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Les loups de Paris I. Le club des morts

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»Ma mère ne voulut même pas m'embrasser. Elle craignait que je ne lui reprochasse de m'espionner. Et elle était repartie dans sa solitude, la chère âme, heureuse de ce que le danger par elle redouté ne fût qu'imaginaire!...

»Voilà ce qu'était ma mère!... Quant à la perte de sa petite fortune, c'était pour elle un coup mortel. Depuis quelque temps déjà, sa santé était chancelante, et son énergie seule la soutenait encore; mais quand elle avait vu s'écrouler d'un seul coup toutes ses espérances, tout cet édifice de sécurité sur lequel, à ses yeux, reposait mon avenir, elle avait été saisie d'une crise terrible, à laquelle elle devait succomber.

»Ah! combien douce et charmante elle resta jusque dans les affres de l'agonie!... elle se préoccupait surtout de ce que j'allais devenir.

»Sur les quelques centaines de francs qu'elle s'était réservées pour son entretien, elle avait encore économisé, et ce fut avec un sourire de joie indicible qu'elle tira de son chevet la bourse où brillaient ces dernières pièces d'or, dont chacune représentait une privation pénible.

»—Prends, me dit-elle. C'est le sang de ta pauvre maman; cet argent-là te portera bonheur.... Maintenant ce n'est pas tout, il me reste des bijoux... les voici, dans cette petite cassette... je les ai reçus de ton père... et si tu veux me faire bien plaisir, tu me jureras... non, tu me promettras... pas de serment, ta parole me suffit... de ne t'en défaire qu'en cas d'absolue nécessité... Il est bien entendu que je ne laisse pas de dettes, pas même le loyer de notre petite maison.... Comme je savais que j'allais mourir, je me suis entendue d'avance avec le propriétaire, et tu peux la quitter sans avoir rien à payer... tu comprends, nous avons fait une cote mal taillée! et il a résilié le bail.

»Est-il rien de plus admirable que cette sollicitude maternelle, prévoyante jusqu'à la mort!

»Quand elle comprit que la minute suprême arrivait, elle m'attira près d'elle, et me serrant contre sa poitrine amaigrie où grinçait un râle souffreteux:

»—Tu sais, me dit-elle, quand tu reverras ton père, tu lui donneras mon dernier baiser...

»Et ses lèvres se posèrent sur mon front... et j'entendis un long soupir!

»La pauvre femme se laissa tomber sur son oreiller, ferma les yeux et mourut...

»Voilà les enseignements que j'avais reçus! voilà la sublime éducatrice que mon père m'avait donnée!

»Et voici ce que j'ait fait...

»Six mois après, il semblait que tout cela ne fût qu'un mauvais rêve, à jamais effacé. J'étais redevenu l'amant d'Isabelle; mais cette fois, amant honteux, hypocrite, me glissant au milieu des sourires des laquais, par un escalier dérobé, attendant, anxieux, qu'elle fût seule...

»Cette passion malsaine s'était de nouveau emparée de moi avec l'intensité de la fièvre.

»Travailler! il était bien question de cela. Parfois, je barbouillais à la hâte quelques toiles, que j'allais vendre pour ne pas mourir de faim, et le plus souvent j'employais cet argent en bouquets, que j'accourais offrir au Ténia.

»Car déjà on la nommait ainsi.

»L'Anglais qui m'avait pris ma maîtresse avait promptement compris quelle nature hideuse se cachait sous cette enveloppe admirable! Et, désespéré, il s'était tiré un coup de pistolet dans la tête.

»Je crois qu'il a survécu à sa blessure.

»Dire comment j'ai vécu, je ne le sais pas. Je n'avais plus d'autre objectif que cette femme. Dix fois, elle m'a chassé, et alors mes amis me prenant en pitié, m'entraînaient dans le monde, espérant que cette diversion me sauverait de moi-même. Rien! c'était comme la tache de sang de lady Macbeth, que toute l'eau de la mer ne parviendrait pas à effacer.

»Je passais les nuits devant son hôtel, épiant aux fenêtres de sa chambre un rayon de lumière, une ombre.

»Je n'avais pas de pain, j'étais devenu une sorte de mendiant famélique qui errait dans la vie, comme ces Italiens qui jadis portaient en leurs veines le poison des Borgia, poison cent fois moins terrible que celui qui tuait en moi la conscience et l'honneur.

»Le plus horrible en ceci, c'est que cette femme jouait avec mon âme avec un épouvantable cynisme!

»Quand des mois s'étaient passés, quand je commençais à désespérer et que peut-être une lueur de raison allait jaillir en moi, on eût dit qu'elle devinait ce prochain réveil; alors elle m'appelait.

»Tantôt, quand, stupide et rougissant de moi-même, je me trouvais sur le passage de sa voiture, elle s'arrêtait brusquement et m'appelait; j'accourais, courbé comme un valet, et alors, avec un éclat de rire, elle repartait au galop de ses chevaux.

»Et j'étais presque heureux qu'elle m'eût reconnu, fût-ce même pour m'insulter.

»Ou bien, dans la mansarde où j'avais dû me blottir, comme un fou dans un cabanon, je recevais un billet qui contenait ce seul mot:

«Viens!»

»Et j'obéissais à cet appel... elle me recevait et me disait:

»—Tu ne t'es pas encore tué!... décidément, tu es si lâche que je t'aime!

»Et avec quel art infernal elle se plaisait à m'abreuver d'humiliations! Comme elle arrachait un à un de ma conscience chaque sentiment encore résistant!

»Ces bijoux, que ma mère m'avait confiés et que ma parole aurait dû me rendre sacrés, je les donnai à cette femme, qui, sous mes yeux, s'en para pour aller au théâtre avec son amant.

»Et encore me dit-elle:

»—Sont-ils assez vieillots! mais tant pis, ils me plaisent ainsi.

»Le dégoût me monte aux lèvres quand je plonge par la pensée dans cette fange, où je ne me débattais même plus.

»Quand, pour la dernière fois, elle me mit à la porte comme un laquais, j'attendis longtemps, espérant encore un de ces caprices odieux qui me rapprochaient d'elle. Cette fois, ce fut trop long. Et peu à peu je me sentis envahi par un tel mépris de moi-même et de cette misérable, que je me condamnai.

»Vous savez le reste.

»Tombant de degré en degré, roulant sur cette pente où les désespérés vont vite, j'avais tout négligé, tout oublié... et mes ardeurs de travail et mes espérances de succès.

»J'avais d'abord demandé à l'ivresse l'oubli fiévreux, j'avais bu de l'absinthe; mais loin de me calmer, l'alcool ne faisait qu'exaspérer ma douleur.

»Parfois, j'avais tenté de ressaisir mes pinceaux; les êtres qu'évoquait mon imagination n'étaient que des spectres.

»Et la misère venait! Larve hideuse, elle m'enserrait de ses deux bras qui étouffent et navrent! Dans cette mansarde dont les murs délabrés criaient, par toutes leurs lézardes, les tortures de la pauvreté, je me sentais glacé. En vain, je faisais appel à mon courage, à toutes les exhortations du passé. Il m'était impossible de me dominer. En dépit de moi, cette femme me tenait comme ces stryges des légendes qui embrassent et emportent les enfants!

»A mon cœur montaient le dédain, le mépris de mon être. A quoi étais-je bon? A quoi étais-je utile? De mon père je ne savais rien. Ma mère, je l'avais tuée, car c'était pour moi et à cause de moi qu'elle était morte!

»Alors, inutile aux autres et à moi-même, je n'avais plus qu'à disparaître.

»Ce qui me décida fut ceci. Une dernière fois je m'interrogeai, la question était ainsi formulée:

»—Si le Ténia t'appelait, irais-tu?

»Voyez, je disais déjà le Ténia, c'est-à-dire que j'acceptais la renom monstrueux qui s'attachait à cette femme.

»Le Ténia! c'est-à-dire cette mucosité sinistre et rampante qui s'agglutine aux entrailles, les ronge, les serre, les anéantit, qui de l'homme fort fait un squelette, qui tue la force, détruit l'énergie...

»Le Ténia! épouvantable étrangeté devant laquelle hésite encore la science:

»—Si elle t'appelait, irais-tu?

»Et je répondais:

»—Oui!

»Alors il fallait en finir avec moi-même.

»Je me décidai.

»Je me condamnai à mort.

»Oh! la terrible journée qui précéda l'acte suprême! Comme, dans la vitalité de ma jeunesse, j'essayai encore de me défendre! comme je voulais me rattacher à la vie! comme je plaidai ma cause! comme je fus indulgent pour mes turpitudes!

»Plaidoiries, plaintes, regrets, tout se heurta contre ma propre ignominie.

»Et ce jugement que j'avais porté contre moi-même, je me dis qu'il fallait l'exécuter.

»Pourtant, je m'en souviens maintenant, à l'heure dernière, une vision éblouissante passa devant mes yeux.

»Oui! où donc était-ce? Une jeune fille, pure, chaste, adorable! Ce fut un éclair, il me sembla que si je l'avais rencontrée plus tôt, je serais devenu un homme!

»Bah! c'était quelque nouveau mirage décevant mon âme affolée!

»Vous savez le reste!

»Et maintenant, messieurs, vous qui m'avez sauvé, vous qui avez droit à scruter les replis les plus profonds de mon âme...

»Jugez-moi...

»Seulement, écoutez bien.... J'ai été assez franc, j'ai fait assez bon marché de mon orgueil, de mon amour-propre, pour que vous acceptiez ma parole!

»Depuis l'heure où j'ai voulu abandonner la vie, il s'est accompli en moi une transformation telle que, m'interrogeant, il me semble être revenu de deux années en arrière. Non, tout ce que j'ai dit n'existe plus! Le Martial d'autrefois est mort!... et un autre s'est éveillé, en qui parlent toutes les voix de l'honneur et de la probité.

»Si je vous ai bien compris, vous vous êtes dévoués à une œuvre grande et généreuse; vous vous êtes constitués, au milieu de cette société égoïste et haineuse, les chevaliers du droit et du devoir.

»Eh bien! je vous le demande: ouvrez-moi vos rangs, et, soldat fidèle, je combattrai à vos côtés.

»Dans cette armée du bien, dont vous m'avez révélé l'existence, je prendrai—si vous le voulez—le poste le plus humble ou le plus dangereux.... Toutes mes énergies d'homme se sont réveillées à votre appel. Je ne vous demande pas de croire aujourd'hui en moi... mettez-moi à l'épreuve... ma vie vous appartient... J'attends votre arrêt.»

Martial se laissa retomber sur son siége, épuisé par les angoisses de cette confession, où s'étaient déroulés ses plus amers souvenirs. Peu à peu, les personnages qui composaient le Club des Morts s'étaient laissé eux-mêmes entraîner par ce récit, où la faiblesse humaine parlait si haut. Et quand Martial eut fini, pas un mot ne s'échappa de toutes les poitrines oppressées. Tous s'absorbaient dans leur pensée, et peut-être se souvenaient d'avoir subi, eux aussi, le joug de funestes passions. Enfin, Armand de Bernaye se leva.

—Messieurs, dit-il, vous avez entendu le récit de Martial, vous avez entendu encore la requête qu'il vous adresse. Vous savez ce qu'il nous reste à faire. Que chacun de nous descende au plus profond de sa conscience, et se demande si l'homme qui fait appel à nous est digne de se dévouer à l'œuvre que nous avons entreprise... Souvenez-vous que notre premier devoir, c'est la franchise absolue envers nous-mêmes. Donc, pas de fausse fierté, pas de compromis!... Oui, ou non, Martial a-t-il le droit de faire partie du Club des Morts? Oui ou non, avons-nous, à notre tour, le droit, en nous confiant à lui, de lui livrer les secrets de notre association? Notre réponse, vous le savez, doit être ainsi formulée: Oui, non, ou bien, pour troisième terme: Épreuve.

Armand se tourna vers Martial.

—Si nous décidons qu'il y aura épreuve, ceci signifiera que nous avons besoin de nouveaux gages avant de vous admettre à titre définitif dans nos rangs. En ce cas, vous ne connaîtrez ni nos noms ni nos visages. Nous vous imposerons une tâche, et c'est seulement lorsqu'elle sera remplie que vous deviendrez notre compagnon et notre frère.

—Quelle que soit votre décision, dit Martial, je l'accepte. Je comprends moi-même que la faiblesse d'âme dont j'ai fait preuve vous peut mettre en défiance contre moi. Et cependant, si vous pouviez lire au fond de ma conscience, vous vous souviendriez que du creuset de la douleur et du remords, la volonté sort plus vigoureuse et plus résistante....

Armand l'interrompit d'un geste.

—Nous vous avons entendu: il nous reste à vous juger. Sachez encore que toute décision réclame l'unanimité des voix, en ce qui concerne l'affirmation ou la négation. Pour l'épreuve, une seule voix suffit pour l'imposer.

Il se fit un grand silence.

—Martial, reprit bientôt M. de Bernaye, chacun de nous, après avoir consulté sa conscience, va faire connaître sa décision devant vous.

Martial inclina la tête. Il était pâle d'angoisse.

Sir Lionel Storigan se leva le premier et dit:

—Oui.

—Oui, dirent à leur tour chacun des frères Droite et Gauche.

—Oui, répéta Armand.

Seule, la marquise restait. Quand elle se dressa, Martial ne put réprimer un mouvement de surprise. Dans l'ombre qui obscurcissait la salle tendue de noir, il n'avait pas remarqué que l'un de ses juges fût une femme.

De sa voix douce et grave, elle laissa tomber ce mot:

—Epreuve!

Martial tressaillit. Il lui semblait que ce mot équivalait à une condamnation sans appel. Il eut froid au cœur; il croyait qu'une main inconnue le rejetait dans l'abîme où il s'était si longtemps débattu.

—Ah! qui que vous soyez, s'écria-t-il, révoquez cet arrêt. Croyez en moi! il me tarde de commencer l'œuvre de réhabilitation.

—Et ce sera quand vous le voudrez vous-même, reprit la marquise. Si le mot qui vous admet dans nos rangs n'est pas tombé aussitôt de mes lèvres, c'est qu'avant de lier pour toujours votre existence à nos destinées, il vous reste une tâche à remplir.

—Parlez! parlez! et quelle qu'elle soit, je saurai vous prouver que je suis digne de vous.

—Martial! votre seul crime, c'est d'avoir oublié votre mère. Voilà ce que mon cœur vous reproche. De vos folies nous ne nous souvenons même plus. Mais ce fut un crime, Martial, je le répète, que d'effacer de votre cœur, fût-ce pendant une heure, le souvenir de celle qui avait poussé l'esprit de dévouement et de sacrifice à ses dernières limites.

Les larmes montaient aux yeux de Martial.

—Vous avez donc oublié, Martial, continua la marquise, qui songeait, elle, à ce cher petit être que Biscarre avait arraché de ses bras, vous oubliez donc que l'enfant qui part emporte avec lui un lambeau du cœur de sa mère, et qu'elle meurt loin de lui? Avant de vous lancer de nouveau dans la mêlée humaine, avant de faire abandon de votre volonté, avant enfin d'être le digne soldat du bien, voici l'épreuve que je vous impose...

—J'écoute! fit Martial oppressé.

—Vous partirez aujourd'hui même, tout à l'heure. Vous irez dans cette ville où votre mère vous a béni pour la dernière fois.... Là, vous vous arrêterez; vous marcherez vers l'humble cimetière où dort la pauvre femme, et sur la tombe qui la recouvre, vous vous agenouillerez, et vous lui direz: «Mère! ton fils ingrat et coupable te supplie de lui pardonner... et te demande si, dans la sincérité de sa conscience, il est assez fort pour se mêler à la lutte humaine.» Alors, dans votre cœur, une voix s'élèvera. Ce sera celle de la généreuse créature qui vous a tout donné jusqu'à la dernière goutte de son sang... et cette réponse dictera la mienne.... Si, courbé sur cette pierre glacée, vous vous sentez béni par celle qui n'est plus, alors revenez vers nous... et cette fois, je le jure, nous ne verrons plus en vous qu'un ami, un frère et un soldat du droit!

—Ah! merci mille fois d'avoir conçu cette pensée! s'écria Martial. Oui, vous avez raison, je dois retremper mon âme à cette source de toute bonté et de tout amour!...

—Allez donc, dit Armand. Vous sortirez d'ici sans connaître le lieu où vous avez été conduit. Dans une heure, une chaise de poste stationnera sur la place du Carrousel, devant l'hôtel de Nantes. Ne prononcez pas une parole. Le conducteur vous reconnaîtra sans que vous lui parliez. Dans les poches de la voiture, vous trouverez l'argent nécessaire à votre voyage....

A ces mots, Martial ne put réprimer un geste de protestation involontaire.

—Voyez, reprit Armand, voici que déjà le vain orgueil reprend sur vous son empire. Vous êtes libre encore de refuser, si vous vous trouvez humilié de recevoir de ceux qui comptent vous recueillir comme un frère les ressources qui vous manquent.

—Non! pardonnez-moi! fit Martial.

—Qui est avec nous, continua M. de Bernaye, ne possède plus rien en propre. Tout à tous, ceci est notre devise.

—J'obéirai.

—Trois jours vous suffisent pour accomplir ce pieux pèlerinage... dans trois jours donc, vous vous retrouverez à Paris. Vous retournerez dans votre chambre, et là vous trouverez un billet qui vous indiquera ce qu'il vous reste à faire. Si la voix de votre mère a troublé votre cœur et n'a pas éveillé en vous un de ces échos qui sont une révélation, alors déchirez ce billet, et que tout ce qui s'est passé aujourd'hui soit à jamais oublié... sinon, venez à nous, et dès lors vous serez associé à notre œuvre.

Martial étendit la main:

—Sur le souvenir de ma mère, par mon père qui peut-être réclame vengeance, je vous jure d'être à mon poste dans trois jours.

—Allez, Martial, nous vous attendons....

Le jeune homme sortit de la salle, et se retrouva dans la chambre où il avait passé la nuit. Là, un léger repas était préparé. Sur les instances de Lamalou, Martial consentit à réparer ses forces. Bientôt ses yeux se fermèrent, son cerveau se troubla... il s'endormit. Et quand il revint à lui, il se trouvait devant l'hôtel de Nantes, se demandant si tout ce qui s'était passé n'était pas un rêve. Mais la chaise de poste était là. Dès qu'il parut, le postillon s'approcha de lui et du geste lui désigna la voiture, dont la portière se referma sur lui.... Et les chevaux, brûlant le pavé, s'élancèrent vers la barrière.


X

A L'OURS VERT

—Eh ben! de quoi donc, mon petit!... est-ce que par hasard on a des émoss?

Deux renseignements: A l'époque où se passent les faits que nous racontons, l'abréviation des mots était dans toute sa floraison argotique. On disait les Funamb pour les Funambules, le petit Laz, pour Lazari; on amputait les mots, trouvant plus court de nommer le café du caf, et le bouillon un ordin, du mot ordinaire.

Les termes métaphysiques n'avaient pas échappé à la contagion: «En v'la une vraie rigol,» pour rigolade, «est-il bass!» pour est-il bassinant (ennuyeux)! émoss, pour émotion.

Second détail:

Voici où et dans quelles circonstances les paroles que nous venons de citer étaient prononcées. Auprès des halles, derrière les ignobles échoppes de bois qui entouraient alors la fontaine des Innocents, un grand nombre de cabarets restaient ouverts toute la nuit. C'était à la place Sainte-Opportune, dont l'arcade rappelait et rappelle encore aux amants du passé les plus beaux jours de la Truanderie, que les maisons branlantes et penchées abritaient ces bouges, réservés en apparence aux maraîchers et aux travailleurs du carreau, mais en réalité envahis par tout ce que Paris comptait de vagabonds et de gens sans aveu. Donc, au pied d'une de ces bâtisses, menacées par le marteau des démolisseurs et toutes prêtes à tomber d'elles-mêmes si on ne se hâtait de les jeter à bas, une boutique à carreaux sales, formés de vitres verdâtres, barbouillées de craie, portait cette enseigne:

A l'Ours vert.

Au-dessus de la porte d'entrée, une plaque de tôle, fichée par quatre clous, représentait je ne sais quelle forme hétéroclite d'animal que le propriétaire de l'établissement affirmait être un ours, et qui, par un caprice singulier du peintre, était d'un vert que nous pourrions qualifier d'ardent. L'ours était dressé sur ses jambes de derrière et, le museau levé, paraissait se livrer à quelque sarabande qu'un ours qui se respecte n'eût jamais esquissée.

Voilà pour l'extérieur. Entrons. C'est un long boyau, divisé en deux rangs de tables qui jadis eurent sans doute la blancheur immaculée de sapin neuf, mais qui aujourd'hui sont rehaussées d'une couche de graisse noirâtre, polie par les coudes des buveurs, et qui leur donnerait, si peu de bonne volonté qu'on y voulût bien mettre, l'apparence d'une toile vernie. Justement à côté de la porte d'entrée, un comptoir recouvert d'une plaque de zinc, encombré de bouteilles, de brocs, avec son évier percé d'un trou dans lequel roulent incessamment les rinçures de verres vidés. Derrière le comptoir, une grosse femme, aux allures masculines, aux lèvres moustachues, à l'œil rougi. Nous disons à l'œil rougi au singulier, par cette raison que cet œil est unique, l'autre disparaissant sous la paupière fermée. Que si nous nous obstinions à vouloir approfondir ce mystère, nous apprendrions que la maîtresse de l'Ours vert, connue sous le surnom de la Brûleuse, a jadis soutenu quelques vives discussions en cours d'assises pour incendie, et qu'après une condamnation sévère, elle a assez peu respecté les arrêts de la justice pour que, dans une lutte formidable contre les gendarmes, elle ait perdu un de ses yeux. Excellente nature d'ailleurs, comme on le verra tout à l'heure. Quant au patron, puissent nos lecteurs retrouver avec satisfaction une de nos anciennes connaissances! Taille et corpulence énormes, traits boursouflés, nez épaté, bouche lippue, oreilles gigantesques, tels étaient les traits du personnage qui, jadis, attendait dans les gorges d'Ollioules le forçat Biscarre; tel était aujourd'hui Diouloufait, que les habitués de l'Ours vert avaient baptisé d'un surnom significatif. On l'appelait la Baleine. C'était toujours le colosse aux formes massives; seulement, vingt années passant sur ce masque de chair y avaient creusé des rides profondes, et les cheveux embroussaillés étaient presque gris. En ce moment, la Baleine venait de s'asseoir au fond de la salle presque vide, auprès d'un homme qui, la tête dans ses deux mains, semblait ne pas remarquer sa présence.

—Voyons, mon petit gosse, reprit la Baleine, faut pas se faire du tintouin comme ça. V'là-t-il pas! pour une méchante histoire de quatre sous!...

L'autre ne répondait pas. La Baleine se releva, alla au comptoir, et s'adressant à la Brûleuse:

—La vieille! passe-moi la bouteille de poivreau....

On appelait ainsi, dans ce monde dont nous ne présentons pas les manières et le langage comme un modèle à suivre dans les familles, un épouvantable mélange d'eau-de-vie et de kirsch qui emportait—comme disait Diouloufait—la... bouche à quinze pas.

—Pourquoi faire? fit la Brûleuse.

—Est-ce que ça te regarde?

—Un peu, qu'ça me regarde. Tu le tueras, ce p'tit-là!...

—Ça, ça n'est pas ton affaire.

—Mais si vous voulez tant que ça vous en débarrasser, vous feriez bien de le suriner une bonne fois....

La Baleine cligna de l'œil et tapa amicalement sur l'épaule de la grosse femme:

—Toi, t'as du bon! t'es pas pour les moyens violents! mais, vois-tu, ma p'tite, y a temps pour tout.

—N'empêche que je trouve pas bien de lui détruire l'estomac comme ça. Vois-tu, Dioulou, tu m'as donné une gastrique, que quelquefois j'en crie.

—Oui, mais toi! tu es une faible créature.

La Brûleuse rit, ce qui lui donna l'occasion de montrer le plus horrible chevauchement de dents jaunâtres ou noires s'esbattant entre ses mâchoires.

—Écoute, reprit-elle, ça n'est pas tout ça. Mon petit Diou, il faut que tu me dises pourquoi vous démolissez ce moucheron-là, à petites doses, au lieu d'en finir, là, comme des gas, d'une seule fois!

Dioulou regarda autour de lui avec inquiétude:

—Tais-toi! et coupe-toi la langue plutôt que de sottiser comme ça; tu sais bien que je suis pas le maître.

—Ah! oui, y a l'autre! En v'là un qui me fait peur, moi qui suis pas poltronne, et qui mangerais un gendarme comme on avale un hareng saur... mais celui-là! brrr! rien que d'y penser, ça me fait froid dans le dos.

—Alors t'occupe pas du petiot!

—C'est l'autre qui veut?...

—Oui, c'est l'autre qui donne les ordres... y a pas à barguigner.... Donc, t'en mêle pas... tu me ferais avoir du désagrément, et donne-moi le poivreau...

—Le v'là! mais attends!

La bonne personne fit sauter le bouchon avec une chiquenaude, et, prenant un verre, le remplit jusqu'aux bords:

—Maintenant, prends...

—Oh! la Brûleuse!... tu vas te faire mal!...

—Allons donc!... Ça m'a brûlé le sophage, et maintenant, y a plus que ça qui me soulage.

Et, d'un coup de coude magistral, elle leva le verre, dont le contenu glissa dans sa gorge. Elle poussa un han! de satisfaction, fit claquer sa langue et remit la bouteille à Dioulou, qui, chargé en outre de deux verres, se dirigea de nouveau vers la table, où celui que la Brûleuse appelait le moucheron était resté dans la même attitude. Dioulou posa bruyamment sur le bois la bouteille et les verres, puis il frappa sur l'épaule de son compagnon, une première fois sans succès, mais au second choc, l'homme leva la tête. C'était un singulier personnage, en ce sens que l'on s'étonnait malgré soi de le rencontrer en pareil lieu et en semblable société. Il devait avoir vingt ans à peine: ses traits, abstraction faite de la fatigue dont ils portaient les traces évidentes, étaient d'une délicatesse charmante. Des yeux noirs, bien fendus et couverts de longs cils, éclairaient un front blanc et bien modelé; les cheveux noirs, légèrement bouclés, se groupaient symétriquement sur les tempes, dont la peau fine laissait apercevoir les veines bleues. Le nez, aquilin, avait les ailes fines et transparentes. La bouche, ombragée par une moustache noire et encore peu fournie, avait une fraîcheur, une jeunesse qui contrastaient avec le teint trop pâle, sur lequel apparaissaient aux joues des teintes marbrées.

—Eh bien!... Jacquot, fit Dioulou, est-ce que nous refuserons de trinquer un brin avec papa?...

Celui qu'il venait d'appeler Jacquot le regarda longuement, comme s'il eût éprouvé quelque difficulté à le reconnaître.

—Ah! c'est Diou! fit-il avec un soupir.

—Comme tu dis ça, petiot!... On dirait que ça te chagrine de voir ta vieille Baleine?...

—Je ne dis pas cela! mais... je dormais!... et si vous saviez, quels rêves!... oh! quels beaux rêves je faisais!...

—Bah! les rêves, c'est des bêtises!... faut mieux boire.

Et Dioulou emplit deux verres. Il poussa l'un d'eux vers Jacquot. Celui-ci l'écarta doucement.

—Boire! fit-il avec un accent empreint d'une tristesse navrante; pas tout de suite!... Je ne voudrais pas oublier...

—Oublier quoi?

—Mon rêve!

—Ah çà! il est donc bien rigolo.... Sacredié! moi, quand je rêve, c'est toujours qu'on me mène là-bas, à la barrière Saint-Jacques... et puis, on fourre ma tête dans l'histoire... tu sais... la lucarne d'où on éternue dans le son.... Y a le canif qu'est grand, grand... comme je ne sais pas quoi... et il descend... et il remonte... C'est pas drôle du tout.... C'est pour ça que j'aime pas les rêves....

Jacquot ne paraissait pas l'entendre: la tête levée, il semblait, de son regard vague, suivre dans quelque mirage lointain une vision à peine effacée...

—Voyons! reprit la Baleine, aie donc pas l'air d'un abruti comme ça.... Qu'est-ce que t'as vu?...

Jacquot tressaillit.

—Vous ne comprendriez pas!...

—Tiens! t'es encore poli toi! Alors, dis tout de suite que je suis trop bête.... Voyez-vous, ce monsieur? Esquintez-vous donc le tempérament à vouloir le consoler...

—Pardonnez-moi, fit vivement le jeune homme, je ne voudrais pas vous blesser. Et tenez, je vais vous le prouver en vous disant mon rêve. Seulement, promettez-moi....

Il s'arrêta.

—Quoi donc? demanda Dioulou.

—De ne pas vous moquer de moi.

—Oh! y a pas de risque! Déboule-moi ton affaire...

—En somme, cela va pourtant vous paraître bien ridicule. Mais que voulez-vous, il m'arrive parfois de faire ce même rêve, alors que je veille.... Il me semble que je suis petit, oh! tout petit! Je suis couché dans un berceau, enveloppé de rideaux blancs sous lesquels je suis blotti comme dans un nid d'oiseau. J'ouvre les yeux, alors les rideaux s'écartent, et....

Encore une fois, Jacquot se tut. Était-ce donc qu'il craignait de profaner cette illusion en la décrivant dans un lieu semblable?

—Eh bien? fit Dioulou, qui paraissait assez mal à l'aise. Quand on a commencé, faut finir....

En même temps, tandis que le jeune homme s'absorbait dans ses propres pensées, il lui glissa entre les doigts le verre plein de cette liqueur redoutée de la Brûleuse. Machinalement, et comme par un mouvement instinctif, Jacquot porta le verre à ses lèvres et but d'un trait.

—Bravo! quel gaillard! fit la Baleine. Là, vrai! t'es pas une petite fille, toi!...

Une légère rougeur monta aux joues du jeune homme.

—Je vais te dire tout, continua-t-il, comme si l'infernale liqueur eût déjà exercé son influence redoutable sur son cerveau.

Ses yeux brillèrent.

—Alors, entre les dentelles blanches apparaît une femme!... Oh! comme elle est belle!... et que son sourire est doux!... Elle se penche vers moi, je sens sur mon front le souffle divin qui s'échappe de ses lèvres... dans ses yeux, on dirait qu'il y a des larmes.... J'étends les bras vers elle... et je balbutie un mot.... Mère!... alors je sens qu'elle m'embrasse!... Un frisson passe à travers tout mon être!... puis tout s'efface, tout disparaît... et je m'éveille!...

Il y eut un moment de silence. Certes, la Baleine n'était pas précisément ce qu'on appelait encore à cette époque un homme sensible, et rien n'indiquait que le viscère dont les battements titillaient sa septième côte eût droit au nom de cœur. Et pourtant il ne disait rien. Il avait baissé le nez dans son verre vide et aspirait de ses larges narines l'odeur âcre du poivreau. Tout à coup Jacquot reprit:

—C'est bien vrai, cela, que vous n'avez jamais connu ma mère?

Dioulou tressaillit. L'attaque était directe; heureusement il était prêt à la riposte.

—Tu sais bien! fit-il d'un ton brusque, je l'ai connue.... sans la connaître.... C'était la sœur de.... l'autre...

—Oui, c'est vrai. On me l'a dit cent fois... et aussi vous avez ajouté que c'était une... méchante femme...

—Oh! méchante... si l'on veut... seulement elle avait eu des histoires avec la justice... pour des bagatelles... elle avait ses idées, c'te femme... elle disait que ce qui était aux autres était à elle...

—Assez! s'écria Jacquot. Il me répugne d'entendre accuser celle qui fut ma mère...

—Bah! elle est morte... et il y a longtemps...

—Mais, mon père?...

—Celui-là, mon p'tit... n'y avait que la mère qu'aurait pu nous renseigner là-dessus... et je crois qu'elle n'en savait pas plus que nous....

Il eut un gros rire.

—A boire! fit Jacquot en pressant sur son front baigné de sueur sa main qui tremblait...

—Hé! va donc, p'tit! fit Dioulou en lui versant à pleins bords l'atroce liqueur. Faut pas se chagriner! La vie, c'est la vie! A chacun son lot! Et encore, t'es pas le plus malheureux... on aurait pu te jeter à la rivière comme un petit chat.... Pas de ça, au contraire, t'as trouvé un brave homme qui t'a recueilli, qui t'a élevé... un bon zig, enfin... ton oncle... qui a été pour toi un vrai père...

—Oui! oui! murmura le jeune homme, dont la tête s'alourdissait et qui avait peine à parler. C'est vrai que mon oncle a été bon pour moi...

—D'abord, il t'a fait éduquer.... Bigre! t'as pas à te plaindre... tu sais lire, écrire, compter, sans parler d'un tas de choses que tu t'es fourrées dans la tête, et quand tu le voudras, tu seras un monsieur!

Jacquot, à demi ivre, laissa échapper un éclat de rire:

—Oui, un monsieur... un mirliflore! Seulement, pour la minute, je meurs de faim!

—Ah! c'est vrai! cette nuit, quand tu es arrivé, j'ai bien vu que tu avais un cheveu! Qu'est-ce qui s'est donc passé?

Jacquot but encore, et, à mesure que son verre se vidait, une effrayante transformation se faisait en lui. Sa pâleur devenait livide; les teintes rouges de ses pommettes s'accentuaient et une sorte de tremblement agitait ses lèvres.

—Ce qu'il y a eu, ma pauvre Baleine, reprit-il d'une voix qui se faisait rauque et saccadée. Est-ce que je sais au juste, moi?... Toujours des histoires!... On dirait qu'on m'a jeté un sort! Je ne demandais qu'à travailler... mais voilà le cinquième atelier d'où l'on me met à la porte...

—Bah! qu'est-ce que ça fait?... et pourquoi donc t'a-t-on renvoyé?

—Je vais te dire.... Probablement que ma figure ne plaît pas aux camarades.... Je ne suis pas plutôt arrivé dans un atelier qu'il y a toujours quelqu'un qui me cherche querelle.... On m'accuse toujours d'un tas de choses... tantôt c'est un outil qui disparaît, et on dit que c'est moi qui l'ai pris... ou bien mon travail est abîmé pendant la nuit... et le patron se fâche... alors je me révolte! On crie, je crie plus fort!... Dame! je ne suis pas plus patient qu'un autre, et surtout quand on sait qu'on n'a pas tort...

—Tu n'as pas de chance!

—Tiens, hier, encore la même chose... j'avais à graver une planche, une planche très-jolie, très-délicate, et on était pressé. Je me mets au travail; j'avais trouvé les indications écrites au crayon. Tu ne sais pas ce que c'est que la gravure, mais on doit faire des traits dans ce sens-ci, dans ce sens-là, pour indiquer les ombres, les draperies....

De son pouce, Jacquot indiquait sur la table le sens de ses paroles.

—Je me dépêche et j'enlève l'ouvrage; je le porte au contre-maître, croyant avoir un éloge. Bon! voilà qu'il me rit au nez et qu'il me demande si je me moque de lui. Je ne comprends pas, j'insiste. Il me dit que j'ai travaillé au rebours des instructions données. Cette fois-là, je me croyais bien sûr de moi; je lui dis que j'ai exactement suivi les indications du bulletin. Il se fâche; je lui dis que je vais le lui prouver. Je retourne à ma place et je prends le papier. Tu vas voir comme c'est drôle et comme j'ai raison de dire que le diable s'en mêle.... J'étais si tranquille que je lui donne le bulletin tout plié. Il l'ouvre, et alors il entre dans une rage!... vrai, c'était effrayant!... Sais-tu ce qu'il y avait sur le bulletin?

—Non.

—Des indications absolument contraires à celles que j'y avais lues.

—Tu es fou!

—Non, mais je dis qu'il y avait là une trahison.... Je reconnaissais la couleur du crayon, la forme des lettres, la disposition même des annotations... et pourtant, là où j'avais gravé un creux, il fallait un relief; là où les hachures devaient être verticales, je les avais faites horizontales... Le contre-maître s'emporte, me traite de fainéant, de propre à rien! Je me rebiffe, naturellement. Mais, bah! on me dit des gros mots! tout mon sang me monte à la tête, et j'aurais fait un malheur si on ne m'avait jeté dehors! Si bien que me voilà sur le pavé...

—Tu entreras ailleurs!

—Ouiche! pourquoi faire? Il y a une malechance sur moi!

Le malheureux, en proie à une ivresse croissante, n'était plus maître de sa raison.

—J'en ai assez, disait-il d'une voix entrecoupée, je ne veux plus travailler.... D'abord, ce n'est pas fait pour moi! je ne suis pas un ouvrier, moi... je veux... tu l'as dit tout à l'heure... être un monsieur... un mirliflore... A bas l'atelier!... à bas tout!... Maintenant, laisse-moi tranquille... j'en ai assez!... faut que je pionce!

Ces mots d'argot, sur ces lèvres jeunes, semblaient avoir un caractère plus odieux encore.

Le jeune homme s'était laissé retomber sur la table. Il était plongé dans l'abrutissement de l'ivresse.

Le poivreau avait fait son effet.

—Maintenant, murmura Dioulou, l'autre peut venir... le petiot est à point... comme il l'a demandé.

A ce moment, la porte du cabaret s'entr'ouvrit, et une tête maigre, glabre, ignoble, se glissa dans l'entrebâillement.

—Hé! la Baleine! dit l'arrivant d'une voix aigre, le singe (maître) n'est pas là?

—Tiens! te v'là, Goniglu!

—Réponds donc!

—Eh bien, non... il n'est pas là...

—Alors, j'entre.

Goniglu avait six pieds; sa taille et sa maigreur l'avaient fait surnommer l'Échalas.

—Vois-tu, la Baleine, nous sommes là cinq ou six zigs qui voulons causer... et ça nous aurait gênés de trouver le patron.

—Bah! et qui ça est avec toi?

—Oh! des bons!... Y a Bibet, tu sais, La Curée, et puis Douze-Francs, Muflier et Truard... et puis Maloigne...

—Fichtre! dit Dioulou en riant, l'état-major!

—Verse-nous des verres.... Tiens! v'là vingt ronds... je vas leur faire signe.

Goniglu rouvrit la porte et, de ses grands bras, adressa des signes à un groupe qui stationnait à quelque distance. Un instant après, les personnages nommés plus haut faisaient leur apparition dans la salle de l'Ours vert. Il serait excessif d'affirmer que Goniglu et ses compagnons appartinssent à l'élite de la société. Du moins, ils dissimulaient admirablement les attaches qu'ils auraient pu avoir avec le grand monde. C'était, pour tout dire, des amas de guenilles suant le vice et la débauche: l'état-major—comme disait la Baleine—faisait mal augurer de l'armée tout entière, car jamais vagabonds et voleurs, misérables et bandits n'eurent allures plus repoussantes.

Une exception, cependant: le dernier entré, Muflier, était vêtu d'une longue redingote de couleur olivâtre qui lui pendait aux talons; des brandebourgs multiples se croisaient sur sa poitrine bombée, tandis que sur ses hanches s'arrondissaient les plis bouffants de la jupe à la mode. Un chapeau très-haut, d'un feutre gris, allant en s'évasant au sommet, ombrageait son front sous ses bords d'une largeur phénoménale. A la main, Muflier portait un rotin de grosseur respectable, terminé par une pomme en corne. Les autres étaient à peine couverts de mauvais bourgerons ou de vestes trouées. Les pantalons élimés tombaient en franges sur des bottes dont les hiatus laissaient voir des pieds malpropres. Cette honorable société, à l'exception de Muflier, s'attabla bruyamment.

—Eh bien! fit Goniglu, cause-t-on, ou cause-t-on pas?

—Faut causer! répondit Douze-Francs, qui devait ce surnom à une affaire très-délicate—assassinat et vol—qui lui avait rapporté douze francs et douze ans de travaux forcés.

—Qu'est-ce qui commence? dit La Curée.

Il y eut un instant d'arrêt. Les orateurs semblaient manquer. Mais Muflier, qui était resté debout, appuyé au comptoir et jetant à la Brûleuse des regards sympathiques, releva d'un geste sec le collet de sa houppelande, poussa quelques hum! hum! de préparation, exécuta avec son rotin quelques tours d'un moulinet dominateur, et finalement dit d'une voix de stentor:

—Vous êtes tous un tas de... mauviettes!

—De quoi! de quoi! des manières! fit le groupe.

Il faut savoir que Muflier, homme d'action et de conseil, portait d'énormes moustaches qui lui donnaient une physionomie formidable, qu'il accentuait encore en roulant de gros yeux à fleur de tête.

—J'ai dit mauviettes, répéta-t-il en laissant retomber son rotin sur la table.

Maloigne, qui était petit et malingre, faillit se laisser glisser à terre. Maloigne était l'admirateur-né de Muflier, quelque chose comme le joueur de flûte antique. Pour lui, Muflier et sa redingote représentaient l'idéal de la beauté mâle. Seulement Muflier lui faisait peur.

—Pas besoin de gros mots! fit Bibet dit La Curée. On s'explique sans crier!

—Est-on des amis ou n'est-on pas des amis? murmura Goniglu, qui affectionnait cette forme interrogative à deux tranchants.

—Quand vous voudrez arrêter votre grelot, fit Muflier, ça me fera plaisir!

—Faut retirer mauviettes!

—Je ne retire rien du tout. Ce qui est dit est dit. Ah çà! continua l'honorable Muflier en accentuant de nouveau son moulinet, est-ce que vous croyez avoir affaire à un imbécile?

—Oh! fit Maloigne avec un accent de profonde protestation.

—Où veux-tu en venir? demanda Goniglu.

—Où? voilà... vous avez peur!

—Peur! nous! Ah! par exemple!

—Vous avez un trac du diable! Hier soir, tout feu, tout flamme! C'était à qui parlerait le premier! Le maître par ici, le maître par là! Vous débitiez tout votre chapelet.... Ce matin, ce n'est plus ça, et vous canez...

—C'est pas vrai! cria Goniglu.

—Vous canez! répéta Muflier en enflant sa voix. Il a fallu que je vous traîne jusqu'ici, et encore, toi, Goniglu, tu avais une flemme que si le singe avait été là, tu ne serais même pas entré.

Un sourd grognement répondit seul à cette interpellation directe.

—Mais moi qui n'ai pas froid aux yeux...

—Oh! pour ça, non! soupira Maloigne.

—Je vais carrément dire à môsieu le Bisco que ça ne peut pas durer plus longtemps.

Il était vrai que les dignes associés tournaient à chaque instant la tête vers la porte pour s'assurer si le personnage qu'on venait de nommer ne survenait pas à l'improviste. Cependant l'assurance de Muflier commençait à les gagner.

—Non! ça ne peut pas durer! reprit l'orateur. Il faut que ça finisse... et on ne se moque pas plus longtemps des Loups!

—Non! non!

—Parle-t-il bien! parle-t-il bien! murmura Maloigne, dont les yeux s'écarquillaient comme pour mieux embrasser les beautés multiples de Muflier.

—Au fait, sommes-nous les Loups ou sommes-nous pas les Loups? dit Goniglu.

—Eh bien! proféra solennellement Muflier, depuis quand les Loups passent-ils leur temps à se croiser les bras et à regarder passer l'eau sous les ponts? Comment! voilà plus de deux mois que celui que vous avez élu comme chef, que le fondateur de l'association refuse de nous rien mettre sous la dent... pas seulement une pauvre petite affaire!

—On crève de faim!

—On est tout nu!

—On se rouille!

—C'est ça! Se rouille-t-on ou se rouille-t-on pas? Muflier promena sur son auditoire un regard circulaire et satisfait.

—Qu'est-ce que c'est qu'un général qui laisse ses soldats sans ouvrage?... Voyez-vous, c'est peu naturel, et il y a là-dessous quelque manigance! Môsieu le chef des Loups s'est lancé dans le grand, il travaille dans la haute, il tripote dans le doré... tandis que nous, nous traînons dans les ruisseaux.... D'abord, c'est humiliant. Quand on a des bras et des jambes, c'est pour s'en servir, et puis, ça n'est pas régalant. On ne gagne rien et les capitaux s'en vont...

—Pour ça, ils sont loin!...

—Je sais bien qu'il y a la paye. Quoi? quarante malheureux sous par jour, comme à des ouvriers. Nous! des ouvriers! peuh! Si nous avions voulu être ouvriers, est-ce que nous serions Loups?

—C'est vrai! c'est vrai!

—Nous sommes des associés, et il nous faut une part des bénéfices.

—Une grosse part.

—Pour qu'elle soit grosse, il faut qu'il y ait des bénéfices, et pour qu'il y ait des bénéfices, il faut qu'on travaille...

—Oui! oui!

—Eh bien! moi, Muflier, j'affirme, je déclare que ma dignité s'oppose à ce que je touche un salaire, comme un misérable mercenaire.

—Bravo! moi aussi.

—Je déclare que mes intérêts souffrent, que la stagnation des affaires me cause un préjudice énorme, et je veux que ça change.

—C'est ça! il faut que ça change!...

—Donc, mes agneaux, le chef va venir. Il faut lui poser carrément nos conditions.

Cette proposition, en dépit de l'enthousiasme croissant, jeta un léger froid dans l'assistance. Mais Muflier était trop bien lancé pour s'arrêter en si beau chemin. A ce moment, Dioulou, qui, depuis le commencement de ce mémorable entretien, était resté auprès du comptoir dans une attitude quasi indifférente, se rapprocha du groupe en écoutant attentivement.

—Il n'y a pas à tortiller, reprit nettement Muflier, nous sommes des hommes d'action, il nous faut pour chef un homme d'action.

—Le Bisco a fait ses preuves, dit la Baleine en intervenant tout à coup.

—Ses preuves!... eh bien! et nous donc!... Ah çà! est-ce que par hasard nous n'avons pas fauché le pré et mangé la gourgane aussi bien que lui?...

—Oui, mais il vous a fourni des affaires superbes, et ça n'est pas sa faute si vous avez mangé tout ce que vous avez gagné...

—Fallait peut-être faire des économies pour faire plaisir à môsieu, articula la voix glapissante de Goniglu.

—Enfin, qu'est-ce que vous voulez? demanda Dioulou.

—Ce que nous voulons, ma petite Baleine, répliqua Muflier, dont la voix prit une intonation ironique, nous voulons qu'on ne nous traite plus en esclaves, en chiens, nous voulons qu'on daigne se souvenir que nous existons...

—Sinon?...

—Sinon nous verrons ce que nous avons à faire... ça ne te regarde pas...

—Et pourquoi cela? Est-ce que je ne suis pas un Loup comme vous?...

—Tu es un Loup, soit, mais tu n'as d'yeux que pour le singe, c'est ton roi, ton dieu; tout ce qu'il fait est bien fait.... Puisque vous êtes si malins, faites vos affaires vous-mêmes...

—Et qu'est-ce que vous deviendrez?

—Voilà-t-il pas! Comme si nous ne pouvions pas vivre sans personne.... Parbleu! nous resterons Loups comme devant, seulement nous n'aurons plus de maître...

—Et vous me ferez pincer au premier coup... Tenez, fit Dioulou avec colère, vous êtes des ingrats... Qu'est-ce qui vous a fait sortir du bagne? c'est le singe! Qu'est-ce qui t'a tiré de prison, toi, Goniglu? c'est le singe!... Qu'est-ce qui t'a aidé à brûler la politesse aux gendarmes, toi, Maloigne? c'est lui, toujours lui!

Un murmure sourd répondit à ce plaidoyer.

—Oh! mais vous ne me faites pas peur! reprit la Baleine en se campant solidement sur ses énormes jambes. Tous ne m'empêcherez pas de parler. Sans lui, vous n'êtes rien que des imbéciles et des brutes... Au coup de Neuilly, c'est lui qui vous a sauvés au moment où vous alliez être cernés par la rousse. A l'affaire de la rue du Bac, sans lui, vous étiez fichus. Et voilà ces messieurs qui font de la rébellion!

—Tonnerre! hurla Muflier, tu nous insultes!

—Parce que je vous dis vos vérités!... Vous n'êtes bons à rien, qu'à aller crever dans un cabanon. Vous n'avez ni cœur ni tête!

—Te tairas-tu! cria encore Muflier, qui avait glissé sa main dans sa poche.

—Et c'est toi, Muflier, qui prétends sans doute prendre la direction de la bande!... Un joli chef!... qui braille et qui ne sait rien faire, et qui détalera à la première alerte!...

—Ah! tu m'appelles lâche! grinça Muflier.

Livide de rage, le bandit tenait à la main son couteau tout ouvert. Il le leva sur Dioulou.... Mais au même instant, le couteau, violemment arraché, roula sur le plancher.

—Malédiction! cria Muflier.

—Eh bien! qu'y a-t-il? fit l'homme qui venait d'intervenir et qui, les deux bras croisés, regardait en face son féroce adversaire.

C'était Jacquot qui, au bruit de la rixe, s'était dressé sur ses pieds, et, voyant Dioulou traîtreusement menacé, s'était jeté sur Muflier.

—Ah! c'est toi, le moucheron! fit Muflier, dont les dents claquaient avec une convulsion de rage. Je vas rien te découdre!

Il se rua sur Jacquot. Mais déjà la Baleine l'avait saisi à la gorge. Si Dioulou était vigoureux, Muflier, fortement musclé, ne lui cédait en rien. Jacquot avait voulu s'interposer, mais les autres l'avaient saisi par derrière en criant:

—Faut les laisser faire! Pas de tricheries!

Les deux hommes s'étreignant, poitrine contre poitrine, les bras enlacés, luttaient avec une énergie formidable. Une première fois, à une secousse violente, ils se séparèrent, puis revinrent l'un sur l'autre, les poings en avant. On entendit résonner leur thorax sous les coups. Tout à coup, le bras de Dioulou se détendit avec la roideur d'un ressort d'acier et atteignit Muflier en plein front. Le misérable poussa une sorte de rugissement.

—As-tu ton compte? fit Dioulou.

Mais la voix s'arrêta dans son gosier. Muflier venait de lui lancer un coup de tête à la poitrine. Alors le combat prit un caractère effrayant. Les deux colosses, en proie à une rage furieuse, s'étaient saisis de nouveau. Les tables se renversaient. Leurs corps, secoués, semblaient n'en plus faire qu'un seul, tandis que de leurs têtes congestionnées les yeux sortaient, comme prêts à sortir de leurs orbites.

—Hardi! Muflier! criaient les autres.

Tandis que seule la voix de Jacquot encourageait Dioulou. Déjà, cependant, ce dernier semblait faiblir. Un souffle haletant sortait de sa poitrine; ses reins pliaient. Mais à ce moment la porte s'ouvrit violemment; un juron formidable retentit, et, en même temps, deux mains se rivant à l'épaule des lutteurs les séparèrent les arrachèrent pour ainsi dire l'un de l'autre et les repoussèrent contre les murailles opposées.

—Le singe! crièrent les spectateurs de la lutte.

La force physique exercera toujours sur les natures brutales un empire indiscuté. On eût dit qu'aux mains de Biscarre (le lecteur l'a déjà reconnu), ces deux êtres énormes ne fussent plus que des enfants. Déjà Muflier, la tête baissée, épuisé de fatigue, courbait la tête et cherchait à éviter le regard de Biscarre. Quant à Biscarre—que les Loups désignaient sous le nom de Bisco—on n'eût certes pas reconnu en lui M. Mancal, l'homme d'affaires, ou Germandret, le bibliophile. Il était redevenu le forçat, ignoble, avec sa blouse rapiécée, son pantalon dentelé, la casquette à visière plate, les mèches de cheveux pendantes sur les tempes.... Et cependant sur ce visage de bête fauve, il y avait comme le rayonnement de la force du mal. De ses yeux gris et pâles s'échappait une lueur sinistre. Les bandits—depuis Goniglu le Malin jusqu'à Maloigne, le courtisan de Muflier—avaient perdu leur assurance.

—Dioulou, ici!... fit Biscarre.

Le colosse s'approcha, pliant les épaules, dans l'attitude d'un chien qui craint d'être battu.

—Muflier, ici!...

Il y eut dans les yeux de Muflier une dernière révolte, mais, sous le regard de Biscarre, il se courba à son tour et obéit.

—Pourquoi vous battez-vous? demanda Biscarre.

Tous deux gardèrent le silence.

—Je veux que vous me répondiez. Allons! plus vite que ça!

—Eh bien! fit Dioulou, c'est lui... c'est Muflier... qui se plaint de toi.

—Oh! c'est vrai... mais pas tout à fait, répliqua l'autre, qui évidemment avait perdu toute son éloquence.

—Ah! tu te plains de moi!... Parbleu! c'est amusant!... Me ferez-vous l'honneur, maître Muflier, de me dire en quoi j'ai perdu votre confiance?

Certes, si Muflier eût été seul, il n'est pas douteux que, sans la moindre explication, il se fût rendu à merci. Mais ses complices, étonnés, disons plus, dégoûtés de ses hésitations, commençaient à se pousser du coude et à ricaner en le regardant. Il se redressa, poussa un hum! hum! d'encouragement, et dit d'une voix qui manquait encore de fermeté:

—Ces messieurs m'avaient chargé de vous exposer quelques observations...

—Hein?

Biscarre regarda Goniglu, qui parut fort occupé à bourrer sa pipe. Douze-Francs se gratta vivement l'épaule. Maloigne ramassa son mouchoir.... Bref, aucun d'eux ne semblait disposé à accepter la part de responsabilité que leur offrait si gaillardement Muflier.

—Et quelles sont ces... observations? demanda Biscarre.

—Oh! presque rien... des vétilles! fit légèrement Muflier.

—C'est un mensonge, fit Dioulou. Ces gredins-là prétendent que tu es un mauvais chef... et ne veulent plus de toi.

—Ah bah! et qui veulent-ils choisir?

—Parbleu! M. Muflier.

—Tiens! mais ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, cela, fit Biscarre en ricanant. D'ailleurs, je ne serais pas fâché moi-même de me débarrasser du pouvoir... il me pèse. J'ai bien quelques affaires à terminer, mais je m'en chargerai seul.

Il y eut un murmure de protestation douloureuse.

—Mais enfin, pourquoi ne nous donnez-vous rien à faire? articula Muflier qui s'efforçait de sauver les dernières bribes de son prestige.

—Ah! ah! voilà où le bât vous blesse?

—Dame! nous voudrions bien travailler.

—Adressez-vous à Muflier. Je suppose qu'il a en poche quelque bon plan d'opération... et tenez, s'il veut de moi, je ne serais pas fâché de travailler sous ses ordres.

—Oh! vous voulez rire? fit Muflier.

—Rire! certes non! reprit Biscarre, dont la voix reprit son timbre vibrant, et je vais vous en donner la preuve....

Mais à ce moment il s'arrêta tout à coup. Ses yeux venaient de tomber sur Jacquot, qui, immobile, semblait suivre cette scène avec une sorte de stupeur.

Biscarre pâlit et se mordit les lèvres.

Il entraîna Dioulou dans un coin, et lui parlant à voix basse:

—Comment! tu les a laissés parler devant le petit!...

—Oh! ils étaient lancés... et c'est pour les arrêter que je me suis battu.

—Malédiction! Alors il a tout entendu.

—Non! il est ivre, et je ne crois pas qu'il ait compris...

—J'ai commis une imprudence, mais je la réparerai...

—Comment?

—Attends! Muflier, approche.

L'habitude de la discipline l'emporta. Muflier vint à son chef.

—Tu es un imbécile, dit Biscarre, et je te le prouve d'un mot. Est-ce que Jacquot était au courant de nos affaires?... Tu bavardes comme une pie, et tu ne te dis pas que Jacquot peut avoir peur et aller causer de toutes nos aventures...

—Tiens! c'est vrai! je n'avais pas songé.

—Et tu veux être chef des Loups!... misère!

Muflier baissa la tête. Il était vaincu.

—Veux-tu réparer le mal que tu as fait?

—Oui! oui!

—Alors, dis comme moi... et obéis-moi....

Pendant ce rapide colloque, Goniglu et ses compagnons n'avaient pas prononcé un mot. Ils attendaient comme il convient à des soldats bien dressés.

Biscarre revint vers eux.

—Mes amis, je regrette que vous vous soyez emportés... mais au fond je ne vous en veux pas... les bons ouvriers veulent du travail, c'est trop juste....

Tous regardaient Biscarre avec surprise. De fait, ses allures avaient changé, son accent s'était adouci.

—Mais voila, continua-t-il, en ce moment les affaires sont lourdes. Le bâtiment ne va pas. Et si je n'avais pas les reins aussi solides, tout entrepreneur que je suis, je ferais la culbute. Cependant je crois que je vais avoir quelque chose à vous donner. On me proposa une grande affaire....

Un clignement d'yeux avertit les Loups de ne pas protester.

—Une maison à construire, là, auprès des halles... Je sais que vous êtes bons à la tâche, et je vous prendrai les premiers... seulement je ne traite que dans la matinée d'aujourd'hui. Si vous trouvez à vous embaucher tout de suite...

—Non! non! fit Muflier. Nous ne voulons travailler que pour vous...

—Oui! firent les autres. Muflier a raison.

—Merci, mes amis, mes bons amis.... Mais, voyez-vous, il ne faut pas être si vifs, ça fait faire des bêtises. Et puis se cogner entre soi, c'est mal, c'est très-mal... Voyons, puis-je compter sur vous?

—Oui.

—Alors, allez avec Muflier: je lui ai indiqué le rendez-vous, et avant une ou deux heures, vous serez embauchés; ça vous va-t-il?

Une réponse unanime accueillit les paroles de Biscarre. Cependant les bandits se demandaient ce que signifiait cette comédie. De fait, comme il sera expliqué tout à l'heure, ils n'avaient attaché aucune importance à la présence de Jacquot, qu'ils savaient être le neveu de Bisco. Mais maintenant ils éprouvaient une vague inquiétude, en se souvenant que déjà la Bisco leur avait recommandé le plus grand silence, lorsqu'ils se trouvaient avec le jeune homme.

—Alors, fit Goniglu en clignant de l'œil à son tour, il y aura du travail?...

—Et on donnera des arrhes!

—Bravo! alors nous en sommes.

—Vous prendrez bien un verre avant de partir?

—Oh! pour ça, oui!

Biscarre s'approcha de Jacquot.

—Et toi, mon neveu, boiras-tu un coup avec nous?

Le jeune homme tressaillit: l'ivresse qui le tenait au cerveau troublait ses pensées, qui se confondaient. C'était comme une hallucination sinistre. Qu'étaient-ce que ces hommes? et avait-il bien entendu tout à l'heure? Dioulou avait versé une tournée générale. Biscarre prit un verre, et d'un mouvement rapide et inaperçu, tira de sa poche un flacon d'où il laissa tomber quelques gouttes dans le vin. Puis il mit le verre aux mains de Jacquot.

—Bon! dit-il. A la santé des bons travailleurs!...

Sans répondre, Jacquot porta le verre à ses lèvres: à peine l'eut-il vidé, qu'il chancela. Biscarre lui saisit les bras et le soutint... tandis que doucement le jeune homme s'affaissait sur un banc.... Il y eut un silence; puis Biscarre, penché sur lui, se redressa:

—C'est fait! dit-il.

Alors il se tourna de nouveau vers les bandits:

—Avez-vous compris, maintenant? Comment! voilà un gars qui est ouvrier... pour de bon... qui est mon neveu... et qui n'a jamais travaillé avec nous... et vous êtes assez bêtes pour parler devant lui!...

—Nous ne l'avions pas vu, hasarda Goniglu.

—Je le croyais ivre-mort! fit Dioulou, qui se sentait atteint, lui aussi, par le reproche de Biscarre.

—Enfin, passons... c'est une imprudence qui aurait pu vous coûter cher.... Maintenant, les Loups, un dernier mot!... Ce que je vous ai dit est vrai, j'ai besoin de vous...

—Ah! bravo!... Enfin!...

—Quand vous vous plaignez, c'est que justement vous ne comprenez rien à la vraie façon de procéder. Parbleu! si je voulais vous lancer dans des opérations à quatre sous, où vous risqueriez votre peau... ça ne serait pas difficile, et ça vous rapporterait comptant le bagne ou l'échafaud.... Je vous ai promis de vous faire riches, je tiendrai ma promesse...

—Vive le Bisco!...

—Moi, dit Goniglu attendri, j'irai vivre dans mon pays...

—Et tu deviendras fonctionnaire du gouvernement, c'est entendu!... En attendant, mes Loups, prenez patience... Pour vous y aider, voici d'abord une vingtaine de jaunets qui vous permettront de vous requinquer un peu....

Il jeta sur la table une poignée de pièces d'or. Les bandits se jetèrent sur cette proie.

—Le Bisco, dit Muflier, pardonnez-moi, n'est-ce pas?...

—C'est fait.

—Vive le singe!

—Merci, mes Loups!... Venez prendre le mot d'ordre tous les matins, mais pas en corps, comme aujourd'hui... Tonnerre! on dirait que vous avez peur de n'être pas assez remarqués par la rousse!... qu'un seul vienne, et jamais le même.

—Nous obéirons.

—Maintenant, allez-vous-en... et au revoir....

Les bandits, munis de leur part de butin, ne songeaient plus d'ailleurs qu'à partir, et, après quelques nouvelles protestations, ils disparurent....

Jacquot, affaissé sur la banc, dormait toujours d'un profond sommeil. Biscarre s'approcha de la Brûleuse, qui était restée à son comptoir pendant l'incident, quoique par ses cris elle n'eût pas cessé d'encourager Dioulou. Seulement elle avait obéi à une consigne dès longtemps donnée par la Baleine et qui lui interdisait, sous quelque prétexte que ce fût, de se mêler des rixes.

—Les femmes! disait Dioulou, ça ne sert qu'à envenimer les choses.

—La Brûleuse, dit Biscarre, fermez la boutique, mettez les volets et allez faire un tour d'une heure...

—Hein? s'écria la compagne de Dioulou. Fermer le bazar! m'en aller au moment où la clientèle va arriver!...

—Allons! obéissez! vous savez que je ne souffre pas d'observation...

—Cependant...

—Obéis! tonnerre! cria Dioulou à son tour.

—Mais on va s'ameuter devant le cabaret, on enfoncera les volets, on pénétrera de force.... Sans compter la police, qui croira à un accident...

—Attendez, fit Biscarre. Du papier, de l'encre, une plume....

Il étendit sur la table la fouille que Dioulou lui présentait, puis d'une écriture grasse et ferme, il écrivit:

Fermé pour cause de changement de propriétaire.

Cette fois, ce fut Dioulou qui ne put réprimer une exclamation de surprise.

—Comment! changement de propriétaire!... Et moi, alors, qu'est-ce que je vais devenir?

—Voyons, pas tant de phrases, dit Biscarre. La mère, collez ça sur les volets, et filez rapidement.

La Brûleuse, de son œil unique, jeta un regard interrogatif à Dioulou. Elle sentait en elle de vagues idées de résistance. Mais d'un geste significatif, le colosse lui ordonna encore une fois d'obéir. Elle se résigna en grommelant, et, un instant après, les lourdes planches de bois, retenues par les boulons de fer, fermèrent hermétiquement la devanture. Puis, la Brûleuse jeta un adieu à Dioulou et disparut, en promettant de revenir dans une heure. Biscarre alluma une chandelle, et, se rapprochant de Jacquot, s'assura que son sommeil était profond. La tête du jeune homme, rejetée en arrière, portait le stigmate de la fatigue; mais, en dépit de sa pâleur, il conservait une beauté et une délicatesse natives qui, chez tout autre que Biscarre, eût excité une sympathie involontaire. Mais bien au contraire, l'œil ardent, la lèvre crispée, l'ancien forçat l'enveloppait d'un regard de colère et de haine.

—Dioulou! fit-il.

L'homme s'approcha. De la main, Biscarre lui désigna le dormeur.

—N'est-ce pas qu'il lui ressemble? murmura-t-il.

—A qui?

—Mais à elle, pardieu!... à celle que je hais... pour l'avoir trop aimée.

—C'est pas malin, ça, fit Dioulou en ricanant, on se ressemble de plus loin... puisqu'elle est sa mère...

—Sa mère! oh! tais-toi!... Quand je songe à cela, je me demande si j'aurai l'énergie nécessaire pour ne pas écraser d'un seul coup ce misérable....

Il leva sur la tête de Jacquot son poing qui l'eût tué d'un seul coup, mais Dioulou lui arrêta le bras.

—Eh bien! eh bien! des folies, maintenant!

—Tu as raison, fit Biscarre en se reculant, ce n'est pas ainsi qu'il doit mourir.... Et qui sait? Si elle apprenait tout à coup, cette belle marquise, que son fils est mort, peut-être éprouverait-elle dans sa douleur une sorte de soulagement...

—Oh! c'est impossible!...

—Non! cela est vrai!... Est-ce que je ne devine pas les transes horribles, les angoisses poignantes qui torturent l'âme de cette femme?... Oh! je le sens, elle n'a pas oublié mes paroles; elle sait qu'un jour viendra où elle saura que son fils est vivant, et que, ce jour-là, ce fils, maudit, déshonoré, va passer d'un cachot d'infamie à l'échafaud d'expiation!

Dioulou, qui n'était pas facile à émouvoir, ne put réprimer un frisson. Et, en vérité, Biscarre était effrayant à voir, tant la féroce passion de la vengeance convulsait ses traits.

—Il n'est pourtant pas méchant, le petit, fit Dioulou. Et tiens! pas plus tard que tout à l'heure, sans lui, Muflier me fourrait deux pouces de fer dans le corps...

—Oui! oui! il est bon!... c'est une âme généreuse, fit Biscarre avec ironie. Eh parbleu! je n'ai pas oublié le mal qu'il m'a donné, et jusqu'ici en pure perte...

—Le fait est que tu as tout tenté pour en faire un fier gueux...

—Quand il était tout petit, reprit Biscarre, sous prétexte de pauvreté, je le laissais sans cesse avec les vagabonds, avec toute cette tourbe enfantine qui se vautre dans les ruisseaux... j'essayais, par cette camaraderie dégoûtante, de développer en lui des instincts mauvais...

—Mais, bernique! le petit ne mordait pas à la pomme! Te rappelles-tu, quand les petits voyous rentraient, déguenillés, sales, lui arrivait avec sa petite tête souriante et ses cheveux qui frisottaient. Était-il gentil! c'était à croire qu'il sortait d'une boîte.

Biscarre réfléchissait.

—Je lui ai appris à lire, murmurait-il, et par les livres que je choisissais, je m'efforçais de le pervertir.

—Il ne comprenait pas, et il disait que ça l'ennuyait.

—Est-ce qu'il y aurait une fatalité plus forte que la volonté humaine? Non, ce n'est pas possible. Bandit je le veux, bandit il sera... et aujourd'hui il ne m'échappera pas.

—Ainsi, tu n'y renonces pas?

—Renoncer à cette vengeance qui est ma vie.... Oh! certes non! et tant qu'un souffle de vie restera en moi, je poursuivrai cette œuvre de haine.

—Enfin, ça te regarde.... Et tu me dis que tu as un moyen?

—Infaillible. Dis-moi seulement: quand il est arrivé hier soir, que t'a-t-il dit?

—Oh! il était désespéré! et même je ne l'ai jamais vu comme ça...

—On l'avait chassé de l'atelier?

—Oui, après une violente querelle.

—C'est bien cela; le Loup qui était là a bien rempli mes instructions. Continue: il s'est plaint, il s'est mis en colère?

—Oh! en plein. Il a déclaré qu'il ne voulait plus travailler, qu'il n'était pas bon à faire un ouvrier.

—A merveille!

—Qu'il voulait être un mirliflore...

—Enfin! Ah! mon brave Dioulou, quand tu m'as vu dans ces deux dernières années approuver le travail de Jacquot, alors qu'il passait ses nuits à étudier; quand je l'encourageais dans cette voie qui devait lui rendre insupportable sa condition présente, je savais bien que l'heure sonnerait où se développeraient en lui des aspirations soigneusement, mais lentement entretenues. Je n'ai pu en faire un voleur de grand chemin! j'en ferai un bandit du grand monde! La route est plus séduisante, mais le but sera le même...

—Ainsi, c'est toi qui l'as fait chasser de l'atelier?

—De celui-là comme des autres. Oh! sois tranquille, pas un seul instant je ne l'ai perdu de vue.... Je le connais bien maintenant, et je sais sur quel point de sa conscience il faut frapper...

—Et tu ne crains pas que, dans le monde, le hasard ne vienne aider sa mère à le découvrir?

—Je ne redoute rien.... Mais, maintenant, laisse-moi. Il faut que je cause avec lui.

—Surtout pas de violence... car, vois-tu, cette diablesse de haine m'effraye toujours.

—Tu es bien poltron, maintenant.

—Non. Mais, enfin, veux-tu que je te dise, Biscarre...

—Quoi?

—Tu ne te fâcheras pas, au moins?

Biscarre le regarda en face.

—Il est inutile que tu me parles... je sais ce que tu as à me dire.

—Bah! tu es donc sorcier?

La main de Biscarre tomba sur son poignet et s'y riva comme un bracelet d'acier.

—Écoute-moi bien, Dioulou. Je sais que, par bêtise, par sentiment, par lâcheté, tu ne partages pas la haine que j'ai vouée au fils de Marie de Mauvillers.... Je t'excuse, parce que tu ne comprends pas ce que sont ces passions qui s'emparent d'un homme et lui mettent au cœur une marque pareille à celle que le bourreau met à l'épaule du condamné... Donc, tu as pour ce garçon, je ne dirai pas de l'affection, mais tout au moins de la sympathie.

—Je te prie...

—Les sentiments sont libres. Adore-le, si tu veux, seulement....

Biscarre scanda sèchement chacune de ses paroles:

—Seulement, si jamais tu tentais contre moi la moindre trahison, si tu te permettais, en quelque circonstance que ce fût, de contrecarrer mes projets, d'avertir Jacquot des périls qu'il court, je te donne ma parole—et tu sais que je la tiens—que je te punirais de telle sorte que pas un lambeau de ta chair n'échapperait aux tortures....

La voix de Biscarre avait pris un accent sourd et effrayant.

—Pas une fibre de ton être qui ne fût douleur! pas une parcelle de toi-même qui ne me donnât tout son sang! Maintenant tu es averti, va....

Dioulou était resté immobile. Sa face bestiale s'était couverte d'une pâleur terrifiée. Oui, il connaissait Biscarre. Il avait peur!

—Je te promets... je t'assure... commença-t-il.

—Je n'ai pas besoin de tes serments. Tu me crains, cela me suffit. Un dernier mot. Dès aujourd'hui, tu vas quitter le cabaret de l'Ours vert.

—Ah! et qu'est-ce que je ferai, alors?

—Tu le sauras plus tard. Je veux que Jacquot soit dépisté et ne puisse revenir ici. Donc, j'ai vendu la maison.

—Vendu!

—Oui, un honnête négociant en a soldé le prix hier, et viendra aujourd'hui même se mettre en possession des lieux. Qu'à midi vous soyez partis, toi et la Brûleuse. Ce soir, à huit heures, tu iras m'attendre au quai de Gèvres. Là, je te donnerai mes ordres.

Dioulou poussa un grand soupir; mais il savait par expérience que toute résistance était inutile. Il inclina la tête.

—Tu n'as plus besoin de moi? demanda-t-il.

—Non, va-t'en.

Le colosse eut un moment d'hésitation. Au fond, cette nature brutale aimait Biscarre, comme le chien aime le maître qui le bat.

—Biscarre! fit-il timidement.

—Quoi? que me veux-tu encore?

—Dis-moi que tu ne m'en veux pas... que tu ne te défies pas de moi....

Biscarre haussa les épaules et se mit à rire:

—Décidément tu es trop sensible! Va... et ne te mets pas martel en tête.

Et comme Dioulou ne bougeait pas.

—Voilà ma main... et qu'il ne soit plus question de rien....

Dioulou la saisit avec empressement; il eut un large sourire de satisfaction.

—Là, maintenant, je m'en vais. Je suis là, dans la soupente; si tu as besoin de moi...

—Je t'appellerai.

Dioulou disparut par une porte intérieure.

—Trop ému! murmura Biscarre; je veillerai.

Il revint vers Jacquot, qui était toujours plongé dans un sommeil lourd.

—A l'œuvre! fit Biscarre.

Il tira de sa poche un flacon à peu près semblable à celui d'où étaient tombées les gouttes de narcotique versées tout à l'heure dans le verre du jeune homme. Il enleva le bouchon, et plaça la fiole sous les narines du dormeur. Quelques minutes se passèrent, puis Jacquot poussa un soupir, ses membres s'agitèrent; il ouvrit les yeux, vit Biscarre, et, comme s'il eût obéi à un mouvement instinctif de répulsion, il les referma brusquement.

—Eh bien, Jacquot, dit Biscarre, nous nous sommes donc grisé?

—Moi! fit le jeune homme en regardant autour de lui; où suis-je donc?

—Comment! tu bats encore la breloque? mais tu es chez l'ami la Baleine... et c'est moi qui suis là, moi, ton vieil oncle...

—C'est vrai!... oui, c'est le cabaret!... Comment donc suis-je venu ici?...

—Rappelle-toi donc. La Baleine m'a tout dit. Il t'a rencontré hier soir, au moment où tu sortais de l'atelier.

—D'où on venait de me chasser.

—Oui, c'est ça! Oh! ces patrons! ça ne vaut pas la corde qui les pendra.... Alors, comme tu avais l'air tout ennuyé et que c'est un brave homme, il t'a amené ici et m'a fait prévenir. Mais il paraît que, pour noyer ton chagrin, tu as bu un peu trop. Bah! il n'y a pas d'offense. Moi, dans mon métier de maçon, ça m'arrive plus souvent qu'à mon tour, et je n'en suis pas moins un brave homme.

Tandis qu'il parlait, Jacquot le regardait fixement. Dans le désordre de ses idées se retraçait un tableau horrible. Il revoyait les faces patibulaires de ces hommes qui s'étaient rués sur Dioulou et sur lui. Il revoyait Biscarre apparaissant tout à coup au milieu d'eux et les dominant par sa force physique et par son ascendant. Qu'était-ce donc que tout cela? Ici quelques explications sont nécessaires. D'une part, Jacquot ne savait pas le véritable nom de Biscarre, qu'il appelait simplement l'oncle Jean, nom sous lequel le forçat s'était fait connaître à lui. De plus, depuis que Biscarre s'était convaincu que jamais le jeune homme ne consentirait à s'affilier à la bande, il l'en avait tenu soigneusement écarté. Aujourd'hui encore, lorsqu'il avait chargé Dioulou de l'amener à l'Ours vert, il n'avait pas prévu que les Loups viendraient et trahiraient son incognito.

—A quoi penses-tu? demanda-t-il.

—Je pense, balbutia le jeune homme, que j'ai vu tout à l'heure d'étranges choses!

—Où ça? Qu'est-ce que tu me chantes?...

—Ici même, des hommes qu'il me semble avoir déjà rencontrés... et qui ressemblent à des brigands....

Biscarre éclata de rire.

—Tu vas bien, toi! je te conseille de répéter cela! Tu te ferais faire un joli parti....

Le jeune homme avait laissé tomber son front sur sa main. A vrai dire, les fumées de l'ivresse n'étaient pas complétement dissipées, mais Biscarre ne voulait pas attendre que ses idées reprissent toute leur netteté:

—Ah! des brigands! continua-t-il. Vois-tu d'ici l'oncle Jean affilié à une troupe de bandits... pourquoi pas volant et assassinant, pendant que tu y es?

Sur un geste de protestation, il reprit plus vivement encore:

—Non, réellement, plus j'y pense, et plus tu me fais de la peine. Éreintez-vous donc le tempérament à élever un enfant qui ne vous est de rien!...

—Mon oncle!

—Il n'y pas de «mon oncle!» qui tienne!

Puis se calmant tout à coup:

—Au fait, je m'emporte! j'ai tort... tu as bu un coup de trop, et dame! dans ces occasions-là, on voit trouble! Parbleu! je sais ce que c'est, et je ne te jette pas la pierre, surtout parce que je sais aussi que tu as eu des ennuis... la Baleine m'a conté ça.

La voix de Biscarre avait pris une inflexion douce, presque affectueuse.

—Tu as la tête tout étourdie.... C'est ça qui t'a trompé. J'avais donné rendez-vous ici à quelques ouvriers que je veux embaucher... pour une maison à bâtir, une bonne affaire... et il paraît qu'en m'attendant ils se sont disputés...

—Oui, c'est cela.

—Il paraît même qu'ils sont allés jusqu'au couteau... et sans toi, la pauvre Baleine avait son compte...

—Où donc est-il?

—Il a été se coucher un moment. Après s'être bûché comme ça, on est fatigué, et puis je n'étais pas fâché qu'il me laissât seul avec toi, parce que nous avons à causer.

Le jeune homme le regarda avec surprise.

—Ça ne peut pas t'étonner que je m'intéresse à toi; il y a longtemps que l'oncle Jean te traite comme son fils.

—Et je vous en suis très-reconnaissant.

—Ne parlons pas de ça. Voyons, j'ai des propositions à te faire, très-belles. Dis-moi d'abord si ce que m'a raconté la Baleine est vrai: tu en as assez de l'atelier?

—Eh bien, c'est vrai! Ne me grondez pas. C'est plus fort que moi, je suis en butte à des persécutions continuelles, il y a sur moi comme une fatalité: je fais tous mes efforts pour contenter les patrons, pour vivre en bonne intelligence avec mes camarades, impossible! il faut toujours que quelque circonstance m'attire le blâme des uns ou l'aversion des autres.

—Des injustices, quoi!

—Oui! c'est injuste, c'est cruel; je n'ai pourtant jamais fait le mal, toujours on me soupçonne, toujours on m'accuse; si du moins je devinais la cause de l'antipathie qu'on semble me témoigner!

—Oh! pour ça, c'est facile.

—Que voulez-vous dire?

—Comment! tu n'as pas compris cela, toi, un homme intelligent?

—Expliquez-vous, de grâce.

—Ça ne sera pas long. Aussi bien le cœur me saigne de voir que tu n'es pas heureux comme tu le mérites. Voici où le bât te blesse, mon garçon: tes camarades, tes patrons, tout ce monde-là est jaloux de toi.

—Jaloux! et pourquoi? Suis-je donc fier? suis-je orgueilleux? ai-je jamais provoqué, insulté qui que ce soit?

—Non, mais tu es un monsieur, et c'est ça qui les chiffonne.

—Je suis un ouvrier, rien de plus, ils le savent bien.

—Pas vrai; tu en sais trop long pour eux. Tu lis, tu écris, tu as appris un tas de choses dont ils ignorent même le premier mot; tu ne te grises pas—je ne te parle pas d'aujourd'hui, c'est exceptionnel—et puis je soupçonne l'ami la Baleine d'avoir voulu te consoler de force; enfin tu n'es pas du même monde que tous ces flâneurs qui travaillent juste ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim; alors on t'en veut, on a peur que tu ne montes trop haut, et on te fait des tours, je connais ça. Va, dans notre métier, c'est la même chose, toute proportion gardée.

—Mais enfin, s'écria Jacquot, qu'est-ce que je vais devenir?

—Nous allons causer de cela, et j'imagine que tu ne seras pas fâché de ce que j'ai à te dire. Ça t'ennuie de n'avoir pas le sou, hein?

—Comme tout le monde, je suppose.

—Ça t'ennuie aussi de vivre toujours dans un monde qui ne peut pas te comprendre et au milieu duquel tu te sens mal à l'aise, avoue-le.

Jacquot eut un sourire.

—Il est vrai qu'il y a en moi je ne sais quoi qui va mal avec les allures de mes camarades.

Biscarre, lui aussi, ébaucha un sourire. Toute cette conversation, habilement dirigée par lui, tendait à un but qui se rapprochait de lui-même. Il prit la main de Jacquot entre les siennes, et le regardant en face, il reprit:

—Dis-moi: quand tu passais à travers les rues, vêtu de ta blouse, les pieds chaussés de lourds souliers à clous, la tête couverte d'une méchante casquette, est-ce qu'il ne t'est pas arrivé de tressaillir quand passait tout à coup auprès de toi quelque élégante voiture, conduite par un dandy bien musqué, bien ganté, avec son tigre à côté de lui?... Est-ce que tu ne t'es pas dit alors que, toi aussi, si la fatalité ne t'avait pas jeté dans la vie sans ressources, tu aurais su, aussi bien qu'un autre, faire figure dans le monde?...

Le jeune homme écoutait. Il était pâle, ses yeux brillaient.

—Vois-tu... je comprends cela, moi.... Quand j'étais jeune, comme je n'étais pas plus bête qu'un autre, je me suis dit souvent que rien ne devait être beau comme le luxe, comme la richesse. Ah! j'aurais donné ma vie pour passer à travers toute cette foule en triomphateur, pour traiter d'égal à égal avec les plus riches!...

—Pourquoi me parlez-vous ainsi? s'écria Jacquot. Vous voulez donc me rendre fou?

—Bah! est-ce que les mots te font un pareil effet?

—Vous ne comprenez donc pas que ces mots sont des idées?... que vous réveillez en moi je ne sais quels désirs assoupis, je ne sais quels rêves à peine formulés qui, parfois, surtout quand je me sens malheureux, me brûlent le cœur et torturent mon cerveau?

Biscarre se pencha vers lui:

—Aussi, je t'ai bien deviné: tu voudrais être riche...

—Oui.

—Tu voudrais que les portes de ce monde brillant s'ouvrissent toutes larges devant toi....

Le jeune homme se dressa sur ses pieds.

—Ah! que je puisse seulement pénétrer dans ce monde qui semble ma vraie patrie, et je m'y frayerai ma route à coups de volonté. Vous entendant parler ainsi, je sens revivre en moi des pensées qu'en vain je m'efforce d'étouffer.

—Et ces pensées, quelles sont-elles?

—Oh! ce sont des folies, sans doute. Mais je dois être franc. Souvent, oubliant qu'elle fut mon origine, je me dis qu'un sang généreux coule dans mes veines, que ma place est marquée au milieu des riches et des puissants! Si vous saviez, alors je me dis que la fortune serait entre mes mains un levier si fort que je changerais la face du monde.

Biscarre ne put réprimer un ricanement.

—Je vous en supplie, ne riez pas. Je suis fou, vous dis-je. Je le sais. Mais du moins les fous sont heureux, car ils oublient cette terrible et sinistre réalité qui vous écrase et vous brise; laissez-moi ma folie...

—Parle; je te jure que je ne ris pas de toi. Est-ce que je ne comprends pas tout cela? Est-ce que dans un cœur de vingt ans il n'y a pas telles aspirations innommées qui éblouissent?

Jacquot était retombé sur son siége, prenant entre ses mains ses tempes, comme s'il eût craint que son cerveau n'éclatât sous le bouillonnement de ses pensées.

Biscarre, maître de lui, semblable au Méphistophélès de la légende, sentait cette âme vibrer sous ses doigts comme un clavier, et impitoyable, il parlait encore, baissant la voix.

—Oui, je sais tout, disait-il; je t'ai vu frissonner, lorsque passaient, enveloppées de soie et de velours, ces adorables créatures qui ressemblent à des anges échappés du ciel, lorsque tombaient sur toi ces regards qui enivrent et qui rendent fou.

—Par grâce, taisez-vous!

—Et alors tu te disais: Pourquoi ne suis-je rien? Pourquoi n'ai-je pas de nom? pourquoi suis-je rivé à ce carcan qui s'appelle la misère, le travail sans trêve ni repos? Et cependant, moi aussi je suis jeune, j'ai la force et la vitalité, j'ai l'énergie et le désir! De quel droit ceux-là sont-ils au-dessus de moi, quand je me sens supérieur à eux?

—Assez! assez! balbutiait le malheureux que la tentation enlaçait.

—Allons donc! n'est-il pas vrai que la volonté est la maîtresse du monde? Assez de misère! assez de douleur! Il faut en finir. A moi la vie facile et large!

Jacquot laissa tomber sur la table son poing serré.

—Ah! pourquoi me torturez-vous ainsi?

La voix de Biscarre devint si sourde qu'à peine était-elle perceptible.

—Parce que, si tu le veux, tu peux être riche!

—Moi! folie!

—Si tu le veux, tu peux entrer la tête haute au milieu de cette société qui te paraît si enviable, parce que d'un seul bond tu peux, de l'abîme où tu te débats, t'élancer sur les sommets. Dis un mot, et de l'ouvrier désespéré, du misérable sans avenir et sans espoir, je fais un heureux que tous salueront.

Le jeune homme, livide, se leva tout à coup du banc sur lequel il était affaissé. Il courut vers la fontaine d'où l'eau s'échappait tombant dans la cuve de zinc, et là, se plongeant le front dans l'eau glacée, il se frotta vigoureusement les tempes; puis vivement il revint vers Biscarre, et s'arrêta devant lui, haletant...

—Oncle Jean, dit-il d'une voix mal assurée, vous avez raison, je suis fou!... Car j'entends résonner à mes oreilles des paroles que vous ne prononcez pas... Voyons, ce n'est pas vrai! vous ne me dites pas que je puis être riche!

—Tu m'as bien entendu: je t'offre la réalisation de tes rêves.

—Impossible!

—Je t'offre de prendre ta place au soleil, de dépouiller la casaque de l'ouvrier pour revêtir l'habit de l'homme du monde et du dandy. Je t'offre les amours orgueilleuses et les joies du luxe.

—Je ne sais plus... je ne vois plus...

—Du calme! reprit Biscarre. Certes, mes paroles te semblent incompréhensibles, et tu te demandes à ton tour si je ne suis pas fou. Reprends ton sang-froid, et tu verras que je ne t'ai rien dit qui ne soit l'expression de la vérité.

Jacquot inclina la tête sans répondre. Il avait tant souffert, il sentait si bien en son âme les aspirations de la jeunesse et de l'ambition, qu'il se livrait tout entier, ne raisonnant plus. Biscarre le tenait dans ses mains. Il touchait à l'heure depuis si longtemps attendue.

—Souvent, reprit-il d'un ton calme, tu m'as demandé quel était ton père.

—Oh! allez-vous donc enfin me dire son nom?

—Attends. Je t'ai dit que tu étais la fils de ma sœur. Cela est vrai. D'elle, je demande à ne pas te parler plus longuement. Mais celui qui fut ton père n'a jamais oublié qu'il avait jeté sur la terre une créature innocente.

—Quoi! mon père vit-il donc encore?

—Laisse-moi achever. Non, ton père n'est pas vivant, et tu ne le verras jamais.

—Mon Dieu! n'éveillez-vous donc en moi de pareil espoir que pour mieux me désespérer!

—Tu es injuste, et tu ferais mieux de m'entendre sans m'interrompre ainsi à chaque instant. Voici exactement ce qui s'est passé. Il y a deux jours, j'ai reçu la visite d'un homme très-connu dans le monde des affaires, et qui est en relations avec la plus haute société. J'étais étonné d'abord qu'un personnage de cette importance eût à causer avec un pauvre maçon comme moi... mais j'ai été bien plus surpris encore, quand il m'a demandé ce qu'était devenu le fils de ma sœur. Tu comprends bien que j'ai commencé par me défier. Je n'aime pas les figures inconnues, et puis je ne savais pas encore quel était ce M. Mancal...

—Mancal! s'écria le jeune homme. J'ai déjà entendu prononcer ce nom.... Oui, c'était dans une des dernières maisons où j'ai travaillé. Ce M. Mancal avait procuré au fabricant une commande assez considérable.

—Cela ne m'étonne pas. Car j'ai pris depuis mes renseignements: s'ils n'avaient pas été parfaitement favorables, je ne t'aurais pas parlé de tout cela.

—Achevez, de grâce! Je meurs d'impatience.

—Voici, je me dépêche. Mais j'ai besoin de te donner des détails. Tu sais, les gens comme moi n'ont pas grande éducation. Ça ne sait pas s'expliquer tout d'un coup. Donc ce M. Mancal vient me trouver au chantier. J'étais en bourgeron de travail. Je me sentais un peu humilié. Il me dit:

«—C'est vous qu'on appelle l'oncle Jean?

»—Oui, monsieur.

»—Vous avez un neveu?

»—Jacquot, un brave ouvrier. Si c'est pour des travaux de gravure...

»—Non, mieux que cela, fait-il en riant. Dites-moi: votre sœur s'appelait bien...»

Il me dit le nom, c'était bien ça.

«—C'est son fils?

»—Oui.

»—Est-ce un bon sujet?

»—Un excellent garçon et un bon travailleur.

»—Tant mieux. Il vaut mieux que les bienfaits soient bien placés. Son père est mort et m'a chargé de lui remettre une forte somme. De plus, il lui a posé, par testament, certaines conditions que, du reste, le jeune homme acceptera de grand cœur, j'en suis persuadé.»

—Dame, tu comprends si j'étais tout oreilles. Un héritage qui te tombait du ciel! Quelle chance! Ma foi, je n'ai pas pu tenir ma langue et j'ai questionné, questionné; je voulais surtout savoir le chiffre de l'héritage. Était-ce dix mille, vingt mille? Le M. Mancal riait toujours en répétant: «Mieux que cela! mieux que cela!...» J'aurais voulu savoir aussi le nom de ton père, mais il paraît que j'étais trop curieux. L'homme d'affaires m'a même dit assez carrément que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Enfin il a fini par me dire qu'il t'attendait aujourd'hui même, entre midi et une heure. Il m'a remis son adresse... et puis ceci....

Et avec un large sourire qui montrait ses dents de loup, pointues et presque effrayantes, Biscarre agitait devant les yeux du jeune homme un billet de mille francs.

—Mille francs! pourquoi faire? s'écria le malheureux fasciné.

—Parbleu! pour te requinquer un peu. J'ai bien compris que ce beau monsieur n'avait pas envie de te voir arriver chez lui habillé comme un mendiant. Ça a son orgueil, les hommes d'affaires.

—Mais ces conditions dont il parlait!

—Ah! te voilà aussi curieux que moi. Faut de la patience. Il t'expliquera ça, à toi tout seul. Tu comprends, il faut obéir à la volonté de ton père: j'ai admis ça tout de suite. Du reste, j'ai dit que je te consulterais, et tu es libre de refuser. Au fond, il vaut peut-être mieux pour toi de rester ouvrier; on ne t'ennuiera pas toujours, et tu éviteras bien des tracas.

Disant cela, Biscarre fixait sur sa victime ses yeux brillants d'ironie.

—Que dois-je faire?

—Tu hésites? Bah! à ta place, je prendrais le bien qui vient en dormant; et puis, quoiqu'il n'ait rien voulu me dire de positif, je sais que ton père était un homme huppé, tout à fait de la haute. Tu seras lancé du premier coup. Ah! mon gaillard! vas-tu être dorloté par de belles duchesses!

Jacquot tenait le billet entre ses mains.

Je ne sais quel instinct luttait encore en lui et le retenait sur le bord de l'abîme où Biscarre l'entraînait, mais tout à coup les visions qui hantaient ses rêves étincelèrent devant ses yeux. Il vit, dans un mirage éblouissant, les espaces ensoleillés de richesse et de luxe, dont quelques rayons avaient parfois glissé jusqu'à lui.

—J'irai, dit-il.

—Et tu as raison! tu n'as pas un moment à perdre. Il faut aller chez un tailleur... un bon. Tiens! voici une adresse, c'est M. Mancal qui me l'a recommandé. Surtout pas d'économies, si tu dépenses plus que cela, ça ne fait rien, il payera....

Biscarre se pencha à l'oreille de Jacquot:

—Dis donc, il m'a parlé d'une dame que tu dois connaître, de la duchesse de Torrès....

Le jeune homme poussa un cri:

—Ah! voilà un nom qui te fait de l'effet.... Je croyais me rappeler aussi.... N'es-tu pas allé chez elle, un jour, pour lui porter un bijou?

—Oui... oui... je crois... en effet, balbutiait le jeune homme.

—Allons! ne rougis pas comme cela. Du reste, ce n'est pas de cela qu'il s'agit... il faut que tu te dépêches, et à midi, sans faute, chez M. Mancal.

Un instant après, celui qu'on appelait Jacquot sortait, la tête en feu, du cabaret de l'Ours vert.

—Dioulou! appela Biscarre.

—Voilà, maître! fit le colosse en sortant de sa soupente, où d'ailleurs il avait fait le meilleur somme du monde.

—Mon vieux, tu vas filer d'ici et mettre la clef sous la porte. Je ne veux pas que le petit retrouve ta trace. A partir de maintenant, l'oncle Jean disparaît. Il le cherchera s'il veut. Plus de Dioulou. Je te destine un nouveau rôle. Ah! je crois que les Loups ne se plaindront pas et que nous allons leur tailler de la besogne. Quant au fils de Costebelle et de la Mauvillers, Biscarre continuera à veiller sur lui, par l'intermédiaire de l'excellent M. Mancal.

Et un rire féroce s'échappa de la poitrine du bandit.


XI

COALITION DE VICES

Il est aujourd'hui encore, en plein Paris, une sorte d'oasis qui tient à la fois des béguinages flamands et des squares de Londres. Là, il semble que tout bruit expire. Ni la Chaussée-d'Antin avec son commerce bruyant, ni la rue Saint-Lazare avec son piétinement d'affaires ne troublent ce coin, tout étroit, tout blotti sous les arbres, et dont les gens trop pressés pour connaître la flânerie—c'est-à-dire la seule joie réelle du Parisien—soupçonnent à peine l'existence.

C'est une rue courte, tournant sur elle-même, ne venant pas d'ici pour aboutir là. Nul n'y passe, parce que nul n'a besoin d'y passer. Elle n'abrège aucun chemin; de plus, elle forme ce que les voituriers appellent un dos d'âne. Donc, piétons et chevaux s'en écartent. Les deux rues qui la touchent complètent son immobilité. C'est la rue de la Tour-des-Dames, entre la rue Blanche et la rue La Rochefoucauld. Calme aujourd'hui, combien plus ne l'était-elle pas, il y a plus de trente ans, c'est-à-dire à l'époque où se passaient les faits dont nous nous sommes constitué l'historien.

Au coin de la rue Pigale, faisant retour vers la rue Saint-Lazare, on voyait, sortant d'un massif d'arbres comme d'un nid, la terrasse d'un pavillon de style renaissance. Si, à travers la grille délicatement fouillée, l'œil indiscret tentait de se glisser à travers les épaisses charmilles que l'art expert du jardinier savait conserver vertes, même sous les glaces de l'hiver, on apercevait une partie de la façade de ce pavillon, d'où se détachait, roulant en volutes de marbre, un escalier d'une élégance royale. Une large allée, partant de la grille, tournait brusquement comme pour dérouter le regard des curieux qui se devait contenter d'épier, à travers les hautes branches dépouillées de feuilles, les fenêtres hermétiquement fermées, toutes capitonnées de soie et de dentelle.

Usant de nos priviléges de narrateur, entrons dans cet hôtel que les profanes, passant dans la rue silencieuse, considéraient d'un œil d'envie. Onze heures venaient de sonner. Dans un boudoir du premier étage, donnant sur le pan qui s'étendait jusqu'à la rue Blanche, une femme étendue sur un canapé paraissait plongée dans un profond sommeil. Sa tête, rejetée en arrière, s'encadrait dans un coussin couvert de point d'Angleterre. Ses cheveux dénoués roulaient comme un flot noir sur la soie à teinte d'or et venaient tomber sur le tapis oriental qui couvrait le plancher. Cette femme était admirablement belle, et si expressive que soit cette épithète, elle ne rend qu'imparfaitement l'idéale perfection du visage de la dormeuse. C'était la rectitude grecque dans toute sa plastique quasi divine; mais la statue vivait, et sous cette peau d'une blancheur éblouissante, où s'entrelaçait le réseau bleu des veines, on voyait courir le sang vivace et chaud. Les yeux étaient fermés; mais des paupières, d'où tombaient de longs cils qui formaient comme une frange de soie, il semblait qu'un rayon glissât, à la fois tentateur et fascinant. Le buste, porté en avant par la pose de cette femme étendue, avait cette netteté de formes que les sculpteurs antiques ont su donner à leurs immortelles créations; et sous l'espèce de tunique noire, passementée d'or et brodée de pierreries, qui l'enveloppait, le corps moulé semblait une création artistique. Et cependant, à ces lèvres purpurines, entre lesquelles blanchissaient des perles, on eût demandé un sourire jeune, presque insouciant. N'était-ce donc pas une jeune fille, presque une enfant, qui dormait là, oublieuse du monde, ignorante de la vie? Pourquoi ce front si blanc semblait-il rigide comme s'il eût été ciselé dans l'ivoire? Pourquoi ce sein persistait-il à ne pas battre sous quelque vibration intime? Pourquoi cette main fine, qui pendait comme une de ces fleurs, aux teintes de lait, qui s'inclinent sur les lacs de l'Orient, avait-elle, dans sa négligence même, je ne sais quelle dureté de geste inconscient? Le boudoir où dormait cette créature que tout homme eût saluée reine de beauté, eût difficilement révélé ce qu'elle était, ce qu'elle pensait, ce qu'elle rêvait en ce moment même où sa pensée était peut-être entraînée dans les mirages du sommeil. Certes, jamais fantaisie de millionnaire n'eût pu réaliser plus éblouissant caprice....

La pièce était petite, ou du moins paraissait telle, tant l'éclat des tentures de soie jaune, rehaussées d'or mat, troublait le regard et trompait sur sa dimension réelle. Les plis, artistement drapés, étaient retenus par des torsades tissées d'or et d'argent, sur lesquelles courait, comme un serpent étincelant, une bande formée de diamants à l'éclat blanc, d'améthystes au reflet violet, de topazes, de rubis, d'émeraudes d'un vert éclatant... Au plafond, les tentures—qui rappelaient cette étoffe des contes de fées, couleur du soleil—formaient une sorte de dôme au centre duquel une lampe, suspendue à trois chaînes d'or, jetait, à travers un globe de cristal à mille facettes, ses rayons brillants sur les pierreries dont le nombre semblait s'accroître sous le regard. C'était comme un croisement de rayons qui étonnait plutôt qu'il ne séduisait: il est une sorte d'ivresse qui donne au cerveau cette répercussion étoilée.... Et cette femme, le plus beau diamant de cet écrin semblait, comme ces pierres froides, avoir leur immobilité, qui sait, leur dureté, peut-être.... Ce n'était pas tout. Sur le tapis, encore à portée de cette main aux ongles roses, ruisselaient des colliers, des bracelets, plus encore, des pièces d'or. On eût dit que ces richesses s'étaient échappées de ses doigts, alors que, vaincue par le sommeil, elle les égrenait et les caressait.... A quelques pas, une cassette entr'ouverte laissait passer, à travers ses lèvres d'or, les branches d'une étoile de diamants d'un prix énorme. Ce boudoir eût servi de demeure à ces gnomes des légendes que l'imagination populaire prépose à la garde des trésors enfouis. Cette femme était-elle donc une fée... ou bien quelque créature fantastique?... Tout à coup un timbre résonna doucement, mais à ce tintement faible, la dormeuse ouvrit subitement les yeux, et entre ses prunelles passa rapidement comme un éclair inquiet. Mais vivement elle regarda autour d'elle, à ses pieds, et un sourire étrange, froidement joyeux, passa sur ses lèvres. Le timbre résonna une seconde fois. Elle se redressa lentement, étendit le bras et toucha un point de la tenture. Alors une petite porte tourna sur elle-même, laissant à découvert une sorte de tour, semblable à celui que notre grand poëte Victor Hugo a décrit dans la chambre de la duchesse Josiane. Une carte s'y trouvait. Elle la prit, y jeta un rapide regard, puis, prenant un crayon, elle traça rapidement quelques mots sur le vélin, repoussa le tour, qui s'enfonça de nouveau dans la muraille.

—Lui! murmura-t-elle. M'apporterait-il quelque mauvaise nouvelle?

Elle posa ses pieds sur le tapis et se redressa. Rejetant ses cheveux en arrière, elle les attacha sur sa nuque à l'aide d'une agrafe de diamants; puis elle plaça sur ses épaules une sorte de manteau qui l'enveloppait tout entière, et, soulevant la tenture, elle ouvrit une porte et pénétra dans un petit salon attenant au boudoir, et dont tous les meubles, par un raffinement de luxe d'un aspect vraiment original, étaient recouverts de martre zibeline. Au même instant, un personnage, vêtu de noir, s'inclinait profondément devant elle, en disant:

—Madame la duchesse de Torrès me permettra-t-elle de lui adresser mes humbles hommages?

La duchesse—car c'était bien cette femme que nos lecteurs connaissent déjà sous l'odieux surnom du Ténia—répondit brusquement:

—Trêve de politesses, Mancal. Que me veux-tu?

Disant cela, elle fixait sur l'homme d'affaires—en qui nul n'aurait reconnu Biscarre, le forçat—son regard qui brillait autant que les pierreries de son collier.

—Hélas! madame, murmura-t-il en s'inclinant plus bas encore, si j'ai pris la liberté de me présenter à une heure aussi matinale, c'est qu'il y allait pour moi d'un grave intérêt.

La lèvre de la duchesse se crispa sous l'expression d'un dédain méprisant.

—Pour vous? fit-elle, que m'importe!

—Hélas, madame! reprit Mancal, dont la voix se faisait presque suppliante, est-il pour moi plus grand danger que celui de vous déplaire?

Elle haussa les épaules avec une impatience non dissimulée.

—Enfin, qu'as-tu fait?

—Il faut donc l'avouer?

—Sans doute!

—J'hésite.... J'ai si grand'peur que madame la duchesse ne s'irrite contre moi.

—Une dernière fois, parleras-tu?

Mancal se redressa: il était facile de voir, d'ailleurs, que toute cette humilité, cette crainte excessive étaient jouées. Mais le Ténia était trop inquiète pour s'en apercevoir.

L'homme d'affaires tira de sa poche un journal.

—Madame la duchesse a-t-elle pris connaissance des cours d'hier à la Bourse?

—Non! s'écria la jeune femme en pâlissant.

D'un mouvement fébrile, elle arracha la feuille des mains de Biscarre, et d'un seul coup d'œil parcourut la cote des valeurs.

Un cri furieux s'échappa de sa poitrine:

—Misérable! s'écria-t-elle. Une baisse de vingt pour cent... et c'est toi qui m'as conseillé de jouer sur cette valeur!...

Mancal baissait la tête sans répondre.

—Ainsi, où mène la confiance?... une perte de plus de deux cent mille francs!...

Rien de plus étrange que la physionomie de la duchesse, pendant qu'elle se livrait à cet accès de colère. Ses lèvres tremblaient à ce point qu'elle pouvait à peine articuler les mots; ses yeux si larges, si clairs, se ternissaient et s'injectaient de sang....

Et cela pour une misérable perte d'argent, alors que le moindre des colliers, que le plus petit diadème compensait et au delà les dix mille louis enlevés par la spéculation....

Elle trépignait et frappait des pieds comme un enfant!

—Mais réponds-moi donc! s'écria-t-elle.

—Que puis-je vous dire? reprit Mancal, toujours humble; madame la duchesse n'avait-elle pas pris les conseils de Colombet, de Stéphane?...

—Des niais! plus que cela peut-être, des spéculateurs qui ont voulu me voler!...

—Oh! madame la duchesse est bien sévère. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas vrai qu'hier même elle m'a adressé des ordres positifs d'achat?

—Eh! cela est exact! Après?...

Et elle répétait en frappant l'une contre l'autre ses mains d'enfant, crispées par la fureur:

—Deux cent mille francs!...

Mancal eut un sourire singulier:

—J'ai dit à madame la duchesse que j'avais à implorer son pardon...

—Te pardonner, infâme! quand tu es complice de mes ennemis, de ceux qui m'ont dépouillée!

—Madame la duchesse ne m'a pas compris....

Le Ténia se redressa comme si elle eût été mue par un ressort.

—Je ne t'ai pas compris?

—Non!

—Tu ne viens pas me supplier de te pardonner ton crime!... car c'est un crime... et je me vengerai!

—Pardon; mais il y a crime, et crime et je croyais que la plus grande faute que je pusse commettre... c'était...

—Achève!

—C'était d'avoir désobéi aux ordres de madame la duchesse.

Elle s'élança vers lui et saisit ses deux mains entre les siennes:

—Tu m'as désobéi! Comment? En quoi?... Mais hâte-toi donc!... tu ne vois donc pas que tu me tues en te jouant ainsi de mon impatience!

—Eh bien, madame, voici l'ordre que vous m'avez envoyé hier.

Elle poussa une exclamation bruyante:

—Quoi! Dis!... tu ne l'as pas exécuté!...

—J'ai fait le contraire. Madame la duchesse me disait d'acheter...

—Et... fit-elle haletante.

—J'ai vendu!...

Le Ténia chancela en portant la main à son cœur, tandis qu'une expression d'indicible joie illuminait son visage.

—Continue, dit-elle d'une voix à peine perceptible.

—Au moment où l'ordre de madame la duchesse me parvenait, continua Mancal-Biscarre, j'apprenais par des renseignements positifs que la débâcle de l'affaire sur laquelle elle s'était engagée était certaine, et allait être, quelques heures après, connue et publiée en Bourse.... Le temps me manquait pour obtenir de vous de nouvelles instructions; et cependant avais-je bien le droit non-seulement de ne pas exécuter les ordres reçus, mais encore de retourner tout à coup, et de ma propre initiative, une position prise sur le conseil de financiers tels que MM. Colombet et Stéphane?...—je ne suis rien, moi, qu'un pauvre mandataire dont le premier devoir est d'obéir les yeux fermés...—puis n'était-il pas possible que mes renseignements fussent inexacts... ou encore madame la duchesse ne pouvait-elle pas les avoir connus avant moi, et n'encourait-elle cette perte qu'en toute volonté, et pour dissimuler quelque autre opération fructueuse?... Je me suis dit tout cela... mais ma conscience m'a contraint de prendre tous les risques à ma charge.... J'ai vendu les actions en pleine hausse... et c'était en tremblant que j'apportais à madame la duchesse les trois cent cinquante mille francs que l'opération a produits.

Mancal avait prononcé ce petit discours d'une voix calme, sans nuances. On eût dit qu'il récitait une leçon.

La duchesse s'était laissé tomber sur une chaise basse, la tête entre les mains.

Quand Mancal eut fini, elle le regarda en face, et lui tendant la main:

—Mancal, dit-elle, vous êtes l'homme le plus habile et le plus honnête que je connaisse.

—Madame me permettra, j'espère, de régler nos comptes: j'ai là en portefeuille les bordereaux et la somme payée.

—Tu as les trois cent cinquante mille francs!

—Les voici! dit Mancal.

Déjà madame de Torrès avait arraché les billets de sa main, et feuilletant les liasses, les comptait avec une agitation fiévreuse.

—La somme est complète? demanda Mancal.

—Oui! oui!... trois cent cinquante mille francs! répéta-elle encore une fois. Ah! c'est comme un rêve!...

—Une goutte d'eau dans la mer, fit Mancal.

—Que veux-tu dire? que je suis riche! Oui, j'ai de l'or... oui, ma fortune est immense... mais je veux plus, toujours plus!... c'est si bon, l'argent!...

Ses dents semblaient grincer sous l'action de la passion qui lui étreignait le cœur.

Tout à coup, elle se tut: une pensée subite venait de traverser son cerveau. Il était impossible qu'elle se dispensât de récompenser l'homme qui lui avait procuré un si énorme bénéfice, qui lui avait épargné une perte immense.

Mancal, immobile, les bras croisés, attendait. Elle eut un mouvement brusque, détacha une dizaine de billets et les tendit à Mancal.

—Prenez, dit-elle; tout travail mérite salaire.

Mancal ne bougea pas.

—Quoi! balbutia-t-elle, n'est-ce pas assez?

—C'est trop! fit Mancal.

—Quand je donne, je ne compte jamais! dit-elle avec hauteur.

Mancal sourit.

—Madame la duchesse se méprend sur ma pensée, dit-il; je n'ai certes pas l'intention de dédaigner ses offres généreuses... mais je la supplie de m'accorder une autre récompense.

—Je ne vous comprends pas, dit le Ténia.

Mancal s'assit sur un fauteuil, plaça son chapeau à côté de lui, sur le tapis; puis, de sa voix la plus polie, il adressa à la duchesse cette simple question:

—Madame de Torrès possède-t-elle encore quelques gouttes du poison qui a tué le duc, son mari?...

Un cri rauque s'échappa de la poitrine du Ténia. Livide, les yeux grands ouverts, elle regardait cet homme, si humble tout à l'heure, et qui lui jetait soudain au visage cette effrayante accusation. Il continua:

—Que madame la duchesse soit bien convaincue de mon réel désir de lui être utile. Je n'obéis pas à une simple curiosité, et je la supplie de me répondre.

Elle avait repris son sang-froid:

—Vous êtes fou, monsieur Mancal, et il vous faut rendre grâce à ma pitié si je ne vous fais pas jeter à la porte par mes laquais.

Mancal protesta d'un geste poli:

—J'ai eu l'honneur de demander à madame la duchesse si elle avait bien fait disparaître toutes les traces du crime dont son mari, M. le duc de Torrès, a été victime.

Le Ténia se mordit les lèvres jusqu'au sang.

—Je ne puis ni ne veux vous comprendre, dit-elle. M. de Torrès est mort entouré de médecins qui ont eux-mêmes constaté la nature de la maladie.

—Oui, je sais cela. Cependant un certain personnage, dont le nom est peut-être parvenu aux oreilles de madame la duchesse, affirme que les médecins ont pu se tromper.

—De qui voulez-vous donc parler? s'écria madame de Torrès.

—Son nom? Ah! tenez, il m'échappe en ce moment... Seulement je puis vous raconter quelques détails. Il y a de cela quinze mois environ... madame de Torrès était depuis six mois la femme du duc, dont la fortune très-considérable lui avait été assurée par un contrat que peut seule expliquer la passion qu'elle lui avait inspirée.... La totalité des biens des époux devait, en cas de mort, appartenir au survivant. Or, dans le sixième mois d'union, un certain soir—si ma mémoire est fidèle—du mois de novembre, une femme, fort simplement vêtue, comme une servante, mais dont les manières élégantes contrastaient singulièrement avec son costume, s'engageait, malgré la pluie et le brouillard, dans une petite ruelle de Batignolles qu'on appelait, je crois, le Chemin-des-Bœufs....

La duchesse, la tête baissée, écoutait sans hasarder un mouvement.

La voix de l'ancien forçat avait repris son éclat presque métallique: il scandait chacune de ses phrases, comme pour les mieux faire résonner sur la conscience qu'il frappait.

—Je crois inutile d'insister sur l'étrangeté du lieu où se passa la scène que je vais dire: le Chemin-des-Bœufs, sorte de ruelle boueuse, devait produire sur l'imagination de l'inconnue qui s'y hasardait une impression quasi fantastique. Cependant, elle n'hésitait pas: son pas était ferme, elle allait sans se détourner à un but fixé d'avance. A la lueur d'un réverbère, on apercevait quelques masures s'estompant dans le brouillard: l'une d'elles se détachait, isolée du groupe qui l'entourait. Ce fut là que l'inconnue se dirigea. Elle frappa doucement à la porte, qui tourna sur ses gonds, et elle se trouva tout à coup dans une salle basse où l'attendait un vieillard à profil d'oiseau de proie; le crâne et le front étaient couverts d'une forêt de cheveux blancs. Une chandelle fumeuse éclairait la scène, et permettait de voir les rides profondes qui sillonnaient son visage... L'homme la reçut avec de vives démonstrations de respect. Il paraît d'ailleurs que ce n'était pas l'unique fois qu'elle eût pénétré dans ce réduit, car sa première parole fut celle-ci: «Avez-vous préparé ce que vous m'avez promis?» L'homme s'inclina et se dirigea vers une table grossièrement équarrie, qui disparaissait presque tout entière sous des cornues de terre, des serpentins, des fioles de toute forme et de toute grandeur. Après avoir invité l'inconnue à prendre un siége, il choisit plusieurs fioles, se couvrit le visage d'un masque de verre et, sortant de la salle, se rendit dans une pièce voisine dont la porte entr'ouverte laissait apercevoir le reflet rougeâtre d'un fourneau en combustion. Après un quart d'heure d'attente environ, le vieillard reparut, tenant à la main une fiole à demi pleine d'un liquide blanchâtre et hermétiquement fermée par un bouchon à l'émeri.

»La femme tendit vivement la main comme pour s'en emparer. Mais l'autre lui dit: «Vous n'avez pas oublié mes instructions?—Non.—Permettez-moi cependant de vous les répéter. Pour que cette liqueur amène les résultats... que vous désirez obtenir, elle doit être employée avec le soin le plus minutieux. Il importe surtout de se prémunir contre toute impatience. La dose nécessaire est d'une goutte le matin et une goutte le soir, à un intervalle d'au moins dix heures. Au cas où quelque malaise surviendrait avant le quatrième jour, s'abstenir pendant vingt-quatre heures; puis recommencer en mesurant exactement les doses. Alors, le septième jour, il y aura congestion, avec paralysie d'un côté du corps. La nature achèvera l'œuvre, et, avant cinquante heures... tout sera fini.» La femme avait écouté avec la plus grande attention. Quand le vieillard eut fini de parler, elle tira une bourse contenant deux mille francs en or et la lui remit en échange du flacon. Elle s'enveloppa dans son manteau de laine, ramassa son voile sur son visage et disparut...

»Sept jours après, M. le duc de Torrès, quoique jeune et vigoureux, tombait en plein bal frappé d'apoplexie. On le transportait ici en toute hâte, les médecins appelés s'efforçaient de rappeler la vie dans ce corps paralysé. Mais le coup avait été trop violent pour que l'organisme résistât. La duchesse de Torrès était veuve et héritait—conformément aux stipulations de son contrat de mariage—d'une fortune évaluée à plus de quatre millions et doublée depuis par d'heureuses spéculations. Que dites-vous, madame, de cette courte, mais instructive narration.»

Le Ténia, pendant la dernière partie de ce récit, s'était peu à peu redressée. Son visage, d'une pâleur marmoréenne, s'était fait masque: pas une fibre, pas un muscle ne bougeait. Il semblait que sous l'empire d'une immense volonté, le sang lui-même se fût arrêté dans le réseau veineux. Certes, bien que Mancal-Biscarre n'en fût pas à douter de l'énergie de cette femme, il s'attendait à quelque explosion, à des dénégations furieuses. Quand il eut cessé de parler, elle se leva, et étendant la main, tira le cordon de la sonnette.

—Prenez garde, madame, s'écria Mancal, ne me tentez pas!...

Il croyait de bonne foi que le Ténia allait tout simplement donner à ses valets l'ordre de le jeter à la porte.

Un laquais frappa à la porte, puis entra:

—Deux couverts, dit-elle simplement. Monsieur déjeune avec moi....

Venir chez un ennemi ou tout au moins chez un adversaire, lui jeter au visage des accusations effrayantes, espérer de le tenir—comme le dit le poëte—pantelant sous son talon de fer, puis... s'entendre inviter à déjeuner... voilà certainement un des effets de surprise les plus complets qui se puissent imaginer. Mancal se sentit à demi désarçonné.

Elle se tourna vers lui, et avec le plus gracieux sourire:

—Vous avez entendu, et vous acceptez, n'est-ce pas?

—Certainement... je n'ai aucune raison de refuser, balbutia Mancal, qui se demandait ce que ce coup de théâtre pouvait signifier.

—Vous me permettez bien de passer un instant dans mon boudoir, reprit-elle; je me suis levée pour vous recevoir, et en vérité, je suis laide à faire peur....

Mancal esquissa un geste de dénégation. Pour un peu le Loup fût devenu galant. Ouvrant une porte, elle disparut. Mancal, les yeux tout ouverts, regardait le mur. En réalité, il se demandait s'il rêvait ou s'il était éveillé. Il se sentait inquiet. Cette femme qu'il croyait tenir dans sa main et en qui il avait voulu trouver un docile instrument allait-elle soudainement lui échapper? Quelques minutes, avait-elle dit. Elle tint parole, et Mancal était encore plongé dans ses réflexions lorsqu'elle reparut. Elle avait revêtu un peignoir de satin rose, couvert de dentelles et rehaussé de perles fines. Ses cheveux, relevés à pleines mains, s'écrasaient sur sa nuque blanche. Son visage, sans aucun de ces artifices qui constituent l'art éternel du maquillage, avait repris une fraîcheur juvénile, presque enfantine. Ses yeux brillaient sous leurs longs cils, sa bouche aux lèvres rouges souriait gaiement.

—Madame la duchesse est servie.

Un instant après, dans une salle à manger, toute boisée de thuya et de bois de rose, Mancal et le Ténia se trouvaient assis l'un en face de l'autre. Pas une ombre d'embarras dans cette singulière entrevue. La duchesse, avec sa grâce féline, prenait plaisir à servir l'ancien forçat, qui, malgré lui, se laissait entraîner aux sensualités des mets recherchés et des vins exquis. Il se disait pourtant:

—Si elle cherche à me griser, c'est qu'elle ne me connaît pas.

Mais en vérité, était-il possible qu'elle rêvât à quelque méchant dessein? C'était la simplicité charmante de l'hôtesse la plus affable. Au dessert, elle fit un signe. Les laquais sortirent, elle resta seule avec Mancal. Celui-ci, absolument maître de lui maintenant, attendait. La duchesse trempait ses lèvres dans un verre de Dantzig où se jouaient les paillettes d'or. Elle posa le cristal sur la table, puis s'accoudant, et laissant tomber sa tête sur sa main, elle regarda Mancal et dit:

—Nous disions donc, cher monsieur, que j'ai empoisonné M. le duc de Torrès....

La foudre tombant aux pieds du misérable l'eût frappé d'une moindre commotion que cette simple parole prononcée du même ton calme qu'elle lui eût offert quelques gouttes de liqueur.

—Hein? fit-il.

—Avez-vous donc oublié, reprit-elle, l'intéressant récit que vous m'avez fait tout à l'heure?

Il y eut un moment de silence; Mancal, en ces quelques secondes, fit un suprême appel à toute son énergie. A comédienne, comédien et demi. Ainsi pensa-t-il. Et il répondit en riant:

—En vérité, je ne songeais plus à ce détail.

—Me permettrez-vous d'abord une question?

—Avez-vous donc besoin de ma permission?

—Je voudrais savoir de qui vous avez appris les émouvantes péripéties que vous m'avez si dramatiquement exposées.

—Je puis vous satisfaire. Je connais beaucoup l'homme du Chemin-des-Bœufs.

—Ah! il est donc encore vivant?

—A mon tour, permettez-moi de vous dire que vous le savez aussi bien que moi... car vous avez donné à quelqu'un... certain conseil qui lui a permis d'entrer en relations avec le même individu.

Sans baisser les yeux devant cette riposte, le Ténia reprit:

—Vous avez raison. Mais j'ignorais que vous le connussiez vous-même...

—C'est un ami intime, fit Mancal en riant, et je dois vous avouer que je n'ignore aucune de ses pensées... Ainsi, si cela pouvait vous être agréable, je vous rapporterais les termes exacts de la conversation tenue entre M. Blasias et M. de Silvereal.

Mancal remarqua seulement dans la main de la duchesse une légère contraction. Ce fut la seule preuve d'émotion qu'elle laissa échapper.

—Ainsi, maître Blasias... dit-elle.

—Maître Blasias, du quai de Gèvres, est l'ancien empoisonneur du Chemin-des-Bœufs.

—Et ces deux personnages ne sont autres que... M. Mancal, agent d'affaires et homme de confiance de la duchesse de Torrès.

Décidément, on jouait franc jeu, il n'y avait plus qu'à s'exécuter.

—Ce qui vous explique, dit Mancal, comment votre agent d'affaires connaît si bien l'histoire du Chemin-des-Bœufs.

—Mais tout cela est très-naturel, reprit la duchesse, j'aurais mauvaise grâce à ne pas vous féliciter de votre admirable talent. En vérité, je ne vous ai pas reconnu.

—Cependant, c'est vous-même qui affirmez que je suis moi-même le personnage...

—L'empoisonneur.... Oh! ceci tient, cher monsieur, à cette malheureuse manie qui vous porte à dialoguer vos récits.... Quand vous m'avez répété les paroles du vieillard en question, le son de voix, les inflexions, la prononciation m'ont immédiatement révélé votre secret.

—Vous êtes forte...

—Comme un juge d'instruction, c'est vrai. Voilà donc qui est entendu. Vous connaissez un secret assez délicat sur mon passé; vous êtes sans doute venu chez moi pour tenter ce qu'on appelle—si je ne me trompe—une opération de chantage.

Impossible de rendre le ton d'exquise raillerie qui accompagnait ces déclarations cyniques.

—Venons donc au fait, reprit-elle, car, je dois vous l'avouer, vous n'avez peut-être pas beaucoup de temps à vous.

—Je suis à votre disposition... et n'ai rien qui me presse...

—Vous ne me comprenez pas.... Je suis curieuse et je voudrais savoir quelles étaient les conditions que vous vouliez m'imposer,.. C'est pour cela que je vous invite à vous hâter...

—Me hâter!... mais je ne saisis pas...

—Vous perdez un temps précieux, car, sans vous en douter, vous avez tout au plus une dizaine de minutes à me consacrer.

Mancal se leva brusquement. Il était livide. Une lueur rapide venait de traverser son cerveau.

—Vous allez immédiatement m'expliquer vos paroles, sinon!...

—Sinon?... Évidemment il n'y a pas moyen de causer avec vous. Enfin, puisque vous y tenez absolument, voici l'explication que vous réclamez.

Elle avait tiré de sa poche un petit flacon de cristal, fermé par un bouchon à l'émeri. D'un seul coup d'œil, Mancal le reconnut. C'était celui qu'il avait remis jadis à l'empoisonneuse, et qu'elle lui avait payé deux mille francs. Il était vide! Et la commotion que l'ex-forçat éprouva fut telle, que la voix s'arrêta dans sa gorge, une sueur froide mouilla son front, et il s'appuya au mur pour ne pas tomber.

—Du poison! murmura-t-il d'une voix rauque.

—Naturellement, fit le Ténia. Je suis une excellente élève, comme vous voyez.

Tout le corps de Mancal tressauta comme sous l'impression d'un ressort; ses yeux s'injectèrent de sang.

—Misérable! fit-il en bondissant vers la table et en saisissant un couteau.

Mais, au même instant, la duchesse se renversa en arrière avec un éclat de rire si franc, si net, si clair, que malgré lui il s'arrêta.

—Mon cher monsieur Mancal, reprit-elle, décidément vous êtes moins fort que je ne le croyais. Rassurez-vous. Ce flacon était vide de poison. Vous avez bu les vins les plus naturels et les liqueurs les moins frelatées. Vous vous portez fort bien.

A mesure qu'elle parlait, le visage contracté de Mancal se rassérénait. Il jeta le couteau loin de lui.

—Allons, fit-il, je suis vaincu. Vous êtes un trop rude adversaire.

Le Ténia se leva, et, s'approchant de lui, plaça sa main sur son épaule:

—Je puis être une utile alliée, dit-elle. Écoutez-moi; il faut que nous causions encore, et cette fois sans réticences.

Elle le regarda en face, comme deux complices qui ont un but et qui veulent l'atteindre à tout prix. En réalité, la situation était changée, comme on dit, du tout au tout. Mancal—incarnation de Biscarre—s'était tout d'abord présenté en troisième rôle de mélodrame. Il avait pris des allures fatales et avait débité ses tirades avec un aplomb merveilleux, qui devait, selon lui, réduire l'adversaire à merci. Il avait engagé le duel. A la première passe, il avait employé ses coups les plus savants, ils avaient été parés. Mieux encore: à la riposte, il avait été désarmé, et il avait dû rompre. En garde donc, et au plus fort! Elle lui dit:

—Cartes sur table. Que voulez-vous de moi? Si vous parlez franchement, je vous dirai ce que je veux de vous.

—Bien, fit Mancal. Ma vie a un but, je veux que vous m'aidiez à l'atteindre.

—Ma vie a un but, dit la duchesse, dont la voix s'altéra légèrement, m'aiderez-vous à votre tour?...

—Je vous le jure.

—Je ne crois pas aux serments.

—Alors expliquez-vous. Quel est votre but, à vous?

—Pourquoi parlerais-je la première?

Mancal s'inclina:

—Parce que vous êtes la plus forte.

—C'est faux. Maître Mancal, je vais vous dire, moi, pourquoi, tenant tout à l'heure votre vie entre mes mains, je ne vous ai pas empoisonné.

Mancal ont un soubresaut involontaire.

—C'est, primo, parce que j'aurais été fort empêchée de me débarrasser de voire cadavre....

Dire «votre cadavre» à un homme vivant lui causera toujours et quand même une impression fort désagréable.

Secundo, continua le Ténia, c'est parce que, de tous les bandits qui me sont tombés sous la main, vous êtes, sans flatterie, le plus complet que j'aie encore rencontré.

—Vous êtes trop bonne, fit Mancal en souriant. Mais je crois qu'en fait de scélératesse, j'ai trouvé mon maître...

—Oh! trêve d'éloges! nous nous valons!... reste à savoir où nous tendons et si nos projets peuvent cadrer ensemble. En ces sortes de pactes, un seul mot doit suffire. Pouvez-vous, brièvement, sèchement, caractériser le but de votre vie?

Mancal la regarda en face, les yeux dans les yeux, et dit:

—Oui, je hais!...

Elle se pencha vers lui et répondit:

—Et moi j'ai aimé... et je hais maintenant.

—Moi, dit Mancal en serrant les mains de la duchesse entre les siennes, je ne hais que parce que j'ai aimé... donc je vous comprends!...

Il y eut un moment de silence. Il était évident que chacun hésitait à se livrer.

—Il nous reste à prononcer deux noms, dit le Ténia. Qui haïssez-vous? qui est-ce que j'aime?...

Mancal tenait toujours les mains du Ténia. Il les sentait nerveuses, vibrantes, implacables. Il eut confiance.

—Celle que je hais, dit-il, se nomme Marie, marquise de Favereye.

—Celui que je hais, dit le Ténia, se nomme Armand de Bernaye....

Un cri de joie s'échappa de la poitrine de Mancal.

—Ah! quelle alliance! fit-il. Armand de Bernaye aime Mathilde de Silvereal, sœur de la marquise de Favereye....

La duchesse s'était dressée, haletante, fiévreuse:

—Mathilde de Silvereal!

—Ne le saviez-vous pas?...

—Ainsi cette femme dont M. de Silvereal voulait la mort...

—C'est votre rivale.

—Non, c'est impossible! Pourquoi Armand l'aimerait-il?... Est-elle donc plus belle que moi?...

Et, avec un indicible mouvement d'orgueil, la courtisane relevait sur son front les masses épaisses de ses cheveux noirs.

—Il l'aime! vous dis-je, répéta Biscarre. Et je le sais d'autant mieux qu'il y a quelques heures à peine, je l'ai vu auprès d'elle, étreignant ses mains avec une énergie passionnée.

—Taisez-vous! Vous mentez!...

Mancal la regarda. Une colère furieuse éclatait dans ses yeux, et sa pâleur était telle qu'il semblait que la vie fût prête à se retirer d'elle.

—C'est que vous ne savez pas, continua-t-elle, tout ce que j'ai déjà souffert! Ah! j'ai vu les plus intelligents, les plus puissants se traîner à mes pieds; j'ai vu des hommes pleins de jeunesse et de vie, comme Martial, épier le moindre de mes signes, se courber sous mes caprices les plus cruels, me donner goutte à goutte tout leur sang, toute leur existence. Et je riais!... et j'éprouvais une effrayante joie à leur crier: Je vous méprise! Mais cet Armand! de lui je n'ai jamais reçu que dédain et mépris!

Elle se tut un moment, comme accablée par ses propres pensées.

—Il y a de cela quelques mois, reprit-elle. Ma voiture descendait au trot de mes chevaux l'avenue des Champs-Élysées. Je rêvais... à quoi? A ces mondes inconnus dans lesquels parfois l'imagination m'entraîne. Tout à coup un cri retentit. Une femme—une misérable mendiante—venait d'être renversée et avait roulé sous les pieds des chevaux: En avant! criai-je à mon cocher. Je ne me souciais pas de me donner en spectacle à cette foule. Que m'importait cette femme?... Mais déjà un homme s'était élancé à la tête de mes chevaux, et d'un seul effort de sa main, il les avait cloués sur place.... Cet homme, c'était Armand de Bernaye. Comme je m'étais penchée hors de ma voiture, nos regards se croisèrent.... Qu'éprouvai-je à ce moment? Il m'est impossible de décrire cette impression étrange, magnétique, qui parcourut tout mon être... En un instant, tout disparut autour de moi... et, par un dernier effort de résistance, je fermai les yeux; puis, je les rouvris subitement... il était là, courbé vers la terre. Il s'était agenouillé auprès de la mendiante dont ses mains écartaient les haillons. De la foule s'élevaient contre moi des cris de menace. Il leva la tête et fit un signe, tous se turent. La femme était blessée, peu dangereusement d'ailleurs.

»Déjà elle revenait à elle et balbutiait des remercîments. Me roidissant contre l'émotion qui me dominait, je tirai ma bourse; j'allais la jeter aux pieds de cette femme. Mais il me regarda, et je n'osai pas. Ah! si vous aviez lu sur ce visage énergique l'expression de mépris que j'y savais découvrir!... Une colère folle luttait en moi contre je ne sais quelle terreur vague. Lui, souleva la mendiante dans ses bras et vint vers la voiture.—Descendez! me dit-il d'une voix brève. Et comme j'hésitais, il répéta ce seul mot: Descendez! et sans savoir à quelle influence je cédais, j'obéis. Oui, moi qui n'avais jamais plié devant une prière, devant une supplication, si ardente qu'elle fût, je ne sus pas résister.... Il étendit la mendiante sur les coussins de la voiture et jeta son adresse au cocher: Conduisez cette femme, dit-il.

»Le laquais hésitait, il attendait que je confirmasse cet ordre. Encore une fois, Armand me regarda, et je dis au valet: Obéissez!... La calèche s'éloigna. J'étais là, au milieu de cette foule, je me sentais humiliée, tremblante. Je ne faisais pas un mouvement, j'attendais qu'il me parlât. En ce moment, j'aurais donné ma vie pour qu'il m'adressât un mot.... Savez-vous ce qu'il fit?»

Ses lèvres pâlies tremblaient comme sous l'action de la fièvre.

—Il reprit son chapeau aux mains des spectateurs de cette scène, le remit sur sa tête, et me regardant en face une dernière fois, il s'éloigna, me laissant seule, immobile, courbée sous le mépris. La foule ricanait. J'eus peur... oui, en vérité!... Je ne retrouvai même pas en moi cette énergie fiévreuse que donne la colère. Je baissai la tête, et, cachant mon visage sous mon voile, je m'enfuis. Une voiture passait, je m'y jetai... et alors, folle de douleur, saisie au cœur et au cerveau par une sorte d'ivresse, je pleurai.... C'étaient les premières larmes que j'eusse versées depuis bien des années!... et c'était cet homme qui me les arrachait! Et je ne le haïssais pas!... je l'aimais!...

Mancal ne l'avait pas interrompue. Elle parlait comme si elle eût été seule, et c'était chose étrange que cette femme, reine de richesse et de beauté, mettant ainsi son âme à nu.

—Je voulais le revoir, dit-elle encore. Ce que j'ai fait pour cela, j'ai honte à m'en souvenir.... Oui, je l'ai épié!... Je me suis placée sur son passage!... J'ai supplié qu'on le décidât à venir chez moi.... Je lui ai écrit... A mes lettres, il n'a pas répondu. Quand je le rencontrais, alors tombait sur moi ce regard froid et sombre dont il m'avait déjà souffletée, et je m'enfuyais! Sans cesse, je parlais de lui, et ce que j'apprenais ne faisait qu'accroître ma passion.

»Cette existence mystérieuse vouée tout entière à la science, le respect que cet homme inspirait à tous, cette réputation qui grandissait chaque jour, tout cela m'enivrait, et c'était avec des cris de douleur que je me répétais: «Cet homme ne t'aime pas, cet homme te hait et te méprise!» Et aujourd'hui vous venez me dire qu'il en aime une autre! Du moins, je vais donc trouver un aliment au feu qui me brûle le cœur: puisqu'il m'est interdit d'aimer, du moins je me sauverai du désespoir par la haine!...»

Elle se tut. Tout son être frémissait.

—Il faut perdre cette femme, reprit Mancal; aidez-moi dans l'œuvre que je veux accomplir, et je vous jure que je vous vengerai de madame de Silvereal et d'Armand de Bernaye.

—Qu'exigez-vous de moi?

—Vous attendez ce soir M. de Silvereal?

—Ah! il s'agit bien de cet homme!

—Écoutez-moi, duchesse de Torrès. Le hasard—un hasard infernal—nous a donné les mêmes ennemis. Moi, je hais la marquise de Favereye, vous voulez la perte de sa sœur. C'est dans leur amour, c'est dans leur honneur qu'il nous faut les frapper.... Ce n'est pas tout....

Il se rapprocha de la duchesse et reprit d'une voix plus basse:

—Vous ne m'avez pas fait votre confession tout entière.

—Moi!...

—Cette passion qui remplit votre être n'est pas la seule qui vous domine; il en est une autre, plus profonde, plus âpre encore, et qui atteint en vous jusqu'aux sources de la vie.

—Expliquez-vous! Cette passion?...

—C'est l'amour de l'or, c'est la passion de la richesse, c'est l'ambition affolée et sans limites.

Elle baissa la tête sans répondre.

—Vous êtes riche, continua-t-il en regardant autour de lui, comme si ses yeux cherchaient à percer l'épaisseur des murailles pour supputer le chiffre de cette fortune.

Un frémissement agita le corps de la courtisane: car Mancal l'avait bien jugée.

Que de fois, seule, alors que tout bruit s'était éteint autour d'elle, cette femme, lasse des hommages dont elle avait été accablée, s'enfermait dans le boudoir mystérieux que nous avons décrit au début de ce chapitre, et là, prise d'une sorte de fièvre, elle ouvrait les coffrets, les cassettes, et, plongeant ses mains de marbre dans l'or et les pierreries, elle les égrenait entre ses doigts comme des gouttes d'eau, frissonnant au tintement de l'or, éblouie par le rayonnement des diamants.

Passion maladive, monomanie étrange qui s'emparait de son être tout entier, faisant vibrer ses fibres les plus secrètes.

—Vous êtes riche! avait dit Mancal, eh bien, si vous consentez à m'obéir, à m'aider dans la tâche que j'ai entreprise, je décuple, je centuple cette richesse!

La duchesse s'était redressée, et maintenant, les yeux fixés sur le visage de l'homme d'affaires, elle attendait.

—Vous me comprenez bien, reprit-il: ce que je vous propose, c'est un pacte, c'est une association complète, absolue, dans laquelle chacun de nous mettra au service de l'autre ses forces et sa puissance.

—Sa puissance! interrompit le Ténia.

—Ah! ce mot vous étonne, surtout quand il est prononcé par M. Mancal, un homme d'affaires qui, à vos yeux, n'a d'autre valeur que celle d'un manieur d'argent! Eh bien, si vous, duchesse de Torrès, vous êtes forte par votre beauté, par votre intelligence, par votre fortune, l'humble agent Mancal tient dans sa main, lui aussi, un pouvoir qui peut lutter contre toutes les énergies humaines.

Il s'était levé, et sur sa physionomie éclatait ce rayonnement sinistre qui le transfigurait. Sous le masque de Mancal perçait le Roi des Loups.

—A nous deux, continua-t-il d'une voix vibrante, nous pouvons dompter le monde, car nous sommes le Mal! Vous êtes la beauté fatale et cruelle, je suis la haine lente et sûre! Prenons nos ennemis corps à corps, nous les contraindrons à crier grâce; mais, sans pitié, nous les frapperons à mort!

Il eut un geste d'une effrayante violence.

—Vous avez raison, murmura le Ténia. Je veux rejeter à la face de cette société hypocrite les outrages dont elle m'a abreuvée. Mais cette richesse dont vous me parliez tout à l'heure?...

—Je vous la donnerai. Mais répondez-moi: Êtes-vous prête à accepter les conditions que je veux vous dicter?

—Quelles sont-elles?

—Veuillez sonner.

La duchesse obéit machinalement. Un laquais parut.

—Un jeune homme ne s'est-il pas présenté pour parler à madame la duchesse?

—Comme madame la duchesse avait défendu qu'on la dérangeât sous aucun prétexte, je l'ai introduit dans la bibliothèque, où il attend que madame veuille bien le recevoir.

—C'est bien, fit Mancal. Dans un instant vous pourrez l'introduire.

Le laquais sortit. Subjuguée par l'ascendant de cet homme, le Ténia l'avait laissé parler.

—Quel est ce jeune homme? demanda-t-elle.

—Attendez. Voici mes conditions: je veux que ce jeune homme vous aime.

La duchesse sourit:

—Je suis sûre de moi!

—Je veux, continua Mancal en se penchant vers elle, que vous le rendiez fou, que vous éveilliez en son âme une passion si intense, si irrésistible....

Il baissa la voix:

—Que, dans son entraînement, ce jeune homme aille... jusqu'au crime!

La duchesse tressaillit:

—Vous le haïssez donc bien?

—Oui!

—Et en échange du concours que vous me demandez, que m'offrez-vous à votre tour?

—Je vous offre des trésors si grands que nul peut-être n'en connaît le chiffre.

—Folie! Vous me raillez!

—Ce soir, M. de Silvereal viendra...

—Je le sais.

—Cet homme est en possession d'un secret qu'il faut lui arracher. Je serai là... caché. Vous serez seule avec lui. Dans une heure, je vous enverrai un bouquet. Vous aurez soin de ne pas le respirer; mais, le soir, vous donnerez à M. de Silvereal la fleur rouge qui se trouvera au centre de ce bouquet. Je ne vous fais pas l'injure de douter qu'il ne la porte à ses lèvres...

—Et alors?

—Alors le reste me regarde. Nous saurons si mes pressentiments m'ont trompé... ou si ces rêves qui vous éblouissent se peuvent réaliser...

—Vous n'avez donc aucune certitude?

—Ne me demandez rien de plus. Soyez patiente jusqu'à ce soir, et alors, duchesse de Torrès, vous pourrez à votre gré ou contraindre vos ennemis à plier devant vous, ou tout au moins vous venger!

—J'attendrai. Mais ce jeune homme?

—Ce que je vous demande aujourd'hui est peu de chose. Recevez-le devant moi et approuvez ce que je dirai.

—J'y consens. Mais qui me prouve que vous ne me tromperez pas et qu'en me trompant par des espoirs irréalisables vous ne cherchiez pas uniquement à obtenir ma complicité dans vos projets personnels?

—Madame, dit gravement Mancal, entre gens comme nous, les serments n'ont pas de valeur. Mais regardez-moi bien en face, et demandez-vous si réellement l'homme qui vous parle de sa haine peut s'abaisser à de vulgaires intrigues de chantage.... Regardez-moi, vous dis-je! et, dans mon regard, sachez lire l'expression de la passion violente et implacable. Je veux... entendez bien ce mot... je veux me venger... rien de plus, rien de moins. Pour parvenir à mon but, j'avais besoin d'une alliée... je vous ai trouvée sur ma route....

Mancal lui avait tendu la main.... Elle y laissa tomber la sienne, et dit en souriant:

—Je vous fais crédit jusqu'à ce soir.

—Merci! Maintenant reprenons chacun notre rôle... et faites entrer notre jeune homme.

Un instant après la porte s'ouvrait, et le laquais annonçait:

—M. le comte de Cherlux.

Et Jacquot entra. Oui, c'était bien celui que nous avons trouvé il y a quelques heures dans le cabaret de Diouloufait, c'était bien lui qui se présentait sous le nom et sous le titre de comte de Cherlux.... Transformation singulière, mais certainement moins bizarre que celle qui s'était accomplie dans l'extérieur du jeune homme. D'où lui venait donc cette aisance aristocratique, cette simplicité dans le luxe, ce goût réellement exquis, lequel avait présidé à sa toilette? Jacques de Cherlux—car tel était le nom que nous lui donnerons désormais—était de taille moyenne, mais admirablement proportionnée. Il portait encore sur son visage pâli les traces des dernières émotions qu'il avait subies; mais cette lassitude même prêtait un nouveau charme à sa physionomie un peu inquiète. Jacques était beau, et la délicatesse de ses traits et de sa stature lui donnait je ne sais quel charme dont on avait peine à se défendre. En ce moment, il était visiblement ému; en vérité, il croyait marcher dans un rêve. La métamorphose qui s'était opérée lui semblait invraisemblable. Comment! hier encore, il n'était qu'un ouvrier, il luttait contre des malveillances inconnues, il se débattait contre une fatalité qui s'acharnait après lui, et voilà qu'aujourd'hui il était admis, sur son nom, en présence d'une des plus jolies, des plus élégantes femmes de Paris, en face de cette créature idéalement belle qu'il avait entrevue un jour en tremblant, et qui maintenant s'inclinait gracieusement devant lui et lui disait de sa voix pure et fraîche:

—Soyez le bienvenu, monsieur.

Mancal s'avança vivement à sa rencontre.

—Madame la duchesse, dit-il, permettez-moi de vous présenter monsieur le comte Jacques de Cherlux, en faveur duquel je fais appel à toute votre bienveillance.

Jacques, troublé, regardait la duchesse et attendait.

A vingt ans, qui aurait pu, sans frémir jusqu'aux fibres les plus intimes de son être, contempler cette créature, devant laquelle un véritable artiste, Martial, avait oublié sa mère, cette femme si complétement belle que les plus expérimentés des viveurs s'étaient voulu tuer à ses pieds. Lui ne savait rien, n'entendait rien... toute son âme passait dans ses regards, et ses lèvres tremblaient comme si la formule d'adoration avait été prête à s'en échapper...

—Votre recommandation est toute-puissante, vous le savez, dit la duchesse en regardant Mancal, mais le nom de M. le comte de Cherlux, et je dois dire plus encore, sa jeunesse et sa distinction plaident en sa faveur mieux encore que vos paroles...

—Madame, fit Jacques, je ne sais comment reconnaître....

La duchesse lui désigna un siége de la main.

—Madame, reprit Mancal, qui suivait avec soin les progrès de l'émotion qui s'emparait du néophyte admis dans le temple, M. le comte de Cherlux, par suite de circonstances que je me ferai un devoir de vous expliquer, se trouve dans une situation des plus singulières: jusqu'à ce jour, il a ignoré et son nom et les hautes destinées qui lui étaient réservées.... Je viens vous supplier de vouloir bien être sa patronne, son bon ange, et de lui ouvrir les portes de ce monde dans lequel, j'en suis certain, il occupera une place brillante. M. de Cherlux, qui—je puis le dire sans l'offenser—a besoin en quelque sorte d'un stage dans la société dont il ignore encore les mœurs, m'a témoigné le désir, très-honorable, de s'attacher pendant quelque temps—presque incognito, pour ainsi dire,—à la personne de quelqu'un de nos grands seigneurs... en qualité de secrétaire, par exemple. Il est riche, et c'est, vous le comprenez, dans un but tout spécial qu'il veut, mettant son instruction et son intelligence au service d'un des rois de votre monde, acquérir en échange ces notions sociales, cette expérience des hommes qui lui font défaut... Veuillez dire, monsieur de Cherlux, si je traduis exactement votre pensée.

Jacques tressaillit, mais il lui fallait s'arracher à la contemplation qui rivait son regard et sa pensée à la beauté de l'enchanteresse... il releva la tête.

—En effet, madame, répondit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme, ce qui se passe aujourd'hui dans ma vie est tellement extraordinaire, que j'ose à peine croire à ce miracle qui vient de s'accomplir et qui d'un déshérité de la vie fait un gentilhomme, et je vous l'avoue, au moment de franchir le seuil de ce monde, à peine entrevu dans le mirage de mes songes de jeunesse, j'hésite... j'ai presque peur.... Déjà la bienveillance que vous semblez me témoigner m'encourage. M. Mancal a bien voulu me laisser espérer que madame de Torrès prendrait en pitié cette inexpérience... C'est donc un suppliant qui vient à vous, madame, et qui vous supplie de ne le pas repousser....

Ah! s'il eût pu comprendre en ce moment le rapide regard qui s'échangeait entre les deux complices.

—Qu'il vous aime! avait dit Mancal.

—Il m'aimera! il m'aime! répondaient les yeux du Ténia.

—Monsieur le comte, dit-elle, je vous suis dès ce moment tout acquise... et quelle que soit la requête que vous ayez à m'adresser, je puis vous assurer que j'emploierai ma faible influence à vous donner satisfaction....

Mancal reprit la parole:

—Si j'ai bien compris les intentions de M. de Cherlux, dit-il, l'homme à qui nous devons demander un pareil service doit joindre à une grande situation une honorabilité reconnue et incontestée...

—Sans doute.

—Eh bien, si j'osais émettre un avis, je rappellerais à madame la duchesse que, dans la société parisienne, nul ne me paraît plus digne de cette confiance qu'un homme honoré par elle d'une estime particulière.

—Son nom?

—Ne l'avez-vous pas deviné? je veux parler de M. le duc de Belen.

Le Ténia regardait Mancal et cherchait à comprendre le but vers lequel il tendait. Mais le visage du forçat avait perdu son expression féroce pour prendre le masque de l'obséquiosité polie. Quant à Jacques, il écoutait pour ainsi dire sans entendre. Il contemplait les cheveux de la duchesse négligemment rejetés sur sa nuque; il devinait sous son peignoir ces formes admirables qui avaient inspiré jadis un chef-d'œuvre à Martial; son regard courait sur ces mains fines, ces bras blancs et ronds qu'un statuaire eût moulés, et, dans cette sorte d'adoration inconsciente, il se souciait peu, en vérité, du sens même de la conversation dont il était l'objet.

—J'ai déjà eu l'honneur, continua Mancal, de pressentir M. le duc à ce sujet, et j'ai la conviction que la recommandation de madame de Torrès serait toute-puissante pour le décider à accueillir M. de Cherlux.

Elle regarda Jacquot, qui, surpris dans sa contemplation, rougit et baissa les yeux.

—Quel est votre avis, monsieur de Cherlux? demanda-t-elle.

«Savez-vous bien, ajouta-t-elle en souriant, que si la timidité sied à la jeunesse, elle pourrait cependant vous être nuisible dans le monde où vous allez entrer?

—Madame, fit Jacques vivement, s'il vous plaît vouloir bien m'honorer de votre protection, soyez certaine que je saurai m'en rendre digne...

—Qu'il soit donc fait comme le désire mon ami Mancal, fit-elle en se levant.

Avec ces mouvements gracieux et empreints d'une volupté enivrante dont les courtisanes du grand monde ont le secret, elle s'approcha d'un petit meuble, et, se penchant, elle écrivit quelques lignes.

Puis, se tournant vers Jacques:

—Puisque vous me permettez, dit-elle, de prendre un rôle de bonne fée dans votre existence, monsieur le comte, présentez-vous de ma part chez M. le duc de Belen: vous ne pouvez trouver de meilleur professeur, plus digne à tous égards de votre confiance comme il l'est déjà de notre estime.... Je lui explique votre situation en deux mots, il se fera votre initiateur....

Jacques s'était levé à son tour, et ses doigts tremblaient en touchant la lettre que lui avait remise la duchesse.

—Allez, monsieur le comte, lui dit-elle, et laissez-moi espérer que vous n'oublierez pas trop vite celle qui est heureuse de vous rendre ce léger service....

Elle lui tendit la main. Il s'inclina, et par un mouvement inconscient, il saisit cette main et y appliqua ses lèvres.... Elle ne la dégagea pas... un frisson parcourut les veines du jeune homme.... Un instant après, à demi fou, la fièvre au cerveau, il s'élançait hors de l'hôtel.

—Eh bien, mon cher allié, dit la Torrès à Mancal, êtes-vous content de moi?

Avant d'aller plus loin, il nous faut expliquer en quelques mots comment Jacquot, l'ouvrier, était devenu tout à coup la comte de Cherlux. Rien de plus simple, d'ailleurs. Le véritable comte de Cherlux était un de ces viveurs tarés qui, après avoir abusé de toutes les jouissances, descendent peu à peu tous les degrés de la misère. Un jour, Mancal l'avait rencontré: une pensée infernale avait traversé son cerveau.

—Monsieur le comte, lui avait-il dit, que donneriez-vous pour trois mois de luxe et de richesse qui vous rappelassent votre vie d'autrefois?

A ces paroles, tous les appétits du vieux comte s'étaient soudainement réveillés, et un pacte était intervenu entre eux. Contre une somme de cent mille francs, le comte de Cherlux avait signé un testament et un acte de reconnaissance qui s'appliquait à Jacques. Le testament expliquait une histoire banale de séduction: rien ne pouvait sembler plus naturel. Puis le comte s'était rejeté follement dans le tourbillon des plaisirs. Mais son organisme épuisé n'avait pu résister aux excès de toutes sortes. Deux mois après, il mourait de la rupture d'un anévrisme, et c'est alors que M. Mancal révélait à Jacques cette prétendue aventure qui le faisait, lui, l'orphelin, le seul héritier du comte de Cherlux...


XII

LES GALANTERIES DE MUFLIER

Le lecteur nous pardonnera si, l'entraînant à notre suite, nous le contraignons à passer subitement de l'hôtel de M. de Belen au bouge de l'Ours vert, de là dans le boudoir d'une courtisane, puis encore ailleurs, et toujours plus loin.

Les faits sont là qui crient au narrateur:

—Marche! marche!

Dans le drame complexe que nous avons entrepris de raconter et qui est resté, il y a trente ans, dans une ombre mystérieuse qu'ont à peine traversée quelques lueurs sinistres, les personnages les plus divers, appartenant à toutes les classes de la société, se sont heurtés dans une lutte terrible qui a mis face à face les êtres les plus disparates, en apparence les plus étrangers l'un à l'autre, et force nous est de les suivre dans les divers milieux où ils vivaient.

Cela dit, allons au quai de Gèvres, qui s'étend, comme chacun sait, du pont Notre-Dame au pont au Change. Là, au coin de la rue des Arcis, une maison, surplombant sur le quai de son pignon qui semblait prêt à s'écrouler, donnait asile à certains personnages que les plus délicats auront plaisir à retrouver. Dans une mansarde du troisième et dernier étage—justement au-dessous du toit pointu—Muflier, Goniglu et Maloigne étaient tous trois agenouillés sur le carreau. Était-ce donc que, créatures coupables, ils s'abîmaient dans les douleurs du repentir et criaient merci à l'éternel?

Pas précisément. Entre eux, à terre, il y avait un sac, et leurs mains, loin d'être levées vers le ciel, étaient très-activement occupées à fouiller ledit sac, d'où ils tiraient un à un les objets les plus singuliers.

C'était une paire de vieilles bottes aux talons absents et aux tiges crevées, puis des socques plus ou moins articulés, puis un manche de parapluie, un paquet de chiffons. Que sais-je? Et ils cherchaient toujours, car le sac semblait inépuisable comme la célèbre bourse de Fortunatus.

Tout à coup un triple cri de joie s'échappa des trois poitrines de ces trois gentilshommes, et pour saisir ce qu'ils venaient d'entrevoir sans doute au fond du sac, ils se baissèrent si vivement que leurs trois crânes se cognèrent avec un bruit mat.

Mais, sans s'arrêter à ce détail sans importance, ils se redressèrent instantanément:

—Un chandelier d'argent! cria Muflier.

—Un couvert de vermeil, ricana Goniglu.

—Une casserole de cuivre, brama Maloigne.

—Et c'est tout?

—C'est tout.

—Bah! ça ne valait pas la peine d'assommer cet imbécile, fit Maloigne, qui avait le cœur sensible.

—Cet homme était coupable, reprit Muflier d'un ton grave, et sa punition est juste. Comment! nous sortons bien tranquillement de l'Ours vert, comme d'honnêtes gens que nous sommes; rêvant à l'avenir, nous suivons le quai... quand tout à coup, aux premières lueurs du jour, nous apercevons un particulier qui se glissait le long des maisons en rasant les murs.

—Il avait mauvaise apparence, interrompit Goniglu.

—De plus, continua Muflier, il avait un sac.

—Un sac plein.

—Bombé, séduisant, chargé de promesses.

—Et de vieux chiffons.

—Tout indiquait donc que c'était un travailleur qui emportait au logis le butin de la nuit.

—Ce fut aussi mon avis. Nous échangeons un regard...

—Et nous tombons dessus. Je lui lance un coup de poing!

Muflier laissa tomber sur sa main son front pensif.

Puis, se relevant brusquement:

—Goniglu, dit-il, je vais formuler une proposition.

—Formule.

—Il y a longtemps, mais là, très-longtemps que je n'ai pas fait un de ces petits déjeuners...

—Côtelettes aux cornichons.

—Vin bouché.

—Café, pousse-café, rincette.

Et cætera, justement. Eh bien! voilà mon avis: Nous sommes, quant à présent, en possession de dix ronds de vingt francs.

—Les fonds de Bisco.

—Mais je dois t'avouer, Goniglu, que c'est un mouvement de délicatesse qui m'a déterminé à cogner sur le bonhomme de tout à l'heure.

—Ah bah!

—Tu vas me comprendre.... Que nous a dit le Bisco?

—Qu'il y aurait une affaire.

—Très-bien!

—Qu'il fallait nous requinquer un brin.

—Ce que vous allez faire tout à l'heure... et puis...

—C'est tout.

—Mais, Goniglu de mon cœur, il y avait un sous-entendu, c'est que les jaunets étaient comme qui dirait une avance, des arrhes... et je préfère—voilà où éclate la délicatesse que je vous signalais tout à l'heure—n'y toucher qu'après les avoir gagnés.

—Ah bah! fit encore Goniglu, que les scrupules de Muflier surprenaient au plus haut point.

—Mais, d'autre part, j'ai envie de bien déjeuner... Alors, nous avons pigé le sac du bonhomme inconnu... Petit Maloigne va aller chez le joli Fourgat (recéleur) d'à côté, il va laver le chandelier, le couvert et la casserole, et alors, noce à mort!

—Bravo! firent les deux hommes.

—Je suis prêt. Je vas rincer tout ça, fit Maloigne.

—Va donc, jeune messager, reprit Muflier, qui aimait à imiter l'accent de Frédérick dans Robert Macaire, et hâte-toi; nous t'attendons avec impatience.

Maloigne, sans se plus faire prier, disparut, cachant sous sa blouse déguenillée le butin dû à l'exploit nocturne.

Goniglu et Muflier restèrent seuls.

Il paraît que, devant Maloigne, ils n'avaient pas dit toute leur pensée, car, obéissant tout à coup à une même réflexion, ils se regardèrent, et la même exclamation: Eh bien? sortit de leurs lèvres.

—Voyons, Goniglu, dit Muflier, qu'est-ce que tu penses de Bisco?

—Il a une rude poigne.

—Et il nous a carrément roulés. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Bah! pour un coup de poing de plus ou de moins! c'est pas la mer à boire. Mais les affaires... as-tu confiance?

—Hum! hum!...

—Il fait de belles promesses...

—Les tiendra-t-il?

—J'ai de la méfiance...

—Et moi aussi.... Je dis qu'au fond il se fiche de nous, et qu'il fait un tas de manigances.

—Dame! je l'ai vu entrer plus de vingt fois, en le filant, chez une espèce de tripoteur qui a des bureaux d'un chic...

—Par la grand'porte?...

—Mon Dieu, oui.

—Dans son costume ordinaire?

—Oh! parfaitement, avec la casquette et les rouflaquettes.

Ce mot gracieux désigne les mèches collées aux tempes et ramenées en pointe qui distinguent les lions du boulevard extérieur.

—Et il restait longtemps?

—Ça, c'est encore plus drôle, jamais je ne l'ai vu sortir.

—Bah! c'est qu'il y a deux sorties.

—Maloigne veillait à l'autre.

—Bigre!... et le nom du tripoteur?

—Mancal.

—Connais pas.... Enfin, tout ça prouve que le Bisco lâche le simple travail du bon Loup pour se fourrer dans des opérations de haute volée... et qu'en somme, il oublie les vieux.

—Pourtant, reprit Goniglu, c'est peut-être ainsi qu'il prépare un coup chocnosof, tu sais, là, un vrai bazardement...

—Possible! en tout cas... ton avis...

—Ouvrir l'œil...

—C'est ça.... Vois-tu, quand le chef a de l'ambition, au besoin il coupe sa queue d'un coup... et se débarrasse des camaros en lançant à la rousse un bon petit avis...

—Je ne crois pas pourtant que le Bisco...

—Capable de tout! interrompit Muflier. Moi, c'est mon idée. Donc, tu l'as dit, ouvrons l'œil... et dame! en cas de danger!...

Ils échangèrent un regard suffisamment intelligible pour que toute explication fût inutile.

Au même instant, d'ailleurs, la porte s'ouvrait et Maloigne reparaissait.

—Tu as été rudement long!

—Est-ce que le père Blasias n'y était pas?

Ces deux questions furent simultanées.

Mais, sans répondre immédiatement, Maloigne ferma soigneusement la porte, et, se rapprochant des amis, dit à voix basse:

—J'ai les jaunets!

—Bravo!

—Chut donc! fit Maloigne. Mais il y a autre chose...

—Quoi?

—Je ne sais pas si ça peut servir.... Mais M. Muflier est si malin....

Muflier se rengorgea et dit d'un ton protecteur:

—Parle, petit, car, d'honneur, tu me fais périr d'impatience!

—Eh bien, voilà! reprit Maloigne. J'allais donc chez le père Blasias, et j'allais entrer carrément dans la boutique du vieux revendeur, quand je me suis cassé le nez...

—Hein!

—La boutique était fermée.

—Fichtre! s'écria Muflier, est-ce que le vieux birbe aurait été coffré?...

—Ç'a été mon idée.... Mais, moi malin, je me dis: c'est pas naturel. Or, comme c'est moi qui fais toujours les courses chez le vieux, j'ai fait là comme partout.

—Ce qui veut dire?...

—Que j'ai regardé les êtres, les tenants et les aboutissants, et que je les connais au bout de l'ongle. Or, le vieux ne sait peut-être pas que derrière la maison, dans une cour, il y a un caveau... tout noir... où on fourre un tas de débarras... et dans le mur, un trou... et derrière le trou, un autre mur, celui du logement du vieux; et enfin, dans ce mur, un autre trou, par lequel on voit chez lui.

—Diable! fit Muflier, tu es un rude lapin, toi!...

—Merci, patron! fit Maloigne. Donc, je me dis comme ça: Ou il y est, ou il n'y est pas; s'il n'y est pas, je ne verrai rien...

—Très-logique!

—Donc, je vais au caveau, et, de trou en trou, je regarde...

—Et alors?

—Savez-vous ce que je vois?

—Non, puisque tu ne l'as pas encore dit!

—Eh bien, le père Blasias, dont je ne voyais que le dos, était courbé sur....

Il s'arrêta et regarda encore autour de lui, comme s'il eût craint d'être entendu.

—Sur quoi?

—Sur un cadavre! articula Maloigne d'une voix à peine perceptible.

Muflier et Goniglu bondirent sur eux-mêmes.

—Quoi! comment! le vieux bossu...

—Le vieux bossu paraissait très, très-occupé... L'autre était étendu sur une chaise, la tête en arrière... et pâle! pâle! Oh! il était bien mort! ça se voyait...

—Brrr! fit Goniglu, dont l'âme était sensible, ça me fait froid dans le dos...

—Alors, qu'est-ce que tu as fait?

—Ça a duré cinq minutes comme ça.... Alors j'ai vu le vieux aller à un petit fourneau dans lequel brillait du feu. Il a fait une popotte quelconque, et il s'est dégagé une fumée du diable. Dame!... alors... j'avoue tout... j'ai eu peur... et j'ai décanillé. Oh! mais... c'était rien ça...

—Mais les jaunets!...

—Attendez donc. Je filais... dame!... j'étais déjà sur le quai... et puis je me suis tout à coup arrêté. Je me suis dit: Au fait, les amis comptent sur moi... faut tout de même que j'aie les ronds.... Dame! j'ai un peu hésité... ça se comprend... pas vrai... ça a bien duré un bon quart d'heure... enfin, je me suis décidé... et je suis revenu.... Eh bien, savez-vous ce que j'ai trouvé?

—Un autre cadavre?

—Non! le père Blasias tout tranquillement assis dans sa boutique toute grande ouverte, et qui grattait une vieille casserole avec la pointe d'un couteau ébréché.

—C'est drôle, ça. Tu auras eu la berlue.

—Pour ça, c'est pas possible. J'ai vu le macchabé (cadavre) comme je vous vois.

—Dis donc pas de bêtises comme ça, interrompit Goniglu, que cette assimilation paraissait affecter de façon passablement désagréable.

—Je ne sais pas si ça se voyait sur ma figure, mais le père Blasias m'a jeté un coup d'œil.... Aussi, sans parler de rien, je lui ai offert le baluchon... Il n'était pas non plus dans son assiette, car il n'a même pas regardé ce que j'apportais... il est allé tout de suite à sa caisse, et m'a donné une poignée de monnerons.

Et, en forme de péroraison, Maloigne montra dans sa main une demi-douzaine de louis.

—Mais, saprédié! fit Muflier, c'est plus que ça ne vaut, même au comptant!

—Faut-il rapporter? dit Maloigne, qui crut pouvoir se permettre cette plaisanterie fine et délicate.

—Décidément, le vieux avait un cheveu.

—Je vois ça... s'il a suriné quelqu'un...

—N'y avait pas de sang...

—Il lui aura donné une drogue.... Et comment était-il nippé, le particulier?

—Oh! d'un chic ruisselant... du noir et du blanc de premier choix.

—Vieux?

—Entrelardé... pas grand, maigre, avec une tête d'oiseau...

—C'est tout?

—A peu près.... Ah! si... il avait sa montre et une grosse chaîne...

—Gamin, va! fit Muflier en lui touchant légèrement la joue.

Il y eut un moment de silence. Chacun réfléchissait à cette étrange aventure.

Il est vrai que les allures du vieux juif Blasias leur avaient toujours paru bizarres; mais on ne regarde guère à la physionomie d'un recéleur.

—Au fond, reprit Muflier, ça ne nous regarde pas.

—Eh bien, ne nous occupons pas du père Blasias, et puisqu'il a casqué si rondement, pensons au déjeuner.

—Ça va, dirent les deux autres.

—En route, ajouta Goniglu.

Mais Muflier resta immobile. Il était évident qu'une idée nouvelle le préoccupait.

—Goniglu, fit-il... puisque nous avons du picaillon, crois-tu pas que ce serait le moment d'être aimable?

—Ce qui veut dire...

—Que nous recevons souvent des politesses et qu'il serait convenable d'en rendre une....

Goniglu cligna de l'œil.

—Paméla!

—Hermance!... une petite galanterie à ces dames...

—Bonne idée!...

—Mais moi! interrompit Maloigne, je serai donc tout seul?

—Maloigne, mon ami, tu as de l'avenir, dit Muflier, mais crois-en ma vieille expérience, défie-toi de l'amour. Si tu savais tout ce qu'il m'a coûté... de douleurs et de remords....

Un instant après, on pouvait voir, partant du pont Notre-Dame, un fiacre traîné par deux haridelles et qui se dirigeait vers la Bastille, car c'était dans les environs du boulevard Contrescarpe que travaillaient Hermance et Paméla. Sans entrer dans des détails qu'il importe peu au lecteur de connaître, franchissons quelques heures, et retrouvons dans un cabaret de la place du Trône nos cinq personnages attablés et buvant fortes rasades. Il faut supposer que si la côtelette aux cornichons est par elle-même de nature inoffensive, elle a tout au moins le privilége de titiller le gosier le plus rebelle; car une douzaine de litres vides, portant aux lèvres les traces du cachet de cire verte, indiquaient suffisamment combien la lutte avait été chaude.

Auprès de Paméla, forte créature d'une trentaine d'années, Goniglu se faisait gracieux: il avait je ne sais quel parfum régence qui étonnait et plaisait à la fois. Des madrigaux, peut-être un peu trop pimentés—on n'est pas parfait!—sortaient tout armés de son cerveau en gésine. Muflier rappelait plutôt le grand siècle. Il était digne et quasi solennel. Penché vers Hermance, qui pour la corpulence ne le cédait en rien à sa compagne, il disait:

—Quoi! tu doutes de moi, ange de ma vie! mais ce déjeuner lui-même n'est-il pas la preuve des sentiments que tu m'inspires? Cette défiance m'est pénible; sur mon honneur, elle me l'est.

A ce moment, voici que du dehors monta jusqu'au cabaret un bruit retentissant de grosse caisse et de cymbales. Puis une voix cria:

—Entrez! entrez, messieurs!... La représentation va commencer!

Maloigne, heureux de cette diversion qui l'arrachait à ses réflexions solitaires, bondit vers la fenêtre.

—Tiens! des saltimbanques! cria-t-il.

Hermance, s'arrachant aux discours passionnés du bien-aimé, courut aussi à la fenêtre, et, battant des mains:

—Oh! je voudrais voir cela! fit-elle.

Point n'était besoin de formuler deux fois un désir, quand Muflier était là. Il se leva, s'aidant des mains à la table, uniquement pour conserver la rigidité de l'homme sûr de lui-même.

—Qu'est-ce que c'est, idole? demanda-t-il.

—Des hommes sans bras qui jonglent avec des poids!

Muflier resta immobile. Goniglu leva la tête. Le cas était curieux. Maloigne se retourna avec un sourire:

—Pas tout à fait sans bras, fit-il. Ils sont deux; mais ils en ont chacun un.

—Mon petit Anatole (c'était le prénom de Muflier), mène-moi-z-y!

Muflier, grave, était venu aux carreaux. Or, voici ce qu'il vit:

A quelques pas du cabaret, dans un terrain vague, se dressait une baraque de petite dimension, enveloppée dans ses panneaux de toile peinte. Sur les cadres étaient représentés des athlètes jouant avec des poids énormes, supportant des canons sur leurs épaules, se livrant à toutes les fantaisies de la lutte. Au-dessus, un vaste écriteau, sur lequel se lisaient ces mots:

deux bras pour deux

les frères DROITE et GAUCHE

ont l'honneur d'informer
l'honorable société
qu'après leurs divers exercices
ils accepteront les défis
des hommes forts
qui voudront bien les honorer de leur confiance.

entrée: deux sous

—C'est-il drôle! c'est-il drôle! répétait Hermance.

Paméla elle-même était en joie.

Goniglu regarda Muflier, qui regarda Goniglu.

Ils se comprirent d'un coup d'œil. L'esprit chevaleresque de la vieille France leur dictait leur devoir.

—Payons la note, dit Muflier.

—Et à la baraque! ajouta Goniglu.

Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié les deux personnages qui avaient assisté à la séance du Club des Morts, et qui portaient les singuliers surnoms de Droite et de Gauche.

Donc, voici ce qu'ils étaient: saltimbanques. C'étaient bien eux, en effet, qui, debout sur le tréteau, invitaient la foule à entrer dans la baraque.

Avant d'aller plus loin, il nous faut raconter rapidement comment les deux frères avaient été victimes de l'accident qui les avait privés chacun d'un bras. L'histoire était simple, d'ailleurs. Ils se nommaient les frères Martin, et, dès leur enfance, avec leur père, ils exerçaient l'état de saltimbanques. La naissance de deux jumeaux avait coûté la vie à leur mère: ils avaient en outre une sœur, leur aînée de deux ans.

Le père Martin était donc resté seul avec trois enfants; mais comme c'était un homme courageux, il n'avait pas désespéré. De saltimbanque il s'était fait chanteur ambulant. Dans les premières années, le métier avait été dur, car il parcourait les villages, traînant dans une petite voiture les petits enfants, trop faibles pour marcher. Il est vrai que partout le père Martin rencontrait un accueil sympathique. Les mères venaient se pencher sur ce nid roulant où gazouillaient les douces créatures. Puis il avait une habileté toute spéciale à choisir les chansons qui touchaient le cœur des femmes.... Si bien que les sous pleuvaient, et que plus d'une courait chez elle, puis revenait bien vite, serrant contre elle son tablier relevé: et c'étaient des friandises, du bon pain frais, des galettes toutes chaudes. Elles demandaient au père Martin la permission de les prendre dans leurs bras, et c'étaient des jeux à n'en plus finir, des câlineries qui amusaient les orphelins, des baisers qui ébouriffaient leurs petites têtes brunes.

Bien souvent on avait offert au père Martin de se charger de l'un ou de l'autre, voire même de tous les trois. Lui, secouant la tête et les larmes aux yeux, disait:

—Vous êtes bien bons; mais la morte m'a fait jurer de ne pas les quitter.

Puis, sans eux, est-ce qu'il aurait pu chanter?

Et, s'attelant aux brancards, il repartait, tandis que les petits, blottis dans un vaste panier plein de paille fraîche, battaient des mains en criant:

—Hue! papa!... hue!

Il était presque heureux ainsi.

Cependant les enfants grandirent; mais, par un singulier caprice de la nature, tandis que les deux jumeaux devenaient forts et vigoureux, leur sœur restait toute mignonne, sa taille ne se développait pas; elle était faible et maladive, et c'était un véritable chagrin pour le père, qui se demandait avec inquiétude s'il la conserverait. Quand les jumeaux eurent sept ans, comme le père jouait avec eux, il remarqua leur extrême agilité et leur vigueur véritablement surprenante.

Il se souvint alors de son ancien état, et jugea que le mieux était de leur apprendre ce qu'il savait lui-même.

Oh! il ne les battit point. Il eût mieux aimé renoncer à tout. Mais les petits étaient pleins de bon vouloir, et intelligents que c'était plaisir de les instruire.

La première fois que le père Martin se décida à les faire travailler en public, ils remportèrent un véritable triomphe.

Dès lors, la situation du quatuor ne cessa pas de s'améliorer. Ils gagnaient de l'argent et installèrent une baraque mobile avec laquelle ils parcouraient les foires.

Ceci dura longtemps: ils ne demandaient rien de plus. Mignonne—c'était le nom sous lequel ils désignaient leur sœur restée chétive—Mignonne était devenue leur enfant à tous trois, leur ménagère en même temps. Elle était si douce et si bonne! Son intelligence s'était développée en raison inverse de sa taille et de sa force. La jeune fille avait compris le rôle que lui assignait la nature dans cette association de forces.

Tous trois l'adoraient: elle était en quelque sorte leur conscience vivante; c'était elle qui, dans tous les cas où quelque question était à décider, plaidait la cause du bien et du juste. Elle avait ce sens intime des femmes qui leur apprend les délicatesses de la probité. Et ils l'écoutaient avec une sorte d'admiration: ses arrêts étaient respectés à l'égal d'une loi.

Dans les villes où ils passaient, elle s'érigeait en «homme d'affaires.» C'était elle qui allait solliciter des autorités les permissions nécessaires. Elle s'y prenait de si gracieuse façon que pas un fonctionnaire—et l'on sait s'ils sont complaisants en général—ne songeait même à lui refuser ce qu'elle lui demandait.

Le soir, après le travail, les trois hommes se réunissaient autour d'elle, et elle leur faisait la lecture.

Elle avait tout appris par elle-même et s'était de sa propre autorité érigée en institutrice. Cette vie de saltimbanques eût fait envie à des patriarches. C'étaient d'honnêtes gens ne faisant tort à personne et passant à travers les perversités humaines sans les connaître, contents de leur sort et ne désirant rien de plus. Cela ne pouvait durer: le malheur veillait.

Un jour, dans un de ses exercices, le père Martin poussa tout à coup un cri, et un flot de sang s'échappa de ses lèvres: un vaisseau s'était rompu dans sa poitrine. Le pauvre homme sentit qu'il était mort. A peine lui fut-il possible de prononcer quelques mots. Seulement il mit la main de Mignonne dans celles des deux frères, et il leur adressa un regard si éloquent qu'ils comprirent. Il réclama d'eux le serment qu'il avait fait lui-même à leur mère mourante. Les deux frères jurèrent de ne jamais quitter Mignonne et de se dévouer à elle.

Le saltimbanque mourut, un sourire aux lèvres. Et quel courage il lui avait fallu pour conserver cette sérénité apparente! Les moribonds ont une intuition surhumaine, et il avait vu dans l'avenir de nouvelles douleurs.

Les deux jumeaux avaient quinze ans, Mignonne dix-sept. On eût dit que la mort de son père eût été le signal attendu par la maladie pour se ruer sur elle. La pauvre rachitique fut saisie presque immédiatement par d'atroces douleurs qui tordirent ses membres. Quand la santé lui revint—et quelle santé!—elle ne pouvait plus marcher. Les frères eurent un moment de profond découragement, mais elle, avec son sourire d'ange, elle leur dit:

—Ne vous désolez pas pour moi. Travaillez, je ne vous gênerai pas. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer.

Et elle fit si bien, elle sut si bien dissimuler les tortures qui parfois convulsaient ses membres endoloris, que les frères retrouvèrent leur énergie.

Un an se passa. Dans la baraque, ils avaient installé une petite chambre, toute blanche, éclairée par une fenêtre auprès de laquelle la malade passait la plus grande partie de son temps, regardant de son œil triste et doux les campagnes qu'ils traversaient, les arbres qui fuyaient, ou contemplant les maisons qui bordaient les grandes places des villes où ils s'arrêtaient.

Souvent, ils la prenaient dans leurs bras et ils la portaient dehors au grand soleil. Ils espéraient un miracle, qui, hélas! n'arrivait pas. Un miracle, non. Ce fut une épouvantable catastrophe qui les frappa. Ils étaient venus à Paris, à l'occasion des fêtes royales, et avaient obtenu une place au carré Marigny. La semaine avait été fructueuse. Mais, par suite de je ne sais quelle rivalité malveillante, ils avaient été avertis qu'ils eussent à céder leur place à un nouveau venu. Ah! si Mignonne avait pu se rendre à la mairie, elle aurait bien su prouver à l'employé qu'ils étaient victimes d'une injustice. Mais il n'y fallait pas songer.

La pauvrette était de plus en plus faible. Ses membres atrophiés ne lui permettaient pas de tenter un seul mouvement. Elle avait même dû renoncer à ces promenades qu'elle faisait naguère sur les bras de ses frères. Elle les décida à tenter eux-mêmes de fléchir le cerbère administratif, leur expliquant ce qu'ils devaient dire, les formules respectueuses dont ils devaient user.

—Surtout ne parlez pas trop... et ne discutez pas. Approuvez tout.

Elle avait une profonde connaissance du cœur des fonctionnaires. Mais ils n'avaient pas ce tact exquis. A la première sottise que leur débita, du haut de son fauteuil de cuir, le pontife budgétaire, ils s'emportèrent, voulurent lui prouver qu'il avait tort, ce qui était vrai, et par conséquent constituait une injure cruelle. Ils furent éconduits avec l'aménité connue. Ils sortirent donc fort tristes du bâtiment municipal, et se regardant, ils se sentaient tout penauds de reparaître devant leur cher juge auquel il faudrait bien tout confesser. Mais ils la savaient indulgente et se hâtèrent.

En approchant du carré Marigny, ils remarquèrent un mouvement inaccoutumé à cette heure. Des femmes fuyaient, des hommes couraient. Enfin, un mot frappa leur oreille: Le feu!

Une même angoisse leur serra le cœur. Ils s'élancèrent en avant, arrivèrent en vue de la pauvre baraque.

Malheur! auprès de leur humble voiture s'élevait un de ces grands établissements faits de bois et de toile, qui affectent des allures théâtrales. Il brûlait. Déjà la flamme, courant avec une effroyable rapidité, avait saisi sous ses dents rouges les ais les plus forts qui craquaient et s'ébranlaient.

Ils fendirent la foule amoncelée. Il fallait arriver à temps. Leur baraque n'était pas encore atteinte.

—Mignonne! Mignonne! criaient-ils.

Ils atteignirent la voiture; mais au moment où ils y touchaient, l'un des énormes panneaux du théâtre s'abattit sur leur baraque, la couvrant tout entière de débris enflammés.

Mignonne! Ils se ruèrent à travers le feu qui les mordait. Comment firent-ils? Ils parvinrent jusqu'à la petite chambre où elle les attendait, immobile, effarée, pâle, car elle comprenait tout et savait qu'il lui était impossible de s'enfuir. Ils allaient la saisir, mais au même instant, le toit de la baraque craqua sous le poids qui l'accablait, et qui était énorme. Instinctivement, ils eurent une même pensée: soutenir ce toit, l'empêcher d'écraser la Mignonne. D'une main, ils s'arc-boutèrent aux parois; de l'autre, ils résistèrent à la chute, supportant la masse qui resta immobile. Mais la flamme rongeait le bois et brûlait leur chair. Ils ne sentaient pas l'horrible torture. La Mignonne était toujours là, immobile, les regardant de ses yeux, qui seuls vivaient encore. La fumée glissant à travers les fentes envahissait la baraque. Mais le toit ne s'effondrait pas. Ils criait: Au secours! Ils entendaient les clameurs de la foule. La chair se détachait, boursouflée, de leurs mains qui grésillaient.... La souffrance était telle qu'ils poussaient des hurlements, mais leurs membres restaient de fer....

Tout à coup il y eut un écroulement. Que se passa-t-il? Quand ils revinrent à eux, ils étaient étendus sur de la paille. Deux hommes étaient auprès d'eux: c'étaient Armand de Bernaye et Archibald de Thomerville.

—Mignonne!

Elle était morte. Quant à eux, ils avaient chacun un bras brûlé jusqu'à l'os. L'amputation était nécessaire. Ce fut un horrible désespoir.... Ils ne songeaient qu'à elle. Ils ne résistèrent même pas. Ils subirent tous deux, sans un cri, la plus effroyable opération que le chirurgien eût encore osé tenter, la désarticulation de l'épaule. On les avait transportés dans la maison de Thomerville. Dès qu'ils furent seuls, ils n'eurent qu'un désir: Mourir!... A quoi étaient-ils bons maintenant sur la terre, maintenant que Mignonne était morte? Ils arrachèrent leurs appareils.

Encore une fois, Armand les sauva. Puis il leur parla. Ayant reconnu leur indomptable énergie, il leur demanda, comme plus tard il devait le demander à Martial, si cette vie dont ils ne se souciaient plus, ils la voulaient consacrer à l'œuvre du bien contre le mal. Et voilà comment les deux frères Droite et Gauche faisaient partie du Club des Morts.

Ils étaient restés saltimbanques, et c'était dans leur baraque que venaient d'entrer les cinq personnages dont nous avons décrit les exploits dans le chapitre précédent. Donc Muflier, s'effaçant avec toute la galanterie dont il était capable, avait fait place à la belle Hermance, tandis que Goniglu essuyait avec sa manche le coin de banc qui allait avoir l'honneur de supporter les formes massives de Paméla. Maloigne, toujours modeste, se tenait debout contre un des poteaux de soutien.

Les deux frères, quoique privés chacun d'un bras, exécutaient les exercices que d'ordinaire on applaudit, alors même que le sujet est en possession de tous ses membres. Voici comme ils procédaient. Tout d'abord, c'étaient de simples jeux d'adresse. Se plaçant côte à côte, ils jonglaient avec des boules, la main de chacun recevant et rejetant les objets lancés par l'autre, et ils étaient parvenus à une telle précision, que jamais une erreur ne se produisait. Ces deux bras étaient bien en réalité dirigés par la même volonté, guidés par le même coup d'œil. Ainsi retenus, fondus en quelque sorte en un seul être, ils bondissaient sur des trapèzes, s'enlevant sur des cordes tendues, exécutant des culbutes, jusques et y compris le saut périlleux. Hermance ne se possédait pas d'aise: Paméla, qui était plus sentimentale, répétait vingt fois par minute:

—Les pauvres garçons!...

Goniglu secouait la tête, et déclarait que c'était très-fort! Maloigne lorgnait Hermance du coin de l'œil en se disant que peut-être pour lui plaire et devenir son «heureux vainqueur» il lui faudrait se faire amputer d'un bras ou d'une jambe. Seul, Muflier—l'homme qui faisait grand—considérait avec un dédain non dissimulé les exercices de haute voltige qui peut-être lui paraissait peu compatibles avec le véritable sentiment de la dignité humaine.

Cependant, Droite et Gauche avaient apporté sur le devant de leur petite scène des poids de toutes formes et de toutes grandeurs, des altères de taille respectable, et ils avaient annoncé au public que tout spectateur était invité à se présenter: quel que fût le poids soulevé à bras tendu, chacun des frères s'engageait à y ajouter un poids de dix kilos et à exécuter le même exercice que l'amateur. Comme toujours, l'invitation n'avait pas produit d'effet immédiat. Alors, pour allumer le public, Droite et Gauche avaient commencé à soulever des poids, et, en vérité, ils semblaient se livrer à de tels efforts pour un malheureux bloc de soixante livres, que la victoire devait être facile à remporter.

Un quidam se hasarda, et, sans hésiter, saisit par la poignée un poids de soixante livres. Il était robuste, mais peut-être l'amour-propre était-il chez lui plus fort encore. Toujours est-il qu'il parvint, sans trop de cahots, à suspendre le poids à son bras tendu comme un levier. Mais il le laissa retomber un peu trop brusquement, et il eût peut-être endommagé le plancher de bois, si Gauche, le saisissant à la volée, ne l'eût relevé d'un seul mouvement. La salle trépigna.

—Va donc, Goniglu, fit Muflier en se penchant vers son compagnon. Ça fera plaisir à ces dames.

Goniglu jeta à Paméla un regard interrogateur. La belle baissa les yeux, et l'aimable rougeur que le vin avait fixée à son nez s'étendit sur tout son visage. C'était un acquiescement tacite et délicat.

Goniglu dressa sa longue taille, et s'approchant des tréteaux, il escalada l'estrade avec la dextérité d'un acrobate émérite. Les spectateurs furent du premier coup admirablement disposés en sa faveur.

—Combien faut-il à monsieur? demanda Droite.

Goniglu regarda Muflier, qui cligna de l'œil pour l'encourager:

—Cent livres, dit-il.

Gauche leva le poids, comme il eût fait d'une orange, et le lui présenta. Goniglu fut froissé de ce dédain pour les kilos et reprit:

—Je me suis trompé, cent vingt!

—Voilà! fit Droite, en exécutant le même mouvement.

Goniglu ne jugea pas à propos d'exagérer ses scrupules d'amour-propre, et, bravement, saisit l'objet par son anneau de fer.

Mais Goniglu avait compté sans les nombreuses libations de la journée; voilà qu'au moment où il fit appel à toute la rigidité musculaire dont il était capable, certain travail s'opéra dans les régions oesophagiennes qui lui fit passer dans tout le corps une sueur glacée.

Goniglu vit d'un coup d'œil l'abîme entr'ouvert sous ses pas, et s'arc-boutant sur ses jambes qui flageolaient, il tira sur l'anneau. Mais décidément le ciel était contre lui, et l'effort violent que tenta Goniglu n'eut d'autre résultat que de le lancer en avant, le nez le premier, sur le plancher, qu'il couvrit de sa longue personne. Un éclat de rire homérique salua cette chute.

Muflier avait bondi en poussant un juron épouvantable. D'ordinaire, il n'avait pas la douceur de l'agneau; mais, l'ivresse aidant, il devenait féroce. En vain Hermance se jeta à son cou, en le suppliant de ne pas faire de scandale; en vain Paméla poussa des cris de Mélusine. D'un saut, Muflier sauta sur l'estrade.

—Je prends cent cinquante, cria-t-il.

Et, sans attendre qu'on les lui présentât, il saisit les poids qui représentaient cette charge et parvint à les enlever.

On était redevenu silencieux. C'était la lutte suprême qui s'engageait.

—Nous disons donc que je dois enlever cent soixante, dit Droite.

—A moi cent soixante-dix! hurla Muflier.

Après lui, la voix calme de Gauche reprit:

—Et voilà cent quatre-vingts....

La sueur perlait au front de Muflier; ses dents grinçaient l'une contra l'autre. Il avait peur.... Que dirait Hermance s'il était vaincu?

—Deux cents... fit-il d'une voix rauque.

Cette fois, il y eut un moment d'arrêt. Muflier regarda les poids avant de les saisir de ses doigts nerveux... Mais il crut entendre dans la foule un mouvement de défi. C'en était trop. Il se baissa; mais il ne se releva pas. Son bras resta rivé à la masse, qui ne bougeait pas. Une vingtaine de secondes s'écoula, et cela lui parut un siècle. Gauche eut pitié de lui, et, l'écartant légèrement, prit le poids, qu'il enleva à la hauteur de son épaule. Oh! cette fois, Muflier n'y put tenir.

—Ah! c'est comme ça! cria-t-il, eh bien! je vous dis que vous êtes un tas de canailles et que je vais vous faire votre affaire.

Certes, cette conclusion n'avait rien de logique, mais raisonne-t-on quand deux beaux yeux—et tels lui avaient toujours paru ceux d'Hermance—sont fixés sur vous? Les spectateurs s'étaient levés. En majorité, c'étaient des femmes, des enfants, des flâneurs peu disposés à prendre part à un pugilat, et dès les premières provocations de Muflier, chacun commença à tirer vers la porte.

—Pourquoi nous insultez-vous? dit Gauche. Ce n'est pas notre faute si vous êtes ivre!

—Ivre! ivre! hurla Muflier. Je vais t'en donner, méchant manchot!

Et il se rua sur lui. Il faut savoir que Goniglu—qui sans doute se trouvait bien—n'avait pas cessé d'embrasser sa mère, selon la magnifique expression du Romain débarquant sur la terre carthaginoise. Les pieds de Muflier heurtèrent les côtes de Goniglu, et il faillit tomber. Quand il voulut se relever, quelque chose qui ressemblait à un étau le tenait à la gorge. En même temps, la foule, décidée à garder la neutralité, escaladait les bancs pour sortir plus vite. C'était une déroute. Dans leur hâte, les plus pressés renversaient les ais qui soutenaient les quinquets, et on entendait un bruit de verres cassés. L'obscurité se faisait dans la salle. Maloigne, qui se considérait comme ayant charge d'âmes, avait entraîné Hermance et Paméla.... Muflier se débattait; en somme, il était d'une force herculéenne et n'était pas homme à se rendre sans résistance. L'ivresse le rendait fou. Il frappait à tort et à travers. Ses poings ne rencontraient que le vide. Tout à coup, oubliant où il se trouvait, supposant, dans sa surexcitation, qu'il se livrait à quelqu'une de ses opérations ordinaires et qu'il avait maille à partir avec les gendarmes, il s'oublia au point de pousser le cri de ralliement:

—A moi, Maloigne!... à moi, les Loups!...

Mal lui en prit. Car les frères, qui jusque-là s'étaient contentés de le maintenir, se jetèrent sur lui. En un clin d'œil, il fut renversé, bâillonné, ficelé. Goniglu s'étant rappelé par un gémissement au souvenir des combattants, Gauche le traita, sans aucune espèce de formalité, comme son compagnon.

—Tu as entendu? dit Droite...

—Il a dit: A moi, les Loups!

—C'est donc un de ces bandits que nous étions chargés de découvrir?

—C'est évident.

—Il faut les enlever; mais comment sortir d'ici?

Le fait est que la foule, après avoir quitté la baraque, était restée groupée au dehors, et Maloigne, joignant sa voix à celle d'Hermance et de Paméla, criait:

—Au secours! on nous assassine!

Quand tout à coup Droite parut sur la plate-forme. Le silence se fit subitement.

—Qui de vous se nomme Maloigne? demanda-t-il.

—C'est moi, dit l'homme.

—Eh bien, nous sommes réconciliés avec vos camarades; on s'est bien vite reconnu entre amis, et si vous voulez bien aller nous attendre au cabaret d'en face, nous y boirons une bonne bouteille.

—Mais les amis? demanda Maloigne.

—Ils se remettent un peu. Dame! vous savez, on a cogné un peu dur.

Il y eut un moment d'hésitation; mais en somme, Maloigne ne se souciait guère de rentrer là dedans. Après tout, le saltimbanque pouvait dire vrai. Hermance vint à la rescousse, sans le savoir, la pauvrette!

—Ne soyez pas longs, dit-elle en adressant à Droite son plus gracieux sourire.

Au fond, Muflier avait passablement baissé dans son estime, et elle n'était pas fâchée de faire plus ample connaissance avec les deux frères. O cœur des femmes! Enfin, l'attitude de Droite était si calme, commandait si bien la confiance, que Maloigne, s'emparant du bras des deux commères, articula un: «Allons-y!» plein de fermeté, et se dirigea bravement vers le cabaret désigné.

—Maintenant, dit Droite en entrant, pas une minute à perdre. Enlevons les deux colis.

La baraque, dont la façade donnait sur la place, s'ouvrait par le fond sur un terrain vague où se trouvait la voiture des deux frères. La nuit était venue, l'obscurité était profonde. Tandis que Gauche attelait vivement le cheval, qui sommeillait tranquillement sous un auvent à claire-voie, Droite s'emparait des deux hommes plongés dans la torpeur de l'ivresse, et les transportait dans la voiture. Cinq minutes s'étaient à peine écoulées, quand Maloigne, inquiet, revint à la baraque. Silence complet. Il se hasarda à soulever le rideau, puis, à tâtons, il s'introduisit dans la salle. Les quinquets de la scène jetaient encore leur lueur jaunâtre. Mais la scène était vide. Les quatre personnages avaient disparu.


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