Les loups de Paris I. Le club des morts
V
SOUS TERRE
Le puits dans lequel notre personnage venait de s'introduire était de forme circulaire et maçonné. Il était évident que jadis il avait servi de cage à un escalier régulier qui, depuis longues années sans doute, avait disparu. M. de Belen avait attaché la lanterne à son cou, de telle sorte que le rayon de lumière, partant de sa poitrine, éclairât en plein la muraille fruste.
La descente n'était rien moins que facile. De place en place, des crampons de fer saillaient de la pierre, et notre homme s'y accrochait par les mains, tandis que le bout de ses pieds s'appuyait sur le rebord de creux ménagés de distance en distance. Il était aisé de comprendre qu'il avait déjà suivi plusieurs fois, souvent sans doute, ce chemin périlleux, car ses mouvements, réguliers et en quelque sorte automatiques, ne décelaient aucune hésitation. A mesure qu'il descendait, il semblait que l'obscurité, fendue en quelque sorte par le rayon qui s'échappait de la lanterne, se refermât au-dessus de lui plus épaisse et plus opaque. Une vapeur chaude et humide montait du fond du puits, et, par instants, M. de Belen devait respirer longuement pour rétablir le jeu de ses poumons. Il descendit ainsi pendant une dizaine de mètres, prenant soin d'assujettir ses pieds avant de quitter des mains les crampons qui le soutenaient. Enfin, il s'arrêta, restant suspendu dans le vide. Sans hésiter, et comme s'il eût répété un exercice qui lui était familier, il se courba légèrement en arrière, puis il sauta. La hauteur d'où il se laissait tomber était d'à peine deux mètres: ses pieds frappèrent le sol avec un bruit mat. L'homme leva sa lanterne dont la lueur éclaira l'endroit où il se trouvait. C'était un vaste caveau circulaire, dont la voûte en ogive présentait des lignes garnies d'arêtes de pierre. Au centre de ce plafond, se trouvait l'ouverture ronde du puits par lequel M. de Belen venait de descendre. Les murailles, formées d'une pierre solide noircie par les ans, semblaient être les assises de la maison qu'il avait quittée tout à l'heure. M. de Belen, après un rapide examen, pour la forme sans doute—car il n'était pas supposable qu'un étranger se fût introduit dans cet étrange souterrain—se baissa et posa la lanterne sur le sol. Puis, se dirigeant vers un des points de la circonférence, il se courba de nouveau. On entendit le cliquetis de pièces de fer, et quand il revint dans le rayonnement de la lumière, il tenait à la main un levier et une pioche dont la pointe soigneusement aciérée présentait un tranchant aigu. Il les jeta sur le sol, retourna au point où il avait pris ces instruments et revint encore une fois portant une bêche et une large pelle. Cela fait, il releva la lanterne et promena le rayon lumineux sur le sol. A ce moment, un cri de surprise lui échappa. Sur la terre molle se dessinaient nettement, clairement les empreintes de pieds humains. Une sourde exclamation s'échappa de sa poitrine.
—Est-ce que je deviens fou? murmura-t-il.
Non! Cette découverte n'était que trop réelle. Les empreintes étaient petites; on eût dit qu'elles provenaient d'un pied de femme. De Belen passa sa main sur son front qu'inondait une sueur glacée. Il restait immobile, comme s'il se fût attendu à voir surgir de l'ombre quelque spectre effrayant.
—Allons! pas d'enfantillage! dit-il encore.
Mais, malgré lui, il frissonnait. Il examinait soigneusement ces traces, elles s'étendaient sur un périmètre étroit. Au point central, elles s'étaient plus profondément enfoncées dans le sol, comme si l'être mystérieux qui avait laissé cette trace indélébile de son passage se fût arc-bouté sur ses jambes pour s'élancer.... Nous l'avons dit, l'ouverture du puits se trouvait à plus de deux mètres de hauteur. Était-il possible que d'un bond un homme eût pu atteindre les premiers crampons de fer qui seuls pouvaient y donner accès? Problème que de Belen ne cherchait même pas à résoudre. En vérité, il avait peur. Tout à coup, il fit un geste de résolution. Sa main glissant dans sa poche s'assura de la présence du pistolet à deux coups dont il s'était muni par précaution. Cependant, un dernier point lui restait à vérifier. D'où était venu l'être qui avait pénétré dans le souterrain? par quelle issue s'était-il introduit? Cette question s'imposait à son esprit avec d'autant plus de force que les dispositions connues de lui seul semblaient la rendre insoluble. En effet, d'une part, la trace des pas ne se trouvait, on l'a remarqué, qu'au milieu même du cercle formé par la muraille! Il fallait donc que l'inconnu eût surgi de terre. Or, il existait bien une plaque de pierre dissimulée sous le tuf; mais cette plaque ne se trouvait découverte en aucun point, et de Belen avait assez soigneusement exploré la partie du sol correspondant aux fissures pour être certain que la trappe n'avait pas été dérangée. Il resta un instant plongé dans ses réflexions. Mais c'était une de ces natures énergiques qui se redressent sous le choc. Il saisit la pelle, et attaquant résolument le tuf, il ne tarda pas à mettre à nu la dalle dont nous avons parlé et dont l'étendue était d'environ un mètre carré. Puis à l'aide du levier, il souleva la lourde pierre, qui tourna sur elle-même et vint retomber lourdement sur le sol. Une dernière fois, de Belen promena autour de lui le rayon de sa lanterne, puis il jeta un à un par l'ouverture béante les instruments dont il s'était muni. Et enfin, s'aidant de ses bras vigoureux, il descendit à son tour. Il se trouvait alors dans un second caveau semblable au premier. Mais le sol de ce nouveau souterrain portait les traces d'un travail persistant.
La terre était fouillée en tous sens, et laissait en plusieurs points de larges trous béants. Cette fois, la terre ne portait aucune empreinte.
—Bien! murmura de Belen. L'imprudent qui, par quelque ruse que je découvrirai, a pénétré jusqu'ici n'a en somme rien trouvé.
Puis il ajouta avec un sourire:
—Il a eu grand tort de ne pas faire disparaître ces empreintes... il m'a trop bien prouvé qu'il était maladroit, et par conséquent peu à craindre. Mais quel peut être cet homme... dont le pied est si petit?...
Il saisit la pioche.
—En tout cas, le mieux est de se hâter. Je dois toucher au terme de mes recherches, et alors je défie le monde entier....
Disant cela, de Belen, retroussant ses manches, avait mis à nu des biceps velus et sur lesquels les muscles ressortaient comme des cordes. Il se mit alors à creuser le sol, divisant d'abord la terre friable à coups de pioche, puis, à l'aide de la pelle, la rejetant contre la muraille. Un quart d'heure se passa ainsi. La pioche se relevait et retombait avec un bruit mat. Puis la pelle relevait la terre qui s'égrenait sur le monceau qui grandissait peu à peu. De Belen s'arrêta alors, et parut mesurer la profondeur du trou creusé.
—Pas d'imprudence, murmura-t-il.
Et, plus lentement, il continua son œuvre, usant maintenant de précaution comme s'il eût craint que le choc du fer ne brisât l'objet qu'il cherchait à déterrer. Enfin, il poussa une exclamation. La pelle venait de rencontrer une résistance subite.
L'homme se mit à genoux, et, de ses ongles, il écarta la terre. Puis il prit la lanterne et dirigea le rayon sur l'ouverture. Une pierre noire, sur laquelle on distinguait des traces brillantes, émergeait de la terre sombre. Il sembla que cette vue donnât au travailleur une nouvelle énergie. Ses mains infatigables s'efforçaient de dégager cette pierre. Enfin, s'arc-boutant sur ses genoux, il parvint à la détacher du sol. Il l'écarta d'un effort vigoureux, et dans le moule laissé à découvert il plongea son bras comme s'il eût supposé qu'au-dessous il dût rencontrer ce qu'il cherchait. Mais il laissa échapper un cri de colère.
—Rien! rien! fit-il. Malédiction!
Et saisissant de nouveau la pioche, il élargit l'ouverture; puis, frappant de toutes ses forces, il enfonçait le pic de fer dans la terre. Mais la pointe pénétrait sans obstacle. Maintenant de Belen creusait avec une sorte de rage fiévreuse. La terre jaillissait sous ses coups. Il ne se reposait plus, tous ses membres ruisselaient de sueur. Et rien n'apparaissait.... Alors, découragé, il se releva, et laissant échapper la pioche, qui tomba:
—Je suis maudit! murmura-t-il.
A ce moment, un râle sourd s'échappa de sa poitrine... Une main venait de se poser sur son épaule, tandis qu'une voix ironique prononçait ces mots:
—Eh bien! monsieur le duc, il paraît que la chasse a été mauvaise!...
De Belen fit un effort pour s'élancer... mais la main qui s'était appesantie sur lui était si lourde qu'il était pour ainsi dire cloué au sol.... De Belen était d'une force exceptionnelle, dont témoignaient, malgré ses allures aristocratiques, ses mains massives et ses membres trapus. Et pourtant, soudain, il se sentait dompté, vaincu. Ainsi cet être mystérieux, dont il avait constaté l'existence aux empreintes laissées sur le sol, cet être se trouvait là, près de lui, et du premier coup lui faisait sentir sa domination. Etait-ce réellement un ennemi? Non pas seulement un de ces aventuriers qui, guettant dans l'ombre, s'abattent sur la victime choisie pour en tirer un impôt immédiat, mais un de ces exploiteurs qui, avant tout, cherchent à rassurer la possession d'un secret, pour exercer ensuite le chantage à longue portée.... En vérité, on s'étonnera que ces réflexions aient pu germer dans le cerveau d'un homme ainsi surpris. Mais de Belen était le sang-froid fait homme. Son organisme avait payé sa dette à l'ébranlement nerveux que produit toute surprise: l'esprit restait net et ferme. Donc, il ne bougeait pas; mieux encore: il n'avait pas répondu aux paroles de défi qui lui avaient été jetées. Il attendait. Seulement sa main droite, par un mouvement insensible, descendait vers la poche où se trouvait son pistolet. L'autre continuait:
—Eh bien! beau duc, tu ne réponds pas.... Je comprends bien qu'il soit désagréable d'être dérangé pendant qu'on se livre à de délicates opérations... mais ce n'est pas une raison pour avoir peur à ce point... Voyons! répondras-tu? Ah çà! est-ce que, par hasard, tu serais mort de frayeur?...
—Je suis vivant, bien vivant! cria le duc. Et c'est toi qui es un homme mort.
Il avait saisi l'arme chargée, et tournant son bras derrière son dos, il savait que la charge irait frapper son adversaire en plein corps. Il pressa sur la détente. Une détonation violente ébranla le souterrain. Belen secoua son épaule d'un élan vigoureux; mais, à sa grande surprise, la main—sorte de grappin de bronze—pesait toujours sur lui. Un second coup partit.
—Ah! cette fois! cria de Belen...
—Cette fois! répondit la voix de l'autre avec un éclat de rire, cette fois, tu es en mon pouvoir... et tu ne peux même plus conserver l'illusion de te débarrasser de moi.... Donc, je te rends la liberté...
Et les doigts s'ouvrirent. Belen, libre, voulut s'élancer. Mais une ombre noire se dressait devant lui: il savait par expérience que tenter la lutte eût été folie. La lanterne éclairait sur le sol deux pieds élégants et fins qui, s'appuyant sur la pioche et la pelle, interdisaient toute pensée nouvelle de résistance. Belen se contint.
—Qui es-tu? demanda-t-il.
—Prends ta lanterne, et regarde!
Le duc hésita à se baisser. Il crut à quelque coup traîtreusement porté. Et cependant la vigueur de son ennemi rendait tout stratagème inutile. Donc il obéit. Il dirigea sur le visage de l'inconnu le rayon de sa lanterne.
—Je ne vous connais pas! s'écria-t-il.
—Vraiment? En vérité, cela me fait plaisir.... Il n'y a pourtant pas si longtemps que nous nous sommes vus...
—Je ne me souviens pas! commença Belen, qui, de très-bonne foi, cherchait dans sa mémoire.
—Bah! interrompit l'autre. Nous aurons tout le temps de renouveler connaissance.... D'abord, mon cher duc, si vous m'en croyez, nous ferons deux choses: la première, c'est de perdre l'un vis-à-vis de l'autre cette attitude de provocation et de lutte qui ne nous convient nullement, comme je vous le prouverai tout à l'heure...
—Et l'autre...
—C'est de me permettre d'éclairer un peu mieux ce lieu ténébreux qui va se transformer pour quelques instants, si vous le voulez bien, en cabinet de conférence...
—A votre aise, fit le duc.
L'autre tira de sa poche une boîte d'allumettes et, un instant après, une petite lampe jetait sur la salle souterraine son clair rayonnement.
—Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, s'il vous plaît nous asseoir, nous allons entamer sans plus tarder la petite négociation qui m'amène....
Celui qui parlait ainsi d'une voix sèche, martelant chaque mot distinctement, paraissait un vieillard. Des cheveux blancs taillés ras couvraient son crâne et descendaient sur son front bas. Le nez était osseux, les yeux se cerclaient de rides. Quant au vêtement, rien de spécial. La redingote était noire et serrée à la taille, le linge blanc, et, détail bizarre, le chapeau était tenu par une main finement gantée. Cependant le duc, redevenu maître de lui, prit le premier la parole.
—Ainsi, monsieur, dit-il, vous allez m'expliquer pourquoi ce guet-apens que rien ne justifie....
L'autre haussa légèrement les épaules.
—Voilà de bien grands mots, fit-il. Guet-apens? Pourquoi pas meurtre, assassinat, torture?... Je voudrais bien savoir de quoi vous vous plaignez...
—Mais... commença le duc, que ce ton railleur exaspérait.
—Mais... mais... vous semblez furieux parce que j'ai pris la liberté de vous rendre visite sans avoir été invité?
—Monsieur, fit Belen avec colère, je vous serai obligé de mettre un terme à vos railleries. Si vous êtes venu pour m'assassiner, tuez-moi, mais du moins ne m'insultez pas.
—Quelle manie d'hyperboles! Voilà maintenant que je veux vous assassiner, et tout cela parce que je vous ai posé la main sur l'épaule.
—Posé!
—Bah! parce que cette main est un peu lourde.
—Viendrez-vous au fait?
—J'y arrive.... D'abord, cher duc, reprit l'étrange personnage, vous ne vous êtes pas encore demandé comment un excellent pistolet à deux coups, sortant des ateliers d'un armurier émérite et chargé par vos soins, n'a produit sur moi aucun effet.
—Je ne crois pas à la sorcellerie, fit de Belen.
—Voici que vous devenez raisonnable. Donc vous comprenez que les canons dudit pistolet ne contenaient plus les balles de plomb que vous y aviez complaisamment placées.
—La chose est probable.
—Elle est vraie.
—Et qui a fait cela?
—Vous vous en doutez bien un peu...
—C'est vous?
—Évidemment.
—Cependant ce pistolet se trouvait dans mon cabinet.
—Tendu d'étoffes orientales du goût le plus étrange et du meilleur effet.
—Vous connaissez ce cabinet?
—Aussi bien que ce souterrain.
—Quand et par quelle voie vous y êtes-vous donc introduit?
—Par la voie qui m'a amené ici.
—Et que vous me ferez connaître, je l'espère.
—Tout à l'heure. Pour l'instant, je vous supplie, monsieur le duc, de bannir de votre esprit toute terreur inutile.... Ne voyez en moi qu'un inconnu désireux d'avoir avec vous un entretien sérieux, très-sérieux, et qui, par crainte des importuns, a dû choisir le lieu et le moment où il était certain que cette entrevue ne serait pas troublée... je dois vous dire, cher monsieur, que je suis votre voisin...
—En vérité?
—Mon Dieu, oui. Tenez, voici ma carte: «Germandret, achat et vente de livres au comptant.» Monsieur le duc a dû remarquer mon humble boutique, au 22 de la rue de Seine, juste à côté de votre hôtel. Puis-je espérer que monsieur le duc ne m'oubliera pas, alors qu'il songera à monter sa bibliothèque?
Le duc ne put à son tour réprimer un sourire: il était clair que le prétendu M. Germandret bavardait, comme on ferraille avant d'entamer la lutte décisive.
—Oui, dit de Belen, c'est pour solliciter ma pratique que M. Germandret s'est introduit chez moi d'abord, qu'il a pris soin de rendre mes pistolets inoffensifs et qu'enfin il a pénétré dans ce souterrain.
—Il est vrai que mon plus grand désir est d'entrer en relations avec monsieur le duc.
De Belen se demandait s'il avait affaire à un fou.
—Reste à savoir, reprit Germandret, si nos relations doivent se borner à des questions purement bibliographiques.
—Ah! nous arrivons au but, se dit Belen.
Puis il reprit tout haut:
—Vos affaires ne se bornent-elles donc pas à la librairie?
—Non! pas positivement.... Que voulez-vous? il faut vivre, et les temps sont difficiles.
—Ah! vous avez d'autres branches... à votre arc?
—Quelques-unes.
—Et sans doute, vous ne ferez aucune difficulté à me les faire connaître, puisque vous êtes venu pour cela?
—Je n'ai rien à vous cacher. Je m'occupe encore d'objets d'art, d'antiquités de toute sorte, et notamment....
Il appuya sur les mots.
—D'objets précieux provenant de l'extrême Orient.
Le duc laissa échapper un mouvement.
—J'ai dit l'extrême Orient, reprit Germandret d'un ton bonhomme. J'ai su m'assurer un certain nombre de clients qui me payent très-cher les curiosités des pays d'Annam, de Siam, du Cambodge.
—Du Cambodge? fit de Belen, en s'efforçant d'affermir sa voix.
—Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de ces calebasses, de ces bambous ridicules, de ces flèches, de ces armes que le premier voyageur venu peut acquérir en échange de quelques pièces de monnaie.
—De quoi s'agit-il donc?
—De ces monuments étranges d'un art aujourd'hui disparu, dont les vestiges ont été révélés au monde scientifique par quelques rares explorateurs, et qui constituent aux yeux des délicats une source féconde de recherches historiques et ethnologiques.
Le duc ne répondit pas et se contenta d'incliner la tête.
—Or, reprit Germandret sans paraître s'inquiéter de ce silence, le hasard, le pur hasard, croyez-le bien, m'a appris que monsieur le duc était passionné pour ces sortes d'étrangetés; j'ai voulu m'assurer par moi-même de la réalité de mes hypothèses; c'est pourquoi je me trouve ici.
—Donc, reprit lentement le duc, vous supposez que je porte un grand intérêt aux recherches dont vous parlez?
—Intérêt est le mot propre.
—Et quelle preuve en avez-vous?
—Votre présence dans ce souterrain.
—Expliquez-vous.
—Comment! je trouve dans une sorte de cave bizarre monsieur le duc de Belen, type de l'élégance parisienne, vêtu comme un ouvrier, maniant la pioche à tours de bras, et je pourrais encore douter?
—Qui vous dit que je cherche... ces antiquités inutiles?
Germandret prit la lanterne et l'approcha du bloc de pierre que M. de Belen avait mis à découvert:
—Voilà qui me l'indique clairement. J'irai plus loin: je dirai que monsieur le duc est heureux dans ses explorations, et cela malgré l'exclamation de dépit qui lui échappait au moment où je l'ai interrompu.
—Ah! vous croyez que j'ai réussi? fit de Belen qui considérait attentivement son interlocuteur.
—Sans doute. Examinez ce bloc de pierre noire, constellé d'incrustations d'argent, et ne remarquez-vous pas qu'il appartient évidemment à la statue dont vous possédez déjà un fragment dans votre cabinet?
De Belen s'était levé pour vérifier l'observation.
—C'est vrai! s'écria-t-il. Je n'avais pas remarqué tout d'abord.
—Voyez, fit Germandret en riant, voici qu'au premier mot votre passion se réveille.
Le duc ne semblait pas l'entendre.
—Oui, murmurait-il, c'est une partie du torse. Que signifie cela?
—Ne pouvez-vous lire les inscriptions qui se trouvent sur cette pierre?
—Non, elles sont tracées en une langue dont le secret n'a pas encore été retrouvé.
Il avait prononcé ces mots avec un accent de sincérité qui parut frapper le prétendu Germandret.
—C'est l'ancienne langue du Cambodge? demanda-t-il.
—Oui.
—En somme, monsieur le duc s'attendait à trouver ici autre chose que cette pierre mal sculptée?
—Qu'en savez-vous? fit Belen avec impatience.
Puis, s'approchant de l'antiquaire:
—Mon cher monsieur, lui dit-il, vous avez voulu, ceci est clair, découvrir un secret, et pour arriver à votre but, vous avez employé des moyens qu'il me répugne de qualifier. Maintenant, vous savez. Oui, je cherche des antiquités que je sais avoir été enfouies autrefois dans le sol de Paris. Or, cette maison m'appartient, j'ai droit d'y pratiquer des fouilles, je le fais, et nul ne peut s'y opposer. Voilà ce que vous a révélé votre indiscrétion coupable, qui n'est autre qu'une violation de domicile. Je suppose que maintenant vous n'avez plus rien à faire ici et que vous allez enfin me débarrasser de votre présence.
Germandret ne bougea pas; seulement son visage s'éclaira d'une expression de profonde ironie.
—Monsieur le duc, reprit-il, vous êtes un enfant!
—Ah! c'en est trop! et votre insolence...
—Bon! Que prétendez-vous faire? Je vous ferai remarquer que nous sommes seuls et que je suis le plus fort.
—Des menaces?
—Non, un simple rappel à la froide raison. Je voulais, en effet, connaître votre secret, et je vais vous prouver que j'ai réussi. Monsieur le duc, vous ne cherchez pas dans les souterrains des morceaux de pierre couverts d'hiéroglyphes, qui sont pour vous lettre morte: vous cherchez, avec une ardeur et une énergie fiévreuses, un trésor qui vous a été révélé...
De Belen s'était reculé et fixait sur son interlocuteur des yeux hagards.
—Continuez, fit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents serrées.
—...Qui vous a été révélé, dis-je, lors du crime que vous avez commis, de complicité avec le baron de Silvereal, dans les déserts de l'Inde orientale.
—Misérable! cria le duc.
D'un bond il ramassa la pioche qui gisait à terre, et, la levant par un mouvement formidable, il la lança sur le crâne de l'inconnu.
Mais, d'un geste brusque qui semblait la détente d'un ressort mû par la vapeur, le bras de Germandret avait saisi le lourd instrument de fer, et, l'arrachant des mains du duc, l'avait lancé contre la muraille. Puis, comme obéissant à une fureur dont il n'était plus le maître, il l'avait pris à la gorge et renversé sur le sol. L'honnête de Belen râlait et se tordait en convulsions impuissantes.
—Gredin! disait le paisible antiquaire d'une voix éclatante, je ne sais ce qui me retient de t'étrangler comme un chien!...
Cependant, obéissant à une réflexion qui venait de traverser son cerveau, il le secoua furieusement comme fait une bête fauve de la proie qu'elle a saisie, et enfin le laissa retomber sur la terre, presque inanimé. Cette fois le duc était vaincu. Les doigts du vigoureux inconnu avaient laissé leurs empreintes violacées autour de son cou.
—Grâce! murmura-t-il d'une voix dolente.
—Eh! parbleu! si j'avais voulu te tuer, est-ce que tu n'aurais pas déjà rendu ta belle âme au diable?
De Belen faisait de vains efforts pour se redresser. Germandret vint à lui, et, le saisissant par les bras, l'assit comme un enfant sur un tas de terre.
—Là, maintenant nous allons être sage, pas vrai, papa, et plus de blagues comme tout à l'heure, ou bien....
Il eut un geste significatif.
La voix calme et mesurée de l'antiquaire avait fait place à un accent rauque, brutal, presque sinistre. On peut remarquer aussi que le style choisi du bibliomane ne se retrouvait plus dans ces dernières phrases, émaillées d'argot. Quelques minutes se passèrent, et enfin une large aspiration venue de la poitrine du duc apprit à son interlocuteur que «le petit tour de vis» avait fini son effet. Germandret lui frappa familièrement sur le genou:
—Peut-on causer, papa?
—Mais qui êtes-vous donc? balbutia le duc.
—Tu m'as déjà demandé cela tout à l'heure. Pour l'instant, je te dirai franchement que ça ne te regarde pas. Du reste, contente-toi de m'écouter, et, pour manifester tes impressions, tu me feras le plaisir de te borner à une pantomime extrêmement réservée. Cela dit, je commence.
De Belen poussa un soupir résigné.
—Donc, mon bon duc, vous avez dans votre passé un tas de peccadilles.... Vous vous appelez de Belen comme je m'appelle Germandret, et vous êtes duc comme je suis marchand d'Elzéviers, c'est-à-dire pas plus l'un que l'autre.... Ne protestez pas, ça ne servirait à rien. Maintenant, outre vos anciennes affaires, vous avez sur la conscience l'assassinat que votre ami Silvereal—un bien honnête homme aussi—avait l'indélicatesse de vous rappeler tout à l'heure.
Il s'arrêta, comme pour attendre une protestation. Mi-strangulation physique, mi-prostration morale, le duc paraissait incapable de formuler la plus légère remarque.
—Voici qui est bien entendu: M. le duc de Belen est lié par une complicité nette et sérieuse au sieur de Silvereal; l'un tient l'autre et l'autre tient l'un. M. de Belen, seul possesseur du secret indo-chinois, se croit maître de Silvereal, auquel il promet... combien? mettons un demi-million... le jour où, ayant réussi à retrouver le trésor en question, il sera devenu.... M'écoutez-vous, monsieur le duc?
De Belen avait relevé la tête, non par défi, mais par curiosité. Il était profondément surpris d'entendre un inconnu lui rapportant textuellement le programme sur lequel s'exerçaient ses plus secrètes pensées. Il oubliait que cet inconnu lui avait dit tout à l'heure avoir entendu sa conversation avec Silvereal. Il est vrai que c'était quelques minutes après le tour de vis, et qu'à ce moment les idées de M. le duc n'étaient pas absolument nettes. Bref, il s'abstint de répondre à la question du bibliomane, qui continua, sans plus s'en préoccuper:
—Quand il sera devenu l'heureux époux de mademoiselle Lucie de Favereye...
—Quoi! vous savez cela aussi? articula enfin le duc.
—Mais oui! et, par parenthèse, je me permettrai de vous dire que vous êtes un fameux niais...
—Oh! fit le duc avec un geste de profond nâvrement.
—J'ai dit niais, et je maintiens le mot.... Vous êtes le complice de M. de Silvereal.... Vous lui donnez cinquante mille francs... et, de plus, vous lui demandez de vous aider dans l'accomplissement d'une mission... qui lui soucie comme un couvert d'argent à un lézard....
Cette fois, de Belen écoutait. La fixité de ses yeux ne laissait aucun doute à cet égard.
—Cela m'étonne, ma vieille, reprit le bizarre personnage avec le ton plus que familier qui tranchait avec ses manières habituelles. Eh bien!... écoute-moi!... de ton histoire de trésor je me moque absolument... et je te laisse maître de ton affaire, maintenant que je la connais... mais, dans tes autres opérations, je puis te rendre service, à condition...
—A condition?...
—Eh! pardieu! crois-tu que je te donnerai mon concours gratis? Tu veux épouser la petite Favereye! que dis-je! tu en es amoureux... comme un imbécile... et pour obtenir sa main, tu donnerais ton âme... mieux que cela... cinq cent mille francs, ce qui vaut, au bas mot, cinq cent mille fois plus... je cote ton âme vingt sous... tu ne m'accuseras pas d'impolitesse... mais quant à compter sur le Silvereal, il faut que tu sois complétement fou...
—Que voulez-vous dire?
—Il faut te mettre les points sur les i, j'y consens. Oui ou non, le baron est-il amoureux de la dame de Torrès, autrement dit du Ténia?...
—C'est exact...
—Que faut-il pour qu'il arrive à donner à cette belle et honneste dame, comme dit Brantome (on sait ses classiques), la seule preuve d'amour qu'elle ambitionne?... Mais répondez donc, cher duc?...
—Je ne sais!... je ne devine pas!...
—Décidément, vos facultés sont gravement altérées... heureusement je suis là pour leur venir en aide. Le Ténia, madame de Torrès, veux-je dire, exige qu'on l'épouse.... Elle veut devenir baronne de Silvereal... histoire d'avoir un titre authentique.... Or, pour que le baron, qui est marié, puisse lui donner cette satisfaction, que faut-il?...
—Qu'il soit veuf!
—Allons donc! voilà que l'intellect vous revient. C'est heureux. Vous avez vu ce soir madame de Silvereal, c'est une créature superbe, bien en chair, d'une admirable santé, et qui ne paraît pas le moins du monde disposée à laisser la place libre à madame de Torrès...
—Silvereal attendra.
Germandret éclata de rire.
—Parbleu! il attendra qu'une épidémie... le choléra... une phthisie galopante veuille bien envoyer la baronne ad matres... et, comme cela pourrait être long, il aura tout d'abord à cœur d'être agréable à son excellent ami M. le duc de Belen, et il se servira de sa légitime influence sur sa femme pour qu'à son tour elle contraigne mademoiselle Lucie à devenir l'épouse du duc de Belen... voilà bien ce qui a été convenu?
—Absolument.
—Vous êtes arrivé à la période de franchise. Nous finirons par nous entendre. Eh bien! mon cher monsieur de Belen, M. de Silvereal vous... comment dirai-je cela pour être poli?... vous trompe.
—Impossible!
—Ce mot, vous le savez, n'est pas français, surtout quand il s'agit de la canaillerie (pardon!) humaine. Or, je vais vous mettre immédiatement à votre aise. De cette canaillerie (pardon!) je connais trois beaux échantillons.
—Qui sont?
—Vous d'abord, puis M. de Silvereal.
—Et le troisième?
—Le troisième, c'est moi!
De Belen commençait à le regarder avec intérêt. Un peu remis des alertes de tout à l'heure, il devinait primo que celui qui parlait n'était pas un sot, secundo qu'il y aurait probablement nécessité de s'entendre avec lui. Ces mots «le troisième, c'est moi!» lui arrachèrent même un sourire, un vrai sourire, non forcé, mais épanoui, presque gai. Il eut même un mot charmant:
—Ne parlons plus de moi, n'est-ce pas?
—C'est inutile, je le comprends, entre nous!
—Mais le second?
—Silvereal?
—Justement.
—Eh bien! maître Silvereal, sortant de votre cabinet, après vous avoir extorqué cinquante mille francs...
—Oh! il ne les a pas encore touchés!
—Bon! une petitesse, maintenant! Attendez: il faut que vous appréciiez vous-même en quoi il vous a daubé.
—Je vous avoue que je commence à vous croire sur parole.
—Alors, je dois me taire?
—Non pas; mais je veux vous persuader que je ne vous en veux nullement de...
—De la petite opération de tout à l'heure...
—Et que je suis persuadé que nous deviendrons bons amis.
Germandret ne le quittait pas des yeux. Il se méfiait. Et pourtant il avait tort. De Belen avait pris carrément son parti. Avoir cet homme contre soi lui paraissait trop dangereux; donc, l'avoir pour soi ou du moins avec soi était le desideratum. Quoi qu'il en soit, de Belen continua:
—Donc, mon ami Silvereal...
—Est un bandit, compléta Germandret.
Seulement il eut l'indélicatesse d'ajouter:
—Comme vous et moi.
De Belen réprima une grimace et reprit:
—Bandit, soit. Mais pourquoi?
—Mon Dieu! pour ceci simplement. Ayant dans sa poche le mandat qu'il vous a extorqué, il s'est dit en sortant: Maintenant, mon petit duc, va-t'en voir s'ils viennent!
—Hein?...
—Moi, s'est-il dit en palpant le bienheureux papier, je vais me débarrasser de ma femme, épouser la Torrès, après quoi je me moque de Belen.... En somme, je le tiens mieux qu'il ne me tient... je suis un vrai Silvereal, moi, j'ai dans ma manche la magistrature, la cour, toutes les influences... tandis que ce bonhomme (c'est Silvereal qui parle, remarquez-le, je vous prie), tandis que ce bonhomme ne tient à rien.... S'il trouve les millions indo-chinois, je le ferai chanter d'un ou de deux millions, et tout sera dit.... S'il ne les trouve pas, eh bien, je me soucie de lui comme de ça!
Et Germandret fit claquer son ongle contre ses dents.
De Belen était livide de colère.
—Ainsi, vous l'avez entendu?
—Moi! pas du tout! Vous supposez donc que le Silvereal conte ses affaires aux étoiles?
—Mais alors...
—Alors je sais qu'il a dit tout cela, parce que, pendant qu'il vous promettait de décider sa femme à votre mariage avec Lucie, il ne pensait qu'à une seule chose...
—A quoi donc?
—Au poison que lui vendra demain certain personnage...
—Que vous connaissez?
—Un peu!
—Mais cet homme est un misérable assassin!
De Belen s'indignant touchait au sublime.
—Oh! il est digne de nous! fit Germandret avec une insouciance qui calma un peu les effervescences du vertueux duc. Vous voyez d'ici le plan. On vous a soutiré cinquante mille francs, et vous épouserez Lucie, si vous pouvez!
—Oh! l'infâme voleur!
—L'homme habile, tout au plus!
—Je me vengerai de lui.
—Comment? et puis, en somme, à quoi bon?
De Belen se leva brusquement.
—Voyons, fit-il, jouons cartes sur table...
—Enfin!
—Vous voulez que je me livre à vous... je ne sais d'où vous vient votre puissance... mais elle est réelle, et je m'incline.... Je le répète, jouons franc jeu. Si vous êtes venu, c'est parce que vous avez un pacte à m'offrir...
—Parfaitement raisonné!
—Posez vos conditions... je crois pouvoir vous affirmer qu'elles sont acceptées d'avance...
—Eh! vous allez vite en besogne! J'aime assez cela, d'ailleurs... donc, écoutez-moi. Voici, de votre côté, ce que vous voulez: découvrir le secret des trésors indiens...
—Le connaissez-vous?
—Non; vous voyez que je suis franc... mais en fait d'énigmes, j'en ai déchiffré de plus difficiles.... Second point, vous voulez épouser Lucie, fille de Marie de Mauvillers, devenue femme de M. de Favereye...
—Oui, je le veux...
—Et il ne vous répugnerait pas de commencer par le second point?
—Je suis assez riche, dès à présent, pour prétendre à cette alliance.
—Bien! Moi, je vous offre de vous faire obtenir la main de Lucie...
—Vous! mais vous êtes fou!...
—Non... je m'y engage, et je vous jure que ce n'est pas à la légère...
—Mais de quelle influence disposez-vous donc?
—D'une influence telle que, lorsque vous la connaîtrez, vous en serez épouvanté vous-même.... Mais chaque chose en son temps.... Je vous dis que vous épouserez Lucie de Favereye.
—Mais en échange de cette promesse... à laquelle je ne puis ajouter foi... que me demandez-vous?
—Deux choses... l'une immédiate, l'autre postérieure à votre mariage...
—Voyons la condition immédiate...
—Je vous dirai d'abord la seconde... c'est de m'initier à tous les détails de l'affaire relative au trésor...
—Après mon mariage, si ce mariage a eu lieu par vos soins?
—Bien entendu...
—Eh bien, je vous promets de vous prendre pour associé... mais Silvereal...
—Ne vous inquiétez pas de lui... je m'en charge...
—Venons alors à la première condition...
—Vous allez être étonné de sa simplicité... il s'agit tout simplement d'accueillir chez vous un jeune homme que je vous présenterai moi-même...
—Hein? un complice, un espion?...
—L'être le plus niais et le plus malléable qui se puisse trouver...
—Mais... dans quel but?
—Pour lui faire une position.... C'est un jeune homme auquel je m'intéresse. Il est pauvre, il mérite toute sympathie.... Vous le prendrez comme secrétaire, par exemple, et vous le produirez dans le monde....
De Belen secoua la tête:
—Sous sa simplicité apparente, cette exigence doit cacher quelque piége...
—Voyons, duc. Nous parlons à cœur ouvert. Croirez-vous à une affirmation bien nette de ma part?... Les loups ne se mangent pas entre eux...
—Dicton démenti par l'expérience.
—Et cependant très-vrai dans le cas actuel.... J'ai besoin que ce jeune homme soit lancé dans le monde. J'ai un but... cela va sans dire.... Mais je vous jure, là, foi de bandit! que mes projets ne vous touchent en rien.... J'irai plus loin: de votre acceptation dépend le succès de votre mariage.
—Alors, j'accepte.
—Sans défiance?
—A quoi la défiance me servirait-elle?
—Allons! je vous avais bien jugé!
—Mais avant tout, dit le duc, j'exige que vous me disiez votre véritable nom...
—C'est votre droit.
D'un geste rapide, le prétendu Germandret arracha sa perruque et sa barbe grise.
—Mancal! s'écria de Belen.
—Lui-même, que vous avez toujours fort mal accueilli, et qui cependant était de vos amis...
—C'était vous! Vous vous grimez avec un art admirable.
—Oui, j'ai certains talents fort utiles dans la profession que j'exerce.
—Eh bien, monsieur Mancal, voilà qui est entendu... alliance absolue...
—Et complète. Je vous donne Lucie de Favereye.
—Et nous chercherons ensemble les trésors de l'Eni...
—Hein?
—Bon! voilà que je vous dis une partie du secret...
—Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard...
—Je préfère un peu plus tard...
—A votre aise. Mais mon jeune homme...
—Je l'attends... me l'amènerez-vous vous-même?...
—Point.... Il ne me connaît pas...
—Vous êtes tout mystère.... Comment le reconnaîtrai-je?...
—Ne vous inquiétez pas de ces détails... il saura se présenter de telle sorte que vous ne conserviez aucun doute sur son identité... Maintenant, monsieur le duc, je crois qu'il est temps de nous séparer... rentrez dans votre monde, moi, je retourne au cabinet de Me Mancal...
—Si nous nous serrions la main? dit le duc.
—Au fait, pourquoi pas?...
Les deux hommes échangèrent une vigoureuse étreinte.
—A propos, dit le duc, comment vous êtes-vous introduit ici?...
—Un peu plus tard, vous saurez cela....
Et avant que le duc eût répété sa question, Mancal—c'est-à-dire Biscarre—avait disparu par l'orifice supérieur.... Quand le duc revint dans le puits, il examina soigneusement les parois, mais il ne put rien découvrir:
—Bah! fit-il, qui ne risque rien!...
VI
CE QUE C'ÉTAIT QUE LE CASTIGNEAU
Nous avons laissé Martial au moment où, miraculeusement sauvé d'une mort certaine par deux inconnus, il avait été transporté dans une voiture mystérieuse qui, entraînée par des chevaux rapides, avait disparu dans la direction des Champs-Élysées. Les roues, fendant l'épais tapis de neige qui couvrait le sol, n'éveillaient aucun écho. Et c'était un spectacle presque fantastique que celui de cette voiture sombre, drapée de deuil, qui fuyait à travers la nuit. Elle avait atteint la place de la Concorde, qui étendait jusqu'à la Seine sa nappe blanche, d'où émergeaient quelques becs de gaz jetant leur lueur jaunâtre. Puis, les chevaux s'étaient engagés sur le Cours-la-Reine, qui, à cette époque, était loin de présenter, même pendant la journée, l'animation qui s'y voit aujourd'hui. Le Cours, longeant le quai désert, était bordé de propriétés, jadis habitées par l'aristocratie et la haute finance, mais déjà presque délaissées, le luxe commençant alors à tendre vers le faubourg Saint-Honoré et abandonnant les Champs-Élysées au menu peuple. L'allée des Veuves avait un renom sinistre qui n'avait pas peu contribué à éloigner du quai de Billy les prudents et les riches. Derrière le carré Marigny, abandonné aux joueurs de boule et qui ne s'animait qu'à l'époque des fêtes nationales, c'était une sorte de dédale où les jardins s'enchevêtraient, où les pavillons se dissimulaient derrière les branches des grands arbres, tandis que des cabarets et des guinguettes jetaient dans l'air leurs flonflons discordants ou leurs cris avinés. Le Paris de nos pères immédiats possédait encore une physionomie bizarre et que qualifierait aujourd'hui de romantique ceux d'entre nous qui n'ont jamais connu que les grandes voies à lignes droites et monotones. Or, c'était vers l'allée des Veuves que se dirigeait la voiture dans laquelle se trouvaient Martial inanimé et la femme dont la voix avait tout à l'heure prononcé quelques mots. Silencieuse, elle avait placé son bras sous la tête du jeune homme et elle le soutenait doucement.
Enveloppée dans une mante de satin noir, qui la cachait tout entière, cette femme, le front penché, semblait en proie à une profonde émotion. Une grosse larme, roulant de ses yeux, tomba sur le front de Martial, qui ne la sentit pas. Et celle qui l'avait versée murmurait maintenant:
—Ainsi, voici encore une créature humaine devant laquelle la vie s'était peut-être ouverte radieuse et belle... et qui, de degrés en degrés, est descendue jusqu'au désespoir douloureux et sinistre.... Sur ses vingt ans, la nuit s'est faite, et il a voulu s'échapper de cette prison qui se nomme la vie, pour se réfugier dans cette liberté qui s'appelle la mort!...
Et elle ajouta encore:
—Pauvre Martial! vingt ans!...
Puis, comme si une pensée plus douloureuse encore se fût tout à coup imposée à elle:
—Et lui! lui! fit-elle d'une voix brisée. N'a-t-il pas vingt ans? et ne se débat-il pas, lui aussi, dans quelque gouffre de douleurs où la haine et le crime l'ont poussé!
La voiture s'arrêta. C'était devant une petite porte, à peine visible, percée dans un mur élevé au-dessus duquel des arbres dépouillés de feuilles étendaient leurs branches amaigries par l'hiver et blanches de neige. Une ombre se dressa à la portière et l'ouvrit. Puis un cri de surprise retentit:
—Porte ce jeune homme dans ta chambre, dit la femme. Il n'est qu'évanoui. Donne-lui les soins que réclame son état. Que M. de Bernaye soit immédiatement averti... mais surtout, sur ta vie, Pierre, tu le sais... pas un mot... que ce malheureux ignore où il se trouve et qui l'a sauvé?
—Oui, madame la marquise, fit l'homme, qui était de taille moyenne, trapu, carré des épaules et dont les cheveux blancs indiquaient l'âge avancé. Mais vous-même, que voulez-vous faire maintenant?
—Je retourne à l'hôtel. Demain, à la première heure, je reviendrai... que les Morts m'attendent.
L'homme s'inclina; puis, avec une vigueur qui contrastait avec son apparence sénile, il saisit Martial et l'enleva comme il eût fait d'un enfant. La porte se referma derrière lui, tandis que les chevaux légèrement touchés du fouet, entraînaient l'inconnue. Celui qui portait Martial se trouvait alors dans un jardin spacieux, et se dirigeait vers une maison cachée derrière un rideau d'ormes et de chênes, dernier vestige des anciens bois qui, jadis, s'étaient étendus jusqu'à la Seine.
Un mot sur la maison mystérieuse où nous pénétrons. Pendant longues années, cette propriété, qui avait appartenu, disait-on, à une noble famille du midi de la France éteinte depuis longtemps, était restée abandonnée. Des procès s'étaient engagés au sujet de ces terrains et de tous les domaines de cette famille, et avaient duré aussi longtemps que les avocats et gens de loi avaient trouvé aliment à leur... activité. Mais un jour était venu où subitement les procédures s'étaient arrêtées. Des dédommagements qu'on évaluait à haut chiffre avaient été accordés aux parties belligérantes, et finalement cet héritage mystérieux avait été recueilli... par qui? Voilà ce que les curieux eussent bien voulu savoir par le menu. Mais les plus avides de renseignements précis avaient dû se contenter du fait suivant: Il y avait environ cinq ou six années, un brave homme aux cheveux blancs, aux allures un peu pataudes, était arrivé par une chaise de poste qui s'était arrêtée devant la grille rouillée se trouvant juste à l'angle de l'allée des Veuves et du Cours-la-Reine. Les voisins, marchands de vin, charbonniers et autres, s'étaient plantés sur le pas de leur porte, comme bien on pense. Or, le vieillard en question était descendu, et comme il avait fait un faux pas, en glissant sur le marchepied, il avait laissé échapper un de ces jurons sui generis auxquels l'oreille des connaisseurs devine une origine certaine.
Le vieillard était du Midi, de Marseille ou des environs. Ceci était acquis. Second point. L'homme était marié, et sa femme l'accompagnait. Même âge. Cheveux blancs. Enfin un jeune homme, un ouvrier, à n'en pas douter, ayant passé vingt-cinq ans, et qui témoignait aux deux vieillards une affection et un respect filials. Donc le fils. La chaise de poste était partie. La grille s'était refermée. Il restait en conséquence beaucoup de détails à surprendre. Et cependant, en dépit de toutes les ressources d'un espionnage infatigable, la récolte resta maigre. Le vieillard s'appelait—ou du moins se faisait appeler—le Castigneau. Est-ce que c'était là un nom de chrétien? On avait beau chercher, quand, un beau soir, un client de passage, attablé dans un des bouges de l'entrée de Chaillot, et qui boitait un peu, entendant ce mot de Castigneau, se laissa aller à dire:
—Je connais ça, moi!
Jugez si on le questionna. Mais il parut d'abord que ce brave homme était fâché d'avoir lâché sa phrase, et il fallut grandement l'amadouer pour qu'il consentît à compléter sa première énonciation. Bref, le Castigneau, ce n'était pas le nom d'un homme, mais bien d'un quartier de Toulon. Le cabaretier cligna de l'œil et comprit l'embarras et l'hésitation de son client. Puis une idée surgit dans son cerveau fertile. Il s'approcha du camarade, et lui dit à voix basse:
—Tu connais bien Toulon?
—Oui... après? Fichez-moi la paix!
Le ton de la réponse manquait d'aménité.
—Bah! fit l'autre en lui tapant sur le genou, en ami, est-ce qu'on fait des cachotteries entre soi?... Tu as été... là-bas?
C'était poser carrément la question. La réponse fut cette fois un peu plus catégorique:
—Quand cela serait?...
—Oh! tu n'en serais pas moins chez toi ici, d'autant plus que tu peux me rendre un service....
Or, le cabaretier—qui s'appelait Malgâcheux et que nous aurons l'honneur de revoir dans la cours de ce récit—avait, lui aussi, quelques peccadilles sur la conscience, et ce n'était pas pour quelques années de bagne qu'il eût fait la petite bouche. Il s'entendit donc rapidement avec son compère, et un plan fut ébauché pour arriver à savoir si d'aventure le Castigneau n'était pas tout simplement un vieux cheval de retour. Cette constatation n'était pas d'ailleurs aussi aisée qu'elle le semblait au premier coup d'œil. Le Castigneau sortait peu: son fils travaillait dans un atelier de la ville; ce qui, en somme, paraissait assez bizarre de la part d'un jeune homme dont le père était propriétaire d'un immeuble sérieux. La femme du Castigneau allait faire le marché, et à l'estimation des commères, elle dépensait à peine quelques francs pour la nourriture de la maison. Malgâcheux et Bridoine—c'était le nom du forçat—s'imaginèrent que le plus simple était de s'introduire dans la maison pendant la journée, en choisissant l'heure où le Castigneau serait seul. Sans doute, ayant à avouer un passé peu flatteur, il s'exécuterait plus facilement sans témoins. Il ne s'agissait que de s'y prendre adroitement. Bridoine, grâce à l'aide de l'honorable Malgâcheux, s'affubla d'une houppelande de propriétaire, se coiffa d'un chapeau large et rond qui lui donnait une physionomie quasi respectable, s'arma d'une canne à double fin, soutien et défense, et finalement ayant vu la Castignote, comme on disait, tourner les talons, il s'en vint de son air le plus paterne sonner à la grille de la maison. On le fit attendre quelque peu. Bridoine sonna une seconde, puis une troisième fois. Pour être ex-forçat on n'en est pas moins homme. Voilà que maître Bridoine commença à s'exaspérer, et, revenant à son excellent naturel, il grommela entre ses dents un juron qui n'avait rien d'édifiant et qui sentait de plusieurs lieues sa grande fatigue. Il sembla que cette exclamation fût un: Sésame, ouvre toi! Car soudain la porte tourna sur ses gonds. Et Bridoine se trouva en face de celui dont il désirait si vivement faire la connaissance. La scène fut courte.
—Qu'est-ce que vous voulez? demanda le Castigneau.
—C'est bien à M. Castigneau que j'ai l'honneur de parler?
—A lui-même. Après?
—Peut-on causer un instant?
—Non.
Cette singulière réponse déconcerta quelque peu le Bridoine, qui leva les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci, le torse un peu en arrière, l'œil à la fois défiant et railleur, n'avait pas un air des plus engageants. Mais en somme, c'était un vieillard, sans doute peu redoutable. Bridoine allait passer outre et entamer, en dépit de tout, la conversation réclamée, quand le Castigneau fit un pas vers lui.
—Tu vas t'en aller, dit-il froidement.
—Hein?... m'en aller.... Comment! je viens... bien poliment...
—Poliment! alors ôte ton chapeau....
Et d'un revers de main, le Castigneau fit tomber la coiffure de Bridoine. Celui-ci poussa un cri de colère.
—Ne remue donc pas comme ça, reprit l'autre, tu déranges ta perruque.
Par un mouvement instinctif, Bridoine porta sa main à son front; mais plus vif encore, le Castigneau lui avait arraché ses cheveux postiches, mettant à nu le crâne pointu du forçat. En même temps, faisant demi-tour, le Castigneau, dont on n'eût pas soupçonné la force et l'agilité, se plaça entre la porte et le visiteur. Bridoine commençait à perdre son sang-froid. Il marcha sur le Castigneau les poings en avant.
—Qui es-tu et que viens-tu faire ici? demanda le Castigneau.
—Ça ne te regarde pas!
—Vrai!... alors, je cogne....
Le poing du Castigneau, qui était d'une remarquable solidité, s'abattit, à l'improviste, sur la poitrine de Bridoine, qui recula en trébuchant.
—Veux-tu répondre? demanda encore le Castigneau toujours calme.
—Je vais te découdre! cria Bridoine, dont la main se trouva tout à coup armée d'un couteau.
Le placide Castigneau eut un ricanement. Loin de paraître s'émouvoir du danger, il marcha droit à Bridoine, qui leva le bras. Seulement, ce bras ne retomba pas. Et, ma foi, sans qu'il sût trop comment, Bridoine se trouva—désagréable surprise—le nez sur le sable, qu'il rougissait de son sang. Le bon bourgeois, un genou sur ses épaules, le serrait d'une main à la nuque.
—Maintenant, dit le Castigneau, je veux bien causer... Qui es-tu? et que viens-tu faire ici?
Bridoine essaya de se redresser, n'y parvint pas et, avec la magnanimité propre à sa nature, se décida à se soumettre:
—Je suis Bridoine.
—D'où viens-tu?
—De Toulon.
—Bien! Qui t'a envoyé ici?
—Malgâcheux!
—Qu'est-ce que Malgâcheux?
—Le cabaretier d'ici près: Aux Bons Amis!
—Et pourquoi es-tu venu?
—Pour savoir qui vous êtes.
—Le sais-tu?
—Parbleu! non.
—Eh bien, je vais te satisfaire maintenant....
Tout en parlant, le Castigneau continuait à tenir serré le cou de Bridoine, qui se sentait congestionner.
—Tu diras à Malgâcheux—puisque Malgâcheux il y a—que le Castigneau est un bonhomme qui ne doit de comptes à personne et qui n'aime pas qu'on l'espionne... Tu ajouteras que, la première fois qu'il s'occupera de moi, j'irai lui casser les reins; et, comme il pourrait douter de ma parole, tu ajouteras que je t'ai reconduit de la façon que tu vas voir.... Je t'ai pris par la peau du cou et par la ceinture, vois-tu, comme ça....
Ajoutons que le Castigneau exécutait en même temps, avec la plus grande aisance, les opérations qu'il décrivait.
—Je t'ai soulevé de terre comme un lapin... puis je t'ai emporté vers la porte par laquelle tu étais entré, et... une, deux, trois... je t'ai flanqué dans la rue.... Sur ce, bonsoir!
Et Bridoine roula hors de la maison, ni plus ni moins que s'il eût été un vulgaire paquet de linge. Dire que le retour de Bridoine chez Malgâcheux eut le caractère d'un triomphe antique, ce serait mentir. Son nez, ses épaules, ses genoux et le reste demandaient des soins multiples. Quand le Malgâcheux l'interrogea, Bridoine raconta l'histoire, et, en vérité, il mit dans son récit une franchise qui lui faisait honneur. Le Malgâcheux resta pensif.
—Faudra voir pourtant, dit-il.
—En ce cas, tu verras toi-même...
—Bah! pour une malheureuse râclée...
—J'aurais bien voulu vous y voir!
—Alors tu canes?
—Absolument.
Malgâcheux haussa les épaules en signe de souverain mépris, et se promit, in petto, de satisfaire sa curiosité par des moyens moins dangereux. Tout en s'avouant vaincu, Bridoine conservait au fond du cœur—à supposer qu'il possédât cet organe essentiel—une rancune féroce contre le Castigneau, et, bien qu'il se hâtât de quitter le cabaret des Bons Amis, il se promettait bien de revenir rôder autour de la maison où il avait été reçu de si touchante façon. Mais il se garda d'en rien témoigner à son excellent camarade Malgâcheux, qui réfléchissait de son côté et se disait qu'en somme, le mieux était de vivre en paix avec un voisin dont la poigne était si rude et le biceps si solide. Bref, soit que Bridoine eût ajourné ses projets, soit que Malgâcheux fût réellement venu à résipiscence, le Castigneau ne fut plus inquiété et reprit ses allures patriarcales. La grille restait toujours soigneusement fermée. Et si certaine petite porte, donnant sur le carré Marigny, n'avait pas attiré l'attention, c'était uniquement parce que, de jour, il n'était jamais arrivé qu'on la vit même s'entre-bâiller. Donc, sachant maintenant quelle était la réputation quasi fantastique de la maison dans le quartier, revenons dans le jardin où le Castigneau—car c'était sans doute lui, à en juger par la vigueur dont il faisait preuve—emportait sur ses épaules le corps inanimé de Martial. Au moment où il approchait de la maison, de la porte ouverte sortit une femme, la tête et les épaules enveloppées d'un châle et qui tenait une chandelle dont elle abritait la lumière derrière sa main étendue.
—Eh bien! Pierre, demanda-t-elle d'une voix contenue, qu'y a-t-il?
—Femme, réveille le gars. Prépare la chambre du premier, nous avons un malade.
—Bon Dieu! le pauvre jeune homme!
—Bah! nous en avons vu bien d'autres! dans deux heures il n'y paraîtra plus! Va, Micheline. Bassine le lit, mets la tête basse.... Maintenant, le gars!...
—Me voici, père, dit une voix jeune et mâle.
—Toi, mon brave Pierrot, en deux temps, quatre mouvements, chez le numéro 5...
—Bien! c'est compris.
—Pas par la porte! Saute par-dessus le mur. On ne sait pas, il peut y avoir des curieux...
—En tout cas, ils n'ont qu'à courir après moi.
—Attends. Tu lui remettras cette lettre. S'il n'est pas chez lui, tu diras à son domestique de la lui porter immédiatement.
Pierrot serra soigneusement le billet bordé de noir que lui avait donné son père; puis, d'un bond, s'aidant des treillages fixés au mur, il disparut.
Cependant Martial avait été porté dans la chambre. Micheline s'empressait de l'installer aussi confortablement que possible. L'immersion avait été si rapide et si courte qu'il ne s'était pas déclaré de symptômes d'asphyxie. C'était un évanouissement causé sans doute par le choc. Du reste, le Castigneau ayant retroussé et mis à nu ses bras musculeux, se livrait sur le corps du malade à une de ces frictions qui réveilleraient un mort. Micheline présentait à son mari les linges chauds destinés à rétablir la circulation. Au bout d'un quart d'heure environ, Martial poussa un long soupir; puis il ouvrit les yeux et regarda autour de lui.
—Où suis-je? murmura-t-il.
—Chez des amis, dit le Castigneau.
—Je n'ai pas d'amis, soupira le jeune homme.
—Faut pas dire de ces choses-là. Il y a de bons et braves cœurs partout... et souvent au moment où on s'y attend le moins....
Le jeune homme essaya de se soulever, mais il retomba lourdement. Il passa ses deux mains sur son front.
—Oui, je me souviens, dit-il, j'ai voulu mourir...
—Et vous n'êtes pas mort? Bah! ça arrive à tout le monde!
—Ainsi, c'est vous qui m'avez sauvé?
—Moi? pas du tout...
—Cependant... je suis bien sûr...
—D'avoir tâté de l'eau froide. Ça, c'est vrai.
—Qui m'a arraché à la mort?
—Quelque terre-neuve qui passait par là. Il y a tant de chiens errants! fit le Castigneau avec un gros rire.
Martial le regarda. Il vit une face maigre, deux yeux creux, une chevelure et une barbe hérissées. Au premier coup d'œil, son hôte improvisé ne présentait pas une physionomie bien rassurante. Et cependant, dans ces yeux enfoncés, sur ce visage émacié, il y avait comme un rayonnement de bonté probe qui frappait instantanément. Martial devina qu'il n'avait point affaire à un ennemi.
—Je vous en prie, dit-il, dites-moi ce qui s'est passé.
—Mon cher monsieur, répondit le Castigneau avec une certaine dignité, quand on est soldat, on doit obéir à sa consigne.
—Que voulez-vous dire?
—Ceci: que je suis un soldat en ce sens que j'ai des chefs. On m'a dit: «Voilà un brave jeune homme qui a voulu boire un bouillon, soignez-le et rendez-nous-le en bon état.» Je vous soigne, et je ne sors pas de là. Je ne sais rien de plus. Donc, contentez-vous-en pour l'instant.
—Vous trouvez-vous donc mal ici? dit la femme d'une voix douce et empreinte de ce charme que donne la vieillesse aux bonnes femmes.
Martial sourit tristement:
—Je n'ai pas le droit de me plaindre.... On m'a sauvé... on a cru me rendre service.... Donc je vous dois, soit à vous, soit à ces chefs dont vous parlez, l'expression de ma reconnaissance.
—Je vous ferai remarquer, reprit assez vivement le Castigneau, qu'on ne vous a rien demandé, sinon de vous bien reposer, de dormir, si vous pouvez...
—Soyez sûr que dès que mes forces me le permettront, je vous épargnerai l'embarras de ma présence.
—L'embarras!... Enfin, ça ne me regarde pas. Vous partirez si vous voulez; mais en ce moment-ci, il n'est pas question de cela. D'abord, vous bavardez trop... Tenez, voilà vos yeux qui se ferment. Donnez une vigoureuse taloche à votre traversin... et bonsoir!
En effet, Martial, épuisé, s'endormait malgré lui. Le Castigneau et sa femme restèrent pendant quelque temps auprès de son lit.
—Hé! mon vieux Lamalou, dit la femme à voix basse. Il y a encore là quelque bonne action sous roche.
—Ah! si tu savais! répondit sur le même ton le vieux Pierre (car, sous le nom de Castigneau, c'était l'ancien geôlier de la Grosse-Tour), quand elle m'a dit: «Prenez ce jeune homme dans vos bras!» j'ai reçu un coup en pleine poitrine.... Dame! je crois toujours que je vais revoir le petit...
—Et tu es sûr que ce n'est pas lui?
—Elle me l'a dit... tout de suite. Mon Dieu! qu'est-il devenu? et ne le retrouverons-nous pas un jour, comme celui-là, désespéré et allant jusqu'au suicide?...
—Ne dis pas cela, Pierre!... Moi, j'ai toujours eu idée que madame la marquise retrouvera le fils de Jacques.
—Dieu le veuille!
A ce moment, un sifflement doux, continu, perça le silence de la nuit.
—Ça doit être le numéro cinq, fit Lamalou.
Il sortit rapidement et se dirigea vers la petite porte. Il frappa lui-même, de l'intérieur, trois coups espacés, puis suivis de deux plus pressés. On répondit par un seul coup net et ferme. Alors la porte s'ouvrit, et Armand de Bernaye parut.
—Qu'y a-t-il? demanda-t-il à voix basse.
—Un noyé, fit Lamalou sur le même ton.
—Conduisez-moi près de lui.
Armand pénétra doucement dans la chambre où dormait Martial. Puis, prenant la lumière des mains de Micheline, il se pencha sur le jeune homme. Tout à coup il se redressa avec un frémissement.
—Quel est ce jeune homme? demanda-t-il.
—Je ne sais pas. C'est madame la marquise qui l'a amené ici dans sa voiture.
—Son nom?
—Je l'ignore.
Armand se courba vers lui.
—Quelle singulière ressemblance! fit-il encore.
Puis se tournant vers Lamalou:
—Il faut le laisser dormir, puis au réveil lui donner un repas léger.
—Monsieur est-il prévenu qu'il y a rendez-vous au point du jour?
—Je resterai ici.
Armand jeta un dernier regard sur Martial.
—Non, murmura-t-il, un pareil prodige n'est pas possible. Dans quelques heures il faudra que ce mystère s'éclaircisse.
Et après avoir donné à Lamalou et à sa femme ses dernières instructions, il passa dans une pièce voisine, où il se jeta sur un lit de repos.
VII
LA SALLE FUNÈBRE
Le soleil venait de se lever. La température s'était adoucie, et au vent âpre qui pendant toute la nuit avait soufflé sur la ville, enveloppée dans son linceul de neige, avait succédé, avec l'accalmie, un brouillard humide qui, descendant en pluie fine et continue, détrempait peu à peu le sol durci. Les Champs-Élysées et le quai étaient encore complétement déserts. Tout à coup, du côté de la place, une voiture lancée au grand trot fit jaillir sous ses roues la neige devenue boueuse; c'était un cabriolet de maître, conduit par un homme soigneusement enveloppé de fourrures, qui, s'arrêtant brusquement à mi-chemin de l'allée des Veuves, descendit, jeta les rênes à un garçon et s'engagea dans le dédale de ruelles dont nous avons parlé. Il arriva devant la maison occupée par Lamalou, longea le mur du jardin, s'arrêta devant la petite porte, et fit entendre le sifflement long et sonore qui avait déjà retenti quelques heures auparavant. Il n'attendit pas longtemps: le signal des coups frappés sur la porte fut échangé, et enfin il pénétra à l'intérieur. Au moment où il disparaissait, une ombre jusque-là dissimulée dans un angle de la muraille se dressa lentement.
—Hé! hé! mon vieux Bridoine! murmura le nouveau venu, est-ce que par hasard tu aurais trouvé la pie au nid?
Puis il ajouta en ricanant:
—Voilà qui fera jubiler les Loups!
Se dressant sur la pointe des pieds, il s'approcha avec des précautions infinies de la porte mystérieuse.
—C'est bien ça, fit-il. C'est la maison du vieux dur à cuire! Voilà ce que c'est que d'avoir de la patience. Aide-toi... et le diable t'aidera.
Tandis qu'il prononçait entre ses dents cette formule proverbiale défigurée à son usage personnel, un nouveau bruit de roues, grinçant dans la boue, lui fit dresser l'oreille. La voiture venait de s'arrêter, à peu près au même point que la première. Bridoine, qui était vêtu d'une mauvaise blouse déteinte, ne parut pas avoir grand souci de sa toilette. Il se glissa à terre, où il s'étendit tout de son long sur le ventre, bien collé contre la base de la muraille. En somme, sa silhouette se perdait dans l'ombre projetée. Le nouveau venu exécuta exactement les mêmes formalités que celui qui l'avait précédé. La porte s'ouvrit et il disparut.
—Et de deux! fit Bridoine, qui rampa sur ses mains et ses genoux pour s'éloigner de la porte.
A quelque distance il se redressa sur ses pieds.
—Voyons! voyons! fit-il en soliloque, faut-il essayer d'en savoir plus long?
Il médita quelques instants sur cette question. Il avait relevé l'ignoble casquette qui couvrait son crâne pointu, et, tandis qu'une de ses mains grattait ledit crâne, l'autre caressait une barbe qui rappelait par ses enchevêtrements les lianes les plus impénétrables des forêts sauvages. La solution de ce problème menaçait de prendre autant de temps qu'une enquête confiée à une commission parlementaire, lorsque.... Troisième voiture. Troisième inconnu.... Ou plutôt, non. Cette fois, les personnages étaient au nombre de deux. Le coup de sifflet fut double. Ils entrèrent.
—Oh! oh! reprit Bridoine, j'ai bien envie de tordre le cou au vieux, cela est clair.... Mais, d'autre part, je veux risquer le moins possible ma peau... en ce moment-ci, il y a beaucoup de monde dans la baraque, et je courrais grande chance d'y être accueilli encore plus mal que la première fois. Vaut mieux attendre... et puis... les Loups! Voilà peut-être un bel os à ronger... et, ma foi! dès qu'ils m'auront reçu, là, définitivement, eh bien! je les lancerai là-dessus!...
Ayant pris cette résolution à la fois intelligente et prudente, Bridoine assujettit sa casquette d'un mouvement héroïque et reprit le chemin de la capitale. Laissons-le à ses projets et, ne courant pas nous-mêmes les dangers qu'il redoutait, introduisons-nous de nouveau dans la maison de Lamalou, dit le Castigneau.
Cette construction, qui avait fait partie autrefois de quelque habitation princière, présentait à l'extérieur un aspect presque monumental. Elle se composait d'un rez-de-chaussée élevé d'un étage et de mansardes à fenêtres ogivales. C'était un singulier mélange de styles, et il semblait que chaque génération eût tenu à mettre son sceau sur le vieux bâtiment. Le rez-de-chaussée, à fenêtres étroites, s'ouvrait sur un perron de quelques marches qui donnait accès à un vestibule assez spacieux. Certes, pour la demeure d'un ancien geôlier comme Lamalou, cette maison présentait un caractère de luxe à la fois sévère et confortable qui eût excité la surprise. Dans le vestibule dont nous parlons, des portes de chêne à panneaux sculptés s'ouvraient sur des salons, meublés avec un goût sévère, et dont les murailles disparaissaient sous de lourdes tentures. Des tableaux de prix, appartenant aux écoles française et italienne, représentaient des sites empruntés aux pays méridionaux. Mais il était un de ces salons surtout dont la décoration bizarre, presque fantastique, eût plongé l'esprit des profanes dans une stupéfaction profonde. Nous l'avons dit, le jour commençait à poindre, et malgré le brouillard, les premiers rayons de lumière blanche pénétraient à travers les fenêtres. Mais dans cette haute pièce, par quelle issue le soleil se fût-il glissé? Toutes les murailles étaient, du sol au plafond, couvertes de panneaux noirs, d'une étoffe mate et sans reflets, sur lesquels se détachaient seules de massives moulures d'argent. Pas une solution de continuité. Du plafond, composé de poutres qui semblaient taillées dans l'ébène, descendaient des lampes d'argent, jetant leur lueur blanche, presque blafarde, qui venait mourir sur les tentures noires. On eût dit un immense sépulcre, une chapelle ardente; des angles ténébreux, il semblait que des formes fantastiques dussent tout à coup surgir, aux sons de l'hymne de mort. Les reflets vacillants des lampes animaient cette immobilité d'une sorte de tremblement sinistre.
A l'une des extrémités de cette pièce, une longue table, couverte d'un drap noir à franges d'argent, et au-dessus de cette table, appendu au milieu du panneau noir, un tableau. Était-ce un portrait? Un homme jeune, de haute taille, semblait prêt à s'élancer de son cadre d'ébène: son visage livide était éclairé par un reflet à la fois effrayant et superbe. Sur sa poitrine, qu'une de ses mains serrait avec une crispation convulsive, des taches de sang coulaient.... Les yeux ouverts, brillants comme l'acier, commandaient et suppliaient. Son nom? nous le saurons tout à l'heure... Quatre hommes étaient assis autour de la table, éclairés par un candélabre d'argent. Deux places étaient vides: l'une d'elles était marquée par un fauteuil d'ébène, plus haut que les autres siéges. De ces derniers, celui qui n'était pas occupé se trouvait à la droite du fauteuil. Quels étaient ces hommes? et pour quelle œuvre étrange se trouvaient-ils donc réunis en ce lieu étrange? Présentons-les tout d'abord.
L'un, qui se tenait à la gauche du fauteuil présidentiel, était un homme dont il eût été difficile de définir l'âge exact. On le nommait dans le monde Archibald de Thomerville. Grand nom. Grande fortune. Connu, dans le monde parisien, par sa passion pour les chevaux; ses écuries étaient, disait-on, les seules qui pussent rivaliser avec celles d'Angleterre.
Archibald avait les traits longs, plutôt que fins. Le nez, un peu mince, avait cette tendance signalée par la physiognomonie comme étant l'indice d'une volonté de fer, et qui, s'abaissant vers le menton, donne au visage la forme familièrement appelée en casse-noisette. Ses yeux étaient petits, mais noirs, vifs et perçants. Le trait le plus étrange de cette physionomie, c'était une pâleur si singulièrement blanche, si marmoréenne, en quelque sorte, que cette tête, sans barbe ni moustache, au crâne garni seulement d'une couronne de cheveux grisonnants, semblait plutôt appartenir à un buste de pierre qu'à un corps humain.
Le personnage qui faisait face à Archibald de Thomerville était, à n'en pas douter, un Anglais; car sa mâchoire supérieure présentait cette forme typique que tous les caricaturistes ont exagérée à dessein. Mais si l'œil était tout d'abord attiré par cette particularité physique, c'était surtout parce qu'au-dessus de la lèvre se voyait la trace effrayante d'une épouvantable blessure. Une partie de la joue droite avait été enlevée, sans doute par quelque projectile, et les sutures des chairs, quoique exécutées avec la plus grande habileté possible, formaient une cicatrice ineffaçable.
Sir Lionel Storigan, de famille galloise, était d'un blond roux; des favoris de même couleur et d'une longueur démesurée ajoutaient à la singularité presque repoussante de son visage, et cependant ses grands yeux bleus franchement ouverts, à la fois sympathiques et froids, reconquéraient l'intérêt, troublé par l'inharmonie générale de cette figure couturée.
Sir Lionel passait pour le premier tireur de Paris et maniait l'épée comme les prévôts les plus en renom. Que faisait-il? Rien et tout. Un excentrique, terme qui, à l'époque où se déroule notre drame, impliquait toujours une certaine admiration. Aujourd'hui, nous sommes blasés, et les excentriques—comme on dit—ne feraient pas leurs frais. C'est pourquoi il n'en existe plus. Restaient encore deux autres. Ceux-là n'appartenaient évidemment pas au même monde que M. de Thomerville et sir Lionel. Tout d'abord, à les considérer, une pensée subite, claire, s'imposait à l'esprit.
C'étaient deux frères, plus encore: deux jumeaux. Nous disons plus encore, car la nature elle-même se plaît à rendre plus étroits les liens qui unissent deux enfants entrés dans la vie à la même heure. Leur ressemblance était si frappante, qu'en vérité il eût été impossible, à moins d'une minutieuse étude, de mettre un nom sur l'un de ces deux visages. Les cheveux bruns, bien plantés, quoique un peu bas sur le front, avaient même coupe, même abondance. Les traits, gros et modelés au pouce, comme disent les praticiens, dénotaient une de ces origines qu'on qualifie de communes; ils sortaient de la masse et n'avaient point conquis, de par la civilisation de leur race, cette miévrerie qui est l'apanage des privilégiés de la naissance. Ils étaient rudes, mais beaux. Leur âge, deux enfants. A peine vingt ans, plus ou moins; ceci était affaire d'état civil. Mais dans ces yeux honnêtes et fiers, une vitalité, une énergie qui saisissaient l'âme et réchauffaient le cœur. La bouche aux lèvres épaisses avait la fermeté qui dénote la franchise, la force et la bonté. Le cou musculeux décelait une vigueur peu commune.
Ils devaient avoir l'énergie du corps et celle de la conscience. Jumeaux, avons-nous dit, et d'une ressemblance parfaite. Un détail, cependant, suffisait à les différencier de façon aussi positive que possible. Tous deux étaient manchots. Mais, par une singularité toute spéciale, à l'un manquait le bras droit, à l'autre le bras gauche. Était-ce un jeu de la nature? était-ce le résultat d'un accident, en tout cas, bien bizarre? Le membre qui leur manquait avait dû être coupé presque à l'épaule. Ils portaient la manche vide ramenée sur la poitrine, et fixée par un cordon au vêtement. Ceux-là se nommaient—pour tout le monde—Droite et Gauche. C'était un sobriquet, à n'en pas douter; mais il avait l'énorme avantage de les désigner aussi nettement qu'il était nécessaire.
Le lecteur comprendra que chacun de ces hommes réunis en ce lieu mystérieux, laissait derrière lui un passé plus on moins étrange. Nous ne voudrions pas encourir le reproche d'avoir abusé de sa curiosité en ne la satisfaisant pas immédiatement; mais ces énigmes devant recevoir plus tard une solution complète de la bouche même de ceux dont nous venons de décrire l'extérieur, il nous paraît nécessaire d'éviter un double emploi. Donc, les quatre hommes se trouvaient là, silencieux. Ils paraissaient absorbés par leurs réflexions, comme si la solennité sinistre de ce lieu funèbre eût exercé sur eux une influence profonde.
Tout à coup, Archibald leva la tête:
—Le soleil doit être levé, dit-il.
—Indeed, répondit sir Lionel, qui avait l'habitude de mêler dans son langage les langues française et anglaise, la marquise ne saurait tarder...
—Ne sommes-nous pas faits pour attendre? fit Droite d'un air grave.
A peine Droite avait-il d'ailleurs parlé, que derrière le fauteuil resté vide parut une forme noire, enveloppée d'un camail de soie. C'était une femme. On eût cru qu'elle avait surgi de terre. Les quatre hommes s'étaient subitement levés.
—Je vous demande pardon de m'être fait attendre, dit une voix pleine et pure. J'étais épuisée de fatigue, et pourtant ne sais-je pas que je n'ai pas le droit de me reposer?
L'apparition porta les mains à son front et rejeta en arrière le capuchon qui la couvrait. Cette femme, c'était Marie de Mauvillers, c'était celle que nous avons vue naguère dans la chaumière de Bertrade, priant et pleurant au nom de son enfant, se courbant sous les insultes de Biscarre le forçat. C'était Marie de Mauvillers, portant aujourd'hui le nom de marquise de Favereye. C'était la mère de Lucie, que menaçait l'amour du duc de Belen. En vérité, il eût semblé que pour elle les années n'eussent pas marché. Déjà, au bal de la rue de Seine, nous avons vu Mathilde Silvereal, sa sœur, belle d'une beauté rayonnante et rehaussée encore par une admirable majesté. Mais Mathilde appartenait à la terre. Marie semblait un être extra-humain. Oui, elle était belle de cette perfection sculpturale qui fait les chefs d'œuvre. Mais sur ces traits fins, ciselés en quelque sorte en pleine chair, on eût dit qu'un artiste inspiré eût jeté je ne sais quel rayonnement splendide, qui centuplait leur charme pénétrant. Ces cheveux blonds, qui jadis semblaient la couronne d'épis au front d'un enfant, se tordaient maintenant sur ses tempes mates comme le diadème d'une reine. Ces yeux bleus, qui avaient été la grâce, étincelaient aujourd'hui d'une bonté sublime. Ceux qui se trouvaient là s'inclinaient devant Marie comme devant une reine. Et ils faisaient bien!... Car cette femme debout, les bras croisés sur la poitrine, semblait une de ces figures historiques que les légendes impériales ou royales inventent pour l'édification des peuples. Seulement, celle-là était réelle. Marie de Favereye eût servi de modèle à l'homme de génie qui eût rêvé cette conception grandiose: la statue de l'Humanité. Elle prit place au fauteuil, et cette même voix d'or, pour emprunter l'admirable expression de Balzac, dit:
—Messieurs, trois d'entre vous ignorent pourquoi je vous ai convoqués ce matin. M. de Thomerville, sir Lionel, vous avez droit à des explications...
—Nous attendrons qu'il vous plaise de nous instruire, dit Archibald en inclinant la tête.
Sir Lionel l'approuva d'un geste.
—Notre ami Armand de Bernaye doit d'abord, reprit-elle, nous fournir quelques renseignements.
Marie frappa sur un timbre.
Une partie de l'un des panneaux se déplaça, et Lamalou parut au port d'armes.
—M. de Bernaye est là?
—Oui, madame.
—Qu'il vienne.
Lamalou disparut. Un instant après, le savant était introduit.
Il salua profondément Marie de Favereye.
—Monsieur de Bernaye, dit-elle, vous avez donné vos soins au malade?
—La science a été vigoureusement aidée par la nature...
—Le jeune homme est hors de danger?
—Complétement...
—Vous a-t-il demandé quelques explications?
—Aucune... il dort.
—Sera-t-il bientôt en état de se présenter devant nous?
—Je suis convaincu que cette comparution n'offre, dès à présent, aucun danger; je crois même qu'elle sera d'un heureux effet sur son imagination...
—C'est bien. Prenez place auprès de moi, monsieur de Bernaye.
Armand obéit et s'assit à sa droite.
—Messieurs, reprit Marie après un moment de silence, vous avez rencontré dans le monde, il y a quelques années, un jeune peintre qui se nomme Martial?...
—En effet, dit Archibald; il était très-assidu dans plusieurs maisons de la Chaussée-d'Antin, mais je l'ai perdu de vue depuis assez longtemps.
—Mais je me souviens, ajouta sir Lionel, d'avoir souvent entendu prononcer son nom, il y a quelques jours à peine.
—Par qui?
—Par cette misérable femme qui se fait appeler madame de Torrès.
Marie l'arrêta d'un geste.
—Donc, ce jeune homme n'est pas un inconnu pour vous. Pour moi, je l'avais quelquefois rencontré dans le monde, et une sympathie singulière m'avait attachée à lui....
Elle passa sur ses yeux sa main fine et aristocratique.
—Pourquoi ai-je dit singulière? Non... vous qui savez tout mon secret, ne comprenez-vous pas que Martial avait vingt ans, c'est-à-dire l'âge de ce fils... que la mort du martyr qui assiste, muet témoin, à nos entretiens, a fait orphelin?...
Elle s'était à demi tournée vers le portrait suspendu derrière son fauteuil.
—Oui, continua-t-elle d'une voix sous laquelle on devinait des larmes, il est quelque part, errant à travers le monde, suivi par une fatalité terrible, un jeune homme qui, ainsi que Martial, s'est peut-être efforcé de conquérir à coups de volonté la place qui lui appartient.... Peut-être, lui aussi, pleure-t-il et tend-il les bras vers le ciel avec désespoir!
Sir Lionel et Archibald s'étaient levés:
—Nous avons juré que nous le retrouverions.
—Et dût-il nous en coûter la vie, ajoutèrent les deux frères Droite et Gauche, nous l'arracherons aux dangers qui le menacent.
—Merci! oh! merci du fond du cœur! reprit madame de Favereye. Ne supposez pas que j'aie douté de vous un seul instant. Moi aussi, j'ai confiance!... Oui, je le reverrai, le pauvre enfant volé... Mais, hélas! comment le reverrai-je?
Elle baissa la tête.
Les paroles infâmes de Biscarre, proférées dans une nuit de désespoir et de deuil, résonnaient encore à son oreille:
«Un jour, s'était écrié le bandit, la rumeur indignée de la foule portera jusqu'à toi, dans une clameur furieuse, le nom d'un misérable qu'attendra le bourreau... Alors, moi, Biscarre, je paraîtrai devant toi... et je te dirai: Marie de Mauvillers, sais-tu quel est cet homme dont la tête va rouler tout à l'heure sur un échafaud!... Cet homme, c'est ton fils!»
Et cette voix de terreur, de haine folle, retentit si violemment dans son cœur, que Marie de Mauvillers, pâlissant tout à coup, dut se retenir au dossier de son fauteuil d'ébène pour ne pas tomber.
—Madame, du courage! s'écria Armand.
—Du courage! reprit-elle d'une voix vibrante. Non, je n'ai pas le droit de faiblir! Pardonnez-moi, vous tous qui vous êtes dévoués à une œuvre d'abnégation et d'humanité.
Il y eut un moment de silence, puis elle dit:
—Vous n'avez pas oublié, messieurs, ce qui s'est passé lors de notre dernière réunion. Il y a quelques mois, un crime odieux fut commis. Une pauvre femme fut assassinée. Le vol avait été le mobile des meurtriers. Après de longues recherches, la justice parvint enfin à s'emparer de l'un des assassins. M. de Thomerville, grâce à ses relations, apprit le soir même de l'interrogatoire que l'accusé, après avoir avoué son crime au juge d'instruction, lui avait révélé en termes vagues l'existence d'une association ténébreuse qui, à Paris et dans les environs, commettait chaque jour de nouveaux attentats, impunis jusqu'ici. Sur l'instance du magistrat, et quoiqu'il parût chercher à se dérober aux conséquences de ce premier aveu, le coupable avait enfin laissé échapper ces mots: Les Loups de Paris! Lorsque M. de Thomerville nous fit connaître ce détail, une révélation subite se fit en moi. Il y a plus de vingt ans, avant que j'eusse quitté Toulon, un procès criminel, dans lequel avaient été impliqués plusieurs forçats, avait fait connaître l'existence de cette bande de maudits qui s'était attribué ce surnom sinistre. Les Loups existaient dès lors, ayant déclaré à la société une guerre implacable; et l'un de ces misérables, pressé par sa conscience, avait nommé le chef, l'organisateur de cette association. C'était Biscarre, Biscarre l'évadé. Biscarre avait disparu, mais l'œuvre de cet homme avait subsisté. Qui sait? tapi dans quelque coin de l'ombre, sans doute il la dirigeait encore. Voilà ce que je crois deviner. Retrouver Biscarre, c'était découvrir enfin les traces de mon enfant. M. de Thomerville obtint l'autorisation de pénétrer auprès de l'accusé. Là, par tous les moyens possibles, fût-ce au prix d'une fortune, il devait s'efforcer d'obtenir des aveux explicites, complets. Hélas! Dieu ne l'a pas voulu.
L'émotion avait saisi la marquise, et sa voix se perdit dans un sanglot.
—Quand je me présentai à la Force, acheva Archibald de Thomerville, j'appris que le coupable avait été trouvé le matin même mort dans sa prison.
—Un nouveau crime, sans doute, lui dit Lionel.
—Peut-être! et cependant, pour le croire, il faudrait supposer que les Loups de Paris ont su se ménager des complices jusque dans l'intérieur des prisons...
—Tout est possible, reprit l'Anglais. Ce complice ne peut-il pas être l'un des détenus?...
—C'est l'explication la plus plausible. Cependant le corps du misérable ne portait aucune trace de lutte. Il s'était pendu à un barreau de fer, et l'attention des geôliers n'avait été éveillée par aucun mouvement insolite.
—Ce fut pour mon cœur un coup terrible, reprit la marquise redevenue maîtresse d'elle-même. Est-ce que cette lueur, surgissant tout à coup des ténèbres, allait subitement s'évanouir? C'était à désespérer. Cependant, en consultant le dossier, on découvrit que le criminel avait été employé pendant quelque temps chez un brocanteur du quai de Gèvres qui depuis longtemps déjà était désigné aux recherches de la police comme recéleur... Par malheur, les préoccupations politiques attiraient l'attention de la Préfecture d'un autre côté—ainsi que cela arrive trop fréquemment;—les mesures furent prises avec négligence... et quand on se présenta chez le brocanteur pour opérer une perquisition dans ses magasins, on apprit qu'il avait disparu dans la nuit.
—La police française se préoccupe trop des conspirateurs, it is true, fit Lionel, dont le visage couturé ébaucha tant bien que mal un sourire.
—Cependant, reprit Archibald, nous résolûmes de ne pas abandonner la piste. Ce quai de Gèvres est hanté par la plupart des voleurs de Paris qui cherchent à se défaire du produit de leurs méfaits, et au bout de quelque temps, nous acquîmes la certitude que certaine maison, tenue par un singulier personnage nommé Blasias, donnait souvent asile, la nuit, à des individus mystérieux. Il était possible que le recéleur des Loups n'eût fait que se déplacer. C'est ce que vous vous êtes décidé à rechercher...
—A votre tour, Droite et Gauche, dit la marquise. Car c'est à vous maintenant qu'il appartient de parler.
Les deux frères, ainsi interpellés, se regardèrent. Puis l'un d'eux se leva; c'était Gauche.
—Nous avons passé plusieurs nuits, dit-il, en observation sur le quai, et il ne s'est pas écoulé de nuit sans que nous ne vissions pénétrer chez ce Blasias quelque inconnu dont les allures prouvaient à la fois la défiance et la culpabilité. Il en était un surtout dont l'attitude nous avait frappés. Quand il se présentait à la maison de Blasias, il y arrivait en maître.... Porteur d'une clef, il s'introduisait sans avertir...
—Je supposai, interrompit la marquise, que cet homme était, sinon Biscarre, tout au moins un chef de la redoutable association dont nous cherchons à prouver l'existence. Hier, il fut convenu que les frères Droite et Gauche, veillant sur le quai, tenteraient de s'emparer de cet homme, puis l'entraîneraient jusqu'à ma voiture, où, mettant son visage en pleine lumière, j'aurais pu le reconnaître, mais l'événement en a décidé autrement...
—Au moment où nous descendions sur le quai, continua Gauche, nous vîmes une ombre s'approcher vivement du bord de la rivière, puis, après quelques moments d'hésitation, se jeter à l'eau....
Gauche s'arrêta.
—Je dois achever, fit la marquise. Ces deux braves enfants se jetèrent résolument dans la Seine, et arrachant la pauvre victime à la mort, l'emportèrent jusqu'à la voiture. Quelle ne fut pas ma surprise, c'était Martial, Martial le peintre.... Je me dis que la Providence m'avait placée sur son chemin.... Une heure après, il se trouvait dans cette maison. Voici, messieurs, pourquoi vous avez été convoqués.... Déjà notre ami M. de Bernaye a bien voulu donner ses soins à Martial; si vous m'y autorisez, je le ferai comparaître devant nous... nous le soumettrons aux formalités que nous avons instituées, et si vous le jugez digne d'entrer dans nos rangs, ce sera une recrue nouvelle pour l'œuvre honnête et belle que nous avons entreprise et à laquelle nous avons dévoué notre vie.
—Mais voudra-t-il nous faire connaître son passé? dit sir Lionel.
Archibald de Thomerville tira de sa poche une liasse de papiers.
—Sur l'avis que j'ai reçu de madame la marquise, dit-il, je me suis rendu immédiatement dans la maison habitée par Martial, et qui appartient, vous le savez, au duc de Belen....
A ce nom, Armand ne put réprimer un mouvement de surprise.
—Mon nom et ma qualité m'en ont facilité l'accès... Après une courte apparition dans les salons, j'ai pu m'esquiver et parvenir à la chambre du jeune homme... J'ai ouvert la porte par les moyens que vous connaissez, et, sur la table du malheureux, j'ai trouvé ce manuscrit... Voyez... il porte ces mots écrits d'une main ferme: Mon Histoire. De plus, un billet joint à ces feuillets autorise ceux qui auront trouvé son corps à en prendre connaissance...
—Mais Martial n'est pas mort, objecta sir Lionel.
—Aussi est-ce seulement avec son aveu et après que nous l'aurons entendu qu'il nous sera permis de lire ce manuscrit. Maintenant, messieurs, consultez-vous. Vous connaissez le peintre Martial. A vous de décider s'il doit quitter cette maison, sans savoir à qui il doit la vie... ou s'il est de notre intérêt, de notre devoir, de lui offrir de prendre place parmi nous....
La marquise se leva, et se tournant vers le portrait de Jacques de Costebelle, elle resta immobile, plongée dans une méditation douloureuse.
Les cinq hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots à voix basse. Puis Armand de Bernaye prit la parole:
—Madame, dit-il, nous jugeons qu'il nous appartient d'entendre Martial... puis nous déciderons de la résolution qu'il conviendra de prendre à son égard....
La marquise inclina la tête en signe d'assentiment, puis elle frappa sur le timbre. Lamalou parut.
—Le jeune homme est-il éveillé?
—Oui, madame.
—Il est calme?
—Plus que je ne l'aurais cru.
—Conduisez-le ici, avec les formalités ordinaires.
Lamalou sortit.
—Maintenant, monsieur Bernaye, prenez cette place... c'est à vous qu'il appartient de diriger l'interrogatoire.
Lorsque Armand eut pris place au fauteuil, tous se couvrirent le visage d'un masque de velours noir; puis la porte s'ouvrit de nouveau, et Martial, les yeux bandés, entra dans la salle funèbre.
VIII
RÉSURRECTION
Le sommeil auquel avait succombé Martial, après les secousses morales et physiques qu'il avait subies, tenait plutôt de l'évanouissement, ou tout au moins résultait d'une prostration complète de l'être tout entier. Cependant, cette sédation de l'organisme, suivant un ébranlement aussi profond, n'a jamais les caractères du repos absolu. Elle procède de cette semi-somnolence qui, chez l'homme sain, précède le réveil. Martial ne voyait pas, n'entendait pas, et pourtant il y avait sous ses paupières baissées comme un rayonnement de lumière en même temps que bruissait à ses oreilles un murmure indistinct. Rien ne prenait forme: c'étaient des esquisses à peine ébauchées, se perdant l'une dans l'autre, au milieu d'une atmosphère vague. En réalité, une sorte de cauchemar. Que lui était-il arrivé? Où se trouvait-il? Ses notions n'étaient pas assez nettes pour qu'il s'adressât ces questions. Il se laissait vivre, ou plutôt il subissait cette résurrection qu'il ne comprenait ni ne cherchait à comprendre. L'accablement était venu peu à peu, plus lourd, plus profond. Martial avait perdu la conscience de lui-même. Et pourtant, dans son cerveau enfiévré, il y avait comme des martèlements sourds qui lui causaient, même en plein sommeil, une douloureuse sensation. Il avait fallu que les heures passassent pour que l'accalmie réelle se fît. Un moment il avait senti qu'on le soulevait et qu'une main, s'approchant de ses lèvres, lui versait quelques gouttes d'un liquide étrangement parfumé. C'était Armand qui, aidé de Lamalou, lui faisait prendre quelques gouttes d'opium. Alors l'anéantissement avait succédé à la fièvre. La respiration, tout à l'heure haletante et précipitée, s'était faite calme et régulière. Plus rien. C'était le sommeil réel. C'était l'oubli. Martial était définitivement sauvé. Combien de temps avait duré cet état, c'est ce qu'il lui eût été impossible de définir. Tout à coup il avait ouvert les yeux. Un brouillard lourd, opaque, obscurcissait encore ses regards et pesait sur son cerveau. Il fit—par instinct—un effort violent. Il était seul. Il regarda autour de lui. Ses idées n'étaient point assez nettes pour qu'il établît une comparaison entre le lieu où il se trouvait et la misérable chambre qu'il avait quittée pour se jeter dans la mort. Ce qu'il éprouvait, c'était plus que de la surprise: il était en proie à une sorte d'ignorance complète, brute. Ce qui était n'avait aucun sens pour lui. Il ne raisonnait ni ne discutait. C'était une hébétude absolue. Ses paupières s'abaissèrent vivement. Le premier sentiment qui s'était imposé à lui était celui-ci: il dormait et était évidemment en plein rêve. Donc le mieux était de reprendre le sommeil interrompu.
Mais après une prostration comme celle à laquelle il venait de succomber, le réveil ne se fait jamais à demi. Les ressorts, mis de nouveau en mouvement, doivent jouer leur jeu, si l'on peut employer cette expression. Il faut que la détente se fasse.... Martial, ressaisi par la vie, dut obéir à cette loi. Il sentit une force nouvelle affluer à son cœur, échauffer sa poitrine, et il se dressa sur son séant. Au même instant, la porte s'ouvrit, et Lamalou, le Castigneau, parut. Le brave homme guettait de l'autre côté de la porte. Il savait que la résurrection était proche, et il voulait être là en cas de besoin. Si la situation n'eût été solennelle, elle eût été comique. Rien de plus étrange que le regard de Martial, fixé sur l'honnête figure de l'ex-geôlier. Lamalou souriait, Martial éprouvait une quasi-épouvante. Le premier mot qui lui vint aux lèvres a été cent fois répété, et pour cause, dans toute tragédie, comédie ou œuvre dramatique, de quelque nom qu'elle s'affuble. Ce mot sort des entrailles mêmes de la situation:
—Où suis-je? dit Martial.
Il sembla que le Castigneau n'eût pas entendu cette question, car il répondit lui-même par cette autre:
—Comment vous sentez-vous?
—Je ne sais, murmura Martial. J'éprouve une douloureuse lassitude...
—Qui se passera promptement.... Dame! vous avez fait un grand voyage...
—Moi?
—Bah! avez-vous donc oublié?
—Que voulez-vous dire?
—Ne vous souvenez-vous plus de ce que vous faisiez cette nuit, vers une heure ou deux?...
Martial avait laissé tomber sa tête entre ses mains. Chose étrange, il lui fallait rassembler ses souvenirs, sa mémoire ébranlée ne lui fournissant que des lueurs vagues. Tout à coup il tressaillit:
—Mourir!... s'écria-t-il. Oui, je voulais mourir!...
Il se redressa d'un violent effort.
—Et de quel droit m'a-t-on contraint de vivre? fit-il avec un accent de colère désespérée.
—Vous allez le savoir, dit Lamalou.
Le calme de cet homme surexcitait l'exaltation de Martial. En ce moment, tout le passé lui revenait à l'esprit, avec ses douleurs, avec ses tortures. Il se jeta à bas de son lit.
—Je veux partir! dit-il. Livrez-moi passage!
Lamalou se tenait devant lui, immobile et le sourire aux lèvres.
—Mon bon monsieur, reprit-il avec son flegme ordinaire, vous m'avez demandé deux choses: la première, c'est—où vous êtes; la seconde,—de quel droit on vous a sauvé... Or, voici que maintenant, sans attendre la réponse, vous voulez vous sauver.
Debout, Martial promenait ses regards autour de lui. Les murs étaient nus; la chambre était d'une simplicité monastique. Nul indice ne venait éclairer son ignorance. Et malgré lui il se laissait saisir par une curiosité qui grandissait à chaque instant. Certes, la jeunesse est prompte à espérer comme à désespérer. En elle, tout est excessif, et à vingt ans on court à la mort avec la même exaltation qui vous entraînerait à travers la vie. Toute impression se décuple de par la force même de la jeunesse. Voici que les dernières paroles de Lamalou avait donné un autre cours aux pensées de Martial. Il était saisi par le désir de percer le mystère qui l'entourait.
—Eh bien, répondez-moi! dit-il brusquement.
—Oh! cela n'est pas mon affaire.
—Qui êtes-vous donc?...
—Moi, je ne suis rien ni personne...
—N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé?
—En aucune façon... on vous a amené ici; je vous ai reçu et soigné... voilà tout.
—Mais qui donc m'a arraché à la mort?
—Oui ou non, tenez-vous à le savoir?
—Certes...
—Alors, au lieu de vous enfuir pour aller tenter un nouveau plongeon, il faut m'écouter.
—J'attends...
—D'abord, habillez-vous.... Voici vos effets, ils sont secs.... Je vais vous aider.
Martial, plongé dans ses réflexions, se laissait faire comme un enfant. Quand il fut prêt:
—Maintenant, dit Lamalou, répondez-moi bien franchement.... Avez-vous du courage?
—En doutez-vous... quand j'ai voulu...
—Oh! parce qu'on veut se tuer, ce n'est pas toujours une preuve.
Et Lamalou ajouta tristement:
—J'en connais qui ont eu le courage de vivre... c'était plus dur...
—Enfin, fit Martial quelque peu impatienté, par cette morale, expliquez-vous; je ne crains rien...
—Supposez pourtant que vous ne soyez plus vivant...
—Hein!...
—Supposez qu'ayant voulu vous tuer, vous avez réussi...
—Vous êtes fou!... Je suis vivant, bien vivant!...
—C'est ce dont vous douterez peut-être dans un instant. Enfin, si cela était, et si tandis que vous croyez avoir été sauvé, vous étiez réellement... mort!...
Martial ne put réprimer un sourire:
—Voyons, mon brave, vous croyez sans doute parler à un enfant...
—Nous verrons.... Je devais vous dire cela.... Donc, quand même vous seriez mort et vous vous trouveriez en face d'autres morts, vous n'auriez pas peur?
—Non, certes!
—Alors, laissez-vous faire.
Lamalou prit un foulard noir et s'approcha de lui:
—Que voulez-vous?
—Vous bander les yeux.
—Voilà une singulière prétention.
—Encore une fois, avez-vous peur?
Martial ne savait plus que penser: il était surpris et presque mal à l'aise. Il fit bonne contenance cependant.
—Allez! dit-il.
Et il tendit le front. Lamalou serra le foulard sur ses yeux; puis, lui prenant la main, il le fit sortir de la chambre. Arrivé sur le palier, il poussa un ressort, et une porte, dissimulée dans le mur, donna accès à un escalier de pierre où il poussa doucement Martial. Une impression froide, presque glaciale, saisit le jeune homme, qui, par un mouvement instinctif, s'arrêta brusquement.
—Il est encore temps de reculer, dit Lamalou, dont la voix, grossie par l'écho, prenait une étrange sonorité.
Martial se roidit contre la sensation étrange qui l'envahissait et descendit l'escalier. Après une vingtaine de marches, Lamalou ouvrit une autre porte, et Martial, ayant toujours les yeux bandés, se trouva dans la salle funèbre. Il y eut un moment de silence. Martial se crut seul. Immobile, il était en proie à une émotion indéfinissable et qui grandissait à chaque seconde. Enfin, une voix s'éleva. C'était celle de M. de Bernaye:
—Martial, dit-il, arrachez le bandeau qui couvre vos yeux et regardez.
Le jeune homme ne répondit pas immédiatement. Armand répéta ses paroles. Martial tressaillit comme s'il se fût éveillé d'un profond sommeil. Il porta ses mains à son front. Le bandeau tomba. Un cri de surprise, presque d'angoisse, s'échappa de sa poitrine. Nous l'avons dit, le lieu où il avait été conduit présentait un caractère d'étrangeté presque fantastique. Du point où se trouvait le jeune homme, la table et ceux qui l'entouraient se perdaient dans une sorte d'ombre vague, qui leur donnait un relief bizarre. Cette salle, avec ses murs noirs et mats, avec ses larges moulures d'argent, avec ses lampes à lueur blanche et pâle, ressemblait à un de ces hypogées où l'on croit entendre gémir la sourde clameur des morts. En vérité, Martial, dont les oreilles retentissaient encore des étranges paroles prononcées par Lamalou, se demandait si réellement il était bien vivant, et si son suicide n'était pas accompli. Il restait là, cloué sur place, les yeux fixes, cherchant à discerner les objets, troublé par une sorte d'hypnotisme cérébral, qui augmentait encore le caractère mystérieux de ce lieu sinistre. La voix d'Armand se fit entendre de nouveau:
—Martial, dit M. de Bernaye, vous êtes libre de répondre à nos questions ou de garder le silence. Écoutez. Cette nuit, vous avez voulu mourir, et dans un accès de désespoir vous êtes allé au-devant du repos que donne la tombe. Ce désespoir était-il le résultat d'une douleur inconnue, d'une faute, ou même d'un crime?
A ce dernier mot, Martial tressaillit.
—Un crime! Non! non! s'écria-t-il d'une voix vibrante.
—Pouvez-vous jurer sur l'honneur que vous ne vous soyez rendu coupable d'aucun de ces actes qui ne laissent à l'homme d'autre issue que la honte ou la mort?
Tout le sang de Martial afflua à son cerveau, et, dans cette secousse toute morale, par une sorte de résurrection décisive, il reprit possession de lui-même. Rejetant en arrière sa tête jeune et fière, il croisa ses bras sur sa poitrine et dit d'une voix vibrante:
—Je ne sais où je suis, j'ignore qui vous êtes et quel droit vous vous arrogez en m'interrogeant... mais quiconque fait appel à l'honneur d'un homme, le contraint par là même à répondre.... Sur ma conscience, devant vous qui m'écoutez et que je ne connais pas, je déclare que si j'ai voulu mourir c'est pour ne pas succomber aux tentations mauvaises que la fatalité jetait incessamment sur ma route.... J'ai voulu mourir, parce que dans cette société égoïste et cruelle, l'énergie et la probité ne sont que de vains mots... et que celui-là qui, fort de lui-même, veut se frayer son chemin à coups de volonté, succombe sous l'indifférence, le dédain, et qui sait, la haine d'autrui....
Armand l'interrompit vivement:
—Ne parlez pas ainsi.... Qui que vous soyez, quels que soient les obstacles qui se sont dressés devant vous, n'accusez pas l'humanité... Vous sentez-vous donc si impeccable, que vous ayez le droit de vous ériger en accusateur?...
Martial laissa échapper une sourde exclamation, puis il garda le silence: son front se baissa, et, pendant quelques instants, il resta plongé dans ses réflexions. Le plus étrange en ceci, c'est que Martial, tout en redevenant jusqu'à un certain point maître de lui-même, subissait l'effet de l'imposant appareil qui l'entourait. Devant cet interrogatoire, il ne songeait pas à la révolte. Pourquoi répondait-il? Pourquoi ne déniait-il pas à ces inconnus le droit de scruter les replis de sa conscience? Il était en quelque sorte saisi par cet engrenage mystérieux, et il se laissait entraîner.
—Martial, dit alors Armand, dont la voix, sévère jusque-là, prit tout à coup un accent vibrant d'émotion et de pitié,—vous avez voulu mourir... et voici qu'aujourd'hui, comme hier, vous maudissez la vie, la société, l'humanité tout entière... et cependant ceux qui vous ont sauvé ne se sont-ils pas dévoués, au risque de leur existence, pour vous arracher à la mort?
—C'est vrai, murmura Martial.
—Avez-vous, d'ailleurs, le droit de mourir? Vous avez à peine dépassé vingt ans, vous êtes une force, une énergie, une volonté. Avez-vous le droit d'anéantir tout cela?
—J'étais malheureux! fit Martial, dont la poitrine se gonflait.
—Êtes-vous certain que vous fussiez inutile à tous comme à vous-même? Vous renonciez à l'action... pourquoi? par égoïsme; parce que dans la vie vous ne voyiez pas d'autre but que vous-même, que la satisfaction de vos propres désirs, de vos propres passions...
—Ne m'accablez pas!
—Déjà vous nous comprenez, et, descendant au plus profond de vous-même, vous vous dites que vous avez obéi à un sentiment de faiblesse, que vous résumiez toute votre vie dans vos aspirations personnelles... sans regarder autour de vous, sans vous demander si cet abandon de vous-même n'était pas un vol fait à la grande cause de l'humanité.
—Que voulez-vous dire? s'écria Martial.
—Tout homme, continua la voix chaude d'Armand, est un soldat de l'humanité... Il doit sa tâche, son service, sa conscription.... Mourir, se tuer, c'est déserter... La nature vous a assigné un poste, des devoirs à accomplir, et ce poste, vous n'avez pas le droit de l'abandonner....
Frémissant, Martial avait fait un pas en avant.
—Parlez! parlez encore! fit-il.
—Si pour vous-même la vie semble à jamais finie, souvenez-vous que de ces forces physiques et morales vous devez compte à vos frères, à tous ceux qui, innocents du mal qui vous a été fait, doivent trouver en vous un secours, que vous vous refusez à leur porter. Martial, vous avez voulu mourir.... donc, vous ne vous appartenez plus! Nous revendiquons votre jeunesse, votre énergie, votre conscience, au nom de la société à laquelle seule désormais elles appartiennent...
—Mais qui donc êtes-vous?
—Nos noms! vous les saurez plus tard! Écoutez-moi encore.... Nous tous qui sommes devant vous, nous avons, comme vous, désespéré, nous avons voulu mourir... Comme vous, nous avons été sauvés... et au lendemain de ce jour de lâcheté, une voix s'est adressée à nous comme vous parle aujourd'hui la mienne, et cette voix nous a dit:
«Vous êtes des morts; morts pour vous-même, vivez pour autrui. Puisque vous désespérez de tout, puisque vous croyez que pour vous l'ombre s'est faite, et que jamais un rayon de bonheur ne peut luire dans vos ténèbres, eh bien! oubliez votre personnalité, dépouillez votre égoïsme.
»Soyez des hommes nouveaux, détachés de toute préoccupation intéressée. Vous aviez jeté la vie loin de vous comme un fardeau inutile, reprenez-la comme une force et un outil; vous vous étiez enfermés dans la mort comme ces chrétiens sur qui retombe la porte d'un cloître, sortez de cette retraite et rentrez dans la société, mais donnez-lui à jamais cette existence dont vous ne vouliez plus pour vous-mêmes; devenez les soldats du bien, du beau, du droit; sacrifiez votre vie à une cause noble et juste...»
«Voilà ce qu'une voix nous a dit, Martial!
—Et qu'avez-vous répondu? fit le jeune homme, qui se sentait envahir par une émotion dont il n'était plus le maître.
—A qui nous parlait ainsi, reprit Armand, nous avons fait à jamais l'abandon de nous-mêmes. Nous sommes des morts; nous avons dépouillé tout intérêt, toute ambition; mais nous ressuscitons pour l'œuvre éternelle de la solidarité humaine.... Nous avons perdu le droit de commander, nous obéissons.... Sur les ordres reçus, nous nous rejetons dans la mêlée sociale, luttant pour la justice et la conscience. Rien ne nous trouble, rien ne nous abat! Nous sommes forts parce que nous sommes dévoués. Aucune pensée pusillanime ne nous empêche de marcher au but qui nous est désigné... Martial, voulez-vous ainsi, mort à vous-même, renaître pour vos frères, pour leur secours, pour leur défense?... Vous m'avez entendu.... Si vous refusez, vous sortirez d'ici libre et sans entraves; ou vous retournerez à la mort, ou bien vous vous rejetterez à travers les chemins où déjà vous vous êtes ensanglanté, à toutes les ronces des douleurs et des misères.... Si vous acceptez, si vous vous jugez digne de partager l'œuvre des Morts, œuvre de détachement et d'abnégation, alors nos rangs s'ouvriront pour vous recevoir, et nous compterons un soldat de plus.... Choisissez!...
Dix fois déjà, électrisé par cette parole généreuse qui résonnait dans son cerveau comme fait le clairon à l'oreille du combattant, Martial avait voulu parler... Quand M. de Bernaye se tut, il s'écria à son tour:
—Qui que vous soyez! je me livre à vous.... Mes yeux s'ouvrent.... Oui, j'ai été jusqu'ici inutile à moi-même et aux autres.... Comme vous l'exigez, j'oublierai qui je suis, quelles furent mes aspirations, mes ambitions... Je dépouillerai ces convoitises égoïstes qui n'avaient fait germer dans mon âme que la désillusion et la lâcheté, et je vous le dis du fond de ma conscience, merci de m'avoir arraché à la mort! merci de m'avoir deux fois sauvé et du suicide et de la désertion!... A mon tour, répondez-moi: Suis-je digne de prendre le poste d'honneur que vous m'offrez?
—C'est ce que nous allons savoir, dit de Bernaye.
—Interrogez-moi! Je suis prêt à vous répondre. Et pourtant...
—Achevez!
Martial hésitait. Son visage s'était couvert d'une vive rougeur. Armand l'encouragea d'un mot bienveillant:
—Je suis prêt, reprit Martial, à faire ici ma confession entière.... Et cependant, j'ai peur de moi-même. Je sais que je n'ai pas forfait à l'honneur, mais il est des faiblesses que mes lèvres seront impuissantes à avouer....
Armand prit sur la table le manuscrit que M. de Thomerville avait trouvé dans la chambre du jeune homme.
—Nous autorisez-vous, dit-il, à briser ce cachet et à lire ces pages sans doute tracées de votre main?
Martial poussa un cri de surprise:
—Comment ce manuscrit se trouve-t-il ici... entre vos mains?
—C'est ce que vous saurez plus tard.... Martial, ne considérez pas notre réserve comme un acte de défiance; mais avant de vous initier à nos secrets, il faut d'abord que nous vous connaissions tout entier.... Encore une fois, consentez-vous à ce que nous prenions lecture de ce que vous avez écrit?
—J'y consens! dit Martial.
—C'est bien! fit Armand. Du reste, nous savons que dans toute âme, si probe qu'elle soit, il est des replis qui doivent être sondés avec une délicatesse infinie: la conscience a ses pudeurs! et si elles sont excessives, elles n'en sont que plus honorables.... Voulez-vous que cette lecture ait lieu en votre présence, ou préférez-vous vous retirer?
Il y eut un moment de silence. Martial se consultait. C'est que dans un cœur de vingt ans, alors que la mort est proche, les sensations traduites sur le papier ont une franchise dont le souvenir effraye.... Martial savait que, dans ce suprême effort de sa conscience, il avait mis à nu les sentiments les plus secrets de son âme... Et cependant son hésitation fut courte.
—Lisez devant moi, dit-il d'une voix ferme.
—Le courage dont vous faites preuve est de bon augure, dit Armand avec bienveillance.
Le timbre résonna encore une fois. Lamalou entra, et sur un signe de Bernaye approcha un siége.
Martial s'y laissa tomber, et sa tête se penchant sur ses mains, il se disposa à écouter le récit de sa vie comme s'il eût entendu la confession d'un autre. C'était une première étape vers le détachement de soi-même. Armand remit le manuscrit à Archibald de Thomerville.
—Lisez, lui dit-il.
Et Archibald, dépliant les feuillets, commença d'une voix émue qui s'affermit peu à peu.... La marquise de Favereye, enveloppée dans sa mante noire, pleurait silencieusement en pensant à son fils.
IX
HISTOIRE DE MARTIAL
Depuis le moment où, pour la première fois, Armand de Bernaye s'était trouvé en face de Martial, il n'avait pas cessé de l'examiner attentivement. On n'a pas oublié que lorsque le jeune homme était étendu inanimé sur le lit où Lamalou l'avait couché, de Bernaye, se penchant sur lui, n'avait pu réprimer une exclamation involontaire.
—Quelle ressemblance! s'était-il écrié.
Et, pendant qu'il procédait tout à l'heure à l'interrogatoire de Martial, il étudiait ces traits qui éveillaient en lui tout un monde de souvenirs.... Aussi, Armand, malgré son calme, écoutait-il avec une impatience presque fiévreuse le manuscrit que M. de Thomerville lisait à haute voix.
Voici ce que contenaient les papiers sur lesquels Martial, avant d'exécuter son funèbre dessein, avait tracé ses suprêmes pensées.
«Je vais mourir, avait écrit Martial. Est-ce de ma part fatigue de vivre? Est-ce regret du passé ou désespérance de l'avenir? Je le sais à peine, et au moment d'accomplir cet acte que certains appellent un crime, j'ai besoin de m'interroger moi-même et de rappeler à ma pensée les tristesses et les douleurs qui m'ont accablé et qui ont éteint en moi cette flamme de jeunesse, naguère encore si vivace en mon âme...
»Est-il donc réellement des titres que la fatalité a marqués dès le berceau d'un stigmate de malédiction?
»Dois-je accuser les hommes ou bien dois-je m'accuser moi-même? Peut-être la force m'a-t-elle manqué et suis-je coupable. Qu'on en juge.
»Mon père se nommait—ou se nomme—Pierre Martial. Je ne sais s'il vit encore ou s'il est mort.
»J'avais quinze ans, lorsque je l'ai vu pour la dernière fois. Qui il était? en vérité, il me serait difficile de l'expliquer. J'ai souvent entendu prononcer le mot de fou quand on parlait de lui. En effet, il était d'allures bizarres, et ma pauvre mère—je ne l'ai pas oublié—pleurait bien souvent, lorsque, seuls tous deux, nous passions de longues soirées au coin de notre foyer; mon père, enfermé dans son cabinet, ne faisait auprès de nous que de rares apparitions.
»C'était un homme de moyenne taille, maigre à l'excès. Je le vois encore, alors qu'au moment du repas il entrait, calme et froid, presque solennel, dans la salle de famille. Son front large était couvert d'une forêt de cheveux blancs et bouclés comme ceux d'un enfant. Il marchait ou plutôt il glissait silencieusement, toujours en proie aux obsessions d'une pensée persistante. Quand il nous voyait, il nous adressait un sourire d'une douceur pénétrante. Il embrassait ma mère, puis, me pressant dans ses bras, il m'attirait sur ses genoux. Il semblait qu'il eût voulu parler; mais, instantanément, le démon qui hantait son cerveau s'emparait de nouveau de lui. Il ne nous voyait plus, et, tout en mangeant rapidement, il murmurait à voix basse des mots étranges et dont il nous était impossible de saisir la signification.
»Puis il se retirait, après nous avoir souri de nouveau. La porte de son cabinet se refermait sur lui. En lui tout me paraissait incompréhensible.
»Jamais il ne se couchait: il avait fait fabriquer, sur ses propres indications, uns sorte de fauteuil, sur lequel il se tenait continuellement, et qui était disposé de telle façon que, même si le sommeil le surprenait, il fût toujours prêt à reprendre son travail au premier réveil.
»Plusieurs fois j'étais parvenu à m'introduire dans son cabinet, dont l'aspect bizarre frappait vivement mon imagination d'enfant...
»Les murs étaient couverts, au lieu de papier ou de tentures, par d'énormes tableaux noirs, allant du plancher au plafond, et qui étaient toujours couverts de signes étranges, s'entre-croisant, se mêlant. Ce n'étaient ni des chiffres, ni les lettres d'une langue connue, du moins à mes yeux. Pour un peu, j'aurais cru à quelque grimoire cabalistique.
»Une fois même, un de mes camarades de pension me jeta au visage ces mots:
»—Tu n'es qu'un fils de sorcier!
»Je courus auprès de ma mère, qui, en m'entendant, ne put retenir ses larmes.
»—Mon enfant, dit-elle en me couvrant de baisers, sache bien que ton père est le plus honnête et le plus respectable des hommes. C'est un savant, et sa science est telle que celle de personne ne peut lui être comparée...
»Je poussai un cri de surprise.
»—Alors, pourquoi père ne fait-il pas de moi un savant?...
»Malgré nous, et quoique d'ordinaire nous ne parlassions qu'à demi-voix pour ne pas troubler mon père, cette fois il nous avait entendus. Nous fûmes étonnés de le voir paraître; il s'enquit de ce qui s'était passé, et, après une longue hésitation, ma mère se décida à lui faire connaître le propos qui m'avait si vivement blessé.
»Mon père se mit à rire.
»—Sorcier est presque un terme poli, dit-il. Les académies elles-mêmes mettent moins de formes dans leurs appréciations. Elles m'ont déclaré fou, fou à lier, et peu s'en est fallu qu'elles ne provoquassent mon interdiction et mon internement dans une maison d'aliénés. Voilà ce que c'est que de battre en brèche l'enseignement officiel et de découvrir la véritable raison des choses...
»Je l'écoutais avec une attention fiévreuse. Jamais je n'avais entendu autant de paroles s'échapper de ses lèvres. Il s'en aperçut, s'arrêta et me considéra longuement.
»—A quoi songez-vous? demanda ma mère, dont la voix révélait une sorte d'inquiétude.
»Mon père tressaillit et passa sa main sur son front.
»—Non, murmura-t-il, je ne riverai pas cet enfant à la chaîne que je me suis forgée moi-même. C'est assez d'un forçat de la science dans la famille...
»Tout à coup il s'interrompit, et ses yeux étincelèrent.
»—Et pourtant! s'écria-t-il, je touche au but; encore quelques mois, quelques jours peut-être, et j'aurai surpris dans les obscurités les plus profondes de la nature ces arcanes qui, jusqu'à présent, ont échappé à l'intelligence humaine!... Alors, si pénibles qu'aient été mes travaux, si douloureuses qu'aient été mes premières déceptions, je sentirai en moi un orgueil si grand et si large, qu'aucune puissance humaine ne pourra lui être comparée.
»En vérité, mon père, debout, le bras étendu comme s'il eût montré du doigt le but qui, pour lui, se dressait à l'extrémité de quelque horizon inconnu, mon père était beau comme ces thaumaturges des légendes qui commandaient aux forces du ciel et de la terre.
»—Mon ami! commença ma mère, tandis que son regard me désignait au vieillard.
»—Oui, oui, j'ai tort! fit-il en secouant la tête. A moi la science, à lui l'art. Je ne veux pas qu'il se laisse saisir par l'engrenage qui emporte un à un tous les lambeaux de moi-même. Petit, ajouta-t-il en me tapant amicalement la joue, tu seras peintre... tu seras un grand peintre.... D'ailleurs, après moi, le monde sera transformé et, dégagé des préoccupations matérielles, pourra marcher d'un pas ferme et sûr dans la grande voie de l'idéal.
»Sur un nouveau geste de ma mère, qui semblait craindre l'effet que de semblables paroles pouvaient produire sur ma jeune imagination, mon père se retira après m'avoir dit:
»—Si on m'appelle sorcier, laisse dire, il y a du vrai.
»On comprendra facilement le travail qui dès lors s'opéra dans mon cerveau. J'avais, depuis mon enfance, manifesté de grandes dispositions pour le dessin, et les premières leçons que j'avais reçues d'un peintre en renom semblaient indiquer, à ce qu'affirmaient les bienveillants, une vocation réelle.
»Mais, à partir de ce moment où mon père avait parlé, une immense curiosité s'empara de moi. Bien que ma mère évitât toute conversation qui eût trait aux travaux de mon père, je ne cessais de la questionner.
»Elle s'effrayait de cet enthousiasme sans but réel et qui menaçait de m'arracher aux travaux de l'atelier. Par un sentiment facile à comprendre, elle pensa que mieux valait me tirer de cette incertitude.
»Et voici ce qu'elle m'apprit:
»Quand elle avait épousé mon père, il était professeur de mathématiques dans un petit lycée de province. Ma mère était elle-même plus instruite que les femmes ne le sont d'ordinaire, et leur affection était née—chose bizarre—d'une sorte de sympathie scientifique. Elle avait découvert dans le professeur, simple et modeste, une largeur de conceptions, une ardeur de travail qui l'avaient frappée et enthousiasmée.
»Elle était relativement riche, possédant une quinzaine de mille livres de rente. Mon père n'avait d'autres ressources que son modique traitement: de plus, plusieurs fois déjà, l'originalité de son enseignement l'avait désigné aux foudres censitaires, et sa situation était menacée.
»Ma mère sut triompher de ses scrupules, et, leur union s'étant accomplie, mon père donna sa démission pour se livrer tout entier à ses recherches.
»Ses travaux avaient pour objet la loi première des nombres, qui (je n'explique pas, j'expose) était à ses yeux la raison de la nature physique. La découverte de cette loi, selon lui, simple et unique, devait expliquer la marche des mondes, le secret des origines et des fins de l'humanité. Il était parvenu, par l'étude des règles auxquelles obéissent les nombres, à des aperçus si nouveaux, si grandioses, que ma mère ne doutait pas un seul instant que la solution du problème ne fût possible.
»Longtemps elle l'avait suivi, aidé même dans ses travaux: ma naissance seule avait mis un terme à ses propres spéculations.
»—Quand je t'ai senti frémir dans mon sein, me disait cette courageuse et excellente femme, lorsque tu as poussé ton premier cri, j'ai compris que l'enfant était pour la mère le secret de toute la vie.
»Mon père resta livré à lui-même. Mais l'amour paternel devait exercer aussi sur lui une réelle influence. Dès lors ses recherches, jusque-là purement spéculatives, eurent un but politique. Il rêva d'arriver aux honneurs, à la fortune, et ce fut dans ce but que, résumant quelques-unes de ses découvertes, il les fit connaître au monde savant.
»Il y eut un moment de surprise, presque de stupeur. Il sembla que ce fût un monde nouveau qui s'ouvrait aux yeux de l'humanité. Mais cet étonnement, qui tenait de l'admiration, fit bientôt place à l'étroit esprit de routine qui, par malheur, domine aujourd'hui encore les adeptes de la science.
»On cria à l'hérésie, presque au blasphème. Ce fut plus que du dédain, ce fut de la colère. Le pauvre savant fut honni, insulté, mis au ban des académies; peu s'en fallut que ses enseignements ne fussent déférés à la justice. C'était, s'écriait-on, un outrage à la raison humaine que de lui supposer des règles immuables. Le clergé prit parti. Les théories de Martial étaient en contradiction avec le dogme du libre arbitre, de la responsabilité.
»Mon père lutta courageusement; mais les attaques prirent un tel caractère de violence et de passion que force lui fut de plier.
»Il avait, d'ailleurs, la placide résistance de ceux qui se savent sur le chemin de la vérité.
»Il quitta la petite ville du Midi qu'il habitait avec ma mère et moi, et où sa présence était dénoncée comme un objet de scandale.
»Pauvre père! que de souffrances, que de persécutions il dut endurer! Calme, il rentra dans son cabinet, et il répéta le mot de Diogène:
»—Pour prouver le mouvement, je marcherai.
»Seulement son esprit avait reçu une commotion qui devait influer sur son caractère. Dès lors il se refusa à toute communication avec l'extérieur. Ma mère sut seulement que ses études avaient pris une direction nouvelle.
»Pour compléter, pour étayer son système, il s'était livré à d'incessantes recherches sur les langues primitives. Ses admirables facultés le servant à merveille, il devint en quelques années d'une profonde érudition. Connaissant le sanscrit, le pâli et tous les dialectes asiatiques, il se mit en correspondance avec des indigènes de l'Hindoustan, de Chine, de Siam. Il dépensait des sommes considérables pour se procurer des manuscrits, des documents de toute nature. Avec quelle incroyable patience, avec quelle persévérance de martyr, il s'était créé des relations dans les régions les moins connues, c'est ce que l'imagination a peine à se figurer.
»Et cependant ma mère, malgré la passion intelligente qu'elle lui avait vouée, avait tenté plusieurs fois de l'arrêter sur cette pente. D'une part, cet homme, soutenu surtout par une volonté ardente, s'affaiblissait de jour en jour. Les déboires qu'il avait subis lui avaient porté un coup qui avait ébranlé tout son organisme. L'excès de travail le tuait.
»Mais ce n'était pas tout.
»Le capital de ma mère était depuis longtemps entamé. Plus de cent cinquante mille francs avaient déjà été dépensés, et notre revenu était réduit de moitié.
»Loin de s'en apercevoir et surtout de s'en préoccuper, mon père ne parlait que de dépenses nouvelles.
»Jamais je n'oublierai une scène navrante qui un jour eut lieu entre ces deux êtres que je chérissais et que je respectais plus que tout au monde!
»Ma mère reçut un jour un colis venant de l'extrême Orient. C'était une caisse couverte de signes bizarres. Mon père la fit transporter dans la salle commune, la porte de son cabinet étant trop étroite pour qu'elle pût y être introduite.
»Une curiosité bien naturelle nous attirait, et je demandai à mon père la permission d'assister à l'ouverture de la boîte fantastique...
»Il y consentit en souriant.
»Au moment où il introduisait le ciseau sous les planches, il releva la tête et regardant ma mère:
»—Cette fois, dit-il, tu ne m'accuseras pas de faire de folles dépenses.... Car ceci—et il frappa sur le couvercle—c'est un trésor que pas une fortune connue ne pourrait payer.
»Ma mère pâlit légèrement et ne répondit point.
»—Hâtez-vous, mon père! m'écriai-je avec toute l'insouciance de la jeunesse, il me tarde de voir ce trésor...
»Pour tout dire, je m'attendais à un ruissellement de diamants et de pierreries, comme en offrent à notre imagination les contes orientaux.
»Le bois gémit sous l'effort. Les clous sortirent de leur gaîne. Une odeur balsamique, exquise, s'échappa de la boîte, dans laquelle se trouvait un second coffre sculpté avec une habileté surprenante et fait d'un bois d'un brun rougeâtre, dont la provenance m'était inconnue.
»Je vois encore mon père penché sur cette caisse. Ses mains tremblaient comme s'il eût eu la fièvre, et comme je m'approchais pour l'aider, il me repoussa doucement.
»Les objets que renfermait le coffre mystérieux étaient soigneusement enveloppés de plantes séchées, et qui, ainsi que le bois, exhalaient un parfum pénétrant.
»A vrai dire, ma mère et moi, nous retenions notre respiration, haletants, inquiets comme si un sublime secret nous allait être dévoilé. Malgré les déconvenues nombreuses que ma chère mère avait déjà subies, sa physionomie s'était éclairée d'une suprême espérance.
»Enfin mon père poussa un cri de joie.
»Nous nous étions courbés pour mieux voir.... Au même instant, une exclamation de désappointement s'échappa de notre poitrine. Voici ce qui se présentait à nos regards...
»Trois fragments d'une statue, sculptée dans une pierre noire, incrustée d'arabesques qui paraissaient d'argent.
»Ces fragments, artistement rapprochés, représentaient un homme nu, assis, la jambe gauche appuyée contre la terre, la jambe droite relevée. Sur le genou droit la main s'appuyait, tandis que l'autre reposait sur l'autre cuisse.
»La tête, bien modelée, portait une sorte de casque plat ou plutôt de bonnet, s'adaptant exactement au crâne. Sur les épaules, sur le dos, sur le ventre, des caractères singuliers ressortaient avec leur teinte blanchâtre...
»Nous restions stupéfaits, immobiles. J'avais échangé avec ma mère un rapide regard, et une même question s'était formulée dans notre cerveau, sans cependant s'échapper de nos lèvres.
»—Est-il fou?...
»Quant à mon père, radieux, transfiguré, il contemplait avec une sorte de béatitude extatique cette ébauche singulière, et il prononça ces mots:
»—Le Roi Lépreux! Bua-Sivisithiweng!...»
Au moment où Archibald de Thomerville, qui lisait à haute voix le manuscrit de Martial, prononça, presque en l'épelant, ce nom barbare, Armand de Bernaye, qui paraissait écouter avec une impatience fébrile, se dressa tout à coup.
—Arrêtez! s'écria-t-il. Je vous demande de m'autoriser à adresser à ce jeune homme une question d'une importance capitale...
—I beg you pardon! fit sir Lionel; mais il est de règle absolue au Club des Morts que tout récit ayant trait à un suicide soit écouté dans le plus profond silence et sans la moindre observation de notre part...
—Vous dites vrai, sir Lionel. Vous savez que je respecte autant qu'aucun de vous les lois que nous avons édictées, et cependant, encore une fois, je vous supplie de me permettre de parler....
Il y eut un moment d'hésitation.
De fait, l'observation de sir Lionel rappelait une des obligations qui devaient être strictement observées. Les quatre hommes, Archibald, Storigan et les deux frères Droite et Gauche se rapprochèrent de la marquise, qui, toujours immobile, n'avait pas proféré un seul mot, et ils se consultèrent à voix basse. Armand semblait en proie à une agitation qui ne faisait que grandir. Après quelques minutes de pourparlers, sir Lionel revint vers Armand, et d'un signe l'attira dans un angle de la salle:
—La prudence veut, dit-il à voix basse, que nous nous conformions aux règles que nous avons établies.
—Vous avez raison, fit Armand, qui s'efforçait de recouvrer son sang-froid.
—Cependant, continua sir Lionel, je suis autorisé à vous demander communication des révélations que vous jugiez devoir faire, et, après que je les aurai transmises à nos frères, ils décideront.
Armand parut hésiter; puis:
—Sir Lionel, dit-il d'un accent à peine perceptible, je crois être certain que le père de ce malheureux jeune homme a été assassiné en Indo-Chine... et que j'ai moi-même assisté à ses derniers moments. Déjà la ressemblance de Martial avec la victime de ce crime m'avait profondément frappé... maintenant c'est une certitude qui s'impose à moi...
—Je crois, reprit sir Lionel, qu'il est préférable de connaître en sa totalité le manuscrit de Martial avant de lui faire cette révélation, qui, au moment présent, me paraîtrait prématurée.
Armand baissa la tête en signe d'adhésion.
—D'autant plus, continua l'Anglais, que vous pouvez être le jouet d'une illusion, d'une erreur...
—Oh! c'est impossible! L'homme qui est mort entre mes bras, au Cambodge, était bien le père de ce jeune homme. Et cependant, je m'incline devant votre décision, j'attendrai!
Pendant ce court colloque, Martial avait relevé la tête. Absorbé dans ses pensées, il n'avait pas suivi les diverses péripéties de cet incident et n'avait pas compris le sens de l'interruption.
—Continuez, fit Armand, s'adressant à M. de Thomerville.
Et celui-ci reprit sa lecture:
«Les sons rauques, bizarres, que venait de proférer mon père nous frappèrent d'une sorte d'épouvante.
»—Que dites-vous? s'écria ma mère.
»—Ah! vous ne pouvez pas me comprendre! fit mon père, dont la tête se redressa avec une indicible expression de triomphe. Le Roi Lépreux! le dernier souverain de cette nation des Khmers, qui, il y a plus de quinze siècles, régnait sur le premier empire du monde oriental!... Vous me considérez avec surprise, vous vous demandez si j'ai bien toute ma raison. Eh bien, écoutez-moi! Regardez cette statue, divisée en trois fragments; elle va disparaître pour quelques années, cachée dans les profondeurs de la terre; mais le jour où elle reparaîtra, vous serez, vous, êtres chéris de mon cœur, plus riches et plus puissants que les rois et les empereurs!
»Son visage rayonnait d'enthousiasme. Malgré nous, nous nous sentions saisis par cette ardeur communicative. Et sur moi surtout, jeune, vivace, plein de force et d'ambition, ces rêves, évoqués tout à coup, produisaient une sorte de fascination. Ah! qui donc, à quinze ans, n'a pas, dans les mirages de la jeunesse, rêvé des richesses colossales? Est-ce amour de l'or, avidité, avarice? Non pas! c'est désir inné d'avoir entre les mains l'outil des grandes choses! Pouvoir jeter les millions, n'est-ce pas, dans notre civilisation, posséder le pouvoir de centupler les forces humaines, d'élargir par delà l'infini le cercle de l'activité générale?...
»—Et que nous coûtent cette caisse... et cette statue? demanda ma mère avec inquiétude.
»Je l'avoue, à cette question, tombant subitement comme une douche d'eau glacée sur un foyer brûlant, peu s'en fallut que je n'accusasse ma mère d'égoïsme, d'étroitesse d'idées. Tout entier à sa joie, mon père répondit avec une sorte de désinvolture:
»—Presque rien: quinze mille francs!
»J'entendis un cri. Pâle, chancelante, ma mère s'appuyait à un meuble pour ne pas tomber. Mon père s'élança vers elle.
»—Mon amie! s'écria-t-il, je t'en supplie... ne t'effraye pas! ne me reproche pas cette dépense!... C'est le couronnement de mes efforts! c'est la fortune!... Quinze mille francs! je te les rendrai au centuple!...
»Elle eut un sourire désolé, et cependant sublime de résignation. Elle prit mon père par les épaules et l'embrassa.
»—Tout ce qui est ici vous appartient! dit-elle.
»Mon père, égoïste comme tous les inventeurs, laissa éclater sa joie: un instant après, je l'aidais à transporter dans son cabinet les trois fragments de cette bizarre statue, qu'il avait désignée sous le nom de Roi Lépreux. Étant seul avec lui, je me hasardai à lui demander ce qu'était ce roi, dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler.
»—Je n'ai pas le temps de te donner de longues explications, me répondit-il; sache seulement que le roi Lépreux est le dernier des souverains qui, au troisième siècle de notre ère, régna sur l'immense empire des Khmers.
»—Les Khmers! m'écriai-je, quel est ce peuple?...
»Mon père garda un instant le silence.
»—Jamais peut-être nation ne fut plus forte et plus grande, reprit-il avec solennité; ces hommes réduits maintenant à l'état d'esclaves, possédèrent les secrets de la science avant que ses premiers éléments eussent pénétré jusqu'à nous.
»Puis, s'arrêtant tout à coup comme s'il eût parlé plus qu'il ne le désirait:
»—Laisse-moi, cher enfant! j'ai besoin d'être seul.
»Et comme, attristé de ce renvoi, je baissais la tête, il vint à moi, et prenant mes deux mains entre les siennes:
»—Écoute-moi, me dit-il: voici que maintenant tu es un garçon raisonnable, il faut que je puisse avoir en toi une confiance absolue. Je connais ton cœur, et je le sais bon et généreux. Tu aimes ta mère, n'est-il pas vrai?
»—Si je l'aime!... à donner ma vie pour elle!
»—C'est bien. Je te fournirai l'occasion de lui prouver ton affection et ton dévouement. Il se peut que cette occasion...
»Il balbutiait comme si les paroles qu'il devait prononcer lui eussent été trop pénibles.
»—Achevez! m'écriai-je, ma mère court-elle donc quelque danger?
»—Non! reprit-il vivement, mais tu sauras plus tard que l'esprit des femmes est tel que toutes les impressions prennent en elle une valeur exagérée.... La grande amitié que me porte ta mère lui rendra douloureuse... certaine nécessité à laquelle je ne puis échapper...
»Je regardais mon père avec un effroi que je ne cherchais même pas à dissimuler. Il s'en aperçut et se hâta de dire pour me rassurer:
»—Vois, voici que toi-même tu t'épouvantes... J'aime mieux tout te dire, sachant que tu es plus fort que ta mère.... Je vais partir...
»—Partir!... Comment!... Nous abandonner!...
»—Un bien grand mot! Je dois—pour de très graves intérêts qui intéressent à la fois et la science et votre avenir à tous deux—quitter la France pendant quelque temps.
»J'étais stupéfait. Jamais mon père ne sortait, fût-ce seulement de notre appartement.
»—Et où allez vous?
»—Loin, très-loin, dans un pays dont le nom même t'est probablement inconnu... en Chine... au Cambodge...
»C'était pour moi, je dois le reconnaître, comme s'il eût parlé une langue ignorée.
»—Dans quelques jours, j'attends un étranger: c'est avec lui que je partirai. J'ai d'abord d'importantes occupations qui me retiendront pendant quelque temps à Paris, puis je m'embarquerai. Voilà ce que j'avais à te dire. Prépare doucement ta mère à cette séparation... nécessaire. Je puis compter sur toi, n'est-ce pas, mon cher enfant?
»Je ne lui répondis que par mes larmes; et cependant le respect qu'il m'inspirait était tel, que je ne songeai même pas à combattre sa résolution. Au contraire, j'éprouvais un certain sentiment de fierté à assumer le rôle de consolateur qu'il me confiait.
»Hélas! je ne supposais pas alors que de ce jour dût commencer pour nous une série de désastres et de douleurs qui devaient conduire ma mère au tombeau et moi-même au suicide.
»Lorsque j'annonçai à la pauvre femme la résolution que m'avait fait connaître mon père, elle eut un élan de désespoir.
»Elle courut à son cabinet et resta longtemps enfermée avec lui. Que lui dit-elle? Quelles explications put-elle obtenir? C'est ce que je ne pouvais deviner.
»Mais lorsque ma mère revint auprès de moi, ses yeux étaient gros de larmes, et, suffoquée par les sanglots, elle fut pendant quelque temps sans pouvoir parler.
»Enfin, parvenant, grâce à mes caresses, à reprendre son sang-froid, elle me dit:
»—Mon Martial aimé, ne crois pas que j'aie le droit d'adresser le moindre reproche à celui qui a consacré sa vie à une œuvre sublime. Hélas! ces âmes d'élite se créent des devoirs qui, pour nous, semblent n'avoir pas de suffisantes raisons; mais la conscience de ton père ne peut le tromper.
»—Ainsi il partira, vous le permettrez?
»—Il partira... et quand il se séparera de nous, je trouverai la force de cacher ma douleur.
»Je comprenais qu'elle était héroïque à force de dévouement.
»Quelques jours se passèrent, pendant lesquels mes parents s'occupèrent de régler les affaires d'intérêt. Il restait encore à ma mère cent vingt et un mille francs. Mon père emportait avec lui, pour les frais de son voyage, le reliquat des cent mille francs, qui furent placés par lui chez un ancien banquier de Bordeaux, avec lequel il avait été en relations depuis longtemps et qui était, je crois, d'origine portugaise. On le nommait Estremoz. Il était en relations suivies avec l'Amérique méridionale et les Indes. Les intérêts qu'il devait servir régulièrement à ma mère étaient pour nous mettre à l'abri du besoin.
»Un soir, un personnage étrange se présenta chez mon père.
»Étrange, ai-je dit. Cette expression rend à peine l'impression profonde que je ressentis en le voyant.
»Bien que nous fussions alors en plein été, il était caché sous un énorme manteau qui le couvrait tout entier, et son front s'abritait sous un large chapeau qui dissimulait son visage.
»Mais à peine eut-il pénétré dans la maison, à peine mon père se fut-il avancé au-devant de lui avec des démonstrations de respect vraiment singulières, que l'inconnu, sur l'invitation qui lui en fut faite, se débarrassa de ce manteau.
»C'était le soir, ai-je dit. Les lampes éclairaient la grande salle où nous nous réunissions pour le repas de famille, et sous leur lumière brillante, l'étranger me fit l'effet d'une apparition fantastique...
»Tel je me figurais les personnages mystérieux des temples bouddhiques.
»C'était un vieillard, à en juger par les rides multiples qui se croisaient sur son visage, et qui se confondaient de curieuse façon avec des lignes rouges, bleues et noires, tatouées dans l'épiderme. Le nez, large, s'écrasait sur des lèvres sans couleur, qui, s'ouvrant, laissaient voir des dents d'un brun noir.
»Ses épaules et sa poitrine étaient couvertes d'une sorte de tunique bizarrement rayée, et serrée à la taille par une large ceinture tissée—du moins je le crois—de fils d'or pur; et sur cette ceinture étincelait une tresse noire, constellée de pierres semblables aux plus purs diamants.
»La tunique tombait jusqu'aux pieds nus, et protégés seulement par une large semelle, avançant en pointe au devant des doigts.
»Des manches larges sortaient deux bras maigres, qu'un bracelet d'or, large de deux pouces, serrait au-dessus du coude.
»Mais ce qui mit le comble à ma surprise, c'est que le personnage fantastique, après avoir échangé avec mon père quelques mots, d'ailleurs parfaitement incompréhensibles pour moi, se prosterna devant ma mère, et d'une voix gutturale et sonore à la fois (on eût dit l'écho d'un instrument de cuivre) prononça ces paroles, dans le français le plus pur:
»—Le Roi du Feu salue la compagne du roi de la Science!
»Puis se relevant, il se tourna vers moi et ajouta:
»—Enfant! aime ton père, aime ta mère, et tu seras digne d'être homme!
»Un instant après, mon père et l'étranger s'étaient enfermés dans le cabinet de travail.
»J'aurais bien désiré interroger ma mère, mais elle s'était abîmée dans ses réflexions. Je ne l'osai pas.
»Quant à moi, mon imagination surexcitée évoquait des rêves ensoleillés de pierreries et de diamants. Je sentais des désirs passionnés, c'était un songe d'or dans lequel je me plaisais à me perdre tout entier.
»Lorsque je m'endormis, il me sembla que j'étais transporté au milieu de régions éblouissantes où se dressaient des pagodes gigantesques, dont les pilastres étaient taillés en plein diamant.
»Au point du jour, je m'éveillai brusquement.
»—Martial, me dit ma mère, viens embrasser ton père.
»—Quoi! part-il déjà? m'écriai-je.
»Et, malgré moi, mon cœur se serra d'une indicible angoisse.
»Pauvre père! ce fut la dernière fois qu'il me fut donné de serrer contre mes lèvres votre visage vénéré.
»Il me prit dans ses bras, et comme, par un mouvement instinctif, je me laissais tomber à genoux, il plaça ses mains sur mon front et me bénit...
»L'étranger était près de lui, enveloppé dans le manteau qui dissimulait son étrange costume.
»Une chaise de poste s'était arrêtée devant la porte. Le postillon aida à charger la caisse, que je reconnus pour celle qui contenait les trois fragments de statue.
»Ma mère se jeta dans les bras de mon père; mais cette femme stoïque tenait parole. Son cœur débordait de sanglots, mais son visage était calme et ses lèvres souriaient.
»Le signal du départ fut donné. Le fouet claqua dans l'air, les roues s'ébranlèrent.
»Je restai seul avec ma mère, qui, chancelant tout à coup, fût tombée sur le sol si je ne l'eusse retenue.
»J'ai longuement raconté cet épisode, non dans le but d'exciter chez ceux qui le liront une curiosité que je ne puis satisfaire, mais pour donner des indices si faibles qu'ils soient, grâce auxquels peut-être la trace de mon père bien-aimé pourra être retrouvée.
»Faut-il le pleurer! faut-il le venger!»
Archibald de Thomerville avait interrompu un instant sa lecture. Ses regards et ceux de sir Lionel s'étaient fixés sur Armand de Bernaye, dont la pâleur était livide sous son masque, et dont les yeux étincelaient. Armand comprit le sentiment qui les animait. Le portrait de celui qui s'était dit «le roi du Feu» ne concordait-il pas de singulière façon avec celui de Soëra, l'étrange personnage qui vivait sous le toit de M. de Bernaye et lui paraissait dévoué comme un esclave? Seul l'âge différait. Armand, d'un signe, indiqua aux deux hommes qu'il partageait leur émotion.
—Continuez, dit-il à Archibald.
Mais à ce moment Martial se leva vivement.
—Messieurs, dit-il, vous m'avez demandé tout à l'heure si j'étais prêt à vous faire connaître ma vie et les circonstances qui m'ont jeté, quoique jeune et vigoureux, sur la voie du suicide. Une sorte de honte m'était montée au front, et j'avais accepté comme moyen terme la lecture de ce manuscrit. Il me semblait que passant par la bouche d'autrui, mes aveux perdraient de leur poignante gravité. C'était encore une faiblesse, je dis plus, une lâcheté. Je veux que ce soit la dernière. Depuis que j'ai entendu votre voix vibrante d'honneur me parler du devoir, depuis que je respire cette atmosphère chaude dans laquelle il me semble que passe un souffle de probité, je me sens devenir un autre homme. J'étais faible, je suis fort; j'avais peur de mes propres souvenirs, je veux les regarder en face. Ne lisez plus, je vous parlerai, et cette confession que vous réclamez de moi, je veux vous la faire complète, sans réticence, mettant dans chacune de mes paroles mon âme tout entière, avec ses défaillances... Écoutez-moi donc.
Un murmure d'approbation sortit de toutes les poitrines.
—Parlez, dit Armand. Et n'oubliez pas que nous sommes de ceux qui, ayant combattu le combat de la vie, sommes sortis de la lutte cuirassés d'indulgence et de raison.
Martial garda un instant le silence, le front penché sur sa main. Puis il releva la tête et commença:
«Dans ces premières années dont vous venez d'entendre le récit, dit-il, il est un point sur lequel je n'ai pas suffisamment insisté, et qui cependant explique tout ce qui s'est passé depuis. Loin de moi la pensée d'adresser à ma mère un reproche que la pauvre morte—car je n'ai plus ma mère, messieurs,—n'a jamais mérité.
»Elle éprouvait pour moi une de ces passions que connaît seul le cœur des mères. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père, si savant et si grand dans sa persévérance, se reportait sur moi, mais dans un autre sens. Ainsi que mon père l'avait dit, c'était vers les grandeurs de l'art que toutes mes aspirations avaient été dirigées.
»Quelques essais heureux avaient donné à ceux qui m'entouraient croyance en un talent qui, peut-être, se fût développé, si je n'avais été entraîné plus tard dans une voie mauvaise. J'étais enthousiaste, j'avais foi en moi, et ma grande facilité me trompant moi-même, je n'avais pas dans le travail cette volonté ferme et presque brutale qui seule produit les grandes œuvres.
»Ma mère, indulgente et fière de son fils, était convaincue que peu d'années me suffiraient pour que j'eusse conquis ma place au milieu des plus grands, sinon même au-dessus d'eux. Et moi, je me berçais de ces chimères, gaspillant des facultés, réelles d'ailleurs, dans des essais toujours inachevés. J'ébauchais tout, je ne terminais rien. La soif du mieux m'empêchait de faire bien. A peine avais-je choisi un sujet, à peine en avais-je tracé les lignes, placé les ombres, qu'il me semblait que le cadre était trop étroit pour le développement de mes puissances d'artiste.
»Et je cherchais ailleurs. Si ma mère m'adressait quelques observations, je lui répondais par ces longues et brûlantes tirades qui jaillissent de tout cerveau de vingt ans, et pour lesquelles elle s'enthousiasmait à son tour. «Tu es aussi grand que ton père!» me disait-elle, et c'était le plus grand éloge qu'elle pût m'adresser...
»Dès que mon père fut parti, la maison nous sembla bien vide; malgré son courage, ma mère ne pouvait dissimuler complétement les amères tristesses qui remplissaient son cœur. Songez-y bien, jamais elle n'avait été séparée de celui auquel elle avait voué sa vie tout entière; et maintenant voilà qu'il s'en était allé vers ces pays inconnus qui semblent ne point appartenir au monde réel. Un jour elle me dit que son absence durerait au moins deux années. Et disant cela, ses lèvres tremblaient comme lorsqu'on retient ses larmes. Une lettre lui avait fait connaître ce délai, en même temps qu'elle lui annonçait l'embarquement de mon père. Et cependant, dans les lignes tracées par lui, il régnait une telle chaleur d'espérance, de conviction, il parlait si hardiment—lui que nous étions habitués à regarder comme infaillible—d'immenses richesses à recueillir, il décrivait avec tant de complaisance l'existence de bonheur qui suivrait son retour, que, plus insouciant, j'en étais venu à ne pas regretter qu'il nous eût quittés.
»Mais cependant la grande salle triste me faisait froid au cœur. Depuis longtemps déjà je caressais un rêve. Je ne sais quel beau parleur m'avait convaincu qu'à Paris seul le véritable talent trouve à se faire jour. Ces semences jetées en moi avaient promptement germé. Paris m'apparaissait dans le lointain d'un nuage éblouissant. D'abord je n'osai pas en parler à ma mère. Voudrait-elle quitter la maison où elle avait été si heureuse? Je ne songeais pas à l'abandonner. Non, pas encore.
»Mais je me laissais aller à cette langueur qui accompagne le désir persistant, caché et inassouvi. Je ne travaillais plus; chaque jour, jetant mes pinceaux à peine touchés, je courais à travers la campagne. Je cherchais de préférence les plus hautes collines, et je les gravissais d'une seule traite, comme si de leur sommet j'avais pu apercevoir la grande ville que mes yeux cherchaient à l'horizon.
»Cet état de fièvre, suivi d'abattements inexpliqués, ne pouvait longtemps échapper à l'œil clairvoyant de ma mère. Elle m'interrogea. Je ne savais pas mentir, et je lui avouai tout. Paris! Paris! là seulement je pourrais donner cours à toute la fougue de travail que je sentais bouillonner en moi...
»Elle me crut. J'avais l'éloquence des rêveurs. Et puis n'était-elle pas habituée à se sacrifier? Et, certes, c'était la plus grande preuve d'amour qu'elle pût me donner... car, savez-vous ce qu'elle fit?
»Un jour, elle me dit que, s'il l'eût fallu, elle eût été prête à sacrifier tous ses souvenirs du passé, qui l'attachaient à la maison du père, pour m'accompagner à Paris, mais elle avait consulté. Avec ses ressources, il nous serait impossible de trouver dans la grande ville l'aisance et la tranquillité, tandis que là où elle était, elle pouvait—restant seule—se contenter d'un revenu assez modique pour me donner les moyens de me livrer à Paris aux études que nécessitait le soin de mon avenir.
»Et moi, égoïste, je ne vis pas qu'en disant cela, ma pauvre mère était blanche comme une morte. Oui, sur des conseils donnés de bonne foi, elle était persuadée qu'à Paris, elle serait une gêne pour moi. On lui avait dit—des artistes de passage, sans valeur, mais qu'elle croyait parce qu'ils me flattaient—on lui avait dit que le véritable travailleur avait besoin d'être seul, d'être libre, qu'il me fallait sentir sur mon front de poëte le grand souffle de l'indépendance... que sais-je, moi? Bref, la bien-aimée femme eut foi en ces théories, qui la séduisaient d'autant plus qu'elles répondaient aux élans d'admiration que lui inspirait ce qu'on appelait mon génie. Triste jour, que celui où j'eus l'horrible courage d'accepter cet abandon qu'elle me faisait de toutes ses préférences. Je l'ai dit, il lui restait un revenu de cinq ou six mille francs environ. Elle gardait mille francs pour elle, le reste était pour moi. C'était l'outil qu'elle me mettait aux mains, et, m'embrassant avec la ferveur passionnée des mères, elle me disait:
»—Va, je suis sûre de toi!
»Je n'eus pas la force, à peine la pensée de refuser. Elle m'avait si bien habitué à ses abnégations, que j'en comprenais peu la grandeur.
»Je partis. J'arrivai à Paris.
»Ici, quelques mots d'explication sont nécessaires. Vous n'ignorez pas qu'il y a quatre ou cinq années, la lutte s'était engagée ardente entre ceux qu'on appelait en peinture comme en littérature les classiques et les romantiques. Mon éducation provinciale me lançait dans le camp des premiers. Aussi, dès que je me mis en relations avec les jeunes artistes de Paris, éprouvai-je une de ces déceptions qui sont atroces et poignantes au cœur des novices.
»Je n'avais rien, ni couleur, ni vitalité, ni passion. Je peignais froid, poncif: c'était déjà le mot consacré. J'eus un moment de découragement profond. Mais la bienveillance des uns, la camaraderie intéressée des autres me rendirent mon énergie, du moins je le crus.
»J'étais tombé dès le principe au milieu d'une de ces coteries d'incompris dont le temps se dépensait en déclamations stériles et qui se croyaient appelés aux plus hautes destinées parce qu'ils exposaient en termes redondants les théories de ce qu'ils appelaient le grand art, l'art de la nature...
»Je n'eus pas de peine à me mettre au niveau de ces intelligences faussées. De travail il était à peine question. Ce qu'il fallait avant de jeter ses idées sur la toile, c'était les avoir bien répétées, ressassées et, à force de parler, on s'apercevait qu'on n'avait plus le temps d'agir...
»J'écrivais à ma mère; et il est facile de comprendre que je ne me faisais point faute de lui exposer, dans de longues lettres, les banalités éblouissantes dont mon cerveau emportait chaque jour l'écho, au sortir de nos réunions paresseuses.
»Elle m'admirait, et me voyant à travers le prisme de son amour, elle me répondait qu'elle était heureuse et fière de m'avoir envoyé à Paris, qu'elle comprenait le magnifique éveil de ma nature, l'épanouissement de mes facultés...—Tu as raison, me disait-elle, replie-toi sur toi-même, et quand le jour sera venu, frappe un de ces grands coups qui, te donnant la gloire, me donneront à moi l'immense bonheur.
»Gloire! bonheur! hélas! que tout est loin de moi maintenant!
»En somme, pour le milieu où je me trouvais, j'étais riche, et je m'étais tout à coup vu entouré par cette foule de parasites qui s'attachent aux jeunes gens et leur font une cour, comme à un souverain.
»Comme, après tout, j'avais fait d'assez fortes études, j'étais supérieur à cette tourbe d'impuissants qui, dans un but facile à comprendre, exaltaient ce talent encore en enfance. Ils me proclamaient chef d'école, ils se déclaraient trop heureux de se dire mes élèves; du matin au soir, ils encombraient mon atelier, où l'atmosphère était lourde de la fumée des pipes, ou aux phrases creuses se mêlait le choc des verres sans cesse remplis et plus vite vidés.
»Et moi, plein d'orgueil, buvant ces louanges qui me montaient au cerveau comme une liqueur frelatée, je me croyais grandi de toute la petitesse des autres...
»Cependant, par une sorte de pudeur vis-à-vis de ma propre conscience, je m'étais mis au travail.
»Tandis que les autres péroraient, étendus sur mes divans, j'étais parvenu à m'isoler au milieu de ce tapage.
»J'ébauchais une Sarah d'après la Baigneuse d'Hugo. Un jour, un de mes courtisans s'approcha de la toile sur laquelle je me tenais courbé, et, avec lui, ses compagnons se mirent à examiner longuement mon travail. Je ne les voyais pas: je m'absorbais dans ma propre pensée. J'éprouvais un de ces rares moments de bonheur où l'âme, oubliant la terre, se laisse entraîner, comme si elle s'était détachée du corps, dans les espaces infinis de l'art...
»—Admirable! sublime! Rubens et Rembrandt! Delacroix n'est qu'un enfant! Enfoncés les Ingristes!
»A ces exclamations répétées, et qui se croisaient avec de petits cris d'admiration, je levai la tête. Ils étaient là tous debout, dans une attitude presque grotesque à force d'admiration forcée.
»—Martial, dit l'un, dès aujourd'hui tu es le maître...
»—Le roi du Salon, si toutefois ces misérables routiniers ne nient pas le soleil!
»Je rougissais, mais un indicible bonheur remplissait mon âme. Et tout en me défendant contre ce que je daignais encore appeler d'amicales exagérations, je me disais:
»—Oui, je suis grand! oui, je suis maître!...
»L'un d'eux ajouta:
»—Quand elle verra cette patte, elle consentira à tout.
»—Elle! fis-je avec surprise. De qui parlez-vous?
»-Oh! ceci est, ou plutôt était un grand secret. Mon cher, il s'agit d'une femme, la plus belle, la plus forte, la plus intelligente qui jamais ait compris l'art...
»—Vous la nommez?
»—Isabelle!
»—En effet, il me semble vous avoir entendus prononcer ce nom.
»—Écoute. Tu vas tout savoir. Isabelle est la fille la plus étrange qui oncques ait paru parmi nous. D'où vient-elle? de quelque région où les corps humains sont pétris de lumière et de soleil. C'est la perfection plastique dans toute sa magnificence. Et sais-tu ceci? Tous, nous avons supplié Isabelle de nous permettre de reproduire sur la toile cet idéal de la beauté humaine... A tous elle a refusé. Et elle nous a dit: Le jour où parmi vous se lèvera un maître incontestable, incontesté, un de ces hommes marqués du sceau divin, et qui assurent à leur modèle l'immortalité de la gloire, ce jour-là, j'irai à ce maître et je lui dirai: Me voilà!
»Il est facile de comprendre quelle curiosité passionnée ces étranges paroles me mirent au cœur!
»Quelle était cette femme dont mes amis parlaient avec enthousiasme?
»—Qu'elle vienne! m'écriai-je, et si elle me trouve digne d'elle, je jure que de cette beauté je saurai faire un chef-d'œuvre immortel!
»Le lendemain, Isabelle se présentait à mon atelier.
»En vérité, nulle expression ne saurait rendre l'émotion profonde, instantanée, qui s'empara de moi, quand elle parut dans l'encadrement des tentures, avec ses longs yeux noirs ombragés de cils qui tamisaient le regard, avec ses lignes sculpturales, et cependant animées d'une vie superbe, avec cette carnation idéale sous laquelle on sentait courir le sang chaud et puissant. On lui avait fait cortége comme à une reine.
»Drapée dans un châle de peu de valeur, qui moulait son corps, elle s'approcha de moi, et me regarda longuement. Moi, je la dévorais des yeux. Sans parler, elle rejeta le bonnet qui couvrait son front, et de sa nuque s'échappa un flot de cheveux noirs qui, se déroulant comme un manteau, vint toucher la terre.
»Puis, ses mains fines comme celles d'une reine, se posèrent sur ma main, et elle me dit:
»—Tu m'as appelée! je suis venue!
»Certes, après ce qui m'avait été dit la veille, c'était là pour mon orgueil un de ces triomphes qui laissent dans l'âme une trace ineffaçable...
»—Suis-je belle? me demanda-t-elle avec un sourire.
»Belle! elle l'était à perdre les âmes, à tuer dans la conscience tout autre sentiment que l'adoration de la créature...
»Ah! messieurs, cette femme qui venait à moi, cette femme dont la présence était pour moi comme la consécration de mon génie, cette création résumant en elle toutes les séductions de la forme et de la vie, ne l'avez-vous pas deviné déjà...
»C'était celle qui, plus tard, après s'être jetée dans toutes les débauches, après avoir déchiré avec la cruauté des bêtes fauves le cœur des naïfs et des croyants, est devenue la courtisane froide, implacable, qui flétrit et qui tue, la Phryné à laquelle s'est attaché comme un stigmate effrayant un surnom presque hideux...
»C'était le Ténia, c'était celle que vous nommez la duchesse de Torrès.»
En prononçant ce nom, Martial tressaillit tout entier; une crispation douloureuse convulsa ses traits. Il s'arrêta. D'un mouvement violent, il arracha sa cravate, comme s'il se fût senti étouffer, puis il essuya de la main son front, que mouillait une sueur glacée. Tous se taisaient, comprenant que l'heure était venue des pénibles aveux. Oui, ils connaissaient cette femme, dont le nom n'était jamais prononcé qu'avec mépris, avec une secrète épouvante, cette femme qui, on s'en souvient, avait allumé dans le cœur de M. de Silvereal une de ces passions qui poussent à l'infamie et entraînent jusqu'au crime. Martial se roidit contre l'angoisse qui lui étreignait le cœur, et, baissant la voix comme à son insu, il reprit:
—Pourquoi cette femme m'avait-elle choisi pour victime? Quel caprice sinistre l'avait conduite vers moi? Je l'ai su plus tard... je vous le dirai.
«En ce moment, j'étais fou. Et comme je la contemplais sans trouver la force de lui adresser une seule parole, elle s'éloigna et monta légèrement sur un de ces escabeaux qui servent de piédestal aux modèles.
»Là, en pleine lumière, sous un rayon de soleil qui semblait se dégager du ciel pour lui faire un diadème d'or, sans embarras, sans honte, elle fit un mouvement... et ses vêtements tombèrent à ses pieds...
»Et moi, ébloui, saisi au cœur et au cerveau par cette apparition qui semblait une statue vivante, nouveau Pygmalion d'une Galathée plus belle que le marbre, je m'écriai:
»—Non! je ne suis pas digne de cet idéal!
»Puis, me contredisant moi-même, je saisis mes brosses et effaçai avec une sorte de rage l'ébauche de cette Sarah qui, maintenant, me semblait un crime de lèse-beauté!
»Elle fit un geste; on nous laissa seuls.
»—Et maintenant, dit-elle, à l'œuvre, maître!
»Oui, je travaillai avec une ardeur qui tenait du délire. C'était une folie intense qui brûlait mon cerveau et me desséchait la poitrine.... Je travaillai sans relâche, sans fatigue. Isabelle, avec son sourire de reine, semblait ne pas ressentir la lassitude.
»Quand l'esquisse fut terminée—c'était la Vénus que les amis trop complaisants ont admirée au Salon—Isabelle vint à moi, et s'agenouillant à mes pieds:
»—Je t'aime! me dit-elle.
»Oui, elle me l'a dit, ce mot divin pour lequel j'aurais donné ma vie, mon honneur. Et quand ses lèvres touchèrent les miennes, il me sembla que son souffle était brûlant comme celui des damnés!
»Ah! je lui appartenais! et je croyais qu'elle était à moi. Cette femme prit possession de ma volonté, de ma conscience.... Elle disait: Je veux! et je me courbais comme un esclave...
»Que vous dirai-je, maintenant, que vous n'ayez déjà compris? Cette femme, ce fut le mauvais génie qui s'attacha à moi, et qui, prenant mon cœur entre ses mains, le tordit jusqu'à ce qu'elle en eût exprimé la dernière goutte de sang... Était-ce donc de l'amour que j'éprouvais pour elle? Peut-on bien donner le nom d'amour à cette passion envahissante, dominatrice, énervante, qui vous réduit à l'état de serf de la chair? Pour un regard, j'aurais commis un crime. Je ne savais plus, je ne pensais plus, je ne vivais plus! Elle, toujours elle!...
»Le tableau, je vous l'ai dit, eut un succès prodigieux. De ce pas, je fus sacré peintre.
»Oh! écoutez bien ceci.
»Malgré tout, il y avait encore en moi ces naïvetés d'enfant qui centuplent la joie du premier succès. Le matin, je courais au Salon, et là, seul, avant l'arrivée du public, je me plaçais devant mon œuvre, et je la regardais, me disant:
»—Tout à l'heure, ils viendront l'admirer, et cela est de moi!
»Ou bien encore, je me glissais dans les groupes, étudiant les visages, cherchant à surprendre un mot, une louange. J'attendais un nouveau venu, il y avait autour de mon nom comme une atmosphère de bienveillance... J'étais heureux.
»Un jour, j'eus une étrange vision.
»Quand je pénétrai dans le grand salon où mon tableau occupait une des places d'honneur, j'aperçus dans la pénombre du jour un peu gris une forme arrêtée devant mon tableau...
»Quelqu'un m'avait donc devancé? Quel était cet admirateur mystérieux qui recherchait ainsi la solitude pour mieux étudier ses propres impressions?...
»Je m'avançai en étouffant le bruit de mes pas, et j'eus peine de retenir une exclamation...
»Devant la Vénus de l'art, était la Vénus vivante. Oui, c'était elle, Isabelle, c'était ma maîtresse!...
»Légèrement courbée en arrière, les prunelles agrandies, les narines dilatées, elle contemplait le tableau avec une expression d'indicible orgueil.
»Était-ce donc la joie de reconnaître une fois de plus la valeur de celui qu'elle aimait? En vérité, je le crus naïvement... et je m'approchai d'elle.
»Elle ne m'entendit pas, et je surpris ces mots qui erraient sur ses lèvres:
»—Je suis belle! belle à être reine!...
»—Que fais-tu là? m'écriai-je.
»Elle tourna vers moi ses grands yeux, clairs comme le ciel; j'y vis passer comme un éclair.
»Elle me fit peur. Il y avait dans son regard une sorte de menace, quelque chose comme de la haine.
»—Isabelle! fis-je en lui saisissant les mains.
»Elle se dégagea lentement, toujours sans prononcer un seul mot; puis tout à coup, comme si une pensée bizarre eût traversé son cerveau, elle poussa un bruyant éclat de rire et s'enfuit.
»Avant que je fusse revenu de ma stupeur, elle avait disparu. En vérité, j'étais frappé en plein cœur d'un de ces mystérieux pressentiments qui vous tenaillent et vous causent une horrible et sourde souffrance. Je courus à mon atelier. Elle n'était pas encore revenue.
»—C'est un caprice, me disais-je en essayant de me rassurer.
»Une heure, deux heures passèrent. Elle ne paraissait pas.
»Vers midi, un étranger se présenta chez moi.
»C'était un Anglais, lord S...
»—Monsieur, me dit-il avec ce léger accent qui, en ralentissant la phrase, la rend plus froide et plus mesurée, combien voulez-vous me vendre votre tableau?
»Vendre mon tableau! vendre cette œuvre où j'avais mis tout mon cœur et toute ma vie! Ah! en vérité, à mon tour, j'éclatai de rire.
»—Je ne vends pas mon tableau, répondis-je sans même réfléchir à l'inconvenance de mon attitude.
»Lord S..., sans se départir de son flegme, plongea sa main dans la poche de son paletot et en tira un portefeuille.
»—Monsieur, reprit-il, je suis riche, très-riche. Fixez vous-même le prix de cette toile, et je l'accepte sans discussion...
»Redevenu maître de moi-même, je répondis plus calme:
»—Excusez-moi, monsieur, si je n'accueille pas avec la reconnaissance prévue par vous les offres que vous voulez bien m'adresser. L'artiste vous remercie, mais l'homme ne peut que vous répéter ce qu'il vous a dit tout à l'heure: Je ne vends pas ce tableau...
»—Et pourquoi?
»Il promena ses regards autour de lui. Pour être plus confortable que celui de mes jeunes confrères, mon atelier n'offrait cependant pas ce luxe sérieux et grave que comporte une grande fortune. Donc, il s'étonnait que je refusasse cette fortune peut-être. Je compris sa pensée:
»—Votre bienveillance, monsieur, a droit, en effet, à une explication. Si je refuse de vous vendre ce tableau, ce n'est pas, croyez-le bien, pour obtenir de vous des concessions par un moyen indigne d'un artiste qui se respecte lui-même. Un intérêt spécial, ou plutôt un sentiment profond fait un devoir pour moi de la conservation de cette toile.
»A ces paroles, je remarquai que mon interlocuteur pâlissait légèrement.
»—Deux mille guinées, dit-il.
»—Monsieur, cette insistance...
»—Quatre mille guinées...
»—Encore une fois, je refuse...
»—Alors, monsieur, dit d'une voix nette et tranchante l'étrange personnage, je vous tuerai.
»Devant cette menace insensée, je crus avoir devant moi un monomane, un fou.
»—Pardon, monsieur, dis-je en souriant, si admirable à votre sens, du moins, que soit une œuvre d'art, elle ne peut valoir la vie d'un homme.
»Lord S... me regarda en face.
»—Monsieur, dit-il, il me faut ou ce tableau ou votre vie.
»—Mais, à votre tour, expliquez-vous, car je commence à me demander si réellement vous jouissez de toute votre raison.
»—Je ne suis pas fou, reprit lord S..., mais ma volonté est irrévocable. Il ne m'appartient pas de m'expliquer. Je n'en ai pas le droit. Encore une fois, je vous offre... dix mille guinées, qui font, si je ne me trompe, deux cent cinquante mille francs en monnaie de France. Je vous laisse jusqu'à demain pour réfléchir.... Avant midi, je viendrai prendre votre réponse.
»Et me saluant avec une exquise politesse, il alla vers la porte, qu'il ouvrit.
»—Demain... avant-midi, répéta-t-il.
»—Mais, monsieur, ma décision ne peut changer... et il est inutile...
»—Alors, je vous tuerai, fit-il..
»Et la porte se referma sur lui.
»Resté seul, je me demandais si je devais rire ou m'inquiéter de la ridicule insistance de cet amateur. Ses menaces me laissaient froid, mais il était une question qui revenait sans cesse dans mon cerveau et le martelait douloureusement.
»—Pourquoi cet homme tient-il si opiniâtrement à posséder ce tableau?
»Et Isabelle ne revenait pas. La fièvre de l'attente et de l'inquiétude m'envahissait. Puis, peut-on nier que la prescience de la douleur ne pèse sur notre organisme tout entier?
«Je ne savais rien, je ne prévoyais rien, et pourtant j'avais peur. Cette femme avait pris si complétement possession de moi-même que, sans elle, je ne me sentais plus vivre. On eût dit que mon être tout entier n'existait plus que par elle.
»J'essayai de me remettre au travail, pour chasser et cette angoisse grandissante et l'irritation que me causaient maintenant—plus que lorsque je les avais entendues—les paroles prononcées par lord S...
»A mon insu, les deux noms: Isabelle et lord S... se heurtaient dans mon cerveau, comme si entre ces deux êtres, qui cependant ne devaient même pas se connaître, eût existé quelque lien mystérieux.
»Penché vers la porte, j'écoutais, j'attendais que résonnât sur le palier le doux et charmant bruit de ce pas qui si souvent avait fait battre mon cœur.... La journée se passait. Et toujours j'étais seul.
»J'essayai de me dominer, de raisonner. En vérité, j'étais un enfant. Son absence, quoique un peu prolongée, s'expliquerait par les motifs les plus simples.
»Puis, sans savoir ce que je faisais, je pris mon chapeau et je m'élançai dehors. Où allais-je? Est-ce que je le savais? Est-ce que je me le demandais seulement? Je voulais la chercher, la trouver. Peut-être avait-elle été victime de quelque accident. Ah! cette pensée me fit tant de mal que je compris que, si elle était morte, je ne pourrais pas lui survivre...
»Fou! dix fois, cent fois fou! Ah! vous ne savez pas tout encore. J'étais allé chez tous mes amis. Après tout, Isabelle pouvait avoir contre moi quelque grief ignoré, qu'elle était venue confier à quelqu'un de mes camarades. Et lorsque j'arrivais devant la porte, je m'arrêtais avant de frapper, prenant mon cœur à deux mains pour l'empêcher d'éclater.
»—Isabelle est ici? m'écriais-je avec une sorte de certitude.
»On me regardait. Ma physionomie traduisait une angoisse que mes amis traduisaient en jalousie. Jaloux, moi! Ah! j'y songeais bien! La pensée d'une faute de mon Isabelle n'avait même pas effleuré mon esprit. Je la respectais, je la vénérais, en un mot, je l'aimais; donc, je croyais en elle.
»Quand j'eus en vain questionné tous ceux qui auraient pu l'avoir rencontrée, je revins chez moi, hâtif, désolé, et cependant cette espérance me restait, la dernière!
»Si elle était là! Si elle m'attendait!
»Rien!
»Je vous ai parlé de faiblesses, presque de crimes. Écoutez ceci. A peine étais-je revenu dans mon atelier, que l'on frappa à la porte. Je savais que ce ne pouvait être Isabelle, car elle avait la clef. Cependant, je bondis effaré, et j'ouvris. Si c'était un message? Elle avait besoin de moi.... C'était cela, n'est-ce pas?
»Point! c'était le concierge qui, m'ayant vu passer comme un fou et traverser la cour sans tourner la tête, m'avait inutilement appelé pour me remettre... une lettre... une lettre d'elle, peut-être. Je la pris et je regardai la suscription. C'était l'écriture de ma mère, le timbre de la petite ville où elle avait enseveli sa médiocrité et son dévouement... savez-vous ce que je fis?
»Je jetai la lettre loin de moi! avec un mouvement de colère! Ah! il s'agissait bien de ma mère!... Qu'est-ce que cela me faisait?...
»Et je passai la soirée à courir à travers le ville. Il pleuvait. Je ne remarquais plus que j'étais tête nue. Je crois qu'en passant sur un pont j'avais d'un mouvement de stupide fureur jeté mon chapeau dans la Seine. J'étais glacé, je frissonnais, je pleurais! et certains, passant auprès de moi et voyant mon visage convulsé, s'écartaient comme s'ils eussent rencontré un fou.
»Ce que je fis, je ne sais pas. Cependant, je me souviens d'être entré dans un cabaret et d'avoir bu coup sur coup plusieurs verres d'eau-de-vie. Si bien que la brûlure de l'alcool rendait plus âpre et plus douloureuse la sensation de fer rouge sous laquelle se tordait mon cœur.
»Enfin, accablé, brisé, claquant des dents, à demi ivre de froid, de liqueur, de désespoir, je me retrouvai dans mon atelier. Ce fut un chagrin d'enfant. Je criais, j'appelais: Isabelle! Isabelle!
»Puis vint une prostration stupide, instantanée, je tombai comme une masse sur le plancher.
»Quand je revins à moi, il faisait grand jour. Dix heures sonnaient. J'étais toujours seul.
»Tout à coup, une pensée traversa mon cerveau.
»A midi! Oui, c'était bien à midi que cet Anglais devait revenir. Il voulait mon tableau ou ma vie. Ma vie! oh! il ne prétendait pas m'assassiner. Sans doute, il allait me proposer un duel, et moi, inhabile, j'allais me trouver en face d'un adversaire dont l'épée trouverait à coup sûr le chemin de mon cœur. Et c'est avec une joie ineffable que je songeais à cela. Cet homme me tuerait! oui! c'était la fin de cette épouvantable torture! Je voulais qu'il me tuât, et bientôt, sans délai. J'avais une panoplie; j'en détachai deux épées et les examinai avec complaisance, les faisant plier sur mon pied. L'acier était bon, la pointe affilée.... Mourir! mourir!... Et comme cette douzième heure tardait à sonner! J'étais là, courbé sur mes poignets, l'œil rivé à la pendule et disant à l'aiguille:
»—Hâte-toi donc! marche! marche!
»Au moment où j'entendis cliqueter le ressort qui prend la sonnerie, toute mon âme se suspendit à cette sonorité que j'attendais.
»Midi! Et à peine le douzième coup s'était-il éteint dans la prolongation de l'écho argentin que j'entendis la porte s'ouvrir.
»D'un élan, je me redressai... je regardai...
»Et je poussai un cri de surprise, presque d'épouvante...
»Isabelle venait d'entrer.
»Et cependant, je ne courus pas à elle. Il me sembla qu'une force plus grande que ma volonté me clouait au sol. Elle était là, debout, immobile, drapée dans un costume de satin noir qui modelait son buste et son corps tout entier, pâle et blanche dans cette gaîne sombre. Ses cheveux tordus lui faisaient comme un diadème sinistre. Son regard était fixe, dur: oui, c'était cet éclair qui, la veille, avait éclaté sous ses cils de soie et qui maintenant restait à l'état de lueur continuelle.
»D'un geste inconscient, je lui fis signe d'avancer.
»Elle vint à moi, et alors, sur ce visage charmant qui pour moi avait reflété toutes les joies de ma vie, de ma jeunesse enthousiaste, je ne vis plus que les lignes immobiles d'un masque de marbre.
»Triomphant enfin de l'espèce de stupeur qui pesait sur moi et enchaînait tout mon être, je prononçai son nom. Mais ma voix se perdit dans un sanglot.
»Ses lèvres, rouges et sensuelles, eurent un sourire railleur.
»—Martial, dit-elle, nous avons à causer... longuement. Voulez-vous m'entendre?
»Dans cette voix qui résonnait pour moi d'une mélodie presque divine, il y avait un étrange frémissement. Je ne sais ce que je répondis... sans doute quelqu'une de ces banales folies qui montent au cœur de ceux qui aiment.
»—Voici, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous avez refusé de vendre à lord S... votre tableau...
»—Quoi! tu sais cela?
»—Je le sais. Voulez-vous me répondre?
»J'étais si lâche que, ne devinant rien encore, je pliai devant sa volonté. Bien plus, je me disais que ce que j'allais lui dire allait la toucher, briser cette glace sous laquelle se cachait, dans je ne sais quel incroyable phénomène, mon Isabelle d'autrefois.
»—Ne l'as-tu pas compris? m'écriai-je. Cette œuvre que de prétendus connaisseurs admirent comme un effort de l'art, n'est-ce pas ma vie? n'est-ce pas tout mon rêve, tout mon bonheur?... Quoi! j'irais livrer à des mains profanes ce lambeau de mon cœur!... j'irais pour quelques pièces d'or vendre ce qui est toi, ce qui est ta beauté, ce qui est mon amour et mon avenir! Jamais!... il est impossible que tu n'aies pas deviné cela...
»Elle releva la tête, et, plongeant son regard dans mes yeux:
»—Je veux, fit-elle en martelant chaque mot, je veux que vous acceptiez les offres de lord S...
»—Tu es folle!... Non, ce n'est pas toi qui parles!... Voyons!... quelle pensée te trouble? Est-ce parce que tu me crois pauvre?... est-ce parce que la modestie de notre existence te pèse? Avec les guinées que m'offre cet homme, je pourrais te donner une vie princière, digne de toi. C'est cela que tu veux, n'est-il pas vrai? Eh bien! écoute-moi!... De cette œuvre, s'il le faut, je ferai une copie; mais, je le sais, ce ne sera plus toi. J'effacerai tes traits et je demanderai à l'idéal quelque type qui, moins parfait que toi-même, résume cependant les traits essentiels de la beauté humaine...
»Elle me regardait sans m'interrompre. Je continuai:
»—Puis je me mettrai au travail. Tu le vois, maintenant je suis sur le chemin de la gloire, de la fortune... Mes toiles se couvriront d'or, et cet or je te le donnerai! Dis-moi, n'est-ce pas, c'est bien là ce que tu veux?
»Elle eut un mouvement d'impatience, et alors, tandis que je tendais vers elle mes mains qui suppliaient, voici, écoutez bien, voici ce qu'elle me dit:
»—Monsieur, je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé... Si je suis venue à vous, c'est parce que j'avais compris qu'il y avait en vous une force qui, centuplée par la passion, pouvait produire un chef-d'œuvre. J'étais le modèle, et je savais que ce modèle éveillerait en votre âme d'enfant toutes les sensations exaltées qui seules donnent à l'œuvre la vie réelle.
»Une sorte de râle s'était échappé de ma poitrine. Je me laissai tomber sur un siége, et, l'œil plein d'effarements, je la contemplai.
»Elle continuait:
»—Donc je me suis donnée à vous qui, croyant à mon amour, avez résumé dans cette toile tout ce que la nature vous avait départi de force et de talent... je voulais cela, et je suis arrivée à mon but. Quel était ce but? je vais vous le dire. Je suis de ces femmes qui haïssent les banalités de ces passions fiévreuses dans lesquelles vous autres, naïfs, croyez trouver le bonheur!... Moi, entendez-moi, je veux être riche, je veux être grande, je veux être reine; je veux, par ma beauté, par cette perfection physique qui vous affole, conquérir toutes les puissances humaines.... Je n'ai pas de cœur... j'ignore même ce que veut dire ce mot. Quant à l'amour, je sais ce que je vaux et je ne crains jamais de l'éprouver. Pourquoi je suis ainsi? parce que ma mère est morte de douleur, après avoir été abandonnée par l'homme auquel elle avait dévoué toute sa jeunesse.... Soyez tranquille, ce jour-là, j'ai compris la vie. Ne supposez pas que je veuille ici copier ces héroïnes dramatiques qui ne rêvent que vengeance... je ne cherche pas à venger ma mère.... Sa mort a été un enseignement... j'en profite, voilà tout!
»Elle parlait sans colère, sans amertume, sans que dans cette effroyable confession dont chaque mot tombait sur mon cerveau comme une goutte de plomb brûlant, sa voix ne s'élevât ni ne faiblît.
»Et savez-vous ce que moi je faisais pendant qu'elle tordait mon cœur qui saignait—vraiment ces folies sont criminelles!—je la contemplais toujours et cette phrase se creusait plus profonde en moi:
»—Qu'elle est belle!
»—Vous êtes intelligent, continuait-elle, toujours calme, toujours impassible, vous me comprenez, n'est-ce pas?... Me sachant belle, je voulus que cette beauté fût connue, admirée. Il me répugnait de gravir un à un les échelons qui devaient m'amener aux sommets qui étaient mon but.... De vous j'ai fait un peintre... je vous ai en quelque sorte échauffé de cet amour qui vous a tué... l'étincelle a jailli, et maintenant je vous dis: Je ne vous aime pas! je ne vous appartiens pas! je suis libre de moi-même, et lord S..., qui est venu hier et qui m'attend, est mon amant!
»—Misérable!
»Je bondis vers elle, les poings levés, avec un rugissement.
»Elle avait croisé ses deux bras sur sa poitrine, la tête haute, sans forfanterie cependant; elle savait bien que je ne la frapperais pas, que je ne la tuerais pas. Et mon bras retomba inerte, et des larmes désespérées jaillirent de mes yeux. J'avais entendu cela, elle m'avait souffleté de ses aveux insolents et cyniques, et cependant je ne l'écrasais pas comme un reptile.
»Elle n'avait pas fini d'ailleurs, et tandis que je retombais fou, stupide, j'entendis encore sa voix dont le diapason ne s'était même pas modifié:
»—Vous comprenez que lord S... ne peut pas laisser entre vos mains cette toile qui prouve les liens qui vous ont uni à moi. C'est pourquoi il me faut ce portrait, et ce que vous avez refusé hier, je veux que vous l'acceptiez aujourd'hui.
»Ah! quelle épouvantable scène, et l'humanité peut-elle descendre aussi bas? Je priai, je sanglotai, je me traînai à ses pieds, je lui criai mon amour avec toutes les folies de la passion forcenée.
»Et comme toujours, hautaine et sûre d'elle-même, elle me répétait ce mot: Je veux!... je courus à mon bureau, je saisis une plume et traçai quelques lignes.
»—Si tu le veux, m'écriai-je, ce tableau, je te le donne!
»—A quel prix?»
A ce moment Martial s'arrêta encore. La honte le tenait à la gorge.
«Lorsque Isabelle sortit de chez moi, reprit-il après un silence, je lui avais vendu ce tableau qu'elle m'avait payé... du même prix qu'elle allait payer à son amant les enivrements du luxe et de la fortune.
»La porte se referma sur elle.
»Alors vint la honte! la première que j'eusse ressentie et qui est la plus horrible de toutes.... J'avais conscience de mon infamie, et, chose effrayante, je ne me repentais pas!
»Lorsque j'avais entendu le froissement de sa robe glissant sur l'escalier—alors qu'elle courait vers lord S... qui l'attendait—j'étais tombé à genoux comme pour baiser encore les traces de ses pas.... Quand je me redressai, je vis à quelques pas de moi un point blanc qui attira mon attention... une sorte d'attraction involontaire m'entraîna de ce côté... j'étendis les mains!...
»C'était la lettre de ma mère... de ma mère que j'oubliais... de ma mère qui aurait frémi de désespoir si elle avait vu le front pâle de son fils déshonoré...
»Cette lettre, je la pris entre mes doigts et je la regardai longuement; par un mouvement instinctif, je l'approchai de mes lèvres, mais je l'écartai vivement... Non, ces lèvres n'étaient pas dignes de toucher ces lignes tracées par la mère honnête...
»Je n'osais pas même briser le cachet. Il me semblait que de ses plis allait sortir une malédiction!
»—Allons! fis-je avec un frisson...
»Et la lettre se déploya sous mes yeux.
»Ah! la foudre fût tombée sur ma tête, que je n'aurais pas été frappé d'un coup plus terrible.
»Cette lettre contenait ces mots, écrits d'une main tremblante:
«Mon enfant, mon Martial, viens vite... nous sommes perdus et je meurs!»
»Je me redressai hagard. Non! je m'étais trompé; j'avais mal lu; ce n'était pas possible. Quoi! pendant que cette misérable femme... ma mère était là-bas, seule, désolée, qui souffrait, qui pleurait, qui mourait...
»Infâme que j'étais!...
»Que signifiaient ces mots: Nous sommes perdus!... Qu'importe! il n'y avait pas à hésiter, il fallait partir, partir sans perdre une minute!... Eh bien, le croiriez-vous?... le fils ingrat eut besoin de toute sa force pour ne pas attendre... attendre quoi?...
»Attendre que peut-être l'autre revînt encore! l'autre, la courtisane! celle qui m'avait cent fois répété:
»—Je ne t'aime pas! je ne t'aime pas!
»Celle qui m'avait dévoilé toute la vénalité de son cœur.
»Oui, j'attendais encore cette misérable, tandis que ma mère, qui s'était tuée pour moi, se tordait les mains et m'appelait! C'est hideux!... mais je me confesse... et j'étais ainsi oublieux du bien et rivé au mal...
»Et le combat fut long, douloureux.... Je n'en suis que plus coupable. Encore je ne savais rien...
»Il me restait quelque argent. J'avais touché, quelques jours auparavant, le trimestre de la pension de six mille francs—je ne sais comment elle avait fait, la chère martyre—que me servait ma mère...
»Je courus à la poste, et, deux heures après, les chevaux m'entraînaient sur la route de la petite ville de G...
»C'est à n'y pas croire. Avant de quitter mon atelier, j'avais, dans un petit tiroir où naguère Isabelle plaçait des objets à mon usage, déposé un billet qui contenait ces mots:
«Attends-moi, je t'aime!...»
»Cependant, lorsque, lancé sur la route, à travers la nuit, j'entendis grelotter les sonnettes tintant au cou des chevaux, lorsque je me sentis environné d'ombre, il se fit en moi un singulier revirement...
»Métamorphose subite et, hélas! passagère! j'oubliai cette passion qui me tenait à l'âme comme un bandit saisit un passant par le cou, et tous mes souvenirs affluèrent à mon cerveau, retraçant une par une les scènes du passé...
»Je revis mon père qui, d'un pas lent, baissant son front chargé d'étude, regagnait son cabinet après nous avoir donné, à ma mère et à moi, le baiser d'adieu. Il s'enfermait et je savais qu'il travaillait, toute la nuit, disputant au repos chaque heure, chaque minute...
»Mon père!... Voyez à quel point la vie fiévreuse que je menais avait oblitéré ma conscience.... Je ne me souvenais même plus des dernières lettres de ma mère...
»Depuis plus de huit ou dix mois, elle n'avait plus reçu de lettres de lui. Où était-il? elle l'ignorait. Elle supposait seulement qu'il s'était enfoncé dans les terres, sur les confins de la Chine, et que les communications manquaient.
»De ses angoisses, elle ne disait rien. Et moi, tout entier saisi par l'engrenage qui devait arracher un à un les lambeaux de mon être, je ne devinais rien!...
»Mon père ne pouvait être, lui—forte et probe nature—soupçonné d'égoïsme et d'oubli... les pays qu'il parcourait étaient pleins de périls pour les Européens, menacés par des maladies inconnues, par cette haine brutale des peuplades sauvages qui ignorent et redoutent à la fois. C'était étrange. Tandis que mon œil à moitié fermé suivait sur la route le sillage des lanternes qui couraient et dont le reflet rougeâtre tremblotait sur les arbres, je me sentais revivre dans mes anciennes sensations du passé.
»Et alors je croyais lire en traits de feu, inscrits sur les panneaux de la chaise de poste, les mots qu'avait tracés la main de ma mère:
«Viens! nous sommes perdus! je meurs!»
»Plus vite! plus vite! Ah! que ces chevaux étaient lents! Je me penchais hors de la voiture et j'offrais au postillon des poignées d'or. Le fouet claquait. Les chevaux bondissaient, ayant l'écume au mors.... Plus vite!... plus vite!... que j'échappe à la crainte, au remords qui me tenaillent!... Le remords! oui, je me disais que chaque baiser donné par moi à l'impure, à l'infâme, avait tué ma mère.
»Oh! comme ce fut long!... Quelles rages je dus dévorer!... Alors que j'eusse voulu voler plus vite que le vent, une roue cassait... ou bien c'était le postillon qui était ivre... ou bien un cheval qui boitait. En vain je priais, je payais, c'était long, effroyablement long. Car maintenant une vision persistante obsédait mon cerveau.
»Ma mère... morte!
»Enfin le troisième jour, à l'aube, j'aperçus le bout du faubourg. C'était la ville où s'était passée mon enfance, insoucieuse et choyée!... Ah! vrai! en ce moment, j'oubliai Isabelle, cette beauté surhumaine, cette attraction affolante... je ne vis plus que le clocher pointu, couvert d'ardoises, dont la croix découpée en plein zinc se détachait comme une double ligne sur le ciel blanc...
»Et tandis que la chaise de poste roulait entre les maisons encore endormies, je ressentais une joie d'enfant à regarder ces portes que je connaissais toutes, ces fenêtres derrière lesquelles dormaient des amis...
»Puis la voiture s'arrêta. C'était là! J'étais arrivé!...
»Le conducteur faisait vibrer sa mèche neuve à travers l'air, qu'il coupait méthodiquement.... Il me semblait, en vérité, que j'arrivais en triomphateur.
»La porte s'ouvrit. Une femme, la vieille Suzanne, que nous appelions simplement Zanne, ouvrit précipitamment la porte, et le doigt sur les lèvres, me regardant d'un œil gonflé de larmes, dit:
»—Pas tant de bruit!... Vous voulez donc la tuer!
»Mon cœur se serra si fort que je crus que j'allais tomber.
»Mais la vieille Zanne m'avait saisi dans ses bras. Elle était forte, la brave femme, forte de cette énergie que les cœurs honnêtes retrouvent pour secourir les douleurs des autres.
»J'avais à peine le pouvoir de murmurer quelques mots:
»Ma mère... en danger!... dites... dites vite!...
»—Ah! monsieur Martial, il y a vingt-quatre heures que nous vous attendons! Comme vous êtes en retard!... Au fait, c'est peut-être que les routes sont bien mauvaises!...
»Ah! comme ces âmes droites savent vous faire rougir! Leur honnêteté naïve tombe à plomb sur vos regrets et vos responsabilités! Elle ajouta:
»—J'avais si grand'peur qu'elle mourût avant de vous avoir revu!
»J'avais perdu tout un jour là-bas! à Paris!... et j'aurais pu la trouver morte!... c'était épouvantable!... d'autant que le sens moral défaillait à ce point en moi, que je ne me souvenais plus qu'elle m'avait crié: «Viens! je meurs!...»
»La Zanne ouvrit une porte et me poussa en avant.
»Je ne sais... je vis un lit blanc... je discernai une forme vague dans l'ombre que projetaient les rideaux... et je tombai à genoux en sanglotant et en disant:
»—Maman! maman!
»Une main se posa sur mon front. Oh! comme elle était légère. On eût dit les doigts d'un être immatériel.
»—Tu vois bien, Zanne, dit une voix cassée qui semblait un souffle, tu vois bien... qu'il viendrait!
»Cet «il viendrait!...» était tout un reproche. La vieille servante avait douté de moi. J'eus peur et honte à la fois, comme si je redoutais qu'elle eût à travers la distance découvert la cause de mon retard.
»J'osai lever les yeux sur ma mère.
»Ah! quel spectacle! Cette femme, énergique et vigoureuse sous sa fragilité native, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ses cheveux blancs se collaient en bandeaux plats sur ses tempes amaigries, et son front, bombé par le retrait des lignes du visage, était éclairé par deux yeux caves, secs, brillants...
»Il n'y avait pas à douter, c'était la mort!
»—Oh! je t'en prie, murmura-t-elle, viens près, tout près, que je t'embrasse... de tout mon cœur... comme autrefois.
»Elle me prit par les deux joues comme on fait à un enfant, et sur mon front brûlant, je sentis ses lèvres froides...
»—Que s'est-il passé? m'écriai-je. Il y a longtemps que tu es malade! Pourquoi ne m'as-tu pas appelé plus tôt?
»—Chut! fit-elle, ne parle pas si fort. Ma pauvre tête endolorie est devenue bien sensible... il ne faut pas m'en vouloir!... Mais parle tout bas... tout bas...
»Elle se tourna péniblement et adressant un signe à la vieille Zanne, qui regardait à travers ses larmes cette scène douloureuse:
»—Laisse-nous, ma mie, il faut que je cause avec lui... et tu sais... je n'ai pas de temps à perdre...
»Nous restâmes seuls. Je n'osais pas interroger. J'attendais.
»—Petit, reprit ma mère (c'était ainsi qu'elle m'appelait autrefois, avant que je l'eusse quittée), petit, ouvre le petit meuble là-bas.... Oui, c'est cela... le tiroir du haut.... Il y a une lettre, n'est-ce pas?... pliée... avec le timbre de Bordeaux.... Apporte-la... mets-la sur mon lit.... Merci!... tu es toujours gentil et complaisant comme autrefois.... Ah! mon pauvre Martial!
»Je me remis à genoux auprès de son lit.
»—Vois-tu, reprit-elle, j'ai bien de mauvaises nouvelles à t'apprendre.... Il faut avoir du courage...
»—Mon père! m'écriai-je.
»Elle posa vivement sa main sur ma bouche.
»—Oh! non, pas cela! fit-elle. Cependant, promets-moi de ne pas te désoler.... Car, sais-tu, c'est si terrible que j'en meurs.... Quand j'ai appris... ce que contient cette lettre, je suis tombée par terre... même je me suis fait bien mal... parce que ma tête a porté contre le mur.... J'ai eu le délire.... C'est bien étrange, cela!... je ne comprenais plus, je ne pensais plus.... Cependant je me souviens de ce qui se passait dans ma pauvre tête... C'étaient des mensonges!... je te voyais rire, je t'entendais chanter, et tu avais autour de toi toute sorte de monde.... Comme c'est bizarre, le délire!...
»Je baisais ses mains à pleines lèvres. Je n'avais pas l'infamie de me défendre. Pauvre, pauvre mère!
»—Mais il ne faut pas que je perde de temps, reprit-elle, parce que je suis sûre, je sais que je vais bientôt mourir.... Ne pleure pas.... Là!... voila que tu sanglotes!... Petit, je te le défends!... Écoute-moi, et promets-moi d'être bien courageux...
»—Parlez! parlez, ma mère!
»—Oui, mais je te défends de t'exalter.... Vois-tu, depuis le jour où ton père est parti, je ne vivais plus. Il ne faut pas m'en vouloir, mais je l'aimais tant! Ah! si tu savais tous les trésors de dévouement et de bonté que renfermait cette âme! Si je vaux quelque chose, c'est à lui que je le dois. N'en doute jamais. Eh bien! voilà près d'une longue année que je n'ai entendu parler de lui.... C'est atroce, cela. J'ai eu des mois entiers sans sommeil. J'étais là, seule, tendant l'oreille... car je me disais: S'il n'écrit pas, c'est qu'il revient. Hélas! le matin passait, et puis le soir, et ton père n'était pas là... Seules, tes lettres me remettaient un peu de joie au cœur. Ah! je veux te le dire, je suis fière et heureuse; car, enfin, tu es bien un peu mon œuvre... et quand j'ai lu dans les journaux—j'en ai fait venir exprès... pour les montrer—«notre grand peintre Martial,» alors c'était une fraîcheur qui me passait à travers le cœur. C'est si bon, l'orgueil de son enfant!
»Elle s'interrompit. Sa respiration était courte. Je ne doutais plus. La mort guettait sa proie, et elle ne pouvait plus lui échapper...
»—Mais, ton père!... qu'est-il devenu? La dernière fois qu'il m'a écrit, il était à... attends donc!... je ne me rappelle pas bien le nom.... Saïgon... oui, c'est bien cela. Et il me disait que tout allait au mieux, qu'il était sûr de réussir... que nous serions riches comme des rois... et il ajoutait... tiens cela me fait rire: Le Roi du Feu t'envoie l'expression de son profond respect.... Tu te rappelles bien.... Comme il était singulier, ce Roi du Feu!
»Et elle rit aux éclats. J'eus peur. Est-ce que le délire allait de nouveau s'emparer d'elle? Mais sa volonté fut plus forte que la maladie. Elle redevint maîtresse d'elle-même.
»—Depuis ce temps, je n'ai plus entendu parler de ton père.... Je ne suis pas bien effrayée... parce qu'il m'avertissait qu'il allait partir pour une expédition lointaine... pour le pays... des Khmers! Tu sais, tu as déjà entendu ce nom.... La statue qu'il avait reçue dans la caisse... tu te rappelles... c'était, nous a-t-il dit... le roi Lépreux, le dernier souverain des Khmers.... Il ajoutait qu'il était déjà allé dans ce pays... et que, de la part des indigènes... des sauvages, sans doute... il n'y avait aucun péril à redouter.... Et cependant, je n'ai plus entendu parler de lui!...
»Je crus que c'était cette inquiétude seule qui l'avait abattue ainsi, et je m'efforçai de la rassurer. Mais elle me fit signe de me taire.
»—Je te dis tout cela, continua-t-elle, veux-tu savoir la vérité? pour retarder le moment où tu apprendras la terrible nouvelle...
»—Mais, ma mère, que peut-il nous arriver de douloureux? Pourvu que mon père vive...
»—Ceci, fit-elle d'un ton fiévreux, c'est que le banquier chez lequel nos fonds étaient déposés... tu sais bien, le banquier de Bordeaux.... M. Estremoz...
»—Eh bien?
»—Eh bien, ce misérable est parti, en emportant notre modeste fortune.... Tu es complétement ruiné!...
»Sans me laisser placer une seule parole, elle continuait:
»—Tu es ruiné, entends-tu? C'est la misère pour toi. Tu n'as plus un sou. Tu mourras de faim, de froid.... Je sais bien ce que c'est. Tu es trop jeune encore pour résister à ces privations atroces.... Nous n'avons plus rien, rien!...
»Chacun de ses mots se scandait dans une sorte de râle.
»Ainsi, c'était pour cela que se mourait ma mère! Ah! en vérité, je sentis tout mon être se soulever à cette pensée.... Certes, je glissais déjà sur la pente du mal... mais, du moins, l'amour de l'argent pour lui-même n'avait pas desséché mon cœur.... Que m'importait cette fortune! Ruiné! Eh bien! tant mieux!... est-ce que ce n'était pas me contraindre à lui rendre au centuple, à elle, les sacrifices qu'elle s'était imposés pour moi? Je lui dis tout cela! Comme je parlais éloquemment de travail, de succès, de gloire, de fortune, et cependant, tout à coup, je m'interrompis. Sur sa lèvre errait un sourire d'incrédulité profonde.
»—Tu doutes de moi, maman? m'écriai-je. Ah! c'est mal!
»—Bébé! va! fit-elle.
»Elle m'attira tout près d'elle, si près que ses lèvres touchaient mon oreille.
»—Tu crois donc, dit-elle tout bas, et ses yeux se baissaient comme si elle eût rougi de me parler ainsi, tu crois donc que je ne sais pas ce qui se passe? Je sais que tu aimes... que tu es aimé!... Oh! d'abord cela m'a fait de la peine, et puis je me suis raisonnée.... Tu es si jeune... et puis, on m'a dit que tu l'adorais. Elle s'appelle Isabelle. C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien, j'ai peur que, si tu es pauvre... elle ne te quitte, et que cela ne te fasse trop de peine!
»Mon Dieu! où cette femme, chaste et pure entre toutes, avait-elle appris cette indulgence! Et si vous aviez vu ce sourire un peu fin, un peu moqueur, tout affection et tout pardon!... Cette vierge-mère aimait tant son fils qu'elle mourait de douleur de ne pouvoir lui éviter une larme... et pour qui? pour qui cette émotion sainte!... cette condescendance sublime!
»Pour cette femme qui s'était vendue, qui se vendait, qui allait se vendre sans cesse et toujours!
»—Je ne la connais pas, me dit ma mère; mais je la vois à travers toi... tu l'aimes... donc elle est bonne et belle!... oh! je te connais!... tu es bon juge!
»J'aurais voulu me tuer au pied de ce lit.
»Ce qui m'étonnait profondément, c'est que ma mère fût aussi bien instruite de ce qui se passait à Paris. Voici ce qu'elle m'avoua. Lorsqu'elle avait appris, très-indirectement, que j'avais une maîtresse, elle avait éprouvé une terreur invincible. Sans doute, cette femme allait m'arracher au travail, me pousser sur le chemin mauvais de l'oisiveté, à la débauche, peut-être... et, sans faire part de son projet à personne, elle était venue à Paris et avait pris adroitement ses renseignements. Or, que lui avait-on dit? Depuis qu'Isabelle vivait auprès de moi, j'avais complétement renoncé à la vie que j'avais menée jusque-là. Plus de ces parties entre camarades, d'où l'on revient la tête lourde et les yeux rougis; je travaillais sans cesse, avec ardeur. On parlait d'un chef-d'œuvre.