Les maîtres sonneurs
Huitième veillée.
Brulette était toute tremblante, et quand je lui demandai ce qu'elle avait et ce qu'elle pensait, elle me répondit en portant à sa joue le revers de sa main:—Cet homme-là est aimable, Tiennet; mais il est bien hardi.
Comme j'étais allumé un peu plus que de coutume, je me trouvai assez courageux pour lui dire:—Si la bouche d'un étranger vous a offensé la peau, celle d'un ami peut enlever la tache. Mais elle me repoussa en répondant:—Il est parti, et il y a sagesse à oublier ceux qui s'en vont.
—Mêmement le pauvre Joset?
—Oh! celui-là, c'est différent, dit-elle.
—Pourquoi différent? Vous ne répondez point? Ah! Brulette, vous en tenez pour...
—Pour qui? dit-elle vivement. Comment s'appelle-t-il? Dis donc, puisque tu le connais?
—C'est, lui répondis-je en riant, l'homme noir pour qui Joset s'est donné au diable, et qui vous a fait peur, un soir de ce printemps que vous étiez en ma maison.
—Non, non, tu te moques! Dis-moi son nom, son état, son pays?
—Non pas, Brulette! Tu dis qu'il faut oublier les absents, et j'aime autant ne pas te faire changer d'avis.
Le monde de la paroisse s'étonna bien de voir le cornemuseux parti comme par miracle, sans qu'on eût songé à s'informer de lui. Quelques-uns l'avaient bien questionné; mais à l'un il avait dit être Marchois et s'appeler d'une façon, à l'autre il avait dit autrement, et nul ne savait la vérité. Je leur jetai encore un nom différent pour les dérouter, non pas qu'Huriel le gâteux de blés eût rien à craindre de personne, après qu'Huriel le cornemuseux avait si bien monté la tête à tout le monde, mais pour me divertir, et aussi pour faire enrager Brulette. Puis, quand on me demanda d'où je le connaissais, je répondis, en me moquant, que je ne le connaissais pas; qu'il lui avait pris fantaisie, en arrivant, de m'accoster comme un ami, et que j'avais répondu de même par manière de plaisanter.
Cependant, Brulette m'ayant questionné à fond, force me fut de lui dire ce que j'en savais, et encore que ce ne fût pas grand'chose, elle regretta de l'entendre, car elle avait, comme beaucoup de gens du pays, un grand préjugé contre les étrangers, et contre les muletiers principalement.
Je pensai que cette répugnance lui ferait vitement oublier Huriel, et si elle y songea, elle ne le montra guère, car elle continua la joyeuse vie qui lui plaisait, sans marquer de préférence à personne, disant que, voulant être femme aussi fidèle qu'elle était fille insoucieuse, elle avait le droit de prendre son temps et d'étudier son monde; et tant qu'à moi, me répétant souvent qu'elle ne voulait que mon amitié fidèle et tranquille, sans idée de mariage.
Mon naturel ne me portant point à la tristesse, je n'en fis point de maladie. Je me sentais bien un peu comme Brulette à l'endroit de la liberté. J'usais de la mienne comme un garçon, et je prenais le plaisir où je le trouvais, sans la chaîne. Mais, ma fougue passée, je revenais toujours auprès de ma belle cousine, comme en une compagnie douce, honnête et réjouissante, dont je me serais trop privé en essayant de bouder contre moi-même. Elle avait plus d'esprit que toutes les filles et femmes de l'endroit. Et puis, son logis était agréable, toujours propre et bien gouverné, ne sentant point la gêne, et se remplissant, dans les veillées d'hiver comme dans tous les autres chômages de l'année, de la plus gentille jeunesse de la paroisse. Les filles suivaient volontiers la compagnie de cette belle, parce qu'il y pleuvait des garçons à choisir, et que, de temps en temps, elles y accrochaient un mari pour leur compte. Mêmement Brulette se servait de l'estime qu'on faisait de son esprit juste et de ses jolies paroles, pour décider les jeunes gens à donner leur attention à des filles qui les convoitaient, et elle s'y montrait généreuse comme font les riches qui savent bien ne devoir jamais manquer.
Le grand-père Brulet aimait cette jeune compagnie et la réjouissait par ses vieilles chansons et par beaucoup de belles histoires qu'il savait. Par des fois, la Mariton venait aussi pour un moment, à seules fins d'avoir à parler de son garçon, et c'était une femme de grande causette, encore très-fraîche et donnant aux jeunes filles la vraie manière de se bien habiller, car elle était élégante pour complaire à son maître Benoît, lequel voulait que, par sa bonne mine et sa braverie, elle fit belle enseigne à sa maison.
Il n'était même point rare qu'au passage, les vielleux du pays, voyant là de la jeunesse rassemblée, ne se missent en besogne de faire danser devant la porte, si bien que la Brulette, en son petit logis, sans autre avoir de conséquence que sa gentillesse et sa belle grâce, devint comme une reine, que les filles laides et délaissées critiquaient tout bas, mais que les autres trouvaient plus de profit que de dépit à reconnaître et à fréquenter.
Il y avait approchant une année qu'on se divertissait ainsi, sans avoir reçu d'autres nouvelles de Joseph que deux lettres par lesquelles il faisait connaître à sa mère qu'il était en bonne santé et gagnait bien sa vie dans le Bourbonnais. Il n'y disait, point l'endroit de sa demeurance, et les deux lettres portaient la marque de deux endroits différents. Mêmement la seconde n'était guère commode à comprendre, encore que notre nouveau curé fût très-adroit à lire les écritures; mais il paraissait que Joseph s'était fait enseigner l'instruction, et s'était essayé, pour la première fois, à écrire de lui-même. Enfin, vint une troisième lettre, adressée à Brulette, et monsieur le curé la lut bien couramment et la trouva clairement tournée. Celle-là disait que Joseph était un peu malade et s'en remettait à la main d'un ami pour donner de ses nouvelles. Ce n'était qu'une fièvre de printemps, et l'on ne s'en devait point tourmenter. On y disait encore qu'il était avec des amis, lesquels, faisant coutume de voyager, se mettaient en route pour le pays de Chambérat, d'où ils écriraient encore, si son état venait à s'empirer malgré les grands soins qu'ils lui donnaient.
—Mon Dieu! dit Brulette, quand le curé lui eut fait entendre ce qu'il y avait sur ce papier, j'ai grand'peur qu'il ne se soit fait muletier aussi, et je n'oserais dire à sa mère ni sa maladie ni l'état qu'il a pris. La pauvre âme a bien assez de peines comme ça.
Et puis, regardant la lettre, elle demanda ce que disait la signature. Monsieur le curé, qui n'y avait pas fait grande attention, mit ses lunettes et se prit à rire, disant qu'il n'avait jamais vu chose pareille, et qu'il avait beau s'y reprendre, il n'y voyait, en guise de nom, que la représentation d'un bout d'oreille avec un anneau et une manière de cœur passé dedans.—C'est, dit-il; quelque signe de compagnonnage. Toute confrérie a ses emblèmes, et personne n'y connaît goutte. Mais Brulette comprit fort bien, se troubla un peu, emporta la lettre et l'examina souvent, je peux croire, d'un œil moins indifférent qu'elle ne le prétendait: car il lui poussa en tête l'idée de savoir lire, et bien secrètement elle s'y mit, avec l'aide d'une ancienne fille de chambre de noble, qui était retirée mercière en notre bourg, et qui venait souvent babiller en une maison si bien achalandée de monde, comme était celle de ma cousine.
Il ne fallut pas grand temps à une tête si futée pour en savoir long, et, un beau jour, je fus bien étonné de voir qu'elle écrivait des chansons et des prières qui paraissaient moulées finement. Je ne pus m'empêcher de lui demander si c'était pour correspondre avec Joseph ou avec le beau muletier qu'elle s'apprenait des malices au-dessus de son état.
—Il s'agit bien de ce faraud aux oreilles percées! fit-elle en riant. Me crois-tu fille si peu réfléchie que d'envoyer des lettres à un garçon étranger? Mais si Joseph nous revient savant, il aura bien fait de se sortir de sa bêtise, et, tant qu'à moi, je ne suis point fâchée non plus d'être un peu moins sotte que je n'étais.
—Brulette, Brulette, lui dis-je, vous mettez votre idée hors de votre pays et de vos amis! Ça vous portera malheur, prenez-y garde! Je ne suis pas plus tranquille pour Joseph là-bas que pour vous ici.
—Tu peux être tranquille sur mon compte, Tiennet; j'ai la tête froide, malgré qu'on en dise. Tant qu'à notre pauvre gars, j'en suis bien en peine; car nous voilà, depuis six mois bientôt, sans nouvelles de lui, et ce beau muletier, qui avait si bien promis d'en donner, n'y a plus songé. La Mariton se désole de l'oubli de Joset, car elle n'a point su sa maladie, et peut-être qu'il est mort sans que personne s'en doute.
Je lui remontrai que, dans ce cas-là, nous en aurions reçu avertissement, et que le manque de nouvelles signifiait toujours bonnes nouvelles.
—Tu diras ce que tu voudras, répondit-elle; j'ai rêvé, il y a deux nuits, que je voyais arriver ici le muletier, nous rapportant sa musette et nous annonçant qu'il avait péri. Depuis ce rêve, je suis attristée dans mon cœur et me fais reproche d'avoir laissé passer tant de temps sans songer à mon pauvre ami de jeunesse, et sans m'essayer à lui écrire; mais où lui aurais-je envoyé ma lettre, puisque je ne sais pas seulement où il est?
Disant cela, Brulette, qui était auprès de la fenêtre et regardait par hasard au dehors, poussa un cri et devint toute blanche de peur. Je regardai aussi et vis Huriel tout encharbonné et noirci dans sa figure et ses habillements, comme je l'avais vu la première fois. Il venait vers nous, et les enfants se sauvaient de son passage en criant: «Le diable! le diable!» tandis que les chiens jappaient après lui.
Saisi de ce que m'avait raconté Brulette, et voulant lui épargner d'apprendre trop vite une mauvaise nouvelle, je courus au-devant du muletier, et ma première parole fut pour lui dire au hasard et dans un grand trouble:—Est-ce donc qu'il est mort?
—Qui? Joseph? répondit-il; non, Dieu merci! Mais vous savez donc qu'il est encore malade?
—Est-il en danger?
—Oui et non. Mais c'est devant Brulette que je te veux parler de lui. Est-ce là sa maison? Conduis-moi auprès d'elle.
—Oui, oui, viens! lui dis-je; et, courant en avant, je dis à ma cousine de se tranquilliser et que les nouvelles n'étaient point si mauvaises qu'elle s'y attendait.
Elle appela vitement son grand-père qui chapusait dans la chambre voisine, et se mit en devoir de recevoir honnêtement le muletier; mais, le voyant si différent de l'idée qu'elle en avait gardée, si mal connaissable dans sa couleur et son habillement, elle perdit contenance et en détourna ses yeux avec tristesse et confusion.
Huriel s'en aperçut bien, car il se prit à sourire, et, relevant ses rudes cheveux noirs, comme par hasard, mais de manière à montrer que le gage de Brulette était toujours à son oreille:—C'est bien moi, dit-il et non point un autre. Je viens exprès de mon pays pour vous parler d'un ami qui, grâce à Dieu, n'est ni mort ni mourant, mais dont cependant il faut que je vous entretienne un peu à loisir. Avez-vous celui de m'écouter?
—Fort bien oui, dit le père Brulet. Asseyez-vous, mon homme; on va vous servir.
—Il ne me faut rien, dit Huriel, prenant une chaise. J'attendrai l'heure de votre repas. Mais, avant tout, je me dois faire connaître des personnes à qui je parle.
—Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.
Neuvième veillée.
Alors le muletier:—Je m'appelle Jean Huriel, muletier de mon état, fils de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien le grand bûcheux, maître sonneur très-renommé, et ouvrier très-estimé dans les bois du Bourbonnais. Voilà mes noms et qualités, dont je peux faire preuve et honneur. Je sais que pour gagner plus de confiance, j'aurais dû me présenter à vous comme j'ai le moyen de paraître; mais ceux de mon état ont une coutume...
—Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait grande attention, je la connais, mon garçon. Elle est bonne ou mauvaise, selon que vous êtes bons ou mauvais vous-mêmes. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans savoir ce que c'est que les muletiers, et comme j'ai roulé autrefois hors du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos confrères sujets à beaucoup de méfaits; on en a vu enlever des filles, battre des chrétiens, voire les faire périr dans de méchantes disputes, et leur enlever leur argent.
—Je pense, dit Huriel en riant, qu'on a beaucoup surpassé le mal en le racontant. Les choses dont vous parlez sont si anciennes qu'on n'en pourrait retrouver les auteurs, et la peur qu'on en a eu dans vos pays les a augmentées, si bien que, pendant longues années, les muletiers n'ont osé sortir des forêts qu'en grandes bandes et avec grand danger. La preuve qu'ils se sont bien amendés et qu'on n'a plus à les craindre, c'est qu'ils ne craignent plus rien eux-mêmes, et que me voilà seul au milieu de vous.
—Oui, dit le père Brulet, qui n'était point aisé à persuader, mais vous avez le noir sur la figure, pas moins! Vous avez juré à votre confrérie de suivre son commandement, qui est de passer déguisé en cette mode dans les pays où vous êtes encore suspects, afin que si l'un de vous y fait quelque mal, on ne puisse pas dire, en voyant les autres plus tard: «C'est lui ou ce n'est pas lui.» Enfin, vous êtes tous responsables les uns pour les autres. Ça a son bon côté, qui est de vous faire amis bien fidèles, chacun à la dévotion de tous; mais ça laisse une grande doutance pour le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que si un muletier, tant bon garçon et avancé d'argent fût-il, venait me demander mon alliance, je lui offrirais bien de bon cœur mon vin et ma soupe, mais je ne le semonderais point d'épouser ma fille.
—Aussi, dit le muletier, l'œil allumé et regardant hardiment Brulette qui faisait semblant de penser à autre chose, n'ai-je point eu l'idée de me présenter dans un pareil dessein; vous n'avez pas besoin de me refuser, père Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon, je ne vous en ai rien dit.
Brulette baissa les yeux tout a fait, sans laisser voir si elle était contente ou fâchée du compliment: Puis elle reprit son courage, et dit au muletier:—Il ne s'agit point de cela, mais de Joset, dont vous deviez nous donner nouvelles, et dont la santé m'angoisse beaucoup le cœur. Voilà mon grand-père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de l'intérêt: ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes choses?
Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter un moment de chagrin et se raffermir en lui-même pour parler; puis il dit:
—Joseph est malade, assez malade pour que je me sois décidé à venir dire à celle qui en est l'auteur: «Voulez-vous le guérir, et cela est-il en votre pouvoir?».
—Qu'est-ce que vous chantez là? dit mon oncle ouvrant l'oreille, qu'il commençait à avoir un peu dure. En quoi ma fille peut-elle guérir cet enfant dont nous parlons?
—Si j'ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit Huriel, c'est que j'avais à en dire des choses délicates et que vous n'auriez point souffertes du premier venu. À présent, si vous me jugez honnête homme, permettez-moi d'exposer tout ce que je pense et tout ce que je sais.
—Expliquez-vous sans crainte, dit vivement Brulette; je ne m'embarrasse d'aucune idée qu'on puisse avoir de moi.
—Je n'ai de vous qu'une bonne idée, belle Brulette, répartit le muletier: ce n'est pas votre faute si Joseph vous aime; et si vous le lui rendez dans le secret de votre cœur, personne n'a le droit de vous en blâmer. On peut envier Joseph dans ce cas-là, mais non point le trahir, ni vous faire de la peine. Sachez donc comment vont les choses entre lui et moi depuis le jour où nous avons fait amitié ensemble, et où je lui ai persuadé de venir apprendre, en mon pays, la musique dont il se montrait si affolé.
—Je ne sais pas si vous lui avez rendu là un bien beau service, observa mon oncle; m'est avis qu'il aurait pu l'apprendre ici tout aussi bien, et sans chagriner ni inquiéter son monde.
—Il m'a dit, reprit Huriel, et je l'ai bien vu depuis, qu'il ne serait pas souffert par les autres sonneurs. D'ailleurs, je lui devais la vérité, puisqu'il me donnait sa confiance quasiment à la première vue. La musique est une herbe sauvage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle se plaît mieux dans nos bruyères, je ne saurais vous-dire pourquoi; mais c'est dans nos bois et dans nos ravines qu'elle s'entretient et se renouvelle comme les fleurs de chaque printemps; c'est là qu'elle s'invente et fait foisonner des idées pour les pays qui en manquent; c'est de là que vous viennent les meilleures choses que vous entendez dire à vos sonneux; mais comme ils sont paresseux ou avares, et que vous vous contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous une fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le restant. À cette heure même, ils font des élèves qui rabâchent nos vieux airs en les corrompant, et qui se croient dispensés de venir consulter nos anciens. Donc un jeune homme bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset, qui s'en irait boire à la source, s'en reviendrait si frais et gras nourri que personne ne pourrait se soutenir contre lui.
»C'est pourquoi Joset fit accord de partir à la Saint-Jean ensuivante, et de s'en aller en Bourbonnais, ou il trouverait, à la fois, de l'ouvrage pour vivre dans nos bois et des leçons du meilleur maître. Car il faut vous dire que les plus fameux inventeurs sont dans le haut Bourbonnais, vers les bois de pins, du côté où la Sioule descend emmi les monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Huriel, d'où il a pris son nom, a passé sa vie dans les meilleurs endroits et se tient toujours en bonne haleine et provision de belle science. C'est un homme qui n'aime pas à travailler deux ans de suite au même pays, et plus il avance en âge, plus il est vif et changeant. Il était en la forêt de Tronçay l'an dernier; il a été ensuite en celle de l'Épinasse, et il est, à cette heure, en celle de l'Alleu, où Joset, toujours fendant, bûchant et cornemusant avec lui, l'a suivi fidèlement, l'aimant comme s'il était son fils et se louant d'en être pareillement aimé.
»Il s'y est trouvé aussi heureux que peut l'être un amant séparé de sa maîtresse; mais la vie n'est pas si douce et si commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Joseph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d'autre taille que les vôtres, et qui fatiguent l'estomac, tant qu'on n'a pas trouvé la vraie manière de les enfler: si bien que les fièvres l'ont pris et qu'il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouverner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos; mais si son corps y a gagné d'une façon, il s'y est empiré de l'autre. Il s'est arrêté de tousser et de cracher du sang, mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui ont donné frayeur pour sa vie; si bien qu'il y a huit jours, revenant d'un de mes voyages, j'ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et si lâche sur ses jambes qu'il ne se pouvait porter.
»Questionné par moi, il m'a dit bien tristement et versant des larmes: «Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j'aurais tant voulu montrer mon savoir. L'ennui me mange la tête et l'impatience me sèche le cœur. J'aurais mieux souhaité que ton père me laissât m'achever en cornemusant. Je me serais éteint en envoyant de loin à celle que j'aime toutes les douceurs que ma bouche n'a jamais su lui dire, et en rêvant que j'étais à son côté. Sans doute le père Bastien a eu bonne intention, car je sentais bien que je m'y tuais par trop d'ardeur. Mais qu'est-ce que je gagne à mourir moins vite? Il n'en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, d'une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher; et que, de l'autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi, c'est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je m'en vas, sans avoir tant seulement le plaisir de me remémorer un jour d'amour et de bonheur.»
Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui prenant la main dont elle s'essuyait le visage; tout n'est pas encore perdu. Écoutez-moi jusqu'à la fin.
»Voyant l'angoisse de ce pauvre enfant, je m'en allai querir un bon médecin, lequel, l'ayant examiné, nous dit qu'il avait plus d'ennui que de maladie, et qu'il répondait de le bien guérir, s'il pouvait se retenir de sonner et se dispenser de bûcher encore un mois durant.
Quant au dernier point, c'était bien commode; mon père n'est pas malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et nous n'avons pas grand mérite à prendre soin d'un ami empêché dans son travail; mais l'ennui de ne point musiquer et d'être là, loin de son monde, privé de voir sa Brulette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le médecin. Un mois s'est quasiment passé, et Joset n'est pas mieux. Il ne voulait pas vous le faire assavoir, mais je l'y ai décidé; et mêmement, je le voulais amener ici avec moi. Je l'avais bien arrangé sur un de mes mulets et vous le reconduisais déjà, lorsqu'au bout de deux lieues, il est tombé en faiblesse, et j'ai été obligé de le reporter à mon père, lequel m'a dit: «Va-t'en au pays de ce garçon et ramène ici sa mère ou sa fiancée. Il n'est malade que de chagrin, et, en voyant l'une ou l'autre, il reprendra courage et santé pour achever ici son apprentissage ou pour s'en retourner chez lui.»
»Cela dit devant Joset l'a beaucoup secoué: «Ma mère, criait-il comme un enfant; ma pauvre mère, qu'elle vienne au plus tôt!» Mais bien vite il se reprenait: «Non, non! je ne veux pas qu'elle me voie mourir; son chagrin m'achèverait trop malheureusement!—Et Brulette? lui disais-je tout bas.—Oh! Brulette ne viendrait pas, faisait-il; Brulette est bonne; mais il n'est point possible, qu'elle n'ait pas fait choix d'un amoureux qui la retiendrait de me venir consoler.»
»Alors, j'ai fait jurer à Joset qu'il prendrait au moins patience jusqu'à mon retour, et je suis venu. Père Brulet, décidez de ce qu'il faut faire, et vous, Brulette, consultez votre cœur.
—Maître Huriel, dit Brulette en se levant, j'irai, encore que je ne sois point la fiancée de Joseph, comme vous le dites, et que rien ne m'oblige envers lui, sinon que sa mère m'a nourrie de son lait et portée en ses bras. Mais pourquoi pensez-vous que ce jeune homme est épris de moi, puisque, aussi vrai que voilà mon grand-père, il ne m'en a jamais dit le premier mot?
—Il m'avait donc bien dit la vérité? s'écria Huriel, comme charmé de ce qu'il entendait; mais, se raccoisant aussitôt: Il n'en est pas moins vrai, dit-il, qu'il en peut mourir, d'autant plus que l'espoir ne le soutient pas, et je dois ici plaider sa cause et dire ses sentiments.
—En êtes-vous chargé? dit Brulette avec fierté, et aussi avec un peu de dépit contre le muletier.
—Il faut que je m'en charge, commandé ou non, répliqua Huriel. J'en veux avoir le cœur net... à cause de lui qui m'a confié sa peine et demandé mon secours. Voilà donc comme il me parlait: «J'ai voulu me donner à la musique, autant par amour de la chose que par amour de ma mie Brulette. Elle me considère comme son frère, elle a toujours eu pour moi de grands soins et une bonne pitié; mais elle n'en a pas moins fait attention à tout le monde, hormis à moi; et je ne l'en peux blâmer. Cette jeunesse aime la braverie et tout ce qui rend glorieux. C'est son droit d'être coquette et avantageuse. J'en ai le cœur fâché, mais c'est la faute du peu que je vaux si elle donne ses amitiés à de plus vaillants que moi. Tel que me voilà, ne sachant ni piocher rude, ni parler doux, ni danser, ni plaisanter, ni même chanter, me sentant honteux de moi et de mon sort, je mérite bien qu'elle me regarde comme le dernier de ceux qui pourraient prétendre à elle. Eh bien, voyez-vous, cette peine me fera mourir si elle dure, et j'y veux trouver un remède. Je sens en dedans de moi quelque chose qui me dit que je peux musiquer mieux que tous ceux qui s'en mêlent dans notre endroit; si j'y aboutais, je ne serais plus un rien du tout. Je deviendrais plus que les autres, et comme cette fille a du goût et de l'accent pour chanter, elle comprendrait, par elle-même, ce que je vaux, outre que sa fierté serait flattée de l'estime qu'on ferait de moi.»
—Vous parlez, dit Brulette en souriant, comme si je l'entendais lui-même, encore qu'il ne m'ait jamais dit cela à propos de moi. Son amour-propre a toujours été en souffrance, et je vois que c'est aussi par l'amour-propre qu'il croirait pouvoir me persuader; mais puisque une telle maladie le met en danger de mourir, je ferai, pour lui remonter le courage, tout ce qui dépendra de la sorte d'amitié que j'ai pour lui. J'irai le voir avec la Mariton, si toutefois c'est le conseil et la volonté de mon grand-père.
—Avec la Mariton, dit le père Brulet, ça ne me paraît pas possible, pour des raisons que je sais et que tu sauras bientôt, ma fille. Qu'il te suffise, quant à présent, que je te dise qu'elle est empêchée de quitter son maître, à cause d'embarras qu'il a dans ses affaires. D'ailleurs, si la maladie de Joseph peut se dissiper, il est inutile de tourmenter et de déranger cette femme. J'irai donc avec toi, parce que j'ai la confiance, comme tu as toujours gouverné Joseph pour le mieux, que tu auras encore crédit sur son esprit pour le ramener au courage et à la raison. Je sais ce que tu penses de lui, et c'est ce que j'en pense aussi: d'ailleurs, si nous le trouvions dans un état désespéré, nous ferions vitement écrire pour que sa mère vienne lui fermer les yeux.
—Si vous voulez me souffrir en votre compagnie pour le voyage, dit Huriel, je vous conduirai bien au juste, d'un soleil à l'autre, au pays où se trouve Joseph, et mêmement en une seule journée si vous ne craignez pas trop les mauvais chemins.
—Nous causerons de ça à table, répondit mon oncle; et quant à votre compagnie, je la souhaite et la réclame, car vous avez très-bien parlé, et je ne suis pas sans savoir à quelle famille d'honnêtes gens vous appartenez.
—Connaissez-vous donc mon père? dit Huriel. En nous entendant nommer Brulette, il nous a dit, à Joseph et à moi, que son père avait eu un ami de jeunesse qui s'appelait Brulet.
—C'était moi, dit mon oncle. J'ai bûché longtemps, il y a une trentaine d'années, dans le pays de Saint-Amand avec votre grand-père, et j'ai connu votre père tout jeune, travaillant avec nous et sonnant déjà par merveille. C'était un garçon bien aimable, qui ne doit pas être encore trop chagriné par l'âge. Quand vous vous êtes fait connaître tout à l'heure, je n'ai pas voulu vous couper la parole, et si je vous ai un peu tancé sur les coutumes de votre état, c'était à seules fins de vous éprouver. Or donc, asseyez-vous, et n'épargnez rien de ce qui est ici à votre service.
Pendant le souper, Huriel se montra aussi raisonnable dans ses discours et aussi gentil dans son sérieux, que nous l'avions trouvé divertissant et agréable dans la nuit de la Saint-Jean. Brulette l'écoutait beaucoup et paraissait s'accoutumer à sa figure de charbonnier; mais quand on parla du chemin à faire et de la manière de voyager, elle s'inquiéta pour son grand-père de la fatigue et du dérangement; et comme Huriel ne pouvait pas répondre que la chose ne fût bien pénible pour un homme d'âge, je m'offris à accompagner Brulette à la place de mon oncle.
—Voilà la meilleure des idées, dit Huriel. Si nous ne sommes que nous trois, nous prendrons la traverse, et, partant demain matin, arriverons demain soir. J'ai une sœur, très-sage et très-bonne, qui recevra Brulette en sa propre cabiole, car je ne vous cache pas que là où nous sommes, vous ne trouverez ni maisons, ni couchée selon vos habitudes.
—Il est vrai, reprit mon oncle, que je suis bien vieux pour dormir sur la fougère, et malgré que je ne sois pas bien complaisant à mon corps, si je venais à tomber malade là-bas, je vous serais d'un grand embarras, mes chers enfants. Or donc, si Tiennet y va, je le connais assez pour lui confier sa cousine. Je compte qu'il ne la quittera d'une semelle dans toute rencontre où il y aurait danger pour une jeunesse, et je compte sur vous aussi, Huriel, pour ne l'exposer à aucun accident en route.
Je fus bien content de cette résolution et me fis un plaisir de conduire Brulette, de même qu'un honneur de la défendre au besoin. Nous nous départîmes à la nuit, et avant la levée du jour, nous nous retrouvâmes à la porte du même logis; Brulette déjà prête et tenant son petit paquet, Huriel conduisant son clairin et trois mules, sur l'une desquelles il y avait une bâtine très-douce et très-propre où il assit Brulette; puis il enfourcha le cheval, et moi l'autre mule, un peu étonné de me voir là-dessus. La troisième, chargée de grandes bannes neuves, suivait d'elle-même, et Satan fermait la marche. Personne n'était encore levé dans le village, et c'était mon regret, car j'aurais souhaiter donner un peu de jalousie à tant de galants de Brulette, qui m'avaient fait enrager maintes fois; mais Huriel paraissait pressé de quitter le pays sans être examiné de près et critiqué, aux oreilles de Brulette, pour sa figure noire.
Nous n'allâmes pas loin sans qu'il me fît sentir qu'il ne me laisserait pas gouverner toutes choses à mon gré. Nous étions au bois de Maritet sur le midi, et avions fait quasi la moitié du voyage. Il y avait par là un petit endroit qu'on appelle la Ronde, où j'aurais été content d'entrer et de nous payer un bon déjeuner; mais Huriel se moqua de mon goût pour le couvert, et, se voyant soutenu par Brulette, qui était disposée à prendre tout en gaieté, il nous fit descendre un petit ravin où coule une mince rivière qui a nom la Portefeuille, parce que, de ce temps-là, du moins, elle était toute couverte des grandes nappes du plateau blanc[3], et aussi ombragée du feuillage de la forêt, laquelle descendait, de chaque côté, jusqu'à ses rives. Il lâcha les bêtes dans les joncs, nous choisit une belle place toute rafraîchie d'herbes sauvages, ouvrit les paniers, déboucha le baril, et nous servit un aussi bon goûter que nous l'eussions pu faire chez nous, bien proprement, et avec tant d'égards pour Brulette qu'elle ne se put empêcher d'en marquer son plaisir.
Et comme elle vit qu'avant de toucher au pain pour le couper, et à la serviette blanche qui roulait les provisions, il se lavait avec grand soin les mains dans la rivière, jusqu'au-dessus des coudes, elle lui dit en riant et avec son petit air de commandement gracieux:—Pendant que vous y êtes, vous pourriez bien aussi vous laver la figure, afin qu'on voie si c'est bien vous le beau cornemuseux de la Saint-Jean.
—Non, mignonne, répondit-il. Il faut vous habituer à l'envers de la monnaie. Je ne prétends rien sur votre cœur qu'un peu d'amitié et d'estime, malgré que je sois un païen de muletier; je n'ai donc pas besoin de vous plaire par mon visage, et ce n'est pas pour vous que je le blanchirai.
Elle fut mortifiée, mais ne resta point court:
—On ne doit point faire peur à ses amis, dit-elle, et tel que vous voilà, vous risquez que la frayeur m'ôte l'appétit.
—En ce cas-là, j'irai donc manger à l'écart, pour ne vous point écœurer.
Il le fit comme il le disait, s'assit sur une petite roche qui avançait dans l'eau, en arrière de l'endroit où nous étions assis, et se mit à manger seul, tandis que je profitais du plaisir de servir Brulette.
Elle en rit d'abord, croyant l'avoir fâché et y prenant gré comme toutes les coquettes; mais quand elle se lassa du jeu et le voulut ramener, elle eut beau l'exciter en paroles, il tint bon, et, chaque fois qu'elle tournait la tête devers lui, il lui tournait le dos en se cachant d'elle et en lui répondant, bien à propos, mille badineries, sans montrer aucun dépit, ce qui, pour elle, était peut-être bien le pire de la chose.
De sorte qu'elle en eut regret, et, à un mot un peu vif qu'il lâcha sur les bégueules, et qu'elle crut dit à son intention, deux larmes lui tombèrent des yeux, encore qu'elle eût bien voulu les retenir en ma présence. Huriel ne les vit point, et je n'eus garde de paraître les avoir vues.
Quand nous fûmes assez repus pour une fois, Huriel me dit de serrer le restant de nos vivres, et ajouta:—Si vous êtes las, mes enfants, vous pouvez faire un somme ici, car nos bêtes ont besoin qu'on laisse passer la grande chaleur du jour. C'est l'heure où la mouche est enragée, et, dans ces taillis, elles se peuvent frotter et secouer à leur guise. Je compte, Tiennet, que tu feras bonne garde à notre princesse. Moi, je vas monter un peu dans la forêt pour voir comment s'y gouverne l'œuvre du bon Dieu.
Et d'un pas léger, ne sentant pas plus le chaud que si nous étions au mois d'avril, encore que ce fût en plein juillet, il grimpa la côte et se perdit sous les grands arbres.
Dixième veillée.
Brulette fit de son mieux pour me cacher son ennui de le voir partir, mais, ne se sentant point le cœur à la causette, elle fit mine de s'endormir sur le sable fin de la rive, la tête appuyée sur les paniers qu'on avait retirés au mulet pour le soulager, et le visage garanti des mouches par son mouchoir blanc. Je ne sais si elle dormit; je lui parlai deux ou trois fois sans avoir réponse, et comme elle m'avait laissé mettre ma figure sur le bout de son tablier, je me tins coi aussi, mais sans dormir d'abord, car je me sentais bien encore un peu agité par son voisinage.
Enfin la fatigue me gagna et je perdis ma connaissance pour un bout de temps. Quand elle me revint, j'entendis causer, et connus, à la voix, que le muletier était revenu et s'entretenait avec Brulette. Je ne voulus point déranger le tablier afin de pouvoir les entendre parler librement, mais je le tenais bien serré dans mes mains, et la fillette n'aurait pas pu s'éloigner d'un pas, encore qu'elle l'eût voulu.
—Mais enfin, j'ai le droit, disait Huriel, de vous demander quelle conduite vous avez résolu de tenir avec ce pauvre enfant. Je suis son ami plus qu'il ne m'est permis d'être le vôtre, et je me reprocherais de vous avoir amenée auprès de lui, si votre idée était de le tromper.
—Qui vous parle de le tromper? répondit Brulette. Pourquoi critiquez-vous mon intention sans la connaître?
—Je ne la critique pas, Brulette; je vous questionne en homme qui aime beaucoup Joseph, et qui vous porte assez d'estime pour croire que vous irez franchement avec lui.
—Cela ne regarde que moi, maître Huriel; vous n'êtes pas juge de mes sentiments, et je n'en dois confidence à personne. Je ne vous demande pas, moi, si vous êtes franc et fidèle envers votre femme!
—Ma femme? fit Huriel, comme étonné.
—Eh oui, reprit Brulette, n'êtes-vous point marié?
—Je croyais que vous l'aviez dit chez nous hier soir, quand mon grand-père, s'imaginant que vous veniez me parler mariage, s'est dépêché de vous refuser.
—Je n'ai rien dit du tout, Brulette, si ce n'est que je ne demandais pas le mariage. Avant d'avoir la personne, il faut avoir le cœur, et je n'ai pas droit au vôtre.
—Je vois au moins, dit Brulette, que vous êtes plus raisonnable et moins hardi avec moi que l'an passé.
—Oh! reprit Huriel, si je vous ai dit, à la fête de votre village, des paroles un peu vives, c'est qu'elles me sont venues comme ça en vous voyant; mais le temps a passé là-dessus, et vous devriez avoir oublié l'offense.
—Qui vous dit que je m'en souvienne? Est-ce que je vous en fais reproche?
—Vous me la reprochez en vous-même, ou tout au moins vous en gardez souvenance, puisque vous ne me voulez point parler clairement au sujet de Joseph.
—J'ai cru, dit Brulette, dont la voix marquait un peu d'impatience, que je m'étais expliquée là-dessus bien clairement hier au soir; mais quel accord voulez-vous donc faire entre ces deux choses-là? Plus je vous aurai oublié, moins je dois être pressée de vous confesser mes sentiments pour n'importe qui.
—Tenez, mignonne, dit le muletier, qui ne paraissait donner dans aucune des petites réserves de Brulette, vous avez très-bien parlé sur le passé hier au soir; mais vous n'avez guère appuyé sur l'avenir, et je ne sais pas encore ce que vous comptez dire de bon à Joseph pour le raccommoder avec la vie. Pourquoi refusez-vous de me le faire savoir franchement?
—Et qu'est-ce que cela vous fait, je vous le demande? Si vous êtes marié, ou seulement engagé de parole, vous ne devez point tant regarder à travers le cœur des filles.
—Brulette, vous voulez absolument me faire dire que je suis libre de vous faire la cour. Et vous, vous ne me direz rien de votre position? Je ne dois pas savoir si vous devez un jour favoriser Joseph, ou si vous n'avez pas donné parole à quelque autre, ne fût-ce qu'à ce grand garçon-là qui dort sur votre tablier?
—Vous êtes trop curieux! dit Brulette en se levant et en se hâtant de me retirer le tablier que je fus bien forcé de lâcher, en faisant celui qui s'éveille.
—Partons, dit Huriel, que la mauvaise humeur de Brulette ne paraissait point entamer et qui montrait toujours le rire sur ses dents blanches et dans ses grands yeux, les seuls endroits de sa figure qui ne fussent point en deuil.
Nous reprîmes le chemin du Bourbonnais. Le soleil s'était caché sous une grosse nuée qui montait, et il commençait à tonner dans les bas du ciel.
—Cet orage-là n'est rien, dit le muletier; il s'en va sur notre gauche. Si nous n'en rencontrons pas un autre en tirant sur les affluents de la Joyeuse, nous arriverons sans peine; mais le temps est si lourd qu'il faut s'apprêter à tout.
Il déplia alors son manteau, qui était lié derrière lui avec une belle capiche de femme, toute neuve, dont Brulette s'émerveilla.—Vous ne direz pas, fit-elle en rougissant, que vous n'êtes pas marié? À moins que ce ne soit un cadeau de noces que vous avez acheté en chemin?
—C'est possible, dit Huriel du même air; mais s'il vient à pleuvoir, vous l'étrennerez et ne le trouverez pas de trop, car votre cape est légère.
Comme il l'avait prédit, le temps s'éclaircit d'un côté et s'embrouilla de l'autre, et, comme nous traversions une brande plate, entre Saint-Saturnin et Sidiailles, il s'émaliça tout d'un coup et nous battit d'un grand vent. Le pays devenait sauvage, et la tristesse me prit malgré moi. Brulette aussi trouva l'endroit bien aride, et observa qu'il n'y avait pas un seul arbre pour s'abriter. Huriel se moqua de nous.—Voilà bien les gens des pays de blé! dit-il; aussitôt qu'ils foulent la bruyère, ils se croient perdus.
Comme il nous conduisait en droite ligne, connaissant, comme son œil, toutes les sentes et coursières par où un mulet pouvait passer pour abréger le chemin, il nous fit laisser Sidiailles sur la gauche et descendre tout droit aux bords de la petite rivière de Joyeuse, un pauvre rio qui n'avait pas la mine d'être bien méchant, et que pourtant il se montra pressé de passer. Quand ce fut fait, la pluie commença de tomber, et il fallait, ou nous mouiller, ou nous arrêter en un moulin qu'on appelle le moulin des Paulmes. Brulette voulait passer outre, et c'était aussi le conseil du muletier, qui pensait ne pas devoir attendre que les chemins fussent gâtés; mais j'observai que la fille m'étant confiée, je ne devais point l'exposer à attraper du mal, et Huriel se rendit cette fois à mon vouloir.
Nous fûmes arrêtés là deux grandes heures, et quand il fut possible de se risquer dehors, le soleil s'en allait grand train. La Joyeuse avait si bien enflé que c'était une vraie rivière dont le guéage n'eût pas été commode; heureusement, nous l'avions derrière nous; mais les chemins étaient devenus abominables et nous avions encore une petite rivière à traverser avant de nous trouver en Bourbonnais.
Tant que le jour dura, nous pûmes avancer; mais la nuit vint si noire, que Brulette eut peur sans oser le dire. Huriel, qui s'en aperçut à son silence, descendit de cheval, et, chassant devant lui cette bête qui connaissait le chemin aussi bien que lui-même, il prit la bride du mulet qui portait ma cousine et le conduisit bien adroitement pendant plus d'une lieue, le soutenant pour qu'il ne bronchât, et se mettant dans l'eau ou dans les sables jusqu'aux genoux, sans souci de rien pour son compte, et riant chaque fois que Brulette le plaignait, ou le priait de ne pas se tuer pour elle. Là, elle s'avisa bien qu'il était ami plus fidèle et plus secourable qu'un simple galant, et qu'il savait aider beaucoup sans se faire valoir.
Le pays me paraissait de plus en plus vilain. C'était toutes petites côtes vertes coupassées de ruisseaux bordés de beaucoup d'herbes et de fleurs qui sentaient bon, mais ne pouvaient en rien amender le fourrage. Les arbres étaient beaux, et le muletier prétendait ce pays plus riche et plus joli que le nôtre, à cause de ses pâturages et de ses fruits; mais je n'y voyais pas de grandes moissons, et j'eusse souhaité être chez nous, surtout voyant que je ne servais de rien à Brulette et que j'avais assez à faire pour mon compte de me tirer des viviers et des trous du chemin.
Enfin le temps s'éclaircit, la lune se montra, et nous nous trouvâmes dans le bois de la Roche, au confluent de l'Arnon et d'une autre rivière dont j'ai oublié le nom.
—Restez sur la hauteur, nous dit Huriel; vous pouvez même y mettre pied à terre pour vous dégourdir les jambes. C'est sablonneux et la pluie n'a guère percé les chênes. Moi, je vas voir si nous pouvons passer le gué.
Il descendit jusqu'à la rivière, et remontant bientôt:—Tous les fonds sont noyés, nous dit-il, et il nous faudrait peut-être remonter jusqu'à Saint-Pallais pour passer en Bourbonnais. Si nous ne nous étions pas arrêtés au moulin de la Joyeuse, nous aurions devancé le débordement, et nous serions rendus à cette heure; mais ce qui est fait est fait; voyons ce qui nous reste à faire. L'eau tend à s'écouler. En restant ici, nous pouvons passer dans quatre ou cinq heures, et nous arriverons à notre destination au petit jour, sans fatigue et sans danger; car entre les deux bras de l'Arnon, nous avons pays de plaine sèche: au lieu que si nous remontons jusqu'à Saint-Pallais de Bourbonnais, nous risquons de barboter toute la nuit pour ne pas arriver plus tôt.
—Eh bien, dit Brulette, restons ici. L'endroit est sec et le temps clair; et encore que nous soyons en un bois un peu sauvage, je n'aurai point peur avec vous deux.
—Voilà enfin une brave voyageuse! dit Huriel. Or çà, soupons, puisque nous n'avons rien de mieux à faire. Tiennet, attache le clairin, car nous avons beaucoup d'autres bois avoisinant celui-ci, et je ne répondrais pas de la traîtrise de quelque loup. Déshabille les mules, elles ne s'éloigneront pas de la clochette; et vous, mignonne, aidez-moi à faire le feu, car l'air est encore humide, et je suis d'avis que vous ne preniez pas de rhume en mangeant bien à votre aise.
Je me sentais le cœur très-découragé et attristé sans pouvoir me dire pourquoi; soit que j'eusse honte de n'être bon à rien dans un pareil voyage auprès de Brulette, soit que le muletier eût raison de me plaisanter, j'étais déjà comme si j'avais eu le mal du pays.
—De quoi te plains-tu? me disait cependant Huriel, qui paraissait toujours plus gai, à mesure que nous étions plus en détresse: n'es-tu pas là comme un moine en son réfectoire? Ces rochers ne sont-ils pas disposés comme pour nous servir de cheminée, de dressoirs et de siéges? Ne voilà-t-il pas ton troisième repas aujourd'hui? Cette claire lune d'argent n'éclaire-t-elle pas mieux que ta vieille lampe d'étain? Nos vivres, bien couverts dans mes bannes, ont-ils souffert de la pluie? Ce grand foyer ne sèche-t-il pas l'air autour de nous? Ces branches et ces herbes mouillées n'ont elles pas meilleure senteur que vos provisions de fromage et de beurre rance? Est-ce qu'on ne respire pas autrement sous ces grandes voûtures de branches? Regarde-les, éclairées par la flamme de notre campement! Ne dirait-on pas des centaines de grands bras maigres qui s'entre-croisent pour nous abriter? Si, de temps en temps, un petit vent nous secoue la feuillée humide sur la tête, n'en vois-tu pas pleuvoir des diamants qui nous couronnent? Qu'est-ce que tu trouves de si triste dans l'idée que nous sommes seuls dans un lieu inconnu pour toi? Ne rassemble-t-il pas ce qu'il y a de plus consolant dans la vie? Dieu d'abord, qui est partout, et ensuite une fille charmante et deux bons amis prêts à s'entr'aider?
»Et puis, croyez-vous que l'homme soit fait pour nicher toute l'année? M'est avis, au contraire, que son destin est de courir, et qu'il serait cent fois plus fort, plus gai, plus sain d'esprit et de corps, s'il n'avait pas tant cherché ses aises, qui l'ont rendu mol, craintif et sujet aux maladies. Plus vous fuyez le froid et le chaud, plus ils vous blessent quand ils vous attrapent. Vous verrez mon père, qui, comme moi, n'a peut-être pas dormi dans un lit dix fois en sa vie, s'il a des courbatures et des rhumatismes, encore qu'il travaille en bras de chemise en plein hiver!
»Et puis enfin, n'est-ce pas réjouissant de se sentir plus solide que le vent et les tonnerres du ciel? Quand L'orage gronde, n'est-ce pas la plus belle des musiques? Et les courants d'eau qui s'engouffrent dans les ravines et qui s'en vont sautant d'une racine sur l'autre, emportant les cailloux et laissant leur écume aux tiges des fougères, ne chantent-ils pas aussi des chansons folles qui portent aux jolis rêves, quand on s'endort dans les îlots qu'en une nuit ils découpent autour de vous? Les bêtes s'attristent du mauvais temps, j'en conviens; les oiseaux se taisent, les renards se terrent; mon chien lui-même cherche un abri sous le ventre de mon cheval; mais ce qui distingue l'homme des animaux, c'est de conserver son cœur tranquille et allègre au milieu des batailles de l'air et du caprice des nuées. Lui seul, qui sait se préserver, par son raisonnement, de la peur et du danger, a le pouvoir et l'instinct de sentir ce qu'il y a de beau dans ce vacarme.»
Brulette écoutait le muletier avec un grand saisissement. Elle suivait ses yeux et tous ses gestes, et goûtait chaque chose qu'il disait, sans s'expliquer à elle-même comment des paroles et des idées si nouvelles lui montaient la tête et lui échauffaient le cœur. Je m'en sentais bien un peu touché aussi, encore que j'y fisse plus de résistance: car Huriel avait une mine si aimable et si résolue sous son barbouillage, qu'on en était gagné malgré soi, comme lorsqu'on se voit surpassé au mail par un si beau joueur qu'on lui rend hommage tout en perdant son enjeu.
Nous n'étions pas pressés de finir notre souper, car, de vrai, nous étions très-bien séchés, et quand notre feu ne fut plus qu'un tas de cendres chaudes, le temps était devenu si doux et si clair que nous nous trouvions très-dispos et tout à fait soutenus en courage et bien-être par les joyeux propos et beaux devis du muletier. De temps en temps, il se taisait pour écouter la rivière qui grondait toujours assez fort, et comme les eaux, tombées dans les hauts, s'épanchaient vers son lit en mille petits ruisseaux encore grouillants, il n'y avait point d'apparence que nous pussions nous remettre en marche avant la tombée de la nuit. Huriel ayant été encore s'en assurer, revint nous donner le conseil de dormir. Il fit un lit à Brulette avec les bâtines des animaux, et l'enveloppa bien de tout ce qu'il avait de vêtements de rechange, toujours bien gaiement et sans lui conter davantage fleurette, mais en lui marquant l'intérêt et la douceur qu'il aurait eus pour un petit enfant.
Puis, il s'étendit, sans manteau ni coussins, sur la terre séchée aux alentours du foyer, m'invitant à faire de même, et bientôt dormit comme un loir, ou peu s'en faut.
J'étais bien tranquille, mais je ne dormais point, car je ne pouvais goûter cette façon de dortoir, lorsque j'entendis au loin une sonnette, comme si le clairin se fût détaché et écarté dans la forêt. Je me soulevai et le vis bien tranquille au lieu où nous l'avions mis. C'était donc un autre clairin qui nous annonçait l'approche ou le voisinage d'autres muletiers.
Tout aussitôt je vis Huriel se soulever aussi, écouter, se lever tout à fait et venir à moi:—J'ai le sommeil dur, me dit-il, et quand je n'ai que mes mules à garder, je peux m'oublier quelquefois: mais comme j'ai ici la garde d'une princesse fort précieuse, c'est autre chose, et je n'ai dormi que d'un œil. Ainsi as-tu fait, Tiennet, et c'est bien. Parlons bas, et ne bougeons, car j'aime autant ne pas faire rencontre de mes confrères; mais comme j'ai bien choisi la place où nous sommes, il y a peu d'apparence qu'on nous y découvre.
Il n'avait pas fini de parler, qu'une figure noire glissa entre les arbres et passa si près de Brulette que, pour un peu, elle l'eût heurtée sans la voir. C'était un muletier qui, aussitôt, fit un grand cri en manière de sifflement, auquel d'autres cris pareils furent répondus de plusieurs endroits, et, en moins d'un instant, une demi-douzaine de ces diables, tous plus affreux à voir les uns que les autres, furent autour de nous. Nous avions été trahis par le chien d'Huriel, qui, sentant des amis et des connaissances dans les chiens des muletiers, avait été à leur rencontre et servi de guide à leurs maîtres pour trouver notre gîte.
Huriel avait beau s'en cacher, il marquait de l'inquiétude, et malgré que j'eusse averti doucement Brulette de ne bouger point, et que je me fusse mis devant elle pour la cacher, il paraissait impossible, entourés comme nous l'étions, de la sauver bien longtemps de leurs yeux.
J'avais une idée confuse du danger, et le devinais plus que je ne le voyais, car Huriel n'avait pas eu le temps de m'expliquer le plus ou moins de chrétienté des gens avec qui nous nous trouvions. Ils s'entretenaient avec lui dans le patois quasi auvergnat du haut Bourbonnais, que notre ami parlait aussi bien qu'eux, encore qu'il fût né dans le bas pays. Je n'y comprenais qu'un mot de temps en temps, et voyais bien qu'ils le traitaient de bonne amitié et lui demandaient ce qu'il faisait là et qui j'étais. Je le voyais désireux de les éloigner, et même il me dit, pour être entendu d'eux, qui comprenaient aussi langage de chrétien:—Allons, mon camarade, nous allons souhaiter le bonjour à ces amis et reprendre notre chemin.
Mais, au lieu de nous laisser à nos apprêts de départ, ils trouvèrent la place bonne pour se réchauffer et se reposer, et se mirent en devoir de déshabiller leurs mulets pour les laisser paître jusqu'au jour.—Je vas crier au loup pour les éloigner un moment, me dit tout bas Huriel. Ne bouge de là, ni elle non plus, je reviens. Toi, habille nos montures et nous partirons vite; car de rester ici, c'est le pire que nous puissions faire.
Il fit comme il disait, et les muletiers coururent du côté où il criait. Par malheur, je manquai de patience et m'imaginai devoir profiter de cette confusion pour me sauver avec Brulette. Il m'était possible de la faire lever sans qu'on eût les yeux sur elle, jusque-là les manteaux qui la couvraient l'ayant fait prendre pour un amas de hardes et d'équipages. Elle m'observa bien qu'Huriel nous avait dit de l'attendre; mais je me sentais pris de colère, de peur et de jalousie. Tout ce que j'avais ouï dire de la communauté des muletiers me revenait en l'esprit; j'avais des soupçons sur Huriel lui-même, si bien que je perdis la tête, et, voyant un fourré très-voisin, je pris ma cousine résolument par la main et l'y entraînai à la course.
Mais la lune était si claire, et les muletiers si près, que nous fûmes vus et qu'il s'éleva un cri: «Ohé! Ohé! une femme!» Et tous ces coquins se mettant à notre poursuite, je vis qu'il n'y avait plus d'autre moyen que de s'y faire tuer. Alors, faisant tête comme un sanglier, et, levant mon bâton, j'allais décharger sur la mâchoire du plus approché de moi un coup qui ne l'aurait peut-être pas mis en paradis, sans Huriel, qui me retint le bras, en se montrant à mon côté bien lestement.
Alors, il leur parla avec beaucoup d'action et de résolution, et il s'ensuivit comme une dispute, où Brulette ni moi ne comprenions un mot et qui ne paraissait guère rassurante, car Huriel, écouté par moments, ne l'était plus dans d'autres, et, deux ou trois fois, l'un de ces mécréants, qui paraissait le plus animé, mit sa griffe de diable sur le bras de Brulette, comme pour l'emmener; et, sans moi, qui lui enfonçais mes ongles dans sa peau de bouc, pour le faire lâcher prise, il l'aurait arrachée de mes bras avec l'aide des autres; car ils étaient huit dans ce moment-là, tous armés de bons épieux et paraissant coutumiers des querelles et des injustices.
Huriel, qui gardait mieux son sang-froid, et qui se plaçait toujours entre nous et l'ennemi, me retint de porter le premier coup, lequel, comme je le compris ensuite, nous eût perdus. Il se contenta de parler, tantôt sur un ton de remontrance, tantôt sur un air de menace, et finit, en se retournant vers moi, par me dire en ma langue.—N'est ce pas, Étienne, que voilà ta sœur, une honnête fille, laquelle m'est accordée, et vient en Bourbonnais pour faire connaissance avec ma famille? Ces gens-ci, qui sont mes confrères, et bons enfants vis-à-vis le droit et la justice, ne me cherchent noise que par doutance de la vérité. Ils s'imaginent que nous étions ici en causette avec la première venue, et prétendent nous garder en leur compagnie. Mais je leur dis et je jure Dieu qu'avant de faire affront, même d'une parole, à cette jeunesse, il leur faudra nous tuer ici tous les deux, et avoir notre sang sur leurs têtes et sur leurs âmes devant le ciel et devant les hommes.
—Eh bien, quand même? répondit en même langage français un de ces forcenés, celui qui venait toujours sur moi et que je grillais d'étendre par terre d'un coup de poing dans l'estomac. Si vous vous y faites tuer, tant pis pour vous! Il ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer deux imbéciles: et qu'on vienne les chercher ensuite! Nous serons loin, et les arbres ni les pierres n'ont de langue pour raconter ce qu'ils ont vu!
Par bonheur, celui-là était le seul coquin de la bande. Il fut blâmé des autres, et mêmement un grand rouge, qui paraissait se faire écouter, le prit par un bras et le poussa loin de nous, en lui disant, dans son charabiat, des reproches et des jurements à faire trembler toute la forêt.
Et, de ce moment, le plus gros danger fut passé, l'idée du sang versé ayant soulevé, à propos, la conscience de ces hommes sauvages. Ils tournèrent la chose en riant, et plaisantèrent Huriel, qui leur répondit de même, faisant contre fortune bon cœur. Mais ils ne paraissaient point encore résolus à nous laisser partir. Ils souhaitaient voir le visage de Brulette, qui se tenait cachée sous sa cape et qui, contre sa coutume, eût bien souhaité se faire passer pour vieille et laide.
Mais, tout d'un coup, elle changea d'idée en devinant que les mauvaises paroles dites à Huriel et à moi en baragouin d'Auvergne, s'adressaient à elle en questions assez vilaines; emportée de colère et de fierté, elle se dégagea de mon bras, et jetant sa cape de dessus sa tête:—Hommes sans cœur, leur dit-elle d'un ton offensé et rempli de courage, j'ai le bonheur de ne pas comprendre ce que vous me dites, mais je vois bien que vous avez intention de me faire insulte dans vos pensées. Eh bien, regardez-moi, et si jamais vous avez vu la figure d'une femme qui mérite respect, connaissez que la mienne y a droit. Ayez honte de votre vilain comportement, et laissez-moi continuer mon chemin sans vous plus entendre.
L'action de Brulette, encore que hardie, fit comme un miracle. Le grand rouge haussa les épaules, sifflota un petit moment, tandis que les autres se consultaient, un peu interloqués; puis, tout d'un coup, il tourna le dos, disant d'une voix forte:—Assez causé, en route! Vous m'avez élu chef de bande, j'appliquerai punition à qui tourmentera davantage Jean Huriel, bon compagnon et bien vu de toute la confrérie.
Ils s'éloignèrent, et Huriel, sans faire réflexion ni dire un mot, rhabilla les mulets quatre à quatre, nous fit monter dessus, et, passant devant, non sans se retourner à chaque pas, nous mena bon train au bord de la rivière. Elle était encore bien grosse et bien grondeuse; mais il ne barguigna point pour y entrer, et quand il fut au mitant:—Venez, cria-t-il, n'ayez peur! Et, comme j'hésitais un peu à faire mouiller Brulette, car elle y avait déjà les pieds, il revint vers nous comme en colère, et frappa la mule pour la faire avancer au plus creux, jurant, et disant qu'il valait mieux être morte qu'insultée.
—C'est bien ce que je pense! lui répondit Brulette sur le même ton; et, frappant aussi, elle se jeta hardiment dans le courant qui écumait jusqu'au-dessus du poitrail de la mule.
Onzième veillée.
Il y eut un moment où la bête parut perdre pied, mais Brulette était, en ce moment-là, entre nous deux, et montrait beaucoup de courage. Quand nous fûmes sur l'autre rive, Huriel, fouaillant toujours nos montures, nous fit prendre le galop, et ce ne fut qu'en plaine, à la vue du ciel et à la portée des habitations, qu'il nous laissa souffler.
—À présent, dit-il en marchant entre moi et Brulette, je vous dois des reproches à tous deux. Je ne suis pas un enfant pour vous mettre dans un danger et vous y laisser. Pourquoi vous êtes-vous sauvés de l'endroit où je vous avais recommandé de m'attendre?
—C'est vous qui nous faites reproche? dit Brulette un peu animée; j'aurais cru que ce dût être le contraire.
—Commencez donc! dit Huriel devenu pensif. Je parlerai après. De quoi me blâmez-vous?
—Je vous blâme, répondit-elle, de n'avoir pas eu la prévoyance de la mauvaise rencontre que nous devions faire; je vous blâme surtout d'avoir su donner fiance à mon père et à moi, pour me faire sortir de ma maison et de mon pays, où je suis aimée et respectée, et pour m'amener dans des bois sauvages, où vous ne pouvez qu'à grand'peine me sauver des offenses de vos amis. Je ne sais pas quelles paroles grossières ils ont voulu me dire; mais j'ai bien entendu que vous étiez forcé de répondre de moi comme d'une honnête fille. C'est donc qu'on en doit douter en me trouvant en votre compagnie? Ah! le malheureux voyage! Voici la première fois de ma vie que je me vois insultée, et je ne croyais point que cela me dût arriver jamais!
Là-dessus, de dépit et de chagrin, le cœur lui enfla et elle se prit à pleurer de grosses larmes. Huriel ne répondit pas d'abord: il avait une grande tristesse. Enfin, il prit courage et lui dit:
—Il est vrai, Brulette, que vous avez été méconnue. Vous en serez vengée, je vous en réponds! Mais comme je n'ai pu en donner punition sur l'heure, sans vous exposer davantage, ce que je souffre au dedans de moi, de colère rentrée, je ne peux pas vous le dire, vous ne le comprendriez jamais!
Et les larmes qu'il retenait lui coupèrent la parole.
—Je n'ai pas besoin d'être vengée, reprit Brulette, et je vous prie de n'y plus songer; je tâcherai d'oublier de mon côté.
—Mais vous n'en maudirez pas moins le jour où vous vous êtes confiée à moi? dit-il en serrant le poing comme si, pour un peu, il eût voulu s'en assommer lui-même.
—Allons, allons, leur dis-je à mon tour, il ne se faut point quereller, à présent que le mal et le danger sont passés. Je reconnais qu'il y a eu de ma faute. Huriel emmenait les muletiers d'un côté et nous eût fait sauver de l'autre. C'est moi qui ai jeté Brulette dans la gueule du loup en croyant la sauver plus vite.
—Le danger n'y était d'aucune façon sans cela, dit Huriel. Certainement, parmi les muletiers, comme parmi tous les hommes qui vivent d'une manière sauvage, il y a des coquins. Il y en avait un dans cette bande-là; mais vous avez vu qu'il a été blâmé. Il est vrai aussi que beaucoup d'autres parmi nous sont mal appris et plaisantent mal à propos; mais je ne sais point ce que vous entendez par notre communauté. Si nous sommes associés d'argent et de plaisirs comme de pertes et de dangers, nous respectons les femmes les uns des autres comme tous les autres chrétiens, et vous avez bien vu que l'honnêteté était pareillement respectée pour elle-même, puisqu'il vous a suffi de dire un mot de fierté pour ranger ces hommes-là au devoir.
—Et pourtant, dit Brulette encore fâchée, vous étiez bien pressé de nous faire partir, et il a fallu se sauver vitement, au risque de se noyer dans la rivière. Vous voyez bien que vous n'êtes pas maître de ces mauvais esprits, et que vous aviez grand'peur de les voir revenir à leur méchante idée.
—Tout cela, parce qu'on vous avait vue fuir avec Tiennet, reprit le muletier. On a cru que vous étiez là en faute. Sans votre peur et votre défiance, vous n'auriez même pas été vue de mes compagnons; mais vous avez eu mauvaise idée de moi tous les deux, confessez-le?
—Je n'avais pas mauvaise idée de vous, dit Brulette.
—Et moi, si fait, dans ce moment-là, répondis-je. Je m'en confesse, ne voulant pas mentir.
—Ça vaut toujours mieux, reprit Huriel, et j'espère que tu en reviendras sur mon compte.
—C'est fait, lui dis-je. J'ai vu comme tu étais décidé, et maître de ta colère en même temps, et je reconnais qu'il vaut mieux savoir bien parler en commençant, que de finir par là; les coups viennent toujours assez tôt. Sans toi, je serais mort à cette heure, et toi aussi, pour me soutenir, ce qui eût été un grand mal pour Brulette. Or donc, nous en voilà dehors, grâce à toi, et je pense que nous devrions en être meilleurs amis tous les trois.
—À la bonne heure! répondit Huriel en me serrant la main. Voilà le bon côté du Berrichon: c'est son grand sens et son tranquille raisonnement. Êtes-vous donc Bourbonnaise, Brulette, que vous voilà si vive et si têtue?
Brulette consentit à mettre sa main dans la sienne, mais elle demeura soucieuse; et comme je pensais qu'elle avait froid, pour s'être beaucoup mouillée dans la rivière, nous la fîmes entrer dans une maison pour changer et se ravigoter d'un doigt de vin chaud. Le jour était venu, et les gens du pays paraissaient de bonne aide et de bon cœur.
Quand nous reprîmes notre voyage, le soleil était déjà chaud, et le pays, un peu élevé entre deux rivières, réjouissait la vue par son étendue, qui me rappelait nos plaines. Le dépit de Brulette était passé, car, en causant avec elle auprès du feu de ces Bourbonnais, je lui avais remontré qu'une honnête fille n'est point salie par des propos d'ivrognes, et que nulle femme ne serait nette si ces propos-là comptaient pour quelque chose. Le muletier nous avait quittés un moment, et quand il revint pour mettre Brulette en selle, elle ne se put tenir de crier d'étonnement. Il s'était lavé, rasé et habillé proprement, non pas si brave qu'elle l'avait vu une fois, mais aussi gentil de sa mine et assez bien couvert pour lui faire honneur.
Cependant, elle n'en fit ni compliment ni badinerie, et seulement le regardait beaucoup, comme pour refaire connaissance avec lui, quand il n'avait pas les yeux sur elle. Elle paraissait chagrinée de lui avoir été un peu rêche, mais ne savait plus comment revenir là-dessus, car il parlait d'autres sujets, nous donnant explication du pays Bourbonnais, où, depuis le passage de la rivière, nous étions entrés, me faisant connaître les cultures et usances, et raisonnant en homme qui n'est sot sur aucune chose.
Au bout de deux heures, sans autre fatigue ni encombre, toujours montant, nous étions arrivés à Mesples, qui est paroisse voisine de la forêt où nous devions trouver Joseph. Nous ne fîmes que traverser l'endroit, où Huriel fut beaucoup accosté de gens qui paraissaient lui porter bonne estime, et de jeunesses qui le suivaient de l'œil et s'étonnaient de la compagnie qu'il menait avec lui.
Nous n'étions cependant pas encore arrivés. C'était au fin fond du bois, ou, pour mieux dire, au plus haut, que nous devions gagner; car le bois de l'Alleu, qui se joint avec celui de Chambérat, remplit un plateau d'où descendent les sources de cinq ou six petites rivières ou ruisseaux, et formait alors un pays sauvage, entouré de landes désertes, ou peu s'en faut, d'où la vue s'étendait très au loin de tous les côtés; et de tous ces côtés-là, c'étaient autres forêts ou bruyères sans fin.
Nous n'étions cependant encore que dans le bas Bourbonnais, qui touche au plus haut du Berry, et il me fut dit par Huriel que le pays allait toujours grimpant jusqu'à l'Auvergne. Les bois étaient beaux, tout en futaies de chênes blancs, qui sont la plus belle espèce. Les ruisseaux, dont ces bois étaient coupés et ravinés en mille endroits, formaient des places plus humides, où poussaient des vergnes, des saules et des trembles, tous arbres grands et forts, dont n'approchent point ceux de notre pays. J'y vis aussi, pour la première fois, un arbre blanc de sa tige et superbe de son feuillage, qui ne pousse point chez nous, et qui s'appelle le hêtre. Je crois bien que c'est le roi des arbres après le chêne, et s'il est moins beau, on peut dire quasiment qu'il est plus joli. Ils étaient encore assez rares dans cette forêt, et Huriel me dit qu'ils n'étaient foisonnants que dans le mitant du pays Bourbonnais.
Je regardais toutes choses avec grand étonnement, m'attendant toujours à voir plus de raretés qu'il n'y en avait, et ne revenant pas de trouver que les arbres n'avaient pas la tête en bas et les racines en l'air, tant on s'inquiète de ce qui est éloigné et de ce qu'on n'a jamais vu. Quant à Brulette, soit qu'elle eût du goût naturel pour les endroits sauvages, soit qu'elle voulût consoler Huriel des reproches qui l'avaient affligé, elle admirait tout plus que de raison et faisait honneur et révérence aux moindres fleurettes du sentier.
Nous marchions depuis un bon bout de temps sans rencontrer âme qui vive, quand Huriel nous dit en nous montrant une éclaircie et un grand abatis:—Nous voilà aux coupes, et dans deux minutes, vous verrez notre ville et le château de mon père.
Il disait cela en riant, et pourtant nous cherchions encore des yeux quelque chose comme un bourg et des maisons, quand il ajouta, en nous montrant des huttes de terre et de feuillage qui ressemblaient plus à des terriers d'animaux qu'à des demeures d'humains:—Voilà nos palais d'été, nos maisons de plaisance. Restez ici, je cours en avant pour avertir Joseph.
Il partit au galop, regarda à l'entrée de toutes ces cabioles et revint nous dire, un peu inquiet, mais le cachant de son mieux:—Il n'y a personne, c'est bon signe; Joseph va bien; il aura accompagné mon père au travail. Attendez-moi encore; reposez-vous dans notre cabane, qui est la première ici devant vous; j'irai voir où est notre malade.
—Non, non, dit Brulette, nous irons avec vous!
—Avez-vous donc peur ici? Vous auriez tort; vous êtes sur le domaine des bûcheux, et ce ne sont pas, comme les muletiers, des suppôts du diable. Ce sont de braves gens de campagne comme ceux de chez vous, et là où règne mon père, vous n'avez rien à craindre.
—Je n'ai pas peur de votre monde, reprit Brulette, mais bien de ce que je ne vois pas Joset. Qui sait s'il n'est point mort et enseveli? Depuis un moment, l'idée m'en est venue, et j'en ai le sang figé.
Huriel devint pâle, comme si la même idée le gagnait; mais il n'y voulut pas donner attention.—Le bon Dieu ne l'aurait pas permis! dit-il; descendez, laissez là vos montures qui ne passeraient pas dans le fourré, et venez avec moi.
Il prit une petite sente qui menait à une autre coupe; mais là encore, nous ne vîmes ni Joseph ni autre personne.
—Vous pensez que ces bois sont déserts, nous dit Huriel, et cependant je vois, aux coupes fraîches, que les bûcheux y ont travaillé tout le matin; mais c'est l'heure où ils font un petit somme, et ils pourraient bien être couchés dans les bruyères sans que nous les vissions, à moins de marcher dessus. Mais écoutez! voilà qui me réjouit le cœur! c'est mon père qui cornemuse, je reconnais sa manière, et c'est signe que Joset ne va pas plus mal, car l'air n'est point triste, et je sais que mon père le serait si un malheur était arrivé.
Nous le suivîmes, et c'était véritablement une si belle musique, que Brulette, encore que pressée d'arriver, ne se pouvait tenir de s'arrêter par moments, comme charmée.
Et sans être aussi porté qu'elle à comprendre une pareille chose, je me sentais secoué aussi dans mes cinq sens de nature. À mesure que j'avançais, je croyais voir autrement, entendre autrement, respirer et marcher d'une manière qui m'était nouvelle. Les arbres me paraissaient plus beaux, aussi la terre et le ciel, et j'avais plein le cœur un contentement dont je n'aurais su dire la cause.
Et voilà qu'enfin, sur des roches, au long desquelles marmonnait un gentil ruisselet tout rempli de fleurs, nous vîmes Joset debout, d'un air triste, auprès d'un homme assis qui cornemusait pour le plaisir de ce pauvre malade. Le chien Parpluche était à côté d'eux et paraissait écouter aussi, comme eût fait une personne douée de connaissance.
Comme on ne faisait pas encore attention à nous, Brulette nous retint d'avancer, voulant bien regarder Joseph et prendre connaissance de son état par son air, avant de lui parler.
Joseph était blanc comme un linge et sec comme un bois mort, à quoi nous connûmes bien que le muletier ne nous avait point menti; mais ce qui nous reconsola un peu fut de voir qu'il avait grandi quasiment de toute la tête, ce que les gens qui le voyaient tous les jours pouvaient bien n'avoir pas remarqué, et nous expliquait, à nous autres, sa maladie par la fatigue de son croît. Et malgré qu'il avait les joues creusées et la bouche pâle, il était devenu tout à fait joli homme, ayant, malgré sa langueur, les yeux clairs et même vifs comme de l'eau courante, des cheveux fins, qui se séparaient, sur sa figure blême, en manière de bon Jésus, et toute une semblance d'ange du ciel, qui le différenciait d'un paysan autant qu'une fleur d'amandier se différencie d'une amande dans sa carcotte.
Mêmement ses mains étaient blanches comme celles d'une femme, pour ce que, depuis un temps, il n'avait point travaillé, et l'habillement bourbonnais, qu'il avait pris coutume de porter, le faisait ressortir plus dégagé et mieux construit, qu'autrefois ses blaudes de toile de chanvre et ses gros sabots.
Mais quand nous eûmes donné notre première attention à notre ami Joseph, force nous fut de regarder aussi le père d'Huriel, un homme comme j'en ai peu vu de pareils, croyez-moi, et qui, sans avoir étudié, avait une grande connaissance et un esprit qui n'eût point gâté un plus riche et mieux connu. Il était grand et fort homme, de belle prestance comme Huriel, mais plus gros et large d'épaules; sa tête était pesante et emmanchée de court comme celle d'un taureau. Sa figure n'était point jolie du tout, pour ce qu'il avait le nez plat, la bouche épaisse et les yeux ronds; mais ça n'en faisait pas moins une mine qu'on aimait à regarder, et qui, tant plus on la regardait, tant plus vous saisissait par un air de force, de commandement et de bonté. Ses gros yeux noirs brillaient comme deux éclairs dans sa tête, et sa grande bouche, quand elle riait, vous aurait fait revenir de la plus mauvaise mort.
Il avait, en ce moment-là, la tête couverte d'un mouchoir bleu, noué par derrière, et ne portait guère autre vêtement que son haut de chausse et sa chemise, avec un grand tablier de cuir, dont ses mains, usées au travail, ne différaient point pour la couleur et la dureté. Mêmement ses doigts écrasés ou entaillés par maints accidents où ils ne s'étaient point épargnés, semblaient des racines de buis toutes contournées de gros nœuds, et l'on eût dit qu'ils ne pouvaient plus faire service que de marteaux à casser la pierre. Et nonobstant, il les menait aussi subtilement sur le hautbois de sa musette que si ce fussent légers fuseaux ou menues pattes d'oisillons.
À côté de lui étaient couchées les carcasses de grands chênes fraîchement abattus et dépecés, emmi lesquels on voyait les instruments de son travail, sa cognée brillante comme un rasoir, son sciton pliant comme un jonc, et sa bouteille de terre, dont le vin entretenait ses forces.
À un moment, Joset, qui l'écoutait sans souffler, tant il y trouvait d'aise et de soulagement, vit son chien Parpluche venir vers nous pour nous caresser; il leva les yeux et nous vit arrêtés à dix pas de lui. De blême, il devint rouge comme le feu, mais ne bougea, car il crut d'abord que c'était la vision des personnes auxquelles la musique le faisait songer.
Brulette courut vers lui, les bras étendus: alors il fit entendre un cri et tomba, comme suffoqué, sur ses deux genoux, ce qui me fit grand'peur, car je n'avais point idée d'une amour si étrange, et je pensais que le saisissement lui donnait le coup de la mort.
Mais il en revint au plus vite, et se mit à remercier Brulette, et moi, ainsi qu'Huriel, dans des mots si amitieux et qui lui venaient si aisément, qu'on pouvait bien dire que ce n'était plus le même Joset qui, si longtemps, avait répondu Je ne sais pas, à toute chose qu'on lui pût dire.
Le père Bastien, ou plutôt le grand bûcheux, car on l'appelait toujours comme ça dans son pays, posa sa musette et, du temps que Brulette et Joset se parlaient, secoua ma main comme s'il m'eût connu de naissance.
—Voilà ton ami Tiennet? dit-il à son garçon. Eh bien, sa figure me revient et sa corporence aussi; car je gage que j'aurais peine à le tourer, et j'ai toujours vu que les hommes les plus forts étaient les plus doux. Je l'ai vu dans toi, mon Huriel, et dans moi-même qui me suis toujours senti en bonne disposition d'aimer mon prochain plutôt que de l'écraser. Or donc, Tiennet, sois le bienvenu dans nos forêts sauvages: tu n'y trouveras point du beau pain de pur froment et des salades de toutes sortes comme dans ton jardin; mais nous tâcherons de te régaler de bonne causerie et de franche amitié. Je vois que tu as accompagné la belle fille de Nohant, qui est comme la sœur et la petite mère à notre Joset. C'est bien fait à vous, car le courage lui manquait pour guérir; mais, à présent, je n'en serai plus en peine, et ce médecin-là me paraît bon.
Il disait ainsi, en regardant Joset, qui s'était assis sur ses talons aux pieds de Brulette et lui tenait la main en l'examinant de tous ses yeux, et la questionnant sur sa mère, sur le père Brulet, sur les voisins, les voisines et toute la paroissée.
Brulette, voyant que le grand bûcheux parlait d'elle, vint à lui, et lui fit excuse de ne l'avoir point salué en premier; mais lui, sans plus de façon, la prit par le corps et l'éleva sur la roche comme pour la voir d'entier, ainsi qu'une bonne sainte ou toute autre chose précieuse; et, la reposant à terre, il l'embrassa au front, disant à Joset qui rougissait autant que Brulette:—Tu me disais bien! c'est joli de tout en tout, et voilà, je pense, une pièce sans tache ni défaut. L'âme et le corps sont de la meilleure qualité qu'il y ait: ça se voit à travers les yeux. Et dis-moi donc, Huriel, je ne peux pas savoir, moi qui suis aveuglé sur mes enfants, si elle est plus jolie que ta sœur; mais il me semble qu'elle ne l'est pas moins, et que si elles étaient à moi toutes les deux, je ne saurais de laquelle me dire le plus fier. Voyons, Brulette, n'ayez point honte d'être belle, et n'en soyez pas vaine non plus. L'ouvrier qui façonne si bien les créatures de ce monde ne vous a pas consultée, et vous n'êtes pour rien dans son ouvrage; mais ce qu'il fait pour nous, on peut le gâter par folie ou sottise, et je vois, à votre air, que, loin de là, vous respectez ses dons en vous-même. Oui, oui, vous êtes une belle jeunesse, saine de cœur et droite d'esprit; je vous connais assez, puisque vous voilà ici, venant réconforter ce pauvre enfant qui vous appelait comme la terre appelle la pluie. Bien d'autres n'eussent pas fait comme vous, et, pour cela, je vous estime. Aussi, je vous demande vos amitiés pour moi, qui vous serai ici un père, et pour mes deux enfants, qui vous seront frère et sœur.
Brulette, qui avait eu gros sur le cœur le mauvais emportement envers elle des muletiers dans le bois de la Roche, fut si sensible à l'estime et aux compliments du grand bûcheux, qu'elle en eut des larmes prêtes à couler, et que, se jetant à son cou, elle ne sut lui répondre qu'en le baisant comme si ce fût son propre père.
—Voilà la meilleure réponse, dit-il, et j'en suis content. Or çà, mes enfants, l'heure du repos est passée pour moi, et je dois reprendre ma tâche. Si vous avez faim, voilà mon bissac et mes petites provisions. Huriel s'en ira tout à l'heure avertir sa sœur pour qu'elle vienne vous faire compagnie; et vous autres, mes Berrichons, vous deviserez avec Joseph, car vous en avez long à lui dire, j'imagine; mais vous ne vous écarterez point, sans lui, de mon han et du bruit de ma cognée, car vous ne connaissez point la forêt et pourriez vous y égarer.
Là-dessus, il se mit à débiter ses arbres, après avoir pendu sa musette à un de ceux qui étaient encore debout. Huriel mangea un morceau avec nous, et questionné sur sa sœur par Brulette:—Ma sœur Thérence, nous dit-il, est une bonne et gentille enfant d'environ votre âge. Je ne dirai pas, comme mon père, qu'elle peut soutenir la comparaison avec vous, mais, telle qu'elle est, elle se laisse regarder, et son humeur n'est pas des plus sottes. Elle a coutume de suivre mon père dans toutes ses stations, afin qu'il n'y manque de rien, car la vie d'un bûcheux, comme celle d'un muletier, est bien dure et bien triste quand il n'a pas de compagnie pour son cœur.
—Et où donc est-elle en ce moment-ci? demanda Brulette: ne pourrions-nous l'aller trouver?
—Elle est je ne sais pas où, répondit Huriel, et je m'étonne qu'elle ne nous ait point entendus venir, car elle n'a pas coutume de s'éloigner des loges. L'as-tu vue aujourd'hui, Joseph?
—Oui, dit-il, mais pas depuis le matin. Elle était un peu abattue et se plaignait du mal de tête.
—Elle n'est pourtant pas sujette à se plaindre de quelque chose! reprit Huriel. Or donc, excusez-moi, Brulette; je m'en vas vous la chercher au plus vite.
Douzième veillée.
Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et conversation avec Joseph; mais, pensant qu'il était content de m'avoir vu, et le serait encore plus de se trouver seul avec Brulette, je les laissai ensemble, sans faire semblant de rien, et m'en allai rejoindre le père Bastien pour m'occuper à le voir travailler.
C'était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez croire, car, de ma vie, je n'ai vu travail de main d'homme dépêché d'une si rude et si gaillarde façon. Je pense bien qu'il eût pu faire, sans se gêner, l'œuvre de quatre des plus forts chrétiens en sa journée, et cela, toujours riant et causant quand il avait compagnie, ou chantant et sifflant quand il était seul. Il était d'un sang si chaud et si grouillant qu'il me donnait envie de l'aider, et que je regrettais de n'avoir rien à faire pour mon compte. Il m'apprit que, généralement, les fendeux et bûcheux étaient habitants voisins des bois où ils travaillaient, et que, quand leurs demeures en étaient tout proche, ils y venaient à la journée. D'autres, demeurant un peu plus loin, y venaient à la semaine, partant de chez eux le lundi avant le jour, pour y retourner à la nuit le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient comme lui du haut pays, ils s'engageaient pour trois mois, et leurs cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux approvisionnées que celle des bûcheux à la semaine.
Il en était à peu près de même des charbonniers, et par là on entend non pas ceux qui achètent du charbon pour en revendre, mais ceux qui le fabriquent sur place, au compte des propriétaires des bois et forêts. Il y en avait aussi qui achetaient le droit de l'exploiter, de même qu'il y avait des muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte; mais, généralement, ce dernier métier consistait à faire seulement des transports.
Dans les temps d'aujourd'hui, l'industrie des muletiers est en baisse et va à se perdre. Les forêts sont mieux percées, et il n'y a plus tant de ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, où le service des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui consomment encore du charbon de bois est bien mandré, et on ne voit que peu de ces ouvriers-là dans nos pays. Il y en a cependant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais; mais, au temps dont je vous parle, et où les bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu'en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait toute une population de ces différents ordres, tant de l'endroit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres.
Le père Bastien me raconta, et je le vis plus tard moi-même, que tous les hommes adonnés au travail des bois s'habituaient si bien à cette vie changeante et difficile, qu'ils avaient comme le mal du pays quand il leur fallait vivre en la plaine. Et tant qu'à lui, il aimait les bois comme s'il eût été loup ou renard, encore qu'il fût le meilleur chrétien et le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.
Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel, de ma préférence pour mon pays.—Tous les pays sont beaux, disait-il, du moment qu'ils sont nôtres, et il est bon que chacun fasse estime particulière de celui qui le nourrit. C'est une grâce du bon Dieu sans laquelle les endroits tristes et pauvres seraient laissés à l'abandon. J'ai ouï dire à des gens qui ont voyagé au loin, qu'il y avait des terres sous le ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute l'année, et d'autres où le feu sortait des montagnes et ravageait tout. Et cependant, toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s'y marie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le logement de personne. La taupe aime sa noire caverne, comme l'oiseau aime son nid dans la feuillée, et la fourmi vous rirait au nez, si vous vouliez lui faire entendre qu'il y a des rois mieux logés qu'elle en leurs palais.
La journée s'avança sans que je visse revenir Huriel avec sa sœur Thérence. Le père Bastien s'en étonnait un peu, mais ne s'en inquiétait point. Plusieurs fois, je me rapprochai de Brulette et de Joset, qui ne se tenaient pas loin de là; mais, les voyant causer toujours et ne point donner attention à mon approche, je m'en allai seul de mon côté, ne sachant trop comment avaler le temps. J'étais, avant toutes choses, moi aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour, je m'en sentais amoureux, dix fois par jour je m'en sentais guéri, et, le plus souvent, je n'y prétendais plus assez pour m'en chagriner. Je n'avais jamais été bien jaloux de Joseph, avant le moment où le muletier nous avait appris le grand feu qui consumait ce jeune homme; et, depuis ce moment-là, chose étrange! je ne l'étais plus du tout. Plus Brulette marquait de compassion pour lui, plus il me semblait reconnaître qu'elle s'y portait par devoir d'amitié seulement. Et cela me chagrinait au lieu de me réjouir. N'ayant point d'espérance pour moi, je souhaitais au moins conserver le voisinage et la compagnie d'une personne qui mettait tout en aise autour d'elle, et je me disais aussi que si quelqu'un méritait sa préférence, c'était ce jeune gars qui l'avait toujours aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire aimer d'aucune autre.
Je m'étonnais même que ce ne fût pas là l'idée cachée de Brulette, surtout voyant comme Joset, au milieu de sa maladie, était devenu gentil, savant et parleur agréable. Certainement il devait son changement à la compagnie du grand bûcheux et de son fils, mais il y avait mis un grand vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant Brulette ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait qu'en voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier Huriel qu'elle n'avait encore fait à personne autre. Voilà l'idée qui m'angoissait à chaque moment davantage; car si sa fantaisie se tournait sur cet étranger, deux grosses peines m'attendaient: la première, c'est que notre pauvre Joset en mourrait de chagrin; la seconde, que notre belle Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n'aurais plus ni sa vue, ni sa causerie.
J'en étais là de mon raisonnement, quand je vis revenir Huriel, menant avec lui une fille si belle que Brulette n'en approchait point. Elle était grande, mince, large d'épaules et dégagée, comme son frère, dans tous ses mouvements. Naturellement brune, mais vivant toujours à l'ombre des bois, elle était plutôt pâle que blanche; mais cette sorte de blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu'elle les étonnait, et tous les traits de sa figure étaient sans défaut. Je fus bien un peu choqué de son petit chapeau de paille retroussé en arrière comme la queue d'un bateau; mais il en sortait un chignon de cheveux si merveilleux de noirceur et quantité, qu'on s'accoutumait bientôt à le regarder. Ce que je remarquai dès le premier moment, c'est qu'elle n'était pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne cherchait point à se rendre plus jolie qu'elle ne l'était, et son apparence était d'un caractère plus décidé, plus chaud dans la volonté, et plus froid dans les manières.
Comme je me trouvais assis contre une corde de bois coupé, ils ne me voyaient point, et, au moment qu'ils s'arrêtèrent près de moi à la fourche d'une sente, ils se parlèrent comme gens qui sont seuls.
—Je n'irai point, disait la belle Thérence d'une voix affermie. Je vas aux cabanes tout préparer pour leur souper et leur couchée; c'est tout ce que je veux faire pour le moment.
—Et tu ne leur parleras point? Tu vas leur montrer ta mauvaise humeur? disait Huriel qui paraissait surpris.
—Je n'ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune fille; et d'ailleurs, si j'en ai, je ne suis pas forcée de la montrer.
—Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point aller prévenir cette jeunesse qui doit commencer à s'ennuyer de la compagnie des hommes, et qui serait aise, je le parie, de se trouver avec une autre jeune fille.
—Elle ne doit point s'ennuyer, reprit Thérence, à moins qu'elle n'ait un mauvais cœur: mais je ne suis point chargée de l'amuser; je la servirai et l'assisterai, voilà tout ce qui est de mon devoir.
—Mais elle t'attend; qu'est-ce que je vas lui dire?
—Dis-lui ce que tu voudras: je n'ai pas à lui rendre compte de moi.
Là-dessus la fille du bûcheux s'enfonça dans la sente, et Huriel resta un moment songeur, comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.
Il passa son chemin, mais moi, je restai là où j'étais, planté comme une pierre. Il s'était fait en moi comme un rêve surprenant à la première vue de Thérence; je m'étais dit: Voilà une figure qui m'est connue; à qui est-ce qu'elle ressemble donc?
Et puis, à mesure que je l'avais regardée, tandis qu'elle parlait, j'avais trouvé qu'elle me rappelait la petite fille de la charrette embourbée qui m'avait fait rêvasser tout un soir et qui pouvait bien être cause que Brulette, me trouvant trop simple dans mon goût, avait détourné de moi son idée. Enfin, lorsqu'elle passa tout près de moi en s'en allant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la figure douce et tranquille dont j'avais gardé souvenance, j'observai le signe noir qu'elle avait au coin de la bouche, et m'assurai par là que c'était bien la fille des bois que j'avais portée à mon cou, et qui m'avait embrassé d'aussi bon cœur en ce temps-là qu'elle paraissait mal disposée maintenant à me recevoir.
Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me venaient sur une pareille rencontre; mais enfin la musette du grand bûcheux, qui sonnait une manière de fanfare, me fit observer que le soleil était tout justement couché.
Je n'eus point de peine à retrouver le chemin des loges, car c'est comme cela qu'on appelle les cabioles des ouvriers forestiers.
Celle des Huriel était la plus grande et la mieux construite, formant deux chambres, dont une pour Thérence. Au-devant régnait une façon de hangar, tuile en verts balais, qui servait à l'abriter beaucoup du vent et de la pluie; des planches de sciage, posées sur des souches, formaient une table dressée à l'occasion.
Pour l'ordinaire, la famille Huriel ne vivait que de pain et de fromage, avec quelques viandes salées, une fois le jour. Ce n'était point avarice ni misère, mais habitude de simplicité, ces gens des bois trouvant inutiles et ennuyeux notre besoin de manger chaud et d'employer les femmes à cuisiner depuis le matin jusqu'au soir.
Cependant, comptant sur l'arrivée de la mère à Joseph, ou sur celle du père Brulet, Thérence avait souhaité leur donner leurs aises, et, dès la veille, s'était approvisionnée à Mesples. Elle venait d'allumer le feu sur la clairière et avait convié ses voisines à l'aider. C'étaient deux femmes de bûcheux, une vieille et une laide. Il n'y en avait pas plus dans la forêt, ces gens n'ayant ni la coutume ni le moyen de se faire suivre aux bois, de leurs familles.
Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une douzaine d'hommes, qui commençaient à se rassembler sur un tas de fagots pour souper en compagnie les uns des autres, de leur pauvre morceau de lard et de leur pain de seigle; mais le grand bûcheux, allant à eux, devant que de rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec son air de brave homme:—Mes frères, j'ai aujourd'hui compagnie d'étrangers que je ne veux point faire pâtir de nos coutumes; mais il ne sera pas dit qu'on mangera le rôti et boira le vin de Sancerre à la loge du grand bûcheux sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux vous mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de vous qui me refuseront me feront de la peine.
Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés une vingtaine, je ne peux pas dire autour de la table, puisque ce monde-là ne tient point à ses aises, mais assis, qui sur une pierre, qui sur l'herbage, l'un couché de son long sur des copeaux, l'autre juché sur un arbre tordu, et tous plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à un troupeau de sangliers qu'à une compagnie de chrétiens.
Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne paraissait pas encore vouloir nous donner attention, lorsque son père, qui l'avait appelée sans qu'elle eût fait mine d'entendre, l'accrocha au passage, et, l'amenant malgré elle, nous la présenta.—Pardonnez-lui, mes amis, nous dit-il; c'est une enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a honte, mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de l'encourager, car elle gagne à être connue.
Là-dessus, Brulette, qui n'était embarrassée ni mal disposée, ouvrit ses deux bras et les jeta au cou de Thérence, laquelle, n'osant se défendre, mais ne sachant se livrer, resta ferme à la voir venir, et releva seulement sa tête et son regard jusqu'alors fiché en terre. En cette position, se voyant de près l'une l'autre, les yeux dans les yeux, et quasi joue contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures, l'une desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que l'autre, défiante et déjà malicieuse de son encornure, l'attend pour la heurter traîtreusement.
Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard doux de Brulette, et, retirant sa figure, elle la laissa tomber sur l'épaule de cette belle, pour cacher des pleurs qui lui remplirent les yeux.
—Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa fille, voilà ce qui s'appelle être farouche. Je n'aurais jamais cru que la honte des fillettes pût aller jusqu'aux larmes. Mais, comprenez quelque chose aux enfants, si vous pouvez! Allons, Brulette, vous me paraissez plus raisonnable; suivez-la, et ne la lâchez qu'elle ne vous ait parlé: il n'y a que le premier mot qui coûte.
—À la bonne heure, dit Brulette, je l'aiderai, et, au premier mot de commandement qu'elle me voudra dire, je lui obéirai si bien, qu'elle me pardonnera de lui avoir fait peur.
Et tandis qu'elles s'en allaient ensemble, le grand bûcheux me dit:—Voyez un peu ce que c'est que les femmes! La moins coquette (et ma Thérence est de celles-là) ne se peut trouver en face d'une rivale en beauté, sans être, ou échauffée de dépit, ou glacée de peur. Les plus belles étoiles font bon ménage côte à côte dans le ciel; mais, de deux filles de la mère Ève, il y en a toujours une au moins qui est gênée par la comparaison qu'on peut lui faire de l'autre.
—Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne rendez point justice à Thérence pour le moment. Elle n'est ni honteuse ni envieuse. Et il ajouta en baissant la voix:—Je crois que je sais ce qui la chagrine, mais le mieux sera de n'y pas faire attention.
On apporta de la viande grillée, des champignons jaunes très-beaux, dont je ne pus me décider à goûter, encore que je visse tout ce monde en manger sans crainte; des œufs fricassés avec diverses sortes d'herbes fortes, des galetons de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommés en tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d'une manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur temps et de ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à quatre comme gens affamés, ce qui, chez nous, n'eût point paru convenable, et ils n'attendirent point d'être repus pour chanter et danser au beau milieu du festin.
Ces gens, d'un sang moins rassis que le nôtre, semblaient ne pouvoir tenir en place. Ils ne patientaient point le temps qu'on leur fît offre de quelque plat. Ils apportaient leur pain pour recevoir le fricot dessus, refusaient les assiettes, et retournaient se percher ou se coucher; d'aucuns aussi mangeaient debout, d'autres en causant et gesticulant, chacun racontant son histoire ou disant sa chansonnette. C'était comme abeilles bourdonnant autour de la ruche: j'en étais étourdi et ne me sentais pas festiner.
Malgré que le vin fût bon et que le grand bûcheux ne l'épargnât point, personne n'en prit plus qu'il ne fallait, chacun étant à sa tâche et ne voulant point se mettre à bas pour le travail du lendemain. Aussi la fête dura peu; et, bien qu'au milieu elle parût vouloir être folle, elle finit de bonne heure et tranquillement. Le bûcheux reçut grands compliments pour ses honnêtetés, et l'on voyait bien qu'il avait commandement naturel sur toute la bande, non point seulement par son moyen, mais aussi par son bon cœur et sa bonne tête.
On nous fit beaucoup d'avances d'amitié et d'offres de service, et je dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts et plus prévenants que ceux de chez nous. J'observai qu'Huriel les amenait, l'un après l'autre, auprès de Brulette, les lui présentant par leurs noms, et leur enjoignant de la regarder ni plus ni moins que comme sa sœur, d'où elle reçut tant de révérences et de politesses, qu'elle n'avait jamais été si bien fêtée dans notre village.
Quand l'heure de dormir fut venue, le grand bûcheux m'offrit de partager sa chambre. Joset avait sa loge voisine de la nôtre, mais elle était plus petite et nous aurions pu y être gênés. Je suivis donc mon hôte, d'autant plus volontiers que j'étais enchargé de veiller de près sur Brulette; mais je vis, en entrant dans la loge, qu'elle ne courait aucun risque, car elle devait partager la couche de la belle Thérence, et le muletier, fidèle à ses habitudes, s'était déjà couché dehors en travers de la porte, si bien que ni loup ni voleur n'en eût pu approcher.
En jetant un coup d'œil sur la chambrette où les deux filles se retiraient, je vis qu'il s'y trouvait un lit et quelques meubles très-propres; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait transporter facilement et sans dépense, d'un lieu à l'autre, le petit ménage de sa sœur; mais celui de son père ne devait pas lui donner grand embarras, car il se composait d'un tas de fougères sèches avec une couverture. Encore le grand bûcheux trouvait-il que c'était de trop et que, pour bien faire, il eût dû coucher à l'étoilée comme son fils.
J'étais assez las pour me passer de mon lit, et je dormis d'un bon somme jusqu'au jour. Je pensai que Brulette en avait fait autant, car je ne l'entendis remuer non plus qu'une petite pierre, derrière la cloison de planches qui nous séparait.
Quand je me levai, le bûcheux et son garçon étaient debout et se consultaient ensemble.
—Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que nous allions au travail, je désire que l'affaire dont nous causons soit décidée. Brulette, à qui j'ai remontré que Joseph avait besoin de sa compagnie pour quelque temps, et qui m'a dit avoir la volonté de lui en donner le plus possible, s'est engagée pour la huitaine tout au moins; mais elle n'a pu s'engager pour toi et nous a priés de t'y décider. C'est ce que nous ferons, j'espère, en te disant que nous en serons contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions d'agir avec nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.
Cela dit d'un air de vérité et d'amitié me commandait de m'engager; et, de fait, ne pouvant abandonner Brulette chez des étrangers, encore qu'une huitaine me parût bien longue, j'étais obligé de me ranger à son vouloir et à l'intérêt de Joseph.
—Je t'en remercie, mon bon Tiennet, me dit Brulette, sortant de la chambre de Thérence, et j'en remercie les braves gens qui nous font si bonne réception; mais si je reste, c'est à la condition qu'on ne fera point ici de dépense pour nous, et que nous serons libres tous les deux de vivre à nos frais comme nous l'entendrons.
—Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la crainte de nous être à charge doit vous faire partir plus vite, nous aimons mieux renoncer au plaisir de vous servir. Mais souvenez-vous seulement d'une chose, c'est que mon père gagne de l'argent et moi aussi, et que nous ne connaissons pas de plus grand contentement tous les deux que d'obliger nos amis et de leur faire honneur.
Il me sembla qu'Huriel faisait en toute occasion sonner un peu ses écus, comme pour dire: «Je suis un bon parti.» Cependant il agit tout aussitôt comme un homme qui se met de côté, car il nous annonça qu'il allait nous quitter.
Sur ce mot-là, Brulette eut un petit frisson que seul je vis, et qu'elle surmonta aussitôt pour lui demander, sans trop paraître s'en soucier, où il allait et pour combien de temps.
—Je m'en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il. Je serai assez près de vous pour revenir vous voir si vous avez besoin de moi; Tiennet sait le chemin. Je vas de ce pas, d'abord, dans la lande de la Croze chercher mes bêtes et mes équipages, et, en repassant, je vous dirai adieu.
Là-dessus il partit, et le grand bûcheux, enjoignant à sa fille d'avoir grand soin et grand égard pour nous, s'en alla, de son côté, à son ouvrage.
Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de la belle Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi activement que si elle eût été à nos gages, ne paraissait pas vouloir nous faire grande fête, et répondait par oui et par non à tout ce que nous inventions de lui dire. Si bien que cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans un moment où nous étions seuls:—Il me semble, Tiennet, que nous déplaisons beaucoup à cette fille; elle m'a fait place dans son lit, cette nuit, comme une personne qui serait forcée d'y recevoir un hérisson. Elle s'est jetée dans la ruelle, le nez contre la cloison, et sauf qu'elle m'a demandé si je voulais plus ou moins de couverture, elle ne m'a pas voulu dire un mot. J'étais si lasse que j'aurais volontiers dormi tout de suite, et même, voyant qu'elle en faisait semblant pour se dispenser de me parler, j'ai fait semblant aussi; mais, de longtemps, je n'ai pu fermer l'œil, car j'entendais qu'elle s'étouffait de pleurer. Si tu veux m'en croire, nous ne la gênerons pas plus longtemps, nous chercherons quelques loges vacantes dans une autre partie de la forêt, et, s'il n'y en a pas, je m'arrangerai avec la vieille femme que j'ai vue hier par ici, pour qu'elle envoie son mari chez un voisin et partage son logis avec moi. Si ce n'est qu'un lit d'herbages, je m'en contenterai; c'est payer trop cher un matelas et un coussin que d'y être reçu avec des larmes. Quant à nos repas, je compte que, dès aujourd'hui, tu iras à Mesples acheter ce qu'il nous faut, et je me charge de notre cuisine.
—C'est très-bien, Brulette, lui répondis-je, et je ferai tout ce que vous voudrez. Cherchons un logement pour vous, et ne vous inquiétez pas de moi. Je ne suis pas plus de sel que ce muletier qui a dormi dehors sous le travers de votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon cœur, sans craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi: si nous quittons comme ça la loge et la table du grand bûcheux, il nous croira fâchés, et comme il nous a trop bien traités pour avoir à se reprocher quelque chose, il verra aisément que c'est sa fille qui nous rebute. Il l'en grondera peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites que cette jeunesse a été très-honnête, voire soumise envers vous. Or donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous le droit de blâmer sa tristesse et son silence? Ne vaudrait-il pas mieux ne faire semblant de rien, la laisser libre tout le jour d'aller voir ou de recevoir son galant, si elle en a un, et, quant à nous, faire société avec Joset, pour qui seul nous sommes venus ici? Ne craignez-vous point aussi qu'en nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne se fourre dans l'idée que nous avons quelque mauvais motif pour nous mettre à part?
—Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je patienterai avec cette grande rechigneuse et la verrai venir.
Treizième veillée.
La belle Thérence ayant tout préparé pour notre déjeuner, et voyant monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait songé à réveiller Joseph. C'est l'heure, lui dit-elle, et il est fâché quand je le laisse dormir trop tard, parce que la nuit d'après il a peine à se reprendre.
—Si c'est vous qui avez coutume de l'appeler, ma mignonne, répondit Brulette, faites-le donc: je ne connais point son habitude.
—Non, non, reprit Thérence d'un ton sec: c'est votre affaire de le soigner à présent, puisque vous êtes venue pour ça. Je peux, à cette heure, m'en reposer et vous en laisser la charge.
—Pauvre Joset! ne put s'empêcher de dire notre Brulette. Je vois qu'il est d'un grand embarras pour vous et qu'il ferait mieux de s'en revenir avec nous dans son pays!
Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Brulette:—Allons tous deux l'appeler. Je gage qu'il sera content d'entendre ta voix la première.
La loge de Joset touchait quasiment celle du grand bûcheux. Sitôt qu'il entendit la voix de Brulette, il vint tout courant regarder à travers la porte et lui dit:—Ah! je craignais de rêver, Brulette! c'est donc bien vrai que tu es là?
Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous dit que, pour la première fois depuis longtemps, il avait dormi tout d'une lampée, et cela était connaissable à son visage, qui valait déjà dix sous de plus que celui de la veille. Thérence lui apporta, dans une écuelle, un bouillon de poule, et il voulait le donner à Brulette, qui s'en défendit d'autant mieux que les yeux noirs de la fille des bois semblaient remplis de colère, à cause de l'offre qui lui en était faite.
Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à son dépit, refusa, disant qu'elle n'aimait point le bouillon et que ce serait grand dommage d'en avoir laissé le mal à l'infirmière pour n'en retirer ni le profit ni le plaisir; et même, elle ajouta avec douceur:—Je vois, mon gars, que tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves gens n'épargnent rien pour te réconforter le corps.
—Oui, dit Joset, prenant la main de Thérence et la joignant, dans les siennes, à celle de Brulette; j'ai causé de la dépense à mon maître (il appelait toujours comme ça le grand bûcheux à cause qu'il lui enseignait à musiquer) et de la fatigue à cette pauvre sœur que vous voyez là. Sache, Brulette, qu'après toi, j'ai trouvé un ange sur la terre. Comme tu m'as assisté l'esprit et consolé le cœur quand j'étais un enfant ébervigé et quasi propre à rien, elle a soigné mon pauvre corps en détresse quand je suis tombé ici en misère de fièvre. Les secours qu'elle m'a donnés, jamais je ne pourrai l'en remercier comme je le dois; mais je peux dire une chose: c'est qu'il n'y en a pas une troisième comme vous deux, et qu'au jour des récompenses, le bon Dieu gardera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine Brulet, la rose du Berry, et pour Thérence Huriel, la blanche épine des bois.
Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume dans le sang de Thérence, car elle ne refusa plus de s'asseoir pour manger avec nous, et Joseph était entre ces deux belles filles, tandis que moi, profitant du sans-gêne que j'avais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout en mangeant, pour être tantôt près de l'une et tantôt près de l'autre.
Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois par mes prévenances, et je tenais à honneur de lui montrer que les Berrichons ne sont pas des ours. Elle répondait très-doucement à mes honnêtetés; mais il ne me fut point possible de la faire sourire ni lever les yeux sur moi en me répondant. Elle me paraissait avoir l'humeur bizarre, prompte au dépit, et remplie de défiance. Et cependant, quand elle était tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l'air et dans la voix, qu'on ne pouvait prendre d'elle une mauvaise idée; mais ni dans ses bons moments, ni dans les autres, je n'osai lui demander si elle se ressouvenait que je l'eusse portée en mes bras et qu'elle m'en eût payé d'une accolade. Je m'étais bien assuré que c'était elle, car son père, à qui j'en avais déjà parlé, n'avait point oublié la chose et prétendait avoir comme réconnu ma figure sans savoir pourquoi.
Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m'en fît part ensuite, commençait à avoir une autre doutance de la vérité. C'est pourquoi elle se mit en tête d'observer et de feindre pour en savoir plus long.
—Or ça, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croisés? Sans être une grosse ouvrière, je n'ai pas coutume de dire mon chapelet d'un repas à l'autre, et je vous prie, Thérence, de me montrer quelque ouvrage où je puisse vous aider. Si vous souhaitez courir, je garderai la loge et y ferai ce que vous me commanderez; mais si vous restez, je resterai aussi, à condition que vous m'occuperez pour votre service.
—Je n'ai besoin d'aucune aide, répondit Thérence, et vous, vous n'avez besoin d'aucun ouvrage pour vous désennuyer.
—Pourquoi donc cela, ma mignonne?
—Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je pourrais être de trop dans toutes les choses que vous avez à vous dire, je sortirai si vous souhaitez rester, je resterai si vous souhaitez sortir.
—Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Brulette avec un peu de malice. Je n'ai point de secrets à lui dire, et tout ce que nous avions à nous raconter, nous y avons donné la journée d'hier. À cette heure, le contentement que nous avons d'être ensemble ne peut que s'augmenter de votre compagnie, et nous vous la demandons, à moins que vous n'en ayez une meilleure à nous préférer.
Thérence resta indécise, et la manière dont elle regarda Joseph fit voir à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte d'être importune. Sur quoi, Brulette dit à Joseph:—Aide-moi donc à la retenir! Est-ce que tu n'en seras pas content? Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que nous étions tes deux anges gardiens? Et ne veux-tu pas qu'ils travaillent ensemble à ton salut?
—Tu as raison, Brulette, dit Joseph. Entre vos deux bons cœurs, je dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux à vouloir bien m'aimer, il me semble que chacune de vous m'en aimera davantage, comme quand on se met à la tâche avec un bon compagnon, qui vous donne de sa force pour redoubler la vôtre.
—Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compagnon dont votre payse a besoin? Allons, soit! Je vas prendre mon ouvrage, et je travaillerai ici.
Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le coudre. Brulette voulut l'aider, et, comme elle s'y refusait:—Alors, dit-elle à Joseph, donne-moi tes hardes à raccommoder; elles doivent avoir besoin de moi, car il y a longtemps que je ne m'en suis pas mêlée.
Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph; mais il ne s'y trouva pas un seul point à faire, ni seulement un bouton à coudre, tant on y avait bien veillé; et Brulette parla d'acheter du linge à Mesples le lendemain, pour lui faire des chemises neuves. Mais il se trouva que celles que Thérence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et qu'elle voulait les finir seule, comme elle les avait commencées.
Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit semblance d'insister là-dessus, et Joseph même fut obligé d'y dire son mot, à savoir que Brulette s'ennuyait à ne rien faire. Alors Thérence jeta son ouvrage avec colère, disant à Brulette:—Finissez-les donc toute seule; je ne m'en mêle plus! Et elle s'en alla bouder en la maison.
—Joset, dit alors Brulette, cette fille-la n'est ni capricieuse ni folle, comme je me le suis imaginé; elle est amoureuse de toi!
Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien qu'elle avait parlé trop vite. Elle ne s'imaginait point encore combien un homme malade dans son corps, par suite du mal de son esprit, est faible et craintif devant la réflexion.
—Que me dis-tu là! s'écria-t-il, et quel nouveau malheur serait donc tombé sur moi?
—Pourquoi serait-ce donc un malheur?
—Tu me le demandes, Brulette? Est-ce que tu crois qu'il dépendrait de moi de lui rendre ses sentiments?
—Eh bien, dit Brulette, tâchant de l'apaiser, elle s'en guérirait!
—Je ne sais pas si on guérit de l'amour, répondit Joseph; mais moi, si j'avais fait, par ignorance et par manque de précaution, le malheur de la fille au grand bûcheux, de la sœur d'Huriel, de la vierge des bois, qui a tant prié pour moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que je ne pourrais me le pardonner.
—L'idée ne t'est donc jamais venue que son amitié pouvait se changer en amour?
—Non, Brulette, jamais!
—C'est singulier, Joset!
—Pourquoi ça? N'étais-je point accoutumé, dès mon enfance, à être plaint pour ma bêtise et secouru dans ma faiblesse? Est-ce que l'amitié que tu m'as toujours marquée, Brulette, m'a jamais rendu vaniteux au point de croire... Ici Joseph devint rouge comme le feu, et ne put dire un mot de plus.
—Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente et avisée autant que Thérence était prompte et sensible. On peut beaucoup se tromper sur les sentiments qu'on donne ou qu'on reçoit. J'ai eu une folle idée sur cette fille, et puisque tu ne la partages point, c'est qu'elle n'est point fondée. Thérence doit être, comme je le suis encore, ignorante de ce qu'on appelle la vraie amour, en attendant que le bon Dieu lui commande de vivre pour celui qu'il lui aura choisi.
—N'importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.
—Nous sommes venus pour te ramener, lui dis-je, aussitôt que tu t'en sentiras la force.
Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée.—Non, non, dit-il, je n'ai qu'une force, c'est ma volonté d'être grand musicien, pour retirer ma mère avec moi et vivre honoré et recherché dans mon pays. Si je quitte celui-ci, j'irai dans le haut Bourbonnais jusqu'à ce que je sois reçu maître sonneur.
Nous n'osâmes point lui dire qu'il ne nous semblait pas devoir jouir jamais de bons poumons.
Brulette lui parla d'autre chose, et moi, très-occupé de la découverte qu'elle venait de me faire faire sur Thérence, porté, je ne sais pourquoi, à m'inquiéter d'elle, que je venais de voir sortir de sa loge et s'enfoncer dans le bois, je me mis à marcher du côté qu'elle avait pris, allant comme à l'aventure, mais curieux et même envieux de la rencontrer.
Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouffés qui me firent connaître où elle s'était retirée. Ne me sentant plus honteux avec elle, du moment que je ne pouvais rien prétendre dans son chagrin, je m'approchai et lui parlai résolument:
—Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu'elle ne pleurait point et seulement tremblait et suffoquait comme d'une colère rentrée, je pense que nous sommes cause, ma cousine et moi, de l'ennui que vous avez. Nos figures vous choquent, et surtout celle de Brulette, car je n'estime pas la mienne mériter tant d'attention. Nous parlions de vous ce matin, et justement je l'ai empêchée de s'en aller de votre loge, où elle pensait bien vous être à charge. Or parlez-moi franchement, et nous nous retirerons ailleurs; car si vous avez mauvaise opinion de nous, nous n'en sommes pas moins bien intentionnés pour vous et craintifs de vous occasionner du déplaisir.
La fière Thérence parut comme outrée de ma franchise, et, se levant de l'endroit où je m'étais assis auprès d'elle:—Votre cousine veut s'en aller? dit-elle d'un air de menace,-elle veut me faire honte? Non! elle ne le fera point!... ou bien...
—Ou bien quoi? lui dis-je, déterminé de la confesser.
—Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma famille, et je m'en irai mourir seule en quelque désert!
Elle parlait comme dans la fièvre, avec l'œil si sombre et la figure si pâle, qu'elle me fit peur.—Thérence, lui dis-je en lui prenant très-honnêtement la main et en la forçant à se rasseoir, ou vous êtes née injuste, ou vous avez des raisons pour haïr Brulette. Eh bien, dites-les-moi, en bonne chrétienne, car il est possible que je la blanchisse du mal dont vous l'accusez.
—Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais! s'écria Thérence, qui ne se pouvait surmonter davantage. Ne vous imaginez pas que je ne sache rien d'elle! Je m'en suis assez tourmenté l'esprit, j'ai assez questionné Joseph et mon frère pour juger, à sa conduite, qu'elle est un cœur ingrat et un esprit trompeur. C'est une coquette, voilà ce qu'elle est, votre Berrichonne, et toute personne franche a le droit de la détester.
—Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me troubler. Sur quoi vous fondez-vous?
—Et ne sait-elle point, s'écria Thérence, qu'il y a ici trois garçons qui l'aiment et dont elle se joue? Joseph qui en meurt, mon frère qui s'en défend, et vous qui tâchez d'en guérir? Prétendez-vous me faire accroire qu'elle n'en sait rien et qu'elle a une préférence pour l'un des trois? Non! elle n'en a pour personne; elle ne plaint pas Joseph, elle n'estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos tourments l'amusent, et, comme elle a, en son village, une cinquantaine d'autres galants, elle prétend vivre pour tous et pour aucun. Eh bien, peu m'importe quant à vous, Tiennet, puisque je ne vous connais point. Mais quant à mon frère, qui est si souvent éloigné de nous par son état, et qui nous quitte dans un moment où il pourrait rester... et quant à Joseph qui en est malade et quasi hébété... Ah! tenez, votre Brulette est bien coupable envers tous deux, et devrait rougir de ne pouvoir dire une bonne parole ni à l'un ni à l'autre.
En ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra, et, mal habituée à être traitée de la sorte, mais contente cependant d'entendre expliquer la conduite d'Huriel, elle s'assit auprès de Thérence et lui prit la main d'un air sérieux, où il y avait de la compassion et du reproche en même temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d'une manière plus douce:
—Pardonnez-moi, Brulette, si je vous ai fait de la peine; mais, véritablement, je ne me le reprocherai point, si je vous amène à de meilleurs sentiments. Voyons, convenez que votre conduite a été fausse et votre cœur dur. Je ne sais pas si c'est la coutume en vos pays de se faire désirer avec l'intention de se refuser; mais moi, pauvre fille sauvage, je trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces manéges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le mal que vous faites. Je ne vous dirai pas que mon frère y succombera: c'est un homme trop fort et trop courageux, il est aimé de trop de filles qui vous valent bien, pour ne pas en prendre son parti: mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulette! Vous ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée avec lui; vous l'avez jugé imbécile, et c'est au contraire un grand esprit. Vous le croyez froid et indifférent, tandis qu'il est rongé d'une tristesse qui prouve le contraire: mais son corps est trop faible et ne saura tenir contre le chagrin, si vous l'abusez. Donnez-lui votre cœur comme il le mérite, c'est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous le faites mourir!
—Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma pauvre Thérence? répondit Brulette en la regardant à travers les yeux. Si vous voulez savoir le fond de mon idée, je crois que vous aimez Joseph et que je vous donne, malgré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher des torts. Eh bien, regardez-y mieux, mon enfant, je ne veux point rendre ce garçon amoureux de moi, je n'y ai jamais songé, et je regrette qu'il le soit. Je suis même toute portée à vous aider à l'en guérir, et si j'avais su ce que vous me faites voir, je ne serais point venue ici, encore que votre frère m'eût dit la chose être nécessaire.
—Brulette, dit Thérence, vous me croyez bien peu fière, si vous jugez que j'aime Joseph comme vous l'entendez, et que je descends jusqu'à la jalousie pour vos agréments. La manière dont je l'aime, je n'ai pas sujet de m'en cacher ni d'en avoir honte devant personne. S'il en était ainsi, j'aurais, à tout le moins, assez d'orgueil pour ne pas laisser croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est si franche et si honnête que je me porterai courageusement à le défendre contre vos piéges. Ainsi, aimez-le franchement comme moi, et, au lieu de vous en vouloir, je vous aimerai et vous estimerai; je reconnaîtrai vos droits, qui sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l'emmener dans son pays, à la condition qu'il y sera votre seul ami et votre mari. Autrement, attendez-vous à trouver en moi une ennemie qui vous donnera ouvertement condamnation. Il ne sera pas dit que j'aurai aimé cet enfant et soigné ce malade, pour qu'une belle coquette de village le vienne tuer sous mes yeux.
—C'est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté; je vois de plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse, et j'en suis plus tranquille pour m'en aller et le laisser à vos soins. Que votre attache soit honnête et franche, je n'en doute pas; je n'ai pas, comme vous, des raisons pour être colère et injuste. Pourtant, je m'étonne de ce que vous voulez me faire rester et me paraître amie. C'est là où finit votre sincérité, et je vous déclare que j'en veux savoir la raison, sans quoi je ne m'y prêterai point.
—La raison, vous la dites vous-même, répondit Thérence, quand vous vous servez de vilains mots pour m'humilier. Vous venez de prononcer que j'étais amoureuse et jalouse: si c'est comme cela que vous expliquez la force et la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manquerez point de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme, qui me doit le respect et la reconnaissance, se croira le droit de me mépriser et de se moquer de moi en lui-même.
—Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le cœur et l'esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la fille des bois. Je dois vous aider à garder votre secret, et je le ferai. Je ne vous dis pas que je vous aiderai de tout mon pouvoir auprès de Joseph; votre hauteur s'en offenserait, et je comprends que vous ne vouliez pas recevoir son amitié de moi comme une grâce; mais je vous prie d'être juste, de réfléchir, et même de me donner un conseil que, plus douce et plus humble que vous, je vous demande pour la gouverne de ma conscience.
—Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée par la soumission et la raison de Brulette.
—Sachez, avant tout, dit celle-ci, que je n'ai jamais eu d'amour pour Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous en dirais la cause.
—Dites-la, je la veux savoir! s'écria Thérence.
—Eh bien, la cause, dit Brulette, c'est qu'il ne m'aime pas comme je voudrais être aimée. J'ai connu Joseph dès ses premiers ans; il n'a jamais été aimable avant de venir ici, et il vivait si retiré en lui-même que je le jugeais égoïste. À présent, je veux croire qu'il ne l'était pas d'une mauvaise façon; mais, d'après l'entretien que nous avons eu hier ensemble, je suis toujours assurée que j'aurais, en son cœur, une rivale dont je serais vilement écrasée, et cette maîtresse qu'il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas, Thérence, c'est la musique.
—J'ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit Thérence, après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien, par son air soulagé, qu'elle aimait mieux avoir à se battre contre la musique, dans le cœur de Joseph, que contre l'aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est très-souvent dans l'état où j'ai vu quelquefois mon père, c'est-à-dire que le plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne compte auprès de celui-là; mais mon père n'en est pas moins si aimant et si aimable, que je ne suis point jalouse de son plaisir.
—Eh bien, Thérence, dit Brulette, espérons qu'il rendra Joseph tout pareil à lui et par conséquent digne de vous.
—De moi? pourquoi de moi plus que de vous? Dieu m'est témoin que je ne m'occupe pas de moi quand je travaille et prie pour Joseph. Mon sort me tourmente bien peu, allez, Brulette, et je ne comprends guère qu'on se souvienne de soi-même dans l'amitié qu'on a pour une personne.
—Alors, dit Brulette, vous êtes comme une manière de sainte, ma chère Thérence, et je sens que je ne vous vaux point; car je me compte toujours pour quelque chose, et même pour beaucoup, quand je me permets de rêver le bonheur dans l'amour. Peut-être n'aimez-vous point Joseph comme je me l'imaginais; mais quoi qu'il en soit, je vous prie de me dire comment je dois me comporter avec lui. Je ne suis point du tout sûre qu'en lui ôtant l'espérance, je lui porterais le coup de la mort: autrement, vous ne me verriez pas si tranquille; mais il est malade, c'est bien vrai, et je lui dois du ménagement. Voilà où mon amitié pour lui est grande et sincère, et où je ne suis pas si coquette que vous pensez; car s'il est vrai que j'aie cinquante galants en mon village, où serait mon avantage et mon divertissement de venir relancer en ces bois le plus humble et le moins recherché de tous? Il me semblait, au contraire, que je méritais mieux de votre estime, puisqu'à l'occasion, je savais lâcher sans regret ma joyeuse compagnie, pour venir porter assistance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon souvenir.
Thérence, comprenant enfin qu'elle avait tort, se jeta au cou de Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais en lui marquant par des caresses et par des larmes qu'elle s'en repentait franchement.
Elles en étaient là quand Huriel, suivi de ses mules, devancé par ses chiens, et monté sur son petit cheval, parut au bout de l'allée où nous étions.
Le muletier venait nous faire ses adieux; mais rien, dans son air, ne marquait le chagrin d'un homme qui se veut guérir, par la fuite, d'un amour nuisible. Il paraissait, au contraire, dispos et content, et Brulette pensa que Thérence ne l'avait mis au rang de ses amoureux que pour donner une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier dépit.
Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son départ, et, comme il prétendait avoir de l'ouvrage qui pressait, Thérence, de son côte, disant le contraire et s'efforçant à le retenir, Brulette, un peu piquée du courage qu'il marquait, lui fit reproche de s'ennuyer en la compagnie des Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien changer à son dessein; ce qui finit par offenser Brulette et la porta à lui dire:
—Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne pensez-vous pas, maître Huriel, qu'il serait temps de me rendre un gage qui ne vous appartient pas, et qui vous pend toujours à l'oreille?
—Oui-dà, répondit-il, je crois qu'il m'appartient comme mon oreille appartient à ma tête, puisque c'est ma sœur qui me l'a donné.
—Votre sœur n'a pu vous donner ce qui est à Joseph ou à moi.
—Ma sœur a fait sa première communion tout comme vous, Brulette, et quand j'ai rendu votre joyau à Joset, elle m'a donné le sien. Demandez-lui si ce n'est point la vérité.
Thérence rougit beaucoup, et Huriel riait en sa barbe. Brulette crut comprendre que le plus trompé des trois était Joseph, qui portait, comme une relique, à son cou, le petit cœur d'argent de Thérence, tandis que le muletier portait toujours celui qui lui avait été confié d'abord. Elle ne se voulut point prêter à cette fraude, et s'adressant à Thérence:—Ma mignonne, lui dit-elle, je crois que le gage que garde Joset lui portera bonheur, et m'est avis qu'il le doit conserver; mais puisque celui-ci est à vous, je vous requiers le redemander à votre frère, afin de m'en faire un don, qui me sera très-précieux venant de vous.
—Je vous ferai n'importe quel autre don vous souhaiterez de moi, répondit Thérence, et ce sera de grand cœur; mais celui-ci ne m'appartient plus. Ce qui est donné est donné, et je ne pense pas qu'Huriel me le veuille restituer.
—Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra. Voyons, le commandez-vous?
—Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore qu'elle regrettât son idée en voyant l'air fâché du muletier. Il ouvrit aussitôt son anneau d'oreille et en retira le gage qu'il remit à Brulette, disant:—Soit fait comme il vous plaît. Je serais consolé de perdre le gage de ma sœur, si je pensais que vous ne le donnerez, ni ne l'échangerez.
—La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l'attachant au collier de Thérence, c'est que je le lui donne en garde. Et quant à vous, dont voici l'oreille déchargée de ce poids, vous n'avez plus besoin d'aucun signe pour vous faire reconnaître quand vous reviendrez en mon pays.
—C'est bien honnête de votre part, répondit le muletier; mais comme j'ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous savez, à présent, ce que vous aviez besoin de savoir pour le rendre heureux, je n'ai plus à me mêler de ses affaires. Je pense que vous l'emmènerez et que je n'aurai plus jamais occasion de retourner en votre pays. Adieu donc, belle Brulette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous laisse en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira ici et vous reconduira chez vous quand vous le souhaiterez.
Là-dessus, il s'en alla chantant:
Sur la montagne, voyez-les;
Au diable c'est la bande.
Mais il me parut que sa voix n'était point aussi assurée qu'elle s'efforçait de le paraître; et Brulette, qui se sentait mal à l'aise, voulant échapper à l'attention de Thérence, revint avec elle et moi auprès de Joseph.
Quatorzième veillée.
Je ne vous ferai point le récit de chaque jour que nous passâmes en la forêt. Ils furent d'abord peu différents les uns des autres. Joseph allait de mieux en mieux, et Thérence voulait qu'on le maintînt dans ses espérances, s'associant toutefois à la résolution que Brulette avait prise de ne point l'encourager à expliquer ses sentiments. La chose n'était guère malaisée à obtenir, car Joseph s'était juré à lui-même de ne rien dire avant le moment où il se croirait digne d'attention, et il eût fallu que Brulette fût provocante avec lui, pour lui arracher un mot d'amourette.
Pour surplus de précaution, elle s'arrangea de manière à n'être jamais seule avec lui. Elle retint si bien Thérence à son côté, que Thérence en vint bientôt à comprendre qu'on ne la trompait point et qu'on souhaitait même lui laisser gouverner la santé et l'esprit du malade en toutes choses.
Ces trois jeunes gens ne s'ennuyaient pas ensemble. Thérence cousait toujours pour Joseph, et Brulette, m'ayant fait acheter un mouchoir de mousseline blanche, se mit à le festonner et à le broder, pour en faire offre à Thérence; car elle y était adroite, et c'était merveille de voir une fille de campagne faire des ouvrages si fins et si beaux, comme elle les faisait. Elle affichait même devant Joseph de n'aimer plus la couture et le soin des nippes, afin de se dispenser de travailler pour lui, et de le forcer à remercier Thérence, qui s'y employait si bien; mais, voyez un peu comme on est ingrat quand on s'est laissé déranger l'esprit par une femelle! Joseph ne regardait quasiment point les doigts de Thérence, usés à son service; il avait toujours les yeux sur les mains douces de Brulette, et on eût dit qu'à la voir tirer son aiguille, il comptait chaque point comme un moment de son bonheur.
Je m'étonnais comment l'amour pouvait ainsi remplir son esprit et occuper tout son temps, sans qu'il songeât seulement à faire quelque ouvrage de ses mains. Quant à moi, j'eus beau essayer de peler de l'osier et de faire des paniers, ou, avec des pailles de seigle, des tresses pour les chapeaux, je ne fus point là deux fois vingt-quatre heures sans avoir un si gros ennui, que j'en étais malade. Le dimanche est un beau jour, parce qu'il vous repose de six jours de fatigue; mais sept dimanches par semaine, c'est trop pour un homme habitué à faire service de ses membres. Je ne m'en serais point aperçu, si l'une de ces belles eût voulu faire attention à moi; mêmement, la blanche Thérence, avec ses grands yeux, un peu enfoncés, et son signe noir auprès de la bouche, m'aurait bien lapé sur la tête, si elle l'eût souhaité; mais elle n'était point d'une humeur à se laisser détourner de son idée. Elle causait peu, riait encore moins, et si l'on essayait le moindre badinage, elle vous regardait d'un air si étonné qu'elle vous ôtait la hardiesse de lui en donner explication.
Si bien qu'après avoir passé deux jours à fafioter avec ces trois personnes tranquilles, autour des loges, ou à m'asseoir avec elle de place en place dans la forêt, m'étant bien assuré que Brulette était aussi en sûreté en ce pays que dans le nôtre, je commençai à chercher de l'occupation, et j'offris au grand bûcheux de l'aider à sa tâche. Il m'y reçut bien, et je commençais à me divertir en sa compagnie; mais quand je lui eus dit que je ne voulais point être payé et que je bûchais à seules fins de me désennuyer en travaillant, il ne fut plus retenu par son bon cœur qui lui aurait fait excuser mes fautes, et commença de me montrer qu'il n'y avait point d'homme plus malpatient que lui, en fait d'ouvrage. Comme je n'étais point là dans mon métier et ne savais pas bien me servir des outils, je le fâchais par la moindre maladresse, et je vis bien qu'il se faisait tant de violence pour ne me point traiter d'imbécile et de lourdaud, que les yeux lui en sortaient de la tête et que la sueur lui en découlait du front.
Ne voulant point avoir des mots avec un homme si bon et si agréable en toutes autres choses, je m'employai avec les scieurs de long, et je m'en acquittai à leur contentement; mais là, je connus bien que l'ouvrage est triste et lourd quand ce n'est qu'un exercice de notre corps et qu'il ne s'y joint pas l'idée d'un profit pour soi-même ou pour les siens.
Brulette me dit le quatrième jour:—Tiennet, je vois que tu as de l'ennui, et je ne te cache pas que j'en ai aussi ma bonne part; mais c'est demain dimanche, et il nous faut inventer quelque réjouissance. Je sais que les gens de la forêt se réunissent dans un bel endroit, où le grand bûcheux les fait danser. Eh bien, il nous faut acheter du vin et quelque victuaille pour leur donner un plus beau dimanche que de coutume, et faire honneur à notre pays chez ces étrangers.
Je fis comme Brulette me commandait, et, le lendemain, nous étions sur un bel herbage avec tous les ouvriers de la forêt et plusieurs filles et femmes des environs, que Thérence avait invitées pour la danse. Le grand bûcheux cornemusait. Sa fille, superbe en son attifage bourbonnais, était grandement fêtée, sans se départir de son air sérieux. Joset, tout enivré des grâces de Brulette, qui n'avait point oublié d'apporter de chez nous un peu de toilette, et qui charmait tous les yeux par sa bonne mine et ses jolis airs, la regardait danser. Je me démenais à régaler tout le monde de mes rafraîchissements, et comme je tenais à bien faire les choses, je n'y avais rien épargné. Il m'en coûta bien trois bons écus de ma poche, mais je n'y ai jamais eu regret, tant on se montra sensible à mes honnêtetés.
À l'heure de la vesprée, tout allait au mieux, et chacun disait que, de mémoire d'homme, les gens des bois ne s'étaient si bien divertis entre eux. Il y vint même un frère quêteur, qui était de passage, et qui, sous prétexte de mendier pour son couvent, remplit fort bien son estomac, et buvait aussi rude que bûcheux ou fendeux qu'il y eût; ce qui beaucoup me divertissait, encore que ce fût à mes dépens; car c'était la première fois que je voyais boire un carme, et j'avais toujours ouï dire que, pour lever le coude, c'étaient les premiers hommes de la chrétienté.
J'étais en train de lui remplir sa tasse, m'ébahissant de ne le pouvoir soûler de boire, quand il se fit dans la danse un grand dérangement et un grand vacarme. Je sortis de la ramée que je m'étais bâtie et où je recevais le monde altéré, pour regarder ce que c'était, et vis une bande de trois cents, et peut-être quatre cents mulets qui suivaient un clairin, lequel s'était mis en tête de traverser l'assemblée, et qui, repoussé d'un chacun à beaux coups de pied et de trique, s'en allait, épeuré, sautant de droite et de gauche; en sorte que les mulets, qui sont animaux têtus et très-durs de leurs os, accoutumés de trancher où le clairin tranchait, avaient pris leur passage emmi les danseurs, s'embarrassant peu qu'on leur battît en grange sur les reins, bousculant tout le monde, et allant devant eux comme ils eussent fait en un champ de chardons.
Ces bêtes n'allaient pas assez vite, chargées qu'elles étaient, pour qu'on n'eût point le temps de s'en gârer. Il n'y eut donc personne de foulé ni de blessé; seulement, beaucoup de garçons, qui étaient échauffés à la danse, impatientés d'être interrompus dans leur plaisir, tapaient et juraient fort, au point que la chose était divertissante à voir, et que le grand bûcheux s'arrêta de sonner pour se tenir le ventre à force de rire.
Mais, connaissant l'air de musique qui rassemble les mules, et que je connaissais aussi pour l'avoir ouï en la forêt de Saint-Chartier, le père Bastien sonna en la propre manière qu'il fallait, et, tout aussitôt, le clairin et ses suivants, accourant autour de la piotte où il était monté, il se mit à rire de plus belle, d'avoir, au lieu d'une brave compagnie endimanchée, une troupe de bêtes noires à faire danser.
Cependant Brulette, qui, au milieu de la confusion, s'était retirée à côté de moi et de Joseph, paraissait angoissée et ne riait que du bout des dents.—Qu'as-tu? lui dis-je; c'est peut-être notre ami Huriel qui repasse par ici et qui va venir danser avec toi.
—Non, non, répondit-elle; Thérence, qui connaît bien les mules de son frère, dit qu'il n'y en a pas une seule à lui dans cette bande; et d'ailleurs, ce n'est point là son cheval, ni ses chiens. Or j'ai peur de tous les muletiers, hormis Huriel, et j'ai envie que nous nous retirions d'ici.
Et comme elle disait cela, nous vîmes une vingtaine de muletiers, qui débouchaient du bois environnant et venaient pour écarter leurs bêtes et regarder la danse.
Je rassurai Brulette; car, en plein jour et à la vue de tant de monde, je ne craignais point d'embûche, et me sentais bon pour la défendre. Seulement, je lui dis de ne point s'écarter de moi, et retournai à ma ramée dont je voyais les muletiers s'approcher avec peu de façons.
Et comme ils criaient: «À boire! à boire!» comme gens qui se croient au cabaret, je leur fis observer honnêtement que je ne vendais point le vin, et que s'ils le voulaient honnêtement requérir, je serais content de leur donner le coup de vespres.
—C'est donc une noce? dit le plus grand de tous, que je reconnus alors à son poil rouge, pour le chef de ceux dont nous avions fait si mauvaise rencontre au bois de la Roche.
—Noce ou non, lui dis-je, c'est moi qui régale, et c'est de bon cœur envers qui me plaît; mais...
Il ne me laissa pas achever et répondit:—Nous n'avons pas droit ici, et vous y êtes maître; merci pour vos bonnes intentions, mais vous ne nous connaissez point, et devez garder votre vin pour vos amis.
Il dit quelques mots aux autres dans son patois et les emmena à l'écart, où ils s'assirent par terre et firent leur souper très-sagement, tandis que le grand bûcheux alla leur parler, et marqua beaucoup d'égards à leur chef, le grand rouge, qui s'appelait, Archignat, et passait pour un homme juste autant que peut l'être un muletier.
Comme, au reste, ces gens étaient aussi considérés que d'autres par ceux de la forêt, nous nous gardâmes, Brulette et moi, de dire à personne qu'ils nous répugnaient, et elle retourna à la danse sans plus de crainte; car, sauf le chef, nous n'avions reconnu parmi eux aucun de ceux qui avaient manqué de nous faire un si mauvais parti durant notre voyage; et, en fin de compte, ce chef nous avait sauvés du méchant vouloir de ses compagnons.
Plusieurs de ceux qui étaient là savaient cornemuser, non pas comme le grand bûcheux, qui n'avait pas son pareil dans le monde, et qui eut fait sauter les pierres et batifoler les chênes de la forêt, s'il l'eût souhaité, mais beaucoup mieux que Carnat et son garçon; si bien que la musette changea de mains, et arriva en celles du muletier-chef que je vous ai nommé Archignat, tandis que le grand bûcheux, qui avait le cœur et le corps encore jeunes, prit le plaisir de faire danser sa fille, dont, à bon droit, il était aussi fier que, chez nous, le père Brulet de la sienne.
Mais comme il criait à Brulette de venir lui faire vis-à-vis, un vilain diable, sortant je ne sais d'où, se présenta et la voulut prendre par la main. Encore qu'il commençât de faire nuit, Brulette le reconnut tout d'abord pour celui qui, au bois de la Roche, avait menacé le plus, et même proposé d'assassiner ses deux défenseurs et de les enterrer sous quelque arbre qui n'en dirait mot.
La peur et l'aversion lui firent refuser bien vite et se serrer contre moi, qui, ayant épuisé mes provisions, me rendais à la danse avec elle.
—Cette fille m'a promis la danse, dis-je au muletier qui s'y entêtait. Laissez-nous, et cherchez-en une autre.
—C'est bien, dit-il; mais quand elle aura ballé cette bourrée avec vous, ce sera mon tour.
—Non, dit Brulette vivement. J'aimerais mieux ne baller de ma vie.
—C'est ce que nous verrons, fit-il; et il nous suivit à la danse, où il se tint derrière nous, nous critiquant, je pense, en son langage, et lâchant, à chaque fois que Brulette repassait devant lui, des paroles que ses mauvais yeux me faisaient juger insolentes.
—Attends que j'aie fini, lui dis-je en le heurtant au passage; je te baillerai ton compte en un langage que ton dos saura bien entendre.
Mais, quand la bourrée fut finie, j'eus beau le chercher, il s'était si bien caché que je ne pus mettre la main dessus. Brulette, voyant comme il était lâche, cessa de le craindre et dansa avec d'autres, qui, tous, bien joliment, lui faisaient hommage; mais, en un moment où je n'avais plus les yeux sur elle, ce coquin la vint prendre au milieu d'une bande d'autres fillettes, l'attira de force au milieu du bal, et, profitant de la nuit, qui empêchait de voir la résistance de Brulette, il la voulut embrasser. En ce moment, j'accourais, ne voyant pas bien, et m'imaginant d'entendre Brulette m'appeler; mais, je n'eus point le temps de lui faire justice moi-même, car, devant que cette laide figure encharbonnée eût touché la sienne, l'homme reçut au châgnon du cou une si jolie empoignade, que les yeux durent lui en grossir comme ceux d'un rat pris au pilon.
Brulette, croyant que ce secours lui venait de moi, se jeta vitement aux bras de son défenseur, et bien étonnée fut de se trouver dans ceux d'Huriel.
Je voulus profiter de ce que notre ami était embarrassé de ses mains pour empoigner, à mon tour, le méchant coquin, et je lui aurais payé tout ce que je lui devais, si le monde ne se fût mis entre nous. Et comme cet homme nous accâgnait de sottises, nous traitant de lâches, pour nous être mis deux contre lui, la musique s'arrêta: on se rassembla sur le lieu de la querelle, et le grand bûcheux vint avec le grand Archignat, l'un défendant aux muletiers, l'autre aux bûcheux et fendeux, de prendre parti avant que l'affaire fût éclaircie.
Malzac, c'était le nom de notre ennemi (et il avait une langue aussi mauvaise que celle d'un aspic), porta sa plainte le premier, prétendit qu'il avait honnêtement invité la Berrichonne, qu'en l'embrassant il n'avait fait qu'user du droit et de la coutume de la bourrée, et que deux galants de cette fille, à savoir Huriel et moi, l'avions pris en traître et mauvaisement frappé.
—Le fait est faux, répondis-je, et c'est à mon grand regret que je n'ai point roué de coups celui qui vous parle; mais la vérité est que je suis arrivé trop tard pour le prendre soit en franchise, soit en trahison, et qu'on m'a retenu la main au moment que j'allais cogner. Je vous dis la chose comme elle est; mais lâchez-moi, et je ne le ferai point mentir!
—Et quant à moi, dit Huriel, je l'ai pris au collet comme on prend un lièvre, mais sans le frapper, et ce n'est pas ma faute si ses habits n'ont pas garanti sa peau; mais je lui dois une meilleure leçon et ne suis venu ici, ce soir, que pour en trouver l'occasion. Or donc, je demande à maître Archignat, mon chef, ainsi qu'à maître Bastien, mon père, d'être entendu sur l'heure ou après la fête, et de me faire justice si mon droit est reconnu bon.
Là-dessus arriva le frère capucin, qui voulut prêcher la paix chrétienne; mais il avait trop fêté le vin bourbonnais pour mener bien subtilement sa langue, et il ne put se faire entendre dans le bruit.
—Silence! cria le grand bûcheux d'une voix qui eût couvert le tonnerre du ciel. Écartez-vous tous, et laissez-nous régler nos affaires; vous pouvez écouter, mais non point prendre voix à ce chapitre. Ici, tous les muletiers, pour Malzac et Huriel. Ici moi et les anciens de la forêt, servant de parrains et juges à ce garçon du Berry. Parle, Tiennet, et porte ta plainte. Quelles raisons avais-tu d'en vouloir à ce muletier? Si c'est pour avoir tenté d'embrasser ta payse, à la danse, je sais que c'est la coutume en ton endroit comme chez nous. Ça ne suffirait donc pas pour avoir eu même l'intention de frapper un homme. Dis-nous le sujet de ton dépit contre lui; c'est par là qu'il faut commencer.
Je ne me fis point prier pour parler, et, malgré que l'assemblée des muletiers et des anciens me causât un peu de trouble, je sus assez bien dérouiller ma langue pour raconter, comme il faut, l'histoire du bois de la Roche, et invoquer le témoignage du chef Archignat lui-même, à qui je rendis justice, peut-être un peu meilleure qu'il ne la méritait; mais je voyais bien que je ne devais point jeter de blâme sur lui, pour me l'avoir favorable, et je lui montrai en cela que les Berrichons ne sont pas plus sots que d'autres, ni plus aisés à mettre dans leur tort.
Tous les assistants qui, déjà, faisaient bonne estime de Brulette et de moi, réprouvèrent la conduite de Malzac; mais le grand bûcheux réclama encore le silence, et s'adressant à maître Archignat, lui demanda s'il y avait du faux dans mon rapport.
Ce grand compère rouge était un homme fin et prudent. Il avait la figure aussi blanche qu'un linge, et, quelque dépit qu'on lui pût causer, il ne paraissait pas avoir une goutte de sang de plus ou de moins dans le corps. Ses yeux vairons étaient assez doux et n'annonçaient point la fausseté; mais sa bouche, qui était à moitié cachée sous sa barbe de renard, souriait de temps en temps d'un air sot qui cachait mal un bon fonds de malice. Il n'aimait point Huriel, mais il faisait tout comme, et il passait pour se conduire en homme juste. Au fond, c'était le plus grand pillard qu'il y eût, et sa conscience mettait les intérêts de sa confrérie au-dessus de tout. On l'avait pris pour chef à cause de la froideur de son sang, qui lui permettait d'opérer par la ruse, et par là d'éviter à sa bande les querelles, voire les procédures, où il passait pour être aussi clerc qu'un procureur.
Il ne répondit rien à la question du grand bûcheux, et on n'eût su dire si c'était bêtise ou prudence, car tant plus il avait l'esprit éveillé, tant plus il se donnait l'air d'un homme endormi, qui rêvasse en lui-même et n'entend point ce qu'on lui demande.
Il se contenta de faire un signe à Huriel, comme pour lui demander si le témoignage qu'il allait faire serait conforme au sien; mais Huriel qui, sans être sournois, était aussi bien avisé que lui, répondit:—Maître, vous avez été invoqué comme témoin par ce garçon. S'il vous plaît de lui donner raison, je n'ai pas à vous confirmer dans la vérité de vos paroles, et s'il vous convient de lui donner tort, les coutumes de ma confrérie me défendent de vous porter un démenti. Personne, ici, n'a rien à voir dans nos affaires, et si Malzac a été blâmable, je sais d'avance que vous l'aurez blâmé. Mais il s'agit pour moi d'une autre affaire. Dans la question que nous avons eue ensemble devant vous au bois de la Roche, et dont je ne suis point appelé à dire le motif, Malzac m'a, par trois fois, dit que je mentais, et menacé personnellement. Je ne sais si vous y avez fait attention, mais je le déclare par serment; et comme je m'en trouve offensé et déshonoré, je réclame le droit de bataille, selon la coutume de notre ordre.
Archignat consulta tout bas les autres muletiers, et il paraît que tous approuvèrent Huriel, car ils se formèrent en rond, et le chef dit un seul mot: «Allez!» Sur quoi Malzac et Huriel se mirent en présence.
Je voulais m'y opposer, disant que c'était à moi de venger ma cousine, et que la plainte que j'avais portée était d'une plus grande conséquence que celle d'Huriel; mais Archignat me repoussa, en disant:—Si Huriel est battu, tu te présenteras après lui; mais si c'est Malzac qui a le dessous, il faudra bien que tu te contentes de ce que tu auras vu faire.
—Que les femmes se retirent! cria le grand bûcheux; elles sont de trop ici.
Et en disant cela, il était pâle; mais il ne reculait point devant le danger que son fils pouvait courir.
—Qu'elles se retirent si elles veulent, dit Thérence, qui était aussi pâle, mais aussi ferme que lui; moi, je dois être là pour mon frère, s'il y a du sang à arrêter.
Brulette, plus morte que vive, suppliait Huriel et moi de ne pas donner suite à la querelle; mais il était trop tard pour l'écouter. Je la confiai à Joseph, qui l'emmena à distance, et, posant ma veste, je me tins prêt à venger Huriel, s'il avait le dessous.
Je ne savais point quel serait le combat et je regardai bien, pour n'être pas pris au dépourvu quand mon tour viendrait. On avait allumé deux torchères de résine et mesuré, avec des pas, la place dont les deux combattants ne devaient point sortir. On leur donna à chacun un bâton de courza[4] noueux et court, et le grand bûcheux assista maître Archignat dans toutes ces préparations, avec une tranquillité qu'il n'avait guère dans le cœur et qui faisait de la peine à voir.
Malzac, petit et maigre, n'était pas aussi fort qu'Huriel, mais il était plus vif de ses mouvements et connaissait mieux la bataille; car Huriel, encore qu'adroit au bâton, était d'un naturel si bon, qu'il avait eu bien peu souvent l'occasion de s'en servir.
Voilà ce qu'il me fut dit pendant qu'ils commençaient à se tâter, et j'avoue que le cœur me battait fort, autant de crainte pour Huriel que de colère contre son ennemi.
Pendant deux ou trois minutes, qui me parurent des heures d'horloge, aucun coup ne porta, étant bien paré de part et d'autre; enfin, on commença à entendre que le bois ne frappait plus toujours le bois, et le bruit sourd que faisaient ces bâtons sur les corps qu'ils rencontraient me donnait, chaque fois, comme une sueur froide. Dans notre pays, on ne se bat jamais comme cela, dans les règles, avec d'autres armes que les poignets, et je confesse que je n'avais pas l'esprit endurci à l'idée des têtes fendues et des mâchoires brisées. Jamais temps ne m'a paru plus long et souffrance pire que dans cette occasion-là. Avoir Malzac si adroit, je tremblais de peur pour moi aussi peut-être; mais, en même temps, j'avais tant de rage de ne pouvoir m'en mêler, que, si on ne m'eût retenu, je me serais jeté au milieu.
La chose me faisait dégoût, malice et pitié, et pourtant, j'ouvrais la bouche et les yeux pour n'en rien perdre, car le vent secouait les torches, et, par moments, on ne voyait quasi plus rien qu'un moulinet blanchâtre autour des batailleurs; mais, voilà que l'un des deux fit entendre un soupir comme celui d'un arbre cassé en deux par un coup de vent, et roula dans la poussière.
Lequel était-ce? Je ne voyais plus, j'avais des orblutes dans les yeux; mais j'entendis la voix de Thérence qui disait:—Dieu soit béni, mon frère a gagné!
Je recommençai à voir clair. Huriel était debout et attendait, en franc compagnon, que l'autre se relevât, sans pourtant l'approcher, dans la crainte d'une trahison dont il le savait bien capable.
Mais Malzac ne se releva point, et Archignat, faisant défense à personne de bouger, l'appela par trois fois. Il n'en eut point de réponse et s'avança jusqu'à lui, disant:—Malzac, c'est moi, ne touchez point!
Malzac ne parut pas en avoir grande envie, car il ne se mut non plus qu'une pierre; et le chef, se penchant sur lui, le toucha le regarda, et, appelant, par leurs noms, deux muletiers, leur dit:—C'est partie perdue pour lui; faites ce qui est à faire.
Aussitôt ils le prirent par les pieds et la tête, et s'en allèrent, toujours courant, suivis des autres muletiers, qui s'enfoncèrent dans la forêt, défendant à tout ce qui n'était pas de leur bande de s'enquérir du résultat de l'affaire. Maître Archignat les suivit le dernier, après avoir parlé dans l'oreille du grand bûcheux, qui lui répondit seulement:
—Ça suffit, adieu!
Thérence s'était attachée à son frère et lui essuyait la sueur de la figure avec son mouchoir, lui demandant s'il était blessé, et le voulant retenir pour l'examiner; mais il lui parla aussi dans l'oreille, et au premier mot, elle lui répondit:
—Oui, oui... adieu!
Alors Huriel prit le bras de maître Archignat, et tous deux disparurent aussitôt dans l'ombre, car, du pied, en se sauvant, ils renversèrent les torches, et je me sentis comme, quand, d'un mauvais rêve tout plein de bruits et de clartés, on s'éveille dans le silence et l'épaisseur de la nuit.
Quinzième veillée.
Cependant ma vue s'éclaircit peu à peu, et mes pieds, que la souleur tenait comme chevillés en terre, me permirent de suivre le grand bûcheux qui m'entraînait du côté des loges. Je fus alors bien étonné de voir que nous étions seuls avec sa fille, Joseph, Brulette et les trois ou quatre anciens qui avaient assisté au combat. Tout le reste du monde s'était ensauvé sitôt qu'on avait vu prendre les bâtons, afin de n'avoir point à témoigner en justice si l'affaire tournait mal. Les gens des bois ne se trahissent point les uns les autres, et pour n'avoir point à être appelés et tourmentés par les hommes de loi, ils s'arrangent pour ne rien savoir et n'avoir rien à dire. Le grand bûcheux parla aux anciens dans leur langage, et je les vis retourner sur le lieu du combat, sans pouvoir m'imaginer ce qu'ils y voulaient faire; je suivis Joseph et les femmes, et nous revînmes aux loges sans nous dire un mot les uns aux autres.
Quant à moi, j'avais été si secoué en moi-même, que je ne me sentais point en train de causer. Quand nous fûmes rentrés en la loge, nous étions tous si blêmes que nous nous fîmes quasiment peur. Le grand bûcheux, qui nous avait rejoint, s'assit, l'air pensif et les yeux fichés en terre. Brulette, qui avait fait un grand effort pour ne questionner personne, fondit en larmes dans un coin; Joseph, comme accablé de fatigue et de souci, s'étendit de son long sur le lit de fougère. Thérence seule allait et venait pour préparer la couchée; mais elle avait les dents serrées, et quand elle faisait effort pour parler, il semblait qu'elle fût devenue bègue.
Mais, au bout de quelques moments donnés à la réflexion ou à l'inquiétude, le grand bûcheux se leva, et nous regardant tous:—Eh bien, mes enfants, nous dit-il, qu'est-ce qu'il y a donc? Une leçon a été donnée, en toute justice, à un mauvais homme, connu dans tous ses passages pour quelque méchante action, et qui avait abandonné sa femme, laquelle en est morte de misère et de chagrin. Il y a longtemps que ce Malzac déshonorait le corps des muletiers, et s'il fût mort, personne ne l'eût pleuré. Faut-il que nous soyons tristes et tourmentés pour quelques bons coups que mon fils Huriel lui a portés en franche bataille? Pourquoi pleurez-vous, Brulette? Avez-vous le cœur si doux que vous plaigniez le vaincu? et ne jugez-vous point que mon fils a bien fait de venger votre honneur et le sien? Il m'avait tout raconté, et je savais que, par prudence pour vous, il n'avait pas voulu punir sur l'heure le méfait de son confrère. Il aurait même souhaité que Tiennet n'en parlât point et n'y fût pour rien. Mais moi, qui ne voulais point de manquement à la vérité, j'ai laissé parler Tiennet comme il a cru devoir faire. Je suis content qu'il n'ait pas pu s'exposer dans une bataille très-dangereuse pour celui qui n'en connaît point les feintes. Je suis content aussi que la bonne chance ait été pour mon fils; car, entre un homme juste et un mauvais chrétien, j'aurais pris parti dans mon cœur pour le juste, encore qu'il n'eût point été le sang de mon sang et la chair de ma chair. Par ainsi, remercions Dieu, qui a bien jugé, et lui demandons d'être toujours pour nous, en ceci et en toutes choses.
Et le grand bûcheux se mit à genoux, et fit avec nous la prière du soir, dont chacun se sentit réconforté et tranquillisé; puis, on se sépara de bonne amitié pour prendre du repos.
Je ne fus pas longtemps sans entendre que le grand bûcheux, dont je partageais toujours la chambrette, dormait dur, malgré un peu d'angoisse dans ses rêvasseries. Mais, dans la loge des filles, j'entendais toujours pleurer Brulette, qui en était malade et ne se pouvait remettre; et comme elle parlait avec Thérence, j'approchai mon oreille tout près de la cloison, non point par curiosité, mais par souci de sa peine.
—Allons, allons, rentrez vos pleurs et vous endormez, disait Thérence d'un ton décidé. Les larmes ne servent de rien, et, je vous l'ai dit, il faut que j'y aille; si vous réveillez mon père, qui ne le sait point blessé, il voudra y aller, et ça peut le compromettre dans une mauvaise affaire, au lieu que moi, je n'y risque rien.
—Vous me faites peur, Thérence; comment irez-vous toute seule trouver ces muletiers? Tenez, ils m'effrayent toujours beaucoup, et pourtant j'y veux aller avec vous. Je le dois, puisque c'est moi qui suis la cause de la bataille. Nous appellerons Tiennet...
—Non pas! non pas! ni vous, ni lui! Les muletiers ne regretteront pas Malzac s'il en meurt; bien au contraire: mais s'il avait été mis à mal par quelqu'un qui ne fût pas de leur corps, et surtout par un étranger, à l'heure qu'il est votre ami Tiennet serait en mauvaise passe. Laissez-le donc dormir; c'est assez qu'il ait voulu s'en mêler, pour qu'il fasse bien, à présent, de se tenir tranquille. Quant à vous, Brulette, sachez bien que vous y seriez mal reçue, puisque vous n'avez pas, comme moi, un intérêt de famille qui vous y attire, et où personne, chez eux, ne s'avisera de me contrecarrer. Ils me connaissent tous, et ne craignent pas que je sois de trop dans leurs secrets.
—Mais, croyez-vous donc les trouver encore dans la forêt? Votre père n'a-t-il pas dit qu'ils s'en allaient dans le haut pays et ne passeraient pas la nuit dans les environs?
—Il faut toujours qu'ils y restent le temps de panser les blessés; mais si je ne les trouvais plus, je serais tranquille; car ce serait la preuve que mon frère n'a que peu de mal, et qu'il aurait pu se mettre en route avec eux tout de suite.
—Est-ce que vous l'avez vue, cette blessure? dites, ma chère Thérence, ne me cachez rien!
—Je ne l'ai pas vue: on ne voyait rien; il disait n'avoir reçu aucun mauvais coup et ne pensait point à lui-même: mais, regardez, Brulette, et ne vous écriez pas; voilà le mouchoir dont je lui ai essuyé la figure et que je croyais mouillé de sa sueur. J'ai vu, en arrivant ici, qu'il était tout trempé de son sang, et il m'a fallu du courage pour retenir mon saisissement devant mon père, qui était bien assez soucieux, et devant Joseph, qui est bien assez malade.
Il se fit un silence, comme si Brulette, en regardant ou en prenant le mouchoir, eût été suffoquée; puis, Thérence lui dit:
—Rendez-le-moi; il faut que je le lave dans le premier ruisseau que je rencontrerai.
—Ah! dit Brulette, laissez-le-moi garder; je le tiendrai bien caché.
—Non, mon enfant, répondit Thérence; si les gens de justice avaient l'éveil de quelque bataille, ils viendraient tout bousculer ici, et mêmement fouiller les personnes. Ils sont devenus très-tracassiers depuis quelque temps, et voudraient nous faire renoncer à nos coutumes, qui se perdent bien assez d'elles-mêmes sans qu'ils y mettent la main.
—Hélas! dit Brulette, ne serait-il pas à souhaiter que la coutume de batailles aussi dangereuses fût ôtée de votre pays?
—Oui, mais cela dépend de bien des choses auxquelles les juges du roi ne peuvent ou ne veulent rien. Il faudrait qu'ils rendissent la justice, et ils ne la rendent guère qu'à ceux qui ont le moyen de la payer. En est-il autrement dans vos pays? Vous n'en savez rien, mais je gage bien que c'est comme chez nous. Seulement, les Berrichons ont le sang très-lourd et ils patientent avec le mal qu'on peut leur faire, sans s'exposer à en chercher un pire. Ici, ce n'est point de même. L'homme qui vit dans les forêts, s'il ne se défendait point des méchants comme des loups et des autres mauvaises bêles, ne pourrait point exister. Est-ce que, par hasard, vous blâmeriez mon frère d'avoir demandé justice devant son monde, d'une injure et d'une menace qu'il avait été forcé d'endurer devant vous? Il y a peut-être bien eu un peu de votre faute, dans la rancune qu'il en avait gardée; songez à cela, Brulette, avant de l'accuser. Si vous n'aviez pas marqué tant de chagrin et de dépit pour les insultes de ce muletier, il les aurait peut-être oubliées pour sa part, car il n'y a pas homme plus doux qu'Huriel et plus enclin à pardonner; mais vous vous teniez pour offensée, il vous avait promis réparation, il vous l'a baillée bonne. Ce n'est pas un reproche que je vous fais, ni à lui non plus; j'aurais peut-être été aussi chatouilleuse que vous, et, quant à lui, il a fait son devoir.
—Non, non, dit Brulette se remettant à pleurer, il ne me devait point de s'exposer pour moi comme il l'a fait, et j'ai eu tort de lui montrer ma fierté. Je ne me le pardonnerai jamais, et, s'il lui arrive malheur d'une manière ou de l'autre, votre père et vous, qui avez été si bons pour moi, ne pourrez non plus me faire grâce.
—Ne vous tourmentez pas de cela, répondit Thérence. Arrive ce que Dieu voudra, vous n'aurez point de reproche de nous. Je vous connais à présent, Brulette, et je sais que vous méritez l'estime. Allons, essuyez vos larmes, et tâchez de vous reposer. J'espère que je n'aurai pas de mauvaises nouvelles à vous rapporter, et je suis sûre que mon frère sera consolé et guéri à moitié, si vous me permettez de lui dire le chagrin que vous cause son mal.
—Je pense, dit Brulette, qu'il y sera moins sensible qu'à votre amitié, et qu'il n'y a point de femme au monde qu'il puisse aimer autant qu'une sœur si bonne et d'un si grand courage. C'est pourquoi, Thérence, je me reproche de vous avoir demandé votre gage de première communion, et s'il lui prenait envie de le ravoir, je pense que vous feriez bien de le lui rendre, puisque vous l'avez à votre collier.
—À la bonne heure, Brulette, dit Thérence, et pour cette parole, je vous embrasse. Dormez en paix, je pars!
—Je ne dormirai pas, répondit Brulette, je prierai Dieu de vous assister jusqu'à ce que je vous voie de retour.
J'entendis Thérence sortir doucement de sa loge, et j'en fis autant, une minute après. Je ne pouvais point m'accommoder la conscience de l'idée que cette belle jeunesse allait ainsi s'exposer toute seule aux dangers de la nuit, et que, par crainte pour moi-même, je ne ferais pas ce qui était en moi pour lui porter assistance. Les gens qu'elle allait trouver ne me paraissaient pas si commodes et si bons chrétiens qu'elle le disait, et d'ailleurs, ils n'étaient peut-être pas les seuls à battre les bois à cette heure. Notre danse avait attiré des gredots, et l'on sait que tous ceux qui demandent la charité ne la font pas aux autres quand l'occasion du mal leur est belle. Et puis, je ne sais pas pourquoi la figure rouge et luisante du frère carme, qui avait si bien fêté mon vin, me revenait en mémoire. Il m'avait semblé ne pas baisser souvent les yeux quand il passait auprès des filles, et je ne savais point ce qu'il était devenu dans la bagarre.
Mais comme Thérence avait témoigné à Brulette ne vouloir point de ma compagnie pour aller trouver les muletiers, souhaitant ne pas lui déplaire, je me déterminai de la suivre à portée de l'ouïe, sans me montrer à elle, si elle n'avait pas occasion de crier à l'aide. À cette fin, je lui laissai donc prendre environ une minute d'avance, mais pas davantage, encore que j'eusse aimé à tranquilliser Brulette en lui disant mon dessein; j'aurais craint de me retarder et de perdre la piste de la belle des bois.
Je la vis traverser la clairière et entrer dans le taillis qui descendait vers le lit d'un ruisseau, non loin des loges. J'y entrai après elle, par le même sentier, et, comme il s'y trouvait beaucoup de crochets, je la perdis bien vite de vue; mais j'entendais le petit bruit de son pas, qui, de temps en temps, cassait une branche morte par terre, ou faisait rouler un petit caillou.
Il me sembla qu'elle marchait vite, et j'en fis autant pour ne me point trop laisser dépasser. Deux ou trois fois, je me crus si près d'elle, que je me détardai un peu pour ne pas me faire voir. J'arrivai ainsi à l'une des routes tracées dans le bois; mais l'ombrage de la futaie y régnait si dru, que j'eus beau regarder à ma droite et à ma gauche, je pus rien voir qui me fît connaître quel côté elle avait pris.
J'écoutai, l'oreille penchée vers la terre, et j'entendis, dans la sente qui continuait de l'autre côté du chemin, le même bruit de branches qui m'avait déjà servi. Je me hâtai d'aller par là, jusqu'à un autre chemin qui me conduisit au ruisseau, et là, je commençai à croire que je n'étais plus sur la trace de Thérence, car le ruisseau était large et vaseux, et quand je l'eus passé, en y enfonçant beaucoup, je ne trouvai plus aucune trace frayée. Il n'y a rien qui trompe comme les sentiers des bois: en des endroits, les arbres se trouvent plantés de manière qu'on croit avoir trouvé une allée; ou bien les animaux, en allant boire à quelque mare, ont battu un passage; mais tout à coup, on se trouve pris dans des ronces si méchantes, ou enfoncé dans un terrain, si mouvant, que rien ne sert de s'y obstiner. On n'y entrerait que pour s'y égarer de plus en plus.
Cependant, je m'y entêtai, parce que j'entendais toujours du bruit devant moi, et même ce bruit devint si certain que je me mis de courir, me déchirant aux épines et m'enfonçant au plus épais: mais une manière de grognement sauvage que j'entendis me fit connaître que ce que je poursuivais était un sanglier, qui commençait à s'ennuyer de moi et à m'avertir qu'il en avait assez.
N'ayant qu'un bâton pour défense, et ne connaissant d'ailleurs point la manière d'avoir raison d'une pareille bête, je quittai la partie, et revins sur mes pas, un peu inquiet que ce sanglier ne s'imaginât, par honnêteté, de me vouloir faire la conduite.
Par bonheur, il n'y songea point, et je remontai jusqu'au premier chemin, d'où, à tout hasard, je tirai du côté qui conduisait à l'entrée du bois de Chambérat, où nous avions fait la fête.
Encore que dérouté, je ne voulus point renoncer à mon idée, car Thérence pouvait aussi bien que moi faire rencontre d'une bête sauvage, et je ne pense point qu'elle sût des paroles pour s'en faire écouter.
Je connaissais déjà assez la forêt pour ne m'y point perdre longtemps, et je gagnai l'endroit de la danse. Il me fallut quelques moments pour m'assurer que c'était bien la même clairière, car j'avais compté y retrouver ma ramée que je n'avais pas pris le temps d'enlever, non plus que les ustensiles dont je l'avais garnie, et j'en trouvai la place aussi nette que si elle n'y eut jamais été.
Cependant, en y regardant bien, je reconnus l'endroit où j'avais enfoncé les pieux, et celui où les pieds des danseurs avaient brûlé le gazon.
Je voulus me remettre en route vers le côté par où les muletiers avaient emmené Huriel et emporté Malzac; mais j'eus beau chercher à m'en souvenir, j'avais été si empêché de mes esprits dans ce moment-là, que je ne pus m'en faire une idée. Force me fut d'aller à l'aventure, et je marchai ainsi toute la nuit, bien las, comme vous pouvez croire, m'arrêtant souvent pour écouter, et n'entendant que les chevêches qui criaient dans les arbres, ou quelque pauvre lièvre qui avait plus peur de moi que moi de lui.
Encore que le bois de Chambérat ne fît, dans ce temps-là, qu'un seul bois avec celui de l'Alleu, je ne le connaissais pas, n'y ayant été qu'une fois depuis que j'étais en ce pays. Je ne fus pas longtemps sans m'y trouver perdu, chose qui ne me tourmenta guère, car je savais que ni l'un ni l'autre de ces bois n'était d'une conséquence à me mener jusqu'à Rome. D'ailleurs, le grand bûcheux m'avait déjà appris à m'orienter, non par les étoiles, qui ne se voient pas toujours en une forêt, mais par la direction des maîtresses branches, lesquelles, en nos pays du mitant, sont souvent battues du vent de galerne et s'étendent plus volontiers vers le levant du jour.
La nuit était très-claire, et si douce, que, si je n'eusse été galopé de quelque souci d'esprit et fatigué de mon corps, j'aurais pris aise à la promenade. Il ne faisait point clair de lune; mais les étoiles brillaient dans le ciel, qui n'était embrouillé d'aucune nuée; et mêmement, sous la feuillée, je voyais très-bien à me conduire. Je m'étais fort amendé en courage depuis le temps où j'avais peur en la petite forêt de Saint-Chartier; car, tout au rebours, je me sentais aussi tranquille que dans nos traines, et voyant fuir les animaux à mon approche, je ne m'en souciais plus du tout. Je commençais aussi à reconnaître que ces endrois couverts, ces ruisseaux grouillants dans les ravines, ces herbages fins, ces chemins de sable, et tous ces arbres d'un beau croît et d'une grande fierté pouvaient faire aimer ce pays à ceux qui en étaient. Il y avait de grandes fleurs dont je ne sais point le nom, qui sont comme gueules blanches picotées de jaune, et dont l'odeur est si vive et si bonne, que, par moments, je me serais cru en un jardin[5].
En marchant toujours vers le couchant, je gagnai les brandes et suivis longtemps la lisière, écoutant et regardant partout; mais je ne rencontrai signe de monde en aucun lieu, et m'en revins sur la pique du jour, sans avoir trouvé ni Thérence ni personne à qui parler.
Comme j'en avais assez et ne conservais plus espoir de m'utiliser, je rentrai sous bois, et, coupant tout à travers, je vis enfin, dans un endroit très-sauvage, sous un gros chêne, quelque chose qui me parut être quelqu'un. Le petit jour grisonnait jusque sur les buissons, et je m'avançai sans bruit jusqu'à portée de reconnaître le froc du frère carme. Ce pauvre homme, que j'avais soupçonné dans mon esprit, était bien sagement et dévotement agenouillé, et faisait ses prières sans paraître penser à mal.
Je m'approchai en toussant pour l'avertir et ne le point effrayer; mais ce n'était pas de besoin, car ce moine était un compère, ne craignant que Dieu, et pas du tout le diable ni les hommes.
Il leva la tête, me regarda sans étonnement, puis renfonçant sa figure sous son capuchon, se remit à marmonner tout bas ses orémus, et je ne voyais que le bout de sa barbe qui dansait à chaque parole, comme celle d'une chèvre qui croque du sel.
Quand il me parut avoir fini, je lui souhaitai bonnes matines, espérant avoir de lui quelque nouvelle; mais il me fit signe de me taire, se leva, ramassa sa besace, regarda bien la place où il s'était agenouillé, et avec son pied quasi nu, releva l'herbe et nivela le sable qu'il avait foulés; puis, il m'emmena à une petite distance et me dit à voix couverte:
—Puisque vous savez ce qui en est, je ne suis pas fâché de vous parler avant que je reprenne ma tournée.
Le voyant en humeur de causer, je me gardai de le questionner, ce qui l'eût rendu peut-être plus méfiant; mais, au moment qu'il ouvrait la bouche, Huriel se montra devant nous et parut si surpris et même contrarié de me voir là, que j'en fus embarrassé de mon côté, comme si j'étais pris en faute.
Il faut dire aussi qu'Huriel m'eut peut-être effrayé si je l'eusse rencontré seul à seul dans la brume du matin. Il était plus barbouillé de noir que je ne l'avais encore vu, et un mouchoir, serré sur sa tête, cachait si bien ses cheveux et son front, qu'on ne voyait guère de sa figure que ses grands yeux, qui paraissaient creusés et qui avaient perdu leur feu ordinaire. Il avait l'air d'être son propre esprit plutôt que son propre corps, tant il glissait doucement sur les bruyères, comme s'il eût craint d'éveiller même les grelets et les moucherons cachés dans l'herbe.
Le moine prit le premier la parole, non pas comme un homme qui en accoste un autre, mais comme celui qui reprend un entretien après un peu de dérangement:—Puisque le voilà, dit-il en me montrant, il est utile de lui faire des recommandations sérieuses, et j'étais en train de lui dire.
—Puisque vous lui avez tout dit... reprit Huriel en lui coupant la parole d'un air de reproche.
À mon tour, je coupai la parole à Huriel pour lui apprendre que je ne savais encore rien, et qu'il était libre de me cacher ce qu'il avait sur le bout de la langue.
—C'est bien à toi, répondit Huriel, de ne pas chercher à en savoir plus long qu'il ne faut; mais si c'est ainsi, frère Nicolas, que vous gardez un secret de cette conséquence, je regrette de m'être fié à vous.
—Ne craignez rien, dit le carme. Je croyais ce jeune homme aussi compromis que vous!
—Il ne l'est pas du tout, dit Huriel, Dieu merci! C'est assez de moi!
—Tant mieux pour lui s'il n'a péché que par intention, reprit le moine. Il est votre ami, et vous n'avez rien à en craindre; mais quant à moi, je serais bien aise qu'il ne dît à personne que j'ai passé la nuit dans ces bois.
—Qu'est-ce que ça peut vous faire? dit Huriel; un muletier a été blessé par accident; vous lui avez donné des soins, et, grâce à vous, il sera vite guéri: qui peut vous blâmer de cette charité?
—Oui, oui, dit le moine: gardez bien la fiole et usez-en deux fois par jour. Lavez bien la plaie à l'eau courante, aussi souvent que faire se pourra; ne laissez point les cheveux s'y coller, et tenez-la à couvert de la poussière: c'est tout ce qu'il faut. Si vous veniez à prendre la fièvre, faites-vous faire une bonne saignée par le premier frater que vous rencontrerez.
—Merci! dit Huriel. J'ai assez perdu de sang comme cela, et ne crois point qu'on en ait jamais trop. Grâces vous soient rendues, mon frère, pour vos bons secours, dont je n'avais pas grand besoin, mais dont je ne vous sais pas moins de gré; et, à présent, recevez nos adieux, car voilà qu'il fait jour, et votre prière vous a retenu ici un peu trop.
—Sans doute, reprit le moine; mais me laisserez-vous partir sans me faire un bout de confession? J'ai soigné votre peau, c'était le plus pressé; mais votre conscience est-elle en meilleur état, et pensez-vous n'avoir pas besoin de l'absolution, qui est pour l'âme ce que le baume est pour le corps?
—J'en aurais grand besoin, mon père, dit Huriel; mais vous auriez tort de me la donner; je n'en suis pas digne avant d'avoir fait pénitence: et quant à ma confession, vous n'en avez que faire pour me prêcher, vous qui m'avez vu pécher mortellement. Priez Dieu, pour moi, voilà ce que je vous demande, et faites dire beaucoup de messes pour... les gens qui se laissent trop emporter à la colère.
J'avais cru d'abord que le muletier plaisantait; mais je connus que non, à la manière triste dont il parla, et à l'argent qu'il remit au carme en finissant son discours.
—Comptez que vous en aurez selon votre générosité, dit le carme en serrant l'argent dans son aumônière; et il ajouta d'un air qui ne sentait point le cagot: «Maître Huriel, nous sommes tous pécheurs, et il n'y a qu'un juge qui soit juste. Lui seul, qui n'a jamais fait le mal, est en droit de condamner ou d'absoudre les fautes des hommes. Recommandez-vous à lui, et comptez que tout ce qui est à votre décharge, il vous en fera profiter dans sa miséricorde. Quant aux juges de la terre, bien sot et bien lâche serait celui qui voudrait vous envoyer devant eux, qui sont faibles ou endurcis comme des créatures fragiles. Repentez-vous, vous aurez raison, mais ne vous trahissez pas, et quand vous sentirez la grâce vous appeler au tribunal de pénitence, n'ayez affaire qu'à un bon prêtre, voire à un pauvre carme déchaussé comme le frère Nicolas.
Et vous, mon enfant, dit encore le bonhomme, qui se sentait en goût de prêcher et qui voulut me donner aussi son coup de goupillon, apprenez à modérer vos appétits et à surmonter vos passions. Évitez les occasions de pécher; fuyez les querelles et les rixes sanglantes...
—C'est bon, c'est bon, frère Nicolas, dit Huriel en l'interrompant. Vous prêchez un converti, et vous n'avez pas de pénitence à commander à celui dont les mains sont restées pures. Adieu. Partez, je vous dis, il est temps.
Le moine s'en alla en nous donnant la main, d'un grand air de franchise et de bonté. Quand il fut loin, Huriel, me prenant le bras, me ramena vers l'arbre où j'avais vu le carme en prières:
—Tiennet, me dit-il, je n'ai aucune méfiance de toi, et, si j'ai fait semblant de rappeler ce bon frère au silence, c'est pour le rendre prudent. Au reste, il n'y a guère de danger de son côté: il est le propre oncle de notre chef Archignat, et c'est, en outre, un homme sûr, toujours en bonnes relations avec les muletiers, qui l'aident souvent à transporter les denrées de sa collecte d'un lieu à l'autre; mais si je suis tranquille sur lui et sur toi, ce n'est pas une raison pour que je te dise ce que tu n'as pas besoin de savoir, à moins que tu ne le souhaites pour ne pas douter de mon amitié.
—Tu en feras ce que tu voudras, lui répondis-je. S'il est utile pour toi que je sache les conséquences de ta batterie avec Malzac, dis-les-moi, quand même j'aurais regret à les entendre; sinon, j'aime autant ne pas trop savoir ce qu'il est devenu.
—Ce qu'il est devenu! répéta Huriel, dont la voix sembla étouffée par un grand malaise; et il m'arrêta aux premières branches que le chêne étendait vers nous, comme s'il eût craint de marcher sur un terrain où je ne voyais pourtant nulle trace de ce que je commençais à deviner. Puis il ajouta, en jetant devant lui un regard obscurci de tristesse, et parlant de ce qu'il voulait taire, comme si quelque chose le poussait à se trahir:—Tiennet, te souviens-tu des paroles glaçantes que cet homme nous a dites au bois de la Roche? «Il ne manque pas de fosses dans les bois pour enterrer les fous, et ni les pierres, ni les arbres n'ont de langue pour raconter ce qu'ils ont vu!»
—Oui, répondis-je, sentant une sueur froide me passer par tout le corps; il paraît que les mauvaises paroles tentent le mauvais sort, et qu'elles portent malheur à ceux qui les disent.
Seizième veillée.
Huriel se signa en soupirant; je fis comme lui, et, nous détournant de ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.
J'aurais voulu lui dire, comme le carme, quelque bonne parole pour le tranquilliser, car je voyais bien qu'il avait l'esprit en peine; mais, outre que je n'étais pas assez savant pour le prêche, je me sentais coupable aussi à ma manière. Je me disais, par exemple, que si je n'eusse point raconté tout haut l'histoire du bois de la Roche, Huriel ne se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu'il avait fait à Brulette de la venger, et que si je ne me fusse point porté le premier son défenseur devant les muletiers et les anciens de la forêt, Huriel ne se serait pas tant pressé d'en avoir l'honneur avant moi vis-à-vis d'elle.
Tourmenté de ces idées, je ne pus m'empêcher de les dire à Huriel et de m'accuser devant lui, comme Brulette s'était accusée devant Thérence.
—Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es un bon cœur et un brave garçon. Je ne veux point que tu gardes du trouble en ta conscience, pour une chose que Dieu, au jour du jugement, n'attribuera ni à toi ni peut-être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul juge qui puisse rendre bonne justice, parce qu'il sait les choses comme elles sont. Il n'a pas besoin d'appeler des témoins et de faire enquête de la vérité. Il lit dans le fin fond des cœurs, et il sait bien que le mien n'avait juré ni comploté mort d'homme, au moment où j'ai pris un bâton pour corriger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises; mais elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en pareil cas, et ce n'est pas moi qui en ai inventé l'usage. Certes, mieux vaudrait la seule force des bras et le seul office des poings, comme nous y avons eu recours une nuit, dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine; mais sache qu'un muletier doit être aussi brave et aussi jaloux de son renom d'honneur que les plus grands messieurs portant l'épée. Si j'avais avalé l'injure de Malzac sans en chercher réparation, j'aurais mérité d'être chassé de ma confrérie. Il est bien vrai que je n'ai pas cherché cela de sang-froid, comme on doit le faire. J'avais rencontré, hier matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de la Roche, où je travaillais tranquillement, sans plus songer à lui. Il m'avait encore molesté de ses sottes paroles, prétendant que Brulette n'était qu'une ramasseuse de bois mort; ce qui, chez les forestiers, s'entend d'un fantôme qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux filles de mauvaise conduite pour n'être point reconnues, grâce à la peur que les bonnes gens ont de cet esprit follet. Aussi, dans l'idée des muletiers, qui ne sont point crédules, un pareil mot est une grande injure.
»Pourtant, je fus aussi endurant que possible; mais, à la fin, poussé à bout, je lui fis des menaces pour m'en débarrasser. Il me répondit alors que j'étais un lâche, capable d'abuser de ma force en un endroit écarté, mais que je n'oserais pas le défier au bâton, en franche bataille, devant témoins; que chacun savait bien que je n'avais jamais eu occasion de marquer ma hardiesse, et que là où il y avait compagnie, j'étais toujours du goût de tout le monde, afin de n'avoir point à me mesurer en partie égale.
»Là-dessus, il me quitta, disant qu'il y avait danse au bois de Chambérat, que c'était Brulette qui régalait, et qu'elle en avait le moyen, attendu qu'elle était maîtresse d'un gros bourgeois en son pays; et que, pour sa part, il irait là se divertir et courtiser la demoiselle à ma barbe, si j'avais le cœur de m'en venir assurer.
»Tu sais, Tiennet, que j'avais intention de ne plus revoir Brulette, et cela pour des raisons que je te dirai peut-être plus tard.
—Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta sœur cette nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse ton mouchoir et qui me prouve ce dont j'avais déjà une forte doutance.
—Si tu sais que j'aime Brulette et que je tiens à son gage, reprit Huriel, tu en sais autant que moi; mais tu ne peux en savoir davantage, car je ne suis sûr que de son amitié, et quant au reste... Mais il ne s'agit pas de ça, et je te veux raconter comment le malheur m'a ramené ici. Je ne voulais ni être vu de Brulette, ni lui parler, parce que j'avais remarqué le tourment qui serrait le cœur de Joseph à mon endroit; mais je savais que Joseph n'avait pas ses forces pour la défendre, et que Malzac était assez sournois pour s'échapper aussi de toi.
»Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et je me suis tenu caché aux alentours de la danse, me promettant de partir sans me faire voir, si Malzac n'y venait point. Tu sais le reste jusqu'au moment où nous avons pris le bâton. Dans ce moment-là, j'étais en colère, je le confesse; mais pouvait-il en être autrement, à moins de valoir autant qu'un saint du paradis? Cependant, je ne voulais que donner une correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire plus longtemps, surtout dans un moment où Brulette était au pays, qu'à force d'être doux et patient, j'étais un lièvre. Tu as vu que mon père, qui est las de pareils propos, ne m'a pas empêché de prouver que je suis un homme; mais il faut que je sois doué d'une mauvaise chance, puisque à mon premier combat, et quasi de mon premier coup... Ah! Tiennet! on a beau avoir été forcé, et sentir en soi-même qu'on est doux et humain, on ne se console pas aisément, j'en ai peur, d'avoir eu la main si mauvaise! Un homme est un homme, si mal appris et mal embouché qu'il soit: celui-là était peu de chose de bon, mais il aurait eu le temps de s'amender, et voilà que je l'ai envoyé rendre ses comptes avant qu'il les eût mis en ordre. Aussi Tiennet, tu me vois, je t'assure, bien dégoûté de l'état de muletier, et je reconnais, à présent, avec Brulette, qu'il est malaisé à un homme juste et craignant Dieu de s'y maintenir en estime avec sa conscience et l'opinion des autres. Je suis obligé d'y passer encore un temps, à cause des engagements que j'ai pris; mais tu peux compter que le plus tôt possible, je m'en retirerai et prendrai quelque autre métier plus tranquille.
—C'est là, dis-je à Huriel, ce que je dois rapporter à Brulette, est-ce pas?
—Non, répondit Huriel, avec une grande assurance; à moins que Joseph ne soit si bien guéri de son amour et de sa maladie qu'il puisse renoncer à elle. J'aime Joseph autant que vous l'aimez, mes bons enfants; et d'ailleurs, il m'a fait ses confidences, il m'a pris pour son conseil et son soutien; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.
—Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari, et peut-être vaudrait-il mieux qu'il le sût le plus tôt possible. Je me chargerais bien de le raisonner, si les autres n'osaient, et il y a chez vous une personne qui pourrait rendre Joseph heureux, tandis qu'il ne le sera point par Brulette. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le coup lui paraîtra dur à porter: au lieu que, s'il ouvrait les yeux sur la véritable attache qu'il peut trouver ailleurs...
—Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le sourcil, ce qui lui fit faire la grimace d'un homme qui souffre d'un grand trou à la tête, comme il l'avait justement tout frais sous son mouchoir rouge: toutes choses sont en la main de Dieu; et, dans notre famille, personne n'est pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres. Il faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop mal aux gens qui me demanderaient où a passé Malzac, et pourquoi on ne le voit plus au pays. Écoute seulement encore un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est bien inutile de leur dire le malheur que j'ai fait. Excepté les muletiers, il n'y a que mon père, ma sœur, le moine et toi qui sachiez que quand l'homme est tombé, c'était pour ne plus se relever. Je n'ai eu que le temps de dire à Thérence tout bas: «Il est mort; il faut que je quitte le pays.» Maître Archignat en a dit autant à mon père; mais les autres bûcheux n'en savaient rien et ne souhaitaient point le savoir. Le moine lui-même n'y aurait vu que du feu, s'il ne nous eût suivis pour porter secours aux blessés, et les muletiers étaient tentés de le renvoyer sans lui rien dire; mais le chef a répondu de lui, et moi, quand j'aurais dû y risquer mon cou, je ne voulais pas que cet homme fût enterré comme un chien, sans prières chrétiennes.
»À présent, c'est à la garde de Dieu. Tu comprends donc, de reste, qu'un homme menacé, comme je suis, d'une mauvaise affaire, ne peut pas, de longtemps, songer à courtiser une fille aussi recherchée et aussi précieuse que Brulette. Seulement, tu peux bien, pour l'amour de moi, ne pas lui dire où j'en suis. Je veux bien qu'elle m'oublie, mais non qu'elle me haïsse ou me craigne.
—Elle n'en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c'est pour l'amour d'elle...
—Ah! dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur ses yeux, voilà un amour qui me coûte cher!
—Allons, allons, lui dis-je, du courage! Elle ne saura rien, tu peux compter sur ma parole; et tout ce que je pourrai faire pour qu'à l'occasion elle reconnaisse ton mérite, je le ferai bien fidèlement.
—Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel; je ne te demande pas de te mettre de côté pour moi comme je m'y suis mis pour Joseph. Tu ne me connais pas autant, tu ne me dois pas la même amitié, et je sais ce que c'est que de pousser un autre en la place qu'on voudrait occuper. Tu en tiens aussi pour Brulette, et il faudra que, sur trois prétendants que nous sommes, deux soient justes et raisonnables quand le troisième sera préféré. Encore ne savons-nous point si nous ne serons pas pillés par un quatrième. Mais, quoi qu'il en advienne, j'espère que nous resterons amis et frères tous les trois.
—Il faut me retirer de l'ordre des prétendants, répondis-je en souriant sans dépit. J'ai toujours été le moins emporté, et, à présent, je suis aussi tranquille que si je n'y avais jamais songé. Je sais le secret du cœur de cette belle; je trouve qu'elle a fait le bon choix, et j'en suis content. Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t'assiste et que l'espérance t'aide à oublier cette mauvaise nuit!
Nous nous donnâmes l'accolade du départ, et je m'enquis du lieu où il se rendait.
—Je m'en vas, dit-il, jusqu'aux montagnes du Forez. Fais-moi écrire au bourg d'Huriel, qui est mon lieu de naissance et où nous avons des parents établis. Ils me feront passer tes lettres.
—Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la tête? N'est-elle point dangereuse?
—Non, non, dit-il, ce n'est rien, et j'aurais souhaité que l'autre eût la tête aussi dure que moi!
Quand je me trouvai seul, je m'étonnai de tout ce qui était advenu en la forêt sans que j'en eusse ouï ou surpris la moindre chose. D'autant plus que, repassant, au grand jour, sur la place de la danse, je vis que, depuis le minuit, on était revenu faucher l'herbe et piocher la terre pour enlever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d'une part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses en cet endroit; de l'autre, Thérence avait communiqué avec son frère, et, au milieu de tout cela, on avait pu faire un enterrement, sans que, malgré la nuit claire et le silence des bois, en les suivant dans toute leur longueur et en prêtant grande attention, j'eusse été averti par la moindre apparence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser sur la différence des habitudes et partant des caractères, entre les gens forestiers et les laboureurs des pays découverts. Dans les plaines, le bien et le mal se voient trop pour qu'on n'apprenne pas, de bonne heure, à se soumettre aux lois et à se conduire suivant la prudence. Dans les forêts, on sent qu'on peut échapper aux regards des hommes, et on ne s'en rapporte qu'au jugement de Dieu ou du diable, selon qu'on est bien ou mal intentionné.
Quand je regagnai les loges, le soleil était levé; le grand bûcheux était parti pour son ouvrage, Joseph dormait encore, Thérence et Brulette causaient ensemble sous le hangar. Elles me demandèrent pourquoi je m'étais levé si matin, et je vis que Thérence était inquiète de ce que j'avais pu voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais rien, et comme si je n'avais pas quitté le bois de l'Alleu.
Joseph vint bientôt nous rejoindre, et j'observai qu'il avait beaucoup meilleure mine qu'à notre arrivée.
—Je n'ai pourtant guère dormi, répondit-il, je me suis senti agité jusqu'à l'approche du jour; mais je crois que c'est parce que la fièvre, qui m'a tant accablé, m'a enfin quitté depuis hier soir, car je me sens plus fort et plus dispos que je ne l'ai été depuis longtemps.
Thérence, qui se connaissait à la fièvre, lui questionna le pouls, et la figure de cette belle, qui était bien fatiguée et abattue, s'éclaircit tout d'un coup.
—Allons! dit-elle, le bon Dieu nous envoie au moins ce bonheur, que voilà un malade en bon chemin pour guérir. La fièvre est partie et les forces du sang reviennent déjà.
—S'il faut que je vous dise ce que j'ai senti, reprit Joseph, ne dites pas que c'est une songerie; mais voici la chose. D'abord, apprenez-moi si Huriel est parti sans blessure, et si l'autre n'en a pas plus qu'il ne faut. Avez-vous reçu des nouvelles du bois de Chambérat?
—Oui, oui, répliqua vivement Thérence. Tous deux sont partis pour le haut pays. Dites ce que vous alliez dire.
—Je ne sais pas trop si vous le comprendrez, vous deux, reprit Joseph, s'adressant aux jeunes filles, mais voilà Tiennet qui l'entendra bien. En voyant hier notre Huriel se battre si résolûment, les jambes m'ont manqué, et, me sentant plus faible qu'une femme, j'aurais, pour un rien, perdu ma connaissance; mais, en même temps que mon corps s'en allait défaillant, mon cœur devenait chaud et mes yeux ne lâchaient point de regarder le combat. Quand Huriel a abattu son homme et qu'il est resté debout, il m'a passé un vertige, et, si je ne me fusse retenu, j'aurais crié victoire, et mêmement chanté comme un fou ou comme un homme pris de vin. J'aurais couru l'embrasser si j'avais pu; mais tout s'est dissipé, et, en revenant ici, j'étais brisé dans tous mes os, comme si j'eusse porté et reçu les coups.
—N'y pensez plus, dit Thérence, ce sont de vilaines choses à voir et se remémorer. Je gage que vous en avez mal rêvé ce matin?
—Je n'en ai rêvé ni bien ni mal, dit Joseph; j'y ai songé, et me suis senti peu à peu tout réveillé dans mes idées, et tout raccommodé dans mon corps, comme si l'heure était venue pour moi d'emporter mon lit et de marcher, à la manière de ce paralytique dont il est parlé aux Évangiles. Je voyais Huriel devant moi, tout brillant de lumière, et me reprochant ma maladie comme une lâcheté de mon esprit. Il avait l'air de me dire: «Je suis un homme, et tu n'es qu'un enfant; tu trembles la fièvre pendant que mon sang est en feu. Tu n'es bon à rien, et moi je suis bon à tout pour les autres et pour moi-même! Allons, allons, écoute cette musique...» Et j'entendais des airs qui grondaient comme l'orage, et qui m'enlevaient sur mon lit, comme le vent enlève les feuilles tombées. Tenez, Brulette, je crois que j'ai fini d'être lâche et malade, et que je pourrais, à présent, aller au pays, embrasser ma mère et faire mon paquet pour partir, car je veux voyager, apprendre, et me faire ce que je dois être.
—Vous voulez voyager? dit Thérence, qui s'était allumée de contentement comme un soleil, et qui redevint blanche et brouillée comme la lune d'automne. Vous espérez trouver un meilleur maître que mon père, et de meilleurs amis que les gens d'ici? Allez voir vos parents, vous ferez bien, si vous en avez la force; mais, à moins que vous n'ayez envie de mourir au loin...
Le chagrin ou le mécontentement lui coupèrent la parole. Joseph, qui l'observait, changea tout de suite de mine et de langage.
—Ne faites pas attention à ce que je rêvais ce matin, Thérence, lui dit-il; jamais je ne trouverai meilleur maître ni meilleurs amis. Vous m'avez dit de vous raconter mes songes; je vous les raconte, voilà tout. Quand je serai guéri, je vous demanderai conseil à vous trois, ainsi qu'à votre père. Jusque-là, ne pensons point à ce qui peut me passer par la tête, et réjouissons-nous, du temps que nous sommes ensemble.
Thérence s'apaisa; mais Brulette et moi, qui connaissions bien comme Joseph était décidé et entêté sous son air doux; nous, qui nous souvenions de la manière dont il nous avait quittés, sans rien contredire et sans se laisser rien persuader, nous pensâmes que son parti était pris, et que personne n'y pourrait rien changer.
Pendant les deux jours qui s'ensuivirent, je recommençai de m'ennuyer, et Brulette pareillement, malgré qu'elle se dégageât beaucoup pour achever la broderie dont elle voulait faire don à Thérence, et qu'elle allât voir le grand bûcheux souvent, tant pour laisser Joseph aux soins de la fille des bois, que pour parler d'Huriel avec son père et consoler ce brave homme de la tristesse et de la crainte où l'avait mis la bataille. Le grand bûcheux, touché de l'amitié qu'elle lui marquait, eut la confiance de lui dire toute la vérité sur Malzac, et loin que Brulette en voulût mal à Huriel, comme celui-ci l'avait redouté, elle ne s'en attacha que mieux à lui, par l'intérêt qu'elle lui portait et la reconnaissance qu'elle lui devait.
Le sixième jour, on parla de se séparer, car le terme approchait, et il fallait s'occuper du départ. Joseph reprenait à vue d'œil; il travaillait un peu et faisait de tout son mieux pour vitement éprouver et ramener ses forces. Il était décidé à nous reconduire et à passer un ou deux jours au pays, disant qu'il reviendrait au bois de l'Alleu tout de suite, ce qui ne nous paraissait pas bien certain, non plus qu'à Thérence, qui commençait à s'inquiéter de sa santé quasi autant qu'elle s'était inquiétée de sa maladie. Je ne sais si ce fut elle qui persuada au grand bûcheux de nous reconduire jusqu'à mi-chemin, ou si l'idée lui en vint de lui-même, mais il nous en fit l'offre, qui fut bien vite acceptée de Brulette, et ne plut qu'à moitié à Joseph, encore qu'il n'en fît rien voir.
Ce bout de voyage ne pouvait que donner au grand bûcheux une diversion à son chagrin, et, en s'y préparant, la veille du départ, il reprit une bonne partie de sa belle humeur. Les muletiers avaient quitté le pays sans encombre, et il n'y était point question de Malzac, qui n'avait ni parents ni amis pour le réclamer. Il pouvait donc bien se passer un an ou deux avant que la justice se tourmentât de ce qu'il était devenu, et encore, était-elle bien capable de ne s'en enquérir jamais; car, dans ce temps-là, il n'y avait pas grand'police en France, et un homme de peu pouvait disparaître sans qu'on y prît garde.
De plus, la famille du grand bûcheux devait quitter l'endroit à la fin de la saison, et comme ni le père ni le fils ne se tenaient plus de six mois au même lieu, il eût fallu être habile pour savoir où les réclamer.
Pour toutes ces raisons, le grand bûcheux, qui ne craignait que le premier contre-coup de l'événement, voyant que le secret ne s'ébruitait point, reprit confiance et nous rendit le courage.
Le matin du huitième jour, il nous fit tous monter dans une petite charrette basse qu'il avait empruntée, ainsi qu'un cheval, à un sien ami de la forêt, et, prenant les rênes, nous conduisit par le plus long, mais par le plus sûr chemin, jusqu'à Sainte-Sevère, où nous devions prendre congé de lui et de sa fille.
Brulette regrettait, en elle-même, de passer par un pays nouveau, où elle ne revoyait aucun des endroits où elle avait cheminé en la compagnie d'Huriel. Pour moi, j'étais content de voyager et de voir Saint-Pallais en Bourbonnais, et Préveranges, qui sont petits bourgs sur grandes hauteurs; puis, Saint-Prejet et Pérassay, qui sont autres bourgs, en descendant le courant de l'Indre; et, comme nous suivions, quasi depuis sa source, cette rivière qui passe chez nous, je ne me trouvais plus si étrange et ne me sentais plus en un pays perdu.
Je me reconnus tout à fait à Sainte-Sevère, qui n'est plus qu'à six lieues de chez nous, et où j'étais déjà venu une fois. Là, du temps que mes compagnons de route parlaient d'adieux, je fus m'enquérir d'une voiture à louer pour continuer notre voyage; mais je ne pus en trouver une que pour le lendemain, aussi matin que je le souhaiterais.
Quand j'en revins dire la nouvelle, Joseph prit de l'humeur.—Quoi donc faire d'une charrette? dit-il; ne pouvons-nous, de notre pied, nous en aller chez nous à la fraîcheur et arriver sur la tardée du soir? Brulette a fait souvent plus de chemin pour aller danser à quelque assemblée, et je me sens tout capable d'en faire autant qu'elle.
Thérence observa qu'une si longue course lui ferait revenir la fièvre, et il s'y obstina d'autant plus; mais Brulette, qui voyait bien le chagrin de Thérence, coupa court en disant qu'elle se sentait lasse, qu'elle serait aise de passer la nuit à l'auberge et de s'en aller ensuite en voiture.
—Eh bien, dit le grand bûcheux, nous ferons de même. Nous laisserons reposer notre cheval toute la nuit, et nous nous départirons de vous autres au jour de demain. Et, si vous m'en croyez, au lieu de nous restaurer en cette auberge pleine de mouches, nous emporterons notre dîner sous quelque feuillade, ou au bord de l'eau, et y passerons la soirée à deviser jusqu'à l'heure de dormir.
Ainsi fut fait. Je retins deux chambres, l'une pour les filles, l'autre pour les hommes, et voulant régaler une bonne fois le père Bastien à mon idée, m'étant aperçu qu'à l'occasion il était beau mangeur, je fis remplir une grande corbeille de ce qu'il y avait de mieux en pâtés, pain blanc, vin et brandevin, et l'emportai au dehors de la ville. Il est heureux que la mode de boire le café et la bière ne régnât pas encore, car je n'y aurais pas regardé et y eusse laissé le restant de ma poche.
Sainte-Sevère est un bel endroit coupé en ravins bien arrosés, et réjouissant à la vue. Nous fîmes choix d'un tertre élevé, où l'air était si vif que, du repas, il ne resta ni une croûte, ni une verrée de boisson.
Après quoi, le grand bûcheux se sentant tout gaillard, prit sa musette, qui ne le quittait jamais, et dit à Joseph:
—Mon enfant, on ne sait qui vit ou qui meurt; nous nous quittons, selon toi, pour deux ou trois jours; selon moi, tu as l'idée d'une plus longue départie; mais peut-être que, selon Dieu, nous ne devons point nous revoir. Voilà ce qu'il faut toujours se dire quand, au croisement d'un chemin, chacun tire de son côté. J'espère que tu t'en vas content de moi et de mes enfants, comme je suis content de toi et de tes amis qui sont là; mais je n'oublie point que le principal a été de t'enseigner la musique, et j'ai regret aux deux mois de maladie qui t'ont forcé de t'arrêter. Je ne prétends pas que j'aurais pu faire de toi un grand savant, je sais qu'il y en a dans les villes, messieurs et dames, qui sonnent sur des instruments que nous ne connaissons pas, et qui lisent des airs écrits comme on lit la parole écrite dans les livres. Sauf le plain-chant, que j'ai appris dans ma jeunesse, je ne connais pas beaucoup cette musique-là et t'en ai montré tout ce que je savais, c'est-à-dire les clefs, les notes et la mesure. Quand tu auras envie d'en connaître plus long, tu iras dans les grandes villes, où les violoneurs t'apprendront le menuet et la contredanse; mais je ne sais pas si ça te servira, à moins que tu ne veuilles quitter ton pays et ta condition de paysan.
—Dieu m'en garde! répondit Joseph en regardant Brulette.
—Or donc, reprit le grand bûcheux, tu trouveras ailleurs l'instruction qu'il te faut pour sonner la musette ou la vielle. Si tu veux revenir à moi, je t'y aiderai; si tu crois trouver du nouveau dans le pays d'en sus, il faut y aller. Tout ce que j'aurais souhaité, c'est de te mener tout doucement, jusqu'au temps où ton souffle saura se donner sans effort, et où tes doigts ne se tromperont plus; car pour l'idée, ça ne se donne point, et tu as la tienne, que je sais être de bonne qualité. Je ne t'ai pas épargné la provision que j'ai dans la tête, et ce que tu auras retenu, tu t'en serviras s'il te plaît; mais, comme ton vouloir est de composer, tu ne peux mieux faire que de voyager un jour ou l'autre, pour tirer la comparaison de ton fonds avec celui d'autrui. Il te faut donc monter jusqu'à l'Auvergne et au Forez, afin de voir, de l'autre côté de nos vallons, comme le monde est grand et beau, et comme le cœur s'élargit quand, du haut d'une vraie montagne, on regarde rouler des eaux vives qui couvrent la voix des hommes et font verdir des arbres qui ne déverdissent jamais. Ne descends pourtant guère dans les plaines des autres pays. Tu y retrouverais ce que tu aurais laissé dans les tiennes; car voici le moment de te donner un enseignement que tu ne dois pas oublier. Écoute-le donc bien fidèlement.