Les loups de Paris I. Le club des morts
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Title: Les loups de Paris I. Le club des morts
Author: Jules Lermina
Release date: December 11, 2005 [eBook #17281]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
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LES LOUPS DE PARIS
PAR
JULES LERMINA (WILLIAM COBB)
I
LE CLUB DES MORTS
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLÉANS
1876
TABLE
LE CLUB DES MORTS
PROLOGUE
LES GORGES D'OLLIOULES
I
LE JUGEMENT
A l'heure où s'ouvre notre récit, c'est-à-dire dans la soirée du 15 janvier 1822, un mouvement inaccoutumé régnait dans la rue Bonnefoi, où s'élèvent les bâtiments du Palais de Justice, à Toulon. Une foule compacte se pressait aux portes du tribunal, contenue par un fort détachement de gendarmes qui, le sabre au poing, repoussaient les curieux trop impatients.
La ville de Toulon et le département du Var étaient sous le coup d'émotions à la fois graves et pénibles qui se traduisaient par une agitation toujours grandissante et dont l'accroissement pouvait fournir matière aux inquiétudes des gouvernants.
Ce qu'attendaient les nombreux habitants groupés autour du Palais de Justice, c'était un arrêt auquel était suspendue la vie d'un homme.
Il s'agissait d'une conspiration. On sait que l'année 1822 fut particulièrement féconde en tentatives de révoltes, dont le but avoué était de renverser les Bourbons, encore mal assis sur leur trône.
On voyait surgir soudainement à l'est, à l'ouest, au nord, au sud, des hommes qui, sans pâlir devant le danger, affirmaient hautement leur foi politique, jusque sur les échafauds dressés à la hâte. C'était Caron, c'étaient les sergents de La Rochelle.
Les mouvements, mal combinés, avortaient. La police, usant largement d'un odieux système de provocation, abusait de l'entraînement des conjurés, et choisissait d'avance ses victimes.
Les magistrats frappaient les imprudents des peines les plus dures, et à Belfort, à Saumur, à La Rochelle, on n'entendait tomber de leurs lèvres que ces mots sinistres: «Condamnés à la peine de mort.»
Au nombre de ces conspirations, l'une des moins connues est la tentative du capitaine Vallé, qui eut lieu à Marseille et dans le Var, au début de l'année 1822.
Nous n'entrerons pas dans les détails de cette affaire, qui, d'ailleurs, resta à l'état de projet inexécuté et que la trahison arrêta dès ses débuts.
Sur la dénonciation d'un des affidés de la Charbonnerie, les meneurs avaient été arrêtés avant toute exécution, et la cour d'assises, réunie extraordinairement à Toulon, avait traduit à sa barre les officiers désignés à la vengeance du gouvernement des Bourbons.
Déjà, la veille, le capitaine Vallé avait été condamné à mort. Aujourd'hui, les juges avaient à statuer sur le sort de plusieurs de ses complices dont le nom avait été retrouvé sur une liste qu'il avait lacérée et jetée au vent lors de son arrestation, mais dont la police avait su retrouver et rapprocher les débris.
Le principal accusé portait un nom bien connu dans le pays. Jacques de Costebelle appartenait à une des plus anciennes familles des environs d'Hyères, et les sympathies qu'il inspirait s'augmentaient encore de cette circonstance que, se dégageant des préjugés de sa caste, Jacques était connu pour un des apôtres les plus dévoués de la liberté.
De plus, par une sorte de fatalité terrible, le président des assises était un des plus anciens amis de son père.
M. de Mauvillers tenait entre ses mains la vie de celui qu'il avait été habitué à considérer en quelque façon comme son fils.
Depuis la mort du marquis de Costebelle, Jacques avait presque constamment vécu au château d'Ollioules, qu'habitait le magistrat. Depuis deux années seulement, par suite de dissentiments politiques, une rupture avait eu lieu, et M. de Mauvillers avait interdit sa maison au fils de son ancien ami.
Jacques, livré à lui-même, n'avait pas hésité à se consacrer tout entier à l'œuvre de délivrance qu'il jugeait juste et bonne.
A peine âgé de vingt-cinq ans, il avait au cœur le dévouement ardent, complet, profond, la religion du bien et l'acceptation du sacrifice.
Tout à coup il s'était trouvé compromis dans l'affaire du capitaine Vallé, arrêté et jeté en prison.
Lorsque cette douloureuse nouvelle avait été connue, il n'était pas un seul habitant d'Hyères et de Toulon qui ne fût convaincu que M. de Mauvillers se récuserait. Le marquis de Costebelle, attaché à d'antiques convictions, avait passé de longues années dans l'émigration, et c'était là qu'était née l'amitié, qui jusqu'aux derniers jours de sa vie, l'avait uni à M. de Mauvillers.
Celui-ci aurait-il donc le courage, la cruauté de siéger, quand sur le banc des accusés se trouvait le fils de l'homme qui l'avait aimé, qui l'avait jadis aidé de son crédit et de sa fortune... car nul n'ignorait que M. de Costebelle, possesseur d'une des plus belles fortunes du pays, n'avait reculé devant aucun sacrifice pour sauver M. de Mauvillers de la ruine.
L'étonnement avait donc été profond quand on avait appris que le magistrat avait pris place au fauteuil de la présidence.
Avait-il donc quelque espoir de sauver l'accusé?
On se faisait encore cette illusion. Et pourtant les plus avisés secouaient la tête: ils avaient compris que le fanatisme politique étouffe trop souvent les sentiments humains.
Ceux qui connaissaient mieux M. de Mauvillers savaient que dans l'âme de cet homme il était un sentiment qui primait toutes les considérations, quelles qu'elles fussent: M. de Mauvillers était ambitieux; pour obtenir, pour conserver la faveur du souverain, il n'était pas de sacrifices, disons plus, de bassesses auxquelles il ne fût résigné d'avance. Que lui importait le souvenir de son bienfaiteur? Le mot d'ordre était venu des Tuileries. Hésiter, c'était désobéir, c'était se condamner à une disgrâce certaine. En haut lieu, on ne veut que des esclaves et les esclaves n'ont pas le droit de parler sentiment.
M. de Mauvillers, insoucieux de la réprobation qu'il encourait, avait eu le triste courage de rester à son poste.
Et l'audience se prolongeait.
Et de cette foule anxieuse s'élevait un murmure sourd qui grandissait avec l'attente.
Tout à coup il se fit une sorte de tumulte à la porte du Palais de Justice. Un officier parut, et de son épée adressa un signe au commandant de la gendarmerie. Les chevaux se cabrèrent et firent le vide autour d'eux. Un mot terrible, sinistre, courut dans les groupes. Les poitrines se serrèrent, des exclamations de colère et de désespoir se firent entendre.
Jacques de Costebelle était condamné à mort.
M. de Mauvillers avait bien mérité de ses maîtres.
A ce moment, d'une maison qui s'élevait juste en face du Palais de Justice, une fenêtre s'était ouverte sans bruit. Elle était plongée dans l'obscurité et l'attention était trop vivement excitée ailleurs pour que cet incident fût remarqué.
Une femme, enveloppée d'un manteau qui la cachait tout entière, la tête couverte d'un voile noir, s'était penchée sur la balustrade de fer, et, haletante, elle attendait.
Les portes du Palais de Justice s'ouvrirent brusquement, et à la lueur des torches portées par des soldats, le condamné parut.
Jacques était un jeune homme de haute taille, aux épaules vigoureuses; sous le reflet jaunâtre de la flamme, on voyait s'accuser nettement ses traits rudes, mais empreints d'une enthousiaste énergie. Il était tête nue; ses cheveux noirs, plantés bas, faisaient ressortir la fraîcheur de son front mat et poli.
Le condamné allait être réintégré dans sa prison, en attendant l'exécution, déjà fixée au lendemain.
Comme, pour se rendre à la Grosse-Tour, il fallait nécessairement traverser une partie de la ville, au milieu de la foule, un nouveau détachement de soldats avait été requis pour prêter main-forte aux gendarmes.
Jacques, les mains liées, les jambes retenues par des entraves, attendait sur le perron du Palais de Justice le signal du départ.
Tout à coup, il leva les yeux....
La femme qui se trouvait à la fenêtre avait levé la main, et de cette main elle agitait un mouchoir....
Le jeune homme tressaillit: un frémissement convulsif le secoua tout entier; mais, se contenant par un effort de volonté, il inclina deux fois la tête.
—En marche! dit une voix.
Absorbé dans ses pensées, l'œil fixé sur cette fenêtre obscure que lui seul voyait, Jacques n'entendit pas.
Une main se posa sur son épaule et le poussa rudement.
Une sorte de rugissement s'échappa de la poitrine du jeune homme: il fit un mouvement comme pour s'élancer, mais soudain un sourire passa sur ses lèvres:
—Allons! messieurs, dit-il, je vous suis.
Et le sinistre cortège, éclairé par les torches fumeuses, s'ébranla dans la direction du port.
Silencieuse et triste, la foule saluait.
II
PIERRE LE GEOLIER
Les prisons étant encombrées, le condamné à mort avait été enfermé, pour plus de sûreté, dans un des cachots souterrains de la Grosse-Tour, à l'entrée de la petite rade.
Le greffier du tribunal lui avait donné lecture de l'arrêt qui le condamnait à mort. L'exécution devait avoir lieu à sept heures du matin, sur l'esplanade de l'Arsenal.
Cette formalité remplie, la lourde porte s'était refermée sur celui que la prétendue justice des hommes avait frappé.
Jacques était seul.
L'obscurité était profonde: on entendait au dehors le pas des sentinelles et leurs voix qui se répondaient au loin; la mer mêlait son écho lent et sourd au bruissement du vent dans les mâts qui craquaient.
Jacques, debout, le dos appuyé contre la muraille fruste, restait immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. Douloureuse méditation!
Ainsi, tout était bien fini. A peine commencée, la vie s'arrêtait brusquement. On allait le tuer. De lui, plein de vitalité, d'énergie, on allait, dans quelques heures, faire un cadavre. Ce cœur qui battait à pulsations précipitées s'arrêterait tout à coup; sous ce front qui pensait se ferait la nuit et le néant.... Les deux mains du condamné se crispaient lentement l'une contre l'autre... et pourtant pas un soupir ne s'échappait de sa bouche. Et quiconque aurait pu voir son visage eût remarqué avec surprise que sur ses lèvres il y avait comme un sourire.... Ses yeux fixés sur les ténèbres semblaient revoir encore l'apparition qui tout à l'heure s'était dressée en face de lui.
Mourir! La jeunesse a d'étranges incrédulités.
Jacques savait qu'il était perdu, et pourtant il doutait encore... et comme si c'eût été un mot cabalistique, un nom vint sur ses lèvres:
—Marie! Marie!...
L'horloge de la grosse tour sonna.
Il était dix heures. Encore neuf heures à vivre.
A ce moment, Jacques entendit un pas s'approcher de son cachot. Une clef fut introduite dans l'énorme serrure, qui grinça, puis la lourde porte tourna sur ses gonds.
Je ne sais quel espoir fou monta au cerveau de Jacques. Toutes ses énergies se concentrèrent dans son regard. Mais sa tête retomba tristement....
C'était un geôlier, couvert d'un grand manteau qui tombait jusqu'à ses pieds, le front caché sous un bonnet de loutre qui ne laissait apercevoir que deux yeux creux, et une barbe épaisse encadrant de grosses lèvres.
L'homme avait une lanterne à la main.
—Que me voulez-vous? demanda brusquement Jacques. Ne puis-je du moins obtenir le repos?
Sans répondre, le geôlier ferma la porte, puis s'approchant de Jacques, il souleva son bonnet, d'où s'échappa une chevelure hirsute, presque sauvage:
—Monsieur de Costebelle, dit-il, me reconnaissez-vous?
Jacques le regarda attentivement.
—Pierre Lamalou! s'écria-t-il.
—Oui, Pierre Lamalou, dit le geôlier, qui vous a vu tout petit, pas plus haut que ça, et qui est désespéré...
—Mon brave, que veux-tu? c'est la guerre. Je suis le vaincu et je paye ma dette.... J'ai fait mon devoir, comme d'autres le feront après moi...
—Oui, oui, je sais, fit l'homme en secouant tristement la tête. Ils disent comme ça que vous êtes un rebelle et qu'il faut faire un exemple.... Moi, je sais que vous êtes bon et que vous ne pouvez avoir voulu que le bien.
—Mon ami, reprit Jacques, la sympathie d'un honnête homme comme toi sera ma meilleure et dernière consolation.
—Attendez, fit Lamalou.
Il se pencha vers la porte et parut écouter attentivement au dehors. On n'entendait aucun bruit.
Puis, il se rapprocha de Jacques.
—Voyez-vous, dit-il, j'ai pris un vilain métier; mais j'ai femme et enfants... deux enfants... faut vivre.... Je me suis bien souvent reproché d'avoir accepté cette place-là; mais aujourd'hui je suis bien heureux que la misère m'ait poussé ici.
—Que veux-tu dire?
—Vous disiez, monsieur Jacques, que les quelques mots que je vous ai dits seraient votre dernière consolation... Je ne crois pas ça, parce que je vous en apporte une autre.
—Je ne te comprends pas....
Lamalou écarta son manteau et prit à sa ceinture un papier soigneusement plié.
—Une lettre! s'écria Jacques, en étendant la main.
—Oui, une lettre.
—Qui te l'a remise?
—Une dame, que je crois jeune, quoique je n'aie pas vu sa figure. Elle se cachait sous un voile très-épais. Elle hésitait, la pauvre femme. Je voyais bien qu'elle voulait me dire quelque chose. Alors je me suis approché d'elle, et je lui ai dit tout bas: «Je connais M. de Costebelle depuis plus de vingt ans.» J'ai vu que ça lui faisait plaisir et que ça lui donnait confiance.... J'ai ajouté: «Si vous voulez que je lui dise quelque chose de votre part...»—«Non, a-t-elle fait, c'est une lettre.» Oh! je n'ai fait ni une ni deux, je l'ai prise, et la voilà. Maintenant ne perdez pas de temps, lisez vite, car si l'on nous surprenait....
Jacques, immobile, tenait le billet entre ses mains. Tout son corps tremblait. Il semblait qu'il n'eût pas le courage de briser le cachet. Car cette lettre, c'était toute sa vie, tout son passé, tout ce qui avait été son bonheur et son espérance.
—Allons! allons! monsieur Jacques, insista le geôlier.
—Tu as raison, fit Jacques. Devant mes juges, j'avais plus de courage.
Il déchira l'enveloppe.
Lamalou avait levé la lanterne et l'éclairait.
Mais à peine le jeune homme eut-il jeté les yeux sur le billet qu'il pâlit et jeta un cri.
—Mon Dieu! mon Dieu! mais c'est horrible, cela!
—Qu'y a-t-il, monsieur Jacques? Comment! est-ce que j'ai mal fait de me charger de la commission?
Mais Jacques ne l'entendait plus. Il lisait, il dévorait les lignes rapidement tracées.
Voici ce que contenait ce billet:
«Mon ami, mon frère, je suis mourante de douleur et d'angoisse; vous êtes condamné! notre père a été impitoyable. Les larmes me suffoquent; à peine si je puis guider ma main, et cependant il faut que je vous dise.... Mon Dieu! en un pareil moment! Jacques, celle que vous aimez, celle qui s'est donnée à vous, Marie enfin.... Marie est mère! Les angoisses de ces horribles jours ont avancé le terme.... Elle est accourue vers moi, terrifiée, affolée... je l'ai cachée dans une cabane des gorges d'Ollioules... et hier elle a mis au monde un garçon.... Que faire?... Doit-elle avouer les liens qui l'unissent à vous?... elle le veut, et je crois que nulle force humaine ne pourra la retenir... et cependant c'est sa perte.... Notre père la chassera, la maudira... sa vengeance s'étendra sur le petit être innocent qui, hélas! sourit dans son berceau.... Jacques, à cette heure suprême, vous êtes le seul maître de la destinée de ma pauvre sœur.... Dictez-lui votre volonté. Oh! à vous, à vous seul elle obéira... exigez qu'elle cache la naissance de cet enfant... exigez qu'elle se sauve... dites-nous à qui nous devons confier notre cher trésor.... Oh! comme nous l'aimerons! Pauvre petit orphelin, du moins tu auras deux mères.... Je pleure... je ne puis plus écrire.... Tout ce que la plume ne peut expliquer vous le devinerez, vous le comprendrez!... Jacques, un mot, quelques lignes... arrachez Marie au désespoir... sauvez-la! Je ne veux pas qu'elle se perde, je ne veux pas qu'elle meure.... Ecrivez, de grâce, écrivez...»
La lettre était brusquement interrompue. Sans doute un incident avait empêché qu'elle fût continuée.
Mais Jacques en savait assez.
Hagard, les yeux grands ouverts comme ceux d'un fou, il froissait machinalement entre ses doigts cette lettre dont chaque mot lui torturait le cœur.
Lamalou n'osait plus parler. Il devinait quelque épouvantable désespoir, auquel il lui était impossible de porter remède. De grosses larmes montaient à ses yeux et sa gorge était serrée comme dans un étau.
Tout à coup Jacques se redressa.
Ses deux mains se posèrent sur les épaules du geôlier. Il plongea dans ses yeux son regard franc et clair, qui étincelait:
—Ami! lui dit-il, au nom de mon père, au nom de tous ceux que tu aimes, il faut que je sorte d'ici....
Lamalou recula, stupéfait. Non, en vérité, il n'avait pas entendu cela. La bouche béante, il regardait Jacques. Evidemment il n'avait pas compris.
—Pierre, reprit Jacques de sa voix mâle et vibrante, je te supplie de m'entendre. Vois-tu! la mort n'est rien... mais, cette nuit, il me faut ma liberté!
L'homme put enfin articuler quelques mots.
—Ah! monsieur de Costebelle, vous savez bien que c'est impossible... c'est de la folie.... La liberté! Ah! vous n'y songez pas... ne me demandez pas cela!
—Pierre, continua Jacques, combien faut-il de temps pour aller aux gorges d'Ollioules?
—Pour un bon marcheur, une heure et demie.
—Autant pour le retour, trois heures. Il n'est pas encore onze heures.... Laisse-moi sortir d'ici, et avant quatre heures je serai de retour, et ils me trouveront là pour me tuer...
—Tenez, monsieur Jacques, je ne puis vous comprendre. Ce que vous demandez est tellement insensé!... Comme si cela se pouvait!... Voyons! calmez vous! revenez à la raison...
—Pierre, je veux ma liberté...
—Demandez-moi ma vie... je vous la donnerai... mais autre chose... c'est impossible...
—Pierre, il y a six ans de cela, un jour, un homme avait glissé de la falaise dans la mer... le flot hurlait, la tempête rugissait... l'homme était perdu... tenter de le sauver était une folie... cet homme était un vieillard... Pierre, c'était ton père!... Je me suis précipité à travers les vagues et j'ai sauvé ton père!... Pierre, l'as-tu donc oublié?...
—Non! non! faisait le geôlier, qui frémissait.
—Pierre, c'est ma mère qui a attaché au front de ta femme le bouquet des mariées...
—C'est vrai!... c'est vrai!...
—Pierre, tu m'as bercé dans tes bras... comme dans mes bras j'ai bercé ton premier enfant...
—Oui.
—Eh bien! au nom de tous ces souvenirs, au nom de ton père, de ton petit enfant qui me souriait et m'embrassait, donne-moi ces trois heures de liberté!
Lamalou chancelait. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il s'appuyait au mur pour ne pas tomber.
—Pierre, vois... je me mets à genoux devant toi... je te supplie... à mains jointes.... Pierre!
Et Jacques, de ses deux bras, embrassait les genoux du geôlier.
Tout à coup l'homme s'écria:
—C'est ma vie que vous voulez, eh bien! prenez-la!
—Enfin! fit Jacques en se redressant d'un bond.
—Mais comment sortir d'ici? fit Pierre.
—Ne peux-tu pas m'ouvrir les portes?
—Moi! un pauvre porte-clefs.... Mais à deux pas d'ici les sentinelles s'empareraient de vous.... Comment passer au guichet d'entrée?
—Mon Dieu! tout est perdu! s'écria Jacques en se tordant les mains.
—Non! attendez! par ici....
Le cachot dans lequel Jacques était enfermé prenait air et lumière par le soupirail donnant sur la rade. Un énorme barreau de fer, scellé dans le ciment, fermait la meurtrière.
—Vous êtes bon nageur, fit Pierre. Je sais ça, puisque vous avez sauvé mon père. Vous allez vous jeter dans la rade.... Le seul danger, c'est que le bruit de votre chute soit entendu.... Mais je ne crois pas que ce péril-là soit grand....
Jacques avait bondi vers le soupirail et secouait furieusement la barre de fer.
—Laissez cela, dit Lamalou, qui, depuis qu'il avait pris sa résolution, avait recouvré tout son calme.
Il écarta doucement Jacques.
Puis, de ses doigts croisés, il enserra la barre de fer, s'arc-bouta sur les reins, les pieds rivés au sol; les veines de son front saillirent comme des cordes... on entendit un han! et du ciment brisé sortit la barre de fer tordue.
—Allez maintenant, dit Pierre.
Jacques se tourna vers lui.
—Pierre, ce que tu fais est grand et noble. Merci! Quand quatre heures sonneront, je serai là, au bas de la tour.
—Pourquoi faire? dit Pierre en haussant les épaules. Vous êtes sauvé, profitez-en tout à fait.
—Et toi?
—Oh! moi... ça ne compte pas.... Ce que j'en disais, c'était pour la femme et les petits...
—Fuis avec moi...
—Oh! ça! ce n'est pas possible!... Je ne peux pas quitter Toulon, voyez-vous! ni la femme non plus. Nous y avons vécu, nous y mourrons.
—Si je ne revenais pas, tu serais perdu!
—Bah! fit Pierre avec un sourire triste, changement de logis, ils me mettraient là-bas!
Là-bas, c'était le bagne.
Jacques frissonna.
Il saisit la main de Pierre:
—Tu m'as entendu, à quatre heures.
—Comment! vous voulez...
—Je veux tenir le serment que je t'ai fait.... Tu crois à ma parole?
—Mais ce serait une folie.
—Ce n'est jamais une folie que de faire son devoir.
—Bah! partez toujours. Vous verrez après!...
Et il se disait:
—Quand il aura senti le grand air, du diable s'il se soucie du vieux Lamalou!
Ce sentiment se lisait si nettement sur son visage, que Jacques, emporté par l'admiration, tant était simple ce désintéressement sublime, prit l'homme par la tête et l'embrassa.
Puis il répéta:
—A quatre heures....
Pierre ne répondit plus; seulement il l'aida à passer par la meurtrière, qui était étroite.
Un instant après, un bruit sec monta jusqu'au geôlier.
Jacques était à l'eau.
Lamalou écouta. L'éveil n'avait pas été donné.
—Allons! mon pauvre Lamalou, murmura le geôlier, te voilà bien!...
Et, sortant du cachot, il ferma carrément l'énorme serrure.
III
BISCARRE ET DIOULOUFAIT
Les gorges d'Ollioules constituent en réalité une des plus admirables curiosités naturelles du midi de la France, si riche en merveilles.
Entre le petit bourg du Bausset et la ville d'Ollioules, le voyageur rencontre tout à coup de gigantesques roches qui s'élèvent à pic à une hauteur énorme. Plus de ceps chargés de raisins, plus d'oliviers, plus de verdure. La pierre âpre, noirâtre, brune, se dresse comme une muraille infranchissable. Les anfractuosités de la roche se déchiquètent en dentelures bizarres, et quand le soleil couchant rougit le ciel, on dirait une frange bordée d'or rutilant.
Par quel cataclysme cette masse colossale s'est-elle fendue dans toute sa hauteur, comme sous le choc d'une hache géante? Dans quelle convulsion géologique s'est opéré ce déchirement, qui ne laisse entre les deux murailles lisses qu'un étroit défilé, dans lequel parfois trois hommes ne pourraient passer de front?
A l'époque où se passe cette première partie de notre récit, il était rare que quelque voyageur s'aventurât de ce côté. Aussi les gorges d'Ollioules avaient-elles un renom sinistre. Plus d'un malfaiteur trouvait un refuge dans les détours inexplorés de ce val d'enfer, comme on l'appelait encore dans le pays.
Le lent travail de la nature avait creusé à travers les blocs des galeries étroites, multiples, s'entre-croisant et dont les diverses issues étaient souvent inconnues. La nuit, cette masse semblait cacher dans ses flancs tout un monde fantastique.
Cette nuit-là surtout.
Deux heures s'étaient écoulées depuis le moment où Lamalou avait aidé à l'évasion de Jacques.
Le défilé d'Ollioules, plongé dans les ténèbres profondes, était muet et désert. Le vent sifflait, âpre et froid, et les saxifrages, secouant dans l'ombre leurs broussailles dénudées, ressemblaient à des gnomes bizarrement accroupis sur la roche.
Tout à coup (il était environ une heure du matin), un bruit sourd, régulier, éveilla les échos des gorges.
C'était le pas d'un homme, pas vigoureux, accentué.
Qui donc pouvait s'aventurer à cette heure dans ce lieu maudit?
Celui qui marchait semblait se hâter. Évidemment il connaissait admirablement les localités; car, après avoir franchi le premier passage, il se dirigea nettement vers la paroi de gauche des rochers. Là, il se baissa et toucha la pierre de ses mains.
Sans doute ses doigts rencontrèrent ce qu'ils cherchaient, car il laissa échapper une exclamation satisfaite; puis il commença à gravir lentement le roc. Il s'était engagé sur une sorte de sentier à peine tracé et qu'il eût été difficile de reconnaître, même à la lumière du jour.
Il montait, s'accrochant, pour aider son ascension, aux troncs chauves des pins.
Au bout de cinq minutes, il s'arrêta.
Il se trouvait environ à une hauteur de dix mètres. Ses mains palpèrent encore une fois la pierre avec précaution. Puis il se courba, et de ses lèvres s'échappa un son singulier.
C'était une sorte d'ululation sourde et rauque à la fois, comme le hurlement contenu d'une bête fauve.
Quelques instants s'écoulèrent, puis le même cri répondit.
Cette fois, il semblait partir des profondeurs de la terre.
Deux fois, ce cri—un signal, à n'en pas douter—fut échangé entre l'arrivant et un personnage invisible.
Puis sur la crête du roc une ombre parut: elle descendit et s'approcha de l'autre.
—Qui vive? demanda une voix.
—Loup, répondit-on.
—Est-ce toi, Biscarre?
—C'est moi.
Les deux hommes se réunirent, puis disparurent bientôt dans une anfractuosité en forme d'entonnoir. Là, se soutenant à la force des poignets, ils se laissèrent tomber dans une excavation en forme de caveau, et dans laquelle brûlait un feu de broussailles, dont la fumée était entraînée par un courant souterrain.
—Diouloufait, allume la lanterne, dit l'arrivant qui avait répondu au nom de Biscarre.
L'autre obéit.
La physionomie de ces deux hommes, bien que différente, n'en portait pas moins un même cachet effrayant.
Et sans même regarder leur visage, qui se fût trouvé subitement en face d'eux n'eût pu réprimer un frisson.
Car tous deux portaient le costume des forçats.
Biscarre était grand, bien proportionné, et même, sous les ignobles vêtements qui le couvraient, on devinait je ne sais quelle élégance native; ses mains sèches et nerveuses n'appartenaient point à un paysan.
Il avait jeté à terre le bonnet vert qui cachait ses cheveux ras, de couleur rousse, et, à la lueur du foyer qui crépitait, son masque s'accentuait, avec ses traits fermes et anguleux, sa bouche aux lèvres épaisses et sensuelles.
Le front était bas, les mâchoires proéminaient en avant: on eût dit la tête d'un fauve, d'un loup. Les dents blanches et aiguës apparaissaient dans un rictus ironique: les yeux, à pupilles jaunes et mobiles, complétaient la ressemblance de l'homme et de l'animal.
Quant à Diouloufait, un seul mot peut suffire pour le dépeindre. C'était un colosse. Tout en lui était énorme. Les traits boursouflés n'avaient point pour ainsi dire de galbe propre: le nez épaté, les gros yeux, la bouche lippue et largement fendue, les oreilles rouges et s'écartant du crâne en conques disproportionnées, tout contribuait à donner, au premier coup d'œil, la sensation de la brutalité poussée à ses dernières limites.
—Tonnerre! s'écria Diouloufait, je ne t'attendais plus.... Voilà trois heures que tu devrais être ici....
A cette apostrophe, un éclair de colère passa dans les yeux de Biscarre. Cependant, il se contint:
—Une fois pour toutes, souviens-toi, Diouloufait, que tu es fait pour m'attendre et pour m'obéir...
—Je le sais bien, fit le géant; mais enfin... il y a des bornes...
—Non. Il n'y a d'autres bornes que celles que fixe ma volonté.
L'accent de Biscarre était empreint d'une autorité si cassante, que jamais despote n'eût mieux rendu les nuances de l'absolutisme le plus complet.
Et sans doute, le forçat avait le droit de parler ainsi, car après l'avoir considéré un instant comme s'il avait senti en lui quelques velléités de révolte, Diouloufait baissa les yeux et se tut.
—Je n'ai pu m'évader qu'à minuit, reprit Biscarre, condescendant toutefois à donner cette explication. Nul ne s'est encore aperçu de ma disparition, car le canon n'a pas encore retenti; donc la nuit est à moi.
—Oh! le canon, fit Diouloufait en riant bruyamment, ils l'ont bien tiré pour moi; je n'en suis pas moins bien tranquille ici.
—A qui le dois-tu?
—Parbleu! cette bêtise! à toi. Oh! tu es un malin, ça ne se discute pas, et les autres ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils t'ont nommé chef des Loups. Tu as tout pour toi: de l'éducation, une tenue d'un chic parfait, et puis cette poigne....
En considérant les énormes biceps de Diouloufait, on ne pouvait que s'étonner de ces derniers mots. Etait-il possible que ce colosse pût éprouver de l'admiration pour la force de Biscarre, dont l'apparence, quoique assez vigoureuse, ne pouvait être comparée à la sienne?
Cependant, l'accent de Diouloufait ne prêtait à aucune interprétation; il constatait franchement, sérieusement: c'était un simple hommage rendu à la vérité.
Quoi qu'il en fût, Biscarre interrompit brusquement son complice:
—Assez! fit-il, nous ne sommes pas ici pour énumérer nos qualités respectives. Demain, au point du jour, il faut que nous ayons quitté la France.
—Bah! Alors mettons-nous en route tout de suite.
—Non, car avant tout j'ai une petite affaire à terminer.
Et il ricana méchamment.
Aucune expression ne saurait rendre l'expression de basse et féroce cruauté qui crispait le masque de cet homme.
—Une affaire? En suis-je?
—Oui.
—Et il faudra....
Diouloufait fit un geste significatif.
—Je ne le crois pas.
—Et à gagner?
—Rien aujourd'hui, mais plus tard, oh! plus tard, ajouta-t-il, tout à gagner!
Il rit encore.
—Alors une vraie opération? Ça me va!
—Maintenant, réponds-moi: As-tu trouvé ce que je t'ai ordonné de chercher?
—Quoi? la petite dame? Oh! ça n'a pas été bien malin.
—Elle est près d'ici?
—A cent mètres. La première petite maison au sortir de la gorge.
—Maison isolée?
—On y tuerait quelqu'un en plein jour.
—Bien. Avec qui est cette dame?
—Avec la Bertrade, une vieille paysanne.
—Oui, je la connais; c'est bon. Personne de plus?
—Elle a reçu une visite dans la journée.
—Une autre dame?
—Oui.
—Regarde-moi en face, dit Biscarre.
—Tiens! pourquoi donc? fit Diouloufait avec son rire niais. J'aime pas regarder tes yeux, ils me font peur.
—C'est pour cela. Maintenant, réponds-moi: Tu n'as pas cherché à savoir quelles sont ces femmes?
—Oh! ça! je peux le jurer!
—C'est bien. Qu'as-tu remarqué?
—Dame, que ce sont des femmes de la haute, voilà tout.
—As-tu fait quelque supposition au sujet de leur séjour dans cette maison isolée?
—Ah! ça! oui, j'en ai fait une.
—Laquelle?
—Ce n'est pas la peine de me regarder comme si tu allais me poignarder! Tu m'interroges, je réponds, et bien franchement encore.... J'ai supposé... on a le droit de supposer... que la plus jeune avait eu un malheur, et que, pour cacher les suites du malheur...
—Assez! dit encore Biscarre.
Il était livide.
—Ecoute-moi: Si jamais un mot sort de ta bouche, si jamais tu commets une sottise quelconque, si tu fais, même en face de moi, une allusion à cette aventure, aussi vrai que je m'appelle Biscarre, roi des Loups, tu es un homme mort!
Le géant parut mal à l'aise. Il paraît que cette menace avait un sens précis.
—C'est convenu, balbutia-t-il, on se taira.
—J'y compte. Maintenant suis-moi, et en route.
—Où allons-nous?
—A la maison isolée.
—Bah! l'affaire, c'est ça?
—Pas de questions.
—Cependant, il faut que je sache ce que j'aurai à faire.
—Presque rien. Tu es sûr que la jeune dame est seule avec la paysanne?
—Oh! à cette heure-ci, tout ça dort; à moins que le mioche ne les tienne éveillées.
—A mon signal, tu te jetteras sur la vieille.
—Et qu'est-ce que je lui ferai? fit Diouloufait avec le mouvement de tordre le cou à un poulet.
—Tu l'empêcheras de crier, de remuer.
—Ça, c'est facile; mais faudra-t-il aller jusqu'au bout?
—Comme tu voudras.
—Bon.
—J'ai besoin de rester seul avec la femme, j'ai à lui parler sans témoins.
—Personne ne te gênera.
—Dans une heure, nous aurons atteint une baie dans laquelle un canot nous attend, et quand, à l'aube, le canon de la citadelle annoncera l'évasion de Biscarre, nous serons loin.
Un instant après, les deux hommes descendaient lentement la pente du roc et se dirigeaient du côté du Beausset.
IV
MATHILDE ET MARIE
La maison à laquelle les deux forçats venaient de faire allusion se trouvait sur le coteau qui s'appuyait, à l'orient, sur la masse des rocs d'Ollioules.
A vrai dire, cette bâtisse avait droit tout au plus au titre de chaumière, avec ses murs de pisé, son toit de paille, ses deux fenêtres étroites et incommodes, sa porte branlante et mal fermée.
Et cependant c'était là que s'était réfugiée la fille cadette de M. de Mauvillers, de celui-là même qui venait de condamner à mort Jacques de Costebelle.
Triste roman, que celui-là, et qui peut se résumer en quelques lignes.
M. de Mauvillers était resté veuf de bonne heure avec ses deux filles, Mathilde et Marie.
Absorbé par les soins de son ambition, il s'était peu préoccupé de l'éducation de ses enfants, estimant que le plus important serait, au jour venu, de les marier dans d'honorables conditions, ce qui signifiait, dans l'esprit de M. de Mauvillers, qu'elles devaient former des alliances utiles à ses propres projets.
M. de Mauvillers rêvait le ministère, la pairie. Ses filles pouvaient l'aider à atteindre ce but. Cœur sec et intelligence quasi brutale, il n'avait jamais éprouvé le moindre sentiment d'affection vraie, et ses ennemis disaient à voix basse—car il était redouté—que sa femme était morte de chagrin.
Il est des âmes aimantes que l'égoïsme tue plus sûrement que le poison.
Mathilde et Marie s'étaient donc trouvées livrées à elles-mêmes. Leurs caractères s'étaient développés sans direction effective, sans contrôle efficace.
M. de Mauvillers n'exigeait d'elles que le respect. Les banalités de l'amour paternel restaient pour lui lettre morte, temps perdu, vaines démonstrations. Qu'on se levât lorsqu'il entrait, qu'on s'inclinât sans un mot devant ses volontés quelles qu'elles fussent, rien de plus. Il se croyait père parce qu'il dominait.
Ainsi que nous l'avons dit, il avait contracté vis-à-vis de M. de Costebelle les plus grandes obligations. Sa fortune personnelle, absolument compromise pendant l'émigration, avait été rétablie grâce au concours du père de Jacques, homme honnête et bon dans toute l'acception du mot, et qui avait conservé jusqu'à sa mort cette illusion que M. de Mauvillers était une âme stoïque et digne des temps anciens. Il n'avait pas deviné que la fidélité gardée par M. de Mauvillers à la cause des Bourbons, même lorsque l'empire offrait carrière à son ambition, n'avait pour motif réel que la prescience intuitive de la chute prochaine du colosse. Il est des temps où l'attente et la patience sont des habiletés.
M. de Costebelle laissait en mourant deux fils: l'un, Frédéric, officier dans l'armée royale, et Jacques, âme d'artiste, vivace, exaltée, et qui ne semblait pétrie que pour la lutte.
Jacques inquiétait M. de Costebelle. En vain il avait tenté de régulariser cette fougue, d'endiguer cette énergie. Mais sa sévérité paternelle se brisait bientôt, devant les brillantes qualités de ce cœur chaud et enthousiaste.
Cependant, à son lit de mort, M. de Costebelle avait supplié son ami de Mauvillers de veiller sur ce fils bien-aimé. Il espérait que la froide raison du magistrat parviendrait à calmer cette excitabilité presque maladive.
M. de Mauvillers promit.
Et voici comment il tint sa promesse.
Reconnaissant à Jacques un véritable talent d'orateur, et comprenant que, bien dirigé, il lui serait possible de parvenir, soit par le barreau, soit par la magistrature, à de hautes destinées, M. de Mauvillers éprouva une jalousie haineuse, et ne tenta rien pour satisfaire aux vœux de son ami mort.
Jacques eut toute liberté de penser, d'agir, d'aller là où l'entraînerait son imagination.
Seulement, lorsque Jacques s'enthousiasma par les idées nouvelles, se réchauffa à cette lueur révolutionnaire qui semblait jaillir à nouveau du foyer de 89, M. de Mauvillers le mit à la porte.
On sait le reste.
Mais Jacques n'avait pas impunément passé vingt ans de son existence auprès des deux jeunes filles.
Mathilde était de caractère calme et froid. Non qu'à l'exemple de son père elle niât ou ignorât ce qu'étaient le beau et l'idéal. Mais elle avait hérité de sa mère la passivité, presque la défiance d'elle-même et des autres. Elle adorait sa sœur et se fût sacrifiée pour elle; mais elle renfermait ses sentiments dans son cœur, restant toujours affable, d'humeur égale et douce, réprimant, sans raisonner, bien entendu, tout élan, toute expansion.
Marie était tout autre: c'était l'enfant avec toutes ses naïvetés, ses joies sans motif ou ses petites colères mutines. Elle riait à la vie, à l'avenir comme si elle avait couru à une fête. Elle aimait à parler, à ouvrir son âme à toutes les effluves; tout lui était plaisir; sa charité gracieuse doublait le prix de l'aumône. Quand elle passait dans le pays, on disait: Voilà le soleil d'Ollioules!
Et c'était, en vérité, comme un rayonnement de joie, de bonté et de charme.
Que de fois, courant avec Jacques à travers les prairies ou les bois d'oliviers, elle avait écouté avec ravissement la voix des oiseaux, chantant leurs hymnes de joie! Alors elle le prenait par la main et lui disait:
—Tout est beau! tout est bon!
L'amour vint. Tout autre que M. de Mauvillers l'eût prévu. Lui, ne vit rien. Il chassa le fils de son bienfaiteur, comme il eût fait d'un laquais. Marie voulut prendre sa défense, M. de Mauvillers l'arrêta d'un seul mot. Il voulait, cela devait suffire.
Ces rigidités irraisonnées amènent la révolte. Marie feignit de se soumettre. Et la contrainte qu'elle s'imposa ne fit que développer le sentiment qui germait encore ignoré en elle.
Sa sœur comprit, mais trop tard. Mathilde pouvait-elle prévoir la faute, ignorant elle-même ce qu'était l'amour...?
Un jour, Marie lui avoua qu'elle aimait Jacques, et qu'elle était aimée de lui. Elle ne se repentait pas. Jacques était si bon, si honnête, si aimant! Pourquoi ne l'aimerait-elle pas? Il était certain que le mariage aurait lieu. Il suffisait que M. de Mauvillers se réconciliât avec lui. Et, le temps marchait; et Jacques, fou d'amour, fou de jeunesse, ne sentait pas qu'il marchait à sa perte. Ses idées, ses convictions, étaient pour lui une religion; il était convaincu du triomphe prochain. Tout lui semblait beau, lumineux, rayonnant.
Vint le réveil....
Jacques était arrêté, Marie allait devenir mère.
M. de Mauvillers était implacable. Le fils du marquis de Costebelle n'était plus qu'un ennemi politique. Il était condamné d'avance.
Mathilde fut admirable de dévouement. Elle eut le courage d'aller avouer la vérité à une vieille parente qui habitait Aix, la suppliant de l'aider à sauver la coupable. Madame de Sorlis, c'était son nom, y consentit, et, grâce à un stratagème, Marie put aller passer chez elle les derniers mois de sa grossesse.
M. de Mauvillers avait en vérité bien d'autres soucis en tête.
Puis voilà que Marie avait appris les inquiétantes péripéties de l'instruction dirigée contre Jacques. Jusqu'alors elle avait eu confiance. M. de Mauvillers ne pouvait oublier le passé à ce point: le fils du marquis devait lui être sacré!
Pauvre enfant, qui ne croyait pas au mal et qui s'était perdue avec l'insouciance des rêveurs!
Enfin, le jour se fit dans son cerveau. Une vision horrible apparut devant ses yeux... le tribunal, la condamnation... l'échafaud!
Alors, folle de terreur, s'arrachant aux bras de madame de Sorlis, qui voulait en vain la retenir, elle était revenue vers sa sœur, en lui criant:
—Sauve-nous!
Et maintenant, dans cette soirée sinistre où l'arrêt de mort tombait des lèvres de M. de Mauvillers, elle était là, dans cette masure, étendue sans force sur son lit de douleur, à demi folle, attendant sa sœur, qui était allée à Toulon pour connaître l'issue du procès.... Sa sœur, qui savait tout et qui ne revenait pas....
La femme qui la soignait était sa nourrice.
Nous le savons; on l'appelait Bertrade.
La pauvre femme pleurait sur celle qu'elle appelait encore sa fille, comme au temps où elle la nourrissait de son lait.
Elle regardait ce visage pâli, ces yeux creusés par les larmes et la souffrance, et elle berçait machinalement le petit enfant qui dormait dans son berceau.
Puis, il y avait plusieurs nuits qu'elle veillait, elle s'était assoupie....
Marie était restée seule dans ce silence, seule avec ses épouvantables angoisses. Ses lèvres répétaient incessamment un nom:
—Jacques! Jacques!...
Ses yeux ne quittaient pas l'horloge de bois suspendue au mur et dont le balancier tintait monotone derrière les poids de fer.
Il était minuit et demi....
Tout à coup Marie tressaillit, et d'un effort elle se dressa à demi, se soutenant sur ses poignets. Etait-ce donc une illusion? Elle croyait avoir entendu du bruit au dehors!...
Si c'était Mathilde!...
Elle revenait. Tout était fini. Etait-il condamné? Qui sait? Peut-être M. de Mauvillers...
—Bertrade! Bertrade! cria-t-elle.
La nourrice se réveilla en sursaut.
—A la porte... cours... vite.... Quelqu'un!...
Bertrade se hâta d'obéir.... La porte tourna en grinçant sur ses gonds rouillés....
Et deux cris retentirent:
—Marie!
—Jacques!...
Et la pauvre enfant, folle de joie, éperdue, à demi mourante, se laissa tomber dans les bras de celui qu'elle croyait à jamais perdu...
V
LE SERMENT D'UNE MÈRE
—Toi, mon Jacques! répétait Marie qui sanglotait.
Elle l'avait doucement écarté d'elle, et le regardait de ses grands yeux rayonnants d'une joie indicible.
La vieille Bertrade s'était laissée tomber sur les genoux, et portait à ses lèvres le vêtement du jeune homme.
Jacques sentait les larmes monter à ses paupières; il ne pouvait parler, tant l'émotion le tenait serré à la gorge.
En vérité, c'était une épouvantable situation.
Il comprenait quel espoir, mieux, quelle certitude s'imposait à celle qui lui appartenait. Elle le voyait, donc elle le croyait à jamais sauvé.
Et pourtant, il était perdu: quand le jour se lèverait, il tomberait sanglant sous les balles des exécuteurs.
S'il était accouru vers Marie, c'était pour obéir à l'appel que Mathilde lui avait adressé.
Il voulait lui crier:
—Je veux que tu vives, je veux que tu caches à ton père notre faute commune. Par prudence pour toi-même, pour notre enfant, il le faut, je te supplie de m'obéir.
Il n'avait pas songé à cette illusion sinistre que lui donnait sa présence. Pouvait-elle deviner, elle, qu'il eût obtenu de ses geôliers quelques heures de liberté?... et surtout qu'il eût donné sa parole d'honneur en garantie de son retour, quand ce retour, c'était la mort? Il restait là, immobile sous son regard, muet.
Parler, c'était la tuer.
La joie folle qui lui remplissait le cœur ne pouvait être sans danger immédiat pour sa vie, transformée tout à coup en cette horrible angoisse.
—Jacques, dit-elle enfin, de sa voix si douce, tu n'as pas encore embrassé notre enfant.
Elle fit un signe à la vieille nourrice, qui souleva l'enfant dans ses bras.
Marie le prit et approcha son front des lèvres de Jacques.
L'enfant!...
A sa vue, Jacques éprouva une telle douleur qu'il eut peine à réprimer un cri.
Oh! comme il l'embrassa pour mieux cacher la poignante étreinte qui lui brisait le cœur!
—Tu l'aimeras bien, disait Marie. Sais-tu, il est très-fort. Je l'appellerai Jacques comme toi. Oh! maintenant que tu es là, je ne crains plus rien, je suis heureuse.
Heureuse! ce mot tombait sur le cerveau de Jacques comme un coup de massue.
Tandis qu'elle parlait, tandis qu'il soutenait l'enfant en le serrant doucement contre sa poitrine, il regardait Marie.
Sa pâleur avait disparu: les teintes de la vie étaient remontées à ses joues. Sous le bonnet de dentelle blanche qui serrait son front, ses cheveux blonds s'échappaient en boucles mutines. Ses grands yeux bleus rayonnaient d'une indicible émotion.
—Tu ne me parles pas, continuait-elle. Et pourtant tu as tant de choses à me dire. Il faudra que tu me racontes tout. Qui t'a sauvé? c'est notre père, n'est-ce pas? Vois-tu, nous avons été injustes envers lui. Il n'a pu frapper le fils d'un ancien ami.
—Marie!
Le malheureux se sentait trembler tout entier. Il eût voulu arrêter sur les lèvres de la jeune femme ces paroles qui le torturaient.
Elle ne comprenait pas et continuait:
—Vois-tu, j'ai toujours confiance en lui, malgré sa sévérité apparente. Aussi, maintenant, nous ne devons plus avoir de secrets pour lui. Nous lui dirons tout. Je sais que l'aveu te coûterait trop; c'est moi qui aurai ce courage. Il nous pardonnera, j'en ai la conviction. Alors, quelle joie! Je serai ta femme devant les hommes, comme déjà je suis unie à toi devant Dieu.
Jacques poussa un cri. Il chancelait.
—Jacques! Jacques! qu'as-tu donc? Pourquoi ne me réponds-tu pas?
—Marie! il faut t'armer de courage...
—Du courage? et pourquoi? Quel nouveau malheur nous menace?
Jacques ne répondait pas.
Il parlait de courage, et lui-même se sentait lâche.
Marie lui avait saisi les mains.
—Je t'en supplie, ne me laisse pas dans cette incertitude... J'ai tant souffert, depuis que tu étais là-bas, dans cette horrible prison.... Ah! je le sens... je n'ai plus de force pour souffrir.... Si l'espérance, à peine retrouvée, devait être perdue tout à coup.... Jacques, je sens que j'en mourrais...
—Mourir! Est-ce que tu as le droit de mourir, toi? Tu oublies donc notre enfant...
—Notre enfant!
Elle l'attira à elle et le couvrit de baisers.
—C'est vrai! et puis, pourquoi parler de mort... puisque tu es là... puisque nous sommes à jamais réunis!
L'horloge de bois sonna deux heures.
Il n'y avait plus à hésiter. Jacques ne pouvait rester une minute de plus. Il y avait là-bas un honnête homme qui avait risqué sa vie pour lui, et qui l'attendait dans de mortelles angoisses, lui qui avait aussi une femme et des enfants.
Jacques se raidit contre sa propre faiblesse.
—Marie, dit-il tout à coup, il faut que tu m'entendes... car tu ne sais pas tout...
—Jacques, tu me fais peur!...
—Ma bien-aimée, ma femme, il faut que je te quitte...
—Me quitter! non! non! je ne le veux pas.... A ton tour, je te dis que tu n'en as pas le droit... ne m'abandonne pas, au nom de notre enfant...
—Il le faut pourtant, reprit Jacques d'une voix grave.
Il y eut un silence. Il rassemblait tout son courage.
—Mais, du moins, s'écria Marie, tu es sauvé! n'est-il pas vrai?...
—Oui, proféra le jeune homme avec effort.
Il devait mentir. Son parti était pris.
—Eh bien! je t'écoute, maintenant que je ne crains plus pour ta vie....
—Marie, quoi que je te demande, jure-moi de m'obéir...
—N'es-tu pas mon époux, le maître de ma vie?...
—Voici toute la vérité... Marie! j'ai été condamné!...
—Toi! mon Dieu!... Ah! les hommes sont sans pitié!
Il eut un sourire attristé.
—Ne parle pas ainsi, ma douce Marie: il est des âmes généreuses et bonnes....
Elle l'interrompit.
—Mais, puisque tu es condamné, comment te trouves-tu ici, près de moi?
Jacques hésita.
—Je me suis évadé, dit-il enfin.
—Évadé! Alors, tu es en danger... tu peux être arrêté de nouveau.... Mon Dieu! mais c'est à désespérer... il faut se hâter de fuir... tu ne peux risquer de retomber entre les mains de tes ennemis.
Elle lui tendit la main.
—Je comprends tout. Alors que tu pouvais gagner la mer, tu as voulu me revoir.... Ah! merci pour cette pensée!... Dis-moi... toutes tes précautions sont prises?...
—Oui! oui!...
—Tes amis t'attendent, n'est-ce pas?
—C'est cela... en quelques heures j'aurai atteint le rivage... et là, je suis sauvé...
—Et moi qui ne comprenais pas, quand tu me parlais de t'abandonner.... Ah! je me reproche de t'avoir retenu si longtemps. Tu vas gagner l'Italie, n'est-ce pas?... Dès que tu seras en sûreté, tu m'écriras... et j'irai te rejoindre avec notre cher enfant.... C'est bien cela, n'est-il pas vrai?...
—Oui! l'Italie!...
Jacques, livide, balbutiait. Mais elle ne devinait rien.
—Va, va, mon Jacques. Je t'appartiens, je suis ta femme... quand tu m'appelleras, j'accourrai auprès de toi... et, réunis pour toujours, nous oublierons ces jours de malheur.
—Ecoute-moi encore, dit Jacques, et surtout ne t'effraie pas. Je vais fuir, et tu ne peux ignorer qu'un semblable départ me force à courir quelque danger...
—Je le sais, mais j'ai confiance!
—Moi aussi, j'ai foi en l'avenir... cependant, j'ai dû prendre une précaution...
—Laquelle? Dis vite; car, en vérité, il me tarde maintenant que tu sois loin d'ici....
Jacques tira de sa poitrine un pli cacheté:
—Je te le répète, je suis persuadé qu'il ne m'arrivera aucun accident... pourtant j'ai écrit ce testament...
—Un testament! oh! ne prononce pas ce mot!
—Il faut conserver sa force en face du danger. C'est pour notre petit Jacques que j'ai dû songer à tout.... Si, par hasard, par un de ces événements que rien ne peut faire prévoir, il survenait, pendant ma fuite, quelque obstacle, ce testament reconnaît les droits de notre enfant à mon nom et à ma fortune.... Je sais que cette reconnaissance est irrégulière; cependant, en des circonstances aussi graves, elle a force spéciale. Garde ce précieux document, ma femme bien-aimée... et s'il devenait nécessaire de le produire au grand jour, n'hésite pas....
Elle voulut parler, il l'interrompit d'un geste:
—Ce n'est pas tout, ajouta-t-il. Il m'en coûte de détruire dans l'âme d'une fille respectueuse les dernières illusions qu'elle peut encore conserver.... Mais il faut que tu le saches, c'est des lèvres de M. de Mauvillers qu'est tombé l'arrêt de ma condamnation.
—C'est horrible! murmura Marie.
—M. de Mauvillers a obéi à sa conscience. Il ne m'appartient pas de le blâmer. Il a frappé en moi un ennemi de tout ce qui lui est sacré, c'était son droit. Mais qui sait si cette animosité ne s'étendrait pas sur notre enfant?...
—Non! c'est impossible!
—Qui sait? te dis-je. Jure-moi d'être prudente, de ne pas trahir notre secret.
—Mais puisque je dois aller bientôt te rejoindre?
—Cette raison même doit t'engager au silence. J'espère, grâce à des amis puissants et dévoués, obtenir bientôt le retour dans la patrie. Si M. de Mauvillers connaissait les liens qui nous unissent, peut-être sa colère me serait-elle nuisible.
—Tu as raison! Je te comprends.
—Tu te tairas. Tu me le jures...
—Jusqu'au jour où tu m'auras donné le droit de parler, je te promets de garder notre secret enseveli dans mon âme.
—Merci!... mais mon absence peut se prolonger... pendant quelques semaines... quelques mois.... Jure-moi de ne pas parler, quoi qu'il arrive, avant qu'une année entière ne se soit écoulée...
—Une année! mais tu me fais frémir...
—Jure... je t'en supplie....
Marie fixa sur lui un long regard, comme si elle eût cherché à lire dans son cœur.
Il eut la force de lui sourire.
—Je te le jure, dit-elle, quoi qu'il arrive, pas un mot ne s'échappera de mes lèvres... avant une année.
Il se pencha vers elle et la pressa dans ses bras. Puis, il prit doucement l'enfant et l'embrassa.
—Adieu! dit-il.
—Ne prononce pas ce mot! s'écria mademoiselle de Mauvillers, au revoir!
—Au revoir! s'écria Jacques.
Et, fou de douleur, il s'élança dehors.
—Mon Dieu! murmura Marie, protégez-le! car s'il meurt, je mourrai....
Elle attira l'enfant contre son sein.
La pauvre petite créature se prit à pleurer.
Le cri vagissant traversa le cœur de la mère dont la tête pâle retomba sur son oreiller.
—Oh! j'ai peur! fit-elle d'une voix à peine perceptible.
Immobile, les bras croisés sur sa poitrine, elle semblait être morte. C'est qu'une effrayante angoisse la torturait jusqu'aux fibres les plus profondes de son être....
Tant que Jacques avait été devant elle, avec son énergie, tant qu'elle avait pu considérer cette tête mâle et fière, elle avait gardé son courage....
Maintenant, il lui semblait qu'elle avait eu tort de le laisser partir.... S'il n'avait pas tout dit, si le danger était plus terrible qu'elle ne le supposait....
Et toujours le balancier de l'horloge battait monotone comme les pulsations d'une veine.
Les minutes passaient....
Et à mesure que marchait l'aiguille, la fièvre montait au cerveau de la pauvre femme....
Tout à coup, des profondeurs du val d'Ollioules, un coup de feu éclata... répercuté par les roches et roulant jusqu'à la masure.
—Bertrade! Bertrade! cria Marie.
Et comme la nourrice accourait vers elle, elle étendit les bras en avant, puis retomba inerte....
Que se passait-il donc? Et quelle signification terrible avait cet écho de mort?
VI
LE MEURTRE
Nous avons laissé Biscarre et Diouloufait au moment où ils quittaient la tanière creusée dans les rocs d'Ollioules.
Sans s'expliquer davantage, Biscarre avait désigné la maison isolée—c'est-à-dire la chaumière de Bertrade—comme le but de leur excursion criminelle.
La gorge était étroite. Ils marchaient silencieusement entre les murailles à pic qui se dressaient comme d'énormes fantômes noirs.
Biscarre allait en avant, Diouloufait mesurant son pas sur le sien.
Nous saurons tout à l'heure ce qu'était Biscarre. Mais d'où venait ce Diouloufait, vigoureuse nature taillée en pleine chair et qui, cependant, dans sa brutalité, n'avait pas la physionomie froidement cruelle, féroce même, de son compagnon, de son maître?
Diouloufait était pêcheur, fils de pêcheur. Quand il était jeune, il se jetait à travers les dangers de la mer avec l'insouciance des enfants. Son père était un bon et robuste travailleur à qui le repos était inconnu.
Dès l'aube, on le voyait au bord de la Méditerranée examinant ses filets, les raccommodant lorsque la vague les avait déchirés.
Bartholomé, son fils, était auprès de lui, impatient, ne comprenant, dans ces excursions quotidiennes, que le plaisir d'entendre le vent siffler et de voir le flot bondir. Il tirait son père par sa vareuse de laine, et de ses grands yeux glauques, le regardait en lui disant:
—Dépêchons-nous, père.
Celui-ci passait sa main rude sur la tête velue de l'enfant, et répétait, adoucissant sa voix rauque:
—Tout à l'heure!
Puis ils partaient. La barque, lancée, sautait sur les vagues qui la secouaient comme un jouet.
Le père était pensif, sachant quel était le danger, songeant à la mère, qui attendait et le mari et le fils, et aussi le prix de la pêche.
Bartholomé, assis sur les cordages, riait aux coups de lame. Insouciance du danger, ignorance du travail. Cet enfant était solide, carré des épaules avec des bras énormes pour son âge. Le père ne voulait pas qu'il lançât les lourds filets. Il lui plaisait de travailler seul pour la famille.
On vivait mal, d'ailleurs. La concurrence était grande et le salaire peu élevé. Le père Diouloufait ne se plaignait pas. Moins de répit, plus de travail: il acceptait cela comme juste et nécessaire.
Un jour,—Bartholomé avait alors douze ans,—ils partirent. Le ciel était noir, et sur la mer c'était un brouillard tellement épais qu'on ne distinguait pas la crête blanche des vagues.
Le père Diouloufait n'avait pas voulu renoncer à la pêche, d'autant plus que le lendemain était jour de fête et que la vente promettait d'être bonne.
En vue de l'île du Grand-Ribaud, qui n'est séparée de Porquerolles que par un détroit large de quelque dix mètres,—ce qu'on appelle dans le pays une rue de mer,—la barque fut prise en flanc par une énorme lame qui la jeta contre le roc.
On entendit un craquement sinistre.
Puis la barque s'enfonça et disparut.
Une tache noire resta sur le flot. Cette tache était double. C'était le père Diouloufait qui avait saisi l'enfant par la ceinture et qui nageait, le soutenant à fleur d'eau.
Lutter contre la mer est horrible. Mais ici, la mer n'était pas seule. Elle se doublait de la nuit. La brume s'alourdissait, toujours plus épaisse, sur cet homme qui combattait plus encore pour la vie de son fils que pour la sienne propre.
Et plus encore pour la mère qui, là-bas, toute seule, dans sa masure battue par le vent, pleurait en écoutant les hurlements de la tourmente.
Bartholomé avait peur. Seulement, sentant contre ses côtés la main de son père, il se rassurait un peu et s'aidait même autant qu'il le pouvait.
L'autre—presque un vieillard—haletait de fatigue et de désespoir. Il n'avait pas cherché à atteindre l'île. Il avait senti le courant se heurter à sa poitrine et avait deviné la mort certaine.
Donc, il avait tendu vers la rive.
Et chose épouvantable, il faisait cela sans espoir.
Il se savait robuste, cela est vrai. Mais aussi il connaissait la distance, et, dans son cerveau surgissait sans cesse cette pensée que cette distance était infranchissable.
Martyrs de la mer! qui pourra jamais analyser les effroyables tortures qui vous étreignent!
Il se savait perdu quand même, et il nageait. Son bras, lancé comme un levier de fer, fendait le flot qui résistait. Il allait cependant. Il sentait qu'il gagnait du terrain.
Mais déjà ses muscles se raidissaient: il y avait dans ses mouvements un automatisme qui présageait la lassitude décisive.
Cela dura longtemps. Et cependant le père Diouloufait ne coulait pas. Non, il semblait que sa volonté eût un but fixe, au bout duquel elle dût se briser. Ce fut ce qui arriva.
Il vit la rive, aperçut dans le lointain les lumières qui éclairaient les huttes des pêcheurs... la sienne peut-être....
Il réunit toutes ses forces, se lança encore.
L'enfant cria:
—Père! La terre! la terre!...
Alors, comme si c'eût été un signal attendu, le père ouvrit ses doigts crispés à la ceinture de son fils, poussa une sorte de râle... et, debout, à pic, tomba dans le gouffre, qui se referma sur lui....
L'enfant, sauvé, se traîna jusqu'à la masure.
Quand la mère le vit seul, elle eut un mouvement de rage. Elle aimait Diouloufait, si rude et si bon! Elle prit son enfant dans ses bras, le serra avec force contre sa poitrine, et, montrant le poing au ciel, elle cria:
—Il faut le venger!
—De qui?
—De tout le monde.
Ce qu'elle voyait, cette femme, c'est que la misère avait tué son mari, et que cette misère était l'œuvre de la société. Elle ne raisonnait pas. Elle était folle, folle de haine et de désespoir.
De fait, on disait dans le pays que cette catastrophe avait troublé sa raison. Tout semblait le prouver. Dès le lendemain de la mort de son mari, elle vendit la barque, les engins de pêche et jusqu'à la masure que le pauvre homme avait construite de ses propres mains.
Puis elle se mit à errer dans le pays, mendiant, traînant par la main le petit Bartholomé, qui ne comprenait rien à ce changement d'existence et regrettait la mer.
De la mendicité au vol, la distance est courte.
Bientôt, la veuve Diouloufait devint la terreur de ses voisins.
Cependant, comme ils étaient bons et qu'ils la plaignaient d'être seule et malheureuse, ils se contentaient de se barricader chez eux, de cacher les quelques sous péniblement gagnés, de veiller sur leurs poulaillers.
Mais la Dioulou—comme on l'appelait—ne se rebuta pas.
En vain, on lui offrait de tous côtés l'hospitalité et un morceau de pain; en vain, on lui répétait qu'il fallait apprendre un état à Bartholomé, et on s'offrait même à le prendre pour rien en apprentissage.
Elle répondait par un ricanement et reprenait sa course vagabonde, étendant sans cesse le cercle de ses tentatives criminelles.
Une nuit, elle tenta de franchir le mur d'un jardin appartenant à un nouveau venu dans le pays. L'homme ne la reconnut pas, prit son fusil et tira.
La femme tomba frappée d'une balle en plein corps.
Bartholomé resta seul: pour lui ce fut le dernier coup. Cette haine de tous, que sa mère s'était efforcée de lui inculquer, ne fit que grandir et se développer.
Vinrent les mauvaises connaissances.
Il s'adjoignit bientôt à une bande qui dévastait les environs. A seize ans, il fut pris et condamné aux travaux forcés.
Ce fut au bagne de Toulon qu'il dut subir sa peine. Il en avait pour dix ans.
Dès la première année, il tenta de s'évader. Mais le coup avait été mal organisé. On s'empara de lui, et sa peine fut portée à quinze ans. L'année suivante, nouvelle tentative également suivie d'insuccès, et nouvelle augmentation de peine. Cette fois, c'était vingt ans.
Furieux, décidé à tout pour recouvrer sa liberté, sans savoir même quel usage il en pourrait faire, Diouloufait rêvait d'assassiner un gardien et de s'échapper au prix de plusieurs meurtres, lorsque Biscarre arriva au bagne.
A l'époque où se passaient les scènes que nous retraçons, il y avait de cela deux ans.
Biscarre fut mal accueilli par ses compagnons de bagne. Ses allures déplaisaient. De fait, il affectait un profond mépris pour ceux dont la justice humaine le contraignait à subir l'odieux contact.
Il leur était évidemment supérieur en toutes choses, n'ayant ni leur grossièreté, ni leur ignorance.
Il avait été condamné, disait-on, pour tentative d'assassinat, mais nul ne savait au juste dans quelles circonstances le fait s'était produit. Aux premières questions, Biscarre avait répondu par des insultes. Une sorte de conspiration s'était alors ourdie contre lui.
Les anciens du bagne avaient fait courir le bruit que Biscarre était un faux forçat, un mouton (mouchard) envoyé par la police pour trahir les secrets des camarades.
Parmi ces déshérités de l'intelligence et de la conscience, le soupçon germa vite, et le crime suit de près la conception. Il fut décidé que Biscarre mourrait.
On eut recours au sort pour désigner ceux des forçats qui devaient se charger de l'exécution.
Diouloufait se trouva au nombre des bourreaux désignés. On savait que sa force était énorme, et il devait avoir facilement raison de Biscarre, dont la taille était peu élevée et que les privations—et peut-être les souffrances morales—avaient amaigri et sans doute affaibli.
Le plan du meurtre avait été combiné de la façon suivante:
Les forçats au milieu desquels devait s'accomplir ce drame horrible étaient enfermés dans les bagnes flottants ou pontons. Ils couchaient sur le plancher des batteries.
A sept heures du soir, en hiver, le garde-chiourme donnait, par un coup de sifflet, le signal de la prière; puis un second coup retentissait, et à partir de ce moment le silence le plus complet devait régner parmi les condamnés jusqu'au soleil levant.
Il avait été décidé que le meurtre de Biscarre serait exécuté au moment où sonnerait minuit, après la ronde qui d'ordinaire précédait cette heure de quelques minutes. Les assassins devaient se saisir de Biscarre et, sans bruit, le jeter par-dessus bord. On comptait sur la force de Diouloufait pour étouffer ses cris, en le tenant à la gorge.
Il était de règle que les forçats occupassent chaque nuit la même place, une fois désignée.
Cette fois, Diouloufait et ses deux complices avaient trouvé le moyen de se glisser aux côtés de Biscarre, qui, d'ailleurs sans soupçon, ne devinait rien et s'était endormi d'un profond sommeil.
La ronde passa.
Les forçats étaient immobiles. Rien de particulier n'attira l'attention des surveillants, qui s'éloignèrent.
Alors quelques mots furent échangés à voix basse, et les trois hommes se préparèrent à achever l'œuvre de mort. Ils étaient parvenus jusqu'à Biscarre sans qu'il se réveillât.
Tout à coup, la main puissante de Diouloufait s'abattit sur son cou, tandis que les deux autres le saisissaient aux bras et aux jambes.
Biscarre s'éveilla brusquement, et un râle sourd s'échappa de sa gorge. Mais le son s'arrêta sous la pression terrible.
Ses yeux grands ouverts virent à la lueur douteuse de la nuit les assassins penchés sur lui.
Ainsi que nous l'avons dit, un des forçats lui avait ramené violemment les bras en arrière, derrière la tête, tandis que l'autre lui tenait les pieds solidement serrés l'un contre l'autre.
Au-dessus, Diouloufait, dont les doigts énormes meurtrissaient sa chair.
—Enlevez, dit Diouloufait.
Mais, à ce moment, les bras de Biscarre, comme deux leviers d'acier, se relevèrent brusquement.
L'homme qui les tenait tomba, tandis que, dégageant ses jambes d'un seul élan, Biscarre frappait en pleine poitrine le second, qui s'affaissait avec un gémissement rauque.
Restait Diouloufait.
Devenues libres, les mains de Biscarre tombèrent sur ses deux poignets.
Diouloufait crut sentir deux anneaux de fer rivés à ses bras; sous la pression effrayante, ses doigts se détendirent et lâchèrent Biscarre, qui, se soulevant à la force des reins, écartait Diouloufait, qui se tordait sous une torture atroce. Les doigts de Biscarre écrasaient ses muscles et le sang rougissait ses mains.
A ce moment, les surveillants accouraient au bruit.
Biscarre repoussa violemment Diouloufait, qui tomba comme une masse.
Puis Biscarre s'était étendu de nouveau, immobile, sur le plancher.
Les trois assassins, rampant sur le sol, cherchaient à se cacher.
On crut à une rixe.
A toutes les questions, Biscarre opposa le mutisme le plus complet.
Les quatre forçats fut mis au cachot.
Détail singulier: les soupçons des gardes-chiourmes se portèrent sur Biscarre, et ce fut à lui qu'on imputa la responsabilité de cette scène de désordre.
On voulut le contraindre à avouer la vérité, et il fut condamné à la bastonnade. Le forçat chargé de l'exécution fut justement le chef du complot dont Biscarre avait failli devenir victime. Il se promit de prendre sa revanche. Le nombre des coups de corde avait été fixé à quarante.
Au premier, le sang jaillit des épaules de Biscarre. Il eut un froid sourire et ne bougea pas.
Au vingtième, son dos semblait couvert d'une hideuse bouillie sanglante. Et il souriait toujours.
—Assez! dit le commissaire du bagne.
On avait compris qu'il ne parlerait pas.
Biscarre fut placé à l'hôpital; huit jours après il reprenait sa place à la fatigue.
Dès lors, une sorte de respect s'attacha à lui.
Diouloufait éprouvait pour cette vigueur incroyable une admiration qui ne faisait que grandir.
Un mois s'était à peine écoulé que Biscarre était devenu en réalité le roi du bagne. On lui avait tout avoué, et les soupçons qu'il avait inspirés et la tentative de meurtre à laquelle il avait échappé.
Biscarre ne leur adressa pas un reproche. Seulement il leur dit:
—Vous êtes des enfants!
Nous verrons plus loin comment de ces ennemis mortels il avait su faire des amis dévoués, mieux que cela, des esclaves.
Revenons aux gorges d'Ollioules.
Donc, Biscarre marchait silencieux. Celui qui dans cette nuit profonde aurait pu examiner son visage aurait remarqué sur ses lèvres pâles le sourire féroce qui ne le quittait presque jamais.
Tout à coup il s'arrêta.
Il venait de percevoir dans le silence le bruit d'un pas rapide.
Il s'approcha de Diouloufait:
—Qui peut passer à cette heure? demanda-t-il à voix basse.
—Je ne sais. Aucun paysan n'oserait, par une nuit semblable, se hasarder dans les gorges.
—Je veux savoir, reprit Biscarre. La lanterne?
—La voici.
—Elle est allumée?
—Oui.
Et Diouloufait tendit à Biscarre une lanterne sourde et fermée qui ne laissait pas filtrer le moindre rayon de lumière.
Le pas se rapprochait.
Biscarre s'écarta sur le côté de la route et, s'accroupissant au pied de la roche, ordonna à Diouloufait de l'imiter.
—Sur ta vie, pas un mouvement, pas un mot!
—Suffit.
Biscarre fouilla dans sa poitrine et en tira un pistolet qu'il arma. Le ressort ne fit aucun bruit.
Cependant Jacques—car c'était lui—se hâtait de toutes ses forces. Il avait encore près de deux heures devant lui: il était sûr d'arriver à temps pour dégager la responsabilité de Lamalou et tenir la parole qu'il lui avait donnée.
Mais il se sentait au cœur un désespoir si poignant, qu'il lui tardait d'être arrivé au terme de la route: il avait peur de succomber à la tentation, de résister à la voix de l'honneur qui l'appelait en avant... car là-bas, dans cette chaumière qu'il venait de quitter, c'était le passé, le bonheur, l'avenir, l'espérance....
Il lui semblait sentir une main—celle du petit enfant—qui s'attachait à ses vêtements et l'attirait en arrière.
Il se mit à courir....
Tout à coup—il passait alors à quelques mètres de Biscarre—un rayon de lumière le frappa en plein visage....
Il poussa une exclamation de surprise.
Mais une voix lui répondit, jetant son nom dans une imprécation:
—Lui! Jacques de Costebelle! Ah! ma vengeance sera donc complète...
—Qui a parlé? s'écria Jacques.
—Moi!
Et Biscarre, s'élançant au devant de lui, lui appuya le canon de son arme sur la poitrine....
L'arme partit....
Et Jacques, les bras en avant, tomba sur le sol de toute sa hauteur...
—Maintenant, cria Biscarre, à la belle Marie de Mauvillers!... Après le père, l'enfant!...
Diouloufait, terrifié, le suivit en courant...
VII
LA VENGEANCE DU FORÇAT
C'était l'écho de ce coup de feu qui était venu frapper au cœur la pauvre abandonnée.
Instinctivement, elle avait compris qu'un nouveau danger menaçait Jacques.
Avait-il donc été poursuivi depuis le moment de son évasion? Avait-il été surpris?
C'était une horrible angoisse.
—Bertrade! s'était écriée Marie, viens à moi. Je veux me lever, m'habiller, courir...
—Mon Dieu! mais est-ce possible, ma chère enfant? répondait la vieille nourrice. Dans votre état de faiblesse, il vous est interdit de faire un seul mouvement brusque...
—Qu'importe! je mourrai, mais au moins j'aurai tenté de le sauver....
Et la pauvre femme, haletante, avait posé les pieds sur la mauvaise natte qui servait de tapis.
—Vite! une robe, un manteau.... Bertrade, obéis-moi...
—Mais où voulez-vous aller?
—Le sais-je? Ce coup de feu a été tiré aux gorges d'Ollioules.... C'est là que j'irai...
—Quelque contrebandier peut-être.
—Non, ne cherche pas à me rassurer... tes efforts seraient vains. J'irai... j'irai....
Et Marie, réunissant toute son énergie, s'efforçait de se dresser sur ses pieds, mais elle chancelait; une sueur froide mouillait ses tempes; déjà le martellement du vertige frappait son cerveau.
Bertrade la soutenait.
Marie s'était enfin enveloppée dans un long manteau qui la couvrait tout entière.
—Mais l'enfant! cria Bertrade.
—N'es-tu pas là? Tu le défendras... tu te feras tuer avant qu'on ne parvienne jusqu'à lui...
—Je suis vieille, je suis faible!... que pourrai-je faire?
Marie se tordait les mains.
Si son amour l'appelait auprès de Jacques, son devoir la retenait auprès de son enfant.
Tout à coup, la vieille Bertrade tressaillit:
—Écoutez! dit-elle.
Marie la regarda sans comprendre.
—N'avez-vous pas entendu?
—Quoi? En vérité, je ne sais plus, je ne vis plus!
—Non! je ne me trompe pas!... J'entends un pas qui retentit sur la route....
Marie poussa un cri.
—Ah! si c'était lui!... Oui, c'est cela... il revient... il a échappé à ses persécuteurs; mais il est blessé, mourant, peut-être...
—Calmez-vous! je vais au devant de lui.... Mais son pas est ferme; non, il n'est pas blessé!
—Va! va! Bertrade... car je me sens mourir.
La vieille nourrice courut à la porte et l'ouvrit. Puis, traversant le jardinet qui séparait la maison de la route à peine tracée, elle s'avança dans l'obscurité en étendant les mains en avant.
Tout à coup elle se sentit saisir à la gorge, un râle sourd s'échappa de sa poitrine, elle chancela... mais la poigne énorme de Diouloufait la soutenait:
—Tais-toi, vieille sorcière, murmura à son oreille la voix du colosse, ou, par le diable! je serre les doigts... et je t'envoie au sabbat!...
Marie n'avait rien entendu.
Droite, immobile, le cou tendu, elle attendait....
Soudain la porte s'ouvrit violemment...
—Jacques! cria-t-elle.
Celui qui était devant elle jeta à terre le bonnet qui cachait son front.
—Non, ce n'est pas Jacques, dit-il en ricanant. Marie de Mauvillers... me reconnaissez-vous?...
Haletante, pâle comme un cadavre, Marie était prête à défaillir. Mais elle se raidit contre sa faiblesse et se redressa:
—Biscarre! dit-elle, Biscarre l'assassin!
L'homme frappa du pied avec fureur.
—Oui, Biscarre l'assassin. Ah! vous ne vous attendiez pas à le revoir, n'est-il pas vrai? Vous le croyiez bien rivé à la chaîne du bagne!... bien courbé sous le bâton des gardes chiourmes! et vous vous demandez comment Biscarre n'est pas mort de rage et de désespoir... Eh bien! non! ma belle, Biscarre n'est pas mort... il est là, devant vous, vivant, bien vivant... comme un démon sorti de l'enfer... et vous allez compter avec lui, Marie de Mauvillers!
Cette fois, Marie ne tremblait plus.
Debout, la lèvre contractée par une expression de sanglant mépris, elle étendit le bras vers la porte:
—Sortez d'ici, misérable! proféra-t-elle.
Lui, répondit par un éclat de rire.
—En vérité! Ah! vous me chassez!... Cela serait grotesque, si ce n'était terrible!... Vous me montrez la porte comme à un laquais... et de fait, que suis-je? Vous l'avez dit, un misérable! moins qu'un laquais, je suis un forçat.... Eh bien! le forçat est venu pour parler à la fille du comte de Mauvillers... et vous l'entendrez.
La physionomie de Biscarre était épouvantable de haine et de fureur concentrée.
Marie fit un pas en arrière, et portant les mains à son front, comme si elle eût craint que la folie n'eût tout à coup envahi son cerveau, elle cria:
—Bertrade! Jacques! à moi!...
Le forçat, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, la regardait de ses yeux étincelants.
Jamais figure humaine ne réalisa plus complètement le type bestial des fauves.
Biscarre avait du loup le crâne gros, oblong. La mâchoire s'avançait comme si elle eût été prête à mordre; le front bas s'écrasait sur les yeux petits et aux prunelles jaunâtres.
Et, en ce moment, le visage, illuminé pour ainsi dire par un rayon infernal, résumait toutes les passions de l'animal furieux.
Saisie par une indicible épouvante, Marie cria encore une fois: Bertrade! Jacques!...
—Ni Bertrade ni Jacques ne viendront! dit froidement le forçat.
—Que voulez-vous dire?
—Bertrade est en mon pouvoir.... Quant à Jacques...
—Jacques?
—Oui, Jacques, votre amant, honnête fille des Mauvillers, Jacques, le père de l'enfant qui est là et dont nous allons parler tout à l'heure, Jacques n'entendra pas votre voix qui crie à l'aide... car Jacques est mort.
—Mort!... C'est faux!
—C'est vrai!... Je l'ai tué!
Les yeux de Marie s'ouvrirent démesurément; un flot de sang monta à sa gorge.
—Vous l'avez... tué! murmura-t-elle dans une sorte de râle. Non! c'est impossible!
—N'avez-vous pas entendu, tout à l'heure?... Tenez, voici l'arme qui a tué votre amant. Vous pouvez toucher le canon de fer, il n'a pas encore eu le temps de refroidir.
Ces paroles atroces sifflaient entre ses dents serrées.
C'était l'ironie féroce dans toute sa hideur.
Marie s'était laissé tomber sur les genoux; elle ne pleurait pas. Une angoisse effrayante tenaillait son cœur.
—Je l'ai tué, répéta Biscarre, parce qu'il s'est trouvé sur mon chemin. Aujourd'hui, comme autrefois, je croyais que le bourreau aurait accompli ma tâche en le frappant; il s'était évadé, sans doute, et l'amant dévoué était accouru vers sa maîtresse pour lui apporter la bonne nouvelle.... Heureusement, j'étais là!... et Jacques est mort!
—Mon Dieu! prenez pitié de moi! dit Marie, qui, de ses ongles, meurtrissait sa poitrine.
Tout à coup, elle se redressa, et regardant Biscarre en face:
—Eh bien! assassin! s'écria-t-elle, achève ton œuvre... frappe-moi! maintenant.
—Vous tuer! moi! Ah! tonnerre! vous ne me connaissez pas.... Oui, j'ai tué votre amant... mais vous, Marie de Mauvillers, ce n'est pas par le meurtre que je me vengerai de vous...
—Vous venger! vous parlez de vengeance!... Mais pourquoi?... que vous ai-je fait?...
—Ce qu'elle m'a fait! cria le forçat. Elle le demande!... Attendez, Marie, vous avez oublié... mais moi, je me souviens... et puisqu'il faut aider votre mémoire... je vais vous satisfaire....
La mère, terrifiée, avait pris son enfant dans ses bras et maintenant elle le berçait avec le geste inconscient d'une folle...
—Il y a de cela cinq ans, Marie de Mauvillers.... Biscarre était garde-chasse, au service de M. le comte de Mauvillers... on lui avait jeté un morceau de pain, par pitié... car on ne lui devait rien.... Qu'était-ce après tout que Biscarre?... un bâtard, moins encore, un enfant trouvé... Un jour, un passant l'avait ramassé sur la route, où il geignait dans un fossé... Ce fut un crime... car il eût mieux valu que l'enfant crevât comme un chien....
Le forçat s'interrompit, et, de son poing levé, sembla menacer le ciel.
—J'avais été élevé je ne sais où, je ne sais comment, toujours par aumône. Un instant, triple fou! j'avais eu la pensée, n'étant rien, de me faire quelque chose. Oui, en vérité, j'ai travaillé, j'ai appris, et quand j'allais à la ville je me disais: qui sait? peut-être ta place est-elle marquée d'avance au milieu de tous ces hommes qui passent sans même te jeter un regard? Oh! l'envie! épouvantable passion qui étreint l'âme et la ronge, qui fait résonner sans cesse à notre oreille un glas sinistre, qui étale devant vos yeux des mirages éblouissants et toujours effacés!... Je ne sais devant qui, un jour, je me laissai entraîner à parler de mes rêves d'avenir. Ah! quel éclat de rire! Toi! Biscarre! le mendiant, le misérable!... On me railla, moi! on m'insulta! Oh! de ce jour-là, une haine implacable m'envahit tout entier, et c'était cette haine qui me soutenait; car sans ce but nouveau, sans cette vengeance éclatante qu'il me fallait tirer de ces hommes qui me méprisaient et qui riaient en me regardant, je me serais tué. M. de Mauvillers avait besoin d'un mendiant qui consentit à garder ses porcs. On daigna me désigner à lui, il daigna me choisir. Du moins, je ne connaissais plus la faim, vivant et mangeant avec les bêtes immondes. Je grandis. J'étais devenu, dans mes heures de loisir, un habile jardinier. M. de Mauvillers me confia quelques plates-bandes. Enfin, je fus garde-chasse. C'était un métier de valet, vous l'avez dit. Peu m'importait; M. de Mauvillers m'eût offert d'être son cocher que j'eusse accepté. Savez-vous pourquoi, Marie?
Elle ne tourna pas la tête vers lui.
Un frémissement agita le corps de Biscarre; il continua:
—Je ne voulais plus quitter la maison de M. de Mauvillers; j'étais prêt à subir tous les dédains, à me courber sous toutes les humiliations, parce que....
Il s'arrêta encore, puis avec un geste violent:
—Parce que, s'écria-t-il, moi, Biscarre, le porcher, le mendiant, le bâtard... je vous aimais, vous, fille du comte de Mauvillers....
Une exclamation de dégoût s'échappa des lèvres de Marie, qui cacha son front dans ses mains...
—Ah! taisez-vous!... continua Biscarre dont les dents grinçaient avec un bruit sinistre.
Puis, après un silence:
—D'ailleurs, que m'importe! insultez-moi... je tiens ma revanche, et je vous jure qu'elle sera terrible, si terrible que dans vos rêves vous n'avez jamais pu la prévoir.... Oui, je vous aimais.... Quand vous passiez, je me tapissais dans les broussailles... et je vous regardais!... j'étais fou.... Comment, alors que dans nos bois vous alliez sans défiance, ne me suis-je pas jeté sur vous, pour vous emporter dans mon repaire?... je n'en sais rien! et pourtant mes tempes bourdonnaient, un voile rouge couvrait mes yeux.... Quand vous n'étiez plus là, je me tordais sur le sable que je mordais!... Oh! que cette torture fut longue! Je luttais... je voulais m'enfuir. Mais une force plus puissante que ma volonté me retenait auprès de vous.... Un jour enfin, je sentis que je n'avais plus le courage de combattre... Marie de Mauvillers, avez-vous oublié ce qui s'est passé ce jour-là?
Elle ne répondit pas. Seulement son regard se croisa avec celui du forçat.
—Vous étiez entrée dans un des pavillons de chasse... votre sœur Mathilde s'était éloignée... moi, stupide, j'errais autour de la maison... en songeant à vous... en répétant: Je l'aime! je l'aime!... Tout à coup, j'entendis du bruit... je me blottis dans un fourré... et alors!... terre et ciel!... comment la foudre ne m'a-t-elle pas écrasé?... Un homme sortait du pavillon... et cet homme, c'était Jacques, oui, Jacques de Costebelle qui trahissait son bienfaiteur, qui lui volait sa fille.... Jacques enfin, votre amant.... Je m'appuyai à un arbre pour ne pas tomber... j'étais sans armes!... Ah! comme je l'aurais tué avec joie.... Il s'était déjà éloigné que j'étais encore là, haletant, l'écume aux lèvres.... Alors je ne sais quelle force m'a poussé... je suis entré dans le pavillon.... Vous étiez là, agenouillée, priant... pour lui? n'est-ce pas!... Que vous ai-je dit?... est-ce que je m'en souviens?... c'était toute ma vie, c'était mon sang, mon âme que je mettais à vos pieds!... Et vous!... oh! cela est horrible!... on eût dit, sur ma parole, que vous ne m'aviez pas compris... Vous vous êtes relevée... lentement... puis de la main me désignant la porte: «Sortez!» avez-vous dit. Oui, «sortez!» comme tout à l'heure. Mais alors, j'étais votre esclave.... Sur un mot tombé de vos lèvres, j'aurais volé... j'aurais tué!... Aujourd'hui, c'est autre chose... j'étais le valet... vous étiez la maîtresse. Aujourd'hui, je suis le maître et vous êtes l'esclave!...
La fureur de cet homme était grandiose, à force d'excès. Et réellement, en le regardant, on se fût demandé si ces yeux étincelants, si cette bouche écumante étaient les yeux et les lèvres d'un martyr ou bien d'un fou.
C'était—comme il l'avait rappelé tout à l'heure—un bâtard inconnu, un enfant ramassé au bord d'une route.... D'où venait-il donc? et quel sang coulait dans ses veines?...
Parfois l'horrible confine au sublime. Biscarre, hideux de colère, était presque beau.
Écrasée sous cet anathème, sous ces imprécations qui sortaient de sa poitrine comme un rugissement, Marie était retombée... serrant plus convulsivement contre sa poitrine le petit enfant qui vagissait douloureusement.
Biscarre s'était tu.
Elle n'eut pas le courage de l'interroger.
Elle attendait.
Lui, pressa sur son front ses deux mains qui se mouillèrent d'une sueur brûlante. Il avait peine à se tenir debout: la congestion des violences emplissait les lobes de son cerveau et troublait ses yeux.
—Oui, je me souviens, reprit-il enfin, j'ai prié, j'ai supplié, je me suis traîné à vos genoux en vous criant: Ne me chassez pas! je me cacherai... je me tairai... et ma seule joie sera de vous voir passer.... Mais, implacable, vous êtes restée sourde à mes supplications... et le soir même, j'étais chassé de la maison de M. de Mauvillers. Oh! cette fois, je n'eus plus qu'une pensée... me venger.... Comment! voilà ce que je cherchais....
Il eut un rire méchant
—Je n'avais pas alors l'expérience acquise depuis. Je ne savais pas encore ce que c'est de souffrir et de faire souffrir.... Mon plan se résumait en un seul mot: Tuer! tuer votre amant, vous tuer et me tuer après! Mais dès la première tentative, vous savez ce qui se passa.... Je m'étais glissé dans la maison pour surprendre Jacques de Costebelle et le frapper au cœur... Je fus surpris par les valets. Je m'étais introduit par effraction... c'était la nuit, j'étais armé... je fus accusé de tentative de vol avec circonstance aggravante. Pourquoi ne me condamna-t-on pas à mort[1]? Je n'en sais rien... ou plutôt je dus cette indulgence de mes juges, de M. de Mauvillers lui-même, au repentir que je manifestai devant le tribunal. Ils y crurent, les naïfs! et je fus envoyé au bagne.... Maintenant, je me suis évadé, et je viens régler mes comptes.... J'ai commencé... Le hasard m'a servi... j'ai tué M. de Costebelle.... A votre tour!
Marie se redressa sous cette menace directe: puisque c'était la mort, inévitable, horrible, du moins elle voulait tomber sans lâcheté...
—Tuez-moi donc! dit-elle froidement
Biscarre la regarda en ricanant. Puis, désignant de la main son enfant qu'elle pressait dans ses bras:
—Eh bien! et l'enfant? fit-il.
Marie poussa un cri de suprême angoisse.
—Ah! vous n'oseriez pas toucher à cette pauvre créature!
—En vérité!... et pourquoi donc?...
—Non! c'est impossible! criait la pauvre femme, tordue dans les convulsions de l'épouvante. C'est moi seule qu'il faut frapper!... c'est moi seule qui vous ai insulté, qui vous ai chassé!... Pourquoi puniriez-vous le petit être pour la faute de sa mère?
—Bah! n'est-il pas le fils de Jacques?
Maintenant elle se traînait aux pieds du misérable:
—Frappez-moi! je vous en supplie! mais épargnez mon enfant.... Ma vie pour racheter la sienne....
Biscarre, au lieu de répondre, étendit les bras comme pour se saisir de l'enfant...
Marie bondit en arrière, lui faisant un rempart de son corps. Biscarre s'arrêta. Il y eut un moment d'horrible silence. De ses yeux hagards, la pauvre femme interrogeait ce visage sur lequel apparaissaient les sentiments de la haine et de la fureur....
Tout à coup, Biscarre dit:
—Je ne le tuerai pas!...
—Ah! Dieu soit béni! cria Marie.
—Ne vous hâtez pas de vous réjouir.... Car peut-être, plus tard, pleurerez-vous, en comprenant qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il fût mort!...
—Que voulez-vous dire? s'écria Marie.
—En vérité! avez-vous donc cru à un rayon de pitié?... Ce serait trop de folie!... Avez-vous eu pitié de moi jadis?...
—Mais... que prétendez-vous donc? fit Marie, saisie par un nouvel effroi...
—Je vais vous le dire, Marie de Mauvillers.... Je sais que la mort n'est pas une vengeance suffisante.... Vous, morte!... l'enfant mort! après? que me resterait-il, à moi? Je veux, au contraire, pendant longtemps, bien longtemps, savourer cette vengeance qui est aujourd'hui et qui sera dans l'avenir toute ma vie!...
—Mais parlez! parlez donc!
—Je ne vous tuerai pas, dit Biscarre. Je ne tuerai pas votre enfant.... Seulement...
—Achevez!
—Marie de Mauvillers, reprit lentement Biscarre, avez-vous parfois entendu parler de ces hommes qui, déclarant la guerre à l'humanité tout entière, se mettent en lutte ouverte contre la société?... Ils marchent dans la vie comme à travers un champ de bataille, frappant à la fois amis et ennemis, dépouillant les vivants et les morts.... Ces hommes-là, le peuple les appelle des bandits... Un jour vient où devant eux se dresse la loi, qui les saisit à la gorge et les jette à l'échafaud des voleurs et des assassins...
—Mon Dieu! mon Dieu! quelle est cette épouvantable raillerie? râlait Marie, qui se sentait devenir folle.
—Ces hommes-là, continuait Biscarre, sont attachés au pilori d'infamie... leur nom reste en exécration dans la mémoire des mères... et n'est prononcé qu'avec terreur!... Eh bien! femme qui m'as insulté, qui m'as couvert de ton mépris, femme qui m'as poussé au mal, au bagne, voilà ce que je ferai de ton enfant...
—Taisez-vous! par grâce!...
—Non, point de grâce! Oui, ton enfant vivra, Marie de Mauvillers, mais loin de toi... tu ignoreras où il est... et pendant de longues années tu pleureras en prononçant tout bas son nom.... Mais un jour la rumeur indignée de la foule portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un misérable qu'attendra le bourreau. On te racontera la liste de ses forfaits, que tu écouteras en frissonnant.... Alors, moi, Biscarre, je paraîtrai devant toi, et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme dont la tête va rouler tout à l'heure sur l'échafaud?... cet homme, c'est ton fils!...
—Pitié! Vous ne ferez pas cela!...
—Voilà ma vengeance.... Cet enfant m'appartient désormais... c'est moi qui le guiderai sur la route infâme!... Ne cherchez pas à combattre ma résolution, elle est irrévocable.... Le fils de Jacques de Costebelle et de Marie de Mauvillers est condamné... tu ne le reverras plus qu'une fois... en place de Grève!...
Devant cette monstrueuse évocation, Marie était restée foudroyée.
Biscarre s'approcha.
Par un dernier effort, elle serra contre sa poitrine l'enfant qui dormait... mais elle vit les mains du misérable s'avancer vers elle, saisir la pauvre créature....
Elle poussa un cri terrible, et mourante, morte peut-être, elle tomba à la renverse sur le sol de la masure.
Biscarre enveloppa l'enfant dans son manteau.
—Au revoir! Marie, s'écria-t-il.
Et il s'élança dehors.
Diouloufait l'attendait: la vieille Bertrade gisait inanimée.
—En route! fit Biscarre.
Les deux hommes s'enfoncèrent dans la nuit...
VIII
LA PAROLE DONNÉE
Six heures venaient de sonner.
Dans la prison de la Grosse-Tour, un homme était assis sur un banc de pierre, s'accoudant au parapet qui dominait la rade.
Déjà, glissant sur la mer, une lueur blafarde annonçait le jour. Les nuages avaient été chassés par le vent plus violent et plus froid.
On entendait le cri des sentinelles. Tout à coup, un reflet rouge éclaira le ciel, un coup de canon retentit.
—Bon! encore une évasion! murmura l'homme.
Deux autres détonations éclatèrent. On venait de constater au bagne la disparition de Biscarre.
—C'est le jour aux évasions! ajouta Pierre Lamalou en haussant les épaules.
Il se pencha vers la rade, plongeant son regard dans la profondeur unie et noirâtre.
—Bah! un forçat de perdu, un de retrouvé. Mon brave Lamalou, on te fait de la place.
Il passa sur ses yeux sa main large et velue. Une grosse larme roula sur sa barbe inculte.
—Tu pleures, vieille bête! fit-il. Ah çà! est-ce que par hasard tu t'étais figuré que M. de Costebelle reviendrait?... Tu es encore bien niais pour ton âge... et puis, à sa place, qu'est-ce que tu aurais fait?...
Il se tut, comme s'il s'interrogeait au plus profond de sa conscience.
—Je serais revenu, murmura-t-il. Parce que le pauvre Lamalou a femme et enfants.
Il secoua la cendre de sa pipe sur son ongle.
—Baste! ce qui est fait est fait.... Il est jeune, je suis presque vieux, c'est justice.
Il se livrait un singulier combat dans l'âme du geôlier. Non, il ne regrettait pas ce qu'il avait fait, car il aimait Jacques comme son propre enfant. Au moment où le jeune homme avait disparu par la meurtrière, le sacrifice était fait.
Et pourtant ce qui blessait Lamalou, c'était que Jacques lui eût donné sa parole d'honneur qu'il reviendrait. Est-ce que Pierre, une fois décidé, l'eût empêché de partir? Donc, ce mensonge était inutile.
Lamalou n'aimait pas que Jacques eût menti.
Les honnêtes gens ont dans l'âme un besoin d'estime pour ceux qu'ils aiment.
Et cependant l'heure passait.
Déjà la prison s'animait.
Les sentinelles avaient été relevées.
En vain Lamalou, presque sans se rendre compte de ce qu'il faisait, prêtait l'oreille, attendant qu'un cri, un appel lui rendît le repos.
Pauvre homme! il pensait à sa femme, à ses petits enfants qui, le lendemain, demanderaient où était leur père.
Il se disait aussi que peut-être on aurait pitié de lui. Peut-être ne ferait-on pas retomber sur lui la responsabilité de l'évasion....
Certes, si on eût vécu en des temps moins troublés, la chose eût été possible. Mais il s'agissait de politique. En fait de droit commun, on peut encore compter sur l'indulgence, sur ces sentiments d'humanité qui restent au fond de toute âme. Mais en fait de guerre civile!... N'insistons pas.
Lamalou n'était pas un niais. Dans la sphère étroite où il avait vécu, en face de la mer, il avait appris à connaître les hommes.
Il se savait perdu.
—Ça y est! murmura-t-il.
Il éteignit sa pipe, ajusta son manteau, poussa un hem! hem! pour se donner du cœur, et, d'un pas ferme, il se dirigea vers le cachot du condamné.
Là même, avant d'ouvrir la porte, il eut une seconde d'hésitation. Certes, il eût été bien surpris de trouver Jacques. Et pourtant!
Il ouvrit. Le cachot était vide.
A ce moment, Lamalou entendit dans le couloir l'écho des pas qui s'approchaient, puis le bruit des crosses tombant sur le sol.
Il vint à la porte et se trouva en face d'un officier.
—Nous venons chercher le prisonnier, dit l'officier.
—Il n'est pas sept heures, balbutia Lamalou.
Et, comme pour lui donner un démenti, l'horloge de la grosse tour commença à tinter.
Six... sept.... C'était bien l'heure.
Lamalou eut un tressaillement et dit:
—Le prisonnier s'est évadé...
Une minute après, tout le monde officiel était aux abois.
On examinait la meurtrière. On s'exclamait sur la force de celui qui avait brisé cette énorme barre de fer.
Mais une voix dit:
—Le peloton d'exécution attend à l'esplanade. Il faut conduire le geôlier jusque-là.
Lamalou frissonna.
Il baissa la tête et dit:
—Allons!
On le plaça entre deux soldats.
Le sinistre cortège se mit en marche.
Quand on sortit de la prison, Lamalou eut comme un éblouissement. Le jour était venu et le frappait en plein visage.
On parvint à l'esplanade.
La foule—il y a toujours des curieux pour ces horribles spectacles—occupait les avenues qui entourent le parallélogramme.
On avait requis les troupes qui gardent le bagne.
De plus, par une sorte de raffinement, un groupe de forçats avait été amené pour assister à l'exécution.
C'était chose atroce que cet accouplement monstrueux. D'un côté, les soldats qui représentaient la France; de l'autre, les bonnets verts.
Lamalou s'avançait.
Tout à coup, l'officier qui conduisait l'escouade fit un signe. Et un capitaine se détacha pour s'approcher de lui.
—Où est le condamné? demanda le capitaine.
—Évadé.
—Qui l'a fait évader?
—Cet homme.
Il désigna Lamalou.
Le capitaine était un de ces officiers de la Restauration qui avaient gagné leur grade au prix des trahisons de Francfort et de Fribourg.
L'attentat lui parut monstrueux.
—Il faut le bâtonner.
Lamalou frissonna.
—Et puis les tribunaux feront justice de ce misérable, qu'on enverra au bagne.
—Mais... commença Lamalou.
—Assez! fit l'autre, qui avait à peine trente ans.
Il se tourna vers le groupe des forçats:
—Un homme de bonne volonté! dit-il.
Le garde-chiourme demanda:
—Pourquoi faire?
—Pour bâtonner ce traître.... Il faut faire un exemple... Il a fait évader le condamné.
—Bien.
Le garde-chiourme parla aux forçats.
L'un d'eux, espèce de colosse, se détacha.
Deux autres vinrent se placer aux côtés de Lamalou.
—Allez, dit le capitaine.
D'un seul effort, Lamalou fut renversé. Il ne se défendait pas, d'ailleurs.
Il pensait à sa maison, où, en ce moment même, on disait:
—Il va venir.
Le forçat qui allait faire fonction d'exécuteur avait à la main une corde, à laquelle il avait fait trois nœuds énormes.
On dépouilla Lamalou de ses vêtements. Les épaules velues parurent, rouges sous l'aurore blanche.
—Un mot, dit le capitaine: veux-tu avouer pourquoi et comment tu as fait évader le prisonnier?
Lamalou eut un sursaut.
—Je n'ai rien à dire. Il s'est évadé seul.
—Tu mens!
—Je ne puis vous répondre. Vous me tenez, tuez-moi.
—Frappe, dit l'officier au forçat.
La corde siffla dans l'air et s'abattit avec un bruit mat sur les épaules de Pierre, qui poussa un cri.
Il n'était pas forcé d'être stoïque.
Et c'était une horrible douleur.
Trois fois la corde siffla dans l'air. Trois fois elle retomba sur les chairs, qui s'affaissèrent.
Le sang jaillit.
A ce moment, un homme livide, couvert de sang, s'élança sur l'esplanade.
C'était Jacques!
—Arrêtez! cria-t-il.
—Jacques! fit Lamalou, ah! l'imbécile!
Disant cela, il pleurait. Et il était bien heureux, Jacques était un honnête homme.
Mais cette plaie en pleine poitrine...
—Monsieur, dit Jacques à l'officier, je me suis évadé sans que cet homme en sût rien. Me voici!
Il chancelait.
Il s'approcha de Pierre:
—Ami, dit-il, si je ne suis pas venu plus tôt, c'est qu'on m'a assassiné.
—Qui?...
—Je ne sais pas; mais, dès que tu seras libre, cours aux gorges d'Ollioules, vois Marie, et, je t'en supplie, protége mon enfant.
—Il ne fallait pas revenir.
—Jure à ton tour de te dévouer à mon enfant.
—Je tiendrai ce serment comme vous avez tenu le vôtre.
—Merci.
—Monsieur, dit Jacques à l'officier, je vous appartiens....
Le capitaine était pâle.
Il devinait un drame terrible.
Fusiller cet homme demi-mort, c'était presque un crime.
—Eh bien? fit Jacques.
—Monsieur de Costebelle, commença l'officier....
Jacques s'avança vers les soldats et dit:
—Mes amis, mes frères, je tombe pour la France et la liberté... Obéissez à vos chefs.... Le martyr vous pardonne...
—En joue! cria l'officier.
A ce moment, Jacques étendit les bras en avant, puis il tomba d'un seul coup, comme une masse....
Il était mort.
Les soldats n'avaient pas tiré.
—Jacques de Costebelle, murmura Lamalou, vous êtes un homme de cœur... désormais je vous appartiens....
Et, se baissant sur le cadavre, il l'entoura de ses bras et le baisa au front.
L'officier avait détourné la tête.
PREMIÈRE PARTIE
LE CLUB DES MORTS
I.
SALONS ET MANSARDES
On était au mois de janvier 184...
Le vent d'hiver, âpre et froid, sifflait sur Paris. Depuis plusieurs jours, la neige, qui était tombée en abondance, étendait sur la ville son linceul sinistre, moulant son corps énorme comme fait le drap aux membres d'un cadavre.
Les maisons, avec leurs toits blancs, ressemblaient à ces mausolées qui se découpent, la nuit, dans les champs de repos, sous la lueur blafarde de la lune.
Nul bruit dans les rues. Déjà minuit avait sonné depuis longtemps, et les voitures, traînées à grand'peine par les chevaux qui glissaient, avaient regagné les remises. Point de passants. Les lanternes de gaz projetaient, à travers une sorte de buée, leur reflet rougeâtre. Et, par crainte du froid, la ville semblait s'être repliée sur elle-même, se cachant sous la nappe glacée comme l'enfant se blottit sous les courtines de son lit.
Cependant, à quelques rares fenêtres, on apercevait de la lumière, soit filtrant à travers les épais rideaux retombant en plis lourds, soit éclairant la triste mansarde sur son cadre de neige.
Ici le bal, là le travail; en bas le luxe avec toutes ses richesses, riant sous ses tentures de velours et s'échauffant à l'énorme foyer dont l'éclat se confond avec celui des bougies et des lustres.... En haut, la misère grelottante, se courbant sous la bise qui souffle à travers les ais mal joints.
Le passant qui se fût arrêté devant la maison qui portait le n° 20 de la rue de Seine, si peu philosophe qu'il fût, aurait pu, en levant les yeux, laisser échapper cette remarque.
Une file de voitures était arrêtée devant la grande porte. Les chevaux, gras et bien nourris, sommeillaient sous leurs couvertures épaisses, tandis que les cochers, qui se relayaient d'heure en heure pour la garde des équipages, se promenaient deux à deux, emmitouflés dans leurs énormes carricks à fourrures.
Au premier étage, les hautes fenêtres se dessinaient dans la façade de pierre, éclairées d'un reflet rougeâtre, tandis que le son des instruments, sonnant joyeusement, éveillait les échos de la rue silencieuse.
Puis, tout au faîte de cette même maison, à une sorte d'œil-de-bœuf s'arrondissant sur la déclivité du toit, on distinguait, comme une étoile obscurcie par un nuage, un point lumineux qui s'échappait d'une lampe fumeuse.
C'est d'abord dans cette mansarde que nous pénétrerons.
La mansarde! nos pères l'ont chantée. Et elle apparaît à notre imagination, éclairée par les rayons du soleil levant, égayée par la jeunesse et l'espérance, avec son jardinet penché sur la gouttière et ses fleurs qui s'ouvrent aux premières effluves du printemps....
O poëtes! c'est là le rêve, mais voici la réalité.
Quatre murs à peine crépis, laissant voir sous le plâtre qui s'effrite la charpente du toit: le plafond qui se baisse comme pour écraser lentement, l'air qui manque, la lumière avarement mesurée, la fenêtre mal fermée et craquant au vent d'hiver qui la secoue....
Pour mobilier, un grabat gisant à terre comme un mendiant de Goya dans ses haillons, une table couverte de papiers, de dessins inachevés; sur un chevalet boiteux, une toile ébauchée.
Et au milieu de ce désordre misérable, un homme affaissé sur une chaise de paille, s'enveloppant dans une mauvaise couverture sous laquelle il frissonne.
L'homme était jeune, vingt-cinq ans à peine.
Une forêt de cheveux noirs et bouclés couvrait son front large, ses traits, amaigris par la souffrance ou par l'excès de travail, avaient une remarquable finesse. Sa bouche, aux lèvres pâles, était contractée par le sourire d'une douloureuse ironie....
A ce moment, le bruit des instruments, montant de l'étage inférieur, lui apporta, vibrante et joyeuse, la mélodie d'une valse.
Il se leva brusquement.
—Assez! murmura-t-il. Je ne puis plus, je ne veux plus souffrir... puisque la vie ne veut pas de moi; puisque, alors même que j'éprouve toutes les tortures du froid et de la faim, elle me jette ses échos de bonheur comme une dernière insulte, j'irai chercher dans la mort un refuge suprême....
Il s'approcha de la toile ébauchée, et prenant sa lampe entre ses doigts amaigris:
—Et pourtant, continua-t-il, que de fois j'ai rêvé, moi aussi, au bonheur... à la gloire!... que de fois, dans la fièvre du travail, j'ai aperçu dans un lointain mirage l'avenir qui me souriait.... Allons! n'y songeons plus! il faut en finir....
Il revint vers la table, et écartant quelques papiers, il prit un manuscrit sur lequel se détachaient ces deux mots: Mon Histoire.
Sans plus prononcer une seule parole, il roula les feuilles dans une large enveloppe, la serra au moyen d'un ruban, puis, au point de jonction, il appliqua un large cachet de cire noire.
Prenant alors une plume, il écrivit ces lignes:
«Vous qui avez trouvé mon cadavre, je vous lègue ce manuscrit. Puisse-t-il vous servir d'exemple et vous inspirer quelque pitié pour celui qui est mort, las de la lutte et de la souffrance...»
Il plaça le rouleau bien en vue.
Puis, rejetant la couverture qu'il avait attachée autour de lui pour se garantir du froid, il boutonna soigneusement la redingote étriquée et usée qui composait toute sa garde-robe. Il prit son chapeau, qu'il enfonça sur son front d'un mouvement sec.
Encore une fois il jeta les yeux autour de lui.
Peut-être cherchait-il un dernier encouragement. Peut-être se disait-il que tout à coup une voix allait s'élever, qui lui crierait de prendre courage....
Fol espoir! Seule, la misère froide et hideuse répondit à ce regard désespéré.
Il passa sa main sur ses yeux. Puis, avec un regard navré, il mit la main sur la serrure.
Il se trouvait sur l'escalier. C'était la route de la mort qui commençait. Chaque marche qu'il franchissait l'entraînait vers le gouffre du suicide.
L'étage qui conduisait à la mansarde, étroit et glissant, conduisait, après une trentaine de degrés, dans le grand escalier, auquel il accédait par une porte basse.
Jusque-là il avait marché dans l'obscurité, s'appuyant au mur pour se guider.
Mais tout à coup il se trouva inondé de lumière.
Pour les heureux d'en bas, l'escalier avait été orné de fleurs; un épais tapis couvrait les degrés, amortissant le bruit des pas. Des lampadères, fixés aux murailles, jetaient les feux croisés des bougies roses.
Le jeune homme s'arrêta un instant, comme ébloui, et, par un mouvement en quelque sorte involontaire, il aspira longuement cette atmosphère chaude et chargée de senteurs.
Et puis un singulier sentiment de honte s'imposait à lui.
S'étant penché sur la rampe, il percevait le bruit que faisaient en causant les laquais, groupés dans les antichambres. Evidemment il y avait des portes ouvertes.
Il lui fallait donc passer, lui, le déshérité de toute joie, le misérable à peine vêtu, devant ces hommes qui chuchoteraient en se poussant du coude, et dont peut-être les rires à peine étouffés parviendraient jusqu'à son oreille.
Bien qu'il fût décidé à mourir, il reculait devant cette souffrance d'amour-propre. Passer à travers cette splendeur pour aller aux ténèbres du tombeau lui semblait plus atroce encore.
Il restait là, accoudé.
La musique parvenait jusqu'à lui: il voyait dans son esprit ces groupes enlacés qui tournoyaient, les robes aux plis soyeux; il devinait les sourires échangés, les yeux brillants de plaisir, les mains des danseuses abandonnées aux doigts des cavaliers....
Tout à coup il entendit un bruit mat et sourd.
C'était la porte cochère qui venait de s'ouvrir.
Les roues d'une voiture retentirent sur le pavé de la cour et s'arrêtèrent devant le vestibule.
Décidément il lui fallait attendre. Il ne pouvait se risquer à croiser sur l'escalier des invités qui peut-être l'auraient reconnu. Car lui aussi avait eu naguère sa part de ces joies mondaines.
Seulement, obéissant à un mouvement de curiosité dont il ne fut pas le maître, il descendit quelques marches encore, si bien que, sans être vu, il dominait la porte d'entrée.
Deux dames atteignaient le palier du premier étage.
L'une d'elles, enveloppée d'un camail de velours, était de haute taille, tout son être était empreint d'une élégance majestueuse. Son visage disparaissait sous un voile épais qui laissait apercevoir seulement quelques boucles de cheveux bruns, coiffés, ainsi qu'on disait alors, à l'anglaise, c'est-à-dire tombant de chaque côté des joues.
L'autre avait rejeté en arrière le capuchon de soie bleue.
Le jeune homme poussa un cri d'admiration.
Il eût été impossible, en effet, de rêver apparition plus charmante.
Ce n'avait été qu'un éclair, car un instant après, les deux dames disparaissaient entre la haie des laquais qui s'étaient levés sur leur passage.
Mais un seul coup d'œil avait suffi à l'artiste.
Ce front pur, ces yeux largement ouverts et rayonnants de jeunesse et de franchise, ces bandeaux blonds qui encadraient un ovale de vierge, ces lèvres admirablement dessinées qui souriaient à la vie et à l'espérance....
Il avait vu tout cela dans un éblouissement subit.
Un écho éloigné vint jusqu'à lui.
—Madame la baronne de Silvereal.
Puis, dans l'antichambre, un laquais ajouta à mi-voix:
—Mademoiselle Lucie est plus jolie que jamais.
—Moi, j'aime mieux la baronne, dit un autre.
—Elle est plus imposante; mais elle me fait presque peur.
—Bah! et pourquoi donc?
—On m'a dit un tas de choses mystérieuses.
—Vraiment! tu nous conteras cela.
—Oui, mais pas ici.
Les voix se perdirent dans un murmure.
Le jeune homme était resté immobile, le front incliné sur sa main.
Mais tout à coup il se redressa:
—Allons! pas de lâcheté! murmura-t-il. Peut-être est-ce le bonheur qui vient de passer là, à quelques pas de moi!... mais je ne puis ni ne veux plus espérer... je suis condamné.
Et sans songer cette fois aux quolibets des laquais, il descendit d'un pas ferme.
En un instant, il eut atteint la cour. La porte était encore ouverte. Le suisse s'apprêtait à la refermer.
—Tiens! c'est vous, monsieur Martial, dit-il en voyant le jeune homme. Comment! vous sortez à cette heure-ci?
—Je ne puis pas dormir.
—Ah! oui, le bruit. Qu'est-ce que vous voulez! il faut bien pardonner aux riches. S'ils s'amusent, ils en ont le droit.
—Je ne me plains pas.
—Et vous sortez?
—Oui, j'ai besoin d'air.
—Mais vous allez geler dehors. Vous n'avez seulement pas de manteau... et il fait un froid...
—Merci! merci! fit Martial.
Et il s'élança dehors.
Il commençait à tomber une sorte de grésil qui lui mordait le visage et lui blessait les yeux.
Il se mit à courir dans la direction de la Seine.
Il franchit la place de l'Institut et arriva sur le quai.
Là, il se pencha sur le parapet. La Seine roulait lentement son flot noir et sombre, avec un murmure vague qui semblait un appel.
Martial était saisi par le vertige qui pousse vers la mort.
Il l'avait dit, il était condamné.
Le nom de Lucie tintait à son oreille sans qu'il se rappelât ce que cet écho signifiait.
Il descendit les marches de pierre sur lesquelles son pied glissait, et parvint à la berge.
Là, il se tourna encore une fois vers la grande ville qui s'estompait dans l'ombre.
—Mes rêves et mes espoirs, encore une fois, adieu! dit-il à voix basse.
Puis, étendant les bras en avant, il prit son élan et se précipita dans le fleuve.
Au même instant, deux ombres se levèrent sur la berge, et l'on entendit résonner dans le flot le choc de deux corps qui tombaient.
Comment ces hommes se trouvaient-ils là?
Etaient-ce donc encore deux désespérés qui demandaient au suicide l'oubli et le repos?
Non. Car à la lueur vague du remous, on voyait l'eau s'agiter sous de vigoureux efforts.
Puis le flot s'ouvrit, et les deux hommes reparurent soutenant Martial, dont la tête retombait inerte.
—Courage! dit l'un des deux hommes.
En quelques brasses ils eurent atteint le bord; puis, sans dire un mot, ils enlevèrent le jeune homme inanimé et gravirent l'escalier de la berge.
A l'angle du pont, une voiture, bizarrement recouverte de drap noir, comme celles qu'on voit aux funérailles, attendait, immobile. Un coup de sifflet retentit.
La voiture approcha au trot de deux chevaux noirs.
La portière s'ouvrit. Une voix dit:
—Sauvé?
—Oui, répondit un des sauveteurs.
—Pauvre Martial! répéta la voix, qui appartenait à une femme.
Martial fut étendu sur les coussins.
Puis la portière se referma.
Et les chevaux noirs partirent comme une flèche dans la direction des Champs-Élysées.
II
AU BAL
Tandis que la voiture mystérieuse entraîne Martial, miraculeusement arraché à la mort, revenons à la maison de la rue de Seine.
Madame de Silvereal venait de pénétrer dans les salons, suivie de Lucie; leur apparition avait été saluée d'un murmure d'approbation admirative, et elles auraient eu quelque peine à percer le flot qui se pressait sur leur passage, si le maître de la maison n'était venu leur offrir son bras et les dégager de la foule.
—En vérité, baronne, dit-il, je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance. L'heure s'avançait, et je commençais à craindre que mes salons ne fussent privés de leur plus gracieux ornement.
Celui qui parlait ainsi était un homme d'une cinquantaine d'années environ, de haute taille. Ses cheveux grisonnants se relevaient en touffes sur son crâne en saillie, tandis que des favoris presque blancs formaient éventail de chaque côté de ses joues. C'était presque une copie de la tête légendaire si spirituellement croquée par Philippon et qu'on a justement appelée la poire.
Cependant, à vrai dire, cette coupe absolument française n'était pas en rapport avec son visage anguleux et surtout avec son teint, dont la nuance bistrée rappelait une origine étrangère.
Le duc de Belen, de noblesse portugaise, avait longtemps habité l'Amérique du Sud, et, possesseur d'une fortune énorme, était venu, il y avait quelques années, éblouir Paris de son luxe et de ses prodigalités.
Cependant, depuis quelque temps, pour des motifs qui étaient encore inexpliqués, le duc de Belen avait abandonné le magnifique hôtel qu'il possédait au faubourg Saint-Honoré, pour venir occuper les deux étages de la maison de la rue de Seine, immeuble qui d'ailleurs lui appartenait, et dont il avait transformé les appartements en une demeure presque princière.
Peu à peu, les baux expiraient et M. de Belen reprenait possession de l'hôtel entier. C'était grâce à une sorte de pitié et peut-être de protection occulte de M. Benoît que Martial avait pu garder jusque-là sa mansarde.
Après avoir adressé ce compliment banal à madame de Silvereal, le duc s'était tourné avec empressement vers Lucie:
—N'aurons-nous pas le plaisir, mademoiselle, de voir madame de Favereye?
—Ma mère est souffrante, monsieur le duc.
—Et il a fallu toute mon insistance, reprit madame de Silvereal, pour décider Lucie à m'accompagner.
—Oserai-je espérer, fit M. de Belen avec un sourire qui montra ses dents blanches et pointues, que mademoiselle ne se repentira pas de sa condescendance?
Lucie s'inclina sans répondre.
Mais un observateur attentif aurait pu remarquer sur son visage le passage d'une rapide pâleur.
La jeune fille, vêtue d'une robe blanche relevée de fleurs bleues, simplement coiffée de quelques bluets qui jouaient dans ses cheveux, blonds comme la moisson, réalisait le type le plus achevé de la grâce et de la beauté.
Quand M. de Belen eut parlé, elle s'appuya au bras de madame de Silvereal comme pour la prier de répondre.
—Ma sœur, madame de Favereye, va peu dans le monde, dit-elle au duc. Il est naturel que Lucie, ma nièce, n'ait pas grand goût à ces fêtes auxquelles sa mère n'assiste pas.
M. de Belen s'inclina; il avait conduit les deux dames dans l'un des salons les plus animés, et leur ayant choisi des places, il se préparait à continuer une conversation qui, cependant, paraissait peu plaire à ses invitées, quand un nouveau personnage s'approcha:
—Eh bien! mon cher duc, dit celui-ci d'une voix cassante et peu sympathique, allez-vous donc abandonner vos invités en l'honneur de ma femme?...
De Belen le regarda en souriant:
—Mon cher de Silvereal, soyez indulgent pour moi; mademoiselle Lucie est trop belle pour que les plus impatients ne me pardonnent point de m'oublier ici pendant quelques minutes.
A ce compliment, presque grossier à force de netteté, Lucie ne put réprimer un tressaillement nerveux, et elle cacha son visage sous son éventail.
—Allons, de Belen, vous serez donc toujours un sauvage? reprit de Silvereal.
—Bon! voici que j'ai encore commis quelque sottise. Que voulez-vous! j'ai si longtemps vécu loin de toute civilisation....
A ce moment, de nouveaux noms furent jetés par l'introducteur, et force fut au trop galant duc de s'arracher à sa douce contemplation.
M. de Silvereal s'approcha de sa femme, et se penchant à son oreille:
—Par grâce, dit-il, en s'efforçant d'adoucir l'accent de sa voix rude, excusez mon ami. M. de Belen est un peu brusque....
Madame de Silvereal se tourna à demi vers lui:
—Dites qu'il manque de la plus vulgaire éducation...
—Madame! fit M. de Silvereal avec colère.
—Pardon! je vous prierai de ne point élever ici la voix. Vous m'avez ordonné de venir, je suis venue; de conduire Lucie à cette fête, j'ai prié la pauvre enfant de me suivre. Ceci fait, ne me demandez rien de plus.
Le baron ouvrit les lèvres comme pour répliquer.
Puis ses yeux se portèrent sur Lucie, et il haussa les épaules.
—Après tout, murmura-t-il, il faudra bien que ma volonté s'accomplisse.
Et il se perdit dans la foule.
—Mon Dieu! murmura Lucie à l'oreille de sa tante, que se passe-t-il donc ici, et pourquoi suis-je venue?...
—Que veux-tu dire, mon enfant? fit madame de Silvereal avec surprise. As-tu donc lieu de t'effrayer de quelques paroles de galanterie ridicule?
—N'avez-vous pas vu le regard que m'a lancé M. de Silvereal? En vérité, on eût dit une menace.
Madame de Silvereal garda un instant le silence, puis:
—Ecoute-moi, mon enfant, reprit-elle doucement, et sois sans crainte. Moi vivante, jamais le malheur ne s'approchera de toi.
—Mais cette assurance même m'épouvante. Il est donc bien vrai qu'un danger nous menace?
—Tais-toi, fit madame de Silvereal. De grâce, ne m'adresse pas une question, ici surtout.
Elle lui prit la main.
—Je t'en supplie, oublie cette triste impression, oublie les paroles que je viens de prononcer. Tu es jeune... la vie s'ouvre devant toi belle et radieuse. Aie confiance. Nous sommes au bal, voici de charmants cavaliers qui s'apprêtent à te venir demander la faveur d'une contredanse. Accepte... retrouve la gaieté et l'insouciance de tes seize ans.
—Et vous me jurez que je puis sans crainte...
—Je te le jure. Tes yeux brillent déjà, chère enfant. Autrefois, j'aurais banni toute inquiétude, quand il s'agissait de danser... qu'il en soit ainsi pour toi.
Un jeune homme s'approcha de Lucie et prononça la formule d'usage.
La jeune fille regarda encore une fois madame de Silvereal, qui sourit et inclina la tête en signe de consentement.
Lucie prit le bras de son cavalier.
A peine s'était-elle éloignée, qu'un homme d'une quarantaine d'années, d'une remarquable élégance, s'approcha de madame de Silvereal.
—Madame, murmura-t-il rapidement, il faut que je vous parle.
Sans hésiter, madame de Silvereal se leva et appuya son bras sur celui de son cavalier.
Tous deux traversèrent la foule.
Madame de Silvereal était arrivée à cet âge où la femme vraiment belle s'épanouit dans toute sa magnifique éclosion. Grande, admirablement faite, elle portait avec une désinvolture vraiment royale sa toilette de velours noir, constellée de diamants. Ses épaules blanches et fermes comme le marbre, avaient la coupe admirable du buste des statues antiques, et, à regarder son visage de camée, on se fût demandé si cette création parfaite n'était pas quelque statue descendue de son socle.
Quant à celui qui venait de réclamer de si étrange façon la faveur d'un entretien avec une des reines du bal, c'était, nous l'avons dit, un homme d'une quarantaine d'années; et cependant, il eût été difficile de lui assigner un âge précis.
De taille moyenne, Armand de Bernaye réunissait en quelque sorte le double caractère de la beauté naturelle et de la perfection civilisée.
Grand, admirablement proportionné, Armand avait le front haut, l'œil noir, largement fendu, étincelant d'intelligence et de volonté: les mains eussent fait envie à une petite-maîtresse; son pied, chaussé avec une remarquable finesse, soutenait la comparaison avec les plus délicieuses bottines de satin qui glissaient sur le parquet du bal.
Mais ce qui frappait tout d'abord en lui, c'était la franchise quasi dominatrice de sa physionomie. Ce n'était ni un joli ni un beau garçon. C'était un homme, avec tout la développement de son énergie, avec la suprême rectitude de sa conscience.
Il semblait que de ces lèvres fermes, ombragées d'une moustache noire et retombant en deux pointes sans apprêt, ne pussent s'échapper que des paroles honnêtes.
Devant lui, les étoiles de cotillon s'écartaient avec une sorte de respect non dissimulé. On eût dit que ces dandies, comme on disait alors, devinaient en ce personnage une nature supérieure à la leur.
—C'est le savant, murmurait-on sur son passage.
Le savant! Ce mot résumait pour ces ignorants une double impression de terreur respectueuse et d'envie.
Armand de Bernaye passait, disait-on, tout son temps dans son laboratoire, où il cherchait à dérober à la nature ses secrets les plus cachés. Plus d'une fois son nom avait été prononcé à l'Académie des sciences, et on lui devait d'importants progrès en chimie.
Quoique, dans les salons les plus aristocratiques, on eût tenu à honneur de le recevoir, il était rare qu'il s'arrachât à ses études: la rareté de ses apparitions lui donnait même auprès des fidèles de la valse et de la trénisse un renom presque fantastique. On assurait qu'il ne sortait de sa retraite que lorsqu'il avait à accomplir dans la société quelque œuvre de magie. Et, chose curieuse, plusieurs fois déjà sa présence avait paru concorder avec quelqu'une de ces catastrophes qui de temps à autre viennent surprendre ce qu'on est convenu d'appeler la haute société parisienne.
Tel était l'homme qui en ce moment traversait les salons du duc de Belen, ayant à son bras madame de Silvereal.
Il marchaient lentement, lui, absorbé dans quelque pensée intérieure; elle, un peu pâle, et cependant la tête haute, fière de l'homme qui s'était fait momentanément son cavalier.
Ils arrivèrent ainsi à une serre qui s'ouvrait au fond d'un boudoir, et où le duc avait prodigué, avec son luxe habituel, les splendeurs d'une végétation tropicale.
En ce moment, la serre était vide.
Armand s'effaça en s'inclinant.
La baronne entra la première.
M. de Bernaye lui désigna un siége et s'assit lui-même à quelque distance d'elle.
—Madame, lui dit-il de sa voix qui vibrait, sonore et douce à la fois, je vous supplie de me pardonner si je vous ai arrachée pour quelques instants aux plaisirs de cette fête.
Elle releva la tête et le regarda.
—Pourquoi me parler ainsi? Ne vous souvenez-vous plus des paroles qui ont été un jour échangées entre nous?
—Je ne les ai pas oubliées.
Il passa sa main sur son front.
—C'était en un jour de douleur.... Vous que j'avais tant aimée, vous à qui j'avais dévoué ma vie entière, vous aviez rivé votre existence à celle d'un autre.
—Hélas! vous le savez... c'était mon devoir.... J'obéissais à mon père.
—Oui, je le sais, reprit Armand avec un sourire triste. Mathilde de Mauvillers devait servir de marchepied à M. de Mauvillers, magistrat, pair de France... et elle n'avait pas le droit de résister.
—Mon ami, fit Mathilde de Silvereal en baissant la voix, il est des destinées humaines qui semblent maudites. J'ai bien souffert... mais que sont les tortures endurées par moi en face de celles qui ont accablé ma pauvre sœur?
—Marie... oui, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire connaître les terribles circonstances de ce drame passé. Et quand tout espoir a été arraché de mon cœur, lorsque j'ai compris que désormais je ne pouvais aimer celle qui cependant était ma vie et mon avenir, je vous ai dit: «Mathilde! la fatalité nous sépare. Obéissons.» Main souvenez-vous que le jour où le danger vous menacera, je serai là près de vous, prêt à vous défendre, à sacrifier ma vie pour vous épargner une larme.
—Et moi, je vous ai dit, Armand: «A quelque heure que ce soit, en quelque lieu que je me trouve, le jour où vous m'appellerez, je viendrai à vous, forte de mon honneur et de mon sacrifice, et mettant ma main dans la vôtre, je vous écouterai comme un ami, comme un frère...»
—Vous ne m'avez pas appelé... et je suis venu.
Mathilde répondit simplement:
—C'est qu'un danger me menace?
—Le savez-vous donc?
—Je le devine.
—Et vous ne tremblez pas?
—Non; je savais que vous viendriez.
Il y eut un moment de silence. Puis Armand prit la main de madame de Silvereal.
—Vous avez foi en moi... vous avez raison. Entendez-moi donc.
—Je vous écoute comme on écoute Dieu.
—M. de Silvereal veut votre mort...
—Je le sais!
—Et il veut marier Lucie de Favereye au duc de Belen...
—Tout cela est vrai.... Mais comment avez-vous surpris le premier de ces deux secrets?
—Vous le saurez plus tard. Nous ne pouvons rester longtemps ici.... Oui, M. de Silvereal veut votre mort, parce qu'il veut épouser une femme qu'il aime... Certes, il est facile de déjouer ses projets en lui disant en face qu'on a lu dans son âme perverse; mais, pour des motifs qui vous seront dévoilés plus tard, il faut que cet homme conserve sa sécurité... Donc, c'est par le poison qu'il veut vous tuer....
Armand fouilla dans sa poche, et en retira un flacon noir:
—Prenez cette fiole, dit-il, et, tous les matins, buvez une goutte de cette liqueur dans un verre d'eau.
Elle étendit la main, prit le flacon et dit:
—Je le ferai.
—Vous êtes sauvée!
—Mais vous avez prononcé le nom de Lucie?
—Je veille sur elle, comme sur vous.... Soyez sans crainte. Je ne veux pas, vous entendez... je ne veux pas que cette pauvre enfant devienne la femme de ce misérable qu'on appelle le duc de Belen.
—Un misérable! avez-vous dit?
—Je suis sur la piste d'une infamie dont cet homme s'est rendu coupable.... Mais je ne puis vous expliquer plus nettement ma pensée.... M. de Belen paraît tout-puissant. Devant son nom presque princier, devant ses richesses énormes, tous plient et se courbent; mais je secouerai si violemment le colosse aux pieds d'argile, qu'il tombera en poussière.
Disant cela, Armand s'était levé; son œil étincelait. Mathilde eut un tressaillement.
—Et.... M. de Silvereal? demanda-t-elle en hésitant.
Armand se tut un instant.
—Votre mari, dit-il enfin, est ou le complice ou la victime de cet homme! Mais avez-vous donc quelque pitié pour lui... vous dont il a juré la mort....
Madame de Silvereal le regarda.
—J'ai peur qu'en le punissant nous ne cédions à un mouvement de colère et de vengeance.
Armand pâlit.
—Vous avez raison, dit-il. Que les coupables soient punis, mais que nos mains restent pures.
Mathilde laissa échapper un cri de joie:
—Vous m'avez compris, merci!
Et comme Armand faisait un mouvement pour se retirer:
—Mon ami, dit madame de Silvereal en rougissant, ne vous reverrai-je plus?
Le jeune homme se rapprocha.
—Mathilde, reprit-il, il est dans la vie de M. de Silvereal un mystère que vous ignorez et que je pressens... Voulez-vous me faire une promesse?
—Parlez!
—Un jour viendra peut-être où j'aurai besoin de connaître toute la vérité... ce jour-là, il faudra que vous m'aidiez à soulever le voile qui couvre ces deux existences, il faudra que M. de Belen et votre mari apparaissent devant nous dans toute la nudité de leur infamie...
—Armand!
—Que vous importe... si je vous jure de ne point porter la main sur celui qui m'a volé tout mon bonheur?... Tant que vous ne m'aurez pas relevé de ce serment, M. de Silvereal, quoi que je sache, si terribles que soient les secrets qui m'auront été dévoilés, M. de Silvereal me sera sacré...
—Je vous crois... donc au jour où vous m'interrogerez, je parlerai...
—Merci.... Maintenant, prenez mon bras... et rentrons dans la bal... aussi bien mademoiselle Lucie doit vous attendre avec impatience....
Mathilde s'appuya sur lui. Au moment de franchir la porte de la serre, elle s'arrêta:
—Mon ami, dit-elle à voix basse, je ne sais pourquoi... mais il me semble que dans la lutte que vous allez entreprendre de terribles périls vont vous environner...
—Ne craignez rien pour moi...
—C'est comme un pressentiment qui me trouble... A votre tour, jurez-moi d'être prudent....
Ils se trouvaient si près l'un de l'autre qu'ils étaient presque enlacés. Un frémissement agita Armand. D'un mouvement violent il attira Mathilde sur son cœur:
—Si je meurs, du moins vous ne m'oublierez pas....
Elle se dégagea doucement, et posant la main sur la poitrine du jeune homme:
—Si vous mourez, je mourrai, car je vous aime....
Ils s'éloignèrent. A ce moment, les branches d'un yucca s'écartèrent lentement, et une tête parut, sinistre, grimaçante:
—Ah! ah! mes beaux amoureux! murmura l'inconnu, il paraît que nous conspirons... il est temps de prendre ses précautions... gare à vous!...
III
ANCIENNES ET NOUVELLES CONNAISSANCES
Le personnage qui venait de surgir de si étrange façon et qui paraissait avoir entendu toute la conversation de M. de Bernaye et de madame de Silvereal sortit peu à peu de la touffe exotique qui l'avait si complétement dissimulé. Pour ne point abuser de la patience de nos lecteurs, disons immédiatement qu'à première vue ceux d'entre eux qui se souviennent de certain portrait tracé dans le prologue de ce récit eussent reconnu maître Biscarre. Et cependant, à part le profil bestial dont la nature l'avait gratifié et qu'il lui eût été certes bien impossible de répudier, Biscarre était profondément métamorphosé... En bien? peut-être. En tout cas, son visage, sa physionomie, sa chevelure étaient autant d'œuvres d'art si artistement combinées, que de l'ancien forçat la science du maquillage était parvenue à faire un élégant de trente ans à peine, aux traits plutôt sévères que durs, en somme, ce qu'on est convenu d'appeler un homme sérieux. Sa toilette était un chef-d'œuvre de goût. Des diamants de prix scintillaient au devant de sa chemise de fine batiste; des gants irréprochables moulaient ses mains, un peu grandes, mais longues et minces. En somme, maître Biscarre, entrant dans les salons du duc de Belen, pouvait, sans disparate, faire figure au milieu de tout ce que l'aristocratie et la finance—confondues d'ailleurs sous le règne de Louis-Philippe, en une seule caste—offraient de plus remarquables spécimens. Comment Biscarre se trouvait-il dans la serre, c'est ce que nul n'aurait pu expliquer, et moins que personne, l'intendant qui introduisait les arrivants en jetant leur nom de sa voix sonore. Car Biscarre s'était abstenu de passer devant lui. Il venait de la serre, sans avoir franchi ni la porte d'entrée ni les salons. Nous saurons tout à l'heure quels étaient les chemins secrets connus de Biscarre. En ce moment, il s'avançait dans les salons fendant le flot des invités, et se dirigeait vers M. de Belen, qui paraissait engagé dans une conversation des plus intéressantes avec plusieurs grands spéculateurs de l'époque, MM. Stéphane et Colombet, qui venaient d'obtenir une magnifique concession de chemin de fer; M. Allard, le célèbre banquier, qui rêvait les emprunts internationaux, et d'autres comparses, flaireurs de dividendes, qui humaient délicieusement chacune des paroles tombant de ces lèvres privilégiées.
—Mon cher de Belen, disait Colombet, homme de corpulence énorme, à lèvres charnues, vous savez que nous comptons sur vous. Notre conseil d'administration doit se recruter parmi les grands dignitaires de la noblesse et de la fortune...
—Et les actions de fondateurs sont d'une valeur certaine, ajoutait Stéphane, personnage de bois qui semblait avoir deviné trente ans d'avance le Vertillac des Faux Bonshommes.
Chacun de ses gestes tombait net et sec, comme si un rouage se fût tout à coup décliqueté. De Belen avait un sourire gracieux pour chacune de ces gracieuses ouvertures.
—Bah! reprenait Allard, le banquier, ce n'est pas pour une bagatelle d'un ou de deux millions que le duc se fera prier...
—Hé! hé! ni pour cinq, ni pour dix, fit tout à coup une voix aigre et dure.
Les causeurs se retournèrent.
—Eh! c'est ce cher monsieur Mancal!
Et toutes les mains, à l'exception de celles du duc, se tendirent vers le nouveau venu. Or, celui-ci n'était autre que Biscarre. Puisque les invités de M. de Belen paraissent ne le connaître que sous le nom de M. Mancal, nous prierons le lecteur, mieux instruit, de ne pas trahir son incognito. L'abstention du duc n'avait pas été remarquée, tant les autres avaient mis d'empressement à accueillir l'arrivant. Cependant, M. Mancal se confondait en salutations.
—Ah! messieurs! que d'honneur!... En vérité, je ne mérite pas...
—Vous-ne-mé-ri-tez pas, articula Stéphane, dont les deux bras se levèrent vers le plafond avec un bruit de roues mal graissées, vous! maître Mancal, le roi des hommes d'affaires de Paris...
—Vous, qui tenez tête à tout notaire, avoué, juge, et savez les mettre à merci!... continua Colombet, dont l'épais visage s'épanouit en un gros rire.
—Messieurs! messieurs!...
—Le dieu de la chicane! acheva Allard. Et à Dieu ne plaise que ce mot doive être pris en mauvaise part. Vous êtes stratégiste, comme le furent Turenne et Napoléon...
—Est-il donc si difficile de manœuvrer, quand on a pour soi les gros bataillons? fit Mancal en riant. Tenez, je fais un pari.... Chacun de vous, messieurs Stéphane, Colombet, Allard, vous représentez une armée.... Avec vos forces réunies, je voudrais conquérir le monde...
—Bah! le monde est trop grand...
—Et un coin de terre suffit...
—Encore faut-il, interrompit Mancal, que ce coin de terre soit bien à vous...
—Certes!
—Ou bien, continua l'homme d'affaires en regardant le duc, qui paraissait fort mal à l'aise, ou bien que le tréfonds, comme nous disons en terme juridique, renferme quelque trésor caché.
Ces mots, qui peut-être renfermaient une allusion mystérieuse, excitèrent l'hilarité des spéculateurs. On sait que le mot tréfonds signifie la partie souterraine d'une propriété.
—Bah! les trésors! s'écria Colombet, est-ce qu'il en existe encore au dix-neuvième siècle?...
—Les génies et les fées ont à jamais disparu... dit un autre, et avec eux les cavernes d'or et les grottes de diamant...
—Est-ce votre avis, monsieur le duc? demanda Mancal, dont les lèvres se plissèrent en un ironique sourire.
Il paraît que cette plaisanterie, si innocente d'ailleurs en apparence, n'était pas du goût de M. de Belen, car il répondit d'un ton fort sec:
—M. Mancal a toujours de l'esprit! mais, je vous demande pardon, messieurs, malgré tout le plaisir que je prends à causer avec vous, mes devoirs de maître de maison me forcent à vous quitter un instant....
Comme il s'éloignait:
—En vérité, aurais-je blessé M. le duc? fit Mancal d'un air consterné.
—Et pourquoi? parce que vous avez parlé de trésor?...
—Ce mot a été prononcé sans mauvaise intention...
—Parbleu! fit Stéphane l'automate, supposeriez-vous, par hasard, que M. de Belen possède quelque part une de ces cavernes fantastiques où les gnomes enfouissaient jadis des monceaux d'or?...
—Il est riche! fit Colombet en secouant la tête.
—Voyez! reprit vivement Mancal, voici que, sur une expression qui m'est échappée dans la conversation, vous bâtissez tout un monde de suppositions.... Mais à mon tour, messieurs, veuillez m'excuser... il faut que je présente mes hommages à M. le baron de Silvereal...
—Heureux homme! fit Allard en lui frappant sur l'épaule. Il connaît tout le monde.
—Et il en sait plus long qu'il n'en dit, murmura Colombet, tandis que Mancal se perdait dans la foule.
—Il est dangereux, donc il faut le ménager, ajouta Stéphane avec la netteté qui convient aux consciences de pureté douteuse.
Les trois hommes se regardèrent, ébauchèrent un sourire, puis, sans doute pour chasser certaines pensées importunes qui leur montaient au cerveau, ils se dirigèrent d'un commun accord vers le buffet. Cependant Mancal se glissait à travers les groupes d'invités avec la prestesse d'un fauve: il passait par les interstices les plus étroits sans heurter personne et sans dévier de sa route. Il arriva enfin à quelques pas de M. de Silvereal, qui, appuyé au chambranle d'une porte, semblait perdu dans ses méditations. Ses yeux, attachés au parquet, avaient une singulière fixité. Le mari de Mathilde était petit, maigre; son profil d'oiseau de proie n'était rien moins que sympathique, et, dans la profondeur de ses yeux gris, un observateur eût facilement aperçu le reflet sombre des plus mauvaises passions. Parfois ses regards se portaient vers le groupe dont sa femme était le centre, et alors une sorte d'éclair passait dans ses prunelles dilatées.
—Monsieur le baron de Silvereal permettra-t-il à son humble serviteur de lui offrir le témoignage de son respect? dit Mancal, qui s'était arrêté devant lui et le saluait avec une déférence presque ridicule à force d'affectation.
Le baron tressaillit; il s'arracha à ses méditations et vit Mancal.
—Ah! c'est vous! fit-il avec un mouvement joyeux. Eh bien! m'apportez-vous de bonnes nouvelles?
—Pourrait-il en être autrement? répondit Mancal avec un sourire obséquieux.
—Ainsi, elle a compris?
—Madame de Torrès a bien voulu prêter quelque attention à mes paroles, et j'ai pu facilement lui expliquer que si vous avez été contraint, à votre grand regret, de lui dérober cette soirée pour la consacrer à M. le duc de Belen, c'était uniquement parce que de graves intérêts étaient en jeu.
—Ainsi, elle m'a pardonné? fit le baron, dont tout le corps frémit.
—Elle a fait plus encore...
—Parlez! parlez vite!
—Madame de Torrès a daigné me charger d'une commission pour monsieur le baron.
—Une lettre? donnez!
Et déjà le baron, impatient, tendait la main.
—Une commission verbale, fit Mancal. Madame de Torrès attendra monsieur le baron chez elle... demain, à dix heures du soir.
M. de Silvereal eut un geste découragé:
—Quoi! ne veut-elle plus me recevoir qu'au milieu des nombreux invités qui sans cesse encombrent ses salons?
—Je ne crois pas, monsieur le baron, reprit Mancal, que la pensée de madame de Torrès doive être ainsi interprétée...
—Dites-vous vrai?
—Je le crois, car j'ai cru comprendre que sa porte serait fermée à tout le monde.
—Sans exception?
—S'il était fait une exception, ce serait, en tout cas, en faveur du seul homme dont vous n'ayez pas à vous préoccuper.
—C'est-à-dire?...
—C'est-à-dire de moi-même....
M. de Silvereal respira, comme si sa poitrine eût été soulagée d'un poids énorme.
—Cependant, reprit Mancal, si j'osais parler à monsieur le baron en toute franchise...
—Je vous écoute.
—J'ai peur de blesser monsieur le baron!...
—Vous me faites mourir d'impatience...
—Eh bien! monsieur le baron sait que je lui suis tout dévoué... je croirais commettre un crime si je le trompais et même si je lui cachais ce que j'ai cru découvrir.... Puisque vous m'autorisez à parler, sachez donc que j'ai appris de bonne source que plusieurs personnages importants, de haute distinction et de grande fortune, se disputent la main de madame de Torrès... Certes, elle vous a voué un attachement réel et que rien ne pourrait ébranler... cependant....
M. de Silvereal était devenu livide.
—Crois-tu qu'elle songe à me retirer sa parole?...
Il tutoyait maintenant l'agent d'affaires, descendu à ses yeux au rôle de Scapin.
Mancal eut un geste d'énergique dénégation.
—Non! non! fit-il. Mais cependant... pardonnez-moi si j'hésite... la chose est délicate...
—T'expliqueras-tu!...
—Puisque monsieur le baron l'exige, je dois lui obéir... or, je sais que monsieur le baron, trop honnête pour faire de madame de Torrès sa maîtresse, lui a fait entrevoir que... la santé de madame de Silvereal était chancelante...
—Cela est vrai!
—Je n'en doute pas, fit Mancal en jetant un regard du côté de Mathilde, dont l'apparence contredisait absolument les paroles de son mari. Cependant, avouez que madame de Sylvereal paraît lutter avantageusement... contre le mal qui la mine...
—Illusion! ma femme est atteinte d'une de ces maladies qui laissent au condamné les dehors de la santé... et qui, cependant, le foudroient en quelques heures...
—Soit! mais madame de Torrès n'est pas initiée à ces secrets physiologiques... car je crains qu'elle n'attribue vos promesses de mariage à la passion qu'elle vous a inspirée.
Un rayon sinistre passa dans les yeux du baron.
—Monsieur Mancal, fit-il d'une voix sourde, j'ai juré à madame de Torrès qu'elle serait ma femme... et je veux...
—Vous voulez!...
—Je me trompe... ce mot rend mal ma pensée... je sais, veux-je dire, qu'avant trois mois, je serai libre...
—Ainsi soit-il! fit Mancal en s'inclinant pour cacher le sourire ironique qui crispait ses lèvres.
Puis, après un silence, il ajouta:
—Du reste, le savant docteur du quai de Gèvres est de ceux qui lisent jusqu'au plus profond des mystères naturels.
M. de Silvereal laissa échapper un cri de surprise:
—Quoi! vous savez!...
Mancal le regarda en riant, cette fois, sans se cacher:
—Allez demain chez maître Blasias, fit-il. C'est un conseil d'ami que vous donne votre dévoué serviteur....
Silvereal eut un moment d'hésitation; puis il reprit:
—C'est bien, j'irai!
—Monsieur le baron n'a aucun ordre à me donner?...
—Aucun!
Mancal s'inclina profondément et s'éloigna.
—Allons! murmura-t-il en se perdant à travers les groupes, le crime est semé... il faudra bien qu'il germe.... Ce sont là bonnes et fertiles terres.... Mais quoi est donc le secret de M. de Belen?
A ce moment, l'intendant du duc parut à la porte du salon, et s'arrêta, regardant de tous côtés comme s'il eût cherché quelqu'un.
M. de Belen s'approcha de lui:
—Qu'y a-t-il?
—Monsieur le duc, un être étrange, presque effrayant, qui se dit le serviteur de M. Armand de Bernaye, insiste pour parler immédiatement à son maître...
—M. de Bernaye doit se trouver dans une des salles de jeu.
L'intendant se dirigea du côté que le duc lui indiquait. Il n'eut aucune peine à rejoindre Armand, qui, le sourire aux lèvres, suivait une partie de baccarat engagée entre quelques joueurs, parmi lesquels Stéphane, Colombet et Allard s'étaient érigés en chefs d'attaque. Aux premiers mots prononcés à voix basse par l'intendant, Armand tressaillit.
—Je vous suis, dit-il.
—J'ai fait entrer votre serviteur dans un salon réservé.
—C'est bien.
Un instant après, Armand pénétrait dans une petite salle artistement décorée. La porte se referma derrière lui. Le personnage qui venait de le faire demander mérite description. C'était certes une des créatures les plus bizarres qui se puissent imaginer. Au milieu d'une face d'un brun olivâtre, s'épatait un large nez aux narines plates; les joues osseuses saillaient comme les moulures d'un masque japonais; la bouche, aux lèvres jaunes à force d'être pâles, était largement fendue et laissait voir des dents presque noires, mais aiguës comme les pointes d'un crayon d'ébène. Son front était tatoué de lignes bizarres qui s'entre-croisaient géométriquement. Cet être singulier était enveloppé dans un large manteau, sorte de plaid qui tombait jusqu'à ses pieds nus. Son front, ridé et sans cheveux, était à demi caché par un chapeau plat, sans bord, absolument rond et qui semblait se tenir, par prodige, en équilibre sur son crâne pointu. S'il se fût découvert, on eût remarqué une touffe de cheveux partant du sommet de l'occiput et soigneusement roulée sur elle-même en une espèce de rosette.
Dès que M. de Bernaye parut, le spectre exotique étendit les bras en avant, en même temps qu'il se prosternait presque jusqu'à terre. Quelques mots furent échangés dans une langue que, certes, aucun des invités de M. de Belen n'eût comprise.
—Que me veux-tu, Soëra? demanda Armand.
—C'est un billet.
—Qui l'a apporté?
—Un jeune homme qui est reparti immédiatement.
—C'est bien! donne!
Celui qu'Armand venait de désigner par le nom de Soëra plongea sa main sous son manteau, qui s'entr'ouvrit et laissa apercevoir une sorte de pagne, rayé de blanc et de noir, et tombant jusqu'aux jarrets. Le torse n'était caché que par une ceinture montant de la taille aux aisselles, et dans cette ceinture était retenue une de ces armes redoutables, lames tordues en forme de flamme, et que les Malais désignent sous le nom de «kriss.» Soëra présenta à Armand un petit billet plié en forme de triangle et bordé de noir, comme une lettre de deuil. Armand laissa échapper un geste de surprise. Puis, d'un mouvement rapide, il brisa le cachet. L'enveloppe était vide; seulement, à l'intérieur de l'enveloppe était empreinte, nettement dessinée, l'image d'une tête de mort. Armand réfléchit un instant, puis:
—Va, Soëra, dit-il. Tu es un bon serviteur. Retourne chez moi et ne m'attends pas cette nuit.
Soëra s'inclina en signe de soumission. A ce moment, la voix de M. de Belen se fit entendre dans le salon qui confinait à celui où se trouvait Armand.
—Voyons, messieurs, disait-il, qui de vous se dévouera pour conduire le cotillon?...
Armand réfléchissait, les yeux fixés sur le singulier emblème qui venait de lui être adressé. Une sorte de grondement sourd, sauvage, lui fit lever la tête. Soëra avait rejeté son manteau et, redressant en arrière son torse d'athlète, il avait tiré de sa ceinture le kriss dont la lame luisait, aiguë et sinistre.
—Soëra! fit Armand d'un ton d'autorité.
L'autre grinçant des dents dit à voix basse:
—Maître, avez-vous entendu?
La voix de M. de Belen se fit entendre de nouveau:
—Monsieur le vicomte (il parlait sans doute à un de ces mièvres jeunes gens qui font leur chemin en guidant leur barque à travers valses et mazourkes), monsieur le vicomte, ces dames réclament votre bon concours, vous ne pouvez refuser!
Cette fois, Soëra s'élança, et sans doute il allait franchir la porte du salon, si la main d'Armand s'abattant sur son poignet ne l'eût cloué sur place.
—Es-tu fou?... s'écria le savant.
L'autre, le visage livide sous la teinte d'ocre, semblait ne plus entendre. Sa bouche écumait, et un seul mot s'échappait de ses lèvres:
—Amok! Amok!
—Silence! fit M. de Bernaye.
D'un mouvement vigoureux, il repoussa le sauvage au fond de la pièce; puis, les bras croisés, la tête haute, il se plaça devant lui.
Soëra tremblait: c'était une agitation furieuse, presque convulsive. Il dit encore:
—Avez-vous entendu?...
—Que veux-tu dire?...
—Cette voix...
—Eh bien?
—C'est celle de là-bas... c'est la voix qui résonne dans mes nuits... qui sort de la tombe....
Armand avait reconnu la voix de M. de Belen. Ses sourcils se contractèrent.
—Es-tu sûr de ce que tu dis?
—Je le jure par le cadavre de mon père!
—Tes oreilles ne te trompent pas?
Soëra eut un ricanement.
—Celui qui est mort me dit que j'ai bien entendu.
Et il continua tout bas:
—Amok! Amok!
—Assez! fit durement Armand. Obéis-moi... retourne chez moi. Je te défends de sortir jusqu'à ce que je te l'aie de nouveau permis.
—Maître! n'exigez pas cela! il faut que je le tue.
Et, disant cela, Soëra tourmentait la poignée de son kriss. Armand se pencha à son oreille et prononça quelques mots. Soëra se courba, et, repoussant l'instrument de mort dans sa ceinture, il s'enveloppa de nouveau dans son manteau.
D'un geste dominateur, Armand lui indiqua la porte. Soëra, frémissant mais dompté, sortit à reculons. Armand le suivit des yeux. Quand il fut seul:
—Qui sait? murmura-t-il. Si là était le secret de ces misérables!
Puis, passant la main sur son front, et jetant un dernier regard sur la missive mystérieuse:
—Avant tout, dit-il, obéissons.
Un instant après, il sortit de la maison de M. de Belen.
IV
LES SUITES D'UN BAL
Au moment où les derniers invités du duc de Belen se blottissaient dans leurs voitures, dont les glaces, couvertes de givre, témoignaient de l'âpreté du froid; tandis que les domestiques, sous la direction de l'intendant, remettaient dans les salons cet ordre provisoire qui fait disparaître tant bien que mal les traces laissées par la cohue, deux personnages se tenaient dans le cabinet de M. de Belen. La physionomie de ce cabinet était assez curieuse. Pendant toute la durée de la fête, il avait été soigneusement fermé. Et cependant, si quelque invité y avait pénétré, il y aurait pu trouver satisfaction à ses goûts, à supposer qu'il fût, en si petite proportion que ce fût, porté aux études orientalistes. De tous côtés, aux murailles, au plafond, sur les meubles, ce n'étaient qu'armes, ustensiles, objets de toute nature portant le caractère indélébile de l'art indo-chinois, depuis le tiwa-sa-wota, tabatière en bois de santal, la corne de buffle artistement sculptée, l'écale de noix de coco évidée à jour comme une dentelle, jusqu'à ces inimitables corbeilles, enjolivées d'ornements bizarres, que les artistes malais tressent avec les folioles du palmier lontar. Ici la lance de bambou, le poignard recourbé où s'enchâssent les perles vénitiennes, le sabre à la lame plate et s'élargissant à l'extrémité; là, des flèches aiguës aux pointes empoisonnées, le disque métallique à grelots qui tintinne sous les doigts du musicien. Sur des socles de marbre jaspé, de hideuses statues, aux têtes difformes, aux membres tortus semblaient attendre encore les hommages que les sectateurs de Bouddha prodiguent à leurs idoles. Les tentures de soie brodées d'or tombaient en plis lourds et magnifiques, relevées par des écharpes tissées d'écorce et teintes des plus éclatantes couleurs, sur lesquelles restaient immobiles, posés comme s'ils allaient prendre leur vol, les dragons frangés de rouge et d'or. Des peaux de tigres couvraient le parquet. Sur une console en bambou, un objet attirait particulièrement l'attention: c'était un fragment de statue, sculptée dans la pierre noire, et couverte d'incrustations d'argent. Ce fragment semblait avoir été scié et détaché d'une statue de petite taille et représentait le bras et la jambe d'un homme, ainsi qu'une portion du torse. Là encore on reconnaissait le ciseau des artistes de l'ancien empire d'Annam. En réalité, dans cette pièce bizarre, on se fût cru transporté à des milliers de lieues de Paris. C'était comme une échappée à travers l'espace vous entraînant tout à coup aux limites de l'extrême Orient. Mais la présence des deux causeurs, M. de Belen et M. de Silvereal, vous eût bientôt ramené dans le domaine de la réalité. M. de Belen se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute et la lèvre ricanante, tandis que le baron, assis ou plutôt affaissé sur un siége de bambou, paraissait en proie à un malaise difficile à vaincre.
—Ainsi, mon cher baron, disait M. de Belen, vous prétendez m'imposer des conditions?
Silvereal protesta d'un geste soumis.
—En vérité, la chose serait du plus haut comique!... n'ai-je pas déjà fait pour vous plus que je ne vous devais?...
—Cependant... hasarda le baron.
—Cependant!... Que signifie ce cependant? Pardieu! il est bon que nous ayons une explication définitive, et puisqu'il vous a convenu de la provoquer vous-même, subissez-la.
Le baron releva la tête et le regarda.
—Je vous écoute, dit-il d'une voix qui semblait s'affermir.
—Voyons, continua le duc, récapitulons, si vous le voulez bien, les services que je vous ai rendus, et établissons nos situations respectives.
—Établissons, répéta le baron comme un écho.
—Il y a huit ans aujourd'hui que vous m'avez prêté votre concours dans une aventure périlleuse...
—Et délicate.
-Délicate, si l'épithète vous plaît. Je reconnais que vous ne m'avez pas marchandé l'aide que je réclamais de vous. Un seul mot, pourtant. N'était-ce pas moi qui avais conçu l'idée de ce plan?
—L'idée et le plan de l'assassinat, fit le baron, qui décidément reprenait peu à peu son sang-froid.
Le visage de M. de Belen se contracta légèrement.
—Dispensez-vous de ces expressions brutales, dit-il sèchement. Bref, complices tous deux, nous mîmes notre projet à exécution.
—Et le roi des Khmers [2] tomba sous nos coups, fit encore Silvereal, qui avait, paraît-il, la manie des interruptions.
—Je vous prierai de me laisser parler, reprit de Belen, dont l'accent montait au plus haut diapason de l'irritation. En commettant cet acte...
—Ce crime...
—Ce crime, soit... notre but était de nous emparer des richesses colossales déposées en un lieu caché dont seul le vieil Eni possédait le secret... mais par une incroyable fatalité, ce secret nous échappa... ou du moins ne nous fut révélé que par des documents si bizarres, disons le mot, si incompréhensibles, que tout d'abord nous nous sentîmes découragés et crûmes que jamais nous n'atteindrions au résultat rêvé... Pour le présent, au lieu des centaines de millions dont nous avions voulu nous assurer la possession, qu'avions-nous trouvé? à peine quelques centaines de mille piastres en pierreries.... N'ai-je pas partagé ce butin avec vous?...
—En conservant la part du lion.
—C'était mon droit. Non-seulement j'avais seul organisé le complot, mais encore tandis que vous désespériez, je déclarais hautement qu'un jour viendrait où les énormes richesses de Khmers nous appartiendraient. Pour cela, il fallait des capitaux à l'aide desquels je pusse continuer mes recherches.
—Enfin, j'ai reçu à peine cinq cent mille francs.
—Qui, placés par moi, dans des spéculations commerciales, furent rapidement triplés!
—Hélas! tout cela n'est plus que souvenir!
—A qui la faute? Parce que vous, monsieur de Silvereal, touchant à la vieillesse, vous croyez toujours avoir vingt ans; parce que vous vous laissez entraîner par vos passions séniles sur une pente fatale qui vous jettera à la ruine et à la mort. Vous vous croyez fondé maintenant à me rendre responsable de votre chute. A d'autres, mon cher! Vous m'avez aidé, je vous ai payé, et je suis prêt à déclarer, si vous le désirez, que tout doit être désormais fini entre nous!
M. de Silvereal accueillit ces dernières paroles par un ricanement.
—Je vous en défie, dit-il froidement.
—Vous dites?...
—Je dis, monsieur de Belen, que malgré votre forfanterie et vos menaces, vous savez aussi bien que moi que nous sommes à jamais liés l'un et l'autre.
—Je vous prouverai le contraire...
—Vous me ferez assassiner? En effet, je vous connais, et ce ne serait pas votre coup d'essai.... Cependant, je vous ferai observer que nous ne sommes plus aujourd'hui dans les déserts de l'Inde orientale... et qu'à Paris, il existe certains personnages qui sauraient au besoin me défendre contre vous.
M. de Belen était devenu livide. Était-ce de terreur? était-ce de rage? Au contraire, Silvereal avait retrouvé tout son calme.
—Ces personnages se nomment: primo, le procureur du roi; secundo, l'ambassadeur de Portugal; tertio... oh! c'est le tertio qui est surtout intéressant... les personnages s'appellent: les gendarmes!
—Misérable! cria de Belen.
—Les injures n'ont jamais en rien avancé les affaires... Je reprends mon raisonnement.... Supposez seulement que moi, baron très-authentique de Silvereal, n'ayant en somme dans mon passé aucune tache prouvée... car l'histoire du Cambodge est restée parfaitement secrète... supposons, dis-je, que je me présente chez M. le procureur du roi, et que, lui dévoilant certain nom que vous me paraissez avoir complétement oublié, je l'invite à consulter, au sujet du prétendu M. de Belen... du duc de Belen.... MM. les attachés à la légation du Portugal, ne se pourrait-il pas d'aventure que les troisièmes personnages ci-dessus mentionnés, à savoir: MM. les gendarmes, ne vinssent jouer dans le drame actuel un rôle que vous n'auriez pas suffisamment prévu?...
—Monsieur de Silvereal, fit de Belen, qui grinçait des dents, voilà des insolences qui vous coûteront cher.
—Chacun son tour, mon cher! Comment! je viens à vous en ami et je vous dis franchement: Je suis ruiné, à jamais perdu, si vous ne me prêtez cinquante mille francs.... Avec cette somme, qui est pour vous une bagatelle... car je reconnais que vous avez su mieux que moi faire fructifier vos capitaux... je rétablis une situation désespérée.... Voilà ce que je vous explique nettement, franchement, et à cela vous répondez par des injures, par des menaces...
—Je n'ai pas d'argent!
—Bah! dites cela à d'autres, mon cher duc, mais pas à moi. Je connais par A plus B le chiffre de votre fortune, et vous pouvez me remettre ces cinquante mille francs aussi facilement que moi je jetterais à la rue un écu de six livres.
M. de Belen gardait maintenant le silence.
—Et de fait, si vous avez quelque reproche à m'adresser, êtes-vous donc vous-même à l'abri de tout blâme? Oui, j'ai le cœur jeune et le cerveau brûlant... Que voulez-vous, on ne se refait pas! Mais vous-même, ne comprenez-vous pas l'amour? Et votre passion pour mademoiselle de Favereye?...
—Ah! voilà où je vous attendais! s'écria M. de Belen avec fureur. Oui, j'aime Lucie; oui, je veux qu'elle soit ma femme; et pour cela, j'ai réclamé de vous le concours de celui qui se prétend mon ami, de vous, M. de Silvereal. Eh bien! à quoi êtes-vous parvenu? Comment!... Lucie est la nièce de votre femme, à laquelle elle est confiée par sa mère, madame de Favereye, cette folle que l'on croirait en vérité occupée à des œuvres de magie, tant son existence est mystérieuse et retirée. Donc, par votre femme, vous êtes pour ainsi dire maître des destinées de Lucie, et vous pourriez imposer votre volonté. Mais, en vérité, il me semble que vous tremblez devant madame de Silvereal...
—Cependant c'est par mon ordre que, ce soir même, elle est venue ici avec Lucie.
—Par votre ordre!... Eh bien! je vous fais un pari: si madame de Silvereal a consenti à vous obéir, c'est parce qu'un intérêt pressant, personnel, l'engageait à se rendre à ce bal.
—Que voulez-vous dire?
—Parbleu! pour un conspirateur, vous me semblez bien peu clairvoyant.... N'avez-vous pas remarqué que ce M. Armand de Bernaye—encore un ennemi que je devine—ne l'a point quittée des yeux pendant toute la soirée, et qu'ils sont restés ensemble près d'une heure?
—Oh! si je le croyais!...
—Seriez-vous jaloux? Bah! la chose serait risible!... Mais, croyez-moi, mon cher baron, madame de Silvereal est plus fine que vous, et quand vous croyez qu'elle obéit, elle ne suit que sa propre volonté.
La physionomie de M. de Silvereal s'était tout à coup assombrie.
—Oh! cette femme! murmura-t-il avec un accent de rage mal contenue.
—Elle vous hait et vous la haïssez. Voilà justement où le bât me blesse.... Vous n'avez aucune influence sur elle; et de fait, l'amant en titre de madame de Torrès ne peut guère faire figure au foyer de famille avec l'autorité nécessaire...
—Taisez-vous, de grâce...
—Non, non. Nous réglons nos comptes, vous dis-je, et nous sommes ici pour entendre nos vérités. Vous n'avez reculé devant aucun scandale, et, dans l'ardeur amoureuse de nos vieux ans, style noble, vous vous conduisez comme un gamin. Jugez alors de l'importance que madame de Silvereal peut attacher à votre avis, dans cette importante question du choix d'un mari pour sa nièce! Au contraire, me voyant lié d'amitié avec vous qu'elle méprise, la baronne se défie de moi et me méprise aussi quelque peu. Voilà la vérité, et voilà ce que vous appelez me prêter votre concours. Pardieu! je ferais mieux de m'en passer...
—Non, s'écria Silvereal, dont l'œil s'éclaira d'un reflet sinistre. Vous serez le mari de Lucie de Favereye, je le jure sur l'honneur...
—Sur l'honneur... de vous à moi... quelle plaisanterie! fit cyniquement de Belen.
—Ne raillez pas, sur votre vie!... Oui, cette femme me hait et me méprise; mais il faudra bien qu'elle plie sous ma volonté! Sinon...
—Sinon?
Les deux hommes se regardèrent.
—Croyez-vous, dit de Belen, que madame de Silvereal plie par crainte de la mort?...
—De la mort, peut-être. De la honte, certainement.
—Tiens! c'est une idée... et si je puis vous être utile...
—Si j'ai besoin de vous, je vous avertirai...
—Et vous allez agir?...
—Je vous le promets.
—Allons! voici que vous devenez plus raisonnable!... un mot encore cependant... c'est assez délicat!... mais c'est mon devoir d'ami de vous avertir... Vous connaissez bien madame de Torrès...
—Ne parlons pas d'elle...
—Si fait!... défiez-vous, maître baron... celle qu'on a surnommée le Ténia en a dévoré et tué de plus grands et de plus riches que vous...
—Que m'importe!... je l'aime!...
En prononçant ces mots, le baron se transfigurait. C'était la passion furieuse, bestiale, dans tout son horrible rayonnement.
—Voilà qui répond à tout, dit le duc de Belen. Donc, n'en parlons plus. Je n'ai point l'intention de me poser en Mentor.... Résumons-nous.... Je ne commettrai pas l'indiscrétion de vous demander quels moyens vous comptez employer pour triompher de la résistance évidente de madame de Silvereal à mes projets sur Lucie... Seulement, je vous dirai ceci: le jour où Lucie sera ma femme, je vous donnerai cinq cent mille francs...
—Soit! mais en attendant...
—Il tient à vous que le délai soit court.... Cependant, pour cette fois encore, je veux bien vous aider...
—Quoi! les cinquante mille francs que vous me refusiez?...
—Les voici! fit M. de Belen.
Il tira de sa poche un carnet, détacha une feuille à souche, y inscrivit quelques mots, signa et ajouta:
—Demain, Allard vous payera la somme demandée.
—Ah! mon ami! s'écria Silvereal, vous êtes mon sauveur...
—Une bouchée de pain pour le ténia, fit le duc en riant.
Silvereal haussa les épaules.
—Vous ne la connaissez pas!...
—C'est entendu.... Madame de Torrès est un ange! En tout cas, ceci vous regarde. Mais ne négligez pas les affaires sérieuses...
—Non, je vous le promets. Maintenant, permettez-moi une question...
—Tout à votre service, cher ami.
—Vous continuez toujours vos recherches... au sujet du trésor des Khmers?...
—Vous n'en doutez pas, je suppose?...
—Et croyez-vous être sur la trace?
M. de Belen réfléchit un instant. Comme à son insu, ses yeux se tournèrent vers le fragment de statue dont nous avons parlé, et dont les arabesques d'argent scintillaient au feu des bougies.
—Peut-être! dit-il enfin. Le sphinx me livrera son secret.
—Et vous croyez que c'est ici, à Paris même, que vous le contraindrez à parler?
—J'en ai la conviction.
—Vienne donc bientôt le jour du succès! Car je suppose, mon cher duc, que ce jour-là, vous ne m'oublierez pas....
Les yeux de Belen étincelèrent:
—Ce jour-là, s'écria-t-il, que m'importera de vous jeter en pâture des millions à dévorer? Ce jour-là, nous serons les rois de Paris, les rois du monde!... Ah! que tout nous paraîtra petit et mesquin!... Nous verrons à nos pieds les plus grands et les plus orgueilleux... et dominant de toute la hauteur d'une montagne de richesses ces misérables qui ramperont en nous tendant la main, nous défierons la société dont les rouages trembleront sous notre main souveraine... ce jour-là, je serai dieu!...
—Et je serai votre prophète! dit gaiement Silvereal. Courage donc... et à nous deux le monde!...
Le baron se retira, non sans avoir serré avec effusion la main de son excellent ami. Le duc resta seul. Pendant quelques instants, la tête entre ses mains, il parut absorbé dans ses réflexions. Puis il releva la tête:
—Cet homme est un complice, donc il est gênant; je lui donne un mois.... Au bout de ce temps....
Il n'acheva pas; mais un geste éloquent traduisit sa pensée. Si Silvereal avait pu le voir, il eût frissonné jusqu'au plus profond de son être. Belen alla à la porte de son cabinet, l'ouvrit et tendit l'oreille. Aucun bruit. Tout reposait enfin. Il était cinq heures du matin. Le jour ne paraissait pas encore. M. de Belen n'appelait jamais son valet de chambre pour le déshabiller. Il couchait dans une petite pièce attenante à son cabinet, et se contentait d'un hamac, en voyageur qui a connu les fatigues des longues et périlleuses entreprises. Il entra dans sa chambre, après avoir soigneusement tiré les verrous qui fermaient la porte de son cabinet; il commença à se dévêtir. Mais, au lieu de se coucher, il alla à un large coffre de bois exotique, garni d'énormes serrures, et l'ouvrit. Il en tira successivement une blouse, un pantalon de toile bleue, qu'il endossa rapidement. Puis il prit une lanterne portative et l'alluma. Il glissa un pistolet dans sa poche. Cela fait, il sortit de sa chambre et se rendit par une galerie à la serre, que nous avons déjà décrite, et où avait eu lieu l'entretien de madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye. Là, encore, il s'arrêta et écouta. Sûr de n'être pas épié, il écarta la touffe de yuccas gigantesques, dont les longues feuilles se refermèrent derrière lui. Puis, se penchant, il pressa un ressort dissimulé dans une fente du plancher. Une trappe glissa sur ses rainures. Il dirigea la lumière de la lampe sur l'ouverture béante. On eût dit un puits dont la profondeur se perdait dans l'ombre... Un instant après, M. de Belen avait disparu... et la trappe, glissant de nouveau, effaçait toute trace de son passage.