Les illusions musicales et la vérité sur l'expression
VI
LA FOLIE, L'EXTASE, LE MYSTICISME ET LA
SATYRE EN MUSIQUE
On dit généralement que la musique exprime des sentiments; j'en conclus qu'elle ne peut pas rendre ce qui appartient purement à l'intelligence, et que, par conséquent, elle ne peut pas non plus en peindre les aberrations. Telles sont la folie, l'extase, le mysticisme. Je ne veux empêcher personne de croire à l'extase religieuse ou autre; je raisonne seulement au point de vue psychologique et musical.
Dans la Muette de Portici, Masaniello perd la raison un peu avant d'être assassiné. A part le retour intempestif de fragments de la barcarolle du second acte, le désordre est dans les paroles, mais non pas dans la musique. Le plus souvent, la folie n'est qu'un prétexte à airs de bravoure; mais comme on emploie continuellement des airs de ce genre sans qu'il y ait folie, la musique est la même, qu'un personnage ait son bon sens ou qu'il ne l'ait pas. La situation théâtrale sert simplement d'excuse; par exemple Lucie de Lamermoor, au troisième acte de l'opéra de Donizetti, ne songerait pas à chanter un air de bravoure, si elle avait conservé sa raison. A cela près, l'air qu'elle dit n'est pas plus fou que celui qu'elle a chanté auparavant. On appliquera les mêmes observations à la folie d'Ophélie, dans Hamlet de M. A. Thomas, à la folie de Catherine, dans l'Etoile du Nord de Meyerbeer et à celle de Dinorah, dans le Pardon de Ploërmel.
L'extase de Sélika, au cinquième acte de l'Africaine, est une folie causée par les émanations délétères attribuées par Scribe aux fleurs du mancenillier. L'extase de Marcel, dans les Huguenots, est moins maladive; pour la rendre musicalement, Meyerbeer a écrit une mélodie large, quelque peu italienne et qui n'est certes pas une des meilleures de l'ouvrage. Raoul et Valentine chantent absolument comme Marcel, quoiqu'ils ne soient pas visionnaires comme lui. Quant aux moyens d'instrumentation qu'on peut employer en pareil cas, la harpe, les violons avec sourdines, le tremolo à l'aigu, les effets doux de flûte, de hautbois, de clarinette, de cors et de bassons, on s'en sert également dans des scènes qui n'ont rien d'extatique.
Iseult aussi meurt dans une sorte d'extase; voici ses dernières paroles: «Dans les ondes de l'océan de délices, dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l'haleine infinie de l'âme universelle, se perdre, s'abîmer sans conscience, suprême volupté!» R. Wagner, cependant, n'a prétendu mettre dans sa musique ni mysticisme, ni panthéisme: la partie instrumentale et, par endroits aussi, la partie vocale sont empruntées, pour l'essentiel, au duo d'amour du second acte de Tristan.
A-t-on fait de la musique mystique? Je n'ose trop l'affirmer; en tout cas, on n'a pu s'y prendre autrement que pour l'extase.
Schumann a mis en musique des scènes du Faust de Gœthe; il a développé particulièrement la scène finale, véritable débauche poétique, mystique et allégorique. On y voit Pater extaticus (probablement St-Antoine d'Egypte), planant en l'air, tantôt en haut et tantôt en bas, Pater seraphicus (St-François d'Assise) dans la région intermédiaire, Pater profondus (St-Bernard de Clairvaux) dans la région profonde, Doctor Marianus (Duns Scott) ravi en extase, Mater gloriosa (la Madone), la grande Pécheresse (Marie-Magdeleine), la Samaritaine (Évangile selon St-Jean, chap. IV), Marie l'Egyptienne (personnage de la légende), Marguerite, un chœur d'anachorètes, un chœur de pénitentes, un chœur d'enfants mâles bienheureux, le chœur des jeunes anges, le chœur des anges portant l'âme immortelle de Faust, enfin un chœur d'anges accomplis. Les enfants dont il est question, sont morts quelques instants après leur naissance; ils n'ont pas connu la misère de la terre; c'est pour cela que le poète les appelle les enfants de minuit, la croyance populaire attribuant une destinée heureuse aux enfants qui naissaient à cette heure. Pater seraphicus les prend et les loge dans son cerveau, pour leur faire voir par ses propres organes ce monde qu'ils n'ont pas eu le temps de connaître; puis il leur donne la volée: conception bizarre que Gœthe a empruntée aux visions de Swedenborg, comme Berlioz y a pris le charabia des démons. Le tout se termine par le Chorus mysticus célébrant l'Eternel-Féminin.
Rien dans la musique de Schumann n'indique qu'il y a des personnages surnaturels ou symboliques. Mater gloriosa dit quelques mots seulement, qu'elle psalmodie sur des notes répétées, comme fait ensuite aussi le Docteur Marianus. La progression harmonique qui soutient les parties vocales en cet endroit est d'un bel effet, mais sans rien de mystique. Bref, le style de Schumann est le même dans tout l'ouvrage, que les personnages appartiennent au ciel, à la terre, à l'enfer ou à la pure fantaisie du poète.
Si M. Massenet a voulu mettre du mysticisme musical dans les légendes de Marie-Magdeleine et de la Vierge, il a tout à fait manqué son but; car on lui a généralement attribué l'intention de traiter des sujets légendaires ou bibliques au point de vue purement humain; il en a fait autant dans Eve. Dans le finale de Marie-Magdeleine, le Christ ressuscité apparaît à Méryem, qui en est «extasiée» et saisie d'une «ivresse infinie.» La Vierge se termine par l'extase et l'Assomption de la mère du Sauveur. Il n'est pas difficile de voir que dans ces deux morceaux on pourrait, sans faire aucun tort à la musique, remplacer les paroles par d'autres, étrangères à la religion, au mysticisme et au surnaturalisme.
Je ne sais si, dans le chant de la Sulamite d'Hérodiade, M. Massenet a voulu faire du mysticisme; en tout cas, il n'a pas fait une véritable chanson d'amour; de quelque manière que j'envisage sa musique, elle me paraît absurde.
Je pourrais aussi trouver une trace de mysticisme dans les paroles du monologue de Jean-Baptiste, au dernier acte du même opéra, mais la musique de M. Massenet me ferait trop beau jeu.
Dans le manuscrit du Prophète, Meyerbeer avait mis l'indication «avec ironie» dans le finale du quatrième acte, à l'endroit où le chœur chante:
Tout est possible au roi prophète,
Tout est possible au fils de Dieu,
Je ne vois pas comment on s'y serait pris pour mettre l'ironie dans ces paroles; l'indication a été nulle et non avenue; je me suis abstenu de la faire reproduire dans la partition piano et chant et dans la partition d'orchestre.
Liszt a écrit pour le piano trois valses, intitulées Méphistophélès; il a suivi sa fantaisie; il a pu représenter très imparfaitement Faust et Marguerite, mais Méphistophélès est absolument impropre à une représentation musicale.
On regarde ordinairement le diable comme un ange déchu; l'idée est fort critiquable, et ce n'était point celle de Gœthe. Son Méphistophélès est simplement le contraire de Dieu; il est le fils des ténèbres, il ne connaît pas le bien, il est incapable de le voir; il ne voit et ne connaît que le mal, il trouve tout si misérable qu'il vaudrait mieux que rien ne fût créé. Il ne s'occupe pas d'ailleurs du gouvernement des étoiles, l'homme seul excite son attention.
Méphistophélès n'a un peu de satisfaction que lorsque tout se détruit; mais ce qui l'ennuie, c'est que tout renaît; lui-même n'a que les instincts les plus vils, les plus bas, et il les montre sans détour dans différentes circonstances. Il a fait en quelque sorte un pari avec Dieu, et il a conclu un pacte avec Faust. Il a perdu dans les deux cas, mais il ne le croit pas. Il perdrait tous les paris possibles, il croirait que c'est Dieu qui a abusé de sa puissance.
Après l'invention du contrepoint, on a poussé jusqu'à l'abus les transformations d'un motif. On a fait des imitations par mouvement semblable, par mouvement contraire, par mouvement rétrograde, par augmentation, par diminution, etc. On a changé l'harmonie d'un motif, on l'a varié, transformé, on l'a changé en valse, en galop. Les grands maîtres ont écrit des variations qui sont de véritables développements; il y a bien plus de compositions encore écrites pour l'amusement des grands et des petits enfants et où un motif est traité de toutes les façons possibles et librement transformé. On n'a jamais vu là une intention ironique ou satyrique. Dans un portrait, il suffit de quelques petites altérations pour en faire une caricature. Il n'en est pas de même en musique, quoiqu'on puisse facilement dénaturer un motif. Berlioz, cependant, dans le Sabbat de sa Symphonie fantastique, fait revenir la mélodie représentant l'idée fixe avec des changements qui doivent la rendre vulgaire et burlesque. On se trompe d'ailleurs quand on traite ses symphonies comme une œuvre de jeunesse. On ignore un fait capital; Berlioz retouchait ses compositions jusqu'à ce qu'il en fût parfaitement satisfait; alors seulement il y inscrivait un numéro d'œuvre et faisait graver la partition d'orchestre. C'est par suite de sa mort et de celle de son exécuteur testamentaire que la partition d'orchestre des Troyens est restée en manuscrit. Berlioz dit lui-même que la Symphonie fantastique n'est plus du tout ce qu'elle était au début; il la donne donc comme sienne, tout autant que Roméo et Juliette, Harold en Italie et les autres œuvres publiées en partition d'orchestre.