gaies et brillantes; les majeures avec bémols, majestueuses et graves; les mineures avec bémols, touchantes et tendres. Grétry, selon son habitude, croyant dire des choses très profondes, n'est que ridicule; en voici quelques exemples:

«La gamme d'ut majeur est noble et franche; celle de sol majeur est guerrière, mais sans avoir la noblesse de celle d'ut; la gamme de si bémol majeur est noble, mais moins que celle d'ut majeur, et plus pathétique que celle de fa majeur; la gamme de si majeur est brillante et folâtre; celle de fa dièse majeur est dure parce qu'elle est surchargée d'accidents» (elle n'en a qu'un de plus que celle de si).

«En général, les gammes mineures portent une teinte mélancolique; elles conviennent à tous les sentiments abstraits, métaphysiques..... La gaîté d'un vieillard doit s'exprimer en ut majeur, celle d'une petite fille, en mi majeur. Si vous faites chanter un guerrier ou un amoureux triomphant, dans le ton de mi bémol majeur, je croirai que le récit de ses exploits se terminera par une catastrophe.»

En Allemagne, les théories de ce genre ont eu une certaine vogue; l'inventeur en est Schubart, que d'autres esthéticiens ont imité en renchérissant sur lui. Schubart voyait en mi mineur une jeune fille à la robe blanche; en mineur le spleen et les vapeurs, en si bémol mineur des idées de suicide; en fa dièse mineur, un chien hargneux, et dans les trois bémols de mi bémol majeur (qui terrifiaient Grétry) le symbole de la Sainte-Trinité. Un auteur a même prétendu que le ton de si mineur agit le plus puissamment sur le système nerveux, attendu qu'un violoncelliste se trouvait malade chaque fois qu'il avait joué en ce ton. J. J. Rousseau (dans son article: Musique) rapporte un effet plus curieux, produit par la cornemuse. Les ouvrages de médecine en racontent bien d'autres au chapitre des idio-syncrasies.

On a dit souvent que les gammes avec dièses sont d'autant plus brillantes que le nombre des dièses est plus grand et que les gammes avec bémols suivent la progression inverse. C'est encore faux, puisqu'au delà de quatre accidents les gammes avec dièses et celles avec bémols se confondent; il est impossible à un auditeur de distinguer si un pianiste ou même tout un orchestre joue en si ou en ut bémol, en fa dièse ou en sol bémol, etc. Sans y songer, on a attribué une sorte de valeur cabalistique à de simples signes d'écriture. Dans le fait, il n'y a qu'une gamme majeure et une gamme mineure, qu'on peut chanter ou jouer plus haut ou plus bas, mais qui restent toujours les mêmes, sous réserve de certaines circonstances spéciales que je vais indiquer.


Il est évident, d'abord, que sur un piano accordé au tempérament égal, c'est-à-dire où tous les demi-tons sont égaux, toutes les gammes possibles ne sont que des transpositions très exactes des deux gammes types. Le tempérament, d'ailleurs, ne peut donner que des gammes et des intervalles plus ou moins justes, plus ou moins faux ou discordants, sans les rendre pour cela plus aptes à l'expression de tel ou tel sentiment. Si, sur le piano, certaines gammes paraissent plus brillantes que d'autres, cela tient à des facilités de doigter; ainsi le ton de bémol majeur peut compter parmi les plus brillants; c'est dans ce ton que Weber a écrit son Invitation à la valse; Berlioz, en arrangeant le morceau pour orchestre, l'a transposé en majeur, parce que sur les instruments à archet les tons les plus brillants sont ceux où les cordes à vide sont employées le plus souvent. Glinka de son côté a transcrit l'Invitation pour orchestre, mais en conservant le ton de bémol. C'est Berlioz qui a eu raison. Sur tous les instruments, ce sont des détails de construction qui donnent plus ou moins d'éclat à la sonorité. Ainsi, sur le cor d'harmonie, le ton ou corps de rechange le plus avantageux est celui de fa, parce que la longueur du tube est dans la meilleure proportion avec son diamètre. L'accord des instruments employés dans la musique militaire, répond en général à des tons bémolisés au piano: petite flûte en bémol, clarinettes en mi bémol et si bémol, cornets à pistons en si bémol, trompettes en mi bémol, trombones en si bémol, saxhorns et saxophones en si bémol et en mi bémol.

Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est le ton convaincu et majestueux avec lequel les pontifes des systèmes à la Schubart défendaient leur foi. On leur citait une quantité de morceaux de musique donnant un démenti à leur théorie; ils répondaient que les compositeurs avaient eu tort et que leur musique aurait encore été meilleure, si elle avait été écrite dans les tons répondant exactement aux sentiments qu'elle devait exprimer. On leur prouvait que la construction des instruments ne leur était pas plus favorable; ils répliquaient que leur système était indépendant du tempérament et de la facture instrumentale; que les caractères propres aux différentes gammes étaient inhérents à leur nature, quoique nous ne pussions pas nous en rendre raison. Bref, c'était un mystère insondable; on n'avait qu'à s'incliner et à dire comme Tertullien: Credo quia absurdum, j'y crois parce que c'est absurde [7].

Ce qui est hors de doute, c'est le caractère différent du mode majeur et du mineur; mais ce n'est pas par la gaîté et la tristesse qu'on pourra les définir.

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