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Les loups de Paris I. Le club des morts

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XIII

CONFESSION FORCÉE

Neuf heures du soir viennent de sonner. La duchesse de Torrès est dans son boudoir de fourrures, nonchalamment étendue sur un sofa. Mancal est devant elle.

—Eh bien! et votre protégé? lui demanda-t-elle.

—Grâce à vous, répondit Mancal, M. de Belen l'a accueilli comme je le désirais. Mon protégé—et il souligna le mot d'un ricanement—est en passe d'arriver... là où j'entends le conduire...

—En vérité, dit la courtisane en riant à son tour, je serais presque tentée de m'offenser de vos airs mystérieux... ne sommes-nous pas maintenant—vous l'avez dit vous-même—deux alliés?

—Deux complices même, si vous me permettez le mot, compléta Mancal. Et cependant, je crois que dans toute alliance semblable à la nôtre, il est bon que chacun conserve, jusqu'à un certain point, une dose de liberté personnelle.

—Je m'en souviendrai au besoin.

—A condition, cependant, que jamais il n'entrave ni ne trouble les projets de son allié.

—Que voulez-vous? même sans y prendre garde, ne se peut-il pas qu'on agisse contre ses intérêts... s'il n'a pas eu le soin de vous les expliquer?

—Vous êtes décidément bien curieuse.... Mais savez-vous bien, ma belle duchesse, reprit Mancal, que je suis presque inquiet?...

—Inquiet!... et pourquoi donc, je vous prie?

—Mon Dieu! les femmes sont des êtres étranges auxquels manquent, avant toutes choses, la logique et la suite dans les idées.

—Vraiment! Voici monsieur Mancal philosophe... et peu galant...

—Oh! il vous restera toujours assez de vices que vous savez transformer en qualités pour qu'une critique légère, mais vraie, ne vous épouvante pas...

—Je vous écoute.... Vous disiez donc que la femme...

—Manque de logique.... Et je me hâte d'ajouter: C'est là, même dans les choses d'amour, ce qui constitue son plus grand charme... mais quand il s'agit d'affaires...

—Eh bien?

—Ceci constitue un grand danger.... Pour arriver au but que l'on s'est fixé d'avance, il faut une volonté tenace, une, inflexible, qui ne connaisse ni les atermoiements, ni les compromis. En un mot, il faut du raisonnement... et point de sentiment.

—Vous ai-je donc prouvé que je fusse sentimentale?

—Non point. Mais en vous, savez-vous ce que je redoute?

—Dites, puisque vous êtes en train de lire—selon vous—à livre ouvert, en ma tête et mon cœur.

Mancal se leva, et s'approchant de la duchesse:

—Les natures froides, égoïstes et dures comme la vôtre...

—Quelle galanterie!...

—Ont parfois des réveils de dévouement, d'enthousiasme, disons le mot, de passion... qui sont d'autant plus violents que le sommeil, l'engourdissement ont été plus profonds et plus prolongés.

Le Ténia ne riait plus: maintenant la duchesse écoutait attentivement, le menton appuyé sur la main, les yeux fixés sur le visage de Mancal.

—J'irai plus loin, continua l'homme d'affaires. Ce qui est encore plus féminin que la passion, c'est l'esprit de contradiction.... Dites à une femme: il faut haïr cet homme!

—Et?...

—Et elle sera peut-être, par contraste, disposée à l'aimer.

—Et quand cela serait!

Mancal fit un mouvement brusque.

—Ecoutez! parlons sérieusement. Je vous ai proposé un pacte.... Entre nous, une parole suffit; êtes-vous prête, oui ou non, à l'exécuter?

—Entre nous, vous le dites vous-même, une parole suffit: n'avez-vous pas la mienne?

Mancal baissa la voix:

—Ne souriez pas ainsi, ce serait une imprudence... Vous ne me connaissez encore qu'à demi... et cependant, je vous ai déclaré, ce qui est vrai, que toute ma vie, toute ma force, toute ma volonté tendent à un seul but, la vengeance!...

—Vous vous répétez!...

—Encore une fois, ne riez pas!... Il faut que vous compreniez qu'à cette vengeance j'ai tout sacrifié... Est-ce que j'ai vécu, moi? est-ce que j'ai connu aucune joie, aucune jouissance humaine? Non, je me suis renfermé dans ma haine comme un moine dans sa cellule... et dans cette épouvantable solitude, hantée de spectres et de fantômes, j'ai sans relâche martelé mon âme avec cette masse lourde qui s'appelle le souvenir... elle est maintenant plus dure, plus inaltérable que l'acier... tout passe sur elle, près d'elle, sans qu'elle vibre, sans qu'elle s'échauffe.... Je veux... tout pour moi se résume en ce seul mot... et cette vengeance dont je viens vous demander un appoint, je ne permettrais pas qu'elle fût compromise par une de vos fantaisies capricieuses.... Me comprenez-vous?

—Ne m'avez-vous pas ordonné vous-même—car vous donnez des ordres, mon cher—de me faire aimer de ce jeune homme?

—Et déjà il vous aime...

—Je le sais bien.... Que vous faut-il de plus?

—J'ai peur que, par le sentiment contradictoire dont je vous parlais tout à l'heure, vous ne songiez... à l'aimer vous-même.

La courtisane eut un éclat de rire strident et bizarre. Puis elle entr'ouvrit les lèvres comme si elle eût voulu, par une protestation violente, écarter ce soupçon qui, peut-être, était pour elle une insulte.

Et cependant elle se tut.

—Duchesse de Torrès, reprit Biscarre, dont la voix prit un singulier accent de menace, avec moi ou contre moi....

Elle plaça sa main sur l'épaule de Mancal.

—Sinon? demanda-t-elle.

Un éclair passa dans les yeux de l'ancien forçat.

—Il est imprudent de me défier, dit-il.

Il y eut un moment de silence. Puis elle se renversa en riant, en riant encore:

—Maître Mancal, dit-elle, avouez que vous regrettez presque d'être venu à moi?

—Je ne regrette jamais une faute commise, je la répare.

Elle se mordit violemment les lèvres, et sous ses paupières aux cils soyeux, un regard glissa qui vint frapper l'homme d'affaires en plein visage. Puis, de sa voix la plus calme:

—Ayez confiance, dit-elle, comme moi-même je crois en vous.

Il lui saisit la main:

—Ainsi, je puis compter sur vous?

—Oui.

—Et je payerai royalement votre concours.

—C'est entendu.

A ce moment, le timbre retentit.

—Voici M. de Silvereal, dit Mancal. Je vais tenir ma parole.... Songez à tenir la vôtre.

—Vous n'assisterez pas au début de notre entretien?

—Inutile. Et, de plus, je ne veux pas éveiller ses défiances. Quand le moment sera venu, frappez à cette cloison... je viendrai.

Il ouvrit une porte latérale.

—Je suis là et j'attends, dit-il.

—Et vous écouterez?

—Je suppose que vous n'avez point de secrets à confier à cet amoureux imbécile?

—De plus, vous vous défiez.... Qu'il en soit donc fait comme vous le désirez.

Mancal disparut. Au même instant la porte s'ouvrit, et un laquais annonça le baron de Silvereal. Le mari de Mathilde était d'une pâleur presque livide. Ses traits osseux semblaient encore plus émaciés que d'ordinaire, et dans ses yeux il y avait un reflet fiévreux.

—Venez donc, mon cher baron, dit le Ténia en lui tendant la main. En vérité, il me semble que vous vous êtes fait attendre.

Le vieillard—nous disons vieillard, non en raison de son âge, mais à cause de l'extrême fatigue qui donnait à sa physionomie un stigmate de décrépitude—s'approcha vivement, et, comme l'eût fait un jeune homme, mit un genou en terre pour baiser cette main qu'on lui tendait.

—Avez-vous donc daigné vous apercevoir de mon absence? demanda-t-il d'une voix tremblante.

Rien de plus odieux que ces amours surannées qui abêtissent l'homme et déshonorent le vieillard. La duchesse ne put réprimer elle-même un haussement d'épaules. Elle s'étonnait presque maintenant d'avoir songé à accepter le nom de ce fantoche ridicule. Voilà que, maintenant, voyant devant elle ce vieillard à demi courbé, elle se prenait à pressentir que le sacrifice serait peut-être au-dessus de ses forces. Se rendait-elle un compte exact de ce qui se passait en elle? Non, certes. Elle était troublée... et les dernières paroles de Mancal vibraient à son oreille comme une voix lointaine. Pourquoi songeait-elle donc à ce jeune homme qui était désigné à sa haine? Est-ce que d'aventure ce marbre pouvait tout à coup s'animer?... Tandis que Silvereal, épiant son visage, respectait son silence, elle se laissait entraîner à ses pensées. Tout à coup elle tressaillit, et de ses deux mains elle releva sur son front les admirables touffes de ses cheveux.

—Pardonnez-moi, cher baron, dit-elle. En vérité, je suis presque impolie.

—Oh! protesta Silvereal.

—Je suis inquiète, nerveuse... mais, ajouta-t-elle avec un sourire charmant, mes amis sauront m'excuser, n'est-il pas vrai?

—Vous êtes un ange!

—Les démons aussi n'étaient-ils pas des anges?... Mais laissons les métaphores célestes ou infernales... et parlons raison.

—Je suis à vos ordres.

—Tout d'abord, relevez-vous... là... asseyez-vous, près de moi.... Je veux être bonne, car je me repens presque du mal que je vais vous faire.

Silvereal pâlit.

—Que voulez-vous-dire?

—Mon cher baron, que pensez-vous, pour une femme, de l'état de veuvage?

A cette brusque question, Silvereal la regarda avec surprise.

—Je vous étonne... et pourtant rien n'est plus simple. Mon ami, si je me sens triste, capricieuse, c'est parce que la solitude me pèse.... Vous autres hommes, vous êtes entraînés dans le courant de la vie, vous avez à peine le temps de penser... or, penser, c'est souffrir... et je souffre d'être seule, de n'avoir pas auprès de moi ce confident, cet ami de toutes les heures dont l'âme ne fait qu'une avec la vôtre...

—Vous songez à vous remarier? s'écria Silvereal.

—Ne le savez vous pas?

—Si fait, et vous m'aviez fait espérer que vous pourriez consentir un jour...

—Consentir à quoi?

—A accepter le nom de Silvereal.

—Mais vous êtes fou! N'êtes-vous pas marié?

Silvereal se rapprocha d'elle.

—Ne vous ai-je pas dit que j'étais prêt à tout pour être libre?

La Torrès se mit à rire:

—Exaspération mélodramatique... voilà tout...

—Vérité... la baronne de Silvereal est condamnée...

—Par les médecins?

—Par moi!...

—Voici que vous allez encore rééditer les jolies choses que vous m'avez une fois débitées.... Savez-vous bien que vous devenez effrayant... ou ennuyeux... à votre choix....

Silvereal fit un geste violent.

—Écoutez-moi... pour vous... pour vous donner mon nom... je me serais laissé entraîner jusqu'au crime...

—Baron!

—Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un crime... mais d'un acte de justice...

—Que voulez-vous dire?

—Savez-vous, duchesse, quel droit la loi donne au mari sur la femme adultère?

—Parlez-vous de la baronne? Vous la calomniez...

—Ma femme a un amant...

—Qui vous l'a dit?

—J'en ai la certitude.

—Et il se nomme?...

Les yeux étincelants, le Ténia regardait le baron. Il baissa la voix:

—Il se nomme.... Armand de Bernaye....

La duchesse poussa un cri. Ainsi ce que Mancal lui avait dit était vrai. Cet homme qui l'avait châtiée de son dédain, devant lequel elle s'était pliée mendiant un mot, un regard, cet homme en aimait une autre!... La femme se transforma de nouveau, et, avec une colère dont elle ne fut pas maîtresse, elle saisit le bras de Silvereal en criant:

—Vous les tuerez tous les deux, n'est-ce pas?

Silvereal, qui ne comprenait pas, répondit:

—Et vous serez à moi?... Vous me le promettez?...

—Quand vous aurez vengé votre honneur... soit... je vous le promets!

—Vous serez baronne de Silvereal, dit-il avec emportement.

Silvereal venait de poser ses conditions: maintenant il était résolu. Tout à coup ses yeux tombèrent sur un bouquet de camélias blancs qui s'épanouissaient sur une console, à la portée de la main de la duchesse.

—Et pour gage de votre promesse, murmura-t-il, ne me donnerez-vous rien?

—Que voulez-vous?

—Une de ces fleurs, fit-il en désignant le bouquet.

La duchesse tressaillit. Depuis quelques instants elle avait oublié Mancal, ses instructions; sa passion de vengeance avait engourdi son avidité. Et voilà que de lui-même Silvereal la rappelait à la réalité. Sans dire un mot, elle étendit le bras et saisit le bouquet. Biscarre lui avait dit:

—Que Silvereal respire la fleur rouge.

En effet, au milieu du bouquet de camélias blancs, une seule fleur rouge, sorte de cactus aux feuilles pourprées, étincelait comme une tache sanglante.

Elle la détacha, et, par un mouvement nerveux, elle la tendit à Silvereal...

—Ce gage vous suffit-il? dit-elle.

Il s'en empara, et par un mouvement brusque, il porta la fleur à ses lèvres. Mais à peine les pétales eurent-ils touché ses lèvres, que Silvereal se dressa comme sous l'impulsion d'un ressort. Il se leva et fit quelques pas.

—Qu'avez-vous donc? s'écria la duchesse presque épouvantée.

Le baron chancelait, il s'appuya à la cheminée, son visage se couvrait d'une teinte livide....

Au même instant, Mancal parut à la porte. Il posa son doigt sur ses lèvres, en regardant la duchesse. Les yeux du baron étaient fixes; il était évident que son organisme luttait encore contre l'engourdissement qui s'emparait de lui.

Tout à coup il étendit la main en avant, comme s'il eût été près à tomber de toute sa hauteur. Mais déjà Mancal l'avait saisi dans ses bras, et le soutenant doucement, il l'avait étendu sur les coussins du sofa. Puis il se pencha sur lui, et, écartant son gilet, il appuya son oreille contre sa poitrine.

—L'avez-vous donc tué? s'écria la duchesse, qui se sentait saisie d'une angoisse involontaire.

—Tué! non pas! fit Mancal. Mais maintenant et pour une heure, cet homme nous appartient tout entier: son âme, sa raison sont nos esclaves, et pour la première fois de sa vie peut-être, il ne mentira pas.

Mancal avait tiré de sa poche un flacon et l'avait placé sous les narines du baron. Au bout de quelques secondes, Silvereal laissa échapper un profond soupir. Les membres, contractés, se détendirent; le visage, quoique pâle encore, perdit sa rigidité. C'était une sédation générale succédant à la crise nerveuse.

—Soyez sans crainte, dit Mancal, l'expérience a réussi. Blasias avait d'ailleurs commencé l'œuvre, et elle est achevée.

—Mais que prétendez-vous faire? reprit le Ténia, dont la voix tremblait un peu.

—N'êtes-vous donc pas la femme forte et sans peur que j'ai cru rencontrer? Ne voulez-vous donc pas être riche, riche à millions? Chassez ces vaines terreurs, et écoutez.

Mancal se plaça devant Silvereal, lui prit les poignets et dit:

—Baron de Silvereal, m'entendez-vous?

Les lèvres du baron s'agitèrent:

—Je vous entends, articula-t-il.

—Avez-vous nette et parfaite la notion du présent et la mémoire du passé?

—Oui...

—Alors, répondez à mes questions... et dites-moi la vérité sur les trésors du roi des Khmers....

Le Ténia considérait Mancal et se demandait s'il n'était pas lui-même atteint de folie.

—Le roi des Khmers!... balbutia Silvereal.

Puis après un silence:

—Nous l'avons tué...

—Continuez...

—Il avait un enfant, de Belen l'a jeté dans un gouffre...

—Après?

—Un Français, un vieillard était auprès de lui, nous l'avons....

Il s'arrêta.

—Parlez! cria Mancal avec autorité...

—Oui, je parlerai.... Pourquoi me tairais-je? Je suis seul.... Nul ne peut m'entendre.... C'était une conspiration... Oui, là-bas... bien loin... au Cambodge. Il fallait s'emparer des trésors de la grande Pagode, à Angcor-Wat; ils sont sous la garde de l'Eni, du Roi du Feu. Nous avons tué l'Eni, mais le secret nous a échappé. C'était le Français qui le possédait.

—Le nom de ce Français...

—Martial... oui... c'est bien cela. Nous l'avons saisi, et nous avons voulu le forcer à parler.... C'était un vieillard, il devait être faible. Nous l'avons... torturé.

La duchesse laissa échapper un cri. Mancal, par un geste énergique, la rappela au silence.

—Vous l'avez torturé? répéta-t-il. Continuez!

Tout le corps de Silvereal fut secoué par un frisson convulsif.

—C'était horrible... c'est de Belen qui a ordonné... Nous avons étendu le vieillard sur la terre, et nous l'avons crucifié avec des pieux de bois que nous avons enfoncés dans ses mains et dans ses pieds. Il se taisait. J'ai pris une torche et je lui ai brûlé les genoux. La chair criait. L'homme restait silencieux. Alors, avec un poignard, Belen lui a coupé les articulations. Il fouillait dans les chairs... le sang coulait... et le vieillard ne voulait pas parler.

Mancal lui-même avait pâli: son visage implacable s'étirait sous une impression d'horreur.

—Belen lui a crevé les yeux... la vieillard a dit: J'ai un fils!... Belen lui a écrasé les mains sous des pierres énormes.... Le vieillard a dit: Ma pauvre femme! Alors, pris de rage folle, nous nous sommes jetés sur lui... et nous l'avons tué... Il avait gardé le secret du roi des Khmers!

—Après? fit encore Mancal d'une voix étranglée.

—Alors nous avons couru à la hutte, et nous avons cherché pendant toute une nuit; nous avons découvert l'entrée d'une caverne... nous nous y sommes engagés. Là il y avait pour deux millions de pierreries; nous avons tout pris; mais ce n'était pas le trésor. Il y en a un autre, là-bas, à la grande pagode d'Angcor. Chercher dans la pagode, c'est impossible; la vie d'un homme n'y suffirait pas, elle est colossale. Tout à coup, Belen, qui était retourné dans la hutte, a trouvé sur le sol un portefeuille qui appartenait au Français, au vieux Martial. Il l'a ouvert et il a poussé un cri: à Paris! a-t-il dit, il faut aller à Paris! J'ai voulu savoir; il m'a menacé de me tuer. Je n'ai plus osé parler. J'avais peur qu'il ne me traitât comme le vieillard. Seulement j'ai deviné depuis. Il a trouvé un plan, des notes, les indications qui doivent prouver en quelle partie de la pagode sont les trésors des Khmers... à Paris... quelque part.... Je sais qu'il cherche... il n'a pas encore trouvé; mais nous y parviendrons, et les trésors seront à nous!

La voix de Silvereal s'était affaiblie. Les dernières paroles étaient à peine perceptibles.

Mancal se tourna vers la duchesse:

—Vous avais-je trompée?

—Tout cela est horrible! fit la courtisane. Et en vérité, quelle que soit mon énergie, il me semble que je suis en proie à un hideux cauchemar. Ainsi ces hommes...

—Sont de simples assassins.

—Dites des bourreaux!

—Bah! tuer pour tuer, fit Mancal avec son ricanement cynique, ce n'est qu'une question de moyens.

—Mais ces trésors, ces mots barbares que je n'ai pas compris...

—Ignorance géographique, rien de plus. Tout cela est vrai, clair et précis... et les trésors de la grande pagode seront à nous... ou plutôt à vous... car ma seule richesse, à moi, ce sera ma vengeance!

—Voyez... il s'éveille!

—En effet. Écoutez-moi donc.... Que pas un mot, pas un geste ne vous trahisse... qu'il ignore toujours qu'il a parlé. Quant à moi, je vais mettre à profit les excellents renseignements qu'il m'a donnés.

—Vous partez?

—Certes, il est préférable que l'honnête Silvereal ignore ma présence. A bientôt, chère duchesse!... J'aurai besoin de vous. Je puis toujours compter sur votre concours?

—Oui.

—Adieu donc! Je vous laisse avec votre futur mari....

Le Ténia fit un geste de dégoût.

—Où suis-je? dit une voix dolente.

Mancal adressa un dernier geste d'encouragement à la duchesse et disparut.

Silvereal revenait à lui; hagard, il regarda: il avait peine à reconnaître le lieu où il se trouvait.

—Eh bien, cher baron, dit le Ténia, avouez que votre galanterie est tout au moins discutable.

Il la vit et ne répondit pas.

—Vous vous êtes tout à coup endormi là sur ce sofa. J'ai respecté votre sommeil.... Mais il se fait tard, mon ami, et l'heure du départ a sonné.

Quelques instants après, Silvereal quittait l'hôtel de Torrès. Il marchait d'un pas automatique et comme dans un rêve. Restée seule, la duchesse appuya son front sur ses mains:

—C'est étrange! murmura-t-elle. Qu'est-ce donc que j'éprouve?... Moi qui n'ai reculé devant aucun scrupule... moi qui suis allée jusqu'au crime... j'ai peur du gouffre qui s'ouvre devant moi....

Elle se trouvait devant une glace:

—Comme je suis pâle! fit-elle.

Puis elle ajouta tout bas:

—Est-ce que Jacques de Cherlux me trouverait belle ainsi?


XIV

BIZARRE! ÉTRANGE!

—Clos-Vougeot 1842!

—Bouchées à la reine!

—Compote d'ananas!

—Xérès de Frontera!

Quarante-huit heures après les dernières scènes que nous venons de raconter, ces paroles étaient sentencieusement prononcées par un laquais vêtu de noir, ganté de blanc, qui se penchait discrètement vers deux convives, attablés dans un délicieux petit entre-sol de la rue de la Paix. Le service était di primo cartello. Linge d'une exquise finesse, cristaux, mousseline, argenterie massive et ciselée à blason, rien ne manquait. C'était le soir. D'épais rideaux tombaient en plis lourds, tandis que des panneaux de chêne sculpté couraient le long des murailles, garnies de dressoirs, qu'un amateur eût reconnus pour de véritables objets d'art. Les faïences de Rouen, de Delft, eussent fait la joie d'un expert. Les domestiques circulaient silencieusement, craignant sans doute de troubler les éminents personnages qu'ils étaient appelés à servir. Le café venait d'être placé sur la table, et la cave à liqueurs laissait étinceler, à travers ses ciselures, le fauve reflet de l'eau-de-vie ou la teinte émeraudée de la menthe glaciale.

Quand le moka fumant eut rempli les tasses de Sèvres, quand la caisse de panatellas eut ouvert ses flancs tentateurs, le laquais s'inclina devant les convives:

—Ces messieurs désirent sans doute être seuls?

Un signe de tête lui répondit.

—Lorsque ces messieurs auront besoin de mes services, ils voudront bien sonner.

Nouveau signe approbatif. Enfin le laquais ajouta:

—M. le marquis, mon maître, prie ces messieurs de lui faire savoir s'ils seront disposés à le recevoir à huit heures.

Les deux convives eurent une sorte de soubresaut, et l'un d'eux murmura:

—Certainement... comment donc! avec plaisir.

Alors le pas du laquais glissa sur les nattes qui garnissaient le plancher, et s'éteignit derrière la porte qui se refermait. Pendant quelques instants, pas un bruit ne troubla le silence de la salle, éclairée par deux magnifiques candélabres à bougies roses.

—Cré nom! dit un des convives, c'est rien chic!

—Esbrouffant!

—Et cette bisque!... était-ce tapé!...

—Et ce petit vin... fichtre! en voilà du vrai bouché!... un sucre...

—Goûte-moi ce café!

—Pour un rude petit noir... en v'là un...

—Et tâte-moi un peu ces cigares-là...

—Des monuments... la colonne, quoi!... C'est à être fier d'être Français rien qu'à les regarder!

On ne se contenta pas de regarder, et un instant après des nuages de fumée bleuâtre s'élevaient dans l'air.

Nouveau silence. Les sybarites dégustaient.

Mais, après quelques moments consacrés à ces rêveries délicates, la conversation s'engagea de nouveau, d'abord à voix contenue:

—Muflier!

—Goniglu!

—Qu'est-ce que tu dis de cela?

—Hum!... et toi?

—Je ne comprends pas.

—Ni moi non plus.

Et de fait, on aurait pu défier n'importe qui de rien comprendre à la scène qui se passait en ce moment. Oui, c'était Muflier, mais Muflier homme du monde, vêtu de noir, avec un dorsay irréprochable, une chemise de fine batiste, un gilet bombant sur le torse; Muflier, aux mains propres, aux ongles taillés, aux joues rasées, aux cheveux tordus par un fer habile, aux moustaches affilées en poinçon par la pommade hongroise. Oui, c'était Goniglu, transformé, rajeuni, gracieux et coquet, avec le mouchoir à vignettes sortant en pointe de la poche.

—Voyons! voyons! fit Muflier, rassemblons nos idées... et pour cela, si tu m'en crois, faisons appel à nos souvenirs...

—Je ne demande pas mieux...

—Où étions-nous... la dernière fois?...

Goniglu leva les yeux au plafond et soupira:

—Hermance!

—Paméla! compléta Muflier. Douce souvenance!...

—Une baraque de saltimbanques...

—Deux manchots.... C'est ça.

—Des poids... cent... cent dix... cent cinquante...

—Deux cents...

—Puis une pile!...

—Une vraie!... des ficelles... bras et jambes liés...

—Un tombereau où on étouffait... sans parler du bâillon...

—Un cheval qui galope...

—Des roues qui sautent et nous cassent les os...

—Le bruit d'une porte cochère qui roule et grince...

—La voiture s'arrête; on nous descend comme des paquets...

—Comme de vulgaires colis...

—Obscurité complète; on nous dépose sur des lits...

—On nous donne à boire de force...

—Au fond, ça n'était pas mauvais...

—Un peu fort! et puis, plus rien...

—Le sommeil...

—L'engourdissement...

—Étrange!

—Bizarre!

Cette façon télégraphique de rappeler les phases d'une histoire passée avait certes son charme, mais cela ne pouvait durer.

—Mon cher Goniglu, dit Muflier, qui venait de se verser un petit verre de cognac superfin, nous ne pouvons nous dissimuler une minute que cette aventure est de tous points la plus étrange que j'aie pu rencontrer dans ma longue et honorable carrière.

—Je t'en offrirai autant.

—Qu'on nous enlève, cela pouvait s'expliquer... surtout en ce qui me concerne.... Ce ne serait pas la première fois qu'une femme du monde...

—Muflier!

—Que veux-tu, Goniglu? Ce coquin de physique!... et cependant je dois avouer que, selon moi, l'explication des faits présents ne doit pas être cherchée de ce côté?

—Pourquoi cela?

—A cause des ficelles et du bâillon. On se serait contenté de nous bander les yeux, et à une porte discrètement entr'ouverte, nous aurions rencontré une camériste coquette et gracieuse qui nous eût dit en souriant: Venez! mes gentilshommes! on meurt d'impatience à vous attendre!

—Procédé qui paraît, en effet, contradictoire avec notre état de colis...

—Donc, cherchons ailleurs; nous avons dit que nous nous sommes endormis. Combien de temps a duré ce sommeil?

—Je n'en sais rien; mais quelle heure est-il?

—Il doit faire nuit, puisque voici des lumières. Or, nous avons été enlevés dans la soirée, il y a sans doute vingt-quatre heures de cela.

—Va pour vingt-quatre heures.

—Ce point s'éclaircira; enfin, il y a environ deux heures, nous nous réveillons.

—Plus de ficelles, les membres libres...

—La tête fraîche, l'estomac creux...

—Nous regardons autour de nous. Ce n'était certes pas là l'humble demeure du travailleur, dans la rue des Arcis.

—Certes non. Un local confortable, des meubles, des vrais meubles palissandre, comme j'en voudrais donner à Paméla.

—Ne nous trouble pas en évoquant ces images cythéréennes. A peine sommes-nous éveillés que notre porte s'ouvre...

—Un laquais paraît, et quel laquais! un prince Rodolphe en livrée.

—Il se met obligeamment à notre disposition pour nous habiller. Ma foi, je t'avouerai, Goniglu, que j'ai éprouvé un moment d'angoisse. Certes, je n'ai jamais sacrifié au qu'en-dira-t-on, et les vanités de ce monde me touchent peu; cependant...

—Nous étions fichus comme quatre sous.

—Nos vêtements—pour nous exprimer d'une façon plus correcte—manquaient de cette élégance qui caractérise l'homme du monde, et il me répugnait de voir la main de ce valet de pied—ce devait être un valet de pied—froisser ces débris d'une antique splendeur...

—Quand tout à coup nos yeux tombèrent sur les hardes qui nous étaient destinées. Ah! Muflier! quelle coupe!

—Quelle étoffe! une draperie soyeuse; et ce linge!

—De la toile d'araignée tissée par la main des fées.

—Bref, on nous a habillés!

—Ah! si Paméla nous avait vus!

—Peuh! Paméla! Hermance! étaient-elles vraiment dignes de nous?

—Elles nous ont rendu de bien grands services, ne soyons pas ingrats!

—Soit! je leur conserverai une place dans mon cœur! Enfin, on nous demande ce que nous désirons.

—Je réponds carrément: Tortiller un morceau!

—Et tu as eu tort, Goniglu, car la fonctionnaire attaché à notre personne a paru surpris de cette expression. Aussi ai-je repris, pour me mettre à la hauteur de la situation: Nous voudrions casser une croûte! Le laquais s'incline... les portes s'ouvrent devant nous... et finalement, on nous installe devant cette table.

—Où se succèdent les mets les plus fins... et les vins les plus exquis...

—Voilà l'histoire!

—C'est étrange!

—C'est bizarre!

Et sur cette conclusion, qui rappelait les prémisses de l'entretien, Muflier et Goniglu choquèrent leurs verres, qui montèrent pleins à leurs lèvres pour redescendre vides.

—Au fond, reprit Muflier en faisant claquer sa langue avec la satisfaction d'un gourmet émérite, jusqu'ici l'aventure n'a rien de désagréable, à part l'étrangeté du procédé; mais, entre nous, je ne suppose pas que ce soit uniquement pour nous inviter à dîner qu'on nous a ficelés comme des boudins, et amenés ici de façon aussi excentrique.

—Il y a évidemment un dessous de cartes, fit sentencieusement Goniglu.

—Tu l'as dit, mon fils.... Mais quel sera-t-il? quel peut-il être? Dans ces ombres mystérieuses pouvons-nous porter le flambeau de la vérité?...

Et comme pour se récompenser lui-même de l'originalité de cette hardie métaphore, Muflier se versa une nouvelle rasade.

—Ma foi, si j'osais émettre un avis... commença Goniglu.

—Ose, mon vieil ami, ose... je t'y autorise.

—Et bien, je viens d'être frappé par certain mot prononcé tout à l'heure par l'honorable personnage qui nous a si bien servis.

—Et ce mot?

—Tu l'as entendu comme moi... il nous a avertis d'une prochaine visite.

—C'est bien cela...

—Et si je ne me trompe, il a dit en parlant de cet inconnu: M. le marquis!

—Parfait!... Oui, certes... j'avais saisi ce mot au vol... mais je t'avoue que je craignais de m'être trompé.

—Ainsi il a bien dit marquis?

—Absolument, reste à chercher parmi nos nombreuses connaissances à qui ce titre peut s'appliquer.

Les deux amis restèrent plongés dans une méditation profonde. De fait, malgré le soin qu'ils mettaient à rappeler leurs souvenirs, Muflier et Goniglu ne trouvaient pas parmi les Loups et bandits qui formaient le fond de leurs relations, le personnage que d'Hozier eût pu classer dans l'Armorial.

—Je crois, dit Muflier, que nous ne connaissons pas de marquis.

—Ou, du moins, je ne me rappelle pas.... D'abord, je me suis toujours tenu à l'écart de l'aristocratie....

—C'est comme moi... eh! mon Dieu!... C'est peut-être un tort? Vois-tu, Goniglu, je crois que nous ferions bien de nous rallier...

—C'est mon opinion!

—Je sais bien qu'à ces classes privilégiées, il y a beaucoup à reprocher, et si nous fouillions l'histoire...

—Oh! si nous fouillions l'histoire... certainement... mais est-ce bien le moment?...

—Nous fouillerons plus tard; en attendant, crois-moi, Goniglu, de la tenue, du galbe; montrons-nous à la hauteur de la situation, et si le faubourg Saint-Germain vient à nous, ne nous montrons pas impitoyables.

—Je ferai des concessions, déclara nettement Goniglu.

—Je n'attendais pas moins de ton esprit pratique. Vienne donc le marquis, puisque marquis il y a! et il rencontrera de véritables philosophes, prêts à tout comprendre!

—Vienne le marquis! répéta Goniglu avec un geste de suprême élégance.

Comme si cette évocation eût eu quelque pouvoir magique, la porte s'ouvrit discrètement et un nouveau personnage parut sur le seuil. Nouveau pour nos deux gredins, mais déjà connu du lecteur. Le marquis Archibald de Thomerville,—car c'était lui, adressa à ses invités un profond salut.

Tout en lui respirait un parfum d'exquise distinction; c'était le grand seigneur avec sa désinvolture pleine de charme.

Nous l'avons dit, le visage d'Archibald, sans être réellement beau, présentait, dans ses lignes directes et longues, une originalité frappante, qu'augmentait encore la pâleur étrange qui couvrait ses traits. Muflier s'était levé avec empressement et avait répondu par une révérence du meilleur goût au salut qui lui était adressé. Quant à Goniglu, force nous est d'avouer que son mouvement avait été moins réussi, car il avait, en se déplaçant brusquement, renversé un verre qui s'était brisé sur le parquet, détail qui l'avait légèrement troublé. Mais le marquis parut n'y point prendre garde, ce qui donna à Goniglu une haute idée de son savoir-vivre.

—Messieurs, dit Archibald, permettez-moi tout d'abord de vous demander si vous avez été satisfaits de mes gens et si vous n'avez aucune plainte à formuler contre ma modeste hospitalité.

—Oh! marquis, fit Muflier, nous sommes enchantés...

—Ravis! accentua Goniglu. C'était d'un chouette achevé!...

Muflier lui lança un coup de pied dans les os des jambes pour l'engager à châtier son style, le marquis n'étant peut-être pas initié à la langue verte.

—J'en suis heureux, reprit Archibald, et votre réponse me met mieux à l'aise pour vous prier de me rendre un service.

—Tout à vous! dit Muflier. Nous tenons à vous prouver que nous ne sommes pas des ingrats.... Mais asseyez-vous donc, marquis... de grâce, asseyez-vous... Il me peine de vous voir ainsi sur vos jambes....

Archibald, avec le plus grand sérieux, se rendit à cette invitation si gracieusement formulée.

—Là! fit Goniglu en se replaçant lui-même sur sa chaise. Maintenant, monsieur le marquis prendra bien quelque chose?...

—Je vous remercie.

—Oh! sans façon!... pas de cérémonie entre nous!... voulez-vous du dur ou du doux?...

—A votre choix, messieurs!...

Muflier versa dextrement un doigt de cognac, tendit le verre au marquis avec un sourire, puis, prenant le sien, il trinqua de la meilleure grâce du monde, imité par Goniglu, qui daigna cette fois ne rien casser.

—Maintenant que la glace est rompue, reprit Muflier, nous allons causer comme de vrais camaros. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

Archibald reposa son verre sur la table.

—Mon Dieu, messieurs, dit-il, j'ai à m'excuser de la façon peut-être excentrique dont vous avez été conduits ici.

—Oh! marquis, de grâce!

—Oui, je sais que cela pouvait vous paraître irrégulier, bizarre, au premier coup d'œil.

—Mais au second, rien de plus naturel.

—Du reste, je dois vous avouer que cette violence de ma part vous est une preuve du grand désir que j'avais de faire votre connaissance.

Goniglu eut un rire bête.

—Comment! vrai!... vous désiriez nous connaître?...

—Certes, et j'ajoute que ce désir était partagé par plusieurs de mes amis...

—C'est drôle, articula Goniglu.

—On vous avait donc parlé de nous? demanda Muflier.

—Depuis longtemps déjà...

—Et, s'il n'y a pas d'indiscrétion, qu'est-ce qu'on vous avait dit? Vous savez, faut pas toujours croire les potins...

Muflier se mordit les lèvres. Potins lui avait échappé.

—Mais, messieurs, soyez certains, reprit Archibald, que ces potins, ainsi que vous dites si élégamment, étaient loin de vous être défavorables...

—Pas possible! fit naïvement Goniglu.

—Mon cher marquis, me disait encore il y a deux jours certain vicomte de nos amis, vous ne sauriez croire quels hommes d'énergie et de bon conseil se cachent sous les dehors un peu bizarres de nos deux héros.

—Héros! Le vicomte a dit héros!

—Il l'a dit.... Voyez-vous, continua-t-il, avec des hommes tels que ceux-là, on pourrait conquérir le monde!

—Oh! c'est aller un peu loin! fit Muflier modestement.

—Mais non!... C'est à peine effleurer la vérité. Tenez, vous, monsieur Muflier, n'avez-vous pas accompli des actes héroïques?

—Mon Dieu! vous savez... comme tout le monde.

—Je ne vous en rappellerai qu'un seul. C'était à Joinville.

—Hein?

—Vous étiez occupés à dévaliser une maison inhabitée....

Muflier s'était redressé et regardait Archibald de ses gros yeux étonnés.

—Quelqu'un donna l'alerte. Vous aviez à ce moment une pendule sous le bras. Des voisins accourent. L'un d'eux vous barre le passage; sans vous soucier de la valeur de l'objet que vous aviez si péniblement acquis, vous le soulevez et laissez retomber ladite pendule sur le crâne de votre adversaire.

—Hum! hum! toussa Muflier, qui se sentait assez mal à l'aise.

—Le plus curieux en ceci, c'est que, m'a-t-on dit, la pendule avait bravement supporté le choc, et que son mécanisme n'a pas le moindrement souffert de cette alerte. Il est vrai que l'homme est mort à l'hôpital, huit jours après, mais la pendule marchait. Voilà ce que j'appelle une véritable action d'éclat.

Muflier, dont la gorge se serrait, articula difficilement quelques mots:

—Certainement... je ne dis pas!... pourtant...

—Point de modestie. Nous sommes entre nous. Tenez, c'est comme votre ami Goniglu....

Goniglu fit la grimace: il pressentait quelque nouvelle évocation du passé, ce qui, amour-propre à part, ne lui plaisait que très-médiocrement.

—Vous rappelez-vous, cher monsieur Goniglu, certaine vieille femme de Colombes à qui vous tordîtes le cou d'une seule main, tandis que de l'autre vous fouilliez dans ses poches?... vous en souvenez-vous, dites?

—Effectivement... oui... il y a peut-être quelque chose comme cela...

—Et, comme la vieille se débattait, vous eûtes la bienveillance de serrer assez fort pour l'achever....

Goniglu était vert, ce qui était sans doute sa façon de rougir avec modestie.

Muflier perdit son sang-froid.

—Ah çà, mais... pourquoi diable nous racontez-vous ces blagues-là? fit-il avec une nuance d'agacement, d'ailleurs très-compréhensible.

—D'abord, reprit Archibald, qui conservait son flegme poli, pour vous prouver que vous n'êtes pas des inconnus pour moi... ensuite pour arriver au service que je vais réclamer de vous....

Le visage de Goniglu s'éclaira d'une douce espérance.

—Ah! il y a un coup à faire! s'écria-t-il. Un petit refroidissement...

—Peuh! pas tout à fait! fit Archibald, je ne voudrais pas vous proposer une affaire compromettante...

—Oh! s'il y avait du monneron derrière...

—Tout s'arrangera à votre satisfaction, soyez-en sûrs, chers messieurs. Mais avant tout, puis-je réellement compter sur vous?

—Encore faudrait-il savoir? grommela Muflier.

—Vous avez raison, quoique cependant vous devriez comprendre d'ores et déjà que je me garderais bien de proposer à des hommes tels que vous une indélicatesse.

—Vous vous f...ichez de nous, dit Muflier nettement.

—Dieu m'en garde!... Voyons, ne nous emportons pas.... Ai-je l'air d'un homme qui vous veut du mal?... Et, tenez, je vais vous prouver la bonté de mes intentions....

Thomerville plongea sa main dans sa poche et en tira plusieurs rouleaux qu'il posa sur la table. Par un geste instinctif, Goniglu tendit la main.

—Voici, reprit Thomerville, quelques rouleaux de mille francs qui vous sont destinés.

—Il y a donc un raccourcissement à risquer?...

—Mais, mon cher monsieur Muflier, vous prenez tout au tragique. Je n'aurais jamais cru cela d'un homme de tête et de cœur.... Ces quelques monnerons, selon votre ingénieuse qualification, représentent une des faces de la question.

—Ah! il y a une autre face? dit Goniglu, qui retira à regret sa main tendue.

—Et je vais me faire un vrai plaisir de vous la montrer.

—Où ça?

—Ici même....

Muflier regarda autour de lui d'un œil défiant. Archibald était toujours impassible.

—Je vous prie seulement, cher monsieur, de vous abstenir, devant le spectacle intéressant qui va se dérouler devant vous, de toute marque d'approbation ou d'improbation....

Un regard rapide fut échangé entre Muflier et Goniglu. Ils n'aimaient pas les surprises.

—Vous consentez à garder le silence pendant quelques instants, n'est-il pas vrai? insista Archibald.

—Certainement, articula péniblement Muflier.

—Mille remercîments. Maintenant, si vous m'en croyez, reculez un peu et ne mettez pas votre visage complétement en lumière. Il vaudrait sans doute mieux que la personne qui va venir ne vît pas vos traits, ou du moins ne les distinguât que vaguement.

Sans discuter, les deux bandits obéirent... et s'éloignèrent de la table. Archibald se leva et éteignit quelques bougies, ce qui laissa les deux hommes dans une demi-obscurité favorable à la rêverie.

—Un dernier mot, ajouta encore Archibald: il est bien entendu que je vous laisse absolument libres, si le désir vous en prend, de vous mêler à la conversation qui va avoir lieu. Je ne veux en rien peser sur votre volonté. Vous êtes mes hôtes, c'est-à-dire les maîtres d'agir comme il vous plaira.

Une sorte de grognement inquiet lui répondit: il l'interpréta sans doute comme un acquiescement, car, sans plus attendre, il sonna. Un laquais entra.

—La personne que j'attends est-elle arrivée? demanda-t-il.

—Oui, monsieur le marquis.

—Priez-la de monter.

Nos deux amis—selon une expression bizarre—n'en menaient pas large. Quel était le personnage inconnu qui allait surgir tout à coup? Nous ne jurerions pas que les dents de Goniglu ne claquassent pas un peu.... Les deux paires d'yeux étaient fixées sur la porte, avec une tenacité facile à comprendre.... Et voilà que tout à coup cette porte s'ouvrit... et dans l'encadrement, entre les tentures que le laquais tenait soulevées... apparut.... Qui? quoi?... Un gendarme! Oui, un gendarme, un vrai gendarme, en chair et en os, avec son chapeau en travers, avec ses buffleteries jaunes, avec ses bottes, avec son sabre... avec tout, enfin! Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient que la chute du ciel.... La chute du ciel! quelle amère plaisanterie à comparer à cette fantastique évocation!... Le gendarme se tenait au port d'armes, respectueux, la main au chapeau.... Nous devons rappeler à nos lecteurs qu'à l'époque où se passe notre récit, la gendarmerie opérait même dans Paris...

—Eh bien! mon brave, fit Archibald, quelles nouvelles?

—Nous sommes sur la trace, monsieur le marquis...

—Ah! c'est au mieux!... et vous pensez que les deux bandits...

—Nous les aurons pincés avant huit jours...

—Très-bien. Et vous êtes certain que ce sont eux...

—Absolument. Les deux femmes sont au dépôt depuis hier soir... et elles ont suffisamment parlé... Les deux gueux, Muflier et Goniglu, ont beau se cacher... on les attrapera.

—J'y compte. Je vous remercie, mon brave, et m'excuse de vous avoir dérangé... mais cette affaire m'intéresse tout particulièrement.

—Notre capitaine m'a prié de dire à monsieur le marquis que les ordres de M. le préfet étaient formels et que les recherches seraient continuées avec la plus grande activité...

Et, après un nouveau salut, le gendarme tourna sur lui-même, empoigna son sabre qui rendit un son mat. La porte se referma sur lui. On entendit encore son pas lourd sur l'escalier, puis le tout s'éteignit dans le silence...

—Eh bien! messieurs, fit Archibald, ne voudrez-vous pas encore boire un verre de liqueur?...

Il y eut un bruit de mâchoires qui craquèrent et des gloussements inarticulés répondirent à cette gracieuse invitation. Archibald fit un pas vers eux:

—Voyons, mes chers amis! Qu'éprouvez-vous donc? Est-ce que, par aventure, je vous aurais blessé?

—Non... oui... cependant....

—Le gendarme! dit Goniglu avec la netteté d'un ressort qui se détend.

—Ah! le gendarme! fit Archibald. Bel homme et bon soldat...

—Bel homme... oui, bel homme...

—Çà, maintenant que vous connaissez les deux faces de la question, chers messieurs, ne vous plairait-il pas de reprendre notre entretien?

—Ah! c'était là l'autre face? fit Muflier.

—Comme ces rouleaux étaient la première.... Vous m'avez très-bien compris... il ne vous reste plus qu'à choisir.

—A choisir... quoi?

—L'argent... ou le gendarme.

Muflier se secoua comme un chien qui sort de l'eau, et, finalement, parvint à reprendre son aplomb:

—Monsieur le marquis, dit-il avec une certaine aisance, nous sommes tout à votre service.

—Tout à fait.... Aussi vrai que je m'appelle Goniglu.

—Alors, on peut s'entendre? reprit Archibald.

—Parlez... ordonnez.... Nous sommes des esclaves...

—Oh!... des amis... cela suffit.

—Que voulez-vous?... Nous brûlons de savoir....

Archibald coupa la période commencée:

—Cher monsieur, voici l'affaire en deux mots. Vous faites partie de la mystérieuse association qui porte le nom des Loups de Paris...

—Oui, proféra carrément Muflier.

—Êtes-vous prêts à livrer votre chef?

Muflier eut un bel élan:

—C'était ça?... Fallait donc le dire tout de suite!

—Comment se nomme-t-il?

—Au juste... nous n'en savons rien; mais il a un sobriquet.

—Et le surnom?

—C'est... le Bisco.

—Vous me le livrerez?

—Parbleu!... Mais vous ne montrerez plus le gendarme?

—Je vous le promets.

—Alors, voilà qui est convenu. Aussi bien il commençait à furieusement nous ennuyer, le Bisco, avec ses airs de matamore...

—Et puis, il avait une poigne!... ajouta Goniglu.

—Enfin, vous êtes décidés.... J'ai votre parole?

Les deux bandits étendirent les bras à la façon du groupe des Horaces:

—Vous l'avez!

—En ce cas, mes chers amis, ma maison est la vôtre, et vous serez royalement traités. Vous me ferez seulement le plaisir de ne pas sortir. Vous donnerez les renseignements, et je ferai le reste.

—Oh! nous ne tenons pas à sortir, dit Goniglu.

—Oui, je comprends... à cause du gendarme?...

Archibald se leva.

—Un dernier mot, dit Muflier. Dans les paroles prononcées par l'honorable militaire... que vous savez, j'ai relevé un détail pénible.... Il est douloureux, quand on a le cœur bien placé—et le gentilhomme qui m'écoute me comprendra à demi-mot—il est douloureux, dis-je, que de faibles créatures soient au pouvoir de leurs persécuteurs...

—J'apprécie la délicatesse de vos sentiments, et, si vous le désirez...

—Quoi! Hermance serait libre?

—Et Paméla?

—Ces dames seront traitées avec les égards qu'elles méritent.

—Oh! ce n'est pas suffisant!

—J'entends qu'elles seront délivrées dès demain.

—Nous n'attendions pas moins d'un galant homme!

Il y eut un dernier échange de saluts, puis Archibald sortit.

—Eh bien! ma vieille, fit Muflier, qu'est-ce que tu en dis?

—Moi! Oh! c'est tout vu! Je mange le morceau...

—Et moi aussi!

—Bravo! Allons nous coucher, et à demain les affaires sérieuses...


XV

UNE BANQUE ORIGINALE

Les bureaux de M. Mancal, agent d'affaires, ou plutôt banquier, étaient situés dans la rue Louis-le-Grand. Ils avaient les allures riches et sévères qui dénotent les opérations sérieuses. Dans une première salle, des garçons, revêtus d'une livrée sombre, accueillaient avec politesse les nombreux clients qui, chaque matin, venaient chercher les instructions de Mancal ou recourir à ses conseils. Puis, dans une vaste pièce éclairée par deux hautes fenêtres aux carreaux dépolis, plusieurs employés travaillaient assidûment derrière les grillages fermés. Plusieurs portes y donnaient accès: sur l'une, un écusson était fixé portant ce mot: Caisse; sur une autre: Contentieux; sur une troisième enfin: Direction. Ce matin-là, un homme, vêtu comme un riche paysan, se présenta dans la salle d'attente. Déjà plusieurs personnages attendaient depuis assez longtemps le bon plaisir de M. Mancal, qui, leur répondait-on, était enfermé en grave conférence dans son cabinet. Cependant le nouveau venu, après avoir fait les questions d'usage et reçu les mêmes réponses, déclara qu'à défaut de M. Mancal, il se contenterait de parler au caissier, auquel il fit passer un pli. Aussitôt il fut conduit vers la pièce dont nous avons parlé, et, un instant après, il était introduit. Là, le caissier attendit que la porte fût refermée, puis se levant brusquement:

—Qu'y a-t-il? s'écria-t-il vivement, et comment, malgré la consigne formelle, êtes-vous venu ici?...

—Est-il là?

—Oui.

—Il faut que je lui parle... immédiatement.

—Il est en affaires.

—Je suppose, mon cher confrère, dit l'autre, que nulle affaire n'est plus importante que de sauver sa peau.

—Hein! il y a un danger?

—Parbleu! Crois-tu que sans cela je me serais exposé à le mettre en fureur?

—Un danger grave?

—Mon vieux cheval de retour, il ne faut pas se faire illusion. Certes, il est très-intelligent....

Il baissa la voix.

—Il est très-intelligent d'avoir organisé une maison de bonne apparence où caissier, comptables, employés, garçons de bureau sont tous d'anciens forçats plus ou moins évadés ou en rupture de ban.... On est bien tranquille, on gère les affaires de l'association générale, on fait fructifier les capitaux qui affluent de Toulon, de Rochefort, de Brest et autres lieux...

—Tais-toi donc, Dioulou...

—Bah! nous sommes entre nous. Mais cette placidité ne peut pas toujours durer.

—Hélas! fit avec un soupir la caissier de la maison Mancal, qui—à ça que vient de nous révéler notre ancienne connaissance Diouloufait—n'était pas précisément aussi immaculé que l'agneau nouveau-né.

—Il ne faut pas te désespérer. D'abord, je ne t'ai dit un mot de cela que parce que nous sommes de vieux camarades... de vieux loups de terre.... Je sais quelque chose, je viens avertir le maître, c'est mon devoir; mais motus! tu ne sais rien, je ne t'ai point parlé... Quant à l'avenir, sois tranquille, il nous tirera de là...

—Espérons-le, fit le caissier.

—Maintenant, ne perdons pas de temps.

—Je le crois pardieu bien.... Je vais l'avertir.

Et le caissier, revenant à son bureau, posa la main sur un des clous d'argent qui garnissaient son fauteuil de cuir.

Or, il était vrai que Mancal causait avec un des plus habiles tripoteurs de la Bourse, lequel, avant de s'engager dans une opération malhonnête, mais d'autant plus fructueuse, avait désiré obtenir certains éclaircissements sur les susceptibilités du code pénal. Or, il exposait ses idées, assez hardies en matière financière, faisant face à Mancal.

—C'est très-simple, vous le comprenez, disait-il. Avec le capital souscrit, je paye les deux premiers dividendes. Les actions font prime. Comme j'en ai conservé tout un livre à souche absolument intact, avec numéros en double emploi, je vends... et, muni des fonds, je m'expatrie....

Il en était à ce point de ses loyales explications, lorsque les yeux de Mancal, qui étaient fixés sur son bureau, virent glisser doucement la plaque de bronze de l'encrier qui se trouvait justement devant lui, et sous cette plaque, des caractères hiéroglyphiques se détachèrent sur fond blanc. Mancal réprima un léger tressaillement.

—Mon cher monsieur, dit-il, l'affaire dont vous m'entretenez, quoique très-pratique, me paraît assez délicate pour mériter un assez long examen. Veuillez donc, je vous prie, revenir demain matin, et j'aurai sans doute une solution à vous donner.

Il s'était levé.

—Ainsi, dit l'autre, vous pensez que la chose pourra s'arranger?

—Tout s'arrange...

—Vous serez mon sauveur. Car, voyez-vous, monsieur Mancal, il y a longtemps que je lutte... il faut en finir, et je dois songer à ma famille...

—Ces sentiments vous honorent. Adieu, cher monsieur, ou plutôt au revoir....

Le père de famille se décida, sur un congé ainsi formulé, à se retirer non sans avoir répété:

—Songez-y bien. Le pain de mes enfants dépend de vous.

Resté seul, Mancal alla vivement vers la porte, et tira le verrou. Puis il toucha au ressort qui indiquait à qui de droit que nul ne devait le venir déranger. Ensuite il se dirigea vers un large coffre-fort, lourdement installé au milieu d'un panneau. Un nouveau ressort étant mis en mouvement fit tourner sur elle-même la masse de fer, et Mancal se trouva en face de son caissier. Il aperçut Dioulou:

—Toi ici!...

—Chut! fit celui-ci en mettant le doigt sur ses lèvres. C'est urgent...

—Viens!

Tous deux se retrouvèrent dans le cabinet de Mancal.

—Grave? demanda-t-il à voix basse.

—Très-grave, fit Dioulou sur le même ton.

—Qu'y a-t-il? demanda Biscarre.

—Nous sommes menacés... peut-être est-on déjà sur nos traces...

—Oh! quels que soient nos ennemis, ils ne nous tiennent pas encore. Explique-toi...

—Voici. D'abord Muflier et Goniglu ont disparu...

—Je me suis toujours défié d'eux; mais peut-être sont-ils ivres-morts dans quelque bouge.

—Non. Ils ont été enlevés.

—C'est impossible; par qui?

—C'est Maloigne qui est venu m'avertir; ils se sont pris de querelle avec deux saltimbanques, sur la place du Trône, et depuis ce moment ils n'ont plus reparu.

—Si on les a tués, la perte n'est pas grande.

—Je ne le crois pas, car les deux saltimbanques étaient à leur baraque dès le lendemain, à la même place.

—Tu les as vus?

—Ce sont des manchots; tu dois connaître cela: Droite et Gauche.

—Ah! les frères Martin. Leur as-tu parlé?

—Certes non. Je n'aurais pas commis cette imprudence sans te consulter. Suppose qu'ils aient réellement, et comme tout semble l'indiquer, enlevé Muflier et Goniglu, c'est qu'ils y sont poussés par un intérêt sérieux. Si j'étais allé m'enquérir de nos amis, je me livrais sans profit.

—Bien raisonné; mais, du moins, tu les as épiés?

—Oui.

—Et qu'as-tu découvert?

—Rien. Ils n'ont pas quitté la baraque. J'y suis entré avec les spectateurs, et rien de suspect ne m'a frappé.

—Bon. Est-ce là tout ce que tu as à me dire? En vérité, tu me parais t'effrayer pour peu de chose. C'est peut-être une querelle particulière entre les saltimbanques et ces deux misérables.

—Attends. Tu vas voir que je n'ai pas tort de m'inquiéter. Ce matin même, des étrangers sont venus au quai de Gèvres demander Blasias.

—Et ils ont trouvé visage de bois.

—Naturellement. Mais j'ai appris que les chercheurs avaient l'air fort désappointés.

—Bah! quelques voleurs en quête d'un complaisant recéleur...

—En tout cas, des voleurs de la haute, car ils étaient admirablement mis... mais enfin, tu me parais décidé à tout traiter fort légèrement. Cependant, il y a un troisième détail...

—C'est peut-être le plus utile...

—Je le crois. Les mêmes personnages sont allés à l'Ours vert.

—Ah! ah! Comment le sais-tu?

—L'idée m'est venue d'aller rôder par là... et bien m'en a pris, car, comme j'arrivais, ils venaient de quitter le cabaret.

—En tous cas, tu es arrivé trop tard...

—Pas tout à fait, car là j'ai obtenu le signalement de mes deux personnages.

—Ceci est bon.

—L'un d'eux est grand, mince, très-pâle. L'autre est surtout reconnaissable; il a l'accent anglais et porte au visage une balafre qui le défigure.... Connais-tu cela?

—Les renseignements sont vagues... mois on trouvera. J'ai d'ailleurs un moyen infaillible. Tu sais qu'on peut compter sur moi.... Est-ce tout?

—Oui, de ce côté...

—Il y a encore une autre complication?

—En vérité, il me semble que tu ris de tout cela...

—Que veux-tu! je touche à mon but.... Jamais je ne me suis senti plus sûr de moi-même.

—Tant mieux. Tu nous défendras avec plus d'aplomb si on nous attaque.

—Ton dernier renseignement? Fais vite.

—Il s'agit d'un certain Bridoine qui depuis longtemps demande à faire partie des Loups.

—Je n'aime pas les nouveaux affiliés. En tout cas, il faut, pour entrer parmi nous, avoir rendu d'abord à l'association un grand service.

—Il dit avoir rempli cette condition.

—En vérité?

—Voici. Il est venu me trouver et m'a donné les détails suivants: il existe sur le Cours-la-Reine une maison mystérieuse où se réunissent la nuit des gens étranges.

—Eh bien, on conspire contre le gouvernement... Est-ce que par hasard tu voudrais te faire conservateur?

—Ris toujours... mais parmi les personnages qu'il a guettés, il a parfaitement distingué deux manchots.

Mancal ne put réprimer un mouvement.

—Ceci devient plus grave. Il faudra que je voie ce Bridoine.

—Il sait quelque chose de plus: il a vu une femme qui s'introduisait dans cette maison.

—Et cette femme?

—Il l'a suivie et il sait son nom.

—Parle donc! Ce nom?...

—Cette femme est la marquise Marie de Favereye....

Biscarre lança un coup de poing sur la table.

—Malédiction! Oui, tu as raison. Il n'y a pas un instant à perdre.... Je ne sais rien.... Je ne devine rien... Oh! tenterait-on, par hasard, de lutter contre moi?...

Les traits de Biscarre étaient convulsés. Il semblait qu'il suffît de prononcer le nom de Marie de Favereye pour réveiller en lui toutes ses fureurs de damné.

Dioulou le regardait avec une sorte d'effroi.

—Enfin, que décides-tu? demanda-t-il.

Biscarre s'arrêta et réfléchit un instant, puis il alla à son bureau et frappa deux fois sur un timbre. Or, à ce moment, un des employés de la banque Mancal, à bouts de manches en lustrine, à lunettes bleues, était justement occupé à régler le compte d'un honnête bourgeois qui le remerciait vivement de sa complaisance. Le fait est qu'à l'inverse des fonctionnaires—dont nous avons déjà eu l'occasion de constater l'esprit grincheux et la politesse infinitésimale—les employés de M. Mancal déployaient, dans leurs rapports avec le public, une aménité devenue presque proverbiale.

Celui-ci donc s'était évertué à expliquer au client, avec une douceur inaltérable, les diverses opérations faites pour son compte, et il achevait de dresser le bordereau des bénéfices réalisés, quand le son du timbre deux fois répété parvint à son oreille.

—Je vous demande mille fois pardon, dit-il, mais mon patron a besoin de moi; ne vous impatientez pas, c'est l'affaire de quelques minutes... je suis à vos ordres dans un instant.

Et, se levant, il se dirigea vers le cabinet de Mancal. Or, voici le court dialogue qui s'engagea entre le comptable et le patron:

—Tu sais que tu n'as pas encore payé ta dette d'évasion...

—Je le sais.

—Nous avons besoin de toi.

—Je suis à vos ordres.

—Bien. Ce soir, trouve-toi à huit heures à la tête du Pont-Neuf, côté rive gauche. Monsieur te donnera ses ordres...

—C'est bien. Me permettez-vous une question?

—Fais vite.

—Est-ce pour une affaire rouge?

—Pourquoi cette question? Est-ce que tu recules?

—Non pas. Mais c'est que, s'il fallait suriner, j'apporterais mes instruments...

—C'est inutile. Tu as entendu... à huit heures.

—J'y serai.

Et sur un signe de Mancal, il sortit, revint à son guichet et dit à l'honnête client:

—Monsieur, je suis à votre disposition.... Le solde de votre crédit est de trois cent vingt-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.

—Et que ferons-nous? demandait en même temps Dioulou.

—Vous m'attendrez... et quand je serai là...

Il s'arrêta.

—Parbleu! il faudra bien que le manchot dise ce que c'est que cette maison du Cours-la-Reine et ce que sont devenus nos amis...


XVI

OU LA LUTTE S'ENGAGE

Le soir de ce même jour, vers minuit, des rafales de pluie s'étaient abattues sur Paris. La température, très-froide pendant la journée, s'était subitement élevée. Et n'eût été la saison, on aurait pris cette bourrasque pour une tempête d'orage. Cependant, sous les torrents qui tombaient sans temps d'arrêt, deux hommes, enveloppés de lourds manteaux, se tenaient blottis contre le parapet du quai.

By Jove! fit l'un, en se secouant, voilà un temps à ne pas mettre un de nos bandits dehors!

—Au contraire, répondit l'autre. Ce sont là de ces soirées où ils ne craignent même pas la police, et je crois, quant à moi, que nous parviendrons enfin à mettre la main sur ce prétendu Blasias.

—Dieu le veuille! reprit le premier, qui n'était autre que sir Lionel Storigan, mais je vous avoue, mon cher Archibald, que je n'ai pas absolument la même confiance que vous.... Mais, dites-moi, si notre homme rentre en son repaire, quel est votre plan? Comment nous emparerons-nous de lui?

—A cela, je pourrais vous répondre que nous nous inspirerons des circonstances; pourtant, je crois que le mieux sera de l'attirer au dehors sous un prétexte quelconque...

—Un prétexte!... Hum! il se défiera.

—N'avons-nous pas le mot de passe?

—Oui, je sais. Ce sont ces deux misérables qui vous l'ont donné. Mais, en premier lieu, depuis l'enlèvement de ces personnages, il a peut-être été changé, ce qui ne serait en somme que de la vulgaire prudence.... En second lieu, êtes-vous bien certain que ces gredins ne vous aient pas tendu un piége?

—Leur intérêt me répond d'eux. Entre quelques milliers de francs et la crainte du gendarme, ils n'ont pas hésité. C'était prévu. Et ils savent que leur liberté dépend de la capture de Bisco...

—C'est juste... et cependant je me défierais. Ces Loups de Paris—dont nous avons entendu parler—sont des bandits émérites dont il convient de se défier, alors même qu'ils semblent se trahir entre eux...

—Défions-nous, soit, cela ne nous empêchera pas d'agir.

—Ne m'avez-vous pas dit que vous attendiez encore des nôtres?

—Oui... j'ai fait avertir les deux frères Droite et Gauche, et je m'étonne même qu'ils ne soient pas encore arrivés.

—Ce sont de braves cœurs!...

—Dévoués à notre œuvre jusqu'à la mort... et, sans eux, nous ne serions pas sur les traces des Loups. Leur exploit a été un véritable coup de maître.

—Chut! fit tout à coup sir Lionel. Écoutez....

Archibald et l'Anglais tendaient l'oreille.

On entendait sur le trottoir l'écho assourdi d'un pas rapide. Les deux hommes se rejetèrent en arrière, et descendant de quelques marches l'escalier qui conduisait à la berge, ils se cachèrent derrière la saillie du parapet. Une ombre parut dans la nuit. Elle s'arrêta, puis parut regarder soigneusement autour d'elle, se penchant et tendant l'oreille. Sir Lionel poussa Archibald du coude:

—Ce doit être notre homme. Pourquoi ne nous jetons-nous pas sur lui?

Archibald répondit à voix basse:

—Non. Si robuste que nous soyons, il pourrait nous échapper: une lutte s'ensuivrait qui nous compromettrait inutilement et donnerait l'éveil à toute la bande.

—Et puis, ajouta sir Lionel, le mieux est de forcer l'animal dans son repaire.... Nous y apprendrons sans doute d'intéressants détails.

Cependant l'inconnu, après s'être assuré que le quai était désert ou du moins l'avoir cru tel, se dirigea vers la masure où nous avons vu pénétrer Silvereal. Il marchait sans précaution maintenant, comme un homme certain de n'avoir rien à redouter. Il s'approcha de la devanture, se baissa, et tira de sa poche une clef qu'il introduisit dans la serrure. Le volet tourna sur lui-même, et l'homme disparut à l'intérieur.

—Allons! dit Archibald.

—N'attendons-nous pas les deux frères?

—A quoi bon? Ne pouvons-nous en finir à nous deux?

—Certes oui, je suis à vos ordres.

—Vos pistolets sont armés?

—Et j'ai la main sur la crosse. Ils prendront la parole dès qu'il le faudra.

—Venez donc.

Et remontant sur le quai, Lionel et Archibald se dirigèrent vers la demeure du faux Blasias.

La devanture était refermée. Archibald frappa de la façon qui lui avait été enseignée par l'honnête Muflier. Six coups espacés de deux en deux. Ils attendirent un instant, puis un judas s'ouvrit au-dessus de la porte.

—Qui est là? demanda une voix.

—Loup! répondit M. de Thomerville.

—Le mot de passe.

—Hors du bois!

—C'est bien. Attendez!

On entendit un bruit de verrous, puis le volet s'ouvrit.

Archibald et Lionel, la main sur leurs armes, pénétrèrent dans le capharnaüm du vieux Blasias. Le recéleur, tenant à la main une lanterne, fixait sur les deux hommes ses yeux, dans lesquels d'ailleurs ne perçait aucune inquiétude.

—Je ne vous connais pas, dit-il.

—C'est pourquoi nous venons faire connaissance avec vous, dit Archibald en riant.

En même temps, sa main armée d'un pistolet se dirigeait vers Blasias, et Lionel l'avait imité. Les deux Morts s'étaient placés entre la porte et Blasias. Toute fuite de ce côté était impossible. Mais l'homme resta immobile devant les armes de mort qui le menaçaient. Il laissa échapper un ricanement.

—Vous paraissez pleins de courage pour attaquer un pauvre vieillard! fit-il.

—Un vieillard... en vérité! mais si je ne me trompe, votre voix est encore forte et vigoureuse.... Avez-vous bien l'âge que vous paraissez?

—Que voulez-vous dire?

—Rien que de fort simple. Vous ne vous appelez pas Blasias... vous êtes le Bisco, chef des Loups de Paris.

Il y eut un moment de silence.

—Avouez-vous? demanda sir Lionel.

Le Bisco baissa la tête, et comme obéissant à la crainte, il dit doucement:

—Je comprends tout... j'ai été trahi... je suis en votre pouvoir...

—Vous vous résignez bien vite, ce me semble, dit Archibald. Je vous avertis que votre soumission m'est grandement suspecte... Évidemment vous cherchez en votre cerveau fertile quelque moyen de nous échapper... mais veuillez vous convaincre que toute tentative serait inutile.

—Au moindre mouvement, je vous brûle la cervelle, ajouta sir Lionel, qui aimait les expressions nettes et précises.

Le Bisco parut réfléchir un moment.

—Écoutez-moi, dit-il. Je connais assez la vie pour comprendre que lorsqu'une partie est perdue, c'est folie que de s'acharner à combattre. Si vous savez qui je suis, je n'ignore pas moi-même quels sont les deux hommes qui se trouvent devant moi.

—Hein? vous nous connaissez? firent les deux hommes surpris.

—Qui ne connaît le marquis Archibald de Thomerville, le premier sportsman de Paris... qui jadis oui, je crois, une aventure d'amour, à la suite de laquelle il tenta de s'empoisonner, ce qui explique l'étrange pâleur répandue sur son visage?

—Il est vrai que ces détails ont occupé pendant quelques jours l'attention publique... je m'explique donc qu'ils ne vous soient pas inconnus.

—Non plus que cet autre acte de désespoir qui vous a défiguré, sir Lionel Storigan... alors que, trompé par celle qui devait porter le nom de duchesse de Torrès, vous avez tenté de vous briser le crâne d'un coup de pistolet.

—Je vois, fit sir Lionel, que vous possédez admirablement les annales de la vie parisienne; en tout cas, si jadis ma main a trompé ma volonté, soyez certain qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui....

Le Bisco paraissait avoir repris son assurance.

—Sachant donc quels sont les deux personnages qui se sont introduits chez moi, je suis certain de n'avoir pas à redouter un assassinat, et je devine qu'il s'agit de conditions à m'imposer.... Je vous l'ai dit, à partie perdue, il n'est pas d'autre recours que le payement de sa dette.... Ces conditions, je les attends... et il est plus que probable qu'elles sont acceptées d'avance...

—Vous avez peur?

—Parbleu!... je suis seul et sans armes... à la moindre tentative de résistance, vous me logez une balle dans la tête. Je ne crois même pas qu'il y ait là de véritable lâcheté... Allons plus loin!... vous me considérez comme un bandit, je ne me fais pas à cet égard la moindre illusion; vous ne pouvez donc exiger de moi l'héroïsme des honnêtes gens. Vous voyez que je suis franc. Maintenant, je vous écoute.

La voix de Biscarre avait repris sa netteté. Archibald, toujours défiant, se demandait quel piége pouvait cacher cette apparente soumission.

—Vous êtes notre prisonnier, dit-il.

—Que prétendez-vous faire?

—Rien que de très-simple. Si nous vous avions arrêté dans la rue, vous auriez tout mis en oeuvre pour nous échapper. Ici, la fuite est impossible, et vous allez nous suivre.

—Où me conduisez-vous?

—Oh! pas en prison.... Tranquillisez-vous.... Ce n'est pas à un magistrat que vous aurez à répondre.

Biscarre se mordit les lèvres; une lueur venait de traverser son esprit.

—Pourquoi ne m'interrogez-vous pas ici?

—Parce que ce n'est pas à nous que ce soin appartient.

—A qui donc?

—Vous le saurez plus tard. Maintenant, répondez... Êtes-vous prêt à nous suivre, et nous éviterez-vous la nécessité de recourir à la violence?

—Je vous suivrai.

—Bien.

—Seulement, jurez-moi que j'aurai la vie sauve...

—Nous ne prenons aucun engagement.

—En vérité? Du moins, avez-vous l'intention de me livrer à la justice?

—Tout dépendra de vous-même. Selon vos réponses, vous serez libre, sous certaines réserves, bien entendu. Sinon, nous ne préjugeons rien du sort qui vous est réservé.

Sir Lionel avait tiré de sa poche des cordes fines et solides.

—Vos poignets? dit-il à Biscarre.

Celui-ci tendit les mains en avant. Sir Lionel, avec une remarquable dextérité, les lui serra au moyen de ces nœuds savants que connaissent les marins.

—Le bâillon, maintenant, dit Archibald.

—Quoi! vous voulez!... s'écria Biscarre.

—Simple mesure de précaution. Qui sait si quelques-uns de vos amis ne rôdent pas aux environs et si vous n'éprouveriez pas la tentation de leur jeter quelque signal?...

—Décidément, vous êtes défiants...

—C'est un hommage que nous rendons à votre habileté, dit sir Lionel en riant.

—Mon habileté!... hélas!... je vous en donne une bien triste preuve, car, en vérité, je me suis laissé surprendre comme un niais.

—Les plus grands capitaines ont leurs moments d'oubli.

Décidément, l'aventure se passait dans les formes les plus courtoises. Sans autre objection, Biscarre avait tendu le cou, et Archibald lui avait posé aux lèvres un bâillon qui, s'y adaptant exactement, empêchait toute émission de la voix.

—Maintenant, dit sir Lionel, nous vous prendrons chacun par un bras, et nous vous guiderons jusqu'à une voiture qui nous attend à quelques pas d'ici.

Biscarre inclina la tête en signe de consentement. Sir Lionel alla à la porte pour l'ouvrir, mais elle s'était refermée par son propre poids.

—La clef? fit-il.

S'ils avaient en ce moment vu l'éclair qui passa sous les paupières baissées de Biscarre, ils auraient compris que tout n'était pas encore fini.

—La clef? répéta Archibald en se rapprochant de lui.

Biscarre se tourna à demi et d'un geste indiqua sa poche. Archibald y plongea la main et en retira la clef. C'était une clef de fer, lourde, massive. Sir Storigan la reçut des mains d'Archibald et se dirigea de nouveau vers la porte. Mais comme cette partie de la pièce était plongée dans l'obscurité, il se tourna vers M. de Thomerville:

—Approchez la lanterne, dit-il.

Celui-ci obéit. Dans ce mouvement, il s'éloigna de Biscarre. Celui-ci s'était redressé, et, doucement, comme par un mouvement naturel, avait fait un pas en arrière. Sir Lionel introduisit la clef dans la serrure; on entendit un bruit sec. Puis, tout à coup, le sol sur lequel ils se trouvaient céda sous leurs pas, et tous deux disparurent dans une trappe subitement ouverte. Alors Biscarre, dégageant ses mains comme si en réalité les nœuds de cordes eussent été serrés par un enfant, bondit vers la trappe, qui se referma avec un bruit sourd, et, arrachant son bâillon:

—Imbéciles! cria-t-il. Avant de vous attaquer à moi, vous eussiez dû mieux me connaître!

Puis, prenant une autre clef dans sa poche, il ouvrit la porte de la rue, sortit, et lança dans l'air un coup de sifflet net et strident. Deux ombres se détachèrent dans l'obscurité: elles portaient une sorte de paquet qui avait forme humaine.

—Entrez, fit Biscarre.

—Voila! camarade, dit Maloigne. Sacrédié! quel chien de temps! V'la de l'ouvrage qui vaut de l'argent! Où faut-il mettre le manchot?

—Étendez-le là, à terre; maintenant, faites sentinelle au dehors. A la moindre alerte, le coup de sifflet.

—Encore dehors! Mais nous sommes trempés...

—Vous vous sécherez demain. Allez!

Truard et Maloigne essayèrent encore de protester. Mais, sans s'en préoccuper, Biscarre les jeta dehors. Puis, resté seul, il referma soigneusement la porte et se dirigea vers le corps qui était étendu sans mouvement.

C'était celui d'un des frères Martin, celui de Gauche. Comment se trouvait-il là, et que s'était-il donc passé? On se souvient que Biscarre, averti par Diouloufait de l'enlèvement de Muflier et de Goniglu, avait immédiatement donné à son personnel des ordres pour le soir même.

Biscarre avait compris que l'heure de la lutte avait sonné. L'enlèvement des deux bandits devait, selon lui, être le résultat de quelque imprudence par eux commise. Peut-être même y avait-il trahison. Les allures de Muflier était depuis longtemps suspectes, et la scène qui s'était passée à l'Ours vert en était la preuve. En tout cas, il fallait connaître l'étendue réelle du danger. Quels étaient les deux personnages qui, d'après le rapport de Diouloufait, s'étaient présentés d'abord au quai de Gèvres, ensuite au cabaret des Halles? Puis, dans quel but les deux saltimbanques avaient-ils fait disparaître Muflier et Goniglu? Biscarre avait pour principe de prendre tout d'abord l'initiative; et il y avait en lui je ne sais quel esprit d'aventure qui le poussait à compter sur le hasard. Il fallait d'abord s'emparer des frères Droite et Gauche. A l'heure dite, quatre Loups s'étaient réunis à la tête du Pont-Neuf, au point fixé par Biscarre. Puis, sous la conduite de Diouloufait, ils s'étaient dirigés vers la place du Trône, où devait se trouver encore la baraque des saltimbanques. Ils étaient arrivés vers les dix heures du soir. C'était l'heure où se terminaient les représentations. Au moment même où ils se glissaient dans la foule qui entourait la baraque, Droite et Gauche exécutaient leurs derniers exercices. Les Loups, sur l'ordre de Biscarre, s'étaient placés en observation, prêts à accourir au premier signal de Biscarre, qui s'était réservé le rôle principal dans le drame qui se préparait. Il était vêtu d'une blouse qui cachait son costume de Blasias. Il entra dans la baraque, après avoir jeté en passant quelques pièces de cuivre. C'était pendant l'exercice des poids, et les deux frères excitaient des trépignements de joie de la part des spectateurs, prompts à se moquer des audacieux qui essayaient de lutter de vigueur avec les deux manchots. Droite s'était avancé sur le devant des tréteaux qui leur servaient de scène, et jetait une dernière fois le défi sacramentel:

—Est-il encore dans la société quelque personne qui veuille essayer ses forces?

—Moi, dit Biscarre.

Il y eut dans la foule un redoublement d'attention, et même quelques applaudissements retentirent. Jusqu'ici les plus vigoureux avaient été vaincus, il fallait une grande confiance en soi-même pour entamer de nouveau la lutte. Mais quand Biscarre parut, il y eut un murmure de désappointement. Cet homme de taille moyenne, vêtu comme un paysan, le front couvert d'un large chapeau qui dissimulait en partie son visage, avait des allures lourdes et pataudes qui ne prouvaient rien moins qu'une force exceptionnelle. Biscarre monta sur le tréteau.

—Ah! ah! camarade, fit Gauche, il paraît que nous avons des biceps exceptionnels!

—Bah! comme tout le monde, dit Biscarre en traînant la voix à la façon normande.

—Vous venez de loin? Peut-être êtes-vous fatigué?... dit Droite avec un accent de moquerie.

—Peut-être ben!... mais je tâcherons de faire de mon mieux...

—Choisissez! dit Gauche à son tour, en désignant à Biscarre le tas de poids qui avaient servi à leurs exercices.

Biscarre s'approcha, se baissa, et jouant la niaiserie du mieux qu'il pouvait—et en cela c'était comme toujours un acteur admirable—il tâta successivement plusieurs poids, sans les prendre et sans tâcher de les enlever.

—Avez-vous donc cru qu'ils étaient en carton, fit l'un des deux frères, qui en souleva un et le laissa retomber sur les planches, qui gémirent sous la masse de fer.

Biscarre s'était redressé, toujours avec ses mouvements lents, et il regardait autour de lui. Or, il y avait justement au milieu du tréteau une table couverte d'un tapis sur lequel se voyaient des altères à poids énormes. Il est vrai de dire que, le plus souvent, les frères évitaient de se servir de ces engins, qui, même pour leurs forces exceptionnelles, nécessitaient des efforts trop violents. Biscarre alla vers la table.

—Qu'est-ce que vous venez faire par là? dit Gauche en riant. Est-ce que vous voudriez en tâter?

—Voyons! c'est pas bien de vous gausser de moi, dit Biscarre en riant d'un gros rire. Si je voulais, j'enlèverais la table et tout ce qu'il y a dessus.

Un éclat de rire accueillit cette fanfaronnade, et l'hilarité de la salle fut partagée par les deux jumeaux.

—M. de Crac est mort! cria une voix.

—A la porte le blagueur!

Et les lazzi d'éclater de toutes parts. Biscarre passa ses mains sous sa blouse et en tira un sac de toile assez gros. Il le plaça sur la table et on entendit le bruit d'un sac d'écus.

—Qu'est-ce que c'est que ça? dit Droite.

—Ça? Eh ben!... c'est le prix des deux derniers viaux que j'ons vendus aujourd'hui.

—Et qu'est-ce que vous voulez que nous fassions de ça?

—Ah! ce que vous voudrez! Seulement, faut les gagner.

—Ah çà! que veulent dire toutes ces pasquinades?

—Des... quoi? Voyons! êtes-vous des francs gars, oui ou non? Je vous parie ce qu'il y a là dedans que j'enlevons la table et tout le bibelot....

La sacoche paraissait ronde: décidément la partie ne manquait pas d'intérêt, et le silence se fit comme par enchantement.

—Nous ne parions pas d'argent, dit Gauche.

—Ah! dites donc tout de go que vous avez peur de perdre.

—Oui! oui! ils canent! crièrent quelques spectateurs.

Droite et Gauche comprirent que, même en supposant, ce qui était vraisemblable, que le particulier voulût jouer une farce, ils devaient conserver leur prestige.

—Je vous ai dit, reprit Gauche, que nous ne jouons pas d'argent, mais on peut jouer autre chose.

—Quoi?

—Deux bonnes bouteilles de vin?

—Du bon bouché, alors!

—Tout ce qu'il y a de plus bouché.

—Topez donc!

Et Biscarre tendit la main aux deux frères.

—Ça y est. Et maintenant, mes gars parisiens, regardez-moi ça.

Biscarre vint vers la table, qui avait une longueur d'à peu près un mètre. Il était impossible d'apprécier, au premier coup d'œil, le poids qui la surchargeait.

—Essayez d'abord de lever ça, dit Biscarre.

—Pourquoi faire?

—Dame! pour me donner une petite idée de ce que ça pèse....

Droite saisit le bord de la table, et, d'un effort violent, souleva deux des pieds à vingt centimètres environ, et encore se servait-il pour levier des deux autres pieds.

—Vingt dieux! fit Biscarre, il paraît que c'est un brin lourd...

—Vous pouvez encore renoncer, dit Droite.

—C'est ça! reculer... pour qu'on dise que les gars de la campagne sont des clampins...

—Allez donc... nous jugerons le coup....

Biscarre, avec ses mouvements compassés, releva les poignets de sa chemise et mit à nu ses bras, sur lesquels les muscles saillaient comme des cordes d'acier. Ses mains, quoique fines, présentaient, nous l'avons dit, ce caractère assez singulier que le pouce était d'une longueur inusitée et touchait presque à l'extrémité de l'index. Cette conformation—qui existait chez le plus grand criminel dont le nom ait retenti depuis quelques années—donne aux mains une force exceptionnelle et permet d'exécuter des actes qui paraissent, pour ainsi dire, invraisemblables. Biscarre saisit à son tour la table par le bord, s'arc-bouta sur ses jambes, son dos se voûta, il y eut un moment de complète immobilité. Puis, comme serrée entre des tenailles de bronze, la table se souleva... tout entière... lentement. Le corps de Biscarre ne bougeait pas plus que si c'eût été celui d'une statue. Des cris d'enthousiasme éclatèrent: c'était la preuve d'une vigueur presque surhumaine. Droite et Gauche ne purent réprimer eux-mêmes une exclamation de surprise. Biscarre, après avoir soutenu la table pendant quelques secondes, à deux pieds de terre, la laissa ensuite retomber, mais sans secousse. Puis se tournant vers les deux frères:

—Eh bien! les gars, qu'est-ce que vous dites de ça? demanda-t-il d'un ton goguenard.

—Nous avons perdu, dit Gauche; mais, sur ma parole, nous ne nous y attendions pas.

—Alors vous ne pourriez pas en faire autant?...

—Non, certes.

—Du moins, vous tiendrez le pari?

—C'est convenu.

—Et nous boirons ensemble deux bonnes bouteilles?

—Quand vous voudrez.

—Tout de suite alors, car j'sommes pressé... je repartons demain pour le village.

—A vos ordres.

De fait, les frères jumeaux n'étaient pas fâchés de brusquer la fin de la séance. Il n'est pas d'homme qui soit insensible à un échec d'amour-propre, surtout quand il s'agit de rivalité de métier. Deux jours auparavant, ils avaient obtenu sur les Loups Muflier et Goniglu un avantage qui les avait placés haut dans l'estime de leur public ordinaire. Mais aujourd'hui, c'était la revanche. Contraints de s'avouer vaincus, ils sentaient que leur prestige étaient tombé du même coup. Ce fut au milieu du plus profond silence que fut accueilli le boniment ordinaire, annonçant l'heure de la représentation du lendemain. Et, dans les rangs de la foule qui s'écoulait, ils auraient pu saisir plus d'une observation peu sympathique.

—Vous m'en voulez? fit le faux paysan.

—Pourquoi donc?

—Parce que j'ons voulu gagner un bon coup à boire.

—C'était votre droit.

—Alors, pour me prouver qu'il n'y a pas de rancune, venez avec moi.

—Nous vous suivons.

En un instant, les deux frères eurent barricadé la baraque et sortirent, accompagnés de Biscarre. Détail étrange et qui prouve bien l'invincible faiblesse du genre humain, les deux frères étaient trop préoccupés de leur défaite pour concevoir le moindre soupçon sur la personnalité de leur adversaire.

—Où allons-nous? demanda Biscarre.

—Chez le premier débitant venu.

—Oh! oh! fit l'autre, vous ne m'avez pas l'air de traiter sérieusement les affaires... le premier venu... pour avaler de la drogue...

—Si vous connaissez un bon endroit.

—C'est ça... oui, j'en ons un, et pas loin... au cours de Vincennes.

Il était presque onze heures du soir: la pluie tombait maintenant à torrents, et il eût été de la plus vulgaire prudence de ne pas s'éloigner.

Mais puisque le paysan ne se plaignait pas, malgré l'eau qui pénétrait sa limousine, Droite et Gauche ne pouvaient reculer. Tous trois passèrent la barrière.

—Vous connaissez un cabaret par ici? demanda l'un des frères.

—Quand je vous le disions! Pardine! est-ce que maintenant vous allez vous défier de moi? Dites-le tout de suite, que vous ne voulez pas payer....

A cette époque, la route qui mène de la barrière du Trône à Vincennes était absolument déserte. A peine de distance en distance quelque maison de sordide apparence... Biscarre marchait entre les deux frères, parlant beaucoup, racontant des histoires de marchés et de foires, détaillant avec un gros rire les prouesses qu'il avait déjà exécutées. Tout à coup, Droite s'arrêta:

—On dirait qu'on nous suit, dit-il.

Gauche tressaillit, et à ce moment une même pensée traversa l'esprit des deux frères. Mais déjà il était trop tard. Biscarre s'était jeté sur Gauche, qu'il étreignait entre ses bras de fer; Droite avait été renversé par trois hommes qui s'étaient jetés sur lui...

—Nous les tenons, dit Biscarre. Ah! mes beaux manchots! vous vous avisez de faire les malins... il vous en cuira....

En un clin d'œil, Gauche avait été mis dans l'impossibilité de faire le moindre mouvement, et déjà le bâillon s'abattait sur ses lèvres, lorsque de sa bouche sortit un sifflement étrangement modulé.

—Te tairas-tu, vipère? cria Biscarre.

Et de son poing il lui martela la tête.

Encore ne comprenait-il pas ce que signifiait ce sifflement. Or, il répondait à une convention faite de longue date entre les deux frères. S'ils étaient attaqués tous deux, tant que l'un et l'autre conservaient l'espoir de vaincre leurs adversaires, ils luttaient, mais dès qu'ils se sentaient vaincus, celui qui le premier reconnaissait la résistance impossible avertissait son frère, dont le rôle devait alors se borner à tenter l'évasion, et surtout à s'abstenir de prendre part au combat, fût-ce dans l'espoir de la délivrance. Ce qu'ils ne voulaient point risquer, c'était que la liberté leur fût ravie en même temps à tous deux. Tant que l'un était libre, l'autre conservait l'espoir. Droite avait entendu, et immédiatement il avait cessé de lutter contre ses adversaires, ne songeant plus qu'à saisir l'occasion favorable.

—Tenez-vous l'autre? cria Biscarre.

—Il ne bouge même plus, répondit Truard, l'un des complices.

Biscarre serra de nouveau les cordes qui entravaient les mouvements de Gauche.

—Je vais finir l'affaire de l'autre manchot, dit-il.

Et il se rapprocha du groupe des trois hommes qui maintenaient Droite. Mais avant qu'il fût arrivé, celui-ci, d'un seul bond, s'était relevé: d'un coup vigoureusement assené, il avait assommé un de ses adversaires, et s'était élancé sur le côté de la route; là, il hésitait encore: devait-il, malgré leurs conventions formelles, revenir au secours de son frère?

Son hésitation ne fut pas de longue durée. Les trois assassins s'étaient jetés à sa poursuite.

—Arrêtez! cria Biscarre.

On entendit le craquement d'une batterie, et un coup de feu retentit: la balle effleura la tête de Droite. Par un hasard inespéré, l'adresse de Biscarre s'était trouvée en défaut.

—Malédiction! cria le forçat.

Mais déjà Droite avait disparu. Biscarre, poussant d'épouvantables jurements, revint vers Gauche, toujours immobile.

—Du moins, murmura-t-il, celui-là ne m'échappera pas.

On sait le reste.

Gauche était au pouvoir de Biscarre. Le malheureux gisait sur le sol, dans le laboratoire de Blasias. Il n'avait pas perdu son sang-froid, il devinait qu'il était aux mains d'un ennemi implacable.... Qu'allait-il se passer? Quel était cet homme? Pourquoi l'avait-on amené dans ce lieu sinistre?

Biscarre avait fermé la porte du laboratoire, puis il s'était courbé sur le corps du manchot.

—Écoute-moi bien, lui dit-il, de sa voix stridente, et je t'engage, dans ton intérêt, à ne pas perdre une seule de mes paroles. Ta vie est entre mes mains, et je suis décidé, en cas de résistance, à te tuer comme un chien.... Veux-tu répondre à mes questions?... Je vais t'enlever ton bâillon, mais en même temps, je tiendrai appuyé sur ton crâne la gueule d'un pistolet.... Au moindre cri, je te fais sauter la cervelle.

Tenant d'une main l'arme de mort, de l'autre Biscarre approcha sa lanterne de son visage.

—Tu peux répondre avec les yeux: m'entends-tu?

—Oui, fit Gauche du regard.

—Tu t'engages à me répondre?

—Oui, répéta l'autre du même signe.

—C'est bien.

Gauche sentit le froid du pistolet appuyé à sa tempe, tandis que Biscarre détachait le bâillon. Un long soupir de soulagement s'échappa de la poitrine du malheureux. Ce fut tout. Il attendit.

—Il y a deux jours, dit Biscarre, deux hommes sont entrés dans votre baraque, et depuis ce moment ils n'ont pas reparu.

—C'est vrai, dit Gauche.

—Ils ont été tués?

—Non.

—Enlevés alors?

—Oui.

—Pourquoi?

Gauche garda le silence.

—Tu n'oublies rien de ce que je t'ai dit: parle ou je te tue.

—Vous me tuerez!

—En vérité... nous jouons au Spartiate...

—Non.

—Alors, si tu t'es attaqué à eux, c'est que tu agissais d'après des ordres?

—C'est vrai.

—Tu es donc un des membres d'une association secrète?

—Je suis l'ennemi des criminels et des maudits...

—Bon! fit Biscarre en riant, voilà qui est parler, et je suppose que tu me fais l'honneur de me compter au nombre de ces adversaires; mais là n'est pas la question: je veux, je veux, entends-tu bien, savoir quels sont ceux qui t'emploient.

—Appuyez votre doigt sur la gâchette, dit Gauche, car je jure que je ne dirai rien.

Biscarre eut un mouvement de rage. Peut-être allait-il le tuer, quand tout à coup une pensée traversa son cerveau.

—Ainsi, tu ne parleras pas?

—Non.

—Alors même que je te briserais les membres et que je te déchirerais les chairs?

—Suis-je donc au pouvoir du bourreau?

—Tu es au pouvoir d'un homme qui veut ton secret...

—Eh bien! torturez-moi, brisez-moi, je ne parlerai pas! Croyez-moi, mieux vaut en finir tout de suite; tuez-moi.

Biscarre ricana:

—Pas encore, fit-il; et d'abord, puisque tu ne daignes pas m'être reconnaissant d'avoir bien voulu te rendre la liberté de la langue, tu me permettras de retirer cette concession.

D'un mouvement rapide, il rattacha aux lèvres de Gauche le bâillon un instant écarté.

—Et maintenant, continua Biscarre, je t'avertis que malgré tout ton courage, malgré la force de ta volonté, tu parleras. Une dernière fois, je te dis que toute résistance de ta part est inutile, et pour te le prouver, sache que déjà deux d'entre vous sont mes prisonniers. Ne connais-tu pas le marquis Archibald de Thomerville et sir Lionel Storigan?

Un râle sourd s'échappa de la poitrine du malheureux, tandis qu'une sueur froide mouillait tout son corps. Ainsi déjà une partie du secret était au pouvoir de ce misérable!... C'était une effrayante révélation!...

—Voilà qui commence à te toucher, mon brave, continua Biscarre. Allons!... décide-toi... mange le morceau.

Les yeux de Gauche se fixèrent sur le visage de Biscarre avec une expression de profond mépris. Biscarre comprit que c'était un refus.

—A ton aise, donc. Je te le répète, tu parleras quand même.

Biscarre n'avait-il pas à sa disposition les moyens qui déjà avaient eu raison du mutisme de Silvereal? Sans perdre un instant, il cacha son visage sous un masque de verre, alluma une lampe d'esprit-de-vin et plaça sur le réchaud une cornue de terre d'où, après quelques minutes, une vapeur blanchâtre commença à s'échapper. L'effet ne se fit pas attendre. Les effluves du narcotique saisirent Gauche, toujours étendu à terre. En vain, il tenta de résister; en vain, tendant tous ses muscles, il chercha à rassembler ses forces défaillantes. Le feu brilla plus ardent et plus clair, les vapeurs se répandirent dans toute l'étroite pièce comme un nuage, ses yeux se fermèrent, sa poitrine se souleva dans un dernier effort; mais la résistance était vaincue: il dormait. Biscarre se rapprocha de lui, et se baissant, il lui posa la main sur la poitrine. La respiration était lente et régulière. Alors, encore une fois Biscarre détacha le bâillon, puis il plaça un flacon sous les narines de Gauche, chez lequel se manifestèrent les symptômes que nous avons déjà décrits, et il commença l'interrogatoire:

—Quelle est l'association dont tu fais partie?

—C'est le Club des Morts.

Biscarre se souvint tout à coup de l'indication donnée par Bridoine à Diouloufait:

—Ne tient-il pas ses séances dans une maison du carré Marigny?

—Oui... au bout du Cours-la-Reine...

—MM. de Thomerville et sir Storigan n'en font-ils pas partie?

—Oui.

—Quels sont les autres?

—M. Armand de Bernaye et mon frère.

—N'est-il pas d'autres affiliés?

—Je ne les connais pas.

—Quel est le but de l'association?

—Lutter contre le mal, défendre les honnêtes gens, punir les criminels.

Biscarre ne put réprimer un sourire.

—Quel est votre chef?

A cette question, un tressaillement convulsif agita le corps de Gauche. On eût dit qu'un scrupule inconscient luttait encore contre la contrainte subie.

—Parle!

—Notre chef, c'est... une femme.

—Son nom?

Mais avant que Gauche eût répondu, un craquement sinistre se fit entendre. Biscarre bondit sur lui-même. Le bruit venait du côté de la cour, là même où la muraille s'appuyait au caveau par lequel Maloigne était passé pour l'espionner. Biscarre, le pistolet à la main, tendait l'oreille. Au même instant, des coups redoublés attaquèrent la muraille, qui, peu solide, chancelait déjà. Biscarre reculait vers le magasin, l'œil fixé sur les pierres qui se disjoignaient. Les coups résonnaient plus rapides et plus violents. Tout à coup, il y eut un écroulement, et une brèche s'ouvrit. Deux hommes parurent.

—Bernaye!... l'autre frère!... cria Biscarre. Pardieu! le Club des Morts est venu tout entier se livrer à moi....

D'un geste brusque, il abaissa son arme. Mais avant qu'il eût tiré, une épouvantable détonation retentit. Les pierres, en tombant, avaient brisé plusieurs fioles remplies de mélanges chimiques qui s'étaient subitement enflammés. Il y eut un horrible vacillement. La flamme, en une seconde, remplit la masure de bois. Biscarre avait reculé; il était maintenant dans la première pièce, protégé contre ses ennemis par une barrière de feu.

—En avant! cria de Bernaye.

Droite avait saisi le corps de son frère et l'avait entraîné au dehors. Bernaye, d'un bond, franchit les flammes; mais à ce moment, les poutres ébranlées tombèrent avec fracas. Bernaye, frappé, tomba. Quand il se releva, la porte était ouverte. Biscarre fuyait sur le quai.

—Droite! Gauche! cria Bernaye. Chassons la bête fauve!...

Les deux frères étaient là. L'air vif de la nuit avait subitement dissipé l'ivresse passagère de Gauche. On apercevait l'ombre de Biscarre courant sur le quai.

—En avant! cria encore Armand.

Tous trois s'élancèrent sur ses traces. Les deux frères étaient alertes et vigoureux. C'était une étrange chasse à l'ombre. Mais voici qu'une lueur éclaira tout à coup la scène.... C'était la maison du vieux Blasias qui brûlait. Déjà des maisons voisines les cris: «Au feu!» se faisaient entendre. Les dernières bonbonnes du laboratoire éclataient avec un bruit semblable à la détonation d'armes à feu.

Un ruisseau étincelant coulait sur le quai.

—Archibald!... Lionel!... fit tout à coup Armand.

—Les malheureux!... répondit Gauche, ils sont prisonniers!...

—Dans cette maison?

—Sans doute!...

—Alors ils sont perdus!... Il nous faut cet homme mort ou vivant.... Les Morts sont sacrifiés au devoir!...

Et, sans s'arrêter, sans tourner la tête en arrière, les trois hommes poursuivaient Biscarre. Celui-ci, se voyant en pleine lumière, avait bondi sur le parapet du quai! puis, d'un élan surhumain, il s'était jeté sur la berge. Mais, un instant après, les trois hommes sautaient derrière lui. Qu'espérait-il? Il allait droit au fleuve gonflé qui roulait entre les rives ses flots noirâtres.

—Nous nous emparerons de lui, dit Gauche. A l'eau; à l'eau!...

Un bruit mat leur répondit. Biscarre venait de s'élancer dans le fleuve. Derrière lui, Droite et Gauche... puis Armand. Ils s'efforçaient de le cerner. Lui plongeait... et, pendant quelques instants, sa trace disparaissait. Puis sa tête émergeait, et, à chacune de ses tentatives, il semblait que ses ennemis se rapprochassent de lui. Évidemment, sa respiration s'épuisait. Armand n'était plus qu'à deux mètres de lui.... En face, les deux frères lui coupaient la retraite. Il se rapprochait de la rive. Qu'on pût le contraindre à y remonter, et cette fois il était pris.... Mais tout à coup, il battit l'eau de ses deux mains et s'enfonça. Les trois nageurs se rejoignirent.

—Attendons, dit Armand, il va reparaître, et cette fois ce sera la dernière....

En effet, après quelques instants, une masse noire flotta.

—C'est lui, dit Droite en fendant l'eau.

Mais au même moment, une seconde forme parut à la surface.

—C'est lui! cria Armand.

Et sa main, s'accrochant au corps, l'entraîna vigoureusement sur la berge. Il se pencha sur lui, le considérant au reflet rouge de l'incendie qui éclairait le ciel. Il poussa un cri:

—Archibald!...

Et à ce cri un autre répondit, poussé par les deux frères qui, eux aussi, avaient ramené un corps sur la rive, c'était celui de sir Lionel.... Quant à Biscarre, il avait disparu. Était-il mort?

NOTES:

[1] A cette époque, ce crime entraînait la mort, les circonstances atténuantes n'existaient pas encore.

[2] Les Khmers sont les ancêtres aujourd'hui disparus des habitants du Cambodge, au sud du royaume de Siam.

fin de la première partie


F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.
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