Les maîtres sonneurs
Vingt-sixième veillée.
—Brave musique et grand sonneur! s'écria le grand bûcheux, battant des mains quand ce fut fini. Voilà du bon et du beau, Joseph, et on se peut consoler de tout quand on tient comme ça le dragon par les cornes. Viens ici qu'on te complimente!
—On ne se console pas d'une insulte, mon maître, répondit Joseph, et il y aura, pour toute la vie, un fossé plein d'épines entre Brulette et moi, si elle jette dans celui-ci les fleurs de mon offrande.
—À Dieu ne plaise, répondit—Brulette, que je paye si mal une si belle aubade! Viens ici, Joset; il n'y aura jamais d'épines entre nous, que celles que tu y planteras toi-même.
Joseph, brisant, comme un sanglier, les ronces drues comme un filet qui le retenaient sur la berge du fossé, et voltigeant sur la vase qui en verdissait le fond, sauta dans le préau, et, prenant le bouquet dans les mains de Brulette, il en arracha des fleurs qu'il lui voulut placer sur la tête, à côté de l'épine blanche et rose d'Huriel. Il agissait ainsi d'un air d'orgueil, et comme un homme qui a gagné le droit d'imposer sa volonté; mais Brulette l'arrêtant, lui dit:
—Un moment, Joseph; j'ai mon idée, et c'est à toi de t'y soumettre. Tu dois être bientôt reçu maître sonneur, et puisque le bon Dieu m'a rendue si sensible à la musique, c'est que je m'y entends un peu sans avoir rien appris. J'ai donc fantaisie de faire ici un concours et d'y récompenser celui qui s'y comportera le mieux. Donne ta musette à Huriel et qu'il fasse sa preuve, comme tu viens de faire la tienne.
—Oui, oui, j'y consens tout à fait, s'écria Joseph, dont la figure brilla de défi. À ton tour, Huriel, et fais parler cette peau de bouc comme le gosier d'un rossignol, si tu peux!
—Ce ne sont pas là nos conditions, Joseph, répondit Huriel. Tu as dit que tu me laisserais la parole et j'ai parlé! Je le laisse la musique, où je reconnais que tu es au-dessus de moi. Reprends donc la musette et parle encore en ton langage; personne ici ne se lassera de t'entendre.
—Puisque tu te confesses vaincu, reprit Joseph, je ne jouerai plus que par commandement de Brulette.
—Joue, lui dit-elle; et, tandis qu'il sonnait encore merveilleusement, elle tressa une guirlande des fleurs de nénufar blanc avec les rubans argentés qui liaient la gerbe. La chanterie de Joseph étant achevée, elle vint à lui et enroula cette guirlande autour du bourdon de sa cornemuse, en lui parlant ainsi:
—Joset, le beau sonneur, je te reçois maître en sonnerie et t'en donne le prix. Que ce gage te porte bonheur et gloire, et qu'il te marque l'estime que je fais de tes grands talents.
—Oui, oui, c'est bien! dit Joseph. Merci, ma Brulette. Achève donc de me rendre fier et content, en gardant pour toi une de ces fleurs que tu me donnes. Cueille sur moi la plus belle et la mets vitement sur ton cœur, si tu ne la veux mettre sur ton front.
Brulette sourit en rougissant, et, belle comme un ange, regarda Huriel, qui pâlissait et se jugeait perdu.
—Joseph, répondit-elle, je t'ai donné là une belle maîtrise, celle de la musique! Il t'en faut contenter et ne point demander la maîtrise d'amour, qui ne se gagne point par force ni par science, mais par la volonté du bon Dieu.
La figure d'Huriel s'éclaircit, et celle de Joseph s'embrasa.
—Brulette, s'écria-t-il, il faudra que la volonté du bon Dieu soit la mienne!
—Oh! doucement, dit-elle; lui seul est le maître, et voilà un de ses petits anges qui ne doit point entendre de paroles contraires à la religion.
Elle disait cela, recevant dans ses bras Charlot, bondissant après elle comme un agneau vers sa mère. Thérence, qui était rentrée en la chambre pendant la sonnerie de Joseph, venait de le lever, et, sans prendre le temps de se laisser habiller, il accourait, quasi nu, embrasser sa mignonne, avec un air de maître et de jaloux qui se moquait bien des prétentions des amoureux.
Joseph, qui avait oublié tous ses soupçons et qui se croyait abusé par la lettre du fils Carnat, se recula du passage de Charlot, comme si ce fût un serpent; et quand il le vit échanger avec Brulette des caresses si vives, l'appelant mère mignonne et maman au petit Charlot, il lui passa un vertige devant les yeux comme s'il allait tomber en pâmoison; mais, tout aussitôt, transporté de colère, il s'élança sur l'enfant, et, l'attirant à lui très-brutalement:
—Voilà donc enfin la vérité qui se montre! dit-il d'une voix suffoquée; voilà le jeu qu'on fait de moi, et la maîtrise d'amour qui m'a devancé!
Brulette, effrayée de la colère de Joseph et des cris de Charlot, voulut le lui reprendre; mais, ne se connaissant plus, il le tirait à lui, riant d'une manière farouche, et disant qu'il le voulait regarder tout son soûl pour en trouver la ressemblance; et, dans ce débat, il serrait l'enfant sans y songer et l'étouffait, au désespoir de Brulette, qui, n'osant pas ajouter, par sa défense, au risque qu'il y courait, se jeta vers Huriel en lui disant:
—Mon enfant! mon enfant! il me tue mon pauvre enfant!
Huriel n'y alla pas deux fois. Il empoigna Joseph par la nuque et le serra si vite et si fort, que ses bras raidis se desserrant, je pus recevoir Charlot dans les miens et le rapporter quasi pâmé à Brulette.
Joseph faillit pâmer aussi, autant de l'accès de rage qui lui était venu, que de la manière dont Huriel l'avait empoigné. Il s'en serait suivi une bataille, et le grand bûcheux se jetait déjà au milieu, si Joseph eût compris ce qui s'était passé; mais il ne se rendait compte de rien, sinon que Brulette était mère et qu'il avait été trompé par elle et par nous.
—Vous ne vous en cachez donc plus? lui dit-il avec des mots entrecoupés d'un reste d'étouffement.
—Qu'est-ce que vous prétendez donc me dire? répliqua Brulette, qui était tout en larmes, assise sur le gazon, et adoucissant avec ses mains les meurtrissures que Charlot avait reçues aux bras. Vous êtes un fou très-méchant, voilà tout ce que je sais. Ne vous approchez plus de moi, et n'ayez jamais le malheur de brutaliser cet enfant, si vous ne voulez que Dieu vous maudisse!
—Un seul mot, Brulette; dit Joseph, si vous êtes sa mère, confessez-le. Vous aurez ma pitié et mon pardon; je vous soutiendrai même, au besoin; mais si vous ne pouvez le nier que par un mensonge... vous aurez mon mépris et mon oubli!
—Sa mère? moi, sa mère? s'écria Brulette en se relevant comme pour repousser Charlot. Vous croyez que je suis sa mère? dit-elle encore, en reprenant contre son cœur le pauvre enfant, cause de tant de soucis. Alors elle regarda d'un air égaré autour d'elle, et, cherchant Huriel des yeux: Est-il possible, s'écria-t-elle, que l'on pense de moi une pareille chose?
—La preuve qu'on ne le pense pas, répondit Huriel en s'approchant d'elle et en caressant Charlot, c'est qu'on aime l'enfant que vous aimez.
—Dites mieux, mon frère, s'écria vivement Thérence, dites ce que vous me disiez hier: «Qu'il soit à elle ou non, il sera mien si elle veut être mienne.»
Brulette jeta ses deux bras au cou d'Huriel, et s'y tenant attachée comme une vigne à un chêne:
—Soyez donc mon maître, dit-elle, car je n'en ai jamais eu et n'en aurai jamais d'autre que vous.
Joseph regardait cet accord soudain dont il était la cause, avec une douleur et un regret si grands, qu'il faisait peine à voir. Le cri de vérité de Brulette l'avait saisi, et il croyait avoir rêvé l'offense qu'il venait de lui faire. Il sentit que tout était fini entre eux, et, sans dire une parole, il ramassa sa musette et s'enfuit.
Le grand bûcheux courut après lui et le ramena, disant:
—Non, non, ce n'est pas comme cela qu'il faut se quitter, après une amitié d'enfance. Abaisse ton orgueil, Joseph, et demande pardon à cette honnête fille. C'est ma fille, à cette heure, l'accord en est fait, et j'en suis fier; mais il faut qu'elle reste ta sœur. On pardonne à un frère ce qu'on ne peut pardonner à un amant.
—Qu'elle me pardonne si elle veut et si elle peut! dit Joseph; mais si je suis coupable, je ne peux recevoir l'absolution que de moi-même. Haïssez-moi, Brulette, cela me vaudra peut-être mieux. Je vois bien que j'ai fait ce qu'il fallait pour me perdre dans votre esprit. Il n'y a pas à en revenir; mais si je vous fais pitié, ne me le dites pas. Je ne vous demande plus rien.
—Cela ne serait pas arrivé, répondit Brulette, si vous aviez fait votre devoir, qui était d'aller embrasser votre mère. Allez-y, Joseph, et surtout ne lui dites pas de quoi vous m'avez accusée: vous la feriez mourir de chagrin.
—Ma chère fille, reprit encore le grand bûcheux, retenant toujours Joseph, j'ai idée qu'il ne faut gronder les enfants que quand ils sont dans un état tranquille. Autrement, ils entendent de travers ce qu'on leur dit, et ne profitent point des reproches. Pour moi, Joseph a des moments de folleté, et s'il n'en fait pas amende honorable aussi aisément qu'un autre, c'est peut-être qu'il sent beaucoup son tort et souffre plus de son propre blâme que de celui d'autrui. Donnez-lui l'exemple de la raison et de la bonté. Il n'est pas malaisé de pardonner quand on est heureux, et vous devez vous sentir contente d'être aimée comme vous l'êtes ici. Davantage ne serait pas possible, car je sais de vous, à présent, des choses qui me font vous tenir en si haute estime, que voilà des mains qui tordraient le cou à quiconque vous insulterait délibérément; mais il n'en est point ainsi de l'insulte de Joseph. Elle est partie de la fièvre et non de la réflexion, et la honte l'a suivie de si près que son cœur vous en fait, à cette heure, parfaite réparation. Allons, Joseph, un mot de ta signature à la fin de mon discours; je ne t'en demande pas plus, et Brulette s'en contentera, n'est-ce pas, ma fille?
—Vous ne le connaissez guère si vous croyez qu'il le dira, mon père, répondit Brulette; mais je ne l'exige pas, parce que, avant tout, je vous veux contenter. Par ainsi, Joseph, je te pardonne, encore que tu n'y tiennes point. Reste déjeuner avec nous, et parlons d'autre chose; ce qui a été dit est oublié.
Joseph ne dit mot, mais il ôta son chapeau et posa son bâton, comme décidé à rester. Les deux jeunes filles rentrèrent en la maison pour apprêter le repas, et Huriel, qui avait grand soin de son cheval, se mit à l'étriller et à le panser. Je m'occupai de Charlot que Brulette m'avait confié; et le grand bûcheux, voulant distraire Joseph, lui parla musique et loua beaucoup l'arrangement qu'il avait donné à sa chanson.
—Ne me parlez plus de cette chanson-là, lui dit Joseph. Elle ne me rappellerait que des peines, et je la veux oublier.
—Eh bien, dit le grand bûcheux, joue-moi quelque autre chose de ton invention, et là, tout de suite, comme l'idée t'en viendra.
Joseph s'éloigna avec lui dans le parc, et nous l'entendîmes sonner des airs si tristes et si plaintifs, qu'il semblait d'une âme prosternée dans le repentir et la contrition.
—L'entends-tu? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de se confesser, sans doute, et si le chagrin est une réparation, il te la donne de son mieux.
—Je ne crois pas à un bien tendre cœur sous une si rude fierté, répondit Brulette; je suis, à présent, comme Thérence: un peu de tendresse m'attire plus qu'un beau savoir; mais j'ai pardonné, et si ma pitié n'est pas aussi grande que Joseph la réclame en son langage, c'est parce que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le privera point: c'est l'estime que les autres et lui-même feront de ses talents. Si Joseph n'y tenait pas plus qu'à l'amitié, il n'aurait pas la langue muette et l'œil sec devant les reproches de l'amitié. On ne sait bien demander que ce dont on a grand besoin.
—Eh bien, dit le grand bûcheux, revenant seul du parc, l'avez-vous écouté, mes enfants? Il a dit tout ce qu'il pouvait et voulait dire, et, content de m'avoir tiré les larmes des yeux avec ses inventions, il s'en va plus tranquille.
—Vous ne l'avez pas pu garder à déjeuner, pas moins! dit Thérence en souriant.
—Non, répondit le père. Il a trop bien sonné pour n'être pas consolé aux trois quarts, et il a mieux aimé partir là-dessus, que sur quelque sottise qu'il aurait pu dire à table.
Vingt-septième veillée.
Quand nous fûmes au repas, nous nous sentions tous soulagés de l'appréhension de la veille, par rapport à la fâcherie d'Huriel et de Joseph, et, comme Thérence montrait bien, soit en sa présence, soit en son absence, qu'elle n'avait pour lui aucun ressentiment, bon ou mauvais du passé, je me trouvais, ainsi qu'Huriel et le grand bûcheux, en idées riantes et tranquilles. Charlot, se voyant choyé et caressé de tout le monde, commençait à oublier l'homme qui l'avait épeuré et meurtri. De temps en temps, il se retournait encore au moindre bruit, et Thérence le consolait en riant et en lui disant qu'il était parti et ne reviendrait plus. Nous étions là comme une seule famille, et, tout en servant Thérence avec un grand respect, je me disais que j'aurais le vouloir moins impérieux et plus patient avec mes amours que Joseph avec les siennes.
Brulette seule demeurait soucieuse et accablée, comme si elle eût reçu dans le cœur un mauvais coup. Huriel s'en inquiétait; le grand bûcheux, qui connaissait bien l'âme humaine dans tous ses plis, et qui était si bon que sa figure et sa parole mettaient du miel dans toutes les amertumes, lui prit ses petites mains, et attirant sa jolie tête sur son cœur, lui dit, à la fin du repas:
--- Brulette, nous avons une prière à t'adresser, et si tu as l'air triste et inquiète, voilà mon fils et moi qui n'oserons. Ne veux-tu point nous donner un sourire d'encouragement?
—Parlez, mon père, et commandez-moi? répondit Brulette.
—Eh bien, ma fille, il faut que tu sois consentante de nous présenter dès demain à ton grand-père, à seules fins qu'il agrée mon Huriel pour son petit-fils.
—C'est trop tôt, mon père, répondit Brulette, répandant encore quelques larmes; ou pour mieux dire, c'est trop tard. Car si vous m'aviez commandé cela, il y a une heure, avant que Joseph lâchât de certaines paroles devant moi, j'eusse été consentante de bon cœur. À présent, j'aurais honte, je vous le confesse, d'accepter si librement la foi d'un honnête homme, quand je vois que je ne passe point pour une honnête fille. Je savais bien qu'on m'avait reproché une humeur légère et des goûts de coquetterie. Votre fils lui-même m'avait doucement tancée là-dessus, l'an dernier. Thérence m'en blâmait, tout en me donnant son amitié. Aussi, voyant qu'Huriel avait tant de courage pour me quitter sans me demander rien, j'avais fait de grandes réflexions. Le bon Dieu m'y avait aidée en m'envoyant la charge de ce petit enfant, qui ne me plaisait pas d'abord et que j'aurais peut-être refusé, si, à mon devoir, ne se fût mêlée l'idée que, par un peu de souffrance et de vertu, je serais plus digne d'être aimée, que par mon babillage et mes toilettes. Je pensais donc d'avoir réparé mes années d'insouciance, et d'avoir mis sous mes pieds le trop grand amour de ma petite personne. Je me voyais bien critiquée et délaissée chez nous; je m'en consolais en me disant: «S'il revient, lui, il verra bien que je ne mérite pas d'être blâmée pour être devenue raisonnable et sérieuse.» Mais voilà que j'apprends bien autre chose, autant par la conduite de Joseph que par la parole de Thérence. Ce n'était pas seulement Joseph qui me croyait égarée depuis longtemps, c'était Huriel aussi, puisqu'il avait l'amour assez fort et le cœur assez grand pour dire hier à sa sœur: «Fautive ou non fautive, je l'aime et la prends comme elle est.» Ah! Huriel, je vous en remercie! mais je ne veux pas que vous m'épousiez avant de me connaître. Je souffrirais trop de vous voir critiqué comme vous allez l'être, sans doute, à cause de moi. Je vous respecte trop pour laisser dire que vous endossez la paternité d'un champi. Allons! convenez qu'il faut que j'aie été bien légère dans mes allures d'autrefois, pour donner prise à une pareille accusation! Eh bien, je veux que vous me jugiez par ma conduite de tous les jours, et que vous sachiez que je ne suis pas seulement belle danseuse à la noce, mais bonne gardienne de mon devoir à la maison. Nous viendrons demeurer ici, comme vous le souhaitez; et, dans un an, si je ne suis pas maîtresse de vous prouver que je n'ai pas à rougir de mes soins pour Charlot, du moins je vous aurai donné, par toutes mes actions, la preuve que je suis raisonnable dans mes esprits autant que saine dans ma conscience.
Huriel arracha Brulette des bras de son père, embrassa dévotement les larmes qui coulaient de ses beaux yeux, et la replaçant où il l'avait prise:
—Bénissez-la donc bien, mon père, dit-il, car vous voyez si je vous ai menti en vous disant qu'elle en était digne. Elle, a très-bien parlé, cette chère langue dorée, et il n'y a rien à lui répondre, sinon que nous n'avons pas besoin d'un an ni même d'un jour d'épreuve, et que nous irons, dès ce soir, la demander à son grand-père; car de passer encore une nuit dans l'attente de ce consentement, je ne m'en sens pas le courage, à présent que je n'ai plus que cela à obtenir pour me sentir le roi du monde.
—Voilà donc, dit le père Bastien à Brulette, ce que tu as gagné à chercher du répit? Au lieu de le demander demain, nous te demanderons aujourd'hui. Allons, mon enfant, il t'y faut soumettre, et c'est le châtiment de ta mauvaise conduite dans le temps passé.
Le contentement s'épanouit enfin sur le visage de Brulette, et le mal que lui avait fait Joseph fut oublié. Cependant, quand nous quittâmes la table, il lui en vint encore un retintement. Charlot entendant Huriel appeler le grand bûcheux mon père, l'appela de même, et en fut d'autant mieux caressé; mais Brulette s'en affligea encore un brin.
—Ne faudrait-il pas, dit-elle, se donner enfin la peine d'inventer une parenté à ce pauvre enfant? car chaque fois, à présent, qu'il m'appellera sa mère, il me semblera qu'il fait souffrir ceux qui m'aiment.
On allait encore la rassurer sur ce point, lorsque Thérence dit:
—Parlez plus bas, nous sommes écoutés. Et, tournant tous, comme elle, nos yeux du côté du portail, nous vîmes le bout d'un bâton appuyé à terre et la renflure d'une besace pleine, qui dépassaient le mur et marquaient bien qu'un mendiant était là, attendant qu'on fît attention à lui, et pouvant entendre des choses qui ne le regardaient point.
Je m'avançai vers lui et reconnus le carme Nicolas, qui, tout aussitôt s'approchant, nous confessa, sans embarras, qu'il nous écoutait depuis un quart d'heure et y avait même pris beaucoup de plaisir.
—Il me semblait bien connaître la voix d'Huriel, dit-il; mais, en faisant ma tournée, je m'attendais si peu à le trouver céans, mes chers amis, que je n'en aurais pas été certain, sans diverses choses qui se sont dites ici, et où Brulette sait bien que je ne suis pas de trop.
—Nous le savons aussi, dit Huriel.
—Vous? fit le moine. Oui, cela doit être!
—Et cela est, parce que la tante m'a tout confié hier soir, dit Huriel à Brulette. Vous voyez, mignonne, que je n'ai pas tant de mérite à vous croire.
—Oui, dit Brulette bien soulagée, mais hier matin!... Eh bien, puisque vous voilà instruit de mes affaires, ajouta-t-elle en parlant au moine, que me conseillez-vous, frère Nicolas? Vous qui avez été employé dans celles de Charlot, ne trouverez-vous pas quelque histoire à répandre pour couvrir le secret de ses parents et réparer le dommage fait à mon honneur?
—Une histoire? dit le carme. Moi, conseiller et aider le mensonge? Je ne suis point de ceux qui se peuvent damner pour l'amour des jeunes filles, ma mie! Il ne m'en reviendrait rien. Il faudra donc que je vous aide autrement, et j'y ai déjà travaillé plus que vous ne pensez. Ayez patience, et tout s'arrangera aussi bien qu'une autre affaire, où maître Huriel sait bien que je n'ai pas été mauvais ami.
—Je sais que je vous dois le repos et la sûreté de ma vie, répondit Huriel. Aussi, qu'on dise des moines ce qu'on voudra: j'en sais au moins un, pour qui je me ferais couper en quatre. Asseyez-vous donc, mon frère, et passez avec nous la journée. Ce qui est à nous est à vous, et la maison où nous sommes est aussi la vôtre.
Thérence et le grand bûcheux allaient faire aussi leurs honnêtetés au bon frère, quand ma tante Marghitonne arriva et ne nous voulut plus souffrir ailleurs qu'avec elle. On allait faire la cérémonie du chou, qui est la grande farce ancienne du lendemain des noces, et déjà la promenade commençait et venait de notre côté. On buvait, chantait et dansait à chaque repos. Il n'y avait plus moyen pour Thérence de se tenir à l'écart, et elle accepta mon bras pour aller au-devant du cortége, tandis qu'Huriel y menait Brulette. Ma tante se chargea du petit, et le grand bûcheux, entraînant le carme, le décida aisément à se divertir en bonne compagnie.
Le gars qui jouait le personnage du jardinier, ou, comme on dit encore chez nous, du païen, sur la civière, était orné d'une manière qui étonnait bien le monde. Il avait ramassé, auprès du petit parc, une belle guirlande de nénufars liée de rubans d'argent, et s'en était fait une ceinture sur sa bosse de filasse. Il ne nous fallut pas grand temps pour la reconnaître. Joseph l'avait perdue ou jetée en se retirant de nous. Les rubans faisaient envie aux filles de la noce, qui délibérèrent de ne les point laisser gâter, et, se jetant toutes sur le païen, encore qu'en se défendant il en embrassât plus d'une avec son museau barbouillé de lie, elles l'en dépouillèrent et se firent le partage de cette riche livrée de mariage. Ainsi les rubans dépecés de Joseph brillèrent tout le jour sur la coiffe des plus fraîches fillettes de l'endroit et firent encore un meilleur usage qu'il ne pensait en les laissant sur le chemin.
La comédie donnée de porte en porte dans le village, fut aussi folle que de coutume, et se termina par un grand repas et des danses jusqu'à la nuit. Après quoi, prenant congé, Brulette et moi, accompagnés du grand bûcheux, de Thérence et d'Huriel, nous partîmes pour Nohant, avec le moine en tête, qui conduisait le clairin par la bride, et sur le clairin, le gros Charlot, un peu grisé de tout ce qu'il avait vu, riant comme un fou, et s'essayant à chanter comme il avait entendu faire tout le jour:
Encore que la jeunesse d'aujourd'hui soit bien dégénérée, vous avez tant de fois vu des fillettes de quinze ans faire cinq lieues le matin et autant le soir sur leurs jambes, pour une journée de danse par la plus forte chaleur, que vous ne penserez point que nous arrivâmes chez nous rendus de fatigue. Tout au contraire, nous avions encore dansé à quatre, plus d'une fois, le long du chemin, le grand bûcheux sonnant de la musette, Charlot dormant sur le cheval, et le carme nous traitant de fous, nous grondant, et ne se pouvant retenir de rire et de frapper des mains pour nous exciter.
Enfin nous étions à la porte de Brulette sur les dix heures du soir, et le père Brulet dormait en son lit, quand la joyeuse compagnie entra dans la chambre. Comme il était pas mal sourd et dormait dur, Brulette coucha le petit, nous servit un bout de collation, et se consulta avec nous sur le réveil qu'on lui ferait, avant qu'il eût fini son premier somme.
À la fin il se retourna de notre côté, vit la lumière, reconnut sa fille et moi, s'étonna des autres, et, s'asseyant sur son lit, d'un air aussi sérieux qu'un juge, écouta le discours que lui fit un peu haut et en peu de paroles, mais bien honnêtement, le grand bûcheux. Le carme, en qui le père Brulet avait toute confiance, y ajouta l'éloge de la famille Huriel, et Huriel déclara son inclination et tous ses bons sentiments pour le présent et l'avenir.
Le père Brulet écouta le tout sans dire un mot, et j'avais crainte qu'il n'y eût rien compris; mais encore qu'il parût rêver, il avait son entendement libre et répondit en homme sage, qu'il reconnaissait très-bien dans le grand bûcheux le fils d'un ancien ami; qu'il faisait grand état de toute la famille; qu'il estimait le frère Nicolas digne de foi, et que, par-dessus tout, il se fiait à l'esprit et au fin jugement de sa petite-fille. Selon lui, elle n'avait pas tant retardé son choix et refusé de si beaux partis, pour finir par une sottise, et puisqu'elle souhaitait épouser Huriel, Huriel devait être un bon mari.
Il parlait d'une manière avisée, et pourtant sa mémoire lui faisait défaut sur un point qui lui revint au moment où nous nous retirions; c'est qu'Huriel était un muletier:
—Et c'est là, dit-il, le seul point qui me fâche... Ma petite-fille s'ennuiera donc seule à la maison les trois quarts de l'année?
On le consola bien en lui apprenant qu'Huriel avait quitté son état pour se mettre au fendage, et il agréa l'idée d'aller travailler au Chassin pendant la bonne saison.
Nous nous départîmes donc tous contents les uns des autres, Thérence resta avec Brulette, et j'emmenai les autres à mon logis.
Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s'était promené tout le jour, que Joseph, lequel n'avait point paru au bourg de Nohant, était allé passer une heure avec sa mère, après quoi il s'était mis en route pour courir les environs, disant que son idée était de rassembler les sonneurs du pays en un concours où il demanderait la maîtrise et le droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette résolution là, pensant que les Carnat et toute la bande des ménétriers du pays, qui était déjà plus nombreuse que de besoin, s'y montreraient contraires et lui causeraient du trouble et du tort. Mais Joseph ne l'avait point écoutée, disant toujours qu'il la voulait retirer de servitude et emmener au loin avec lui, encore qu'elle n'y parût point disposée comme il l'eût souhaité.
Le surlendemain, tous nos apprêts étant faits, et les premiers bans d'Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de notre paroisse, nous retournâmes tous au Chassin. C'était comme le départ pour un pèlerinage au bout du monde. Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que Brulette voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions loué une charrette, et tout le village ouvrait de grands yeux, à nous voir emporter de sa maison jusqu'aux paniers. Elle n'oublia ni ses chèvres ni ses poules, que Thérence se réjouissait d'avoir à soigner, elle qui ne connaissait pas le gouvernement des bêtes et qui disait vouloir l'apprendre pendant que l'occasion s'en trouvait.
Cela me fournit celle de m'offrir en plaisanterie à sa gouverne, comme la plus soumise et fidèle bête de tout le troupeau. Elle ne s'en fâcha pas, mais ne m'encouragea point à passer du badinage au sérieux. Seulement, il me sembla bien qu'elle n'était pas mécontente de me voir quitter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle ne m'attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.
Au moment où le vieux Brulet et les femmes, avec Charlot, montaient sur la voiture, Brulette étant fière de s'en aller avec un si bel amoureux, à la barbe de tous les amoureux qui l'avaient méconnue, le carme vint comme pour nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux:—Au fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin avec vous.
Il monta auprès du père Brulet, et au bout d'une lieue, dans un chemin couvert, il fit arrêter. Huriel conduisait son clairin, qui était aussi bon au tirage qu'au transport, et nous marchions un peu en avant, le grand bûcheux et moi. Voyant la voiture retardée, nous retournâmes, pensant que ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs, embrassant Charlot, qui s'attachait à elle en faisant de grands cris, parce que le carme le voulait emporter. Huriel intercédait pour qu'on s'y prît autrement, car il était si peiné du chagrin de Brulette, que, pour un peu, il aurait pleuré aussi.
—Qu'y a-t-il donc? dit le grand bûcheux, et pourquoi, ma fille, voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant? Est-ce donc la suite de votre idée de l'autre jour?
—Non, mon père, répondit Brulette. Ce sont ses véritables parents qui le réclament, et c'est pour son bien. Le pauvre petit ne comprend pas cela, et moi, encore que je le comprenne, le cœur me manque. Mais comme il y a des raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez-moi du courage, au lieu de m'en ôter.
Et, tout en parlant de courage, elle n'en avait point contre les pleurs et les caresses de Charlot, car elle était arrivée à l'aimer d'une grande tendresse, et il fallut que Thérence s'en mêlât. La fille des bois avait dans son air et dans ses moindres discours une assurance de bonté qui eût persuadé les pierres, et que l'enfant sentait, encore qu'il ne sût comment. Elle réussit à lui faire entendre de s'apaiser, et qu'on ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nicolas put l'emporter sans violence, et qu'on se mit en route au son d'une manière de rondine qu'il lui chantait pour l'ébaubir, et qui ressemblait à un psaume d'église plus qu'à une chanson; mais Chariot s'en paya, et quand leurs voix se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes du pauvre mignon.
—Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous vous aimerons tant, que nous vous consolerons.
Huriel monta sur le brancard, afin d'être près d'elle, et, tout le long du chemin, l'entretint si doucement, qu'elle lui dit, à l'arrivée:
—Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami! J'ai eu le cœur faible un moment; mais je sais bien où reporter l'amitié que j'avais pour cet enfant, et où je retrouverai la joie qu'il me donnait.
Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au vieux château, et mêmement y pendre la crémaillère. Il y avait plusieurs chambres habitables, encore qu'elles n'eussent pas de mine et qu'on les eût crues prêtes à nous choir sur la tête; mais il y avait si longtemps que le vent en secouait les ruines sans les renverser, qu'elles pouvaient bien encore durer autant que nous.
La tante Marghitonne, enchantée de notre voisinage, nous fournit tout ce qui eût pu manquer aux petites aises dont nous étions coutumiers, et que la famille d'Huriel se laissa persuader de partager avec nous, malgré le peu d'habitude qu'elle en avait et le peu de cas qu'elle en faisait. Les ouvriers bourbonnais que le grand bûcheux avait embauchés arrivèrent, et il en embaucha d'autres dans l'endroit même. Si bien que nous étions là comme une colonie, campée partie dans le bourg, partie dans les ruines, travaillant tous de bon cœur sous la conduite d'un homme juste qui savait ce que c'est que la peine à ménager et le courage à récompenser, et nous réunissant tous les soirs pour manger ensemble sur le préau, écouter et raconter des histoires, chanter et folâtrer à la fraîche, et faisant bal, le dimanche, avec toute la jeunesse du pays, qui nous savait tant de gré de la musique bourbonnaise, qu'on nous apportait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait on ne peut plus.
Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui se trouvait quasiment à pic sur la rivière, et l'abatage offrait de grands dangers. J'avais fait, au bois de l'Alleu, l'expérience du caractère vif du grand bûcheux. Comme il n'avait que des ouvriers de choix pour sa partie, et que les dépeceurs étaient à leurs pièces, il n'avait pas sujet de s'impatienter; mais j'avais l'ambition de devenir un fendeux du premier ordre pour lui complaire, et je craignais que mon apprentissage ne me fît encore traiter de maladroit et d'imprudent, ce qui m'eût bien mortifié devant Thérence. Aussi priai-je Huriel de m'en faire à part la démonstration et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s'y prêta de son mieux, et j'y portai un si bon vouloir, qu'en peu de jours j'étonnai le maître par mon habileté. Il m'en fit compliment, et mêmement me demanda devant sa fille pourquoi je me donnais si vaillamment à un état qui ne m'était point de nécessité en mon endroit.—C'est, lui répondis-je, que je ne serais pas fâché d'être bon à gagner ma vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et si j'aimais une femme qui me voulût emmener au fond des bois, je l'y suivrais, et l'y soutiendrais aussi bien qu'un autre.
Et, pour marquer à Thérence que je n'étais pas si câlin qu'elle le pensait peut-être, je m'exerçais à coucher sur la dure, à vivre sobrement, et à devenir un forestier aussi solide que ceux qui l'entouraient. Je ne m'en trouvais pas plus mal portant, et même je sentais bien mon esprit y devenir plus léger et mes idées plus claires. Beaucoup de choses que je n'entendais point sans de grandes explications au commencement, se débrouillaient peu à peu d'elles-mêmes devant mes yeux, et elle ne riait plus de mes questions lourdaudes. Elle causait avec moi sans ennui et marquait de la confiance dans mes jugements.
Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j'eusse un peu d'espérance, et comme je me plaignais à Huriel de n'oser point dire un mot à une fille qui me paraissait trop au-dessus de moi pour me vouloir jamais regarder, il me répliqua:
—Sois tranquille, Tiennet, ma sœur a le cœur le plus juste qui existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses moments de fantaisie, il n'y a point d'imagination en elle qui ne cède à l'amour d'une belle vérité et d'une franche réparation.
Les discours d'Huriel, qui étaient aussi ceux de son père avec moi, me baillèrent grand courage, et Thérence reconnut en moi un si bon serviteur, j'étais si attentionné à ce qu'elle n'eût peine, fatigue ou impatience d'aucune chose dépendant de mon pouvoir; j'étais si soigneux de ne regarder aucune autre fille, et d'ailleurs j'en avais si peu d'envie; enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui lui marquait si bien l'état que je faisais de son mérite, qu'elle y ouvrit les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder courir au-devant de ses souhaits, avec un air de réflexion très-doux, et m'en payer par des remercîments qui me rendaient fier. Elle n'était pas habituée, comme Brulette, à se voir prévenir, et n'eût pas su, comme elle, y inviter gentiment. Elle paraissait même toujours étonnée qu'on y songeât; mais quand cela arrivait, elle en marquait une grande obligation, et je ne me sentais pas d'aise quand elle me disait, de son air sérieux, et sans fausse retenue:
—Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon cœur. Ou bien:—Tiennet, vous prenez pour moi tant de peine, que je voudrais avoir à en prendre pour vous dans l'occasion.
Un jour qu'elle me parlait en cette manière, devant les autres bûcheux, l'un d'eux, qui était un beau garçon bourbonnais, observa, à moitié voix, qu'elle me gratifiait d'un grand intérêt.
—Certainement, Léonard, lui répondit Thérence en le regardant d'un air assuré. Je lui porte l'intérêt que je dois à sa complaisance pour moi et à son amitié pour les miens.
—Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu'on n'agirait pas aussi bien que lui, si on croyait être payé de même?
—Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si j'avais le goût ou le besoin des complaisances de tout le monde; mais cela n'est point, et, de l'humeur dont je suis, l'amitié d'une seule personne me contente.
J'étais assis sur le gazon, auprès d'elle, tandis qu'elle parlait ainsi, et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus que de l'y retenir un petit moment. Elle me la retira, mais non sans me l'appuyer, en passant, sur l'épaule, en signe de confiance et de parenté d'âme.
Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à souffrir grandement de ma retenue avec elle, d'autant que les amours d'Huriel et de Brulette étaient si tendres et si heureuses, que cela troublait le cœur et l'esprit. Leur beau jour approchait, et je ne voyais pas venir le mien.
Vingt-huitième veillée.
Un dimanche, c'était celui du dernier ban de Brulette, le grand bûcheux et son fils qui, dès le matin, m'avaient paru se consulter secrètement, s'en allèrent ensemble, disant qu'une affaire regardant le mariage les appelait à Nohant. Brulette, qui savait bien où en étaient les préparatifs de sa noce, s'étonna qu'ils y fissent tant de diligence inutile, ou qu'on ne la mît point de la partie. Elle fut même tentée de bouder Huriel, qui annonçait d'être absent pour vingt-quatre heures; mais il ne céda point et sut la tranquilliser, lui laissant penser qu'il ne la quittait que pour s'occuper d'elle, et lui ménager quelque belle surprise.
Cependant, Thérence, que mes yeux ne quittaient guère, me paraissait faire effort pour cacher son inquiétude, et, dès que son père et Huriel furent partis, elle m'emmena dans le petit parc, où elle me parla ainsi:
—Tiennet, je suis tourmentée, et ne sais quel remède y trouver. Écoutez ce qui se passe, et dites-moi ce que nous pourrions faire pour empêcher des malheurs. La nuit dernière, ne dormant point, j'ai entendu mon frère et mon père faire accord de s'en aller au secours de Joseph, et, dans leur entretien, voilà ce que j'ai compris: Joseph, encore que très-mal accueilli par tous les ménétriers du canton, auxquels il s'est présenté pour réclamer le concours, s'est obstiné à vouloir recevoir d'eux la maîtrise, chose qu'en somme ils ne lui peuvent refuser ouvertement, sans avoir mis ses talents à l'épreuve.
»Il s'est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place de son père, qui se retire du métier, par la corporation, aujourd'hui même, si bien que Joseph vient là, troubler une chose qui ne devait pas être contestée, et qui était promise et assurée d'avance.
»Or nos bûcheux, en se promenant dans les cabarets des environs, ont entendu et surpris les mauvais desseins de la bande des sonneurs de votre pays, lesquels sont résolus d'évincer Joseph, s'ils le peuvent, en faisant fi de sa science. S'il n'y risquait que le dépit d'endurer une injustice et une contrariété, ce ne serait point assez pour m'inquiéter comme vous voyez; mais mon père et mon frère, qui sont maîtres sonneurs et qui ont voix à tout chapitre de musique, n'importe en quel pays ils se trouvent, ont cru de leur devoir d'aller réclamer leur place au concours, à seules fins d'y soutenir Joseph. Et puis, au bout de tout cela, il y a encore quelque chose que je ne sais point, parce que les sonneurs ont un secret de confrérie dont mon frère et mon père ne parlaient entre eux qu'à mots couverts et dans des paroles où je n'ai pu rien entendre. De toutes manières, soit dans leur prétention au jugement du concours, soit dans quelque autre cérémonie où l'on dit que les épreuves sont dures, il y a du danger pour eux, car ils ont pris, sous leurs sarraux, les petits bâtons de courza qui sont une arme dont vous avez vu la morsure; et mêmement ils ont affilé leurs serpes et les ont cachées aussi sur eux, se disant l'un à l'autre, vers le matin:
—Le diable soit de ce garçon, qui n'a de bonheur pour lui ni pour les autres! Il le faut pourtant secourir, car il va se jeter dans la gueule du loup, sans souci de sa peau ni de celle de ses amis.
»Et mon frère se plaignait, disant qu'à la veille de se marier, il ne serait pas content de fendre encore une tête ou de ne point rapporter la sienne entière. À quoi mon père répondait qu'il n'y fallait point porter de mauvais pronostics, mais aller devant soi, où l'humanité commandait de secourir son prochain.
»Comme ils avaient cité notre ami Léonard parmi ceux qui avaient recueilli les mauvais bruits, j'ai questionné ce Léonard un moment à la hâte, et il m'a dit que Joseph et conséquemment ceux qui le voudraient soutenir étaient depuis une huitaine l'objet de grandes menaces, et que vos sonneurs n'avaient pas seulement parlé de lui refuser la maîtrise à ce concours, mais encore de lui ôter l'envie et le pouvoir de s'y présenter une autre fois. Je sais, pour l'avoir ouï dire chez nous, étant petite, à l'époque où mon frère fut reçu maître sonneur, qu'il s'y fallait comporter bravement et passer par je ne sais quels essais de la force et du courage. Mais chez nous, les sonneurs menant une vie errante et ne faisant pas tous métier de ménétriers, ne se gênent point les uns les autres et ne persécutent guère les aspirants. Il paraît, aux précautions de mon père et au dire de Léonard, qu'ici, c'est autre chose, et qu'il s'y fait quelquefois des batailles d'où ne reviennent point tous ceux qui s'y rendent. Assistez-moi, Tiennet, car je me sens morte de peur et de tristesse. Je n'ose point donner l'éveil à nos bûcheux, car si mon père pensait que j'ai surpris et trahi quelque secret de la confrérie, il me retirerait l'estime et la confiance. Il est accoutumé à me voir aussi courageuse qu'une femme peut l'être dans les dangers; mais, depuis la malheureuse affaire de Malzac, je vous confesse que je n'ai plus de courage du tout, et que je suis tentée d'aller me jeter au milieu de la bataille, tant j'en crains les suites pour ceux que j'aime.
—Et c'est là, ma brave fille, ce que vous appelez manquer de courage? répondis-je à Thérence. Allons, restez tranquille et laissez-moi faire. Le diable sera bien malin si je ne découvre et surprends de moi-même, et sans qu'on vous soupçonne, le secret des sonneurs; et, que votre père m'en blâme, qu'il me chasse d'auprès de lui et me retire tout le bonheur que j'ai songé de gagner... ça ne fait rien, Thérence! pourvu que je vous le ramène ou que je vous le renvoie sain et sauf, ainsi qu'Huriel, je serai assez payé, ne dussé-je point vous revoir. Adieu, contenez vos angoisses, ne dites rien à Brulette, elle y perdrait la tête. Je saurai vitement ce qu'il faut faire. N'ayez point l'air de rien savoir. Je prends tout sur mon dos.
Thérence se jeta à mon cou et m'embrassa sur les deux joues avec toute l'innocence d'une bonne fille; et, rempli de courage et de confiance, je me mis à l'œuvre.
Je commençai par aller chercher Léonard, que je savais être un bon gars, très fort et hardi, et grandement attaché au père Bastien. Encore qu'il fût un peu jaloux de moi au sujet de Thérence, il entra dans mon plan, et je le consultai sur ce qu'il pouvait savoir du nombre des sonneurs appelés au concours et du lieu où nous pourrions les aller surveiller. Il ne me put rien dire du premier point. Quant au second, il m'apprit que le concours ne se faisait point secrètement et qu'on le disait fixé pour l'heure d'après vêpres, à Saint-Chartier, dans le cabaret de Benoît. La délibération qui devait s'ensuivre était la seule chose où les sonneurs se retiraient entre eux; mais c'était toujours dans la maison même, et leur jugement était rendu en public.
Je pensai alors qu'une demi-douzaine de garçons bien résolus suffiraient à rétablir la paix, si, comme Thérence le pensait, il survenait des querelles, et que la justice étant de notre côté, nous trouverions bien, au pays, des bons enfants qui nous donneraient un coup de main. Je fis donc le choix de mes compagnons avec Léonard, et nous en trouvâmes quatre bien consentants à nous suivre, ce qui, avec nous deux, faisait le nombre souhaité. Ils n'hésitèrent que sur une chose, la crainte de déplaire à leur maître en lui portant secours malgré lui; mais je leur jurai que le grand bûcheux ne saurait jamais leurs bonnes intentions s'ils le souhaitaient; que nous serions amenés comme par le hasard, et enfin que, si quelqu'un en devait être blâmé, ils pourraient tout rejeter sur moi, qui les aurais attirés là pour boire, sans les prévenir de rien.
Nous étant ainsi accordés, j'allai dire à Thérence que nous étions en mesure contre n'importe quel danger, et, nous» munissant chacun d'une bonne trique, nous arrivâmes Saint-Chartier à l'heure dite.
Le cabaret à Benoît était si rempli, qu'on ne s'y pouvait retourner et que force nous fut d'accepter une table en dehors. En somme, je ne fus pas fâché d'y installer ma réserve, et, leur recommandant bien de ne se point ivrer, je me coulai dans la maison où je comptai seize cornemuseux de profession, sans parler d'Huriel et de son père, qui étaient attablés au coin le plus obscur de la salle, le chapeau sur les yeux, et d'autant moins aisés à reconnaître que peu de ceux qui se trouvaient là les avaient aperçus ou rencontrés dans le pays. Je fis comme si je ne les voyais point, et, parlant haut à leur portée, je m'enquis à Benoît de cette bande de sonneurs réunis à son auberge, comme d'une chose dont je n'avais pas seulement ouï parler et dont je ne connaissais point le motif.
—Comment, me dit le patron, qui relevait de sa maladie et qui était beaucoup blêmi et mandré, ne sais-tu point que Joseph, ton ancien ami, le garçon de ma ménagère, va passer au concours avec le fils Carnat? Je ne te cache pas que c'est une sottise, me dit-il tout bas. La mère s'en désole et craint les mauvaises raisons qui s'échangent dans ces sortes de conseils. Mêmement, elle en est si troublée qu'elle en perd la tête et qu'on se plaint d'être mal servi céans, pour la première fois.
—Vous puis-je aider en quelque chose? lui dis-je, souhaitant d'avoir une raison pour rester en dedans, et tourner autour des tables.
—Ma foi, mon garçon, répondit-il, si tu y as bonne volonté, tu me rendras service, car je ne te cache pas que je suis encore faible, et ne peux pas me baisser pour tirer le vin, sans avoir le vertige; mais j'ai confiance en toi: voilà la clef du cellier. Charge-toi de remplir et d'apporter les pichets. J'espère que la Mariton et ses aides de cuisine suffiront au restant du service.
Je ne me le fis point dire deux fois; j'allai avertir mes compagnons de l'emploi que je prenais pour le bien de la chose, et je fis la besogne de sommelier, qui me permit de tout voir et de tout entendre.
Joseph et Carnat le jeune étaient chacun au bout d'une grande table, régalant toute la sonnerie, chacun par moitié. Il y régnait plus de bruit que de plaisir. On criait et chantait, pour se dispenser de causer, car on était sur la défensive du part et d'autre, et on y sentait les intérêts et les jalousies en émoi.
J'observai bientôt que tous les sonneurs n'étaient pas, comme je l'avais craint, du parti des Carnat contre Joseph; car, si bien que se tienne une confrérie, il y a toujours quelque vieille pique qui y met le désaccord; mais je vis aussi, peu à peu, qu'il n'y avait là rien de rassurant pour Joseph, parce que ceux qui ne voulaient point de son concurrent ne voulaient pas de lui davantage, et souhaitaient voir mandrer le nombre des ménétriers par la retraite du vieux Carnat. Il me parut même que c'était le grand nombre qui pensait ainsi, et j'augurai que les deux aspirants seraient évincés.
Après qu'on eut festiné environ deux heures, le concours fut ouvert. Le silence ne fut point requis, car la cornemuse, en une chambre, n'est point un instrument qui s'embarrasse des autres bruits, et les chanteurs ne s'y obstinent pas longtemps. Il vint une foule de monde aux alentours de la maison. Mes cinq camarades grimpèrent du dehors sur la croisée ouverte; je ne me plaçai pas loin d'eux. Huriel et son père ne bougèrent de leur coin. Carnat, désigné par le sort pour commencer, monta sur l'arche au pain, et, encouragé par son père, qui ne se pouvait retenir de lui marquer la mesure avec ses sabots, commença de sonner une demi-heure durant sur l'ancienne musette du pays, à petit bourdon.
Il en sonna fort mal, étant fort ému, et je vis que cela faisait plaisir à la plus grande partie des sonneurs. Ils gardèrent le silence, comme ils avaient coutume de faire pour se donner l'air important; mais les autres assistants le gardèrent aussi, ce qui fâcha bien le pauvre garçon, car il avait espéré un peu d'encouragement, et son père commença de ruminer en grand dépit, laissant voir la vengeance et la méchanceté de son naturel.
Quand ce vint à Joseph, il s'arracha d'auprès de sa mère, qui, tout le temps, l'avait supplié, en lui parlant bas, de ne se point mettre sur les rangs. Il monta sur l'arche, tenant avec beaucoup d'aisance sa grande cornemuse bourbonnaise qui éblouit tous les yeux par ses ornements d'argent, ses miroirs et la longueur de ses bourdons. Joseph avait l'air fier et regardait comme en pitié ceux qui l'allaient écouter. On remarquait la bonne mine qui lui était venue, et les jeunesses du lieu se demandaient si c'était là Joset l'ébervigé, qu'on avait jugé si simple et qu'on avait vu si malingret. Toutefois il avait un air de hauteur qui ne plaisait point, et, dès qu'il eut rempli la salle du bruit de son instrument, il y eut quasi plus de peur que de plaisir dans la curiosité qu'il causait aux fillettes.
Mais comme il ne manquait pas là de monde qui s'y connaissait, et surtout les chantres de la paroisse, et puis les chanvreurs qui sont grands experts en idées de chansons, et mêmement des femmes âgées qui étaient bonnes gardiennes des meilleures choses du temps passé, Joseph fut vitement goûté, tant pour la manière de faire sonner son instrument sans y prendre aucune fatigue, et de donner le son juste, que pour le goût qu'il montrait en jouant des airs nouveaux d'une beauté sans pareille. Et, comme il lui fut fait observation, par les Carnat, que sa musette, mieux sonnante, lui donnait de l'avantage, il la démancha et n'en garda que le hautbois, dont il se servit si bien qu'on put encore mieux goûter l'excellence de ses airs. Enfin, il prit la musette de Carnat et la mena si habilement qu'il en tira encore des sons agréables, et qu'on eût dit d'un autre instrument que celui qu'on avait entendu d'abord.
Les juges ne firent rien connaître de leur opinion, mais les autres assistants, trépignant de joie et faisant grande acclamation, décidèrent que rien de si beau n'avait été ouï au pays de chez nous, et la mère Bline de la Breuille, qui avait quatre-vingt-sept ans et n'était encore sourde ni bègue, s'avançant à la table des sonneurs, et frappant de sa béquille au milieu d'eux, leur dit en son franc parler que le grand âge autorisait:
—Vous aurez beau faire la moue et branler la tête, ça n'est aucun de vous qui pourrait jouter avec ce gars; on parlera de lui dans deux cents ans d'ici, et tous vos noms seront oubliés avant que vos carcasses soient pourries dans la terre.
Puis elle sortit, disant (et tout le monde avec elle) que si les sonneurs rejetaient Joseph de leur corporation, c'était la pire injustice qui se pût commettre et la plus vilaine jalousie qui se pût avouer.
C'était le moment de délibérer, et les sonneurs montèrent en une chambre haute, dont j'allai leur ouvrir la porte à seules fins d'essayer de surprendre quelque chose en les écoutant causer sur l'escalier. Les derniers qui se présentèrent à cette porte pour entrer furent le grand bûcheux et Huriel; mais alors, le père Carnat, qui reconnaissait le fils pour l'avoir vu chez nous à la jaunée de Saint-Jean, leur demanda ce qu'ils souhaitaient, et de quel droit ils se présentaient au conseil.
—Du droit que nous donne la maîtrise, répondit le père Bastien, et si vous en doutez, faites-nous les questions d'usage, où éprouvez-nous en quelle musique vous voulez.
On les fit entrer et on referma la porte. J'essayai bien d'entendre, mais on parlait à voix basse, et je ne pus m'assurer d'autre chose, sinon qu'on reconnaissait le droit des deux étrangers, et qu'on délibérait sur le concours, sans bruit et sans dispute.
À travers la fente de l'huis, je vis qu'on se formait en rassemblements de quatre ou cinq, et qu'on échangeait des raisons tout bas avant d'aller aux voix; mais quand ce fut le moment de voter, un des sonneurs vint voir s'il n'y avait personne aux écoutes, et force me fut de me cacher et de descendre aussitôt, crainte d'être surpris en une faute ou j'aurais eu de la honte sans excuse; car rien ne pouvait plus me donner à penser que mes amis eussent besoin de mon aide en une réunion si tranquille.
Je retrouvai en bas mes jeunes gens et beaucoup d'autres de ma connaissance, qui s'étaient attablés, faisant fête et compliment à Joseph. Le fils Carnat était seul et triste en un coin, oublié et humilié au possible. Le carme était là aussi, sous la cheminée, s'enquérant auprès de la Mariton et de Benoît de ce qui se passait en leur logis. Quand il fut au fait, il approcha de la plus grande table où chacun voulait trinquer avec Joseph et le questionner sur le pays où il avait appris ses talents.
—Ami Joseph, dit le frère Nicolas, nous sommes de connaissance, et je vous veux complimenter aussi sur l'applaudissement que vous venez d'avoir, à bon droit, céans. Mais permettez-moi de vous remontrer qu'il est généreux autant que sage de consoler les vaincus, et qu'à votre place, je ferais avance d'amitié au fils Carnat, que je vois là, bien triste et bien seul.
Le carme parla ainsi d'une façon à n'être entendu que de Joseph et de quelques autres qui l'avoisinaient, et je pensai qu'il le faisait autant par conseil de son bon cœur que par incitation de la mère à Joseph, qui eût souhaité voir revenir les Carnat de leur aversion pour lui.
La manière dont le carme en appelait à la générosité de Joseph flatta ce garçon dans son amour-propre.
—Vous avez raison, père Nicolas, fit-il; et, d'une voix élevée:
—Allons, François, dit-il au fils Carnat, pourquoi bouder les amis? Tu n'as pas si bien joué que tu es en état de le faire, j'en suis certain; mais tu auras ta revanche une autre fois; et, d'ailleurs, le jugement n'en est pas encore porté. Ainsi, au lieu de nous tourner le dos, viens boire avec nous, et tenons-nous aussi tranquilles que deux bœufs attelés au même charroi.
Chacun approuva Joseph, et Carnat, craignant de paraître trop jaloux, accepta son offre et vint s'asseoir non loin de lui. C'était bien jusque-là; mais Joseph ne se put défendre de marquer combien il estimait mieux son savoir que celui des autres, et, dans les honnêtetés qu'il fit à son concurrent, il prit des airs de protection qui le blessèrent d'autant plus.
—Tu parles comme si tu tenais la maîtrise, dit Carnat, qui était pâle et hautain, et tu ne tiens rien encore. Ce n'est pas toujours au plus subtil de ses doigts et au plus adroit de ses inventions que ceux qui s'y connaissent donnent la meilleure part. C'est quelquefois à celui qui est le mieux connu et le mieux estimé au pays, et qui, par là, promet un bon camarade aux autres ménétriers.
—Oh! je m'y attends bien, répliqua Joseph. J'ai été longtemps absent, et, encore que je me pique de mériter autant d'estime qu'un autre, par ma conduite, je sais de reste qu'on se rejettera sur la mauvaise raison que je suis peu connu. Eh bien, ça m'est égal, François! Je ne m'attendais point à trouver ici une assemblée de vrais musiciens, capables de me juger, et assez amis du beau savoir pour préférer mon talent à leurs intérêts et à leurs accointances. Tout ce que je souhaitais, c'était de me faire entendre et juger devant ma mère et mes amis, par les oreilles saines et les gens raisonnables. À présent, je me moque bien de vos beugleurs de musette criarde! Je crois, Dieu me pardonne, que je serais plus fier de leur refus que de leur agrément.
Le carme observa doucement à Joseph qu'il ne parlait pas d'une manière sage.—Il ne faut point récuser les juges qu'on a demandés librement, lui dit-il, et l'orgueil gâte toujours le plus beau mérite..
—Laissez-lui son orgueil, reprit Carnat. Je ne suis point jaloux de celui qu'il peut montrer. Il lui faut bien un peu de talent pour se consoler de ses autres disgrâces, car c'est de lui qu'on peut dire: Beau joueur, bien joué.
—Qu'est-ce que vous entendez par là? dit Joseph en posant son verre et le regardant entre les yeux.
—Je n'ai pas besoin de le dire, répondit l'autre. Tout le monde ici l'entend de reste.
—Mais je ne l'entends point, moi; et comme c'est à moi que vous parlez, je vous citerai comme lâche si vous craignez de vous expliquer.
—Oh! je peux bien te dire en face, reprit Carnat, une chose qui n'est point faite pour t'offenser; car il n'y a peut-être pas plus de ta faute à être malheureux en amour, qu'il n'y en a eu de la mienne à être malheureux, ce soir, en musique.
—Allons, allons! dit un des jeunes gens qui se trouvaient là, laissons la Josette tranquille. Elle a trouvé un épouseux, ça ne regarde plus personne.
—Et m'est avis, ajouta un autre, que ce n'est point Joseph qui est joué dans cette histoire-là, mais bien celui qui va endosser son ouvrage.
—De qui parlez-vous? s'écria Joseph, comme pris de vertige. Qui appelez-vous Josette? et quel méchant badinage prétendez-vous me faire?
—Taisez-vous! s'écria la Mariton, rouge et tremblante de colère et de chagrin, comme elle était toujours quand on accusait Brulette. Je voudrais que toutes vos méchantes langues fussent arrachées et clouées à la porte de l'église!
—Parlons plus bas, dit un des jeunes gens; vous savez bien que la Mariton n'entend pas qu'on médise de la bonne amie à son Joset. Les belles se soutiennent entre elles, et celle-ci n'est pas encore trop mûre pour perdre sa voix au chapitre.
Joseph s'évertuait à comprendre de quoi on l'accusait ou le raillait.
—Explique-moi donc ça, me disait-il en me tiraillant le bras. Ne me laisse pas sans défense ou sans réponse.
J'allais m'en mêler, encore que je me fusse interdit d'entrer dans aucune dispute où ne seraient point le grand bûcheux et son fils, lorsque François Carnat me coupa la parole:
—Eh mon Dieu! fit-il à Joseph en ricanant, Tiennet ne t'en dira pas plus que je t'en ai écrit.
—C'est donc de cela que vous parlez? dit Joseph. Eh bien, je jure que vous êtes un menteur, et que vous avez écrit et signé un faux témoignage. Jamais...
—Bon, bon, reprit Carnat. Tu as pu faire ton profit de ma lettre, et si, comme l'on croit, tu étais l'auteur de l'enfant, tu n'as pas été trop sot d'en repasser la propriété à un ami. C'est un ami bien fidèle, puisqu'il est là-haut occupé à te soutenir dans le conseil. Mais si, comme je le pense, moi, tu es venu pour réclamer ton droit, et qu'on te l'ait refusé, ainsi qu'il résulterait d'une scène bien drôle qui a été vue de loin et qui a eu lieu au château du Chassin...
—Quelle scène? dit le carme. Il faut vous expliquer, jeune homme, car j'en étais peut-être le témoin, et je veux savoir de quelle manière vous racontez les choses.
—Comme vous voudrez, répondit Carnat. Je la dirai comme je l'ai vue de mes yeux, sans entendre les discours qui s'y faisaient, mais vous en donnerez l'explication comme vous pourrez. Vous saurez donc, vous autres, que, le dernier jour du mois passé, Joseph, s'étant levé de bon matin pour porter un mai à la porte de Brulette, et y ayant vu un gros gars d'environ deux ans qui ne peut être que le sien, le voulut réclamer sans doute, puisqu'il le prit pour l'emporter et qu'il s'ensuivit une dispute, où son ami le bûcheux bourbonnais, le même qui est là-haut avec son père, et qui épouse la Brulette dimanche qui vient, lui porta de bons coups, et puis embrassa la mère et l'enfant; après quoi Joset l'ébervigé fut mis en douceur à la porte et n'y est point retourné du depuis. Or, voilà la plus belle histoire que j'aie jamais vue. Arrangez-la comme vous voudrez. C'est toujours un enfant qui se voit disputé par deux pères, et une fille qui, au lieu de se donner au premier enjôleur, le chasse à coups de pied comme indigne ou incapable d'élever l'enfant de ses œuvres.
Au lieu de répondre, comme il s'en était vanté, à cette accusation, le père Nicolas était retourné vers la cheminée, et parlait bas, mais vivement, avec Benoît. Joseph était si saisi de voir interpréter de la sorte une aventure dont, après tout, il ne pouvait dire le fin mot, qu'il cherchait autour de lui quelqu'un pour l'y aider, et la Mariton étant sortie de la chambre comme une folle, il ne restait que moi pour rembarrer Carnat. Son discours avait occasionné de l'étonnement, et personne ne songeait à défendre Brulette, contre laquelle il y avait toujours un gros dépit. J'essayai de prendre son parti; mais Carnat m'interrompit aux premiers mots.
—Oh! tant qu'à toi, le cousin, fit-il, personne ne t'accuse; tu peux y être de bonne foi, encore qu'on sache que tu t'es entremis pour attraper le monde en apportant au pays l'enfant déjà élevé dans le Bourbonnais. Mais tu es si simple, que tu n'y as peut-être vu que du feu. Le diable me punisse, ajoute-t-il en s'adressant à l'assistance, si ce garçon-là n'est pas sot comme un panier. Il est capable d'avoir servi de parrain à l'enfant, croyant faire le baptême d'une cloche. Il aura été dans le Bourbonnais pour voir son filleul, et on lui aura prouvé qu'il avait poussé dans le cœur d'un chou. Il l'aura apporté chez lui dans une besace, pensant mettre, le soir, un chebril à la broche. Enfin, il est si valet et si bon cousin à la fille, que si elle lui avait voulu faire entendre que le gros Charlot lui ressemble, il s'en serait trouvé content.
Vingt-neuvième veillée.
J'avais beau répondre et protester en me fâchant, on était plus en train de rire que de m'écouter, et ça été de tout temps une grande amusette pour les garçons éconduits, de médire d'une pauvre fille. On se dépêche de l'abîmer, sauf à en revenir plus tard, si l'on voit qu'elle ne le méritait point.
Mais, au milieu du bruit des mauvaises paroles, on entendit une voix forte, que la maladie avait un peu diminuée, mais qui était encore capable de couvrir toutes celles d'un cabaret en rumeur. C'était le maître du logis, habitué de longue date à gouverner les orages du vin et les vacarmes de la bombance.
—Tenez vos langues, dit-il, et m'écoutez, ou, dussé-je fermer la maison pour toujours, je vous ferai sortir à l'instant même. Tâchez de vous taire sur le compte d'une fille de bien, que vous ne décriez que pour l'avoir trouvée trop sage. Et, quant aux véritables parents de l'enfant qui a donné lieu à tant d'histoires, dites-leur donc enfin, bien en face, le blâme que vous leur destinez, car les voilà devant vous. Oui! dit-il en attirant contre lui la Mariton qui pleurait, tenant Charlot dans ses bras, voilà la mère de mon héritier, et voilà mon fils reconnu par mon mariage avec cette brave femme. Si vous m'en demandez la date bien au juste, je vous répondrai que Vous ayez à vous mêler de vos affaires; mais pourtant, à celui qui aurait de bonnes raisons pour me questionner, je pourrais montrer des actes qui prouvent que j'ai toujours reconnu l'enfant pour mien, et qu'avant sa naissance, sa mère était déjà ma légitime épouse, encore que la chose fût tenue cachée.
Il se fit un grand silence d'étonnement, et Joseph, qui s'était levé aux premiers mots, resta debout comme changé en pierre. Le moine, qui vit du doute, de la honte et de la colère dans ses yeux, jugea à propos de donner quelques explications de plus. Il nous apprit que Benoît avait été empêché de rendre son mariage public par l'opposition d'un parent à succession qui lui avait prêté des fonds pour son commerce, et qui aurait pu le ruiner en lui en demandant la restitution. Et comme la Mariton craignait d'être attaquée dans sa renommée, surtout à cause de son fils Joseph, elle avait caché la naissance de Charlot et l'avait mis en nourrice à Sainte-Sevère; mais, au bout d'un an, elle l'avait trouvé si mal éduqué, qu'elle avait prié Brulette de s'en charger, comptant que nulle autre n'en aurait autant de soin. Elle n'avait point prévu que cela ferait du tort à cette jeunesse, et quand elle l'avait su, elle avait voulu reprendre l'enfant; mais la maladie de Benoît avait fait empêchement, et Brulette, d'ailleurs, s'y était si bien attachée, qu'elle n'avait point voulu s'en séparer.
—Oui, oui, dit vivement la Mariton, la pauvre âme qu'elle est! elle m'a montré son courage dans l'amitié. «Vous avez assez de peine comme cela, me disait-elle, s'il faut que vous perdiez votre mari, et que peut-être votre mariage soit attaqué ensuite par sa famille. Il est trop malade pour que vous puissiez souhaiter qu'il se mette dans les grands embarras qui résulteraient, à présent, de la déclaration de votre mariage. Ayez patience, et ne le tuez point par des soucis d'affaires. Tout s'arrangera à vos souhaits, si Dieu vous fait la grâce qu'il en revienne.»
—Et si j'en suis revenu, ajouta Benoît, c'est par les soins de cette digne femme, qui est ma femme, et par la bonté d'âme de la jeune fille en question, qui s'est exposée patiemment au blâme et à l'insulte, plutôt que de me pousser à ma ruine en trahissant nos secrets. Mais voilà encore un fidèle ami, ajouta-t-il en montrant le carme, un homme de tête, d'action et de franche parole, qui a été mon camarade d'école, dans le temps que j'étais élevé à Montluçon. C'est lui qui a été trouver mon vieux diable d'oncle, et qui à la fin, pas plus tard que ce matin, l'a fait consentir à mon mariage avec ma bonne ménagère. Et quand il a eu lâché la promesse qu'il me laisserait ses fonds et son héritage, on lui a avoué que le prêtre y avait déjà passé, et on lui a présenté le gros Charlot, qu'il a trouvé beau garçon et bien ressemblant à l'auteur de ses jours.
Ce contentement de Benoît fit revenir la gaieté, et chacun fut frappé de cette ressemblance dont, pourtant, on ne s'était point avisé jusque-là, moi pas plus que les autres.
—Par ainsi, Joseph, dit encore l'aubergiste, tu peux et dois aimer et respecter ta mère, comme je l'aime et la respecte. Je fais serment ici que c'est la plus courageuse et la plus secourable chrétienne qu'il y ait auprès d'un malade, et que je n'ai jamais eu une heure d'hésitation dans ma volonté de déclarer tôt ou tard ce que je déclare aujourd'hui. Nous voilà assez bien dans nos affaires, Dieu merci, et comme j'ai juré à elle et à Dieu que je remplacerais le père que tu as perdu, si tu veux demeurer avec nous, je t'associerai à mon commerce et te ferai faire de bons profits. Tu n'as donc pas besoin de te jeter dans le cornemusage, puisque ta mère y voit des inconvénients pour toi et des inquiétudes pour elle. Ton idée était de lui assurer un sort. Ça ne regarde plus que moi, et mêmement je m'offre à assurer le tien. Nous écouteras-tu, à la fin, et renonceras-tu à ta damnée musique? Ne veux-tu point demeurer en ton pays, vivre en famille, et rougirais-tu d'avoir un aubergiste honnête homme pour ton beau-père?
—Vous êtes mon beau-père, cela est certain, répondit Joseph sans marquer ni joie ni tristesse, mais se tenant assez froidement sur la défensive; vous êtes honnête homme, je le sais, et riche je le vois: si ma mère se trouve heureuse avec vous...
—Oui, oui, Joseph! la plus heureuse du monde, aujourd'hui surtout! s'écria la Mariton en l'embrassant, car j'espère que tu ne me quitteras plus.
—Vous vous trompez, ma mère, répondit Joseph. Vous n'avez plus besoin de moi, et vous êtes contente. Tout est bien. Vous étiez le seul devoir qui me rappelât au pays, il ne m'y restait plus que vous à aimer, puisque Brulette, il est bon pour elle que tout le monde l'entende aussi de ma bouche, n'a jamais eu pour moi que les sentiments d'une sœur. À présent me voilà libre de suivre ma destinée, qui n'est pas bien aimable, mais qui m'est trop bien marquée pour que je ne la préfère point à tout l'argent du commerce et à toutes les aises de la famille. Adieu donc, ma mère! Que Dieu récompense ceux qui vous donneront le bonheur; moi, je n'ai plus besoin de rien, ni d'état en ce pays, ni de brevet de maîtrise octroyé par des ignorants mal intentionnés pour moi. J'ai mon idée et ma musette qui me suivront partout, et tout gagne-pain me sera bon, puisque je sais qu'en tous lieux je me ferai connaître sans autre peine que celle de me faire entendre.
Comme il disait cela, la porte de l'escalier s'ouvrit et toute l'assemblée des sonneurs rentra en silence. Le père Carnat réclama l'attention de la compagnie, et, d'un air joyeux et décidé qui étonna bien tout le monde, il dit:
—François Carnat, mon fils, après examen de vos talents et discussion de vos droits, vous avez été déclaré trop novice pour recevoir la maîtrise. On vous engage donc à étudier encore un bout de temps sans vous dégoûter, à seules fins de vous représenter plus tard au concours qui vous sera peut-être plus favorable. Et vous, Joseph Picot, du bourg de Nohant, le conseil des maîtres sonneurs du pays vous fait assavoir que, par vos talents sans pareils, vous êtes reçu maître sonneur de première classe, sans exception d'une seule voix.
—Allons! répondit Joseph, qui resta comme indifférent à cette belle victoire et à l'approbation qui y fut donnée par tous les assistants, puisque la chose a tourné ainsi, je l'accepte, encore que, n'y comptant point, je n'y tinsse guère.
La hauteur de Joseph ne fut approuvée de personne, et le père Carnat se dépêcha de dire, d'un air où je trouvai beaucoup de malice déguisée:—Il paraîtrait, Joseph, que vous souhaitez vous en tenir à l'honneur et au titre, et que votre intention n'est pas de prendre rang parmi les ménétriers du pays?
—Je n'en sais rien encore, répondit Joseph, par bravade assurément, et pour ne pas contenter trop vite ses juges: j'y donnerai réflexion.
—Je crois, dit le jeune Carnat à son père, que toutes ses réflexions sont faites, et qu'il n'aura pas le courage d'aller plus avant.
—Le courage? dit vivement Joseph: et quel courage faut-il, s'il vous plaît?
Alors le doyen des sonneurs, qui était le vieux Paillou, de Verneuil, dit à Joseph:
—Vous n'êtes pas sans savoir, jeune homme, qu'il ne s'agit pas seulement de sonner d'un instrument pour être reçu en notre compagnie, mais qu'il y a un catéchisme de musique qu'il faut connaître et sur lequel vous serez questionné, si toutefois vous vous sentez l'instruction et la hardiesse pour y répondre. Il y a encore des engagements à prendre. Si vous n'y répugnez point, il faut vous décider avant une heure et que la chose soit terminée demain matin.
—Je vous entends, dit Joseph; il y a les secrets du métier, les conditions et les épreuves. Ce sont de grandes sottises, autant que je peux croire, et la musique n'y entre pour rien, car je vous défierais bien de répondre, sur ce point, à aucune question que je pourrais vous faire. Par ainsi, celles que vous me prétendez adresser ne rouleront pas sur un sujet auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles d'un étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes.
—Si vous le prenez ainsi, dit Renet, le sonneur de Mers, nous voulons bien vous laisser croire que vous êtes un grand savant et que nous sommes des ânes. Soit! Gardez vos secrets, nous garderons les nôtres. Nous ne sommes point pressés de les dire à qui en fait mépris. Mais alors, souvenez-vous d'une chose: voilà votre brevet de maître sonneur, qui vous est délivré par nous, et où rien ne manque, de l'avis de ces sonneurs bourbonnais, vos amis, qui l'ont rédigé et signé avec nous tous. Vous êtes libre d'aller exercer vos talents où ils feront besoin et où vous pourrez; mais il vous est défendu d'y essayer dans l'étendue des paroisses que nous exploitons et qui sont au nombre de cent cinquante, selon la distribution qui en a été faite entre nous, et dont la liste vous sera donnée. Et si vous y contrevenez, nous sommes obligés de vous avertir que vous n'y serez souffert de gré ni de force, et que la chose sera toute à vos risques et périls.
Ici la Mariton prit la parole.
—Vous n'avez pas besoin de lui faire des menaces, dit-elle, et pouvez le laisser à son humeur, qui est de cornemuser sans y chercher de profit. Il n'a pas besoin de ça, Dieu merci, et n'a pas, d'ailleurs, la poitrine assez forte pour faire état de ménétrier. Allons, Joseph, remercie-les de l'honneur qu'ils te donnent et ne les chagrine point dans leurs intérêts. Que ce soit une convention vitement réglée, et voilà mon homme qui en fera les frais, avec un bon quartaut de vin d'Issoudun ou de Sancerre, au choix de la compagnie.
—À la bonne heure, répondit le vieux Carnat. Nous voulons bien que la chose en reste là. Ce sera le mieux pour votre garçon, car il ne faut être ni sot ni poltron pour se frotter aux épreuves, et m'est avis que le pauvre enfant n'est point taillé pour y passer.
—C'est ce que nous verrons! dit Joseph, se laissant prendre au piége, malgré les avertissements que lui donnait tout bas le grand bûcheux. Je réclame les épreuves, et comme vous n'avez pas le droit de me les refuser, après m'avoir délivré le brevet, je prétends être ménétrier si bon me semble, ou, tout au moins, vous prouver que je n'en serai empêché par aucun de vous.
—Accordé! dit le doyen, laissant voir, ainsi que Carnat et plusieurs autres, la méchante joie qu'ils y prenaient. Nous allons nous préparer à la fête de votre réception, l'ami Joseph; mais songez qu'il n'y a point à en revenir, à présent, et que vous serez tenu pour une poule mouillée et pour un vantard si vous changez d'avis.
—Marchez, marchez! dit Joseph. Je vous attends de pied ferme.
—C'est nous, lui dit Carnat près de l'oreille, qui vous attendrons au coup de minuit.
—Où? dit encore Joseph avec beaucoup d'assurance.
—À la porte du cimetière, répondit tout bas le doyen; et, sans vouloir accepter le vin de Benoît ni entendre les raisons de sa femme, ils s'en allèrent tous ensemble, promettant malheur à qui les suivrait ou les espionnerait dans leurs mystères.
Le grand bûcheux et Huriel les suivirent sans dire un mot de plus à Joseph, d'où je vis que, s'ils étaient contraires au mal qui lui était souhaité par les autres sonneurs, ils n'en regardaient pas moins comme un devoir sérieux de ne lui donner aucun avertissement et de ne trahir en rien le secret de la corporation.
Malgré les menaces qui avaient été faites, je ne me gênai point pour les suivre, à distance, sans autre précaution que celle de m'en aller par le même chemin, les mains dans les poches et sifflant, comme qui n'aurait eu aucun souci de leurs affaires. Je savais bien qu'ils ne me laisseraient point assez approcher pour entendre leurs manigances; mais je voulais voir de quel côté ils prétendaient s'embusquer, afin de chercher le moyen d'en approcher plus tard sans être observé.
Dans cette idée, j'avais fait signe à Léonard de garder les autres au cabaret, jusqu'à ce que je revinsse les avertir; mais ma poursuite ne fut pas longue. L'auberge était dans la rue qui descend à la rivière et qui est aujourd'hui route postale sur Issoudun. Dans ce temps-là, c'était un petit casse-cou étroit et mal pavé, bordé de vieilles maisons à pignons pointus et a croisillons de pierre. La dernière de ces maisons a été démolie l'an passé. De la rivière, qui arrosait le mur en contre-bas de l'auberge du Bœuf couronné, on montait, raide comme pique, à la place, qui était, comme aujourd'hui, cette longue chaussée raboteuse plantée d'arbres, bordée à gauche par des maisons fort anciennes, à droite par le grand fossé, alors rempli d'eau, et la grande muraille alors bien entière du château. Au bout, l'église finit la place, et deux ruelles descendent l'une à la cure, l'autre le long du cimetière. C'est par celle-là que tournèrent les cornemuseux. Ils avaient environ une bonne portée de fusil en avance sur moi, c'est-à-dire le temps de suivre la ruelle qui longe le cimetière, et de déboucher dans la campagne, par la poterne de la tour des Anglais, à moins qu'ils ne fissent choix de s'arrêter en ce lieu, ce qui n'était guère commode, car le sentier, serré à droite par le fossé du château, et de l'autre côté par le talus du cimetière, ne pouvait laisser passer qu'une personne à la fois.
Quand je jugeai qu'ils devaient avoir gagné la poterne, je tournai l'angle du château par une arcade qui, dans ce temps-là, donnait passage aux piétons sous une galerie servant aux seigneurs pour se rendre à l'église paroissiale.
Je me trouvai seul dans cette ruelle, où, passé soleil couché, aucun chrétien ne se risquait jamais, tant pour ce qu'elle côtoyait le cimetière, que parce que le flanc nord du château était mal renommé. On parlait de je ne sais combien de personnes noyées dans le fossé du temps de la guerre des Anglais, et mêmement on jurait d'y avoir entendu siffler la cocadrille dans les temps d'épidémie.
Vous savez que la cocadrille est une manière de lézard qui paraît tantôt réduit pas plus gros que le petit doigt, tantôt gonflé, par le corps, à la taille d'un bœuf et long de cinq à six aunes. Cette bête, que je n'ai jamais vue, et dont je ne vous garantis point l'existence, est réputée vomir un venin qui empoisonne l'air et amène la peste.
Encore que je n'y crusse pas beaucoup, je ne m'amusai point dans ce passage, où le grand mur du château et les gros arbres du cimetière ne laissaient guère percer la clarté du ciel. Je marchai vite, sans trop regarder à droite ni à gauche, et sortis par la poterne des Anglais, dont il ne reste pas aujourd'hui pierre sur pierre.
Mais là, malgré que la nuit fût belle et la lune levée, je ne vis, ni auprès ni au loin, trace des dix-huit personnes que je suivais. Je questionnai tous les alentours, j'avisai jusque dans la maison du père Bégneux, qui était la seule habitation où ils auraient pu entrer. On y dormait bien tranquillement, et, soit dans les sentiers, soit dans le découvert, il n'y avait ni bruit, ni trace, ni aucune apparence de personne vivante.
J'augurai donc que la sonnerie mécréante était entrée dans le cimetière pour y faire quelque mauvaise conjuration, et, sans en avoir nulle envie, mais résolu à tout risquer pour les parents de Thérence, je repassai la poterne et rentrai dans la maudite rouelle aux Anglais, marchant doux, me serrant au talus dont je rasais quasiment les tombes, et ouvrant mes oreilles au moindre bruit que je pourrais surprendre.
J'entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les couleuvres siffler dans l'eau noire du fossé; mais ce fut tout. Les morts dormaient dans la terre aussi tranquilles que des vivants dans leurs lits. Je pris courage, pour grimper le talus et donner un coup d'œil dans le champ du repos. J'y vis tout en ordre, et de mes sonneurs, pas plus de nouvelles que s'ils n'y fussent jamais passés.
Je fis le tour du château. Il était bien fermé, et comme il était environ les dix heures, maîtres et serviteurs y dormaient comme des pierres.
Alors je retournai au Bœuf couronné, ne pouvant m'imaginer ce qu'étaient devenus les sonneurs, mais voulant faire cacher mes camarades dans la ruelle aux Anglais, puisque, de là, nous verrions bien ce qui arriverait à Joseph, à l'heure du rendez-vous donné à la porte du cimetière.
Je les trouvai sur le pont, délibérant de s'en retourner chez eux, et disant qu'ils ne voyaient plus aucun danger pour les Huriel, puisqu'ils s'étaient si bien entendus avec les autres dans le conseil de maîtrise. Pour ce qui regardait Joseph tout seul, ils ne s'en souciaient point et voulurent me détourner d'y prendre part. Je leur remontrai qu'à mon sens c'était dans les épreuves qui allaient se faire que le danger commençait pour tous les trois, puisque la mauvaise intention des sonneurs avait été bien visible, et que les Huriel allaient y secourir Joseph, selon leurs prévisions de la matinée.
—Êtes-vous donc déjà dégoûtés de l'entreprise? leur dis-je. Est-ce parce que nous ne sommes que huit contre seize? et ne vous sentez-vous point chacun du cœur pour deux?
—Comment comptez-vous? me dit Léonard. Croyez-vous que le grand bûcheux et son fils se mettent avec nous contre leurs confrères?
—Je comptais mal, lui répondis-je, car nous sommes neuf. Joseph ne se laissera point manger la laine sur le dos, si on lui chauffe trop les oreilles, et puisque les deux Huriel ont pris des armes, il me paraît bien certain que c'est pour le défendre, s'ils ne peuvent se faire écouter.
—Il ne s'agit pas de ça, reprit Léonard; nous ne serions que nous six, et ils seraient vingt contre nous, que nous irions encore sans les compter; mais il y a autre chose qui nous plaît moins que la bataille. On vient d'en causer au cabaret, chacun a raconté son histoire; le moine a blâmé ces pratiques-là comme impies et abominables; la Mariton a pris une peur qui a gagné tous les assistants, et, encore que Joseph ait ri de tout cela, nous ne pouvons pas être certains qu'il n'y ait quelque chose de vrai au fond. On a parlé d'aspirants cloués dans une bière, de brasiers où on les faisait choir, et de croix de fer rouge qu'on leur faisait embrasser. Ces choses-là, me paraissent trop fortes à croire; mais si j'étais sûr que ce fût tout, je saurais bien donner une bonne correction aux gens assez mauvais pour y contraindre un pauvre prochain. Malheureusement...
—Allons, allons, lui dis-je, je vois que vous vous êtes laissé épeurer. Qu'est-ce qu'il y a encore? Dites le tout, afin qu'on s'en moque ou qu'on s'en gare.
—Il y a, dit un des garçons, voyant que Léonard avait honte de tout confesser, que nous n'avons jamais vu la personne du diable, et qu'aucun de nous ne souhaite faire sa connaissance.
—Oh! oh! leur dis-je, voyant que tous étaient soulagés par cet aveu et allaient dire comme lui, c'est donc du propre Lucifer qu'il retourne? Eh bien, à la bonne heure! Je suis trop bon chrétien pour le redouter; je donne mon âme à Dieu, et je vous réponds de prendre aux crins, à moi tout seul, l'ennemi du genre humain, aussi résolument que je prendrais un bouc à la barbe. Il y a assez longtemps qu'il porte dommage à ceux qui le craignent: m'est avis qu'un bon gars qui l'écornerait lui ôterait la moitié de sa malice, et ça serait toujours autant de gagné.
—Ma foi, dit Léonard, honteux de sa crainte, si tu le prends comme ça, je n'y reculerai pas, et si tu lui casses les cornes, je veux, à tout le moins, tenter de lui arracher la queue. On dit qu'elle est bonne, et nous verrons bien si elle est d'or ou de chanvre.
Il n'y a si bon remède contre la peur que la plaisanterie, et je ne vous cache pas qu'en mettant la chose sur ce ton-là, je n'étais point du tout curieux de me mesurer avec Georgeon, comme chez nous on l'appelle. Je ne me sentais peut-être pas plus rassuré que les autres; mais, pour Thérence, je me serais jeté en la propre gueule du diable. Je l'avais promis; le bon Dieu lui-même ne m'eût point détourné de mon dessein.
Mais c'est mal parler. Le bon Dieu, tout au contraire, me donnait force et confiance, et, tant plus je me sentis angoissé dans cette nuit-là, tant plus je pensai à lui, et requis son aide.
Quand les autres camarades nous virent décidés, Léonard et moi, ils nous suivirent. Pour rendre la chose plus sûre, je retournai au cabaret, comptant y trouver d'autres amis qui, sans savoir de quoi il s'agissait, nous suivraient comme en partie de plaisir, et nous soutiendraient à l'occasion; mais l'heure était avancée, et il n'y avait plus au Bœuf couronné que Benoît qui soupait avec le carme, la Mariton qui faisait des prières, et Joseph qui s'était jeté sur un lit et dormait, je dois le dire, avec une tranquillité qui nous fit honte de nos hésitations.
—Je n'ai qu'une espérance, nous dit la Mariton en se relevant de sa prière, c'est qu'il laissera passer l'heure et ne se réveillera que demain matin.
—Voilà les femmes! répondit Benoît en riant; elles croient qu'il fait bon vivre au prix de la honte. Mais moi, j'ai donné à son garçon parole de le réveiller avant minuit, et je n'y manquerai point.
—Ah! vous ne l'aimez pas! s'écria la mère. Nous verrons si vous pousserez notre Charlot dans le danger, quand son tour viendra.
—Vous ne savez ce que vous dites, ma femme, répondit l'aubergiste. Allez dormir avec mon garçon; moi, je vous réponds de ne pas trop laisser dormir le vôtre. Je ne veux point qu'il me reproche de l'avoir déshonoré.
—Et d'ailleurs, dit le carme, quel danger voulez-vous, donc voir dans les sottises qu'ils vont faire? Je vous dis que vous rêvez, ma bonne femme. Le diable ne mange personne; Dieu ne le souffrirait point, et vous n'avez pas si mal élevé votre fils, que vous craigniez qu'il se veuille damner pour la musique? Je vous répète que les vilaines pratiques des sonneurs ne sont, après tout, que de l'eau claire, des badinages impies, dont les gens d'esprit savent fort bien se défendre, et il suffira à Joseph de se moquer des démons dont on lui va parler pour les mettre tous en fuite. Il ne faut pas d'autre exorcisme, et je vous réponds que je ne voudrais pas perdre une goutte d'eau bénite avec le diable qu'on lui montrera cette nuit.
Les paroles du carme mirent le cœur au ventre de mes camarades.
—Si c'est une farce, me dirent-ils, nous tomberons dessus et battrons en grange sur le mauvais esprit; mais ne ferons-nous point part à Benoît de notre dessein? Il nous aiderait peut-être?
—À vous dire vrai, répondis-je, je n'en sais rien. Il passe pour un très brave homme; mais on ne tient jamais le fin mot des ménages, surtout quand il y a des enfants d'un premier lit. Les beaux-pères ne les voient pas toujours d'un bon œil, et Joseph n'a pas été bien aimable, ce soir, avec le sien. Partons sans rien dire, ce sera le mieux, et l'heure n'est pas loin où il faut que nous soyons prêts.
Prenant alors le chemin de l'église, sans bruit et passant un à un, nous allâmes nous poster dans la rouette aux Anglais. La lune était si basse, que nous pouvions, en nous couchant le long du talus, n'être pas vus, quand même on eût passé tout près de nous. Mes camarades, étant étrangers au pays, n'avaient point pour cet endroit les répugnances que j'avais senties d'abord, et je pus les y laisser pour m'avancer et me cacher dans le cimetière; assez près de la porte pour voir ce qui entrerait, et assez près d'eux aussi: pour les prévenir au besoin.
Trentième veillée.
J'attendis assez longtemps, d'autant plus que les heures ne paraissent jamais courtes dans la triste compagnie des trépassés. Enfin minuit sonna à l'église, et je vis la tête d'un homme dépasser en dehors le petit mur du cimetière, tout auprès de la porte. Un bon quart d'heure se traîna encore sans que je visse ou entendisse autre chose que cet homme, ennuyé d'attendre, qui se mit à siffler un air bourbonnais, à quoi je reconnus que c'était Joseph, qui trompait sans doute l'espérance de ses ennemis en ne ressentant aucune frayeur du voisinage des morts.
Enfin, un autre homme, qui était collé contre la porte, en dedans, et que je n'avais pu voir à cause d'un gros buis qui me le masquait, passa vivement sa tête par-dessus le petit mur comme pour surprendre Joseph, qui ne bougea point et qui lui dit en riant:—Eh bien, père Carnat, vous êtes en retard, et, pour un peu, je me serais endormi à vous attendre. M'ouvrirez-vous la porte, ou dois-je entrer dans le jardin aux orties, par la brèche?
—Non, dit le vieux Carnat. Cela fâcherait le curé, et il ne faut point braver ouvertement les gens d'église. Je vais à toi.
Il enjamba par-dessus le mur, et dit à Joseph qu'il se fallait laisser couvrir la tête et les bras d'un sac très-épais, et marcher sans résistance.
—Faites, dit Joseph, d'un ton de moquerie et quasi de mépris.
Je les suivis de l'œil par-dessus le muret et les vis rentrer dans la rouette aux Anglais. Je coupai droit jusqu'au talus où étaient cachés mes jeunes gens; mais je n'en trouvai plus que quatre. Le plus jeune avait déguerpi tout doucement sans rien dire, et je n'étais pas sans crainte que les autres n'en fissent autant, car ils avaient trouvé le temps long, et ils me dirent avoir entendu, en ce lieu, des bruits singuliers qui leur semblaient venir de dessous terre.
Nous vîmes bientôt arriver Joseph, marchant sans y voir, et conduit par Carnat. Ils venaient sur nous, mais quittèrent le sentier à une vingtaine de pas. Carnat fit descendre Joseph jusqu'au bord du fossé, et nous pensâmes qu'il l'y voulait faire noyer. Aussi étions-nous déjà sur nos jambes, et prêts à empêcher cette traîtrise, lorsque nous vîmes que tous deux entraient dans l'eau, qui n'était point creuse en cet endroit, et gagnaient une arcade basse, au pied de la grande muraille du château, qui baignait dans le fossé. Ils y entrèrent, et ceci m'expliqua par où les autres avaient disparu quand je les avais si bien cherchés.
Il s'agissait de faire comme eux, et ça ne me paraissait guère malaisé; mais j'eus bien de la peine à y décider mes compagnons. Ils avaient ouï dire que les souterrains du château s'étendaient sous la campagne jusqu'à Déols, qui est à environ neuf lieues, et qu'une personne qui n'en connaîtrait pas les détours ne s'y pourrait jamais retrouver.
Je fus obligé de leur dire que je les connaissais très-bien, encore que je n'y eusse jamais mis le pied, et que je n'eusse aucune idée si c'était des celliers pour le vin, ou une ville sous terre, comme aucuns le prétendaient.
Je marchais le premier, sans voir seulement où je posais mes pieds, tâtant les murs qui faisaient un passage très-étroit et où il ne fallait guère lever la tête pour rencontrer la voûte.
Nous avancions comme cela depuis un bon moment, quand il se fit, au-dessous de nous, un vacarme comme si c'était quarante tonnerres roulant dans les cavernes du diable. Cela était si singulier et si épouvantable, que je m'arrêtai pour tâcher d'y comprendre quelque chose, et puis j'avançai vitement, ne voulant pas me laisser refroidir par l'imagination de quelque diablerie, et disant à mes camarades de me suivre; mais le bruit était trop fort pour qu'ils m'entendissent parler, et moi, pensant qu'ils étaient sur mes talons, j'avançai encore plus, jusqu'à ce que, n'entendant plus rien, et me retournant pour leur demander s'ils étaient là, je n'en reçus aucune réponse.
Comme je ne voulais point parler haut, je fis quatre ou cinq pas en retour de ceux que j'avais faits en avant. J'allongeai les mains, j'appelai avec précaution; adieu la compagnie, ils m'avaient laissé tout seul.
Je pensai que n'étant pas bien loin de l'entrée, je les rattraperais dedans ou dehors; je marchai donc plus vite et avec plus d'assurance, et repassai l'arcade par où j'étais entré, pour regarder et chercher tout le long de la rouette aux Anglais; mais il était arrivé de mes camarades comme des sonneurs, il semblait que la terre les eût dévorés.
J'eus comme un moment de malefièvre en songeant qu'il me fallait tout abandonner, ou rentrer dans ces maudites cavernes et m'y trouver tout seul aux prises avec les embûches et les frayeurs qui y attendaient Joseph. Mais je me demandai si, dans le cas où il ne s'agirait que de lui, je me retirerais tranquillement de son danger. Mon âme de chrétien m'ayant répondu que non, je demandai à mon cœur si l'amour de Thérence n'était pas aussi solide en lui que l'amour du prochain dans ma conscience, et la réponse que j'en reçus me fit repasser l'arcade noire et vaseuse bien résolûment et courir dans le souterrain, non pas aussi gai, mais aussi prompt que si c'eût été à ma propre noce.
Comme je tâtais toujours en marchant, je trouvai, sur ma droite, l'entrance d'une autre galerie que je n'avais point sentie la première fois en tâtant sur ma gauche, et je me dis que mes camarades, en se retirant, avaient dû la rencontrer et s'y engager, croyant aller à la sortie. Je m'y engageai pareillement, car rien ne me disait que mon premier chemin fût celui qui me rapprochait des sonneurs.
Je n'y retrouvai point mes camarades, mais quant aux sonneurs, je n'eus pas fait vingt-cinq pas que j'entendis leur vacarme de beaucoup plus près que je n'avais fait la première fois, et bientôt une clarté trouble me fit voir que je débouchais dans un grand caveau rond qui avait trois ou quatre sorties noires comme la gueule de l'enfer.
Je m'étonnai de voir clair ou peu s'en faut dans un endroit voûté où ne se trouvait aucun luminaire, et, me baissant, je reconnus que cette lueur venait du dessous et perçait le sol où je marchais. J'observai aussi que ce sol se renflait en voûte sous mes pieds, et, craignant qu'il ne fût point solide, je ne m'aventurai point au mitant, mais, suivant le mur, je m'avisai de plusieurs crevasses où, en me couchant par terre, je collai ma vue bien commodément et vis tout ce qui se passait dans un autre caveau rond, placé juste au-dessous de celui où j'étais.
C'était, comme j'ai su après, un ancien cachot, attenant à celui de la grande oubliette dont la bouche se voyait encore, il n'y a pas trente ans, dans les salles hautes du château. Je m'en doutai bien, à voir les débris d'ossements qu'on y avait dressés en manière d'épouvantail, avec des cierges de résine plantés dans des crânes au fond de l'enceinte. Joseph était là tout seul, les yeux débandés, les bras croisés, aussi tranquille que je l'étais peu, et paraissant écouter avec mépris le tintamarre des dix-huit musettes qui braillaient toutes ensemble, prolongeant la même note en manière de rugissement. Cette musique d'enragés venait de quelque cave voisine, où les sonneurs se tenaient cachés, et où, sans doute, ils savaient qu'un écho singulier trentuplait la résonnance; moi, qui n'en savais rien et qui ne m'en avisai que par réflexion, je pensai d'abord qu'il y avait là tous les cornemuseux du Berry, de l'Auvergne et du Bourbonnais rassemblés.
Quand ils se furent soûlés de faire ronfler leurs instruments, ils se mirent à pousser des cris et des miaulements qui, répétés par ces échos, paraissaient être ceux d'une grande foule mêlée d'animaux furieux de toute espèce; mais à tout cela, Joseph, qui était véritablement un homme comme j'en ai peu vu dans les paysans de chez nous, se contentait, de lever les épaules et de bâiller, comme ennuyé d'un jeu d'imbéciles.
Son courage passait en moi, et je commençais à vouloir rire de la comédie, quand un petit bruit me fît tourner la tête, et je vis, juste derrière moi, à l'entrée de la galerie par où j'étais venu, une figure qui me glaça les sens.
C'était comme un seigneur des temps passés, portant une cuirasse de fer, une pique bien affilée et des habits de cuir d'une mode qu'on ne voit plus. Mais le plus affreux de sa personne était sa figure, qui offrait la véritable ressemblance d'une tête de mort.
Je me remis un peu, me disant que c'était un déguisement pris par un de la bande pour éprouver Joseph; mais, en y pensant mieux, je vis que le danger était pour moi, puisque dans ce cas, me trouvant aux écoutes, il allait me faire un mauvais parti.
Mais, encore qu'il pût me voir comme je le voyais, il ne bougea point et resta planté à la manière d'un fantôme, moitié dans l'ombre, moitié dans la clarté qui venait d'en bas; et comme cette clarté allait et venait selon qu'on l'agitait, il y avait des moments où, ne le distinguant plus, je croyais l'avoir eu seulement dans ma tête; mais tout d'un coup, il reparaissait clairement, sauf ses jambes qui restaient toujours dans l'obscur, derrière une espèce de marche, de telle sorte que je m'imaginais le voir flotter comme une figure de nuages.
Je ne sais combien de minutes je passai à me tourmenter de cette vision, ne pensant plus du tout à épier Joseph, et craignant de devenir fou pour avoir tenté plus qu'il n'était en moi d'affronter. Je me souvenais d'avoir vu, dans les salles du château, une vieille peinture qu'on disait être le portrait d'un ancien guerrier bien mal commode, que le seigneur du lieu, lequel était son propre frère, avait fait jeter en l'oubliette. Le revêtissement de fer et de cuir que j'avais là devant moi, sur une figure de mort desséchée, était si ressemblant à celui de l'image peinte, que l'idée me venait bien naturellement d'une âme en colère et en peine, qui venait épier la profanation de son sépulcre, et qui, peut-être bien, en marquerait son déplaisir d'une manière ou de l'autre.
Ce qui me rendit mon calcul assez raisonnable, c'est que cette âme ne me disait rien et ne s'occupait point de moi, connaissant peut-être que je n'étais point là à mauvaises intentions contre sa pauvre carcasse.
Un bruit différent des autres arracha pourtant mes yeux du charme qui les retenait. Je regardai dans le caveau où était Joseph, et j'y vis une autre chose bien laide et bien étrange.
Joseph était toujours debout et assuré, en face d'un être abominable, tout habillé de peau de chien, portant des cornes dans une tête chevelue, avec une figure rouge, des griffes, une queue, et faisant toutes les sauteries et grimaces d'un possédé. C'était fort vilain à voir, et cependant je n'en fus pas longtemps la dupe, car il avait beau changer sa voix, il me semblait reconnaître celle de Doré-Fratin, le cornemuseux de Pouligny, un des hommes les plus forts et les plus batailleurs de nos alentours.
—Tu as beau répondre, disait-il à Joseph, que tu te ris de moi et que tu n'as aucune peur de l'enfer, je suis le roi des musiqueux et, sans ma permission, tu n'exerceras point que tu ne m'aies vendu ton âme.
Joseph lui répondit:—Qu'est-ce qu'un diable aussi sot que vous ferait de l'âme d'un musicien? Il ne s'en pourrait point servir.
—Fais attention à tes paroles, dit l'autre. Ne sais-tu point qu'il faut ici se donner au diable, ou être plus fort que lui?
—Oui, oui, répliqua Joseph. Je sais la sentence: il faut tuer le diable, ou que le diable vous tue.
Sur ce mot-là, je vis Huriel et son père sortir d'une voûte de côté et s'approcher du diable comme pour, lui parler; mais ils furent retenus par les autres sonneurs qui se montrèrent autour de lui; et Carnat le père, s'adressant à Joseph:
—On voit, lui dit-il, que tu ne redoutes pas les sortiléges et on t'en tiendra quitte, si tu te veux conformer à l'usage, qui est de battre le diable, en marque de refus que tu fais chrétiennement de te soumettre à lui.
—Si le diable veut être bien étrillé, répliqua Joseph, donnez-m'en la permission vitement, et il verra si sa peau est plus dure que la mienne. Quelles sont les armes?
—Aucune autre que les poings, répondit Carnat.
—C'est en franc jeu, j'espère? dit le grand bûcheux. Joseph ne prit pas le temps de s'en assurer, et encolèré du jeu qu'on faisait de lui, il sauta sur le diable, lui arracha sa coiffure et le prit au corps si résolument qu'il le jeta par terre et tomba dessus.
Mais il se releva aussitôt, et il me sembla qu'il poussait un cri de surprise et de souffrance; mais toutes les musettes se mirent à jouer, sauf celles d'Huriel et de son père, lesquels faisaient semblant, et regardaient le combat d'un air de doute et d'inquiétude.
Cependant Joseph roulait le diable et paraissait le plus fort; mais je trouvais en lui une rage qui ne me paraissait point naturelle et qui me faisait craindre que, par trop de violence, il ne se mît dans son tort. Les sonneurs semblaient l'y aider, car, au lieu de secourir leur camarade, trois fois renversé, ils tournaient autour de la lutte, sonnant toujours et frappant des pieds pour l'exciter à tenir bon.
Tout d'un coup, le grand bûcheux sépara les combattants en allongeant un coup de bâton sur les pattes du diable, et menaçant de faire mieux la seconde fois, si on ne l'écoutait parler. Huriel accourut à son côté, le bâton levé aussi, et tous les autres s'arrêtant de tourner et de sonner, il se fit un repos et un silence.
Je vis alors que Joseph, vaincu par la douleur, essuyait ses mains déchirées et sa figure couverte de sang, et que si Huriel ne l'eût retenu dans ses bras, il serait tombé sans connaissance, tandis que Doré-Fratin jetait son attirail, soufflait de chaud, et n'essuyait en ricanant que la sueur d'un peu de fatigue.
—Qu'est-ce à dire? s'écria Carnat, venant d'un air de menace contre le grand bûcheux. Êtes-vous un faux frère? De quel droit mettez-vous empêchement aux épreuves?
—J'y mets empêchement à mes risques et à votre honte, répliqua le grand bûcheux. Je ne suis pas un faux frère, et vous êtes de méchants maîtres, aussi traîtres que dénaturés. Je m'en doutais bien, que vous nous trompiez, pour faire souffrir et peut-être blesser dangereusement ce jeune homme! Vous le haïssez, parce que vous sentez qu'il vous serait préféré, et que là où il se ferait entendre, on ne voudrait plus vous écouter. Vous n'avez pas osé lui refuser la maîtrise, parce que tout le monde vous l'eût reproché comme une injustice trop criante; mais, pour le dégoûter de pratiquer dans les paroisses dont vous avez fait usurpation, vous lui rendez les épreuves si dures et si dangereuses qu'aucun de vous ne les aurait supportées si longtemps.
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit le vieux doyen, Pailloux de Verneuil, et les reproches que vous nous faites ici en présence d'un aspirant sont d'une insolence sans pareille. Nous ne savons pas comment on pratique la réception dans vos pays, mais ici, nous sommes dans nos coutumes et ne souffrirons pas qu'on les blâme.
—Je les blâmerai, moi, dit Huriel, qui étanchait toujours le sang de Joseph avec son mouchoir, et, l'ayant assis sur son genou, l'aidait à revenir. Ne pouvant et ne voulant vous faire connaître hors d'ici, à cause du serment qui me fait votre confrère, je vous dirai, au moins, en face, que vous êtes des bourreaux. Dans nos pays, on se bat avec le diable par pur amusement et en ayant soin de ne se faire aucun mal. Ici, vous choisissez le plus fort d'entre vous et vous lui laissez des armes cachées dont il cherche à crever les yeux et percer les veines. Voyez! ce jeune homme est abîmé, et, dans la colère où l'avait mis votre méchanceté, il s'y serait fait tuer, si nous ne l'eussions arrêté. Qu'en auriez-vous fait alors? Vous l'eussiez donc jeté en cette caverne d'oubli, où ont péri tant d'autres pauvres malheureux dont les ossements devraient se redresser pour vous reprocher d'être aussi méchants que vos anciens seigneurs?
Cette parole d'Huriel me rappela l'apparition que j'avais oubliée, et je me retournai pour voir si son invocation l'attirerait à lui. Je ne la vis plus, et pensai à trouver le chemin du caveau d'en bas, où, d'un moment à l'autre, je sentais bien devoir être utile à mes amis.
Je trouvai tout de suite l'escalier et le descendis, jusqu'à l'entrée, ou je ne songeai même pas à me tenir caché, tant il y avait là de dispute et de confusion, qui ne permettaient pas de faire attention à moi.
Le grand bûcheux avait ramassé la casaque de peau de bête, et montrait comme quoi elle était garnie de pointes, comme une carde à étriller les bœufs, et les mitaines que ce faux diable portait encore avaient, à la paume des mains, de bons clous bien assujettis, la pointe en dehors. Les autres étaient furieux de se voir blâmer devant Joseph.—Voilà bien du bruit pour des égratignures, disait Carnat. N'est-il point dans l'ordre que le diable ait des ongles! et cet innocent, qui l'a attaqué sans prudence, ne savait-il point qu'on ne joue pas avec lui sans s'y faire échaffrer un peu le museau? Allons, allons, ne le plaignez point tant, ce n'est rien; et puisqu'il en a assez, qu'il se retire et confesse qu'il n'est point de force à se divertir avec nous; partant, qu'il ne saurait être de notre compagnie en aucune manière.
—J'en serai! dit Joseph, qui, en s'arrachant des bras d'Huriel, montra qu'il avait la poitrine ensanglantée et sa chemise déchirée. J'en serai malgré vous! J'entends que la bataille recommence, et il faudra que l'un de nous reste ici.
—Et moi, je m'y oppose, dit le grand bûcheux, et j'ordonne que ce jeune homme soit déclaré vainqueur, ou bien je jure d'amener dans ce pays une bande de sonneurs, qui feront connaître la manière de se comporter, et y rétabliront la justice.
—Vous? dit Fratin, en tirant une manière d'épieu de la ceinture. Vous pourrez le faire, mais non pas sans porter de nos marques, à seules fins qu'on puisse donner foi à vos rapports.
Le grand bûcheux et Huriel se mirent en défense. Joseph se jeta sur Fratin pour lui arracher son épieu, et je ne fis qu'un saut pour les joindre; mais, devant qu'on eût pu échanger des coups, la figure qui m'avait tant troublé se montra sur le seuil de l'oubliette; étendit sa pique et s'avança d'un pas qui suffit pour donner la frayeur aux malintentionnés. Et, comme on s'arrêtait, morfondu de crainte et d'étonnement, on entendit une voix plaintive, qui récitait la prose des morts dans le fond de l'oubliette.
C'en fut assez pour démonter la confrérie, et l'un des sonneurs s'étant écrié: «Les morts! les morts qui se lèvent!» tous prirent la fuite, pêle-mêle, criant et se poussant, par toutes les issues, sauf celle de l'oubliette, où apparaissait une autre figure couverte d'un suaire, toujours psalmodiant de la manière la plus lamentable qui se puisse imaginer. Si bien qu'en une minute, nous nous trouvâmes sans ennemis, le guerrier ayant jeté son casque et son masque, et nous montrant la figure réjouie de Benoît, tandis que le carme, déroulant son suaire, se tenait les côtes à force de rire.
—Que le bon Dieu me pardonne la mascarade! disait-il; mais je l'ai faite à bonne intention, et il me semble que ces coquins méritaient qu'on leur donnât une bonne leçon, pour leur apprendre à se moquer du diable, dont ils ont plus de peur que ceux à qui ils le font voir.
—J'en étais bien sûr, moi, disait Benoît, qu'en voyant notre comédie, ils trembleraient au beau milieu de la leur.
Mais alors, avisant le sang et les blessures de Joseph, il s'inquiéta de lui et lui montra tant d'intérêt, que cela, joint au secours qu'il lui apportait, me prouva son amitié pour lui et son bon cœur, dont j'avais douté.
Tandis que nous nous assurions que Joseph n'avait pas de mal trop profond, le carme nous racontait comme quoi le sommelier du château lui avait dit avoir coutume de permettre aux sonneurs et autres joyeuses confréries de faire leurs cérémonies dans les souterrains. Ceux où nous étions se trouvaient assez distants des bâtiments habités par la demoiselle dame de Saint-Chartier, pour qu'elle n'entendît pas le bruit, et, dans tous les cas, elle n'eût fait qu'en rire, car on n'imaginait point qu'il s'y pût mêler de la méchanceté; mais Benoît, qui se doutait de quelque mauvais dessein, avait demandé au même sommelier un déguisement et les clefs des souterrains, et c'est ainsi qu'il se trouvait là si à point pour écarter le danger.
—Eh bien, lui dit le grand bûcheux, merci pour votre assistance; mais je regrette que l'idée vous en soit venue, car ces gens sont capables de m'accuser de l'avoir réclamée, et, par là, d'avoir trahi les secrets de mon métier. Si vous m'en croyez, nous partirons sans bruit, et leur laisserons croire qu'ils ont vu des fantômes.
—D'autant plus, dit Benoît, que leur rancune pourrait me retirer leur consommation, qui n'est pas peu de chose. Pourvu qu'ils n'aient point reconnu Tiennet? Et comment diable, à propos, Tiennet se trouve-t-il là?
—Ne l'avez-vous pas amené? dit Huriel.
—Vraiment non, répondis-je. Je suis venu pour mon compte, à cause de toutes les histoires qu'on faisait sur vos diableries. J'étais curieux de les voir; mais je vous jure qu'ils avaient l'esprit trop égaré et la vue trop trouble pour me reconnaître.
Nous allions partir, quand des bruits de voix écolérées et des tumultes sourds, comme ceux d'une querelle, se firent entendre.
—Oui-dà! dit le carme, qu'y a-t-il encore? Je crois qu'ils reviennent et que nous n'en avons pas uni avec eux. Et vile! reprenons nos déguisements!
—Laissez faire, dit Benoît, prêtant l'oreille; je vois ce que c'est. J'ai rencontré, en venant ici par les caves du château, quatre ou cinq gaillards dont un m'est connu. C'est Léonard, votre ouvrier bourbonnais, père Bastien. Ces jeunes gens venaient aussi par curiosité sans doute; mais ils s'étaient égarés dans les caveaux et n'étaient pas bien rassurés. Je leur ai donné ma lanterne en leur disant de m'attendre. Ils auront été rencontrés par les sonneurs en déroute, et ils s'amusent à leur donner la chasse.
—La chasse pourrait bien être pour eux, dit Huriel, s'ils ne sont pas en nombre. Allons-y voir!
Nous nous y disposions, quand les pas et le bruit se rapprochant, nous vîmes rentrer Carnat, Doré-Fratin et une bande de huit autres qui, ayant, en effet, échangé quelques bonnes tapes avec mes camarades, étaient revenus de leur poltronnerie et comprenaient qu'ils avaient affaire à de bons vivants. Ils se retournèrent contre nous, accablant les Huriel de reproches pour les avoir trahis et fait tomber dans une embûche. Le grand bûcheux s'en défendit, et le carme voulut mettre la paix en prenant tout sur son compte et en leur reprochant leurs torts; mais ils se sentaient en force, parce qu'à tout moment il en arrivait d'autres pour les soutenir, et quand ils se virent à peu près au complet, ils élevèrent le ton et commencèrent à passer des insultes aux menaces et des menaces aux coups. Sentant qu'il n'y avait pas moyen d'éviter la rencontre, d'autant plus qu'ils avaient bu beaucoup d'eau-de-vie pendant les épreuves et ne se connaissaient plus guère, nous nous mîmes en défense, serrés les uns contre les autres, et faisant face à l'ennemi de tous côtés, comme se tiennent les bœufs quand une bande de loups les attaque au pâturage. Le carme y ayant perdu sa morale et son latin, y perdit aussi sa patience, car, s'emparant du bourdon d'une musette tombée dans la bagarre, il s'en servit aussi bien qu'homme peut faire pour défendre sa peau.
Par malheur, Joseph était affaibli de la perte de son sang, et Huriel, qui avait toujours dans le cœur la mort de Malzac, craignait plus de faire du mal que d'en recevoir. Tout occupé de protéger son père, qui y allait comme un lion, il se mettait en grand danger. Benoît s'escrimait très-bien pour un homme qui sort de maladie; mais, en somme, nous n'étions que six contre quinze ou seize, et, comme le sang commençait à se montrer, la rage venait, et je vis qu'on ouvrait les couteaux. Je n'eus que le temps de me jeter devant le grand bûcheux qui, répugnant encore à tirer l'arme tranchante, était l'objet de la plus grosse rancune. Je reçus un coup dans le bras, que je ne sentis quasiment point, mais qui me gêna pourtant bien pour continuer, et je voyais la partie perdue, quand, par bonheur, mes quatre camarades, se décidant à venir au bruit, nous apportèrent un renfort suffisant, et mirent en fuite, pour la seconde fois, et pour la dernière, nos ennemis épuisés, pris par derrière, et ne sachant point si ce serait le tout.
Je vis que la victoire nous restait, qu'aucun de mes amis n'avait grand mal, et m'apercevant tout d'un coup que j'en avais trop reçu pour un homme tout seul, je tombai comme un sac, et ne connus ni ne sentis plus aucune chose de ce monde.
Trente et unième veillée.
Quand je me réveillai, je me vis couché dans un même lit avec Joseph; et il me fallut un peu de peine pour réclamer mes esprits. Enfin, je connus que j'étais en la propre chambre de Benoît, que le lit était bon, les draps bien blancs, et que j'avais au bras la ligature d'une saignée. Le soleil brillait sur les courtines jaunes, et, sauf une grande faiblesse, je ne sentais aucun mal. Je me tournai vers Joseph, qui avait bien des marques, mais aucune dont il dût rester dévisagé, et qui me dit en m'embrassant:—Eh bien, mon Tiennet, nous voilà comme autrefois, quand, au retour du catéchisme, nous nous reposions dans un fossé, après nous être battus avec les gars de Verneuil? Comme dans ce temps-là, tu m'as défendu à ton dommage, et, comme dans ce temps-là, je ne sais point t'en remercier comme tu le mérites; mais en tout temps, tu as deviné peut-être que mon cœur n'est pas si chiche que ma langue.—Je l'ai toujours pensé, mon camarade, lui répondis-je en l'embrassant aussi, et si je t'ai encore une fois secouru, j'en suis content. Cependant, il n'en faut pas prendre trop pour toi. J'avais une autre idée... Je m'arrêtai, ne voulant point céder à la faiblesse de mes esprits, qui m'aurait, pour un peu, laissé échapper le nom de Thérence; mais une main blanche tira doucement la courtine, et je vis devant moi la propre image de Thérence qui se penchait vers moi, tandis que la Mariton, passant dans la ruelle, caressait et questionnait son fils.
Thérence se pencha sur moi, comme je vous dis, et moi, tout saisi, croyant rêver, je me soulevais pour la remercier de sa visite et lui dire que je n'étais point en danger, quand, sot comme un malade et rougissant comme, une fille, je reçus d'elle le plus beau baiser qui ait jamais fait revenir un mort.
—Qu'est-ce que vous faites, Thérence? m'écriai-je en lui empoignant les mains que j'aurais quasi mangées; voulez-vous donc me rendre fou?
—Je veux vous remercier et aimer toute ma vie, répondit-elle, car vous m'avez tenu parole; vous m'avez renvoyé mon père et mon frère sains et saufs, dès ce matin, et je sais tout ce que vous avez fait, tout ce qui vous est arrivé pour l'amour d'eux et de moi. Aussi me voilà pour ne plus vous quitter tant que vous serez malade.
—À la bonne heure, Thérence, lui dis-je en soupirant: c'est plus que je ne mérite. Fasse donc le bon Dieu que je ne guérisse point, car je ne sais ce que je deviendrais après.
—Après? dit le grand bûcheux, qui venait d'entrer avec Huriel et Brulette. Voyons, ma fille, que ferons-nous de lui après?
—Après? dit Thérence, rougissant en plein pour la première fois.
—Allons! allons! Thérence la sincère, reprit le grand bûcheux, parlez comme il convient à la fille qui n'a jamais menti.
—Eh bien, mon père, dit Thérence, après, je ne le quitterai pas davantage.
—Ôtez-vous de là! m'écriai-je, fermez les rideaux, je me veux habiller, lever, et puis sauter, chanter et danser; je ne suis point malade, j'ai le paradis dans l'âme... Mais, disant cela, je retombai en faiblesse, et ne vis plus que dans une manière de rêve, Thérence, qui me soutenait dans ses bras et me donnait des soins.
Le soir, je me sentis mieux; Joseph était déjà sur pied, et j'aurais pu y être aussi, mais on ne le souffrit point, et force me fut de passer la veillée au lit, tandis que mes amis causaient dans la chambre, et que ma Thérence, assise à mon chevet, m'écoutait doucement et me laissait lui répandre en paroles tout le baume dont j'avais le cœur rempli.
Le carme causait avec Benoît, tous deux arrosant la conversation de quelques pichets de vin blanc, qu'ils avalaient en guise de tisane rafraîchissante. Huriel causait avec Brulette en un coin; Joseph avec sa mère et le grand bûcheux.
Or Huriel disait à Brulette:
—Je t'avais bien dit, le premier jour que je te vis, en te montrant ton gage à mon anneau d'oreille: «Il y restera toujours, à moins que l'oreille n'y soit plus.» Eh bien, l'oreille, quoique fendue dans la bataille, y est encore, et l'anneau, quoique brisé, le voilà, avec le gage un peu bosselé. L'oreille guérira, l'anneau sera ressoudé, et tout reprendra sa place, par la grâce de Dieu.
La Mariton disait au grand bûcheux:
—Eh bien, qu'est-ce qui va résulter de cette bataille, à présent? Ils sont capables de m'assassiner mon pauvre enfant, s'il essaye de cornemuser dans le pays?
—Non, répondait le grand bûcheux; tout s'est passé pour le mieux, car ils ont reçu une bonne leçon, et il s'y est trouvé assez de témoins étrangers à la confrérie pour qu'ils n'osent plus rien tenter contre Joseph et contre nous. Ils sont capables de faire le mal quand cela se passe entre eux, et qu'ils ont, par force ou par amitié, arraché à un aspirant le serment de se taire. Joseph n'a rien juré; il se taira parce qu'il est généreux, Tiennet aussi, de même que mes jeunes bûcheux par mon conseil et mon commandement. Mais vos sonneurs savent bien que s'ils touchaient, à présent, à un cheveu de nos têtes, les langues seraient déliées et l'affaire irait en justice.
Et le carme disait à Benoît:
—Je ne saurais point rire avec vous de l'aventure, depuis que j'y ai eu un accès de colère dont il me faudra faire confession et pénitence. Je leur pardonne bien les coups qu'ils ont essayé de me porter, mais non ceux qu'ils m'ont forcé de leur appliquer. Ah! le père prieur de mon couvent a bien raison de me tancer quelquefois, et de me dire qu'il faut combattre en moi non-seulement le vieil homme, mais encore le vieux paysan, c'est-à-dire celui qui aime le vin et la bataille. Le vin, continua le carme en soupirant et en remplissant son verre jusqu'aux bords, j'en suis corrigé, Dieu merci! mais je me suis aperçu cette nuit que j'avais encore le sang querelleur et qu'une tape me rendait furieux.
—N'étiez-vous point là en état et en droit de légitime défense? dit Benoît. Allons donc! vous avez parlé aussi bien que vous deviez, et n'avez levé le bras que quand vous y avez été forcé.
—Sans doute, sans doute, répondit le carme; mais mon malin diable de père prieur me fera des questions. Il me tirera les vers du nez, et je serai forcé de lui confesser qu'au lieu d'y aller avec réserve et à regret, je me suis laissé emporter au plaisir de taper comme un sourd, oubliant que j'avais le froc au dos, et m'imaginant être au temps où, gardant les vaches avec vous, dans les prairies du Bourbonnais, j'allais cherchant querelle aux autres pâtours pour la seule vanité mondaine de montrer que j'étais le plus fort et le plus têtu.
Joseph ne disait rien, et sans doute il souffrait de voir deux couples heureux qu'il n'avait plus le droit de bouder, ayant reçu d'Huriel et de moi si bonne assistance.
Le grand bûcheux, qui avait pour lui, en plus, un faible de musicien, l'entretenait dans ses idées de gloire. Il faisait donc de grand efforts pour voir sans jalousie le contentement des autres, et nous étions forcés de reconnaître qu'il y avait, dans ce garçon si fier et si froid, une force d'esprit peu commune pour se vaincre.
Il resta caché, ainsi que moi, dans la maison de sa mère, jusqu'à ce que les marques de la bataille fussent effacées; car le secret de l'affaire fut gardé par mes camarades, avec menaces aux sonneurs toutefois, de la part de Léonard, qui se conduisit très-sagement et très-hardiment avec eux, de tout révéler aux juges du canton, s'ils ne se rangeaient à la paix, une fois pour toutes.
Quand ils furent tous debout, car il y en avait eu plus d'un de bien endommagé, et notamment le père Carnat, à qui il paraît que j'avais démanché le poignet, les paroles furent échangées et les accords conclus. Il fut décidé que Joseph aurait plusieurs paroisses, et il se les fit adjuger, encore qu'il eût l'intention de n'en point jouir.
Je fus un peu plus malade que je ne croyais, non tant à cause de ma blessure, qui n'était pas bien grande, ni des coups dont on m'avait assommé le corps, que de la saignée trop forte que le carme m'avait faite à bonne intention. Huriel et Brulette eurent l'amitié bien charmante de vouloir retarder leur mariage, à seules fins d'attendre le mien; et un mois après, les deux noces se firent ensemble, mêmement les trois, car Benoît voulut rendre le sien public et en célébrer la fête avec la nôtre. Ce brave homme, heureux d'avoir un héritier si bien élevé par Brulette, essaya de lui faire accepter un don de conséquence; mais elle le refusa obstinément, et se jetant aux bras de la Mariton:
—Ne vous souvient-il donc plus, s'écria-t-elle, que cette femme-là m'a servi de mère pendant une douzaine d'années, et croyez-vous que je puisse accepter de l'argent quand je ne suis pas encore quitte envers elle?
—Oui, dit la Mariton; mais ton éducation a été tout honneur et tout plaisir pour moi, tandis que celle de mon Charlot t'a causé des affronts et des peines.
—Ma chère amie, répondit Brulette, ceci est la chose qui remet un peu d'égalité dans nos comptes. J'aurais souhaité pouvoir faire le bonheur de votre Joset en retour de vos bontés pour moi; mais cela n'a pas dépendu de mon pauvre cœur, et dès lors, pour vous compenser de la peine que je lui causais, je devais bien m'exposer à souffrir pour l'amour de votre autre enfant.
—Voilà une fille!... s'écria Benoît, essuyant ses gros yeux ronds qui n'étaient point sujets aux larmes. Oui, oui, voilà une fille!... Et il n'en pouvait dire davantage.
Pour se venger des refus de Brulette, il voulut faire les frais de sa noce, et celle de la mienne par-dessus le marché. Et comme il n'y épargna rien et y invita au moins deux cents personnes, il y fut pour une grosse somme, de laquelle il ne marqua jamais aucun regret.
Le carme nous avait fait trop bonne promesse pour y manquer, d'autant plus que son père prieur l'ayant mis à l'eau pendant un mois pour sa pénitence, le jour de nos noces fut celui où l'interdit était levé de son gosier. Il n'en abusa point, et se comporta d'une manière si aimable, que nous fîmes tous avec lui la même amitié qu'il y avait entre lui, Huriel et Benoît.
Joseph alla bien courageusement jusqu'au jour des noces. Le matin, il fut pâle et comme accablé de réflexions; mais, en sortant de l'église, il prit la musette des mains de mon beau-père et joua une marche de noces qu'il avait composée, la nuit même, à notre intention. C'était une si belle chose de musique, et il y fut donné tant d'acclamation, que son chagrin se dissipa, qu'il sonna triomphalement ses plus beaux airs de danse et se perdit dans son délice tout le temps que dura la fête.
Il nous suivit ensuite au Chassin, et là, le grand bûcheux, ayant réglé toutes nos affaires:—Mes enfants, vous voilà heureux et riches pour des gens de campagne; je vous laisse l'affaire de cette futaie, qui est une belle affaire, et tout ce que je possède d'ailleurs est à vous. Vous allez passer ici quasiment le reste de l'année, et vous déciderez, pendant ce temps-là, de vos plans de campagnes pour l'avenir. Vous êtes de pays différents et vous avez des goûts et des habitudes divers. Essayez-vous à la vie que chacun de vous doit procurer à sa femme pour la rendre heureuse de tous points et ne lui pas faire regretter des unions si bien commencées. Je reviendrai dans un an. Tâchez que j'aie deux beaux petits enfants à caresser. Vous me direz alors ce que vous aurez réglé. Prenez votre temps, telle chose paraît bonne aujourd'hui qui paraît pire ou meilleure le lendemain.
—Et où donc allez-vous, mon père? dit Thérence en l'entourant de ses bras avec frayeur.
—Je vas musiquer un peu par les chemins avec Joseph, répondit-il, car il a besoin de cela, et moi, il y a trente ans que j'en jeûne.
Ni larmes ni prières ne le purent retenir, et nous leur fîmes la conduite jusqu'à moitié chemin de Sainte-Sevère. Là, tandis que nous embrassions le grand bûcheux avec beaucoup de chagrin, Joseph nous dit:—Ne vous désolez point. C'est à moi, je le sais, qu'il sacrifie la vue de votre bonheur, car il a pour moi aussi le cœur d'un père, et il sait que je suis le plus à plaindre de ses enfants; mais peut-être n'aurai-je pas longtemps besoin de lui, et j'ai dans l'idée que vous le reverrez plus tôt qu'il ne le croit lui-même.
Là-dessus, pliant les genoux devant ma femme et devant celle d'Huriel:
—Mes chères sœurs, dit-il, je vous ai offensées l'une et l'autre, et j'en ai été assez puni par mes pensées. Ne me voulez-vous point pardonner, afin que je me pardonne et m'en aille plus tranquille?
Toutes deux l'embrassèrent de grande affection, et il vint ensuite à nous, nous disant, avec une surprenante abondance de cœur, les meilleures et les plus douces paroles qu'il eût dites de sa vie, nous priant aussi de lui pardonner ses fautes et de garder mémoire de lui.
Nous montâmes sur une hauteur pour les voir le plus longtemps possible. Le grand bûcheux sonnait généreusement dans sa musette, et, de temps en temps, se retournait pour agiter son bonnet et nous envoyer des baisers avec la main.
Joseph ne se retourna point. Il marchait en silence et la tête baissée, comme brisé ou recueilli. Je ne pus m'empêcher de dire à Huriel que je lui avais trouvé sur la figure, au moment du départ, ce je ne sais quoi que j'y avais remarqué souvent dans sa première jeunesse, et qui est, chez nous, réputé la physionomie d'un homme frappé d'un mauvais destin.
Les larmes de la famille se séchèrent peu à peu dans le bonheur et l'espérance. Ma belle chère femme y fit plus d'effort que les autres; car, n'ayant jamais quitté son père, elle semblait perdre avec lui la moitié de son âme, et je vis bien que, malgré son courage, son amitié pour moi, et le bonheur que lui donna bientôt l'espoir d'être mère, il lui manquait toujours quelque chose après quoi elle soupirait en secret.
Aussi, je songeais sans cesse à arranger ma vie de manière à nous réunir avec le grand bûcheux, dussé-je vendre mon bien, quitter ma famille, et suivre ma femme où il lui plairait d'aller.
Il en était de même de Brulette, qui se sentait résolue à ne consulter que les goûts de son mari, surtout quand son grand-père, après une courte maladie, se fut éteint bien tranquillement comme il avait vécu, au milieu de nos soins et des caresses de sa chère enfant.
—Tiennet, me disait-elle souvent, il faudra, je le vois, que le Berry soit vaincu en nous par le Bourbonnais. Huriel aime trop cette vie de force et de changement d'air, pour que nos plaines dormantes lui plaisent. Il me donne trop de bonheur pour que je lui souffre quelque regret caché. Je n'ai plus de famille chez nous; tous mes amis, hormis toi, m'y ont fait des peines, je ne vis plus que dans Huriel. Où il sera bien, c'est la que je me sentirai le mieux.
L'hiver nous trouva encore au bois du Chassin. Nous avions bien gâté ce bel endroit dont la futaie de chênes était le plus grand ornement. La neige couvrait les cadavres de ces beaux arbres dépouillés par nous et jetés tous, la tête en avant, dans la rivière, qui les retenait, encore plus froids et plus morts, dans la glace. Nous goûtions, Huriel et moi, auprès d'un feu de copeaux que nos femmes venaient d'allumer pour y réchauffer nos soupes, et nous les regardions avec bonheur, car toutes deux étaient en train de tenir la promesse qu'elles avaient faite au grand bûcheux de lui donner de la survivance.
Tout d'un coup elles s'écrièrent, et Thérence, oubliant qu'elle n'était plus aussi légère qu'au printemps, s'élança quasi au travers du feu pour embrasser un homme que nous cachait la fumée épaisse des feuilles humides. C'était son brave homme de père, qui bientôt n'eut plus assez de bras et de bouche pour répondre à toutes nos caresses. Après la première joie, nous lui demandâmes nouvelles de Joseph et vîmes sa figure s'obscurcir et ses yeux se remplir de larmes.
—Il vous l'avait annoncé, répondit-il, que vous me reverriez plus tôt que je ne pensais! Il sentait comme un avertissement de son sort, et Dieu, qui amollissait l'écorce de son cœur en ce moment-là, lui conseillait sans doute de réfléchir sur lui-même.
Nous n'osions plus faire de questions. Le grand bûcheux s'assit, ouvrit sa besace et en tira les morceaux d'une musette brisée.
—Voilà tout ce que je vous rapporte de ce malheureux enfant, dit-il. Il n'a pu échapper à son étoile. Je pensais avoir adouci son orgueil, mais, pour tout ce qui tenait de la musique, il devenait chaque jour plus hautain et plus farouche. C'est ma faute, peut-être! Je voulais le consoler des peines d'amour en lui montrant son bonheur dans son talent. Il a goûté au moins les douceurs de la louange; mais à mesure qu'il s'en nourrissait, la soif lui en venait plus acre. Nous étions loin: nous avions poussé jusque dans les montagnes du Morvan, où il y a beaucoup de sonneurs encore plus jaloux que ceux d'ici, mais non pas tant pour leurs intérêts que pour leur amour-propre. Joseph a manqué de prudence, il les a offensés en paroles, dans un repas qu'ils lui avaient offert très-honnêtement et à bonnes intentions d'abord. Par malheur, je ne l'y avais point suivi, me trouvant un peu malade, et n'ayant pas sujet de me méfier de la bonne intelligence qu'il y avait entre eux au départ.
Il passa la nuit dehors, comme il faisait souvent; et comme j'avais remarqué qu'il était parfois un peu jaloux de l'applaudissement qu'on donnait à mes vieilles chansons, je ne le voulais point gêner. Au matin, je sortis, encore un peu tremblant de fièvre, et j'appris, dans le bourg, qu'on avait ramassé une musette brisée au bord d'un fossé. Je courus pour la voir et la reconnus bien vite. Je me rendis à l'endroit où elle avait été trouvée, et, cassant la glace du fossé, j'y découvris son malheureux corps tout gelé. Il ne portail aucune marque de violence, et les autres sonneurs ont juré qu'ils l'avaient quitté, sans dispute et sans ivresse, à une lieue de là. J'ai en vain recherché les auteurs de sa mort. C'est un endroit sauvage où les gens de justice craignent le paysan, et où le paysan ne craint que le diable. Il m'a fallu partir en me contentant de leurs tristes et sots propos. Ils croient fermement en ce pays, ce que l'on croit un peu dans celui-ci, à savoir: qu'on ne peut devenir musicien sans vendre son âme à l'enfer, et qu'un jour ou l'autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l'égare, le rend fou et le pousse à se détruire. C'est comme cela qu'ils expliquent les vengeances que les sonneurs tirent les uns des autres, et ceux-ci n'y contredisent guère, ce qui leur est moyen de se faire redouter et d'échapper aux conséquences. Aussi les tient-on en si mauvaise estime et en si grande crainte, que je n'ai pu faire entendre mes plaintes, et que, pour un peu, si je fusse resté dans l'endroit, l'on m'eût accusé d'avoir moi-même appelé le diable pour me débarrasser de mon compagnon.
—Hélas! dit Brulette en pleurant, mon pauvre Joset! mon pauvre camarade! Et qu'est-ce que nous allons dire à sa mère, mon bon Dieu?
—Nous lui dirons, répliqua tristement le grand bûcheux, de ne point laisser Charlot s'énamourer de la musique. C'est une trop rude maîtresse pour des gens comme nous autres. Nous n'avons point la tête assez forte pour ne point prendre le vertige sur les hauteurs où elle nous mène!
—Oh! mon père, s'écria Thérence, si vous pouviez l'abandonner, Dieu sait dans quels malheurs elle vous jettera aussi!
—Sois tranquille, ma chérie, répondit le grand bûcheux. M'en voilà revenu! Je veux vivre en famille, élever ces petits enfants-là, que je vois déjà en rêve danser sur mes genoux. Où est-ce que nous nous fixons, mes chers enfants?
—Où vous voudrez, s'écria Thérence.
—Et où voudront nos maris, s'écria Brulette.
—Où voudra ma femme, m'écriai-je aussi.
—Où vous voudrez tous, dit Huriel à son tour.
—Eh bien, dit le grand bûcheux, comme je sais vos humeurs et vos moyens, et que je vous rapporte encore un peu d'argent, j'ai calculé, en route, qu'il était aisé de contenter tout le monde. Quand on veut que la pêche mûrisse, il ne faut point arracher le noyau. Le noyau, c'est la terre que possède Tiennet. Nous allons l'arrondir et y bâtir une bonne maison pour nous tous. Je serai content de faire pousser le blé, de ne plus abattre les beaux ombrages du bon Dieu, et de composer mes petites chansons à l'ancienne mode, le soir, sur ma porte, au milieu des miens, sans aller boire le vin des autres et sans faire de jaloux. Huriel aime à courir le pays, sa femme est, à présent, de la même humeur. Ils prendront des entreprises comme celle de cette futaie, où je vois que vous avez bien travaillé, et iront passer la belle saison dans les bois. Si leur famille trop jeune les embarrasse quelquefois, Thérence est de force et de cœur à gouverner double nichée, et on se retrouvera à la fin de chaque automne avec double plaisir, jusqu'au jour où mon fils, après m'avoir fermé les yeux depuis longtemps, sentira le besoin du repos de toute l'année, comme je le sens à cette heure.
Tout ce que disait là mon beau-père arriva comme il le conseillait et l'augurait. Le bon Dieu bénit notre obéissance; et, comme la vie est un ragoût mélangé de tristesse et de contentement, la pauvre Mariton vint souvent pleurer chez nous, et le bon carme y vint souvent rire.
FIN.
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