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Les illusions musicales et la vérité sur l'expression

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VIII
LA MUSIQUE RELIGIEUSE

Vous connaissez la fable de l'enfant à la dent d'or, sur laquelle on a disserté à perte de vue, oubliant une seule chose: de vérifier si la dent était bien d'or. Il en est de même de la musique religieuse; c'est, dira-t-on, l'expression du sentiment religieux. Et qu'est-ce que le sentiment religieux? C'est le sentiment de notre dépendance envers Dieu. Alors l'amour, c'est le sentiment de notre dépendance envers une personne de l'autre sexe; la colère est le sentiment de notre dépendance d'une personne ou d'un objet qui contrarie nos projets; ainsi de suite. Toutes ces dépendances ne nous apprennent rien; et remarquez que la définition du sentiment religieux doit convenir également bien aux chrétiens, aux juifs, aux mahométans, aux boudhistes, aux brahmanistes, aux panthéistes, aux polythéistes, et même aux sauvages adorateurs du grand Esprit.

Quand vous aurez trouvé une définition du sentiment religieux, il reste une autre question: comment la musique peut-elle exprimer ce sentiment? On pourra discuter sur ce sujet, comme sur la dent d'or; voyons donc si celle-ci est d'or, c'est-à-dire s'il existe une musique religieuse.

La première chose que nous remarquons, c'est que partout où s'est fondé une religion ou un parti religieux, on a pris la musique qu'on avait sous la main, et l'on ne pouvait faire autrement. Lors même que, par exemple, les Israélites posséderaient des mélodies fort anciennes, ces mélodies seraient surannées et ne pourraient leur servir. Les Hindous ont probablement des mélodies d'une haute antiquité, mais nous ne pouvons en faire usage.

Les premiers chrétiens empruntèrent la musique des Grecs; c'était une musique de la décadence, que nous connaissons encore mal, mais peu importe. Le fait d'un emprunt paraît incontestable; il fournit le plain-chant, qui, plus tard, fut traité comme obligatoire, et forme une partie essentielle du service dans les églises du culte catholique romain; car il ne faut pas oublier qu'il existe deux églises catholiques. Les défenseurs du plain-chant sont donc obligés de soutenir que c'est bien de la musique religieuse et même de la musique religieuse par excellence. Mais ils s'engagent dans une plaisante contradiction. Ils veulent en même temps nous persuader que c'est de la musique grecque très authentique. Or, si c'est de la musique grecque, c'est de la musique très païenne; par quel miracle du Saint-Esprit cette musique païenne est-elle devenue la musique chrétienne religieuse sans égale? Le système musical usité était simplement notre gamme diatonique à laquelle les Grecs étaient revenus. Comme on ne voyait pas de raison de commencer la gamme par telle note plutôt que par telle autre, on en déduisit sept échelles, mais on ne tarda pas à s'apercevoir que l'équivalence des degrés, que l'on avait supposée, n'existait pas. On appela finale la note sur laquelle devait terminer un chant, et dominante la note qui revenait souvent et sur laquelle s'établissait la psalmodie. La première pierre d'achoppement, ce fut si; il servait mal à la psalmodie et on le remplaça, à cet effet, par ut. De plus, si formait avec fa une fausse relation (diabolus in musica); on conjura ce diable en mettant un bémol devant le si, chaque fois qu'il en était besoin; on réduisit les sept gammes à quatre, ayant pour finale ré mi fa sol. Pourquoi ces quatre? On ne l'a jamais dit. Puis on ajouta à ces quatre échelles quatre autres ayant la même finale, mais une autre dominante, et placées un peu plus bas. L'échelle commençant par ut, put ainsi reparaître comme dérivé (plagale) de celle de fa (authentique) ayant pour finale fa avec si naturel, mais pour dominante la, tandis que la dominante de la gamme authentique était ut.

Ce système, parfaitement arbitraire et faux, est ce qu'on appelle les huit tons du plain-chant. Il régnait dans l'église; mais le peuple? Quand, sous Charlemagne, on voulut introduire le plain-chant romain en France, on trouva de grandes difficultés. M. de Coussemaker, qui a fait une étude spéciale de l'harmonie au moyen âge, dit que ces difficultés provenaient de ce que le peuple employait une tonalité se rapprochant de la tonalité moderne.

L'invention de l'harmonie fut une nouvelle inconséquence, mais il la fallait bien. L'harmonie créa des relations nouvelles plus ou moins précises; les accords dissonants marquaient des tendances manifestes; puis la musique de danse devait être rythmée, ce qui supposait une construction assez régulière des phrases. On connaît la Romanesca, air de danse du XVIe siècle complètement écrit dans la tonalité moderne, c'est-à-dire en majeure et en mineure.

Jamais le principe natura non facit saltum (la nature ne fait pas de saut) ne fut plus vrai. Fétis, imitant Choron, attribua les nouveautés harmoniques qui décidèrent de la victoire du système moderne, à Monteverde, dont le vrai nom est Monteverdi; M. Gévaërt les a trouvées dans les œuvres de Caccini. Je pense que le coup de grâce fut donné à l'ancien système par la création de l'opéra devant ressusciter l'ancienne tragédie, et qui date de la même époque. L'expression passionnée n'est possible qu'avec la tonalité moderne.

Berlioz fit observer avec raison que la tonalité moderne peut produire tous les effets de la tonalité ancienne, puisqu'elle la comprend. Si certains effets usités autrefois sont plus rares maintenant, c'est parce que nous avons des ressources beaucoup plus riches et plus efficaces.

Cependant, obligés de défendre les commandements de l'église, les champions du plain-chant soutiennent que la musique actuelle nous a rendus moins aptes d'apprécier ces chants d'un autre âge. La peinture actuelle nous empêche-t-elle de juger les mérites des maîtres primitifs, la peinture chinoise ou japonaise? Les physiciens, depuis deux cents ans et plus, nous ressassent une gamme que les musiciens déclarent inexacte. Les physiciens répondent que la musique actuelle a perverti l'oreille des musiciens. Prenez un sourd de naissance, mais sourd comme un pot; demandez à la Providence de faire un miracle,—elle en fait encore quelquefois,—et de donner subitement l'ouïe à ce sourd. Ce sera le vrai juge en musique, au gré des physiciens et des plains-chantistes.

Il n'y a pas, d'ailleurs, une seule sorte de plain-chant, et l'on en entend de plus varié ou plus orné que le plain-chant romain. On soutient aussi que le plain-chant doit être rythmé; on est libre de discuter sur ce sujet. Puis il y a des paroles; puisque le plain-chant est emprunté à la musique grecque, il est probable que les paroles étaient d'abord du grec. On y appliqua ensuite des paroles latines, et le latin du moyen âge n'était pas le latin ancien. Il y a une accentuation acceptée et généralement pratiquée aujourd'hui. Elle consiste à placer l'accent sur l'avant-dernière syllabe ou sur l'antépénultième. Cette prosodie est-elle observée dans le plain-chant?

Les protestants firent comme les premiers chrétiens; il leur fallait des mélodies simples qui pussent être chantées par toute une réunion de fidèles; et puis, ils prirent des chorals, d'autant plus que le spirituel et le temporel n'étaient pas séparés; il y a des chorals usités encore aujourd'hui et qui, primitivement, avaient des paroles nullement religieuses; il y a des chorals qui sont des mélodies arrangées ou simplifiées. Puis, presque généralement, on ajoute une note de liaison quand, dans une phrase de chant, il y a un intervalle de tierce. On ne croit nullement faire mal en arrangeant les chants, au besoin. Dans un livre de chorals, que j'ai eu en mains autrefois, on avait transposé en le choral: ein' feste Burg, attribué à Luther, mais qui n'est pas de lui; l'arrangeur voulut rendre le début moins fatigant, et faisait usage en même temps des notes de liaison. Le début, au lieu d'être do, do, do sol si do la sol, était devenu , do (dièze) si la si do (dièze) ré do (dièze) si la. Je gage que l'arrangeur trouve sa version plus mélodieuse que l'original.

Pour les paroles, on ne fait attention qu'au nombre des vers d'une strophe et au nombre des mots de chaque vers. On chante ainsi sur la même mélodie un nombre indéterminé de strophes et des cantiques de différents caractères. En d'autres mots, les chorals sont employés comme les timbres des vaudevilles.

Ce que j'ai dit des chorals, s'applique également aux mélodies des psaumes.

On emploie comme synonymes les termes de musique religieuse, musique d'église et musique sacrée; cependant ils ne le sont pas. Chaque parti religieux a le droit de prendre la musique qui lui plaît; et quand elle est adoptée, on la conserve par respect pour la tradition.

Quand on parle du sentiment de l'amour, de la tristesse, de la colère, il n'y a point d'équivoque; ces sentiments sont les mêmes pour tous les hommes; mais quand il s'agit du sentiment religieux, il en est autrement. On n'est d'accord que sous le sens général de l'expression; pour tout le reste on peut différer.

Il n'est pas rare d'entendre, dans les églises catholiques, protestantes ou dans les synagogues, de la musique qu'on ne trouve pas religieuse. Je faisais, un jour, une observation à un ecclésiastique sur le jeu de l'organiste: «Cela va bien avec tout», répliqua-t-il. D'autres répondent qu'il n'y a rien de trop beau pour Dieu. On ne peut pas exiger d'un ecclésiastique des connaissances étendues en musique, et il peut très facilement se tromper de bonne foi. On commet tous les jours l'erreur, au théâtre, de prendre pour dramatique la musique qui ne l'est pas, ou qui s'applique mal à la scène pour laquelle elle est faite. Peu importe: on va au théâtre pour s'amuser; pourvu qu'on s'amuse, c'est l'essentiel. On ne va pas à l'église pour la même raison, quoiqu'on n'y dédaigne nullement le charme de l'oreille.

J'ai parlé du plain-chant; je ne dis rien de la psalmodie, qui ne peut compter pour de la musique, mais je dois m'arrêter sur ce qu'on appelle les messes en musique pour soli, chœurs et souvent l'orchestre. Ces compositions sont faites sur un texte latin, liturgique et obligatoire. Pour donner à l'œuvre un certain développement, on est obligé de répéter les paroles un nombre indéfini de fois. Il y a des paroles qui sont peu musicales, mais on ne peut les changer; pour donner plus de variété et d'effet, l'usage est d'écrire des messes dramatisées, c'est-à-dire, on donne à la musique une expression capable d'impressionner l'auditoire, selon que les paroles sont douces et consolantes, terribles et menaçantes, humbles ou majestueuses.

Le Gloria est solennel et imposant, le Credo est énergique, la mise au tombeau du Christ est un peu triste et sa résurrection brillante et solennelle. Je ne crois cependant pas que les cinq orchestres de Berlioz donnent à son Tuba mirum une puissance et un éclat qui laissent prévoir son jugement dernier. Au reste, on n'est point d'accord; d'une part, la fugue et les formes scolastiques en général peuvent n'être pas d'un grand effet sur la foule; d'autre part, on a introduit dans les messes des effets appartenant purement à l'opéra. Je citerai, comme modèle, les messes de Cherubini.

Quelques mots sur l'Oratorio. Né dans l'Église, il a fini par s'en détacher et prendre un grand développement. L'Allemagne a un répertoire spécial, en tête duquel brillent les noms de J. S. Bach et de Hændel, quoique ce dernier ait écrit ses oratorios sur un texte anglais. Ces maîtres traitaient avec un talent exceptionnel les formes scientifiques de la musique. Mendelssohn et d'autres sont venus ensuite produire des œuvres de très grand mérite. Seulement, du temps de Hændel, la séparation entre les œuvres théâtrales et d'autres compositions était encore mal établie. Plusieurs morceaux du Messie de Hændel sont tirés d'une collection de duos très profanes et même érotiques, composés par Hændel, en 1711 et 1712, pour la princesse électrice Caroline de Hanovre. La musique du deuxième duo:

Nò, di voi non vò fidarmi,

Cieco Amor, crudel Beltà;

Troppo siete menzogneri,

Lusinghiere Deità!

a passé sans la moindre modification dans le chœur célèbre du Messie: «Ah! parmi nous l'enfant est né» (No 10). Le motif de la troisième phrase du même duo:

So per prova i vostri inganni

est le même que celui du chœur: «Comme un troupeau» (No 20). Il y a peu de différence aussi entre la musique du madrigal:

Se tu non lasci amore,

Mio cor, ti pentirai,

Lo so ben io!

et celle du duo: «O mort, ton glaive nous est caché!» (No 37).

Aux oratorios se rattachent les cantates; mais en France, il faut l'avouer, l'oratorio ne jouit pas d'une très grande faveur. On a fait entendre des œuvres de ce genre, presque toujours mutilées sans façon; les chœurs produisent de l'effet, les soli paraissent surannés, et personne ne sait les chanter.

La cantate est discréditée plus que la guitare; on laisse du moins celle-ci aux mendiants, ce qui ne l'empêche pas de faire très bonne figure dans les autres pays; on ne veut même plus du mot de cantate. Les compositions pour les concours du prix de Rome sont de vraies cantates; on les désigne par le mot de scène. Comme cette «scène» est toujours divisée en plusieurs «scènes», et qu'en mathématique, le tout est plus grand que chacune de ses parties, on se demande si, à l'Institut, section des Beaux-arts, on sait parler français. On peut remarquer, d'ailleurs, chez les compositeurs d'aujourd'hui, la manie du néologisme, au point d'éviter de plus en plus de se servir du mot d'opéra. Leurs œuvres en valent-elles mieux? Le public ne paraît pas le croire.

Le lecteur demandera peut-être: en définitive, y a-t-il ou non une musique religieuse? Il n'y a pas de musique exprimant le sentiment religieux, parce que ce sentiment, comme je l'ai montré, est d'une forme trop peu précise, trop peu arrêtée. D'ailleurs, il ne faut pas presser les termes; il y a là une question de mots dont je parlerai dans mon dernier chapitre. En tout cas, il doit y avoir une musique convenant au culte religieux, et favorisant les sentiments pieux par son caractère de calme, d'onction, de gravité ou de grandeur et de majesté; elle ne doit avoir rien des ornements, de la légèreté, de la frivolité, ni des effets passionnés du théâtre, quoique, j'en conviens, la limite ne soit pas facile à établir; les idées personnelles des compositeurs, des organistes et des prêtres interviennent ici inévitablement.

Considéré de cette façon, le plain-chant peut être religieux, mais non pas dans la forme dans laquelle on l'entend le plus souvent. Il ne faut, d'ailleurs, pas oublier qu'on n'est pas d'accord sur ce point, et qu'on n'emploie pas une forme unique de plain-chant.

Je n'ai parlé que de l'Église romaine et du chant protestant; mais il y a d'autres confessions religieuses, chrétiennes ou non, qui ont les mêmes droits à l'existence et les mêmes droits à choisir leur musique. Ce sont ces droits que j'ai tenu à sauvegarder.

Il résulte de là que musique d'église et musique religieuse ne sont nullement synonymes; si l'on voulait un exemple d'un morceau ayant le caractère religieux, je citerais la mélodie bien connue Pietà Signore, attribuée à Stradella par une plaisanterie de Fétis, car cette composition est trop moderne pour remonter aussi loin. Fétis aimait à prendre un ton de Pythonisse; mais les erreurs qu'il a voulu faire accréditer ainsi, n'ont pu durer.

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