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Les maîtres sonneurs

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Dix-septième veillée.

Le grand bûcheux, s'étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention, poursuivit ainsi son discours:

—La musique à deux modes que les savants, comme j'ai ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j'appelle, moi, mode clair et mode trouble; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris; ou encore, mode de la force ou de ta joie, et mode de la tristesse ou de la songerie. Tu peux chercher jusqu'à demain, tu ne trouveras pas la fin des oppositions qu'il y a entre ces deux modes, non plus que tu n'en trouveras un troisième; car tout, sur la terre, est ombre ou lumière, repos ou action. Or, écoute bien toujours, Joseph! La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, tu verras le parti qu'un esprit comme le tien peut tirer de ce mode; car l'un n'est ni plus ni moins que l'autre.

»Mais, comme tu te sentais musicien complet, tu étais tourmenté de ne pas entendre sonner le mineur à ton oreille. Vos ménétriers et vos chanteuses l'ont par acquit, parce que le chant est comme l'air qui souffle partout et transporte le germe des plantes d'un horizon à l'autre. Mais, de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et passionnés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t'a semblé que vos cornemuses jouaient faux.

»Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher dans les endroits tristes et sauvages, et sache qu'il faut quelquefois verser plus d'une larme avant de se bien servir d'un mode qui a été donné à l'homme pour se plaindre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses amours.»

Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu'il le pria de jouer le dernier air qu'il avait inventé, pour nous donner échantillon de ce mode gris et triste qu'il appelait le mineur.

—Oui-dà, mon garçon, dit le vieux, tu l'as donc guetté, l'air que je m'essaye d'emmancher sur des paroles depuis une huitaine? Je pensais bien l'avoir chanté pour moi seul; mais puisque tu étais aux écoutes, le voilà tel que je compte le laisser.

Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois, dont il joua très-doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l'esprit souvenir ou attente de toutes sortes de choses, à l'idée de chacun qui l'écoutait.

Joseph ne se sentait pas d'aise pour la beauté de l'air, et Brulette, qui l'entendit sans bouger, parut s'éveiller d'un songe, quand il fut fini.

—Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi, mon père?

—Les paroles, répondit-il, sont comme l'air, un peu embrouillantes et portant réflexion. C'est l'histoire du tintoin de trois galants autour d'une fille.

Et il chanta une chanson, aujourd'hui répandue en notre pays, mais dont on a dérangé beaucoup les paroles. La voilà telle que le grand bûcheux la disait:

Trois fendeux y avait,
Au printemps, sur l'herbette;
(J'entends le rossignolet),
Trois fendeux y avait.
Parlant à la fillette.
Le plus jeune disait,
(Celui qui tient la rose);
(J'entends le rossignolet),
Le plus jeune disait:
J'aime bien, mais je n'ose.
Le plus vieux s'écriait:
(Celui qui tient la fende),
(J'entends le rossignolet),
Le plus vieux s'écriait:
Quand j'aime je commande.
Le troisième chantait,
Portant la fleur d'amande,
(J'entends le rossignolet),
Le troisième chantait:
Moi, j'aime et je demande.
—Mon ami ne serez,
Vous qui portez la rose
(J'entends le rossignolet);
Mon ami ne serez,
Si vous n'osez, je n'ose.
Mon maître ne serez,
Vous qui tenez la fende,
(J'entends le rossignolet),
Mon maître ne serez,
Amour ne se commande.
Mon amant vous serez,
Vous qui portez l'amande,
(J'entends le rossignolet),
mon amant vous serez,
On donne à qui demande.

Je goûtai beaucoup plus l'air ajusté avec les paroles, que je n'avais fait la première fois, et j'en fus si content, que je le demandai encore sur la musette; mais le grand bûcheux, qui ne tirait pas vanité de ses œuvres, dit que ça n'en valait pas la peine, et nous joua d'autres airs, tantôt sur un mode, tantôt sur l'autre, et mêmement en les employant tous deux dans un même chant, enseignant à Joseph la manière de passer, à propos, du majeur dans le mineur, et pareillement du second dans le premier.

Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps, et que nous ne sentions pas l'envie de nous retirer; mêmement les gens de la ville et des environs s'assemblèrent au bas du ravin pour écouter, au grand contentement de leurs oreilles. Et plusieurs disaient: «C'est un sonneur du Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se connaît à la science, et pas un de chez nous n'y pourrait jouter.»

Tout en reprenant le chemin de l'auberge, le père Bastien continua de démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s'en lassait point, resta un peu en arrière de nous à l'écouter et à le questionner. Je marchais donc devant avec Thérence, qui, toujours très-serviable et courageuse, m'aidait à remporter les paniers. Brulette, entre les deux couples, allait seule, rêvant à je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût depuis quelques jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait.

—Regardez-le donc bien, Thérence, lui dis-je en un moment où elle en paraissait toute angoissée; car votre père l'a dit: Quand on se quitte pour un jour, c'est peut-être pour toute la vie.

—Oui, répondit-elle; mais aussi quand on croit se quitter pour toute la vie, il peut se faire que ça ne soit que pour un jour.

—Vous me rappelez, repris-je, qu'en vous voyant, une fois, vous envoler comme une songerie de ma tête, je pensais bien ne vous retrouver jamais.

—Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m'en a rafraîchi la souvenance, hier, en me parlant de vous: car mon père vous aime beaucoup, Tiennet, et fait de vous une estime très-grande.

—J'en suis content et honoré, Thérence; mais je ne sais guère en quoi je la mérite, car je n'ai rien de ce qui annonce un homme tant si peu différent des autres.

—Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce qu'il pense de vous, je le crois; mais pourquoi, Tiennet, cela vous fait-il soupirer?

—Ai-je donc soupiré, Thérence? C'est malgré moi.

—Sans doute, c'est malgré vous; mais ce n'est point une raison pour me cacher vos sentiments. Vous aimez Brulette, et vous craignez...

—J'aime beaucoup Brulette, c'est vrai; mais sans soupirs d'amour, et sans regret ni souci de ce qu'elle pense à l'heure qu'il est. Je n'ai point d'amour dans le cœur, puisque ça ne me servirait de rien.

—Ah! vous êtes bien heureux, Tiennet, s'écria-t-elle, de gouverner comme ça votre idée par la raison!

—Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la gouvernais par le cœur. Oui, oui, je vous devine et vous connais, allez! car je vous regarde et je trouve bien le fin mot de votre conduite. Je vois, depuis huit jours, comme vous savez vous mettre à l'écart pour la guérison de Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu'il y voie paraître le bout de vos mains. Vous le voulez heureux, et vous n'avez point menti en nous disant, à Brulette et à moi, que pourvu qu'on fît du bien à ce qu'on aime, on n'avait pas besoin d'y trouver son profit. C'est bien comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous tourne quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout de suite, et si saintement, que c'est merveille de voir la force et la bonté que vous avez! Convenez donc que si l'un de nous doit faire estime de l'autre, c'est moi de vous, et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez raisonnable, voilà tout, et vous êtes une fille d'un grand cœur et d'une rude gouverne d'elle-même.

—Merci pour le bien que vous pensez de moi, répondit Thérence; mais peut-être que je n'y ai pas tant de mérite que vous croyez, mon brave garçon. Vous voulez me voir amoureuse de Joseph; cela n'est point! Aussi vrai que Dieu est mon juge, je n'ai jamais pensé à être sa femme, et l'attache que j'ai pour lui serait plutôt celle d'une sœur ou d'une mère.

—Oh! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous trompiez pas sur vous-même, Thérence! votre naturel est emporté!

—C'est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J'aime vivement et quasiment follement mon père et mon frère. Si j'avais des enfants, je les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule; mais ce qu'on appelle l'amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour Brulette, l'envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu'on s'ennuie seul et qu'on ne peut penser sans souffrance à ce qu'on aime... je ne le sens point et ne m'en embarrasse point l'esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s'il doit s'en trouver bien, j'en remercie Dieu, et ne me désolerai que s'il doit s'en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n'y comprenais plus grand'chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout le monde et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès d'elle sans lui rien dire, et ne sachant guère où s'en allait mon esprit; car il me prenait pour elle des bouffées d'amitié, comme si j'allais l'embrasser d'un grand cœur et sans songer à mal. Puis, tout d'un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu'il me venait comme de la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l'auberge, je lui demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu'au juste son père lui avait dit de moi.

—Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l'homme du plus grand bon sens qu'il eût jamais connu.

—Autant vaut dire une bonne bête, pas vrai? repris-je en riant, un peu mortifié.

—Non, pas, répliqua Thérence; voilà les propres paroles de mon père: «Celui qui voit le plus clair dans les choses de ce monde est celui qui agit avec le plus de justice...» Or donc, le grand bon sens fait la grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe.

—En ce cas, Thérence, m'écriai-je un peu secoué dans le fond du cœur, ayez un peu d'amitié pour moi.

—J'en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant la main que je lui tendais; mais cela fut dit d'un air de franc camarade qui rabattait toute fumée, et je dormis là-dessus sans plus d'imagination qu'il n'en fallait avoir.

Le lendemain, quand vint l'heure des adieux, Brulette pleura en embrassant le grand bûcheux, et lui fit promettre qu'il viendrait nous voir chez nous avec Thérence. Et puis, ces deux belles filles se firent si grandes caresses et assurances d'amitié, qu'elles ne se pouvaient quitter. Joseph présenta ses remercîments à son maître pour tout le bien et le profit qu'il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thérence, il essaya de lui rendre les mêmes grâces; mais elle le regarda d'un air de franchise qui le troubla, et, se serrant la main, ils ne dirent guère mieux que: «À revoir, portez-vous bien.»

Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence licence de l'embrasser, pensant en donner le bon exemple à Joseph; mais il n'en profita point et monta vitement sur la voiture pour couper court aux accolades. Il était comme mécontent de lui et des autres. Brulette se plaça tout au fond de la charrette, et tant qu'elle put voir nos amis du Bourbonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, debout sur la porte, paraissait songer plutôt que se désoler.

Nous fîmes assez tristement quasi tout le reste du chemin. Joseph ne disait mot. Il eût peut-être souhaité que Brulette s'occupât un peu de lui; mais à mesure que Joseph avait repris ses forces, Brulette avait repris sa liberté de penser à celui qui mieux lui plaisait; et, reportant bonne part de ses amitiés sur le père et la sœur d'Huriel, elle songeait à eux et en causait avec moi pour les louer et les regretter. Et, comme si elle eût laissé tous ses esprits derrière elle, elle regrettait aussi le pays que nous venions de quitter.—C'est chose étrange, me disait-elle, comme je trouve, à mesure que nous approchons de chez nous, que les arbres sont petits, les herbes jaunes, les eaux endormies. Avant d'avoir jamais quitté nos plaines, je m'imaginais ne pas pouvoir me supporter trois jours dans des bois; et, à cette heure, il me semble que j'y passerais ma vie aussi bien que Thérence, si j'avais mon vieux père avec moi.

—Je ne peux pas en dire autant, cousine, lui répondis-je. Pourtant, s'il le fallait, je pense que je n'en mourrais point; mais que les arbres soient tant grands, les herbes tant vertes et les eaux tant vives qu'elles voudront, j'aime mieux une ortie en mon pays qu'un chêne en pays d'étrangers. Le cœur me saute de joie à chaque pierre et à chaque buisson que je reconnais, comme si j'étais absent depuis deux ou trois ans, et quand je vas apercevoir le clocher de notre paroisse, je lui veux, pour sûr, bailler un bon coup de chapeau.

—Et toi, Joset? dit Brulette, qui prit enfin garde à l'air ennuyé de notre camarade. Toi qui es absent depuis plus d'une année, n'es-tu pas content d'approcher de ton endroit?

—Excuse-moi, Brulette, répondit Joseph; je ne sais pas de quoi vous parlez. J'avais dans la tête de me souvenir de la chanson du grand bûcheux, et il y a, au milieu, une petite revirade que je ne peux pas rattraper.

—Bah! dit Brulette, c'est quand la chanson dit: J'entends le rossignolet.

Et, le disant, elle le chanta tout au juste, ce dont Joseph, comme réveillé, sauta de joie sur la charrette en frappant ses mains.

—Ah! Brulette, dit-il, que tu es donc heureuse de te souvenir comme ça! Encore, encore J'entends le rossignolet!

—J'aime mieux dire toute la chanson, fit-elle, et elle nous la chanta tout entière sans en omettre un mot; ce qui mit Joseph en si grande joie, qu'il lui serra les mains en lui disant avec un courage dont je ne l'aurais pas cru capable, qu'il n'y avait qu'un musicien pour être digne de son amitié.

—Le fait est, dit Brulette, qui songeait à Huriel, que si j'avais un bon ami, je le souhaiterais beau sonneur et beau chanteur.

—Il est rare d'être l'un et l'autre, reprit Joseph. La sonnerie casse la voix, et sauf le grand bûcheux...

—Et son fils! dit Brulette, parlant à l'étourdie.

Je lui poussai le coude, et elle voulut parler d'autre chose; mais Joseph, qui n'était pas sans être mordu de jalousie, revint sur la chanson.

—Je crois, dit-il, que quand le père Bastien l'a mise en paroles, il a songé à trois garçons de notre connaissance; car je me souviens d'une causerie que nous avons eue avec lui à souper, le jour de votre arrivée dans les bois.

—Je ne m'en souviens pas, dit Brulette en rougissant.

—Si fait moi, reprit Joseph. On parlait de l'amour des filles, et Huriel disait que cela ne se gagnait point à croix ou pile. Tiennet assurait, en riant, que la douceur et la soumission ne servaient de rien, et que, pour être aimé, il fallait plutôt se faire craindre que d'être trop bon. Huriel reprit pour contredire Tiennet, et moi j'écoutai sans parler. Ne serait-ce pas moi, celui qui porte la rose? le plus jeune des trois? Il aime, mais il n'ose? Dites donc le dernier couplet, Brulette, puisque vous le savez si bien! N'y a-t-il pas: On donne à qui demande?

—Puisque tu le sais aussi bien que moi, dit Brulette un peu piquée, retiens-le pour le chanter à la première bonne amie que tu auras. S'il plaît au grand bûcheux de mettre en chansons les discours qu'il entend, ce n'est pas à moi d'en tirer la conséquence. Je n'y entends encore rien pour ma part. Mais j'ai les fourmis dans les pieds, et, pendant que le cheval monte la côte, je veux me dégourdir un peu.

Et, sans attendre que j'eusse repris les rênes pour arrêter le cheval, elle sauta sur le chemin et se mit à marcher en avant, aussi légère qu'une bergeronnette.

J'allais descendre aussi; Joseph me retint par le bras, et, toujours suivant son idée:—N'est-ce pas, dit-il, qu'on méprise également ceux qui marquent trop leur vouloir, et ceux qui ne le marquent pas du tout?

—Si c'est pour moi que tu dis ça...

—Je ne dis ça pour personne. Je reprends la causerie que nous avions là-bas et qui s'est tournée en chanson contre tes paroles et contre mon silence. Il paraît que c'est Huriel qui a gagné le procès auprès de la fillette.

—Quelle fillette? dis-je, impatienté; car Joseph n'avait point mis sa confiance en moi jusqu'à cette heure, et je ne lui savais point de gré de me la donner par dépit.

—Quelle fillette? reprit-il d'un air de moquerie chagrine; celle de la chanson!

—Eh bien, quel procès Huriel a-t-il gagné? Cette fillette-là demeure donc bien loin, puisque le pauvre garçon est parti pour le Forez?

Joseph resta un moment à songer; puis il reprit:—Il n'en est pas moins vrai qu'il avait raison, quand il disait qu'entre le commandement et le silence, il y avait la prière. Ça revient toujours un peu à ton premier dire, qui était que, pour être écouté, il ne faut point trop aimer. Celui qui aime trop est craintif; il ne se peut arracher une parole du ventre, et on le juge sot parce qu'il est transi de désir et de honte.

—Sans doute, répondis-je. J'ai passé par là en mainte occasion; mais il m'est quelquefois arrivé de si mal parler, que j'aurais mieux fait de me taire: j'aurais pu me flatter plus longtemps.

Le pauvre Joseph se mordit la langue et ne parla plus. J'eus regret de l'avoir fâché, et, cependant, je ne me pouvais défendre de trouver sa jalousie bien mal plantée sur le terrain d'Huriel, étant à ma connaissance que ce garçon l'avait servi de son mieux à son propre détriment, et je pris, de ce moment, la jalousie en si mauvaise estime, que, depuis, je n'en ai plus jamais senti la piqûre, et ne l'aurais sentie, je crois, qu'à bonnes enseignes.

J'allais cependant lui parler plus doucement, quand nous vîmes que Brulette, qui marchait toujours devant, s'était arrêtée au bord du chemin pour parler avec un moine qui me semblait gros et court comme celui dont nous avions fait connaissance au bois de Chambérat. Je fouaillai le cheval, et je m'assurai que c'était bien le même frère Nicolas. Il avait demandé à Brulette s'il était loin de notre bourg, et, comme il s'en fallait encore d'une petite lieue et qu'il se disait bien fatigué, elle lui avait fait offre de monter sur notre voiture pour gagner l'endroit.

Nous lui fîmes place, ainsi qu'à un grand corbillon couvert qu'il portait, et qu'il posa, avec précaution, sur ses genoux. Aucun de nous ne songea à lui demander ce que c'était, excepté moi peut-être, qui suis d'un naturel un peu curieux; mais j'aurais craint de manquer à l'honnêteté que je lui devais, car les frères quêteurs ramassaient dans leurs courses toutes sortes de choses qu'ils se faisaient donner par la dévotion des marchands et qu'ils revendaient ensuite au profit de leur couvent. Tout leur était bon pour ce commerce, mêmement des affiquets de femme, qu'on était quelquefois bien étonné de voir dans leurs mains, et dont quelques-uns n'osaient pas trafiquer ouvertement.

Je repris le trot, et bientôt nous avisâmes le clocher, et puis les vieux ormeaux de la place, et puis toutes les maisons grandes et petites du bourg, qui ne me firent pas autant de plaisir que je m'en étais promis, la rencontre de frère Nicolas m'ayant remis en mémoire des choses tristes et qui me donnaient un restant d'inquiétude. Je vis cependant qu'il était sur ses gardes aussi bien que moi, car il ne me dit pas un mot devant Brulette et Joseph, qui pût faire croire que nous nous étions vus ailleurs qu'à la fête, et que lui ou moi en savions plus long que bien d'autres sur ce qui s'y était passé.

C'était un homme agréable et d'humeur joviale qui m'aurait pourtant diverti dans un autre moment; mais j'étais pressé d'arriver et de me trouver seul avec lui, pour lui demander s'il avait eu, de son côté, quelque nouvelle de l'aventure. À l'entrée du bourg, Joseph sauta à terre, et, quelque chose que Brulette pût lui dire pour le faire venir se reposer chez son père, il prit le chemin de Saint-Chartier, disant qu'il viendrait saluer le père Brulet quand il aurait vu et embrassé sa mère.

Il me sembla que le carme l'y poussait comme à son premier devoir, mais avec l'envie de le faire partir. Et puis, au lieu d'accepter l'offre que je lui fis de venir souper et coucher en mon logis, il me dit qu'il s'arrêterait seulement une heure en celui du père Brulet, à qui il avait affaire.

—Vous serez le bienvenu, lui dit Brulette; mais connaissez-vous donc mon grand-père? Je ne vous ai encore jamais vu chez nous?

—Je ne connais ni votre endroit, ni votre famille, répondit le moine; mais je suis pourtant chargé d'une commission que je ne peux dire que chez vous.

Je revins à mon idée qu'il avait, dans son panier, des dentelles ou des rubans à vendre, et qu'ayant ouï dire, aux environs, que Brulette était la plus pimpante de l'endroit, outre qu'il l'avait vue très-requinquée à la fête de Chambérat, il souhaitait lui montrer sa marchandise, sans s'exposer à la critique, qui, dans ce temps-là, n'épargnait guère ni bons ni mauvais moines.

Je pensai que c'était aussi l'idée de Brulette, car, lorsqu'elle descendit la première devant sa porte, elle tendit les deux mains pour prendre la corbeille, lui disant:—Ne craignez rien, je me doute de ce que c'est. Mais le carme refusa de s'en séparer, disant, de son côté, que c'était de valeur et craignait la casse.

—Je vois, mon frère, lui dis-je tout bas, en le retenant un peu, que vous voilà bien affairé. Je ne vous veux point déranger; c'est pourquoi je vous prie de me dire vite s'il y a du nouveau pour l'affaire de là-bas.

—Rien que je sache, me dit-il en parlant de même point de nouvelles, bonnes nouvelles. Et, me secouant la main avec amitié, il entra en la maison de Brulette, où déjà elle était pendue au cou de son grand-père.

Je pensais que ce vieux, qui d'ordinaire était fort honnête, me devait quelque bon accueil et beau remercîment pour le grand soin que j'avais eu d'elle; mais, au lieu de me retenir un moment, comme s'il eût été encore plus pressé de l'arrivée du carme que de la nôtre, il le prit par la main et le conduisit au fond de la maison, en me disant qu'il me priait de l'excuser s'il avait besoin d'être seul avec sa fille pour des affaires de conséquence.


Dix-huitième veillée.

Je ne suis pas beaucoup choquable, et cependant je me trouvai choqué d'être si mal reçu, et m'en fus chez nous remiser ma carriole et m'informer de ma famille. Et puis, la journée étant trop avancée pour se mettre au travail, je dévallai par le bourg pour voir si chaque chose était en sa place, et n'y trouvai aucun changement, sinon qu'un des arbres couchés sur le communal, devant la porte du sabotier, avait été débité en sabots, et que le père Godard avait ébranché son peuplier et mis de la tuile neuve sur son courtil.

J'avais cru que mon voyage dans le Bourbonnais aurait fait plus de bruit, et je m'attendais à tant de questions que j'aurais fort à faire d'y répondre; mais le monde de chez nous est très-indifférent, et, pour la première fois, je m'avisai qu'il était même endormi à toutes choses, car je fus obligé d'apprendre à plusieurs que j'arrivais de loin. Ils ne savaient seulement point que je me fusse absenté.

Vers le soir, comme je retournais à mon logis, je rencontrai le carme qui s'en allait à la Châtre, et qui me dit, de la part du père Brulet, qu'il me voulait avoir à souper.

Qui fut bien étonné, en entrant chez Brulette? ce fut moi, d'y trouver le grand-père, assis d'un côté et la belle de l'autre, regardant sur la table, entre eux deux, la corbeille du moine, ouverte, et remplie d'un gros gars d'environ un an, assis sur un coussin et s'essayant à manger des guignes noires, dont il s'embarbouillait tout le museau!

Brulette me sembla d'abord très-pensive et même triste; mais quand elle vit mon étonnement, elle ne se put retenir de rire; après quoi elle s'essuya les yeux et me parut avoir versé quelques larmes, plutôt de chagrin ou de dépit, que de gaieté.

—Allons, dit-elle enfin, ferme la porte et nous écoute. Voilà mon père qui veut te mettre au fait du beau cadeau que le moine nous a apporté.

—Vous saurez, mon neveu, dit le père Brulet, qui jamais ne riait d'aucune chose plaisante, non plus qu'il ne se troublait d'aucun souci, que voilà un enfant orphelin dont nous nous sommes arrangés avec le carme, pour prendre soin, moyennant pension. Nous ne connaissons à cet enfant ni père, ni mère, ni pays, ni rien. Il s'appelle Charlot, voilà tout ce que nous en savons. La pension est bonne, et le carme nous a donné la préférence, pour ce qu'il avait rencontré ma fille en Bourbonnais; et, comme il lui avait été dit d'où elle était, et que c'était une personne bien comme il faut, n'ayant pas grand bien, mais n'étant chargée d'aucune misère et pouvant disposer de son temps, il a pensé à lui faire plaisir et à lui rendre service en lui donnant la garde et le profit de ce marmot.

Encore que la chose fût assez étonnante, je ne m'en étonnai pas dans le premier moment, et demandai seulement si ce carme était anciennement connu du père Brulet, pour qu'il eût fiance en ses paroles, au sujet de la pension.

—Je ne l'avais jamais vu, dit-il; mais je sais qu'il est venu plusieurs fois dans les environs, et qu'il est connu de gens dont je suis sûr, et qui m'avaient déjà annoncé de sa part, il y a deux ou trois jours, l'affaire dont il me voulait parler. D'ailleurs, une année de la pension est payée par avance, et quand l'argent manquera, il sera temps de s'en tourmenter.

—À la bonne heure, mon oncle; vous savez ce que vous avez à faire; mais je ne me serais pas attendu à voir ma cousine, qui aime tant sa liberté, s'embarrasser d'un marmot qui ne lui est de rien, et qui, sans vous offenser par conséquent, n'est pas bien gentil dans son apparence.

—Voilà ce qui me fâche, dit Brulette, et ce que j'étais en train de dire à mon père quand tu es entré céans.—Et elle ajouta, en frottant le bec du petit avec son mouchoir:—J'ai beau l'essuyer, il n'en a pas la bouche mieux fendue, et j'aurais pourtant souhaité faire mon apprentissage avec un enfant agréable à caresser. Celui-ci paraît de mauvaise humeur et ne répond à aucune risée. Il ne regarde que la mangeaille.

—Bah! dit le père Brulet, il n'est pas plus vilain qu'un autre enfant de son âge, et quant à devenir mignon, c'est ton affaire. Il est fatigué d'avoir voyagé et ne sait point où il en est, ni ce qu'on lui veut.

Le père Brulet étant sorti pour aller chercher son couteau, qu'il avait laissé chez la voisine, je commençai à m'étonner davantage en me trouvant seul avec Brulette. Elle paraissait contrariée par moments, et même peinée pour tout de bon.

—Ce qui me tourmente, dit-elle, c'est que je ne sais point soigner un enfant. Je ne voudrais pas laisser souffrir une pauvre créature qui ne se peut aider en rien; mais je m'y trouve si maladroite, que j'ai regret d'avoir été jusqu'à cette heure, peu portée à m'occuper de ce petit monde-là.

—En effet, lui dis-je; tu ne me parais point née à ce métier, et je ne comprends pas que ton grand-père, lequel je n'ai jamais connu intéressé, te donne une pareille charge pour quelques écus de plus au bout de l'année.

—Tu parles comme un riche, reprit-elle. Songe que je n'ai rien en dot, et que la peur de la misère est ce qui m'a toujours détournée du mariage.

—Voilà une mauvaise raison, Brulette; car tu as été et tu seras encore recherchée par de plus riches que toi, qui t'aiment pour tes beaux yeux et ton joli ramage.

—Mes beaux yeux passeront, et mon joli ramage ne me servira de rien quand la beauté s'en ira. Je ne veux pas qu'on me reproche, au bout de quelques années, d'avoir dépensé ma dot d'agréments et de n'en avoir pas apporté une plus solide dans le ménage.

—C'est donc que tu penses pour de bon à te marier, depuis que nous sommes revenus du Bourbonnais? Voici la première fois que je t'entends faire des projets d'épargne.

—Je n'y pense pas plus que je n'y pensais, répondit-elle d'un ton moins assuré qu'à l'ordinaire; mais je n'ai jamais dit que je voulusse rester fille.

—Si fait, si fait, tu penses à t'établir, lui dis-je en riant. Tu n'as pas besoin de t'en cacher avec moi, je ne te demande plus rien, et ce que tu fais en te chargeant de ce petit malheureux riche que voilà, lequel a des écus et point de mère, me marque bien que tu veux faire ton meuriot[6]. Sans cela, ton grand-père, que tu as toujours gouverné comme s'il était ton petit-fils, ne t'aurait pas forcé la main pour prendre un pareil gars en sevrage.

Brulette prit alors l'enfant pour l'ôter de dessus la table et mettre le couvert, et, en le portant sur le lit de son grand-père, elle le regarda d'un air fort triste.

—Pauvre Charlot! dit-elle, je ferai bien pour toi mon possible, car tu es à plaindre d'être venu au monde, et m'est avis qu'on ne t'y avait point souhaité.

Mais sa gaieté fut vite revenue, et mêmement elle eut de grandes risées à souper, en faisant manger Charlot, qui avait l'appétit d'un petit loup et répondait à toutes ses prévenances en lui voulant griffer la figure.

Sur les huit heures du soir, Joseph entra et fut bien accueilli du père Brulet; mais j'observai que Brulette, qui venait de remettre Charlot sur le lit, tira vitement la courtine comme pour le cacher, et parut tourmentée tout le temps que Joseph demeura. J'observai aussi qu'il ne lui fut pas dit un mot de cette singulière trouvaille, ni par le vieux ni par Brulette, et je pensai devoir m'en taire pareillement pour leur complaire.

Joseph était chagrin et répondait le moins possible aux questions de mon oncle. Brulette lui demanda s'il avait trouvé sa mère en bonne santé, et si elle avait été bien surprise et bien contente de le voir. Et, comme il disait oui tout court à chaque chose, elle lui demanda encore s'il ne s'était pas trop fatigué en allant à Saint-Chartier, de son pied, et en revenant le soir même.

—Je ne voulais point passer la journée, dit-il, sans rendre mes devoirs à votre grand-père, et, à présent, je me sens fatigué pour de vrai et m'en irai passer la nuit chez Tiennet, si je ne le dérange point.

Je lui répondis qu'il me ferait plaisir, et l'emmenai à la maison, où, quand nous fûmes couchés, il me dit:

—Tiennet, me voilà autant sur mon départ comme sur mon arrivée. Je ne suis venu au pays que pour quitter le bois de l'Alleu, qui m'était tourné en déplaisance.

—Et c'est le tort que tu as, Joseph; tu étais là chez des amis qui remplaçaient ceux que tu avais quittés...

--- Enfin, c'est mon idée, dit-il un peu sèchement; mais, prenant un ton plus doux, il ajouta:—Tiennet! Tiennet! il y a des choses qu'on peut dire, et il y en a aussi qu'on doit taire. Tu m'as fait du mal aujourd'hui, en me donnant à entendre que je ne serais peut-être jamais agréé de Brulette.

—Joseph, je ne t'ai rien dit de pareil, par la raison que je ne sais point si tu songes à ce que tu dis là.

—Tu le sais, reprit-il, et mon tort est de n'en avoir jamais ouvert mon cœur avec toi. Mais que veux-tu? je ne suis point de ceux qui se confessent aisément, et les choses qui me tracassent le plus sont celles dont je m'explique le moins volontiers. C'est mon malheur, et je crois que je n'ai point d'autre maladie qu'une idée toujours tendue aux mêmes fins, et toujours rentrée au moment qu'elle me vient sur les lèvres. Écoute-moi donc, pendant que je peux causer, car Dieu sait pour combien de temps je vas redevenir muet. J'aime, et je vois que je ne suis point aimé. Il y a si longues années qu'il en est ainsi (car j'aimais déjà Brulette alors qu'elle était une enfant), que je suis accoutumé à ma peine. Je ne me suis jamais flatté de lui plaire, et j'ai vécu avec la croyance qu'elle ne ferait jamais attention à moi. À présent, j'ai vu par sa venue en Bourbonnais que j'étais quelque chose pour elle, et c'est ce qui m'a rendu la force et la volonté de ne point mourir. Mais je sais très-bien qu'elle a vu là-bas quelqu'un qui lui conviendrait mieux que moi.

—Je n'en sais rien, répondis-je; mais si cela était, ce quelqu'un-là ne t'aurait pas donné sujet de plainte ou de reproche.

—C'est vrai, reprit Joseph, mon dépit est injuste; d'autant plus qu'Huriel, connaissant Brulette pour une honnête fille, et n'étant pas en position de se marier avec elle, tant qu'il sera de la confrérie des muletiers, a, de lui-même, fait ce qu'il devait faire en s'éloignant d'elle pour longtemps. Je peux donc avoir espérance de me revenir présenter à Brulette, un peu plus méritant que je ne le suis. À cette heure, je ne me puis souffrir ici, car je sens que je n'y apporte rien de plus que par le passé. Il a quelque chose dans l'air et dans les paroles de chacun qui me dit:

«Tu es malade, tu es maigre, tu es laid, tu es faible, et tu ne sais rien de bon ni de neuf pour nous intéresser à toi!» Oui, Tiennet, ce que je te dis est certain: ma mère a eu comme peur de ma figure en me voyant paraître, et elle a versé tant de larmes en m'embrassant, que la peine y était pour plus que la joie. Ce soir encore, Brulette a eu l'air embarrassé en me voyant chez elle, et son grand-père, tout brave homme et bon ami qu'il est pour moi, a paru inquiet si j'allongerais ou non sa veillée. Ne dis pas que je me suis imaginé tout cela. Comme tous ceux qui parlent peu, je vois beaucoup. Mon temps n'est donc pas venu: il faut que je parte, et le plus tôt sera le mieux.

—Je crois, lui dis-je, qu'il faudrait au moins prendre quelques journées pour te reposer; car m'est avis que tu veux t'éloigner beaucoup d'ici, et je ne trouve pas de bonne amitié, que tu nous mettes sur ton compte dans des inquiétudes que tu nous pourrais épargner.

—Sois tranquille, Tiennet, répondit-il. J'ai la force qu'il faut, et ne serai plus malade. Je sais une chose, à présent, c'est que les corps chétifs, à qui Dieu n'a pas donné grands ressorts, sont pourvus d'un vouloir qui les mène mieux que la grosse santé des autres. Je n'ai rien inventé quand je vous ai dit là-bas que j'avais été comme renouvelé en voyant Huriel se battre si hardiment; et que, tout éveillé, dans la nuit, j'avais ouï sa voix me dire: «Sus! sus! je suis un homme, et tant que tu n'en seras pas un, tu ne compteras pour rien.» Je me veux donc départir de ma pauvre nature, et revenir ici aussi bon à voir et meilleur à entendre que tous les galants de Brulette.

—Mais, lui dis-je encore, si elle fait son choix avant ton retour? La voilà qui prend dix-neuf ans, et pour une fille courtisée comme elle l'est, il est temps qu'elle se décide.

—Elle ne se décidera que pour Huriel ou pour moi, répondit Joseph d'une voix assurée. Il n'y a que lui ou moi qui soyons faits pour lui donner de l'amour. Excuse-moi, Tiennet, je sais, ou, tout au moins, je crois que tu y as songé...

—Oui, répondis-je, mais je n'y songe plus.

—Et bien tu fais, dit Joseph, car tu n'aurais point été heureux avec elle. Elle a des goûts et des idées qui ne sont pas du terrain où elle a fleuri, et il faut qu'un autre vent la secoue. Celui qui souffle ici n'est pas assez subtil et ne pourrait que la dessécher. Elle le sent bien, malgré qu'elle ne le sache point dire, et je te réponds que si Huriel ne me trahit point, je la retrouverai libre dans un an et même dans deux.

Là-dessus, Joseph, comme épuisé de s'être abandonné si longtemps, laissa retomber sa tête sur l'oreiller et s'endormit. Il y avait bien une heure que je me débattais pour ne pas lui en donner exemple, car j'étais las tout mon soûl; mais quand, à la levée du jour, j'appelai Joseph, rien ne me répondit. Je le cherchai; il était parti sans réveiller personne.

Brulette alla, dans le jour, voir la Mariton, disant que c'était pour lui apprendre doucement la chose et savoir ce qui s'était passé entre elle et son fils. Elle ne voulut point de ma compagnie pour cette visite, et me dit, au retour, qu'elle n'avait pu beaucoup la faire expliquer, parce que son maître Benoît était malade et même en danger pour un coup de sang. J'augurai que cette femme, obligée de soigner son bourgeois, n'avait pas pu, la veille, s'occuper de son garçon autant qu'elle l'aurait souhaité, et que Joseph en avait pris de la jalousie, comme son naturel annonçait de s'y porter en toutes choses.

—Cela est vrai, me dit Brulette; à mesure que Joset s'est déniaisé par l'ambition, il est devenu exigeant, et je crois que je l'aimais mieux simple et soumis comme il était d'abord.

Et comme je racontai à Brulette tout ce qu'il m'avait dit la veille, avant de s'endormir:—S'il a un si beau vouloir, dit-elle, nous ne ferions que le contrarier en nous tourmentant de lui plus qu'il ne souhaite. Qu'il s'en aille donc à la garde de Dieu! Si j'étais une coquette mauvaise comme tu me l'as quelquefois reproché dans le temps, je serais fière d'être la cause que ce garçon en cherche si long pour élever son esprit et son sort; mais cela n'est point, et je regrette plutôt qu'il n'agisse pas seulement en vue de sa mère et de lui-même.

—Mais n'a-t-il pas raison pourtant, quand il dit que tu ne pourras choisir qu'entre Huriel et lui?

—J'ai du temps pour penser à cela, dit-elle en riant des lèvres sans que sa figure en fût égayée, puisque voilà les deux seuls galants que Joseph me permette, s'enfuyant de moi de toutes leurs jambes.

Pendant une semaine, l'arrivée de l'enfant que le moine avait apporté chez Brulette fit la nouvelle du bourg et le tourment des curieux. Il en fut bâti tant d'histoires que, pour un peu, Charlot aurait été le fils d'un prince, et chacun voulait emprunter de l'argent ou vendre des biens au père Brulet, estimant que la pension qui avait pu décider sa fille à un métier si contraire à ses goûts devait être le revenu d'une province, à tout le moins. On s'étonna vite de voir que le vieux et la fillette ne changeaient rien à leur pauvre vie, ne quittaient point leur petit logis et n'y ajoutaient qu'un berceau pour coucher l'enfant, et une écuelle pour lui faire sa soupe. Il en fallut donc rabattre; mais des commères, qui n'en voulaient point avoir sitôt le démenti, commencèrent à critiquer mon oncle sur son avarice, et même à le blâmer, prétendant qu'on ne faisait pas, pour le soin de cet enfant, tout ce qui était dû en rapport d'un si gros profit.

La jalousie des uns et le mécontentement des autres lui firent donc des ennemis qu'il n'avait jamais eus, dont bien il s'étonna; car il était homme simple et d'une si bonne religion, qu'il n'avait pas seulement prévu qu'une telle chose ferait tant parler. Mais Brulette n'en fit que rire, et lui persuada de n'y point donner attention.

Cependant les jours et les semaines se suivirent, sans qu'il nous vînt aucune nouvelle de Joseph, d'Huriel, du grand bûcheux ni de Thérence. Brulette envoya des lettres à Thérence, moi à Huriel, et il ne nous fut fait aucune réponse. Brulette s'en affligea et en prit même du dépit; si bien qu'elle me dit vouloir ne plus songer à des étrangers, qui n'avaient pas seulement mémoire d'elle et ne lui retournaient pas l'amitié qu'elle leur avait avancée.

Elle recommença donc à se faire belle et à se montrer aux danses, car les galants se tourmentaient de son air triste et du mal de tête dont elle se plaignait souvent depuis son voyage en Bourbonnais. Ce voyage même avait bien été un peu critiqué, et on avait dit qu'elle avait par là une amour cachée, soit pour Joseph, soit pour un autre. On souhaitait qu'elle se montrât encore plus aimable que de coutume, pour lui pardonner de s'être absentée sans consulter personne.

Brulette était trop fière pour s'en tirer par des câlineries; mais le goût qu'elle avait pour le plaisir l'emportant de ce côté-là, elle essaya de confier la garde de Charlot à sa voisine, la mère Lamouche, et de se donner, comme par le passé, de l'étourdissement.

Or, un soir que je revenais avec elle du pélerinage de Vaudevant, qui est une grande fête, nous ouïmes Charlot brailler, du plus loin que nous pouvions accourir vers la maison.—Ce maudit gars, me dit Brulette, ne décote pas d'être en malice, et je ne sais qui serait capable de le gouverner.

—Es-tu sûre, lui dis-je, que la Lamouche en prend le soin qu'elle t'a promis?

—Sans doute, sans doute. Elle n'a que ça à faire, et je l'en récompense de manière à la contenter.

Mais Charlot braillait toujours, et la maison nous paraissait fermée comme si tout le monde en fût sorti.

Brulette se mit de courir et eut beau cogner à la porte de la voisine, personne ne répondit, sinon Charlot qui criait encore plus fort, soit de peur, soit d'ennui ou de rage.

Je fus obligé de monter sur le chaume de la maison et de descendre en la chambre par la trappe du fenil. J'ouvris vitement la porte à Brulette, et nous vîmes Charlot tout seul, se roulant dans les cendres, où, par bonheur, il ne se trouvait plus de feu, et violet comme une bette à force de hurler.

—Oui-dà! dit Brulette, est-ce ainsi qu'on garde ce pauvre petit malheureux? Allons! qui prend enfant prend maître. J'aurais dû le savoir, et ne me point charger de celui-ci ou renoncer à tout divertissement.

Elle emporta Charlot en son logis, moitié apitoyée, moitié impatientée, et, l'ayant lavé, repu et reconsolé de son mieux, elle le mit dormir et s'assit bien soucieuse, la tête dans ses mains. J'essayai de lui remontrer qu'il n'était pas malaisé, en faisant le sacrifice de l'argent qu'elle empochait, de confier ce petit à quelque femme bien douce et bien soigneuse.

—Non, fit-elle. Il faudra toujours le surveiller, puisque j'ai répondu de lui, et tu vois ce que c'est que la surveillance. Pour un jour qu'on croit pouvoir y manquer, c'est justement ce jour-là qu'il aurait fallu n'y manquer point. D'ailleurs, cela ne se peut, ajouta-t-elle en pleurant. Ce serait mal, et je me le reprocherais toute ma vie.

—Tu aurais tort, si l'enfant doit y gagner. Il n'est point heureux chez toi; il pourrait l'être ailleurs.

—Comment! il n'est point heureux? J'espère que si, sauf les jours où je m'absente. Eh bien, je ne m'absenterai plus.

—Je te dis qu'il n'est guère mieux les autres jours.

—Comment! comment! dit encore Brulette, frappant ses mains avec dépit, où prends-tu cela? M'as-tu jamais vue le maltraiter ou seulement le menacer? Puis-je l'empêcher d'être d'un naturel mal plaisant et rechigneux? Il serait à moi que je n'en saurais faire davantage.

—Oh! je sais que tu ne lui fais aucun mal et ne le laisses souffrir de rien, parce que tu es douce chrétienne; mais enfin, tu ne saurais l'aimer, cela ne dépend pas de toi, et, sans le savoir, il le sent si bien qu'il n'est porté à aimer et à caresser personne. Les animaux ont bien la connaissance du bon vouloir ou de la répugnance qu'ils nous occasionnent? Pourquoi les petits humains ne l'auraient-ils pas?


Dix-neuvième veillée.

Brulette rougit, bouda, pleura encore et ne répondit point; mais le lendemain, je la trouvai menant ses bêtes aux champs et ayant avec elle, contre son habitude, le gros Charlot sur ses bras. Elle s'assit au lieu du pâturage, et l'enfant se roulant sur sa robe, elle me dit:

—Tiennet, tu avais raison hier. Tes reproches m'ont donné à penser, et mon parti en est pris. Je ne promets pas d'aimer beaucoup ce Charlot, mais au moins d'agir tout comme, et peut-être que Dieu m'en récompensera un jour en me donnant des enfants plus mignons que celui-là.

—Eh! ma mie, lui répondis-je, je ne sais où tu prends ce que tu dis et ce que tu penses. Je ne t'ai fait aucun reproche, et je n'en ai à te faire que sur l'entêtement où te voilà d'élever toi-même ce vilain gars. Voyons, veux-tu que je fasse écrire à ce carme, ou que je l'aille trouver, pour qu'il lui cherche une autre famille? Je sais où est son couvent, et j'aime mieux encore faire un voyage que de te voir condamnée à de pareilles galères.

—Non, non, Tiennet, dit Brulette, il ne faut pas seulement penser à changer ce qui est convenu. Mon père a promis pour moi, et j'ai dû l'approuver. Si je pouvais le dire... mais je ne le peux pas. Sache seulement une chose, c'est que l'argent n'est pour rien dans le marché, et que, ni mon père ni moi, ne voudrions accepter un denier en payement du devoir qui nous est commandé.

—Voilà que tu m'étonnes de plus en plus. À qui donc cet enfant? c'est donc à des personnes de votre parenté? de la mienne, par conséquent?

—Ça se peut, dit-elle. Nous avons de la famille au loin d'ici. Mais prends que je ne te dis rien, car je ne le peux ni ne le dois. Seulement laisse croire que ce marmot nous est étranger et que nous en sommes payés. Autrement les mauvaises langues accuseraient peut-être des personnes qui ne le méritent point.

—Diantre! lui dis-je, tu me mets le marteau dans la tête! J'ai beau chercher...

—Justement, il ne faut pas chercher. Je te le défends; quand même, je suis sûre que tu ne trouverais rien.

—À la bonne heure; mais alors, tu vas donc te mettre en sevrage de divertissements comme ce gars est en sevrage de nourrice? Le diable soit de la parole de ton grand-père!

—Mon grand-père a bien agi, et si je l'avais contredit, j'aurais été une sans cœur. Aussi, je te répète que je ne veux point m'y mettre à moitié, quand j'y devrais périr d'ennui...

Brulette avait une tête. De ce jour-là, il se fit en elle un changement tel, qu'on ne la reconnaissait point. Elle ne quittait plus la maison que pour faire pâturer ses ouailles et sa chèvre, toujours en compagnie de Charlot; et, quand elle l'avait couché le soir, elle prenait son ouvrage et veillait au dedans. Elle n'alla plus à aucune danse et n'acheta plus de belles nippes, n'ayant plus occasion de s'en attifer.

À ce dur métier-là, elle devint sérieuse et même triste, car elle se vit bientôt délaissée. Il n'est si jolie fille qui, pour avoir de l'entourage, ne soit forcée d'être aimable, et Brulette, ne montrant plus aucun souci de plaire, fut jugée maussade pour avoir trop donné de son esprit par le passé.

À mon sens, elle n'avait changé qu'en mieux, car n'ayant jamais fait la coquette, mais seulement la princesse avec moi, elle me paraissait plus douce en son parler, plus sensée et plus intéressante en sa conduite; mais il n'en fut pas jugé ainsi. Elle avait laissé prendre assez d'espérance à tous ses galants pour que chacun se trouvât offensé de son abandon, comme s'il eût eu des droits; et, encore que sa coquetterie eût été très-innocente, elle en fut punie comme d'un dommage qu'elle aurait fait supporter aux autres; ce qui prouve, à mon idée, que les hommes ont autant, sinon plus de vanité que les femmes, et ne trouvent pas qu'on en fasse jamais assez pour contenter ou ménager l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes.

Ce qu'il y a de sûr, à tout le moins, c'est qu'il y a bien du monde injuste, mêmement parmi ces jeunes gens qui paraissent si bons enfants et serviteurs si réjouis, tant qu'ils sont amoureux. Plusieurs de ceux-là tournèrent à l'aigre, et j'eus, plus d'une fois, des mots avec eux pour défendre ma cousine du blâme qu'on lui donnait. Ils se trouvèrent malheureusement soutenus par les commères et les intéressés qui jalousaient la prétendue fortune du père Brulet; si bien que Brulette, informée de ces malices, fut obligée de défendre sa porte à des curieux mal intentionnés, ou à de lâches amis qui, par faiblesse, répétaient ce qu'ils avaient ouï dire aux autres.

Ce fut de cette manière qu'en moins d'une année, la reine du bourg, la rose de Nohant, fut abîmée des méchants et abandonnée des sots. On fit d'elle des diffamations si noires, que je tremblais qu'elle n'en eût connaissance, et que, moi-même, j'en étais par des fois tourmenté, et embarrassé d'y répondre.

La plus forte des menteries, mais à laquelle le père Brulet aurait bien dû s'attendre, c'est que Charlot n'était ni un pauvre champi abandonné, ni un fils de prince élevé en secret, mais bien l'enfant de Brulette. J'avais beau remontrer que cette jeunesse ayant toujours vécu ouvertement sous les yeux du monde, et n'ayant jamais favorisé personne en particulier, ne pouvait pas avoir commis une faute si difficile à cacher. On me répondait par l'exemple d'une telle et d'une telle, qui avaient bien gaillardement dissimulé leur état jusqu'au dernier jour, et avaient reparu, quasi le lendemain, aussi tranquilles et réveillées que si de rien n'était, et même avaient réussi à cacher les conséquences, jusque après s'être mariées avec les auteurs ou les dupes de leur faute. Cela était malheureusement arrivé plus d'une fois chez nous. Dans nos petits bourgs de campagne, où les maisons sont toutes parsemées emmi les jardins, et séparées les unes des autres par des chènevières, des luzernières, voire des champs assez étendus, il n'est pas aisé de voir et d'entendre à toute heure de nuit les uns chez les autres, et, de tout temps, il s'est passé bien des choses dont le bon Dieu seul a fait le jugement.

Une des plus enragées langues était celle de la mère Lamouche, depuis que Brulette l'avait surprise dans son tort et lui avait retiré la garde de l'enfant. Elle avait été si longtemps la servante volontaire et le chien couchant de Brulette, qu'elle ne s'arrangeait plus de ne rien gagner avec elle, et, pour s'en revancher, elle inventait tout ce qu'on souhaitait lui faire dire. Elle racontait donc, à qui voulait l'entendre, que Brulette s'était oubliée dans son honneur avec ce chétif gars Joset, et qu'elle en avait eu tant de honte qu'elle lui avait commandé de partir. Joset s'y était soumis moyennant la promesse qu'elle ne se marierait avec aucun autre, et il avait été chercher fortune au loin, à seules fins de l'épouser. L'enfant avait été, disait encore Lamouche, emporté dans le Bourbonnais par des messagers tout barbouillés de noir qu'on disait muletiers, et avec lesquels Joseph s'était ménagé des accointances dans le temps, sous couleur d'acheter une cornemuse; mais il n'y avait jamais eu d'autre cornemuse en jeu que ce braillard de Charlot. Enfin, un an environ après sa délivrance, Brulette avait été voir son amant et son petit, en ma compagnie et en celle d'un muletier aussi laid que le diable. C'est là que nous avions fait la connaissance du frère quêteur, lequel s'était prêté à rapporter le petit avec nous, en conséquence de quoi nous avions, de concert, fabriqué l'histoire d'un champi de riche, ce qui était d'autant plus faux que ce champi-là n'avait pas fait entrer un sou de plus au logis de mon oncle.

Lorsque la Lamouche eût inventé cette explication, où, comme vous voyez, le mensonge se trouvait emmêlé avec la vérité, son dire prévalut sur tous les autres, et la visite, si courte et quasiment cachée, que Joseph était venu faire avec nous au pays acheva de persuader le monde.

Alors on en fit de grandes risées, et Brulette fut qualifiée de Josette, en manière de sobriquet.

Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette prenait si peu de soin de s'en défendre et marquait, par ses soins pour l'enfant, tant de mépris du qu'en dira-t-on, que je commençais à m'y embrouiller moi-même. Qu'est-ce qu'il y avait d'absolument impossible, après tout, à ce que j'eusse été pris pour dupe? Dans un temps, l'amitié de Brulette pour Joseph m'avait donné de la jalousie. Quelque sage et retenue que soit une fille, quelque honteux que soit un garçon, l'amour et l'ignorance en ont surpris bien d'autres, et il y a des couples si jeunes qu'ils ne connaissent le mal qu'après y être tombés. Pour avoir été sotte une fois, Brulette aurait pu n'en être pas moins, par la suite, une fille de tête, capable de bien cacher son malheur, trop fière pour s'en confesser, et assez juste, nonobstant, pour ne vouloir tromper personne. Était-ce par son commandement que Joseph voulait se rendre digne d'être un beau mari et un bon père de famille? C'était d'un vouloir sage et patient. M'étais-je trompé en supposant qu'elle avait du goût pour Huriel? J'en étais bien capable, et quand même ce goût lui serait venu malgré elle, comme elle n'y avait guère cédé, elle n'avait pas grand tort envers Joseph. Enfin, était-ce par devoir de conscience ou par durée d'amitié qu'elle avait marché au secours de ce pauvre malade? C'était son droit dans les deux cas. Finalement, si elle était mère, elle était bonne mère, encore que son naturel n'y fût peut-être pas porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes les femmes ne sont pas curieuses d'enfants pour cela, et Brulette n'en avait que plus de mérite à revenir au sien, en dépit de son goût pour la compagnie et des doutes qu'elle laissait prendre sur la vérité.

Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pouvais supposer de pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié pour ma cousine. Seulement, je l'avais vue si diversieuse là-dessus dans ses paroles, que je me trouvais gêné dans ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse, s'il était vrai qu'elle aimât Joseph; et si elle ne l'aimait point, elle avait donné trop d'aise et d'oubli à ses esprits pour une personne résolue à faire son devoir.

Si elle n'avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de la fréquenter, tant ces doutes m'avaient ôté de mon assurance avec elle; mais je me commandai, tout au contraire, de l'aller voir journellement et de ne pas lui marquer la moindre méfiance de ses paroles. Cependant j'étais toujours étonné de la peine qu'elle avait à se ranger à son devoir de mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le cœur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle jeunesse toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle n'étalait plus ni soie ni dentelle, elle n'en avait pas moins toujours ses cheveux lisses, son bas blanc bien tiré, et ses pieds mignons grillaient de sauter quand elle voyait une belle place verte ou entendait un son de musette. Quelquefois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui revenait en mémoire, elle mettait Charlot sur les genoux du grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore là pour la regarder; mais, au bout d'un moment, Charlot criait et voulait aller au lit, ou être porté, ou manger sans faim et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes dans les yeux, comme un chien à qui on remet son collier, et, en soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait se pourlicher de quelque galette.

Voyant comme elle regrettait son beau temps, je tâchai de lui offrir ma sœur pour garder son petit, tandis qu'elle irait aux danses de Saint-Chartier. Il faut vous dire qu'en ce temps-là, il y avait, au vieux château dont vous ne voyez plus que la carcasse, une demoiselle vieille, qui était de belle humeur et donnait bal à tout le pays environnant. Bourgeois ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui voulait; les salles du château étant si grandes qu'elles ne pouvaient jamais être trop remplies. Et l'on y voyait aller messieurs et dames montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par des chemins abominables, en bas de soie, boucles d'argent et tignasses poudrées à blanc comme l'étaient souvent de neige les arbres du chemin. On s'y amusait tant, que rien n'arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s'y voyait bien régalée de midi à six heures du soir.

La demoiselle dame de Saint-Chartier, qui avait remarqué Brulette dans les danses sur la place, l'année d'auparavant, et qui était curieuse d'amener de jolies filles à ses bals de jour, la fit demander, et, par mon conseil, elle s'y rendit une fois. Je crus bien faire, car je m'imaginais qu'elle se laissait, trop rabaisser, en ne voulant pas tenir tête aux méchants esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage si à propos, qu'il ne me paraissait point possible qu'on n'en revînt pas sur son compte, en la voyant si belle et si bien tenue.

Son entrée à mon bras fit d'abord chuchoter, sans qu'on osât davantage. Je la fis danser le premier, et, comme elle avait une grâce dont personne ne se pouvait défendre, d'autres vinrent l'inviter, qui peut-être furent tentés de lui dire quelque joyeuseté, mais n'osèrent point s'y risquer. Tout allait en douceur, quand des bourgeois arrivèrent dans la salle où nous étions; car les paysans avaient leur bal à part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin, quand les dames, ennuyées d'être quittées de leurs danseurs, se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne, lesquelles attiraient mieux gens de toutes sortes par leur franc ramage et leur fraîche santé.

Brulette fut d'abord guignée comme la plus fine pièce de l'étalage, et les bas de soie lui firent tant de fête que les bas de laine n'en pouvaient plus guère approcher; et, par esprit de contradiction, après l'avoir bien déchirée pendant six mois, redevinrent tous jaloux en une heure, c'est-à-dire plus amoureux qu'auparavant; si bien que ce fut comme une rage à qui l'inviterait, et on se serait quasi battu pour lui donner le baiser de l'entrée en danse.

Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de chez nous firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir pas mieux garder leur rancune; mais ce fut comme si elles chantaient complies, tant le regard d'une belle a plus de baume que la langue d'une laide n'a de venin.

—Eh bien, Brulette, lui dis-je en la ramenant chez nous, n'avais-je pas raison de te secouer un peu de tes ennuis? Tu vois que la partie n'est jamais perdue, quand on sait la jouer franchement.

—Je t'en remercie, cousin, me dit-elle. Tu es le meilleur de mes amis, et mêmement, je pense, le seul fidèle et sûr que j'aie jamais eu. Je suis contente d'avoir eu raison de mes ennemis, et, à présent, ne m'ennuierai plus à la maison.

—Diantre! tu vas vite! Hier, c'était tout bouderie; aujourd'hui, c'est tout liesse! Tu vas donc reprendre ton rang de reine du bourg?

—Non, dit-elle; tu ne m'entends pas. Voici la dernière fête où j'irai, tant que j'aurai Charlot; car, si tu veux que je te le dise, je ne me suis pas diverti une miette. J'ai fait bon visage pour te contenter, et je suis aise, à présent, d'avoir soutenu l'épreuve; mais, tout le temps que j'ai été là, je n'ai pensé qu'à mon pauvre gars. Je le voyais toujours pleurant et rechignant, quelque amitié qu'on pût lui faire chez toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu'il se sera ennuyé en ennuyant les autres.

Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J'avais oublié Charlot en la voyant rire et danser. L'amour dont elle ne se cachait plus pour lui me remit en tête tout ce qui me semblait ses mensonges passés; et je crus aussi pouvoir la regarder comme une affineuse sans pareille, qui se lassait de se contraindre.

—Tu l'aimes donc de tes entrailles? lui dis-je, sans trop songer aux paroles que j'employais.

—Avec mes entrailles? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être qu'on aime comme cela tous les enfants, quand on réfléchit à ce qu'on leur doit. Je n'ai jamais fait semblant, comme bien des jeunesses que j'ai vues griller pour le mariage, d'avoir l'instinct d'une bonne poule couveuse. J'avais peut-être la tête un peu trop éventée pour mériter d'entrer en famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner leurs seize ans sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai la vingtaine sans trouver que je suis en retard. Si c'est un tort, il n'y a pas de ma faute. Je suis comme Dieu m'a faite et j'ai marché comme il m'a poussée. À dire vrai, un petit enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui serait fol, obstiné comme une bête affamée. J'aime le raisonnement et la justice, et me serais plue en une compagnie douce et sage. J'aime aussi la propreté, et tu m'as souvent raillé de ce qu'un grain de poussière sur le dressoir me tourmentait, et de ce qu'une mouche dans mon verre m'ôtait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la malpropreté, quoi qu'on fasse pour l'en dégoûter. Et puis, j'aime à penser, à songer, à me ressouvenir; et le petit enfant veut qu'on ne songe qu'à lui, et s'ennuie dès que vous ne le regardez plus. Mais tout cela ne fait rien, Tiennet, quand le bon Dieu s'en mêle. Il a inventé une espèce de miracle qui se fait dans nos entendements quand il le faut, et, à présent, je sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu'elle m'advînt: c'est que n'importe quel enfant, fût-il laid et méchant, peut bien être mordu par une louve ou piétiné par une chèvre, mais jamais par une femme, et qu'il viendra à la gouverner, à moins qu'elle ne soit faite d'un autre bois que les autres.

Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, où Charlot jouait avec les enfants de ma sœur.—Oh! ma foi, vous faites bien d'arriver, dit ma sœur à Brulette; vous avez là le gars le plus farouche qu'il y ait sur terre. Il bat les miens, les mord, les enjure, et il faut avec lui quarante charretées de patience, et de compassion.

Brulette s'approcha, en riant, de Charlot qui jamais ne lui faisait aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière; lui dit, comme s'il eût pu l'entendre: J'en étais bien sûre, que tu ne te ferais point aimer chez ces braves gens qui te supportent. Il n'y a donc que moi, mon pauvre chat-huant, qui sois accoutumée à ton bec et à tes griffes!

Quoique Charlot n'eût guère en ce temps-là que dix-huit mois, il eût l'air de comprendre ce que lui disait Brulette; car il se leva, après l'avoir regardée un moment d'un air pensif, puis, sautant après elle, se mit à lui manger les mains de baisers, comme s'il eût voulu la dévorer.

—Oh! oh! dit ma sœur, il a tout de même ses bons moments, à ce qu'il paraît!

—Ma fine, dit Brulette, j'en suis aussi confondue que vous, car voilà le premier que je lui vois. Et, embrassant Charlot sur ses gros yeux ronds, elle se prit à pleurer de joie et de tendresse.

Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là comme si c'était chose merveilleuse. Et, au fait, si ce gars n'était point à elle, Brulette, en ce moment-là, changeait bien devant mes yeux. Cette fille si accrêtée, qu'elle n'eût point voulu traiter le roi de cousin, six mois auparavant, et que, le matin même, toute la jeunesse de l'endroit, bourgeois et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de pitié et de chrétienté dans son cœur qu'elle se trouvait récompensée de toutes ses peines par les premières caresses d'un malplaisant petit bavoux, sans gentillesse et quasi sans connaissance.

J'en eus une larme dans l'œil, en songeant à ce que lui coûtaient ces caresses-là, et, prenant Charlot sur mon épaule, je le reportai avec elle à son logis.

J'eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander la vérité; car, si elle était fautive de Charlot, j'étais tout prêt à lui en remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait le fardeau du péché d'une autre, j'avais envie de lui baiser le bout des pieds, comme à la plus douce et patiente gagneuse de paradis.

Mais je n'osais lui faire de questions, et quand je disais mes doutes à ma sœur, laquelle n'a jamais été sotte, elle ne répondait:—Si tu n'oses point lui en parler, c'est que tu la sens innocente au fond de ton esprit. Et d'ailleurs, disait-elle encore, une si belle fille aurait fabriqué un plus beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu'une pomme de terre à une rose.


Vingtième veillée.

L'hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette voulût retourner à aucun divertissement. Elle n'y sentait même plus de regret, ayant compris qu'il ne tiendrait qu'à elle de se rendre encore maîtresse des cœurs, mais disant que tant d'amitiés d'hommes et de femmes l'avaient trahie, qu'elle n'en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant à la qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal qu'on lui avait fait. Tous l'avaient décriée; aucun n'avait eu le courage de l'insulter. Quand on la regardait, on trouvait l'honnêteté écrite sur sa figure; quand elle avait le dos tourné, on se vengeait, par des paroles, de l'estime dont on n'avait pu se défendre, et on lui jappait de loin aux jambes, comme font les chiens couards qui n'osent sauter à la figure.

Le père Brulet se faisait vieux, devenait un peu sourd, et pensait plus souvent en lui-même, comme font les personnes d'âge, qu'il ne s'attentionnait aux paroles du monde. Le père et la fille n'avaient donc pas tout le chagrin qu'on eût souhaité leur faire, et mon père, à moi, ainsi que le restant de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me donnaient le conseil et l'exemple de ne point leur en tourmenter l'esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu'un temps viendrait où les mauvaises langues seraient punies.

Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à emporter de lui-même cette méchante poussière. Brulette eût méprisé d'en tirer vengeance et n'en voulut jamais avoir d'autre que de recevoir très-froidement les avances qui lui furent faites pour revenir en ses bonnes grâces. Il se trouva, comme il arrive toujours, qu'elle eut des amis parmi ceux qu'elle n'avait pas eu pour galants, et ces amis, sans intérêt et sans dépit, la défendirent au moment qu'elle n'y comptait pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme une mère, et qui, dans son cabaret, faillit, plus d'une fois, jeter les pots à la tête des buveurs, quand ils se permettaient de chanter la Josette, mais de personnes qu'on ne pouvait accuser d'aller à l'aveugle et qui firent honte aux affronteurs.

Brulette s'était donc rangée, avec peine d'abord, mais peu à peu avec contentement, à une vie plus tranquille que par le passé. Elle était fréquentée de personnes plus raisonnables et venait souvent à la maison avec son Charlot qui, l'hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine échauffée et prit une humeur plus avenante. L'enfant n'était pas tant laid que bourru, et quand la douceur et l'amitié de Brulette l'eurent, à fine force, apprivoisé, on s'aperçut que ses gros yeux noirs ne manquaient pas d'esprit, et que, quand sa grande bouche voulait bien rire, elle était plus drôle que vilaine. Il avait passé par une gourme dont Brulette, autrefois si dégoûtée, l'avait pansé et soigné si bravement, qu'il était devenu l'enfant le plus sain, le plus ragoûtant et le plus proprement tenu qu'il y eût dans le bourg. Il avait bien toujours la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli, mais comme la santé est le principal chez un marmot, on ne se pouvait défendre de s'écrier sur sa grosseur, sa force et son air décidé.

Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son œuvre, c'est que Charlot devenait tous les jours plus mignon de ses paroles et plus franc de son cœur. Quand elle l'avait pris en garde, les premiers mots qu'il sût dire étaient des jurons à faire reculer un régiment; mais elle lui avait fait oublier tout cela et lui avait appris de jolies prières et un tas d'amusettes et de disettes gentilles qu'il arrangeait à sa mode et qui réjouissaient tout le monde. Il n'était pas né câlin et ne caressait pas volontiers le premier venu, mais il avait pour sa mignonne, comme il appelait Brulette, une attache si violente, que quand il avait fait quelque sottise, comme de couper son tablier pour se faire des cravates, ou de mettre son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des reproches et lui serrait le cou si fort pour l'embrasser qu'elle n'avait pas le courage de lui faire la morale.

Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d'une cousine qui se mariait au Chassin et qui envoya, dès la veille, une charrette pour nous amener, faisant dire à Brulette que si elle ne venait avec Charlot, elle lui enchagrinerait son jour de mariage.

Le Chassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à environ deux lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu le Bourbonnais; et Brulette, qui était petite mangeuse, quitta le bruit de la noce et s'en alla promener au dehors pour désennuyer Charlot.—Mêmement, me dit-elle, je voudrais le conduire en quelque ombrage tranquille, car c'est l'heure où il fait son somme, et le bruit de la noce l'en empêche. S'il y manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu'au soir.

Comme il faisait grand chaud, je lui fis offre de la conduire dans un petit bois anciennement cultivé en garenne, qui joute le château ruiné, et qui, bien clos encore d'épines et de fossés, est un endroit bien abrité et retiré.—Allons-y, dit-elle. Le petit dormira sur moi, et tu retourneras te divertir.

Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.

—Je ne suis plus si curieux de noces que j'étais, lui dis-je, et je m'amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On s'ennuie quand on n'est pas dans son endroit et qu'on n'a rien à faire, et tu t'ennuierais là; ou bien tu y serais peut-être accostée de quelque monde qui, ne te connaissant point, te donnerait une autre sorte d'ennui.

—À la bonne heure, répondit-elle; mais je vois bien, mon pauvre cousin, que je te suis toujours un embarras; et cependant, tu t'y donnes de si grand'patience et de si bon cœur que je ne sais point m'en déshabituer. Il faudra pourtant bien que ça vienne, car te voilà dans l'âge de t'établir, et la femme que tu auras me verra peut-être d'un mauvais œil, comme font tant d'autres, et ne voudra point croire que je mérite ton amitié et la sienne.

—C'est trop tôt pour t'en tourmenter, lui dis-je en arrangeant le gros Charlot sur ma blouse que j'étendis sur le gazon, tandis qu'elle s'asseyait à côté de lui pour lui virer les mouches: je ne songe point au mariage, et s'il m'arrive de m'engager dans ce chemin-là, je te jure que ma femme fera bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage avec elle. Il faudrait qu'elle eût le cœur planté de travers pour ne point reconnaître que j'ai pour toi la plus honnête de toutes les amitiés, et pour ne pas comprendre que, t'ayant suivie dans tes joies et dans tes peines, je me suis accoutumé à ta compagnie comme si toi et moi ne faisions qu'un. Mais toi, cousine, ne songes-tu pas au mariage et as-tu donc fait la croix sur ce chapitre-là?

—Oh! quant à moi, Tiennet, je crois que oui, n'en déplaise à la volonté du bon Dieu! me voilà bientôt fille majeure, et je crois qu'à attendre l'envie du mariage, je l'ai laissée passer sans y prendre garde.

—C'est plutôt maintenant qu'elle commence peut-être, ma mignonne. Le goût du divertissement te quitte, l'amour des enfants t'est venu, et je te vois t'accommoder de la vie tranquille du ménage; mais il n'en est pas moins vrai que tu es toujours dans ton printemps, comme voilà la terre en fleurs. Tu sais que je ne t'en conte plus; ainsi tu peux me croire quand je te dis que tu n'as jamais été si jolie, encore que tu sois devenue un peu pâle, comme était la belle Thérence des bois. Mêmement, tu as pris un petit air triste comme le sien, qui se marie assez bien avec tes coiffes unies et tes robes grises. Enfin, je crois que ton dedans a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n'es amoureuse.

—Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s'écria Brulette. J'aurais pu me tourner vers l'amour ou vers le ciel, il y a un an. Je me sentais, comme tu dis, changée en dedans; mais me voilà attachée aux peines de ce monde, sans y trouver ni la douceur de l'amour, ni la force de la religion. Il me semble que je suis liée à un joug et que je pousse en avant, de ma tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu vois que je n'en suis pas plus triste et que je n'en veux pas mourir; mais je confesse que j'ai regret à quelque chose dans ma vie, non point à ce qui a été, mais à ce qui aurait pu être.

—Voyons, Brulette, lui dis-je en m'asseyant auprès d'elle et lui prenant la main, c'est peut-être l'heure de la confiance. Tu peux, à présent, me dire tout sans crainte de ma jalousie ou de mon chagrin. Je me suis guéri de souhaiter autre chose que ce que tu peux me bailler. Baille-la-moi, cette chose qui m'est bien due, baille-moi la confidence de tes peines.

Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne put dire un mot. On aurait cru que je la forçais de se confesser à elle-même et qu'elle s'en était si bien défendue qu'elle n'en savait plus le moyen.

Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions devant nous, car nous nous étions placés au bout du bois, sur un herbage en terrasse qui surmontait un joli vallon tout bosselé en tertres couverts de cultures.

Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de l'autre côté, le terrain se relevait tout droit sous une belle futaie de chênes peu étendue, mais si foisonnante en grands arbres qu'on eût dit d'un coin de la forêt de l'Alleu. Je vis dans les yeux de Brulette à quoi elle pensait, et, lui reprenant sa main, qu'elle m'avait retirée pour se prendre le cœur, comme une personne qui souffre de ce côté-là:—Est-ce Huriel ou Joseph? lui dis-je d'un ton où je ne mettais ni moquerie ni malice.

—Ce n'est pas Joseph! répondit-elle vivement.

—Alors, c'est Huriel; mais es-tu libre de suivre ton inclination?

—Comment aurais-je de l'inclination, répondit-elle en rougissant toujours plus, pour quelqu'un qui n'a sans doute jamais songé à moi?

—Ça n'est pas une raison!

—Si fait, je te dis.

—Eh non, je te jure. J'en ai bien eu pour toi!

—Mais tu t'en es corrigé.

—Et toi, tu, te corriges à grand'peine; ce qui veut dire que tu en es encore malade. Mais Joseph?

—Eh bien, quoi, Joseph?

—Tu ne t'es donc jamais engagée à lui?

—Tu le sais bien!

—Mais... Charlot?

—Eh bien, quoi, Charlot?'

Comme mes yeux étaient tombés sur l'enfant, les siens s'y tournèrent aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si clairs d'innocence, que je fus honteux de mon doute comme d'une injure que je lui aurais dite.—Ce n'est rien, répliquai-je vitement. Je disais Et Charlot, parce que je m'imaginais le voir s'éveiller.

Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit entendre de l'autre côté de l'eau, dans les chênes, et Brulette en fut secouée comme une feuille par un coup de vent.

—Oui-dà, lui dis-je, la danse va s'engager chez la mariée, et je pense qu'on envoie la musique pour te chercher.

—Non! non! dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n'est ni un air, ni une musette du pays. Tiennet, Tiennet... ou je suis folle... ou celui qui joue là-bas...

—Le vois-tu? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regardant de tous mes yeux; serait-ce le père Bastien?

—Je ne vois personne, dit-elle en me suivant; mais ce n'est pas le grand bûcheux... Ce n'est pas non plus Joseph... C'est...

—Huriel peut-être! Ça me paraît moins sûr que la rivière qui nous en sépare; mais allons-y tout de même; nous trouverons un gué, et s'il est par là, il faudra bien que nous l'attrapions au passage, ce beau muletier, et sachions ce qu'il pense.

—Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger Charlot.

—Au diable Charlot! Alors, attends-moi là; j'y vas tout seul.

—Non, non, non! Tiennet! s'écria Brulette en me retenant à deux mains; l'endroit est dangereux pour descendre.

—Quand je m'y devrais casser le cou, je te veux sortir de la peine où tu-es! m'écriai-je.

—Quelle peine? fit-elle en me retenant toujours et en se ravisant de son premier trouble, par un effort de sa fierté. Qu'est-ce que ça me fait, que ce soit Huriel ou tout autre qui passe dans ce bois? Crois-tu que je veuille faire courir après quelqu'un qui, me sachant là, passerait peut-être encore plus loin.

—Si c'est là ce que vous pensez, fit-une douce voix derrière nous, il faudra donc que nous nous en allions?

Nous nous étions retournés au premier mot: la belle Thérence était devant nos yeux.

—À sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli, perdit tout son courage, et tomba dans ses bras en versant un grand flot de pleurs.

—Eh bien, eh bien, dit Thérence en l'embrassant avec la force d'une vraie fille de fendeux qu'elle était, m'avez vous crue oublieuse de nos amitiés? Pourquoi jugez-vous mal des gens qui n'ont point passé un jour sans songer à vous?

—Dites-lui vitement si votre frère est là, Thérence, m'écriai-je, car... Brulette, se retournant, mit sa main sur ma bouche, et je me repris en riant pour dire: Car j'ai grand'soif de le revoir.

—Mon frère est là, dit Thérence; mais il ne vous sait point si près... Tenez, le voilà qui s'éloigne, car sa musique ne s'entend quasiment plus.

Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en riant:—Il est trop loin pour que je puisse l'appeler, mais il ne tardera pas de tourner par ici et de venir au vieux château. Alors, si vous ne le méprisez pas trop, Brulette, et si vous ne m'en empêchez pas, je lui ferai une petite surprise, à quoi il ne s'attend guère; car il ne croyait vous saluer que ce soir. Nous devions aller vous faire visite à votre bourg, et c'est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous sauver d'un retard dans notre rencontre. Rentrons sous ce bois, car s'il vous apercevait d'où il est, il serait capable de se noyer en passant la rivière, dont il ne connaît point encore les gués.

Nous retournâmes nous asseoir autour de Charlot, que Thérence regarda, demandant, de son grand air simple et franc, s'il était à moi.—À moins que je ne fusse marié depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n'est pas...

—Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c'est déjà un petit bonhomme; mais vous auriez pu être marié quand vous êtes venu chez nous. Puis, elle avoua, en riant, qu'elle se faisait peu d'idée de la croissance des marmots, n'en voyant guère pousser dans les bois où elle vivait toujours, et où les humains ont peu coutume d'amener et d'élever leurs familles.—Vous me retrouvez aussi sauvage que vous m'avez laissée, reprit-elle, mais cependant moins quinteuse, et j'espère que ma douce Berrichonne n'aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.

—En effet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie, mieux portante, et si fort embellie qu'on a les yeux éblouis de vous regarder.

C'était là une remarque qui m'avait brûlé la vue dès le premier moment. Thérence avait fait une provision de santé, de fraîcheur et de clarté dans la figure qui la changeait en une autre femme. Si elle avait encore l'œil un peu enfoncé sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus pour en cacher le feu, et s'il y avait toujours de la fierté dans son rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments, faisait reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée dans une fleur. Ses joues n'étonnaient plus par leur blancheur de fièvre, le soleil de mai l'ayant un peu mordue en voyage; mais il y avait poussé des roses; et je ne sais pas quoi de jeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine me fit sauter le cœur à une idée qui me vint, je ne sais comment, en regardant si le signe noir comme un velours, qu'elle avait au coin de la bouche, était toujours bien à la même place.

—Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux, crêpelés naturellement, que la chaleur avait collés à son front, puisque nous avons un moment pour nous parler avant que mon frère soit ici, je vous veux, sans grimace et sans honte, régaler de mon histoire; car à cette histoire-là tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi, Brulette, si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est, comme il me paraît, toujours le même, et si je peux reprendre la causette avec toi comme le jour où nous l'avons laissée, il y aura un an à la moisson qui vient?

—Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma cousine, contente d'en être tutoyée pour la première fois.

—Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de bonne foi sans pareille, et qui la faisait bien différer de la retenue et craintive Brulette, je ne vous apprendrai rien en vous disant que l'an passé, avant votre visite chez nous, je m'étais attachée à un pauvre garçon triste et souffrant de son corps, comme une mère s'attache à son enfant. Je ne le savais pas encore épris d'une autre, et lui, voyant mon amitié, dont je ne me cachais point, n'avait pas le courage de me dire que j'en serais mal payée. Pourquoi Joseph, car je peux bien le nommer, et vous voyez, mes amis, que ça ne me fait point changer de couleur, pourquoi Joseph, à qui j'avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie, de me dire la cause de ses peines, m'avait-il juré n'en avoir point d'autre que le regret de sa mère et de son pays? Il me jugeait donc lâche et me faisait injure, car s'il se fût ouvert à moi, c'est moi qui aurais été chercher Brulette, sans sourciller, et sans tomber dans le tort de prendre une mauvaise opinion d'elle, comme cela m'est arrivé, dont je me confesse et lui demande pardon.

—Tu l'as déjà fait, Thérence, et il n'y a rien à pardonner quand l'amitié y est déjà.

—Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu oublies, je n'en ai pas moins gardé souvenance, et, pour tout au monde, j'aurais voulu le réparer auprès de Joseph en lui conservant mes soins, mon amitié, ma bonne humeur après ton départ. Songez, mes amis, que je n'avais jamais menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon père, qui s'y connaît, m'avait surnommée Thérence la sincère. Quand, sur les bords de votre Indre, la dernière fois que je vous vis, à moitié chemin de chez vous, je parlai seule à seul un moment avec Joseph, le priant de revenir chez nous et lui promettant que rien ne serait changé dans mon intérêt pour son repos et sa santé, pourquoi a-t-il refusé, dans son cœur, de me croire? Et pourquoi, me promettant, des lèvres, de revenir, mensonge dont je ne fus point dupe, se retira-t-il de moi pour toujours en me méprisant, comme une fille sans souci et sans honte qui le tourmenterait de quelque lâche folleté d'amour?

—Eh quoi, dis-je, est-ce que Joseph, qui n'a passé que vingt-quatre heures avec nous, n'est pas retourné auprès de vous autres, pour, à tout le moins, vous dire ses desseins et faire ses adieux? Depuis qu'il nous a quittés, nous n'avons point eu de nouvelles de lui.

—Si vous n'en avez point eu nouvelles, reprit Thérence, je vas vous en dire. Joseph est retourné en nos bois sans nous voir, sans nous parler. Il est venu nuitamment comme un voleur qui a honte du soleil. Il est entré en sa loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est parti sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seulement détourner la tête de notre côté. Je l'ai vu, je ne dormais pas. J'ai suivi de l'œil toutes ses actions, et quand il a été enfoncé dans le bois, je me suis sentie aussi tranquille qu'une morte. Mon père m'a réchauffée au soleil du bon Dieu et de son grand cœur. M'emmenant avec lui dans la lande, il m'a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit, jusqu'à ce qu'il m'ait vue prier et dormir. Vous connaissez un peu mon père, mes chers amis, mais vous ne pouvez pas savoir comme il aime ses enfants, comme il les console, comme il sait trouver tout ce qu'il faut leur dire pour les rendre semblables a lui, qui est un ange du ciel caché sous l'écorce d'un vieux chêne.

»Mon père m'a guérie; sans lui, j'aurais méprisé Joseph; à présent, je ne l'aime plus, voilà tout!

Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front, mouillé de sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et me tendit, en riant, une grande main blanche et bien faite, dont elle secoua la mienne avec la franchise qu'un garçon eût pu y mettre.


Vingt et unième veillée.

Je vis que Brulette était portée à blâmer Joseph très-sévèrement et je pensai devoir le défendre un peu.—Je suis loin d'approuver ce que sa conduite montre d'ingratitude envers vous, dis-je à Thérence; mais, puisque vous en êtes assez revenue pour voir selon la justice, convenez qu'au fond de son idée, il y avait un respect pour vous et une crainte de vous tromper. Tout le monde n'est pas vous, ma belle fille des bois, et je pense même que peu de gens ont le cœur assez pur et le courage assez franc pour aller droit au but et dire, comme cela, les choses telles qu'elles sont. Et puis, vous avez une somme de force et de vertu dont Joseph, et bien d'autres en sa place, ne se sentiraient peut-être point capables.

—Je ne vous entends point, dit Thérence.

—Si fait moi, dit Brulette. Joseph craignait sans doute de se laisser jeter un charme par votre beauté, et de vous aimer pour cela, sans pouvoir vous donner tout son cœur, comme vous le méritez.

—Oh! dit Thérence, toute rougissante d'orgueil fâché, c'est juste de cela que je me plains! Joseph a craint de m'entraîner dans quelque faute, dites le mot. Il n'a pas compté sur ma raison et sur mon honneur. Eh bien, son estime m'eût consolée, au lieu que son doute est une chose humiliante. N'importe, Brulette, je lui pardonne tout, parce que je n'en souffre plus et me sens au-dessus de lui; mais rien n'ôtera du fond de mon cœur que Joseph a été ingrat envers moi et qu'il a vu petitement son devoir. Je vous dirais: N'en parlons plus, si je n'étais obligée de vous raconter le reste; mais il le faut, autrement vous ne sauriez quoi penser de la conduite de mon frère.

—Ah! Thérence, dit Brulette, il me tarde bien d'apprendre de vous s'il n'y a pas eu de suites à un malheur qui nous tourmentait tous là-bas!

—Mon frère, dit Thérence, n'a pas fait ce qu'on s'imaginait. Au lieu de s'en aller cacher son malheureux secret dans les pays éloignés, il est revenu sur ses pas au bout de huit jours. Il a été chercher le carme à son couvent, qui est du côté de Montluçon, où il savait qu'il le trouverait revenu de sa tournée.

»Frère Nicolas, qu'il lui a dit, je ne peux pas vivre avec un mensonge si lourd sur le cœur. Vous m'avez dit de m'en confesser à Dieu, mais il y a sur la terre une justice qui, pour n'être pas toujours bien rendue, n'en est pas moins une loi venue du ciel. Il faut donc que je me confesse aussi aux hommes, et que j'endure la peine et le blâme que j'ai pu mériter.

»—Un moment, mon fils, a répondu le moine; les hommes ont inventé la peine de mort, que Dieu réprouve, et ils vous tueront peut-être volontairement pour avoir tué par mégarde.

»—Ça n'est pas possible, a dit mon frère. Je n'ai pas voulu tuer, et je le prouverai.

»—Vous le prouverez par témoins, a dit le moine; alors vous compromettrez vos compagnons, votre chef, qui est mon neveu et qui n'est pas plus assassin que vous dans son intention: vous les exposerez à être tourmentés et vous vous verrez entraîné à trahir les jurements que vous avez faits à votre confrérie. Tenez, restez à mon couvent et attendez-moi. Je me charge d'arranger tout, pourvu que vous ne me demandiez pas trop comment.»

»Là dessus le carme a été trouver son abbé, lequel l'a renvoyé devant son évêque, celui que, dans les campagnes, nous appelons le grand prêtre, comme dans les temps anciens, et qui est évêque de Montluçon. Le grand prêtre, qui a le pouvoir d'être écouté des plus grands juges, a dit et fait des choses que nous ne savons point; puis il a mandé mon frère devant lui et lui a dit: «Mon fils, confessez-vous à moi comme à Dieu.» Et Huriel ayant dit toute la vérité de bout en bout, l'évêque lui a dit encore: «Faites-en pénitence, mon fils, et repentez-vous. Votre affaire est arrangée devant les hommes; vous n'en serez jamais inquiété; mais vous devez apaiser le mécontentement de Dieu, et pour cela, je vous engage à quitter la compagnie et la confrérie des muletiers, qui sont gens sans religion et dont les pratiques secrètes sont contraires aux lois du ciel et de la terre.» Et mon frère lui ayant humblement remontré qu'il s'y trouvait pourtant d'honnêtes gens: «C'est tant pis, a dit le grand prêtre. Si les honnêtes gens qui s'y trouvent refusaient les serments qui s'y font, le mal sortirait de cette société-là, et ce serait une corporation d'ouvriers aussi estimable que toute autre.»

»Mon frère a réfléchi aux paroles du grand prêtre, et aurait souhaité réformer les mauvaises coutumes de ses confrères, ce qui lui paraissait plus utile que de les abandonner. Il a donc été les trouver et leur a fort bien parlé, à ce qu'on m'a dit; mais, après l'avoir écouté très-doucement, ils lui ont répondu ne pouvoir et ne vouloir rien changer dans leurs usances. Sur quoi, il leur a payé le dédit convenu, a vendu tous ses mulets, et n'a gardé que son clairin pour notre service. Par ainsi, Brulette, ce n'est pas un muletier que vous allez voir, mais un bon et solide fendeux de bois qui travaille avec son père.

—Et qui a dû avoir un peu de peine à s'y habituer, peut-être? dit Brulette, cachant mal le plaisir qu'elle goûtait dans toutes ces nouvelles.

—S'il a senti quelque peine à changer de travail, répondit Thérence, il s'en est consolé en se souvenant que vous aviez peur des muletiers, et que dans vos pays, on les avait en abomination. Mais puisque j'ai contenté votre impatience de savoir comment mon frère était sorti de ses peines, il faut que vous m'entendiez vous reparler de Joseph, pour vous en apprendre une chose qui vous fâchera peut-être, belle Brulette, et vous étonnera encore plus.

Comme Thérence disait cela avec un peu de malice et de gaieté, Brulette ne s'en inquiéta point, et la pria de s'expliquer.

—Sachez donc, dit Thérence, que nous avons passé ces trois derniers mois en la forêt de Montaigu, où nous avons rencontré Joseph bien portant, mais toujours sérieux et comme recueilli en lui-même; et, si vous voulez connaître où il est, je vous dirai que nous l'avons laissé par là avec mon père, qui l'aide à se faire recevoir maître sonneur; car vous savez, ou ne savez pas, que cela aussi est une confrérie, et qu'il y faut des pratiques dont on ne dit pas le secret. Joseph a été embarrassé d'abord en nous voyant. Il se sentait honteux pour me parler, et nous eût peut-être évités, si mon père, après lui avoir reproché son manque de fiance et d'amitié, ne l'eût retenu, sachant bien qu'il lui était encore nécessaire. En s'assurant que j'étais tranquille et sans mauvaise ressouvenance, Joseph s'est enhardi à nous redemander notre amitié, et mêmement a tâché de s'excuser de sa conduite; mais mon père, qui ne lui voulait point laisser mettre le doigt sur la blessure, a tourné la chose en plaisanterie, et lui a fait travailler le bois et la musique, à seules fins de le mener vitement au bout de sa tâche.

Or, comme il ne nous parlait point de vous autres, je m'en suis étonnée, et l'ai questionné beaucoup sans en pouvoir tirer un mot. Ni mon frère ni moi n'avions de vos nouvelles, qui ne nous sont venues que la semaine dernière, quand nous avons passé par notre pays d'Huriel. Nous étions donc tourmentés à votre sujet, et mon père ayant dit un peu vivement à Joseph que s'il avait des lettres de son pays, il devait au moins nous dire qui vit ou qui meurt, Joseph lui a répondu: «Tout le monde va bien et moi aussi.» Et il disait cela d'une voix qui sonnait bien creux.

Mon père, qui n'y va point par quatre chemins, lui a commandé de parler; mais lui, d'un ton raide: «Je vous dis, mon maître, que tous nos amis de là-bas sont contents, et que si vous me voulez accorder votre fille en mariage, je serai aussi content que les autres.»

Nous avons pensé d'abord qu'il devenait fou, et ne lui avons répondu qu'en riant, encore que son air nous donnât de l'inquiétude; mais il y revint sérieusement deux jours après et me demanda à moi-même si j'avais de l'amitié pour lui. Je n'eus point d'autre vengeance à faire d'une offre si tardive que de lui répondre: «Oui, Joseph, j'ai de l'amitié pour vous, comme Brulette en a.»

Il serra la bouche, baissa la tête et n'y revint pas.

Mais mon frère l'ayant pris dans un autre moment, en a eu cette réponse: «Huriel, je ne pense plus à Brulette, et te prie de ne m'en jamais parler.»

Il n'y a pas eu moyen d'en tirer davantage, sinon qu'il voulait, aussitôt qu'il serait reçu maître sonneur, aller pratiquer un bout de temps en son pays, pour montrer à sa mère qu'il était en état de la soutenir; après quoi, il irait se fixer avec elle dans la Marche, ou dans le Bourbonnais si je voulais être sa femme.

Alors il y a eu entre mon père, mon frère et moi de grandes explications. Tous deux me voulaient faire confesser que j'y consentirais peut-être; mais Joseph y revenait trop tard pour moi, et j'avais fait trop de réflexions à son sujet. J'ai refusé tranquillement, ne sentant plus rien pour lui, et sentant bien aussi qu'il n'avait jamais rien eu pour moi. Je suis fille trop fière pour vouloir être un remède contre le dépit. J'ai pensé que vous lui aviez écrit pour lui ôter l'espérance...

—Non, dit Brulette, je ne l'ai point fait, et c'est tout bonnement grâce à Dieu qu'il m'a oubliée. C'est peut-être qu'il vous connaît mieux, ma Thérence, et que...

—Non, non, dit résolument la fille des bois: si ce n'est par dépit contre votre indifférence, c'est alors par dépit contre ma guérison. Il ne ferait donc cas de moi que parce que je n'en fais plus assez de lui! Si c'est là son amour, ce ne serait pas le mien, Brulette! Tout ou rien; oui pour la vie en toute franchise, ou non pour la vie en toute liberté!

»Mais voilà cet enfant qui s'éveille, et je vous veux emmener à ma demeurance du moment, qui est ce vieux château du Chassin.

—Ne nous direz-vous, au moins, fit Brulette, bien intriguée de tout ce qu'elle apprenait, comment et pourquoi vous êtes dans le pays d'ici?

—Vous êtes trop pressée de savoir, répondit Thérence; soyez-le donc un peu plus de voir!

Et la prenant par le cou avec son beau bras nu, tout brun du soleil, elle l'emmena sans lui donner le temps de ramasser Charlot, qu'elle prit comme un chebrilion sous son autre bras, encore qu'il fût déjà lourd comme un petit bœuf.

Le fief du Chassin a été un château, j'ai ouï dire, avec justice et droits seigneuriaux; mais, dans ce temps-là, il n'en restait déjà plus que le porche qui est une pièce de conséquence, lourdement bâtie, et si épaisse qu'il y a des chambres logeables dans les côtés. Il me paraîtrait même que la bâtisse que je vous nomme un porche, et dont l'usage n'est guère facile à expliquer à présent (de la manière qu'il est construit), était une voûte servant d'entrée à d'autres bâtiments; car, de ceux qui restent autour du préau et qui ne sont que mauvaises étables et granges délabrées, je ne sais quelle défense on aurait pu tirer, ni quelles aises on eût pu s'y donner. Il y avait encore cependant, à l'heure que je vous raconte, trois ou quatre chambres dégarnies qui paraissaient anciennes; mais si jamais gros seigneurs s'y sont logés pour leur plaisir, il ne leur en fallait guère.

C'est pourtant dans cette masure que le bonheur attendait quelques-uns de ceux dont je vous dis l'histoire, et comme s'il y avait un je ne sais quoi de caché dans l'homme, qui le régale par avance des biens qui lui sont promis, Brulette et moi ne trouvâmes rien de laid ni de triste en cet endroit. Le préau herbu, entouré de deux côtés par les ruines, des deux autres par le petit bois dont nous sortions; la grande haie où déjà je m'étais étonné de voir des arbustes connus seulement dans les jardins des riches, ce qui marquait que le lieu avait eu des soins et des agréments; le gros portail trapu, tout-encombré de décombres, où l'on voyait pourtant des bancs de pierre, comme si au temps jadis quelque guetteur avait eu charge de garder cette baraque réputée précieuse; des ronces si longues qu'elles couraient d'un bout à l'autre de ce chétif enclos: tout cela, encore que semblable à une prison fermée d'oubli et de délaissement plus qu'autrefois de guerre et de méfiance, nous parut cependant aimable comme le soleil de printemps qui en perçait les barrières et en séchait l'humidité. Peut-être aussi que la vue de notre vieille connaissance, le clairin d'Huriel, qui paissait là en liberté, nous fut un avant-goût de la présence d'un vrai ami. Je compte qu'il nous reconnut, car il vint se faire caresser, et Brulette ne se put tenir de baiser la lune blanche qu'il avait au front.

—Voilà mon château, dit Thérence en nous menant à une chambre où déjà étaient installés son lit et ses petits meubles, et vous voyez, à côté, celle de mon frère et de mon père.

—Il va donc venir, le grand bûcheux? m'écriai-je en sautant d'aise; à la bonne heure! car je ne connais pas de chrétien plus à mon goût.

—Et raison vous avez, fit Thérence en me tapant sur l'oreille d'un air d'amitié. Il vous aime aussi. Eh bien, vous le verrez, si vous voulez revenir la semaine prochaine, et même... Mais c'est trop tôt vous parler de cela. Voilà le patron qui arrive.

Brulette rougit encore, pensant que ce fût Huriel que Thérence appelait ainsi; mais ce n'était qu'un bourgeois étranger, lequel avait acheté la coupe de la forêt du Chassin.

Je dis forêt parce que, sans doute, il y en avait une autrefois, qui continuait la petite et belle futaie de chênes que nous avions avisée de l'autre côté de l'eau. Puisque le nom s'en est conservé, il faut croire qu'il n'y a pas été donné pour rien. Par la conversation que cet acheteur de bois eut avec Thérence, nous fûmes bien vite au fait. Il était du Bourbonnais et connaissait, de longue date, le grand bûcheux et sa famille pour gens de bon travail et de parole certaine. Étant en quête, par son état, de beaux arbres pour la marine du roi, il avait découvert cette coupe vierge, chose rare en nos pays, et avait confié l'entreprise de l'abatage et du débitage au père Bastien, à quoi celui-ci s'était décidé d'autant mieux que son fils et sa fille, sachant l'endroit voisin du nôtre, avaient fait grand'fête à l'idée de venir passer tout l'été et peut-être partie de l'hiver auprès de nous.

Le grand bûcheux avait donc le choix et la gouverne de ses ouvriers par un contrat à forfait avec le fournisseur des chantiers de l'État; et pour faciliter son exploitation, ce fournisseur avait fait consentir le propriétaire de la forêt à lui céder gratis l'usance du vieux château, où lui, bourgeois, se serait senti bien mal logé, mais où une famille de bûcheux se trouverait mieux, dans la saison avancée, que sous ses cabanes de pieux et de bruyères.

Huriel et sa sœur étaient arrivés depuis le matin seulement; l'une avait commencé de s'installer, tandis que l'autre avait été faire connaissance avec le bois, le terrain et les gens du pays.

Nous entendîmes que l'acheteur rappelait à Thérence, qui paraissait s'entendre aussi bien qu'homme que ce fut aux affaires du bûchage, une condition de son accord avec le père Bastien. C'était qu'il n'emploierait que des ouvriers bourbonneux pour le débitage des tiges, vu qu'eux seuls en savaient le ménagement, et non point ceux du pays, qui lui gâteraient ses plus belles pièces. «C'est bien, lui répondit la fille des bois; mais pour le fagotage, nous prendrons qui nous voudrons. Nous ne sommes point d'avis de retirer tout ouvrage aux gens d'ici, qui nous molesteraient et nous prendraient en haïtion. Ils y sont déjà assez portés envers tout ce qui n'est pas de leur paroisse.»

—Or donc, Brulette, nous dit-elle quand fut parti le patron, qui avait établi son quartier à Sarzay, m'est avis que si rien ne te retient dans ton village, tu pourrais bien faire faire à ton grand-père un joli emploi de son été. Tu m'as dit qu'il était encore bon ouvrier, et il aurait affaire à un bon chef, qui est mon père et qui lui en laisserait prendre à son aise. Vous vous logeriez ici sans rien dépenser, nous ferions ménage ensemble...

Et comme Brulette mourait d'envie de dire oui, et n'osait point se trahir encore, Thérence ajouta:—Si tu barguignes, je croirai que tu as le cœur engagé dans ton endroit, et que mon frère arrive trop tard.

—Trop tard? fit une voix bien sonnante qui venait de la petite fenêtre grillagée de lierre: que le bon Dieu fasse mentir cette parole-là!

Et Huriel, beau et frais comme un homme joli qu'il était quand le charbon ne lui faisait plus de tort, entra vitement et enleva Brulette dans ses bras pour lui baiser fortement les joues, car il n'était pas façonnier et ne connaissait point la retenue un peu glaçante des gens de chez nous. Il paraissait si content, criait si haut et riait si fort qu'il n'y avait pas moyen pour elle de s'en fâcher. Il me bigea aussi comme du pain, et sautait par la chambre comme si la joie et l'amitié lui eussent fait l'effet du vin nouveau.

Mais, tout d'un coup, ayant observé Charlot, il s'arrêta, regarda d'un autre côté, s'efforça pour dire deux ou trois mots qui n'avaient point rapport à lui, s'assit sur le lit de sa sœur et devint si pâle que je crus qu'il s'en allait en pâmoison.

—Qu'est-ce qu'il a donc? cria Thérence étonnée; et, lui touchant la tête, elle dit:—Ah! mon Dieu, ta sueur se glace sur toi! Tu te sens donc malade?

—Non, non, fit Huriel en se relevant et se secouant. C'est la joie, le saisissement... ce n'est rien!

À ce moment-là, la mère de la mariée vint nous demander pourquoi nous avions quitté la noce, et si Brulette ou l'enfant n'étaient point malades. Voyant que nous avions été retenus par une compagnie étrangère, elle invita très-honnêtement Huriel et Thérence à venir se divertir avec nous, au repas et à la danse. Cette femme, qui était ma tante, étant sœur de mon père et du défunt père à Brulette, me paraissait être dans le secret de la naissance de Charlot, car il n'avait été fait aucune question sur lui, et on en avait eu grand soin en son logis. Mêmement, elle avait dit à son monde que c'était un petit parent, et les gens du Chassin n'en avaient pris aucun soupçon.

Comme Huriel, qui était encore troublé dans ses esprits, remerciait ma tante sans se décider à rien, Thérence le réveilla en lui disant que Brulette était obligée de reparaître à la noce et que s'il ne l'y suivait, il perdrait l'occasion de l'amener à ce qu'ils souhaitaient tous les deux. Mais Huriel était devenu inquiet et comme hésitant, lorsque Brulette lui dit:—Est-ce que vous ne me voulez point faire danser aujourd'hui?

—Vrai, Brulette? lui dit-il en la regardant bien aux yeux: souhaitez-vous m'avoir pour danseur?

—Oui, car je me souviens que vous dansez au mieux.

—Est-ce là toute la raison de votre souhait?

Brulette fut embarrassée, trouvant que ce garçon était bien pressé de la faire expliquer, et n'osant cependant pas revenir à ses petits airs dégagés d'autrefois, tant elle craignait de le voir se dépiter ou se décourager encore. Mais Thérence essaya de la retirer de sa peine en faisant reproche à Huriel d'en trop demander pour le premier jour.

—Tu as raison, sœur, répondit-il. Et pourtant je ne puis me comporter autrement. Écoutez, Brulette, et pardonnez-moi. Il faut que vous me promettiez de n'avoir pas d'autre danseur que moi à cette fête, ou je n'irai point.

—Eh bien, voilà un drôle de garçon! dit ma tante qui était une petite femme gaie et prenant tout pour le mieux. Je vois bien, ma Brulette, que c'est un galant pour toi, et m'est avis qu'il n'en tient pas à moitié; mais apprenez, mon enfant, dit-elle a Huriel, que ce n'est pas la coutume de notre pays de tant montrer ce qu'on pense, et qu'on ne danse ici plusieurs fois de suite qu'avec une fille dont on a, en promesse, le cœur et la main.

—C'est ici comme chez nous, ma bonne mère, répondit Huriel, et cependant il faut qu'avec ou sans promesse de son cœur, Brulette que voilà me fasse promesse de sa main pour toute la danse.

—Si cela lui convient, je ne l'empêche pas, reprit ma tante. Elle est raisonnable, et sait très-bien se conduire; mais j'ai devoir de l'avertir qu'il en sera beaucoup parlé.

—Frère, dit Thérence, je crois que tu deviens fou. Est-ce comme cela qu'il faut être avec cette Brulette que tu connais si retenue, et qui ne t'a pas encore donné les droits que tu réclames?

—Oh! que je sois fou, qu'elle soit retenue, tout cela se peut, dit Huriel; mais il faut que ma folie ait raison et que sa retenue ait tort aujourd'hui, tout de suite. Je ne lui demande rien autre chose que de me souffrir auprès d'elle jusqu'à la fin de cette noce. Si elle ne veut plus entendre parler de moi après, elle en sera maîtresse.

—C'est bien, dit ma tante; mais le tort que vous lui aurez fait, si vous vous retirez d'elle, qui le réparera?

—Elle sait, dit Huriel, que je ne me retirerai pas.

—Si tu le sais, dit ma tante à Brulette, voyons, explique-toi; car voilà une affaire à quoi je ne comprends rien. T'es-tu donc accordée avec ce garçon dans le Bourbonnais?

—Non, répondit Huriel, sans laisser à Brulette le temps de parler. Je ne lui ai rien demandé, jamais! Ce que je lui demande à cette heure, c'est à elle, à elle toute seule et sans consulter personne, de savoir si elle me le peut octroyer.

Brulette, tremblante comme une feuille, s'était tournée vers le mur et cachait sa figure dans ses mains. Si elle était contente de voir Huriel si résolu auprès d'elle, elle était fâchée aussi de le voir prendre si peu d'égard pour son naturel craintif et incertain. Elle n'était pas bâtie comme Thérence, pour dire comme cela un beau oui tout de suite et devant tout le monde; si bien que, ne sachant comment en sortir, elle s'en prit à ses yeux et pleura.


Vingt-deuxième veillée.

—Vous êtes un véritable imbriaque, mon ami, dit ma tante à Huriel, en lui donnant une tape pour le retirer de Brulette, dont il s'était approché tout ému; et, prenant les mains de sa nièce, elle la consola en la priant doucement de lui dire tout ce que cela pouvait signifier.

—Si ton grand-père était là, lui dit-elle, c'est lui qui m'expliquerait de quoi il retourne entre toi et ce garçon étranger, et il faudrait s'en rapporter à son jugement; mais, puisque je te sers ici de père et de mère, c'est à moi que tu dois confiance. Souhaites-tu que je te débarrasse des poursuites qu'on te fait, et qu'au lien d'inviter ce badin ou ce brutal, car je ne sais de quel nom l'appeler, je le prie de nous laisser tranquilles?

—Eh bien, s'écria Huriel, ce que je réclame c'est qu'elle dise sa volonté, à quoi je me rangerai sans dépit, et en lui conservant mon estime et mon amitié. Si elle me croit badin ou brutal, qu'elle me consigne. Parlez, Brulette; je serai toujours votre ami et votre serviteur: vous le savez bien.

—Soyez ce que vous voudrez, dit enfin Brulette en se levant et en lui tendant la main; vous m'avez défendue dans une occasion si dangereuse, et vous avez souffert pour moi de tels soucis, que je ne peux ni ne veux vous refuser une aussi petite chose que de danser avec vous tant qu'il vous plaira.

—Songez à ce que vous dit votre tante, répliqua Huriel on lui tenant la main. Il en sera parlé, et s'il n'en résulte rien de bon entre nous deux, ce qui, de votre part, est encore possible; tout arrangement ou projet que vous auriez pour un autre mariage en sera gâté ou retardé.

—Eh bien, le mal n'en serait pas si grand, répondit Brulette, que celui où, sans réflexion ni crainte, vous vous êtes jeté pour moi. Ma tante, excusez-moi, ajouta-t-elle, si je ne peux pas vous expliquer cela tout de suite; mais croyez que votre nièce vous aime, vous respecte, et n'aura jamais rien à se reprocher devant vous.

—J'en suis bien assurée, dit la bonne tante en l'embrassant; mais que répondrons-nous aux questions qui nous seront faites?

—Rien, ma tante, dit résolument Brulette, rien du tout! Je suis payée pour ne me point embarrasser des questions, et vous savez que j'en ai l'habitude.

Alors Huriel baisa, par cinq ou six fois, la main de Brulette, en lui disant:

—Merci, la mignonne de mon cœur; je ne vous ferai pas repentir de ce que vous m'accordez là.

—Venez-vous, grand obstiné? lui dit ma tante. Je ne peux pas me détarder plus longtemps, et si je n'emmène vitement Brulette, la mariée est capable de quitter son monde pour la venir réclamer ici.

—Allez, allez, Brulette, fit Thérence, et laissez-moi cet enfant; je vous réponds d'en avoir soin.

—Ne venez-vous donc point, ma belle Bourbonnaise? dit ma tante, qui ne se pouvait lasser de regarder Thérence comme une merveille. Je compte bien sur vous aussi.

—J'irai plus tard, ma brave femme, dit Thérence. Pour le moment, je veux donner à mon frère des habits convenables pour vous faire honneur; car nous voilà encore tous les deux dans nos effets de voyage.

La tante emmena Brulette, qui voulait emmener Charlot; mais Thérence insista pour le garder, voulant que son frère eût le loisir d'être avec sa mie sans le trouble et l'embarras de ce petit enfant. Cela n'était point du goût de Charlot, qui, voyant emmener sa mignonne, commença de brailler et de se débattre dans les bras de la Bourbonnaise; mais elle, le regardant d'un air sérieux et volontaire, lui dit:—Tu vas te taire, mon garçon; il le faut, c'est comme ça.

Charlot, qui ne s'était jamais vu commander, fut si étonné d'un ton pareil qu'il accota tout de suite; mais, comme je voyais Brulette angoissée de le laisser dans les mains d'une fille qui, de sa vie, n'avait touché un marmot, je lui promis de le ramener moi-même dès qu'il serait besoin, et la poussai à suivre notre petite tante, qui commençait à s'impatienter.

Huriel, poussé, de son côté, par sa sœur, entra dans sa chambre pour se raser et faire sa toilette; et moi, restant seul avec Thérence, je l'aidai à défaire ses coffres et à déplier les habits, tandis que Charlot, tout maté, la regardait d'un air ébahi. Quand j'eus porté à Huriel les effets dont Thérence me chargeait les bras, je revins pour lui demander si elle n'allait pas aussi s'habiller, et lui offrir de promener l'enfant pendant ce temps-là.

—Quant à moi, répondit-elle en mettant ses affiquets sur son lit, j'irai si Brulette s'en tourmente; mais, si elle peut m'oublier un peu, je vous confesse que j'aimerais mieux rester tranquille. Dans tous les cas, je serai prête en un moment, et n'ai besoin de personne pour me conduire. Je suis habituée à chercher et à préparer les logements en voyage, comme un vrai sergent en campagne, et ne suis embarrassée de rien, en quelque lieu que je me trouve.

—Vous n'aimez donc pas la danse, lui dis-je, puisque ce n'est pas la honte des nouvelles connaissances qui vous fait préférer de rester seule au logis?

—Non, je n'aime pas la danse, répondit-elle, ni le bruit, ni la table, ni surtout le temps perdu qui laisse venir l'ennui.

—Mais on n'aime pas toujours la danse pour la danse. Vous avez donc crainte ou répugnance des propos que les garçons font avec les jeunes filles?

—Je n'ai répugnance ni crainte, dit-elle simplement. Cela ne m'amuse pas, voilà tout. Je n'ai pas l'esprit de Brulette. Je ne sais répondre à propos, ni plaisanter, ni pousser personne à la causerie. Je suis sotte et rêvasseuse, enfin je m'imagine d'être aussi mal placée en une compagnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait à danser.

—Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous dansez d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les caresse.

Je lui en aurais dit davantage, mais Huriel sortit de sa chambre, beau comme un soleil, et plus pressé de s'en aller que moi, qui me serais bien convenu en la compagnie de sa sœur. Elle le retint un peu pour lui arranger sa cravate et lui nouer ses jarretières de dessus, ne le trouvant jamais assez bien pour être digne de danser toute une noce avec Brulette; et ce faisant:—Nous expliqueras-tu, lui dit-elle, pourquoi tu t'es montré si jaloux de ne la laisser se divertir qu'avec toi? Ne crains-tu pas de la choquer par un si prompt commandement?

—Tiennet! dit Huriel, s'arrêtant tout d'un coup de s'arranger, et prenant Charlot qu'il mit sur la table pour le regarder tout son soûl, à qui est cet enfant-là?

Thérence, étonnée, demanda d'abord à lui, pourquoi il faisait cette, question-là, et ensuite à moi, pourquoi je n'y répondais point.

Nous nous regardions tous les trois dans les yeux, comme trois essottis, et j'aurais donné gros pour pouvoir répondre, car je voyais bien qu'une pierre menaçait de nous tomber sur la tête. Enfin, je pris courage en me souvenant de ce que j'avais senti, ce jour-là même, d'honnêteté et de vérité dans les yeux de ma cousine, à une pareille question que je lui avais faite; et allant tout de suite de l'avant, je répondis à Huriel:—Mon camarade, si tu viens en notre village, beaucoup de gens te diront que Charlot est l'enfant de Brulette...

Il ne me laissa pas continuer, et, prenant le petit, il le toucha et le retourna comme un chasseur qui examine un gibier de rencontre. Craignant quelque idée de colère, je voulus lui retirer l'enfant, mais il le retint en me disant:

—Ne crains rien pour un pauvre innocent; je ne suis pas un mauvais cœur, et si je lui trouvais de la ressemblance avec elle, peut-être qu'en détestant mon sort, je ne pourrais pas m'empêcher d'embrasser cette ressemblance; mais il n'y en a point, et j'ai beau me questionner le sang, cet enfant, dans mes bras, ne me donne ni chaud ni froid.

—Tiennet, Tiennet, répondez-lui! s'écria Thérence sortant comme d'un rêve; répondez-moi aussi, car je ne sais point ce que cela veut dire, et je deviens folle d'y songer. Il n'y a point de tache dans notre famille, et si mon père le croyait...

Huriel lui coupa la parole.—Attends, ma sœur, dit-il. Un mot de trop serait bien vite dit, et c'est à Tiennet de nous répondre. Une fois, deux fois, Tiennet, toi qui es un honnête homme, dis-moi à qui est cet enfant-là.

—Je te jure Dieu que je ne le sais pas, lui répondis-je.

—S'il était à elle, tu le saurais?

—Il ne me semble point qu'elle eût pu me le cacher.

—T'a-t-elle jamais caché quelque autre chose?

—Jamais.

—Connaît-elle les parents de cet enfant?

—Oui, mais elle ne veut pas seulement qu'on la questionne là-dessus.

—Nie-t-elle que l'enfant soit à elle?

—Personne n'a jamais osé le lui demander!

—Pas même toi?

Je racontai en trois mots ce que je savais, ce que je croyais, et je finis en disant:—Rien ne peut me servir de preuve pour ou contre Brulette; mais, j'ai beau faire, je ne peux pas la soupçonner.

—Eh bien, ni moi non plus! dit Huriel. Et, donnant un baiser à Charlot, il le remit par terre.

—Ni moi non plus, dit Thérence; mais pourquoi cette idée est-elle venue à d'autres, et comment l'est-elle venue à toi, mon frère, en regardant cet enfant? Je n'avais pas seulement songé à demander s'il était neveu ou cousin de Brulette. Je me disais qu'il était apparemment de sa famille, et il me suffisait de le voir sur ses bras pour que je voulusse le prendre sur les miens.

—Il faut donc que je t'explique cela, dit Huriel, encore que les mots me brûlent la bouche. Eh bien oui, j'aime mieux le dire! Ce sera, l'unique fois, car mon parti est pris, quoi qu'il y ait, quoi qu'il arrive! Sache, Thérence, qu'il y a trois jours, quand nous avons quitté Joseph à Montaigu... tu sais comme je partais le cœur libre et content! Joseph était guéri, Joseph renonçait à Brulette, Joseph te demandait en mariage, et Brulette n'était pas mariée! il le disait. Il la regardait comme libre aussi, et, à toutes mes questions, il répondait: «Comme tu voudras, je n'en suis plus amoureux; tu peux l'aimer sans que je m'en inquiète.»

«Eh bien, sœur, au moment où nous le quittions, il me retint par le bras et me dit, pendant que tu montais sur la charrette: «Est-ce donc vrai? est-ce décidé, Huriel, que tu vas au pays de chez nous? Et ton idée est-elle de faire la cour à celle que j'ai tant aimée?

»—Oui, lui dis-je, puisque tu veux le savoir. C'est mon idée, et tu n'as plus le droit de revenir sur la tienne, ou je croirais que tu as voulu te jouer de moi en me demandant ma sœur.

»—Cela n'est pas, a répondu Joseph; mais je crois que je te trahirais, à cette heure, si je te laissais partir sans te dire une triste chose. Dieu m'est témoin que de telles paroles ne me seraient jamais sorties de la bouche contre une personne dont le père m'a élevé, si tu n'étais pas là tout prêt à faire une faute. Mais, comme ton père m'a élevé aussi, donnant l'instruction à mon esprit, comme l'autre avait donné le soin et la nourriture à mon corps, je crois que je suis obligé à la vérité. Sache donc, Huriel, qu'au temps où je quittais Brulette par amour, Brulette avait déjà eu, à mon insu, de l'amour pour un autre, et qu'il y en a une preuve aujourd'hui bien vivante, qu'elle ne prend même pas le soin de cacher. À présent, fais comme tu voudras, je n'y veux plus penser.»

»Là-dessus, Joseph a tourné le dos et s'est enfui dans le bois.

»Il avait l'air si agité, et moi, je sentais tant d'amour et de foi dans mon cœur, que j'ai accusé ce malheureux jeune homme d'un mouvement de folie et de mauvaise rage. Tu te souviens, ma sœur, que tu m'as trouvé changé et que tu m'as cru malade pendant que nous allions au bourg d'Huriel. Quand nous avons été là, tu as trouvé chez nos parents deux lettres de Brulette, et moi trois lettres de Tiennet, toutes déjà anciennes, et qu'on avait manqué à nous envoyer, malgré qu'on nous l'eût si bien promis. Ces lettres-là étaient si simples, si bonnes, et marquaient tant de vérité dans l'amitié, que j'ai dit: «Marchons!» et les paroles de Joseph ont passé de mon esprit comme un mauvais rêve. J'en avais honte pour lui; je ne voulais pas m'en souvenir. Et quand, tout à l'heure, j'ai vu là, Brulette, avec son air si doux, et sa modestie qui me charmait tant par le passé, je jure Dieu que j'avais oublié tout, aussi bien oublié que la chose qui n'a jamais été. La vue de cet enfant m'a tué! Et voilà pourquoi j'ai voulu savoir si Brulette était libre de m'aimer. Elle l'est, puisqu'elle m'a promis de s'exposer pour moi à la critique et au délaissement des autres. Eh bien, puisqu'elle ne dépend de personne, si elle a eu un malheur dans sa vie... que je le croie un peu ou pas du tout... qu'elle le confesse ou s'en justifie... c'est tout un: je l'aime!

—Tu aimerais une fille déshonorée? s'écria Thérence. Non, non! pense à ton père, à ta sœur! Ne va pas à cette noce avant que nous sachions la vérité. Je n'accuse pas Brulette, je ne crois pas à Joseph. Je suis sûre que Brulette est sans tache, mais encore faut-il qu'elle le dise, et elle fera mieux, elle le prouvera. Allez la chercher, Tiennet. Il faut qu'elle s'explique tout de suite, avant que mon frère fasse un de ces pas qu'un honnête homme ne peut plus faire en arrière.

—Tu n'iras pas, Tiennet, dit Huriel, je te le défends. Si, comme je le crois, Brulette est aussi innocente que ma sœur Thérence, il ne lui sera pas fait l'injure d'une question avant que je lui aie fait, moi, l'honneur de ma parole.

—Penses-y, mon frère... dit encore Thérence.

—Ma sœur, répondit Huriel, tu oublies une chose: c'est que, si Brulette a fait une faute, moi, j'ai fait un crime, et que, si l'amour l'a entraînée à mettre un enfant dans le monde, moi, l'amour m'a entraîné à mettre un homme dans la terre!

Et comme Thérence insistait:—Assez, assez! lui dit-il en l'embrassant et en la repoussant. J'ai beaucoup à me faire pardonner avant de juger les autres: j'ai tué un homme! Disant cela, il s'enfuit sans vouloir m'attendre, et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait de cuisine et grouillait de vacarme emmi toutes celles du village.

—Ah! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre frère n'a pas oublié son malheur! et peut-être qu'il ne s'en consolera jamais!

—Il s'en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra aimé de celle qu'il aime, et je vous réponds qu'il l'est déjà et depuis longtemps.

—Je le crois bien aussi, Tiennet; mais si cette fille n'était pas digne de lui!

—Voyons, ma belle Thérence, êtes-vous donc si sévère que vous feriez péché mortel d'un malheur arrivé à une enfant; et, qui sait?... peut-être par surprise ou par force?

—Ce n'est pas tant le malheur ou la faute que je blâmerais, que les mensonges de la bouche ou de la conduite qui en auraient été la conséquence. Si, du premier jour, votre cousine avait dit à mon frère: «Ne me recherchez pas, j'ai été trompée ou violentée,» j'aurais compris que mon frère n'en tînt compte et pardonnât tout à la franche confession; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien dire... Voyons, Tiennet, ne savez-vous vraiment rien? Ne pouvez-vous, à tout le moins, deviner ou supposer quelque chose qui me tranquillise? J'aime tant Brulette, que je ne me sens point le courage de la condamner. Et pourtant que me dira mon père, s'il pense que j'aurais dû tout faire pour retenir Huriel dans un pareil danger?

—Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins que jamais, je doute de Brulette; car, si vous voulez savoir quelle était la seule personne que je pusse soupçonner de l'avoir abusée, et sur qui les accusations du monde eussent un peu d'apparence de raison, je vous dirai que c'était Joseph, lequel m'en paraît aussi blanc que neige, d'après ce que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n'y avait au monde, à ma connaissance, qu'un autre garçon, je ne dis pas capable, mais en position, par son amitié avec Brulette, de se laisser détourner de son honneur par une mauvaise tentation. Ce garçon-là, c'est moi. Eh bien, le croyez-vous, Thérence? Regardez-moi dans les yeux avant de me répondre. Personne ne me l'a jamais imputé, que je sache, mais je pourrais en être le païen tout de même, et vous ne me connaissez point assez pour être sûre de mon honnêteté et de ma parole. Voilà pourquoi je vous dis, regardez à ma figure si le mensonge et la lâcheté s'y peuvent loger à leur aise?

Thérence fit ce que je lui disais et me regarda sans montrer d'embarras, puis elle me dit:

—Non, Tiennet vous, n'êtes pas dans le cas de mentir comme ça; et si vous êtes tranquille sur Brulette, je sens que je dois l'être aussi. Allons, mon garçon, allez-vous-en à la fête: je n'ai plus besoin de vous ici.

—Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser. Il n'est pas bien commode avec les personnes qu'il ne connaît point, et je voudrais ou l'emmener ou vous aider à le garder.

—Il n'est pas commode? dit Thérence en le prenant sur ses genoux. Bah! qu'est-ce qu'il y a donc de si malaisé à gouverner une marmaille comme ça? Je n'y ai jamais essayé, mais il ne me paraît pas qu'il y faille tant de malice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il? Veux-tu point manger?

—Non, dit Charlot, qui boudait sans oser le montrer.

—Oui-dà, c'est comme il te plaira! Je ne le force point; mais quand tu souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander; je veux bien te servir, et mêmement t'amuser, si tu t'ennuies. Dis, veux-tu t'amuser avec moi?

—Non, dit Charlot en fronçant sa figure bien fièrement.

—Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thérence en le mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit cheval noir qui mange dans la cour.

Elle fit mine d'y aller, Charlot pleura. Thérence fit semblant de ne pas l'entendre, jusqu'à ce qu'il vînt à elle.

—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? dit-elle, comme étonnée; dépêche-toi de le dire, ou je m'en vas; je n'ai pas le temps d'attendre.

—Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Charlot en sanglotant.

—En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauve quand il entend crier les enfants.

Charlot rentra son dépit et alla caresser et admirer le clairin.

—Veux-tu monter dessus? dit Thérence..

—Non, j'ai peur

—Je te tiendrai.

—Non, j'ai peur.

—Eh bien, n'y monte pas.

Au bout d'un moment, il y voulut monter.

—Non, dit Thérence, tu aurais peur.

—Non.

—Si fait, je te dis.

—Eh non! dit Charlot.

Elle le mit sur le cheval, qu'elle fit marcher en tenant l'enfant bien adroitement, et, quand je les eus regardés un bon moment, je fus bien assuré que les caprices de Charlot ne pouvaient pas tenir contre une volonté aussi tranquille que celle de Thérence. Elle s'y prenait tout aussi bien, dès le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement difficile, que Brulette y était arrivée par une année de patience et de fatigue, et l'on voyait que le bon Dieu l'avait faite pour être bonne mère sans apprentissage. Elle en devinait les finesses et les forces, et s'y prêtait sans se tourmenter, s'étonner ni s'impatienter de rien.

Charlot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut étonné de voir qu'il ne l'était, avec elle, que de bouder contre lui-même, et qu'elle s'en embarrassait si peu, que c'était peine perdue. Aussi, au bout d'une demi-heure devint-il tout à fait gentil, demandant de lui-même ce qu'il souhaitait, et se dépêchant d'accepter ce qui lui était offert. Thérence le fit manger, et j'admirai comme, de son propre jugement, elle sut mesurer ce qu'il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme elle sut ensuite l'occuper à côté d'elle, tout en s'occupant elle-même, causant avec lui comme avec une personne raisonnable, et lui donnant tant de confiance, sans avoir l'air de le questionner, qu'il lui eut bientôt défilé tout son chapelet de disettes, dont il avait l'habitude de se faire prier quand on s'en montrait trop curieux. Et mêmement, il se trouvait si content avec elle et si fier de savoir causer, qu'il s'impatientait contre les mots qu'il ne connaissait point, et rendait son idée par des mots de son invention, qui n'étaient du tout sots ni vilains.

—Qu'est-ce que vous faites donc là, Tiennet? me dit-elle tout d'un coup, comme pour me faire entendre que je restais trop longtemps.

Et, comme j'avais déjà inventé cinquante petites histoires pour ne pas m'en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien lui dire, sinon que j'étais occupé à la regarder.

—Est-ce que ça vous amuse? fit-elle.

—Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander au blé s'il est content de se sentir pousser au soleil.

—Oh! oh! il paraît que vous êtes devenu malin pour tourner les compliments! mais pensez donc que c'est peine perdue avec moi, qui n'y comprends rien et n'y sais rien répondre.

—Je n'y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je veux dire, c'est qu'à mon idée, il n'y a rien de si beau et de si sain à voir qu'une jeune fille prenant son plaisir dans la causette d'un petit enfant.

—Est-ce que ça n'est pas naturel? dit Thérence. Il me semble, à moi, que je rentre dans la vérité des choses du bon Dieu, en regardant et en écoutant ce marmot. Je sens bien que je ne vis pas, à l'ordinaire, comme une femme doit aimer à vivre; mais je n'ai pas choisi mon sort, et l'état voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir, puisque j'y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi, je ne m'en plains pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait pas la sienne; seulement, je comprends bien le plaisir des autres; celui que Brulette a dans la société de son Charlot, qu'il soit à elle ou au bon Dieu, me serait très-doux aussi. Je n'ai pas eu souvent l'occasion d'un si gentil divertissement, et je peux bien le prendre où je le trouve. Vrai, c'est une jolie compagnie que ce petit bonhomme, et je ne savais pas que ça pouvait avoir tant d'esprit et de connaissance.

—Et pourtant, mignonne, ce Charlot n'est aimable que par les grands soins de Brulette, et il lui a fallu s'amender beaucoup pour l'être autant que celui que Dieu a fait gentil de son naturel.

—Vous m'étonnez grandement, dit Thérence. S'il y a des enfants plus gentils que celui-là, on est trop heureux de pouvoir vivre avec eux. Mais en voilà assez, Tiennet. Allez-vous-en, ou l'on viendra vous chercher et on voudra aussi m'emmener, ce qui me contrarierait, je vous le confesse, car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d'être là tranquille avec ce petit, qu'on ne me rendrait pas service en me dérangeant sitôt.

Il fallut bien obéir, et je m'en allai le cœur tout rempli et tout révolutionné des idées qui me venaient au sujet de cette fille.


Vingt-troisième veillée.

Ce n'était pas seulement la beauté surprenante de Thérence qui m'occupait l'esprit, mais un je ne sais quoi qui me la faisait paraître au-dessus de toutes les autres. Je m'étonnais d'aimer tant Brulette, qui lui ressemblait si peu, et j'allais me demandant si l'une des deux était trop franche ou l'autre trop fine. Dans mon jugement, Brulette était plus aimable, ayant toujours quelque chose de gentil à dire à ses amis, et sachant les retenir autour d'elle par toutes sortes de petits commandements dont les garçons se sentent flattés, parce qu'ils aiment à se croire nécessaires. Tout au rebours, Thérence vous marquait franchement n'avoir aucun besoin de vous, et semblait même étonnée ou ennuyée que l'on fît attention à elle. Toutes deux sentaient leur prix cependant; mais tandis que Brulette se donnait la peine de vous le faire sentir aussi, l'autre avait l'air de ne vouloir qu'une estime pareille à celle qu'elle pourrait vous rendre. Et je ne sais comment ce grain de fierté, plus caché, me paraissait une amorce qui donnait la tentation en même temps que la peur.

Je trouvai la danse enrayée tout au mieux, et Brulette voltigeant comme un papillon aux mains et aux bras d'Huriel. Il y avait tant de feu sur leurs visages, elle paraissait si ivrée au dedans et lui au dehors, qu'ils ne voyaient et n'entendaient rien autour d'eux. La musique les enlevait, mais je crois bien que leurs pieds ne se sentaient point toucher la terre, et que leurs esprits dansaient dans le paradis. Comme, parmi ceux qui mènent la bourrée, il y en a peu qui n'aient point une amour ou une grosse fantaisie en la tête, on ne faisait pas seulement attention à eux, et il y avait tant de vin, de bruit, de poussière, de chansons et de joyeuses paroles dans l'air chaud de la noce, que le soir arriva sans que l'assistance prît grand souci du contentement particulier d'un chacun.

Brulette ne se dérangea que pour me demander nouvelles de Charlot et pourquoi Thérence ne venait point; mais elle se tranquillisa aisément sur mes réponses, et Huriel ne lui donna pas le temps d'en écouter bien long sur la conduite de son gars.

Je ne me sentais point en goût de danser, car il se faisait que je ne trouvais là aucune fille jolie, encore qu'il y en eût; mais pas une ne ressemblait à Thérence, et Thérence ne me sortait point de la tête. Je me mis en un coin pour regarder son frère, afin d'avoir quelque nouvelle à lui en donner quand elle me questionnerait. Huriel avait si bien oublié son tourment, qu'il était tout bonheur et toute jeunesse. Il se trouvait bien assorti avec Brulette, en ce qu'il aimait le plaisir et le bruit autant qu'elle, quand il s'y mettait, et il avait le dessus sur tous les autres garçons, en ce qu'il ne se lassait jamais à la danse. Chacun sait qu'en tout pays, les femmes enterrent les hommes à la bourrée et tiennent encore sans débrider quand nous sommes crevés de soif et de chaud. Huriel n'était curieux de boire ni de manger, et on aurait dit qu'il avait juré de rassasier Brulette de son meilleur divertissement; mais, au fond, je voyais bien qu'il y prenait son propre plaisir, et qu'il aurait fait le tour de la terre sur un pied, pourvu que cette légère danseuse fût à son bras.

À la fin, plusieurs garçons, ennuyés d'être refusés par Brulette, observèrent qu'il y avait un étranger bien favorisé d'elle, et on commença d'en causer autour des tables. Il faut vous dire que Brulette, qui ne s'était pas attendue à se tant divertir, et qui avait un peu de mépris dorénavant pour tous les galants des environs, à cause du mauvais comportement de leurs langues, ne s'était point mise dans de grands atours. Elle avait plutôt l'air d'une petite nonne que de la reine de chez nous; et, comme il y avait là de grandes toilettes de gala, elle n'avait pas fait les beaux effets du temps passé. Cependant, quand elle se fut animée à la danse, force fut de se rappeler que nulle ne pouvait lui être comparée, et ceux qui ne la connaissaient point ayant questionné ceux qui la connaissaient, il en fut dit du mal et du bien autour de moi.

J'y prêtai l'oreille, voulant en avoir le cœur net, et ne donnai point à connaître qu'elle était ma parente. Alors j'entendis revenir l'histoire du moine et de l'enfant, de Joseph et du Bourbonnais, et il fut dit que ce n'était peut-être pas Joseph l'auteur du péché, mais bien ce grand garçon si empressé auprès d'elle et paraissant si sûr de son fait qu'il ne souffrait personne autre s'en approcher.

—Eh bien, dit l'un, si c'est lui et qu'il vienne à réparation, mieux vaut tard que jamais.

—Ma foi, dit un autre, elle n'avait pas mal choisi. C'est un gars superbe et qui paraît très-bon enfant.

—Après tout, dit un troisième, ça fera un beau couple, et quand le prêtre y aura passé, ça sera aussi bon qu'un autre ménage.

Par là, je vis bien qu'une femme n'est jamais perdue tant qu'elle a une bonne protection, mais qu'il en faut une franche et finale, car cent ne valent rien, et tant plus s'en mêlent, tant plus la rabaissent et lui font tort.

Dans ce moment-là, ma tante prit Huriel à part, et, l'amenant auprès de moi, lui dit:

—Je vous veux faire trinquer une verrée de mon vin à ma santé, car vous me réjouissez l'âme de si bien danser, et de mettre si bien en train le monde de ma noce.

Huriel avait regret de quitter Brulette pour un moment; mais la maîtresse du logis était fort décidée, et il n'y avait pas moyen de lui refuser une politesse.

Ils s'assirent donc à un bout de table, qui se trouvait vide, une chandelle posée entre eux, et se voyant face à face. Ma tante Marghitonne était, comme je vous l'ai dit, une toute petite femme qui avait oublié d'être sotte. Elle portait la plus drôle de figure qu'on pût voir, très-blanche et très-fraîche, encore qu'elle eût la cinquantaine et mis au monde quatorze enfants. Je n'ai jamais vu un si long nez, avec de si petits yeux, enfoncés de chaque côté comme par une vrille, mais si vifs et si malins qu'on ne les pouvait regarder sans avoir envie de rire et de bavarder.

Je vis pourtant qu'Huriel était sur ses gardes, et qu'il se méfiait du vin qu'elle lui versait. Il trouvait dans son air quelque chose de moqueur et de curieux, et, sans savoir trop pourquoi, il se mettait en défense. Ma tante, qui, depuis le matin, n'avait pas reposé une minute de remuer et de causer, avait grand'soif pour de bon, et n'eut point avalé trois petits coups, que le bout pointu de son grand nez devint rouge comme une senelle, et que sa grande bouche, où il y avait des dents blanches et serrées pour trois personnes plutôt que pour une, se mit à rire jusqu'aux oreilles. Pourtant, elle n'était pas dérangée dans son jugement, car jamais femme ne porta mieux la gaieté sans outrance et la malice sans méchanceté.

—Ah ça, mon garçon, lui dit-elle, après beaucoup de propos en l'air, qui ne lui avaient servi qu'à faire passer la première soif, vous voilà, pour tout de bon, accordé avec ma Brulette? Il n'y a point à reculer, car ce que vous souhaitiez est arrivé: tout le monde en cause, et si vous pouviez entendre, comme moi, ce qui se dit de tous les côtés, vous verriez qu'on vous met sur le dos le futur aussi bien que le passé de ma jolie nièce.

Je vis que cette parole enfonçait un couteau dans le cœur d'Huriel et le faisait tomber des étoiles dans les épines; mais il y fît bonne contenance et répondit en riant:

—Je souhaiterais, ma bonne dame, avoir eu le passé, car tout en elle n'a pu être que beau et bon; mais si j'ai le futur seulement, je me tiendrai pour bien partagé du bon Dieu.

—Et sage vous serez, riposta ma tante, riant toujours, et le regardant de près avec ses petits yeux verts qui ne voyaient pas de loin, de telle façon qu'on eût dit qu'elle lui voulait percer le front avec son nez effilé. Quand on aime, on aime tout, et on ne se rebute de rien.

—C'est ma volonté, dit Huriel d'un ton sec qui ne démonta point ma tante.

—Et c'est d'autant mieux de votre part, que la pauvre Brulette a plus d'ordre que de bien. Vous savez sans doute que toute sa dot tiendrait bien dans votre verre, et si, n'y a-t-il point de louis d'or dans son compte.

—Eh bien, tant mieux, dit Huriel; le compte en sera fait vitement, et je n'aime point à perdre mes heures dans les additions.

—D'ailleurs; fit ma tante, un enfant tout élevé est un embarras de moins dans un ménage, surtout si le père fait son devoir, comme il le fera, je vous en réponds!

Le pauvre Huriel eut chaud et froid; mais, pensant que ce fût une épreuve, il la soutint et dit:

—Le père fera son devoir, moi aussi, j'en réponds! car il n'y aura pas d'autre père que moi pour tous les enfants nés ou à naître.

—Oh! quant à ça, reprit-elle, vous n'en serez pas le maître, je vous en donne ma parole!

—J'espère que si, dit-il en serrant son verre, comme s'il l'eût voulu écraser dans ses doigts. Quiconque abandonne son bien n'a plus à y repêcher, et je suis un gardien assez fidèle pour ne point souffrir les maraudeurs.

Ma tante allongea sa petite main sèche et la passa sur le front d'Huriel. Elle y sentit la sueur, encore qu'il fût très-pâle; et, changeant tout à coup sa mine de malin diable en une figure bonne et franche comme l'était le fond de son cœur:

—Mon garçon, lui dit-elle, mettez vos coudes sur la table et venez ici tout auprès de ma bouche. Je vous veux donner un bon baiser sur la joue.

Huriel, étonné de son air attendri, se prêta à sa fantaisie. Elle releva les cheveux épais de sa tempe et avisa le gage de Brulette, qu'il portait toujours, et que sans doute elle connaissait. Alors, approchant sa grande bouche, comme si elle l'eût voulu mordre; elle lui glissa quatre ou cinq paroles dans le tuyau de l'ouïe, mais si bas, si bas, que je n'en pus rien attraper. Puis elle ajouta tout haut, en lui pinçant le bout de l'oreille:

—Allons! voilà une oreille très-fidèle, mais convenez qu'elle en-est bien récompensée?

Huriel ne fit qu'un saut par-dessus la table, renversant les verres et la chandelle que je n'eus que le temps de rattraper. Il se trouvait déjà assis auprès de ma petite tante et l'embrassait aussi fort que si elle eût été la mère qui l'avait mis au monde. Il paraissait comme fou, criait et chantait, buvait et trinquait, et ma petite tante, riant comme une petite crécelle, lui disait en choquant son verre:

—À la santé du père de votre enfant!

C'est ce qui prouve, dit-elle aussitôt en se retournant vers moi, que les plus malins sont quelquefois ceux qu'on croit les plus sots, de même que les plus sots se trouvent être ceux qui se croient bien malins. Tu peux le dire aussi, toi, mon Tiennet, qui as le cœur droit et la parenté fidèle, et je sais que tu t'es conduit avec ta cousine comme si tu lui eusses été frère. Tu mérites, d'en être récompensé, et je compte que le bon Dieu ne te fera pas banqueroute. Un jour ou l'autre il te donnera aussi ton parfait contentement.

Là-dessus elle s'en alla, et Huriel, me serrant dans ses bras:

—Ta tante a raison, me dit-il; c'est la meilleure des femmes. Tu n'es pas dans le secret, mais ça ne fait rien. Tu n'en es que meilleur ami: aussi... donne-moi ta parole, Tiennet, que tu viendras travailler ici tout l'été avec nous, car j'ai mon idée sur toi, et, si Dieu m'assiste, tu m'en remercieras bel et bien.

—Si je t'entends, lui dis-je, tu viens de boire ton vin bien pur, et ma tante en a retiré le brin de paille qui t'aurait fait tousser; mais ton idée sur moi me paraît plus difficile à contenter.

—Ami Tiennet, le bonheur se gagne, et si tu n'as pas une idée contraire à la mienne...

—J'ai peur de l'avoir trop pareille; mais ça ne suffit pas.

—Sans doute; mais qui ne risque rien n'a rien. Es-tu si Berrichon que tu ne veuilles tenter le sort?

—Tu me donnes trop bon exemple pour que j'y fasse le couard, répondis-je; mais crois-tu donc...

Brulette vint nous interrompre, et nous vîmes à son air qu'elle ne se doutait toujours de rien.

—Asseyez-vous là, dit Huriel en l'attirant sur ses genoux, comme cela se fait chez nous sans qu'on y voie du mal; et dites-moi, ma chère mignonne, si vous n'avez point envie de danser avec quelque autre que moi? Vous m'avez donné et tenu parole; c'est tout ce que je souhaitais pour m'ôter un chagrin que j'avais sur le cœur; mais si vous pensez qu'on en parlera d'une manière qui vous fâcherait, me voilà soumis à votre plaisir, et ne danserai plus qu'à votre commandement.

—Est-ce donc, maître Huriel, répondit Brulette, que vous êtes las de ma compagnie, et que vous souhaitez faire connaissance avec les autres jeunesses de la noce?

—Oh! si vous le prenez comme ça, s'écria Huriel tout éperdu de joie, à la bonne heure! Je ne sais pas seulement s'il y a ici d'autres jeunesses que vous et ne veux pas le savoir.

Alors, il lui présenta son verre, la priant d'y toucher avec ses lèvres, et but ensuite de grand cœur. Puis il cassa le verre pour que nul autre ne s'en pût servir, et emmena danser sa fiancée, tandis que je me pris à réfléchir sur la chose qu'il m'avait donnée à entendre et dont je me sentais tout je ne sais comment.

Je ne m'étais pourtant pas encore tâté de ce côté-là, et il ne m'avait jamais semblé que je fusse de nature assez ardente pour m'éprendre, à la légère, d'une fille aussi sérieuse que Thérence. Je m'étais sauvé du dépit de ne point plaire à Brulette, par mon humeur gaie et complaisante à la distraction; mais je ne pouvais pas penser à Thérence sans une sorte de tremblement dans la moelle de mes os, comme si l'on m'eût invité à voyager en pleine mer, moi qui n'avais jamais mis le pied sur un bateau de rivage.

«Est-ce que, par hasard, pensais-je, j'en serais tombé amoureux aujourd'hui, sans le savoir? Il faut le croire, puisque voilà Huriel qui m'y pousse, et dont l'œil aura saisi la vérité sur ma figure; mais je n'en suis pas certain, parce que je me sens comme étouffé depuis tantôt, et il me semblait que l'amour devait prendre plus gaiement que ça.»

Tout en devisant avec moi même, je me trouvai, je ne saurais dire comment, arrivé au vieux château. Ce vieux tas de pierres dormait à la lune, aussi muet que ceux qui l'ont bâti; seulement une petite clarté, sortant de la chambre que Thérence y occupait sur le préau, annonçait que les morts n'en étaient plus les seuls gardiens. Je m'avançai bien doucement, et, regardant à travers le feuillage de la petite croisée, qui n'avait ni vitrage ni boisure, je vis la belle fille des bois disant sa prière, à genoux, auprès de son lit, où Charlot était couché et dormait à pleins yeux.

Je vivrais bien cent ans que je n'oublierais point la figure qu'elle avait dans ce moment-là. C'était comme une image de sainte, aussi tranquille que celles que l'on taille en pierre pour les églises. Je venais de voir Brulette, aussi brillante qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa danse; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien à l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin.

Je ne sais point ce qui se fit en moi; mais voilà que, tout d'un coup, je pensai à Dieu, idée qui ne me venait peut-être pas assez souvent, dans ce temps de jeunesse et d'oubliance où j'étais, mais qui me plia les deux genoux, comme par un secret commandement, et me remplit les yeux de larmes qui tombèrent en pluie, comme si un gros nuage venait de se crever dans ma tête.

Ne me demandez point quelle prière je fis aux bons anges du ciel. Je ne m'entendais pas moi-même. Je n'eusse pas encore osé demander à Dieu de me donner Thérence; mais je crois bien que je le requis de me rendre mieux méritant pour un si grand honneur.

Quand je me relevai de terre, je vis que Thérence avait fini son oraison et qu'elle s'apprêtait à dormir. Elle avait ôté sa coiffe, et j'appris qu'elle avait des cheveux noirs qui lui tombaient en grosses tresses jusqu'aux pieds; mais devant qu'elle eût ôté la première épingle de son habillement, vous me croirez si vous voulez, je m'étais déjà sauvé, comme si j'eusse craint d'être en délit de sacrilége. Je n'étais pourtant pas plus sot qu'un autre, et je n'avais point coutume de bouder le diable; mais Thérence me tenait le cœur en respect comme si elle eût été cousine de la sainte Vierge.

Comme je sortais du vieux château, un homme, que je ne voyais pas dans l'ombre du portail, me surprit en me portant la parole:

—Hé, l'ami, disait-il, apprenez-moi si c'est là, comme je pense, l'ancien château du Chassin?

—Le grand bûcheux! m'écriai-je, le reconnaissant à la voix. Et je l'embrassai d'un si grand cœur qu'il en fut étonné, car il n'avait pas autant souvenir de moi comme j'avais de lui.

Mais sitôt qu'il m'eut remis, il me fit grandes amitiés et me dit:

—Apprends-moi vitement, mon garçon, si tu as vu mes enfants, ou si tu les sais arrivés en cet endroit.

—Ils y sont depuis ce matin, répondis-je, ainsi que moi et ma cousine Brulette. Votre fille Thérence est là, bien tranquille, tandis que ma cousine est, ici près, à la noce d'une autre cousine, avec votre cher bon fils Huriel.

—Dieu merci! dit le grand bûcheux, je n'arrive pas trop tard, et Joseph est, à cette heure, sur la route de Nohant, où il croit bien les trouver ensemble.

—Joseph? il est donc venu comme vous? On ne vous attendait tous deux que dans cinq ou six jours, et Huriel nous disait...

—Tu vas savoir comment tournent les choses de ce monde, dit le père Bastien en me tirant un peu sur le chemin, afin de n'être entendu que de moi. De toutes les choses qui vont au gré du vent, la cervelle des amoureux est la plus légère. Huriel t'a-t-il raconté tout ce qui regarde Joseph?

—Oui, de tous points, que je crois.

—Joseph, en voyant partir Huriel et Thérence pour le pays d'ici, lui parla dans l'oreille; sais-tu ce qu'il lui a dit?

—Oui, je le sais, père Bastien; mais...

—Tais-toi, car, moi aussi, je le sais. Voyant mon fils changer de couleur, et Joseph se sauver dans le bois d'un air tout singulier, j'allai après lui et lui commandai de me dire quel secret il venait de raconter à Huriel. «Mon maître, dit Joseph, je ne sais pas si j'ai bien ou mal fait; j'ai cru y être obligé, et voilà ce que c'est; je vous le dois pareillement.» Là-dessus, il me raconta avoir reçu une lettre de son pays, où on lui apprenait que Brulette élevait un enfant qui ne pouvait être que le sien; et, me disant cela avec beaucoup de souffrance et de dépit, il me conseilla fortement de courir après Huriel pour l'empêcheur d'aller faire une grande sottise, ou boire une grosse honte.

»Quand je l'eus questionné sur l'âge de l'enfant, et qu'il m'eut fait lire la lettre qu'il avait toujours sur lui, comme s'il eût voulu porter ce remède sur la blessure de son amour, je ne me sentis pas du tout persuadé qu'on ne se fût point moqué de lui, d'autant que le garçon Carnat, qui lui écrivait cette chose, en réponse à une avance de Joseph pour se faire honnêtement agréer sonneur de musette en son pays, paraissait y avoir mis de la malice pour empêcher son retour. Puis, me rappelant la décence et la modestie de la petite Brulette, je me persuadai de plus en plus qu'on lui faisait injure, et ne pus m'empêcher de railler et de blâmer Joseph pour avoir cru si légèrement à une affaire si vilaine.

»J'aurais sans doute mieux fait, mon bon Tiennet, de le laisser, méprise ou non, dans la croyance que Brulette était indigne de son attachement; mais que veux-tu? l'esprit de justice conduisait ma langue et m'empêchait de songer aux conséquences. J'étais si mécontent de voir diffamer une pauvre honnête fille, que je parlais comme je m'y sentais poussé. Cela fit sur Joseph plus d'effet que je n'aurais cru. Il tourna vitement du tout au tout, et, versant des larmes comme un enfant, il se laissa choir à terre, déchirant ses habits et s'arrachant les cheveux, avec tant de chagrin et de colère contre lui-même, que j'eus grand'peine à l'apaiser. Par bonheur que sa santé est devenue pareille à la tienne, car, un an plus tôt, ce désespoir, qui le secouait si fort, l'aurait tué.

»Je passai le restant du jour et toute la veillée seul à seul avec lui à tâcher de lui remettre l'esprit. Ce n'était point facile pour moi. D'une part, je sais que mon fils, depuis le premier jour où il a vu Brulette, s'est pris pour elle d'une amour très-obstinée, et qu'il n'a été raccommodé avec la vie que le jour où Joseph ne s'est plus mis en travers de son espérance. De l'autre part, j'ai pour Joseph une grande amitié aussi, et je sais que Brulette est dans son idée depuis qu'il est au monde. Il me fallait sacrifier l'un des deux, et je me demandais si je ne serais pas un égoïste de père en me prononçant pour la satisfaction de mon fils au détriment de mon élève.

»Tiennet, tu ne connais plus Joseph, et peut-être ne l'as-tu jamais bien connu. Ma fille Thérence a pu t'en parler un peu sévèrement. Elle ne le juge pas de la même manière que moi. Elle le croit égoïste, dur et ingrat. Il y a du vrai là dedans; mais ce qui l'excuse devant mes yeux ne peut l'excuser devant les yeux d'une jeunesse comme elle. Les femmes, mon petit Tiennet, ne nous demandent que de les aimer. Elles ne prennent que dans leur cœur la subsistance de leur vie. Dieu les a faites comme ça, et nous en sommes heureux quand nous sommes dignes de le comprendre.

—Il me semble, observai-je au grand bûcheux, que je le comprends à cette heure, et que les femmes ont grandement raison de ne vouloir de nous que notre cœur, car c'est la meilleure chose que nous ayons.

—Sans doute, sans doute, mon fils! reprit ce grand brave homme. J'ai toujours pensé ainsi. J'ai aimé la mère de mes enfants plus que l'argent, plus que le talent, plus que le plaisir et la gaudriole, plus que tout au monde. Je vois bien que mon fils Huriel est de mon acabit, puisqu'il a changé, sans regret, d'état et de goûts pour se rendre capable de prétendre à Brulette. Et je crois que tu penses de même, puisque tu le dis si franchement. Mais enfin le talent est quelque chose que Dieu estime aussi, puisqu'il ne le donne pas à tout le monde, et on doit du respect et du secours à ceux qu'il a marqués comme les ouailles de son choix.

—Croyez-vous donc que votre fils Huriel n'ait pas autant d'esprit et plus de talent dans la sonnerie que notre Joset?

—Mon fils Huriel a de l'esprit et du talent. Il a été reçu maître sonneur à dix-huit ans, et encore qu'il n'en fasse pas le métier, il en a la connaissance et la facilité; mais il y a une grande différence, ami Tiennet, entre ceux qui retiennent et ceux qui inventent: il y a ceux qui, avec des doigts légers et une mémoire juste, disent agréablement ce qu'on leur a enseigné; mais il y a ceux qui ne se contentent d'aucune leçon et vont devant eux, cherchant des idées et faisant, à tous les musiciens à venir, le cadeau de leurs trouvailles. Or je te dis que Joseph est de ceux-là, et qu'il y a même en lui deux natures bien remarquables: la nature de la plaine, où il est né, et qui lui donne des idées tranquilles, fortes et douces, et la nature de nos bois et de nos collines, qui s'est ouverte à son entendement et qui lui a donné des idées tendres, vives et sensibles. Il sera donc, pour ceux qui auront des oreilles pour entendre, autre chose qu'un sonneur ménétrier de campagne. Il sera un vrai maître sonneur des anciens temps, un de ceux que les plus forts écoutent avec attention et qui commandent des changements à la coutume.

—Vous croyez donc, père Bastien, qu'il deviendra un second grand bûcheux de votre ordre?

—Ah! mon pauvre Tiennet, répondit le vieux sonneur en soupirant, tu ne sais de quoi tu parles, et j'aurais peut-être de la peine à te le faire comprendre!

—Essayez toujours, lui dis-je, vous êtes bon à écouter, et il n'est pas bon que je reste toujours simple comme je suis.


Vingt-quatrième veillée

—Sache donc, reprit le grand bûcheux, oubliant son récit aussi bien que moi (car il aimait à causer quand il se voyait entendu volontiers), que j'aurais été quelque chose, si je m'étais donné tout entier et sans partage à la musique. Je l'aurais pu si je m'étais fait ménétrier, comme c'était l'idée de ma jeunesse. Ce n'est pas qu'on gagne du talent à brailler trois jours et trois nuits durant à une noce, comme le malheureux que j'entends, d'ici, estropier notre branle montagnard. On s'y fatigue et on s'y rouille, quand on n'a en vue que l'argent à gagner; mais il y a manière pour un artiste de vivre de son corps sans se tuer l'âme dans ce métier-là. Comme la moindre fête rapporte deux ou trois pistoles, on peut en prendre à son aise, se soutenir frugalement et voyager pour son plaisir et son instruction.

»C'est ce que Joseph veut faire, et ce que je lui ai toujours conseillé. Mais voici ce qui m'arriva, à moi. Je devins amoureux, et la mère de mes chers enfants ne voulut point entendre à être la femme d'un ménétrier sans feu ni lieu, toujours dehors, passant les nuits en vacarme, les jours en sommeil, et finissant la vie en débauche; car, par malheur, il est rare que l'on s'en puisse préserver toujours dans un pareil état. Elle me retint donc au travail des bois, et tout fut dit. Je n'ai jamais regretté mon talent tant qu'elle a vécu. Pour moi, je te l'ai dit, l'amour était la plus belle des musiques.

»Resté veuf de bonne heure et chargé de deux jeunes enfants, je me suis donné tout à eux; mais mon savoir s'y est bien rouillé, et mes doigts sont devenus crochus, à manier toujours la serpe et la cognée. Aussi, je te confesse, Tiennet, que si mes deux enfants étaient établis heureusement et selon leur cœur, je quitterais cette tâche pesante de lever le fer et de fendre le bois, et m'en irais content et rajeuni, vivre à ma guise et chercher la causerie des anges jusqu'à ce que la vieillesse me ramenât engourdi et rassasié au foyer de ma famille.

»Et puis, je me lasse de couper des arbres. Sais-tu, Tiennet, que je les aime, ces beaux vieux compagnons de ma vie, qui m'ont raconté tant de choses dans les bruits de leurs feuillages et les craquements de leurs branches! Et moi, plus malsain que le feu du ciel, je les en ai remerciés en leur plantant la hache dans le cœur et en les couchant à mes pieds, comme autant de cadavres mis en pièces! Ne ris pas de moi, je n'ai jamais vu tomber un vieux chêne, ou seulement un jeune saule, sans trembler de pitié ou de crainte, comme un assassin des œuvres du bon Dieu. Il me tarde de me promener sous des ombrages qui ne me repousseront plus comme un ingrat, et qui me diront enfin des secrets dont je n'étais pas digne.»

Le grand bûcheux, qui s'était passionné à parler, resta pensif un moment, et moi aussi, étonné de ne point le trouver aussi fou que tout autre m'eût semblé en sa place, soit qu'il sût me rendre ses idées, soit que j'eusse moi-même la tête montée d'une certaine façon.

—Tu penses sans doute, reprit-il, que nous voilà bien loin de Joseph; mais tu te trompes; nous y sommes d'autant mieux, et, à présent, tu comprendras pourquoi je me suis décidé, après un peu d'hésitation, à brusquer les peines de ce pauvre enfant. Je me suis dit, et j'ai vu, à la tournure que prenait son chagrin, qu'il ne pourrait jamais rendre une femme heureuse, et que, partant, il ne serait jamais heureux lui-même avec une femme, à moins qu'elle ne fût remplie d'orgueil à cause de lui. Car Joseph, il faut bien le reconnaître, n'a pas tant besoin d'amitié que d'encouragement ou de louange. Ce qui l'a rendu si épris de Brulette, c'est que, de bonne heure, elle l'a écouté et excité à la musique; ce qui l'a empêché d'aimer ma fille (car son retour vers elle n'a été que du dépit), c'est que ma fille lui demandait plus d'attachement que de savoir, et le traitait comme un fils plutôt que comme un homme de grand talent.

»J'ose dire, à présent, que j'ai lu dans le cœur de ce garçon et que toute son idée était d'éblouir, un jour, Brulette; et comme Brulette était tenue pour la reine de beauté et de fierté de son endroit, il aurait, grâce à elle, tâté de la royauté tout son soûl; mais Brulette, fanée par une faute, ou tout au moins rabaissée dans l'apparence, Brulette, moquée et critiquée, n'était plus son rêve; Et moi, qui connaissais aussi le cœur de mon fils Huriel, je savais qu'il ne condamnerait pas Brulette sans examen, et que si elle n'avait rien fait de condamnable, il l'aimerait et la soutiendrait d'autant mieux qu'elle serait plus méconnue.

»Voilà donc ce qui m'a décidé, en fin de compte, à combattre l'amour de Joseph, et lui conseiller de ne plus songer au mariage. Et mêmement, j'ai tâché de lui faire entendre ce dont j'étais quasiment certain, c'est que Brulette lui préférait mon fils.

»Il a paru se rendre à mes raisons, mais c'était, je pense, pour s'en débarrasser; car, au petit jour, hier matin, j'ai vu qu'il faisait ses dispositions pour s'en aller. Encore qu'il se crût plus fin que moi et comptât pouvoir déloger par surprise, je me suis accrochée à lui, jusqu'à ce que perdant patience, il m'ait laissé voir le fond du sac. J'ai connu alors que son dépit était gros, et qu'il était décidé à courir après Huriel pour lui disputer Brulette, si Brulette lui en paraissait valoir la peine. Et comme il n'était pas, pour cela, assuré du dernier point, je pensai devoir le blâmer, voire me moquer d'un amour comme le sien, qui n'était que jalousie sans estime, et comme qui dirait gourmandise sans appétit.

»Il a confessé que j'y voyais clair; mais il est parti quand même, et, à cela, tu reconnais son obstination. Au moment de recevoir la maîtrise de son art, et quand le rendez-vous était pris pour un concours du côté d'Ausances, il a tout quitté, sauf à être retardé encore longtemps, disant qu'il se ferait recevoir de gré ou de force, en son pays. Le voyant si bien décidé que, pour un peu, il se serait emporté contre moi, j'ai pris le parti de venir avec lui, craignant quelque chose de mauvais dans son premier mouvement, ou quelque nouveau malheur dans celui d'Huriel. Nous nous sommes départis l'un de l'autre, seulement à une demi-lieue en sus, au bourg de Sarzay; et tandis qu'il prenait le chemin de Nohant, j'ai pris celui qui m'a amené ici, espérant bien y trouver encore Huriel et pouvoir raisonner avec lui; et me disant, d'ailleurs, que mes jambes me porteraient bien encore jusqu'à Nohant, ce soir, si besoin était.

—Par bonheur, vous pourrez vous reposer tranquillement cette nuit, dis-je au grand bûcheux; nous aviserons demain; mais êtes-vous donc tourmenté pour tout de bon de la rencontre de ces deux galants? Joseph n'a jamais été querelleux à ma connaissance, et je l'ai toujours vu se taire quand on lui montrait les dents.

—Oui, oui, répondit le père Bastien, tu as vu cela dans le temps qu'il n'était qu'un enfant maladif et défiant de sa force; mais il n'y a pire eau que celle qui dort, et il n'est pas toujours sain d'en remuer le fond.

—Ne voulez-vous point entrer dans votre nouvelle demeurance et voir votre fille?

—Tu m'as dit qu'elle était là bien tranquille; je n'en suis donc point en peine, et me sens plus pressé de savoir la vérité sur Brulette; car, enfin, encore que mon cœur l'ait défendue, mon raisonnement me dit qu'il faut qu'il y ait eu, en sa conduite, quelque petite chose qui prête au blâme, et j'en dois être juge avant que d'aller plus loin.

J'allais lui raconter ce qui s'était passé une heure auparavant, sous mes yeux, entre Huriel et ma tante, quand Huriel lui-même arriva vers nous, dépêché par Brulette, qui craignait la gêne occasionnée à Thérence pour le dormir de Charlot. Le père et le fils eurent alors une explication où Huriel, priant son père de ne point lui faire dire un secret où il avait engagé sa parole, et dont Brulette même ne le savait pas instruit, lui jura, sur son baptême, que Brulette était digne en tout d'être bénie par lui.

—Venez la voir, mon cher père, ajouta-t-il; cela vous est bien commode, car, en ce moment, on danse dehors, et vous n'avez pas besoin d'être invité pour vous trouver là. À la manière dont elle vous embrassera, vous verrez bien que jamais fille plus aimable et plus mignonne ne fut plus saine de sa conscience.

—Je n'en doute plus, mon fils, et j'irai seulement pour te contenter, ainsi que pour le plaisir de la voir; mais demeurons encore un peu, car je te veux parler de Joseph.

Je pensai devoir les laisser s'en expliquer ensemble, et aller avertir ma tante de l'arrivée du grand bûcheux, sachant bien qu'elle lui ferait bon accueil et ne le laisserait point dehors. Mais je ne trouvai au logis que Brulette toute seule. Toute la noce, avec la musique en tête, avait été porter la rôtie aux nouveaux mariés, lesquels s'étaient retirés en une maison voisine, car il était environ les onze heures du soir. C'est une ancienne coutume, que je n'ai jamais trouvée bien honnête, d'aller ainsi troubler, par une visite et des chansons de joyeuseté, la première honte d'une jeune mariée; et, encore que les autres jeunes filles s'y fussent rendues avec ou sans malice, Brulette avait eu la décence de ne bouger du coin du feu, où je la vis assise, comme surveillant un reste de cuisine, mais prenant un peu de repos dont elle avait besoin. Et, comme elle me paraissait assoupie, je ne la voulus point déranger, ni lui ôter la bonne surprise du réveil que lui ferait le grand bûcheux.

Bien las moi-même, je m'assis contre une table, où j'allongeai les deux bras et la tête dessus, comme on se met quand on veut se refaire d'une ou deux minutes de sommeil; mais je pensai à Thérence et ne dormis point. Seulement j'eus, pour un moment bien court, les idées embrouillées, lorsque, à un petit bruit, j'ouvris les yeux sans lever la tête, et je vis qu'un homme était entré et s'approchait de la cheminée.

Encore qu'on eût emporté toutes les chandelles pour la visite aux nouveaux mariés, le feu de fagots, qui flambait, envoyait assez de clarté dans la chambre pour me laisser reconnaître bien vite celui qui était là. C'était Joseph, lequel, sans doute, avait rencontré sur le chemin de Nohant quelques noceux qui, lui apprenant où nous étions, l'avait porté à revenir sur ses pas. Il était tout poudreux de son voyage et portait son paquet au bout d'un bâton, qu'il jeta en un coin, et resta planté, comme une pierre levée, à regarder Brulette endormie, sans faire attention à moi.

Depuis un an que je ne l'avais vu, il s'était fait en lui autant de changement que dans Thérence. La santé lui étant venue plus belle qu'il ne l'avait jamais eue, on pouvait dire qu'il était joli homme et que sa figure carrée et son corps sec marquaient plus de muscles que de maigreur. Il était jaune de figure, autant comme porté à la bile que comme recuit par le hâle, et ce teint obscur allait bien avec ses grands yeux clairs et ses longs cheveux plats. C'était bien toujours la même physionomie triste et songeuse; mais il s'y était mêlé quelque chose de décidé et de hardi qui montrait enfin le rude vouloir si longtemps caché au dedans.

Je ne bougeai, voulant savoir de quelle façon il aborderait Brulette et ce qu'on pouvait augurer de sa prochaine rencontre avec Huriel. Sans doute il étudiait la figure de Brulette et y cherchait la vérité, et peut-être que sous ses yeux, clos par un léger somme, il reconnut la paix du cœur; car la fillette était bien jolie, vue comme cela au feu de l'âtre. Elle avait encore le teint animé de plaisir, la bouche souriante de contentement, et les fines soies de ses yeux abaissés envoyaient sur ses joues une ombre très-douce, qui semblait cligner en dessous, comme ces regards fripons que les jeunes filles détournent pour mieux voir. Mais elle dormait pour tout de bon, et, rêvant sans doute d'Huriel, ne songeait pas plus à amorcer Joseph qu'à le repousser.

Je vis qu'il la trouvait si belle que son dépit ne tenait plus qu'à un fil, car il se baissa vers elle, et, avec une résolution dont je ne l'aurais jamais cru doué, il approcha sa bouche tout près de la sienne et l'eût touchée, si, par je ne sais quelle bisque qui me vint, je n'eusse toussé fortement pour arrêter le baiser au passage.

Brulette s'éveilla en sursaut; je fis comme si pareille chose m'arrivait, et Joseph se trouva un peu sot entre nous deux qui lui demandions ses portements, sans qu'il y eût apparence de confusion dans Brulette ni de malice dans moi.


Vingt-cinquième veillée.

Joseph se remit très-vite, et, reprenant son courage, comme s'il n'en eût point voulu garder le démenti:—Je suis aise de vous trouver céans, dit-il à Brulette, et, après un an écoulé sans nous voir, ne voulez-vous plus embrasser votre ancien ami? Il s'approcha encore; mais elle se recula, étonnée de son air singulier, et lui répondit:—Non, Joset, je n'ai point coutume d'embrasser aucun garçon, quelque ami ancien qu'il me soit et quelque plaisir que j'aie à le saluer.

—Vous êtes devenue bien farouche! reprit-il d'un air de moquerie et de colère.

—Je ne sache pas, Joset, dit-elle, avoir jamais été farouche hors de propos avec vous. Vous ne m'avez point mise dans le cas de l'être; et comme vous ne m'avez jamais demandé de me familiariser avec vous, je n'ai pas eu la peine de me défendre de vos embrassades. Qu'est-ce qu'il y a donc de changé entre nous, pour que vous me réclamiez ce qui n'est jamais entré dans nos amitiés?

—Voilà bien des paroles et des grimaces pour un baiser! dit Joseph, se montant peu à peu. Si je ne vous ai jamais réclamé ce dont vous étiez si peu avare avec les autres, c'est que j'étais un enfant très-sot. J'aurais cru que vous me recevriez mieux, à présent que je ne suis plus si niais et si craintif.

—Qu'est-ce qu'il a donc? me dit Brulette étonnée et mêmement effrayée, en se rapprochant de moi. Est-ce lui, ou quelqu'un qui lui ressemble? J'ai cru reconnaître notre Joset; mais, à présent, ce n'est plus ni sa parole, ni sa figure, ni son amitié.

—En quoi vous ai-je manqué, Brulette? reprit Joseph, un peu démonté et déjà repentant, au souvenir du passé. Est-ce parce que j'ai le courage qui me manquait pour vous dire que vous êtes, pour moi, la plus belle du monde, et que j'ai toujours souhaité vos bonnes grâces? Il n'y a point là d'offense, et je n'en suis peut-être pas plus indigne que bien d'autres soufferts autour de vous?

Disant cela avec un retour de dépit, il me regarda en face, et je vis qu'il souhaitait chercher querelle au premier qui s'y voudrait prêter. Je ne demandais pas mieux que d'essuyer son premier feu.—Joseph, lui dis-je, Brulette a raison de te trouver changé. Il n'y a rien là d'étonnant. On sait comment on se quitte et non comment on se retrouvera. Ne sois donc pas surpris si tu trouves en moi aussi un petit changement. J'ai toujours été doux et patient, te soutenant en toute rencontre et te consolant dans les ennuis; mais si tu es devenu plus injuste que par le passé, je suis devenu plus chatouilleux, et je trouve mauvais que tu dises devant moi à ma cousine qu'elle est prodigue de baisers et qu'elle souffre trop de gens autour d'elle.

Joseph me regarda d'un œil méprisant, et prit véritablement un air de diable emmalicé pour me rire à la figure. Et puis il dit, en croisant ses bras, et me toisant comme s'il eût voulu prendre ma mesure:

—Ah vraiment, Tiennet? C'est donc toi? Eh bien, je m'en étais toujours douté, à l'amitié que tu me marquais pour m'endormir.

—Qu'est-ce que vous entendez par là, Joset? dit Brulette offensée, et pensant qu'il eût perdu l'esprit. Où avez-vous pris le droit de me blâmer, et comment vous passe-t-il par la tête de chercher à voir quelque chose de mal ou de ridicule entre mon cousin et moi? Êtes-vous donc pris de vin ou de fièvre, que vous oubliez le respect que vous me devez, et l'attachement que je croyais mériter de vous?

Joseph fut battu de l'oiseau, et prenant la main de Brulette dans la sienne, il lui dit avec des yeux remplis de larmes:

—J'ai tort, Brulette; oui, j'ai été un peu secoué par la fatigue et par l'impatience d'arriver; mais je n'ai pour vous que de l'empressement, et vous ne devez pas le prendre en mauvaise part. Je sais très-bien que vos manières sont retenues et que vous voulez soumission de tout le monde. C'est le droit de votre beauté, qui n'a fait que gagner au lieu de se perdre; mais convenez que vous aimez toujours le plaisir, et qu'à la danse on s'embrasse beaucoup. C'est la coutume, et je la trouverai bonne quand j'en pourrai profiter à mon tour. Il faut que cela soit, car je sais danser, à présent, tout comme un autre, et, pour la première fois de ma vie, je vas danser avec vous. J'entends revenir les musettes. Venez, et vous verrez que je ne bouderai plus contre le plaisir d'être au nombre de vos serviteurs.

—Joset, répondit Brulette, que ce discours ne contenta qu'à demi, vous vous trompez si vous pensez que j'ai encore des serviteurs. J'ai pu être coquette, c'était mon goût, et je n'ai pas de compte à rendre de moi; mais j'avais aussi le droit et le goût de changer. Je ne danse donc plus avec tout le monde, et, ce soir, je ne danserai pas davantage.

—J'aurais cru, dit Joseph piqué, que je n'étais pas tout le monde pour l'ancienne camarade avec qui j'ai communié et vécu sous le même toit!

La musique et les noceux, qui arrivaient à grand bruit, lui coupèrent la parole, et Huriel entrant, tout animé, sans faire la moindre attention à Joseph, prit Brulette dans ses bras, l'enleva comme une paille et la conduisit à son père qui était dehors, et qui l'embrassa bien joyeusement, au grand crève-cœur de Joseph qui la suivait, et qui, serrant les poings, la voyait faire à ce vieux les amitiés d'une fille à son père.

Me coulant alors à l'oreille du grand bûcheux, je lui fis observer que Joseph était là, et, le prévenant de sa mauvaise humeur, je lui dis qu'il serait à propos qu'il emmenât Huriel, tandis que je déciderais bien aisément Brulette à se retirer aussi. Par ce moyen, Joseph, qui n'était pas de la noce et que ma tante ne retiendrait point, serait bien obligé d'aller coucher à Nohant ou dans quelque autre maison du Chassin. Le grand bûcheux fut de mon avis; et faisant semblant de ne point voir Joseph, qui se tenait à l'écart, il se consulta avec Huriel, tandis que Brulette s'en alla voir dans quel endroit de la maison elle pourrait passer la nuit.

Mais ma tante, qui s'était vantée de nous héberger, n'avait pas compté qu'elle prendrait fantaisie de se coucher avant les trois ou quatre heures du matin. Les garçons ne se couchent même point du tout la première nuit des noces, et font de leur mieux pour que la danse ne périsse point trois jours et trois nuits durant. Si l'un d'eux se sent trop fatigué, il s'en va au foin faire un somme. Quant aux filles et femmes, elles se retirent toutes en une même chambre; mais ce ne sont guère que les vieilles et les laides qui lâchent ainsi la compagnie.

Aussi, quand Brulette monta en la chambre où elle comptait trouver place auprès de quelque parente, elle tomba dans toute une ronflerie qui ne lui donna pas seulement un coin grand comme la main, et celles qu'elle réveilla lui dirent de revenir au jour, quand elles iraient reprendre le service de la table. Elle redescendit pour nous dire son embarras, car elle s'y était prise trop tard pour s'arranger avec les voisines, il n'y avait pas seulement une chaise en une chambre fermée, où elle pût passer la nuit.

—Alors, dit le grand bûcheux, il faut vous en aller dormir avec Thérence. Mon garçon et moi passerons le temps ici et personne n'y pourra trouver à redire.

J'avisai que, pour ôter tout prétexte à la jalousie de Joseph, il était aisé à Brulette de s'échapper avec moi sans rien dire, et le grand bûcheux allant à lui et l'occupant par ses questions, j'emmenai ma cousine au vieux château, en sortant par le jardin de ma tante.

Quand je revins, je trouvai le grand bûcheux, Joseph et Huriel attablés ensemble. Ils m'appelèrent, et je me mis à souper avec eux, me prêtant à manger, boire, causer et chanter pour éviter l'éclat du dépit qui aurait pu s'amasser dans les discours dont Brulette aurait été le sujet. Joseph, nous voyant ligués pour le forcer à faire bonne contenance, se posséda très-bien d'abord, et montra même de la gaieté; mais, malgré lui, il mordit bientôt en caressant, et on sentait qu'à tout propos joyeux il avait un aiguillon au bout de la langue, ce qui l'empêchait d'y aller franchement.

Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un peu de vin, et je crois que Joseph s'y serait prêté de bon cœur pour s'oublier lui-même; mais jamais le vin n'avait eu de prise sur lui, et, moins que jamais, il en ressentit le bon secours. Il but quatre fois comme nous autres, qui n'avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos entendements, et il n'en eut que les idées plus claires et la parole plus nette.

Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint, sur la finesse des femmes et la traîtrise des amis, Huriel, frappant du poing sur la table et prenant dans ses mains le bras de son père, qui depuis longtemps le poussait du coude pour le rappeler à la patience:

—Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n'en puis endurer davantage, et il vaut mieux s'expliquer ouvertement quand on y est. Que ce soit demain, ou dans une semaine, ou dans une année, je sais que Joseph aura la dent aussi pointue qu'à cette heure, et si j'ai l'oreille fermée jusque-là, il faudra bien toujours qu'elle finisse par s'ouvrir aux reproches et aux injustices. Voyons, Joseph, il y a une bonne heure que je comprends, et tu as dépensé beaucoup d'esprit de trop. Parle chrétien, j'écoute. Dis ce que tu as sur le cœur, le pourquoi et le comment. Je te répondrai de même.

—Allons, soit! expliquez-vous, dit le grand bûcheux, en renversant son verre et prenant son parti comme il savait le faire à l'occasion: on ne boira plus, si ce n'est pour trinquer de franche amitié, car il ne faut pas mêler le venin du diable au vin du bon Dieu.

—Vous m'étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph, qui devint jaune jusque dans le blanc de l'œil, et qui cependant continua de rire mauvaisement. À qui diantre en avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous quand nulle mouche ne vous pique? Je n'ai rien contre personne; seulement je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense pas que vous m'en puissiez ôter l'envie.

—Peut-être! dit Huriel, dépité à son tour.

—Essayez-y donc! reprit Joseph toujours ricanant.

—Assez! dit le grand bûcheux, frappant sur la table avec sa grosse main noueuse. Taisez-vous l'un et l'autre, et puisqu'il n'y a pas de franchise chez toi, Joseph, j'en aurai pour deux. Tu as méconnu dans ton cœur la femme que tu voulais aimer; c'est un tort que le bon Dieu peut te pardonner, car il ne dépend pas toujours d'un homme d'être confiant ou méfiant dans ses amitiés; mais c'est, à tout le moins, un malheur qui ne se répare guère. Tu es tombé dans ce malheur, il faut t'y accoutumer et t'y soumettre.

—Pourquoi donc ça, mon maître? dit Joseph, se redressant comme un chat sauvage. Qu'est-ce qui s'est chargé de dire mon tort à celle qui n'en avait pas eu connaissance et qui n'a rien eu à en souffrir?

—Personne! répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.

—Alors, qui s'en chargera? reprit Joseph.

—Toi-même, dit le grand bûcheux.

—Et qui m'y obligera?

—La conscience de ton propre amour pour elle. Un doute ne va jamais seul, et si tu es guéri du premier, il t'en viendra un second qui te sortira des lèvres aux premiers mots que tu lui voudras dire.

—M'est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c'est déjà fait, et que tu as offensé, ce soir, la personne que tu veux disputer.

—C'est possible, répondit-il fièrement; mais cela ne regarde qu'elle et moi. Si je veux qu'elle en revienne, qui vous dit qu'elle n'en reviendra pas? Je me rappelle une chanson de mon maître dont la musique est belle et les paroles vraies:

On donne à qui demande.

Eh bien, marchez, Huriel! Demandez en paroles, moi je demanderai en musique, et nous verrons si on est trop engagé avec vous pour ne pas se retourner de mon côté. Voyons, allez-y franchement, vous qui me reprochez d'y aller de travers! Nous voilà à deux de jeu, nous n'avons pas besoin de nous déguiser. Une belle maison n'a pas qu'une porte, et nous frapperons chacun à la nôtre.

—Je le veux bien, répondit Huriel; mais vous ferez attention à une chose, c'est que je ne veux plus de reproches, ni sérieux, ni moqueurs. Si j'oublie ceux que j'aurais à vous faire, ma douceur n'ira pas jusqu'à souffrir ceux que je ne mérite pas.

—Je veux savoir ce que vous me reprochez! fit Joseph, à qui le trouble de sa bile ôtait la souvenance.

—Je vous défends de le demander, et je vous commande de vous en aviser vous-même, répondit le grand bûcheux. Quand vous échangeriez quelque mauvais coup avec mon fils, vous n'en seriez pas plus blanc pour cela, et vous n'auriez pas sujet d'être bien fier, si je vous retirais le pardon que, sans rien dire, mon cœur vous a accordé!

—Mon maître, s'écria Joseph, très-échauffé d'émotion, si vous avez cru avoir quelque pardon à me faire, je vous en remercie; mais, dans mon idée, je ne vous ai pas fait d'offense. Je n'ai jamais songé à vous tromper, et si votre fille avait voulu dire oui, je n'aurais pas reculé devant mon offre; c'est une fille sans pareille pour la raison et la droiture; je l'aurais aimée, mal ou bien, mais sincèrement et sans trahison. Elle m'eût peut-être sauvé de bien des torts et de bien des peines! mais elle ne m'en a pas trouvé digne. Or donc, je suis libre, à cette heure, de rechercher qui me plaît, et je trouve que celui qui avait ma confiance et me promettait son secours s'est bien dépêché de profiter d'un moment de dépit pour me vouloir supplanter.

—Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit Huriel, soyez donc juste! Un mois, pendant lequel vous avez, par trois fois, demandé ma sœur. Je devais donc penser que vous en faisiez une dérision, et, pour vous justifier d'une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me blanchissiez de tout blâme. J'ai cru à votre parole, voilà tout mon tort: ne me donnez point à croire que c'en soit un dont je me doive repentir.

Joseph garda le silence; puis, se levant:—Oui, vous avez raison dans le raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux plus forts que moi, et j'ai parlé et agi comme un homme qui ne sait pas bien ce qu'il veut; mais vous êtes plus fous que moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on peut vouloir deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes un cœur franc, Huriel, je le connaîtrai bientôt, et, si vous gagnez la partie de bon jeu, je vous rendrai justice et me retirerai sans rancune.

—À quoi connaîtrez-vous mon cœur franc, si vous n'avez pas encore été capable de le juger et de m'en tenir compte?

—À ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Joseph. Il vous est commode de l'indisposer contre moi, et je ne peux pas vous rendre la pareille.

—Attends! dis-je à Joseph. N'accuse personne injustement. Thérence a déjà dit à Brulette que tu l'avais demandée en mariage il n'y a pas quinze jours.

—Mais il n'a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose, ajouta Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs que tu ne crois. Nous ne voulons pas t'ôter l'amitié de Brulette.

Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme pour prendre celle d'Huriel; mais son bon mouvement demeura en route, et il s'en alla, sans dire un mot de plus à personne.

—C'est un cœur bien dur! s'écria Huriel, qui était trop bon pour ne pas souffrir de ces airs d'ingratitude.

—Non! c'est un cœur malheureux, lui répondit son père.

Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder ou le consoler, car il me semblait qu'il emportait la mort dans ses yeux. J'étais aussi mal content de lui qu'Huriel, mais l'habitude que j'avais eue de le plaindre et de le soutenir, m'emportait vers lui quand même.

Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l'eus bientôt perdu de vue; mais il s'arrêta au bord du Lajon, qui est un petit étang sur une brande déserte. L'endroit est triste et n'a, pour tout ombrage, que quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre; mais le marécage foisonne de plantes sauvages, et, comme c'était le moment de la pousse du plateau blanc et de mille sortes d'herbages de marais, il y sentait bon comme en une chapelle fleurie.

Joseph s'était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas suivi, se croyant seul et caché, il gémissait et grondait en même temps, comme un loup blessé. Je l'appelai, seulement pour l'avertir, car je pensais bien qu'il ne me voudrait pas répondre, et j'allai droit à lui.

—Ça n'est pas tout ça, lui dis-je, il faut s'écouter, et les pleurs ne sont pas des raisons.

—Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d'une voix assurée. Je ne suis ni si faible ni si heureux que de me pouvoir soulager de cette manière-là. C'est tout au plus si, dans les pires moments, il me vient une pauvre larme hors des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à cette heure, n'est pas de l'eau, mais du feu, que je crois, car elle me brûle comme un charbon ardent; mais ne m'en demande pas la cause; je ne sais pas la dire ou ne veux pas la chercher. Le temps de la confiance est passé. Je suis dans ma force et ne crois plus à l'aide des autres. C'était de la pitié; je n'en ai plus besoin, et ne veux plus compter que sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu. Laisse-moi.

—Mais où vas-tu passer la nuit?

—Je vas voir ma mère.

—Il est bien tard, et il y a loin d'ici à Saint-Chartier.

—N'importe! dit-il en se levant. Je ne saurais rester en place. Nous nous reverrons demain, Tiennet.

—Oui, chez nous, car c'est demain que nous y retournons.

—Ça m'est égal, dit-il encore. Où elle sera, je saurai bien la retrouver, votre Brulette, et elle n'a peut-être pas encore dit son dernier mot!

Il s'en alla d'un air très-résolu, et, voyant que sa fierté le soutenait, je renonçai à le tranquilliser. Je comptai que la fatigue, le plaisir de voir sa mère et une ou deux journées de réflexion le ramèneraient à la raison. Je projetai donc de conseiller à Brulette de rester au Chassin jusqu'au surlendemain, et, revenant vers ce village, je trouvai, dans le coin d'un pré que je traversais pour m'abréger le retour, le grand bûcheux et son fils qui faisaient, comme ils disaient, leur couverture: ce qui signifiait qu'ils s'arrangeaient pour dormir dans l'herbe, ne voulant pas déranger les deux fillettes au vieux château, et se faisant un plaisir de reposer à la franche étoile en cette douce saison de printemps.

Leur idée me sembla bonne, et le gazon frais meilleur que le foin échauffé, en quelque grenier, par une trentaine de camarades. Je m'étendis donc à leurs côtés, et, regardant les petits nuages blancs dans le ciel clair, respirant l'aubépine, et songeant à Thérence, je m'endormis du meilleur somme que j'eusse jamais fait.

J'ai toujours été franc dormeur et m'en suis rarement tiré de moi-même dans ma jeunesse. Mes deux camarades de lit, ayant beaucoup marché pour venir au Chassin, laissèrent aussi lever le soleil, et s'éveillèrent en riant de se voir devancer par lui, ce qui ne leur arrivait pas souvent. Ils s'égayèrent encore davantage en regardant comme je m'y prenais pour ne pas tomber dans la ruelle, en ouvrant les yeux sans savoir où j'étais.

—Or çà, dit Huriel, debout, mon garçon, car nous voilà en retard. Sais-tu une chose? c'est que nous sommes aujourd'hui au dernier jour de mai, et que c'est chez nous la coutume d'attacher le bouquet à la porte de sa bonne amie, quand on ne s'est pas trouvé à même de le faire au premier jour du mois. Il n'y a point de risque qu'on nous ait prévenus, puisque, d'une part, on ne sait point où sont logées ma sœur et ta cousine, et que, de l'autre, on ne pratique pas chez vous ce bouquet du revenez-y. Mais nos belles sont peut-être déjà éveillées, et si elles sortent de leur chambre avant que le mai soit planté à l'huisserie, elles nous traiteront de paresseux.

—Comme cousin, répondis-je en riant, je te permets bien de planter ton mai, et comme frère, ta permission serait bonne pour le mien; mais voilà le père qui n'entend peut-être pas de la même oreille?

—Si fait! dit le grand bûcheux. Huriel m'a dit quelque chose de cela. Essayer n'est pas difficile; réussir, c'est autre chose! Si tu sais t'y prendre, nous verrons bien, mon enfant. Cela te regarde!

Encouragé par son air d'amitié, je courus au buisson voisin et coupai, bien gaiement, tout un jeune cerisier sauvage en fleur, tandis qu'Huriel, qui s'était à l'avance pourvu d'un de ces beaux rubans tissus de soie et d'or qu'on vend dans son pays, et que les femmes mettent sous leurs coiffes de dentelle, mêlait de l'épine blanche avec de l'épine rose et les nouait en un bouquet digne d'une reine.

Nous ne fîmes que trois enjambées du pré au château, et le silence qui y était nous assura que nos belles dormaient encore, sans doute pour avoir causé ensemble une bonne partie de la nuit; mais notre étonnement fut grand lorsque, entrant dans le préau, nous vîmes un superbe mai tout chamarré de rubans blanc et argent, pendu à la porte que nous pensions étrenner.

—Oui-dà! dit Huriel, se mettant en devoir d'arracher cette offrande suspecte, et regardant de travers son chien qui avait passé la nuit dans le préau. Comment donc avez-vous gardé la maison, maître Satan? Avez-vous fait déjà des connaissances dans le pays, que vous n'avez pas mangé les jambes de ce planteur de mai?

—Un moment, dit le grand bûcheux, arrêtant son fils qui voulait ôter le bouquet: il n'y a, par ici, qu'une connaissance que Satan soit capable de respecter et qui sache la coutume du revenez-y, pour l'avoir vue pratiquer chez nous. Or, tu as promis, à celui-là justement, de ne le point contrecarrer. Contente-toi donc de plaire sans le faire prendre en déplaisance, et respecte son offrande, comme sans doute il eût respecté la tienne.

—Oui, mon père, dit Huriel, si j'étais sûr que ce fût lui; mais qui nous dit que ce ne soit pas quelque autre? et pour Thérence peut-être?

Je lui observai que personne ne connaissait Thérence et ne l'avait peut-être encore vue, et, en regardant les fleurs de nénufar blanc qui étaient là liées en gerbes et fraîchement arrachées, je me rappelai que ces plantes n'étaient pas communes dans l'endroit et ne poussaient guère que dans les marais du Lajon, où j'avais vu Joseph s'arrêter. Sans doute, au lieu de s'en aller à Saint-Chartier, il était revenu sur ses pas, et il avait même fallu qu'il entrât bien avant dans l'eau et dans le sable mouvant, qui y est dangereux, pour en retirer une si belle provision.

—Allons, dit Huriel en soupirant, c'est donc que la bataille commence entre nous! Et il attacha son mai d'un air soucieux que je trouvai bien modeste de sa part, car il me semblait pouvoir être sûr de son fait et ne craindre personne. J'aurais bien voulu être aussi assuré de ma chance auprès de sa sœur, et, en plantant mon bouquet, le cœur me battait comme si je l'eusse sentie derrière la porte, toute prête à me le jeter à la figure.

Aussi devins-je pâle quand cette porte s'ouvrit; mais ce fut Brulette qui parut la première, donna le baiser du matin au grand bûcheux, une poignée de main à moi, et montra une mine tout enrougie d'aise à Huriel, à qui elle n'osa cependant rien dire.

—Oh oh! mon père, dit Thérence, arrivant aussi et embrassant bien fort le grand bûcheux, vous avez donc fait le jeune homme toute la nuit? Allons, entrez, que je vous fasse déjeuner. Mais, auparavant, laissez-moi regarder ces bouquets. Trois, Brulette? oh! comme vous y allez, mignonne! Est-ce que cette procession-là va durer tout le matin?

—Deux seulement pour Brulette, répondit Huriel; le troisième est pour toi, ma sœur. Et il lui montra mon cerisier, si chargé de fleurs, qu'il avait déjà fait une pluie blanche sur le seuil de la porte.

—Pour moi? dit Thérence étonnée. C'est donc toi, frère, qui as craint de me rendre jalouse de Brulette?

—Un frère n'est pas si galant que ça, dit le grand bûcheux. N'as-tu donc aucune doutance d'un amoureux craintif et discret, qui serre les dents au lieu de se déclarer?

Thérence regarda autour d'elle, comme si elle cherchait quelque autre que moi, et, quand elle arrêta ses yeux noirs sur ma figure déconfite et sotte, je crus qu'elle allait rire, ce qui m'eût percé le cœur. Mais elle n'en fit rien, et rougit même un si peu. Puis, me tendant la main bien franchement:—Merci, Tiennet fit-elle. Vous avez voulu me marquer votre souvenir, et je l'accepte, sans plus m'en faire accroire qu'il ne faut pour un bouquet.

—Eh bien, dit le grand bûcheux, si tu l'acceptes, ma fille, il t'en faut, suivant l'usage, attacher un brin sur ta coiffe!

—Mais non, répondit Thérence; cela pourrait fâcher quelque fille du pays, et je ne veux point que ce bon Tiennet ait à se repentir pour m'avoir fait une honnêteté.

—Oh! ça ne fâchera personne, m'écriai-je; et si ça ne vous fâche point vous-même, ça me contentera grandement.

—Soit! dit-elle, en cassant une petite branche de mes fleurs qu'elle s'attacha d'une épingle sur la tête. Nous ne sommes ici qu'au Chassin, Tiennet; si nous étions en votre endroit, j'y ferais plus de façons, crainte de vous brouiller avec quelque payse.

—Brouillez-moi avec toutes, Thérence, je ne demande pas mieux!

—Pour cela? dit-elle, ce serait aller trop vite. Quand on dépouille son prochain, il faut le dédommager, et je ne vous connais pas assez, Tiennet, pour dire que nous y gagnerions tous les deux. Puis, détournant ce propos avec l'oubli d'elle-même qu'elle faisait si naturellement:

—C'est à ton tour, mignonne, dit-elle à Brulette; quel remercîment vas-tu faire de ces deux mais, et dans lequel choisiras-tu ton fleuron?

—Dans aucun, si je ne sais d'où ils me viennent; répondit ma prudente cousine. Parlez donc, Huriel, et m'empêchez de faire une méprise.

—Je ne peux rien dire, dit Huriel, sinon que voilà le mien.

—Alors, je le prends tout entier, fit-elle en le détachant; et quant à ce bouquet de rivière, m'est avis qu'il se déplaît bien, pendu à ma porte. Il se trouvera mieux dans le fossé.

Parlant ainsi, elle orna sa coiffe et son corsage des fleurs d'Huriel, et après avoir serré le restant dans sa chambre, elle se disposait à jeter l'autre dans le reste d'ancien fossé qui séparait le préau du petit parc; mais comme elle y portait la main, Huriel s'étant refusé à faire une telle insulte à son rival, un son de musette sortit du bois dont le taillis serrait la petite cour en face de nous, et quelqu'un, qui par conséquent se trouvait caché assez près pour entendre et voir toutes choses, joua l'air des Trois Fendeux, du père Bastien.

Il le joua d'abord tel que nous le connaissions, et ensuite un peu différemment; d'une façon plus douce et plus triste, et enfin le changea du tout au tout, variant les modes et y mêlant du sien, qui n'était pas pire, et qui même semblait soupirer et prier d'une manière si tendre qu'on ne se pouvait tenir d'en être touché de compassion. Ensuite, il le prit sur un ton plus fort et plus vif, comme si c'était une chanson de reproche et de commandement, et Brulette qui s'était avancée et arrêtée au bord du fossé, prête à y jeter le mai, mais ne s'y pouvant décider, recula comme effrayée de la colère qui était marquée dans cette musique. Alors Joseph, écartant les broussailles avec ses pieds et ses épaules, parut sur le revers du fossé, l'œil en feu, sonnant toujours, et semblant, par son jeu et sa mine, menacer Brulette d'un grand désespoir si elle ne renonçait point à l'affront qu'elle avait eu dessein de lui faire.


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