Les misères de Londres, 2. L'enfant perdu
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Title: Les misères de Londres, 2. L'enfant perdu
Author: Ponson du Terrail
Release date: October 7, 2005 [eBook #16817]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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LES MISÈRES
DE LONDRESII
L'ENFANT PERDU
PAR
PONSON DU TERRAIL
PREMIÈRE PARTIE
LE QUARTIER DES VOLEURS
I
L'homme gris avait dit vrai. Ni lui, ni Shoking, ni l'Irlandais en guenilles n'avaient pu retrouver Ralph.
Qu'était donc devenu le petit Irlandais?
L'enfant, après avoir sauté dans le jardin, n'avait pas hésité une minute.
Il avait couru à cet arbre qui, durant toute la journée, avait été l'objet de sa préoccupation et qui montait au long du mur; puis il s'était mis à grimper autour du tronc jusqu'à ce qu'il fût parvenu aux branches.
Là, il s'était arrêté un moment pour s'orienter.
Il voyait par-dessus le mur.
De l'autre côté de ce mur, il y avait un terrain vague entouré d'une palissade en planches.
A gauche et à droite, il y avait des toits de maisons.
Montant d'une branche dans l'autre, l'enfant gagna le mur et s'y établit à califourchon.
Puis il mesura le saut qu'il avait à faire pour arriver dans le terrain vague.
Le mur était élevé à une vingtaine de pieds du sol, et de l'autre côté, il n'y avait ni arbre ni rien qui put lui permettre d'amortir sa chute.
Ralph eut un moment de désespoir. Lui faudrait-il donc reprendre le chemin qu'il avait déjà pris, et rentrer dans sa prison?
Tout à coup, il entendit du bruit. Son effroi redoubla.
De l'endroit où il était, il voyait par-dessus le toit de mistress Fanoche, et, par conséquent, le devant du jardin.
Malgré l'obscurité, Ralph aperçut trois hommes qui entraient par la grille. Il en vit deux qui renversaient le troisième à terre, et ce spectacle, on le pense bien, n'était pas de nature à calmer sa frayeur.
C'étaient l'homme gris et son complice qui appliquaient un masque de poix sur le visage de lord Palmure et se débarrassaient de lui.
Ralph eut envie de sauter dans le terrain vague; mais l'instinct du danger l'en empêcha encore.
Le couronnement du mur était à plat. L'enfant se dressa et se mit à marcher dessus. Il arriva ainsi à l'un des deux toits.
Un saltimbanque ne se fût pas mieux tiré de ce périlleux voyage.
Parvenu au bout du mur, il monta sur le toit.
Mais ses yeux ne perdaient pas de vue la maison de mistress Fanoche dans laquelle les deux hommes étaient entrés.
A force de rôder sur le toit, il découvrit une ouverture. C'était une de ces croisées dites à tabatière qu'on perce dans les mansardes.
Il eut bonne envie de se glisser par cette fenêtre et de pénétrer dans la maison; mais la peur d'être découvert, arrêté par les habitants et reconduit à mistress Fanoche le fit hésiter encore.
Soudain un nouveau bruit se fit dans le jardin de cette dernière; en même temps une lumière apparut à la fenêtre de là chambre que Ralph venait d'abandonner et l'enfant entendit des cris auxquels se mêlait la voix aigre de mistress Fanoche.
On venait de s'apercevoir de sa fuite.
Cette fois le petit Irlandais n'hésita plus et il se laissa couler par la croisée de la mansarde.
Il se trouva alors dans une étroite chambrette, dépourvue de tous meubles et dont la porte était ouverte.
Ralph franchit le seuil de cette porte et trouva un escalier. Ses petites mains s'accrochaient à la rampe et il descendit.
Où allait-il? peu lui importait, pourvu qu'il échappât à mistress Fanoche et à la terrible Ecossaise.
La maison paraissait déserte.
On n'y voyait pas de lumière, on n'entendait aucun bruit.
L'enfant descendait avec une telle précipitation qu'il fit un faux pas et se heurta à la rampe.
C'était faire assez de bruit pour amener dans l'escalier les hôtes de la maison.
Ralph s'arrêta tout tremblant et durant quelques minutes, il n'osa bouger.
Mais personne ne vint.
Hampsteadt, nous l'avons dit déjà, est peuplé de maisons de campagne qui demeurent inhabitées en hiver.
Celle-là était de ce nombre.
Rassuré, l'enfant continua à descendre dans l'obscurité.
Quand il fut au bout de l'escalier, il devina plutôt qu'il ne vit, un vestibule, et au bout de ce vestibule une porte sous laquelle passait un rayon de clarté blafarde.
Il alla vers cette porte; mais elle était fermée.
Alors l'enfant se mit à tourner dans tous les sens; ses yeux s'habituaient peu à peu aux ténèbres, et il voyait assez distinctement les objets qui l'entouraient.
Après la porte, il trouva une croisée.
La terreur qu'il éprouvait en pensant que mistress Fanoche et des hommes qu'il ne connaissait pas étaient à sa recherche, doubla sa force et son énergie.
Après bien des efforts et des tâtonnements, il parvint à ouvrir la croisée.
Elle donnait sur une petite cour.
Cette cour était fermée par une grille; mais cette grille n'était pas élevée, et Ralph, ayant sauté dans la cour, résolut de l'escalader.
De l'autre côté de la grille, il y avait une rue.
L'enfant se mit à grimper le long des barreaux qui se terminaient en fer de lance. Il parvint au couronnement, non sans se blesser et sans ensanglanter ses petites mains.
Il prononça le nom de sa mère pour se donner du courage, et sauta dans la rue.
Il tomba sur les genoux et se meurtrit.
Mais que lui faisait maintenant la douleur? Il était libre!
Et il se mit à courir droit devant lui.
Désert ou non, un faubourg de Londres est éclairé au gaz avec une rare munificence.
De six heures du soir au matin, c'est la fête de l'hydrogène qui tient ses assises sur un parcours de vingt-cinq lieues carrées.
On avait amené Ralph endormi à Hampsteadt. Il lui était donc impossible de savoir qu'il se trouvait à plus de trois milles de distance de cette maison dans Dudley street où Shoking l'avait conduit avec sa mère.
Au bout de la rue qu'il venait de suivre, il trouva une grande artère qu'il crut reconnaître pour une de celles qu'il avait parcourues avec elle.
A Londres, toutes les rues se ressemblent.
Il enfila donc cette grande voie où les passants et les voitures étaient plus rares que les becs de gaz.
C'était Hampsteadt road.
Il marcha longtemps, sans s'apercevoir que ses mains et ses genoux saignaient.
Au bout d'une heure, il crut voir sur sa gauche une rue qui ressemblait à Dudley street, et il y entra.
Celle-là était plus étroite que Hampsteadt road, mais elle était plus éclairée, plus animée et il y avait une longue file de boutiques.
Comme l'enfant ne savait pas le nom de la rue où on l'avait conduit avec sa mère, il ne pouvait pas demander son chemin.
A la morne solitude d'Hampstead road avait peu à peu succédé la vie bruyante de Londres.
Maintenant il était sur Kings street, Camdentown.
Il marcha encore, il marcha toujours, tantôt mourant sur ses pieds, tantôt ayant une lueur d'espoir et croyant reconnaître le square Saint-Gilles ou la place des Sept-Cadrans; puis entrant dans les rues adjacentes, à droite et à gauche, et tournant souvent sur lui-même.
Cela dura quatre heures.
Au bout de ce temps, le pauvre enfant n'était pas plus avancé qu'au moment où il avait quitté le jardin de mistress Fanoche.
Alors le désespoir le prit et vint en aide à la lassitude.
Il s'assit sur la marche d'une porte à demi-perdue dans l'ombre et se mit à pleurer.
La foule est indifférente partout, mais plus encore à Londres.
Cent personnes passèrent devant ce petit malheureux qui sanglotait et ne le regardèrent même pas.
Cependant une femme passa à son tour.
Elle s'arrêta, contempla Ralph, lui mit la main sur l'épaule et lui dit:
—Qu'as-tu donc, mon cher mignon?
L'enfant leva la tête et envisagea celle qui lui adressait la parole d'une voix douce et compatissante.
Elle était jeune; elle était mise simplement, comme une fille du peuple. Elle était belle, et il sembla à l'enfant qu'elle ressemblait à sa mère.
Il redoubla ses sanglots.
—Tu es perdu, n'est-ce pas? dit-elle.
—Je cherche maman, dit l'enfant.
—Comment s'appelle-t-elle, ta mère?
—Jenny.
—Tu es Irlandais?
—Oui, madame.
Et l'enfant pleurait toujours.
—Moi aussi, dit-elle, et je me nomme Suzannah.
—Veux-tu venir avec moi, je t'aiderai à retrouver ta mère?
Il la regarda encore, et son oeil exprimait une certaine défiance.
—Viens donc, mon mignon, reprit-elle; il ne sera pas dit que Suzannah l'Irlandaise, la plus belle fille de Broke street, aura laissé un enfant de sa nation mourir de froid et peut-être de faim.
Et elle prit l'enfant par la main avec une douce insistance.
II
Il n'y a pas de fortifications à Londres comme à Paris, pas de portes, pas de grilles affectées à l'octroi.
L'octroi n'existe pas.
Londres ne finit pas, comme disent les gens du peuple. A part la cité proprement dite, tout le reste est ce qu'on appelle l'agglomération.
Cela explique comment le petit Irlandais avait quitté Hampsteadt et était revenu dans Londres sans s'en douter.
Après avoir erré dans Kings street, il avait fini par tomber dans Niegh street, et c'était sous le porche d'une maison de Gloucester place que l'Irlandaise Suzannah l'avait trouvé.
Il fit bien un peu de résistance, tout d'abord; mais la jeune femme le regardait avec des yeux si doux, elle lui parlait d'un ton si affectueux, qu'il finit par céder.
—Vrai, dit-il? vous êtes Irlandaise?
—Je suis née à Cork, mon mignon.
—Et vous m'aiderez à retrouver ma mère?
—Si elle est Irlandaise, ce sera facile...
—Ah! fit-il en la regardant encore.
Elle eut un sourire triste.
—Tous les Irlandais sont malheureux, dit-elle, et, même à Londres, tous les malheureux se connaissent.
—Bien sûr, madame, vous ne me trompez pas?
—Non, mon enfant.
Et elle l'embrassa; puis elle lui dit encore:
—Mais où demeure-t-elle, ta mère? dans quelle rue?
L'enfant n'avait retenu qu'un nom Saint-Gilles.
—Ce n'est pas une rue, dit-elle, c'est une église.
—C'est toujours par là, dit Ralph.
—Eh bien! nous irons à Saint-Gilles; si tu cherches ta mère, dit-elle, il est probable que ta mère te cherche aussi.
Cette pensée illumina l'esprit de l'enfant.
—Oh! oui, dit-il.
—Et, poursuivit Suzannah, elle ira demain à Saint-Gilles.
—Demain? fit l'enfant, pourquoi pas ce soir?
—Mais, mon mignon, dit Suzannah, parce que les églises sont fermés à cette heure.
Les enfants raisonnent avec une logique rigoureuse, ce que lui disait cette femme lui parut juste.
Il essuya ses larmes, mais il poussa un profond soupir en murmurant:
—Demain... comme c'est long!
—Mais non, dit-elle en souriant, tu ne sais donc pas qu'il est minuit?
Tout en parlant, ils avaient fait un bout de chemin, se dirigeant toujours vers le Sud.
Les rues devenaient plus éclairées, plus bruyantes.
Dans certains quartiers excentriques, Londres est plus animé la nuit que le jour.
Suzannah marchait doucement pour ménager les petites jambes de Ralph.
Arrivée devant un marchand de comestibles, elle lui dit:
—As-tu faim? veux-tu manger?
—Non, dit l'enfant.
Ils continuèrent leur route.
Ils étaient maintenant dans une large rue qu'on nomme Graysam road.
La foule nocturne devenait plus compacte.
Plusieurs hommes abordèrent Suzannah et lui tinrent des propos que l'enfant ne comprit pas.
Elle les repoussa.
Un autre lui dit:
—Tu fais bien la fière, aujourd'hui.
Suzannah répondit:
—Aujourd'hui je suis mère de famille.
Et elle continua son chemin.
Quelques pas plus loin, elle fut abordée par un autre, un homme d'assez mauvaise mine, qui l'appela par son nom.
—Quoi de nouveau, Suzannah? lui dit-il.
—Rien.
—Comment va Bulton?
—Je ne sais pas... voici deux jours que je ne l'ai vu, dit-elle.
Et sa voix subit une légère altération.
—Serait-il bloqué?
—Je ne sais pas... mais j'en tremble.
—Tiens! qu'est-ce que ce mioche?
—Un pauvre enfant perdu qui pleurait sous une porte.
L'homme regarda Ralph, et Ralph éprouva un sentiment de répulsion instinctive.
—Il est gentil, dit cet homme, une jolie graine de pick-pocket.
—Merci, dit Suzannah; j'espère bien que ça ne lui arrivera pas.
—Et pourquoi donc?
—Parce que demain je le ramènerai à sa mère.
L'homme haussa les épaules.
—Tu serais joliment battue, si Bulton t'entendait parler comme ça, dit-il. Bonsoir, Suzannah.
—Bonsoir, Craven.
—Oh! madame, dit Ralph, comme ils s'éloignaient, quel vilain homme! et comme il a l'air méchant!
Suzannah ne lui répondit pas.
Ils marchèrent encore et arrivèrent ainsi au bout de Graysiens lane, qui est perpendiculaire à une autre grande artère appelée Holborne, qui n'est elle-même que la continuation d'Oxford street.
Là, Suzannah s'arrêta un moment.
Elle paraissait inquiète et jetait autour d'elle des regards furtifs.
On eût dit qu'elle cherchait quelqu'un.
Enfin un homme, qu'elle reconnut sans doute, vint à passer.
Suzannah, tenant toujours l'enfant par la main, s'avança vivement vers lui.
—Tiens, dit celui-ci en s'arrêtant, c'est toi, Suzannah?
—Oui. As-tu vu Bulton? Voici trois jours et trois nuits que je suis sans nouvelles.
—Il a nourri une bonne affaire, et je crois que c'est pour cette nuit.
—Ah! dit la jeune femme. Alors il n'est pas pris?
—Il ne l'était pas ce matin, toujours.
Suzannah respira.
—Merci, William, dit-elle. Bonsoir!
—Tu rentres?
—Oui.
—Les affaires sont-elles bonnes?
—Comme ça, dit Suzannah. Les gentlemen font coudre leurs poches maintenant.
—Tiens, tu as donc un mioche, à présent?
—C'est un petit Irlandais qui ne sait où coucher. Je l'emmène chez moi et je le rendrai demain à sa mère.
Ces derniers mots rassurèrent Ralph.
Il ne résista pas à la douce pression de la main de Suzannah qui continua son chemin en l'entraînant.
Après avoir fait quelques pas dans Holborne, Suzannah prit tout à coup à gauche et entra dans une rue étroite, bordée de misérables maisons et qui était encombrée d'une foule de gens à mine patibulaire.
Mais l'enfant tombait de fatigue et de lassitude et il ne remarqua plus rien à partir de ce moment.
Sa conductrice s'arrêta devant une des plus chétives maisons de la rue, tira une clef de sa poche, ouvrit la porte et l'enfant se vit au seuil d'une allée noire.
—N'aie pas peur, lui dit Suzannah, et viens avec moi.
Au bout de l'allée, ils trouvèrent un escalier, montèrent au second et Suzannah ouvrit une nouvelle porte.
Puis elle se procura de la lumière.
Alors Ralph vit un réduit assez misérable dans lequel il n'y avait que deux chaises et un lit.
Sur une table, il y avait une assiette, couverte encore des débris d'un jambonneau, auprès d'un morceau de pain et d'une carafe dans laquelle se trouvait un reste de bière brune.
—Vrai? dit Suzannah, tu n'as pas faim.
—Non, madame.
—Veux-tu dormir?
—Je veux bien, répondit-il, si vous me promettez que demain vous me reconduirez à ma mère.
—Je te le promets.
Alors l'enfant s'étendit de lui-même sur le lit et s'endormit.
Mais si profond que fût son sommeil, il en fut tout à coup tiré par un grand bruit.
Un pas lourd, aviné, s'était fait entendre sur l'escalier, puis la porte s'était ouverte et Suzannah avait jeté un cri de joie.
Alors, à la lueur de la chandelle qui brûlait toujours sur la table, l'enfant éveillé en sursaut vit Suzannah se jeter au cou d'un homme de haute taille portant une barbe épaisse.
—Ah! te voilà, disait-elle, te voilà, mon bien-aimé! je t'ai cru mort...
L'homme eut un rire sinistre et embrassa Suzannah.
En même temps, le petit Irlandais se prit à frissonner, car il s'aperçut que cet homme avait les bras nus et que l'un de ses bras était couvert de sang.
III
L'homme aux bras rouges de sang n'avait pas encore aperçu Ralph.
Quant à Suzannah, elle paraissait l'avoir complètement oublié.
L'enfant tout tremblant, n'osait bouger et retenait son haleine.
—Mon Dieu! disait Suzannah, comme j'ai eu peur pour toi, mon bien-aimé!
Bulton, car c'était bien l'homme dont la jeune femme avait parlé dans la soirée, Bulton s'essuya le front.
—Ah! dit-il, l'affaire a été rude. Un moment nous avons failli être pincés, et je me suis dit: «Je ne reverrai plus ma petite Suzannah.»
Mais ce n'a été qu'une alerte.
—Et le coup a réussi?
—Regarde.
En même temps, cet homme tira de sa poche un gros sac, qu'il jeta sur la table et qui s'ouvrit en tombant.
Une profusion de pièces d'or s'en échappa.
—Oh! que de guinées! dit Suzannah.
Puis, tout à coup, elle pâlit et étouffa un cri.
—Du sang! dit-elle, du sang!
—J'en ai plein ma veste et ma chemise, répondit tranquillement Bulton.
—Vous avez assassiné le vieillard, malheureux! fit Suzannah avec une expression d'horreur.
—Non, dit Bulton. Je t'avais promis de ne pas verser de sang, et quand je promets quelque chose à ma petite Suzannah, je tiens toujours ma parole, sauf le cas de force majeure, bien entendu.
Et Bulton embrassa de nouveau Suzannah.
—Mais quel est donc ce sang? demanda-t-elle toute frissonnante.
—Voici ce qui s'est passé, répondit Bulton. La maison que nous avons dévalisée est, comme tu le sais, au milieu des champs. Nous avions garrotté le vieux qui y vit seul, après lui avoir mis le bonnet de laine, afin qu'il ne pût pas nous reconnaître. Nous avions trouvé l'or et nous le partagions tranquillement, lorsque nous entendons du bruit.
C'était une ronde de police.
Tandis qu'elle arrivait par la cour, nous avons pris la porte du côté du jardin.
J'ai escaladé le mur le dernier.
En ce moment, je me suis senti saisi par les jambes et il m'a fallu retomber dans le jardin.
Un policeman plus grand et plus fort que les autres avait devancé ses camarades, et il me serrait au cou en criant:
—A moi! à moi! j'en tiens un!
Il fallait être pris ou verser du sang. Les autres policemen arrivaient.
Je lui ai planté mon couteau dans la poitrine, il est tombé, et je me suis sauvé.
Ralph, frémissant d'horreur, avait entendu tout cela, mais il ne comprenait que vaguement.
Seulement, l'aspect de Bulton avait quelque chose d'effrayant pour lui.
Cet homme était jeune cependant, et d'une beauté mâle et farouche; on comprenait qu'il eût subjugué le coeur d'une femme tombée comme l'Irlandaise Suzannah.
Mais, pour cet enfant de dix ans, avec sa barbe inculte, son oeil féroce, sa voix retentissante, il était réellement effrayant.
Ralph eut si peur même, qu'il regretta le fouet de Mary l'Ecossaise et la maison de mistress Fanoche.
Suzannah regardait Bulton et, tout en le regardant, elle comptait l'or répandu sur la table.
Tout à coup le bandit se retourna, vit l'enfant sur le lit et s'écria:
—Tonnerre! qu'est-ce que c'est que ça?
L'épouvante de Ralph était si grande qu'il ferma les yeux et fut assez maître de lui-même pour faire semblant de dormir.
—Ça, dit Suzannah, qui eut tout à coup un accent suppliant, c'est un pauvre enfant que j'ai trouvé dans la rue.
—Ah! ah!
—Il avait froid, il pleurait...
—Et tu l'as embauché? ricana Bulton.
—C'est un petit Irlandais, je suis Irlandaise aussi, moi, et j'ai eu pitié de lui.
—En vérité! tu es une fille de coeur, ma chère, ricana Bulton.
Et il fit un pas vers le lit.
Suzannah le prit par le bras:
—Ne lui fais pas de mal, dit-elle. Vois comme il est gentil... Il dort...
—Il est gentil, en effet, dit le bandit; et qu'en comptes-tu faire?
—Je l'emmènerai demain avec moi dans le quartier irlandais, aux environs de Saint-Gilles.
—Bon!
—Et nous tâcherons de retrouver sa mère.
—Ah! fit encore Bulton.
Suzannah respira. Elle avait craint sans doute d'être battue, car elle sauta de nouveau au cou du bandit et lui dit:
—Oh! tu es bon! vois-tu, et je t'aime...
—Mais nous n'allons pas dormir tous les trois dans le même lit, dit Bulton.
—Non, certes, répondit Suzannah; et il va falloir réveiller le pauvre petit.
Elle s'approcha du lit et toucha Ralph.
Ralph ne dormait pas. Cependant il avait un peu moins peur depuis que Bulton n'avait point paru s'opposer à ce que Suzannah le reconduisit à sa mère.
Il ouvrit les yeux et fit semblant de s'éveiller.
—Ce monsieur que tu vois là, dit Suzannah, est mon mari; il ne te fera pas de mal; n'aie pas peur, mon enfant.
Ralph leva ses grands yeux sur Bulton.
—Il est gentil, en effet, ce môme-là, dit le bandit. Et tu veux le reconduire à sa mère?
—Certainement.
—Nous ferions bien mieux de le garder.
L'enfant frissonna des pieds à la tête.
—Non, non, dit Suzannah avec énergie, il doit être honnête, il ne sera pas dit que ce sera moi qui l'aurai jeté dans la fange où nous sommes.
Bulton eut un éclat de rire.
—Tu es vertueuse ce soir, Suzannah, dit-il.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
—Pourtant, continua Bulton, ce petit-là pourrait nous rendre de fameux services.
—Jamais! dit Suzannah.
Une colère subite s'empara du bandit.
—Ah! tu me résistes! dit-il.
—Oui, répéta Suzannah.
—Tu me résistes, malheureuse?
Et il leva la main.
—Bats-moi, dit Suzannah, si cela te plaît, mais je ne veux pas faire de cet enfant un homme comme toi.
Bulton eut un ricanement de bête fauve.
—Par saint George! dit-il, je crois qu'elle ose me mépriser.
Il se passa alors une chose inattendue.
Comme le bandit allait frapper Suzannah, Ralph, qui se tenait immobile et tremblant au pied du lit, qu'il avait quitté sur un signe de l'Irlandaise, Ralph vint se placer résolument devant elle, et la couvrit de son corps.
Le sang du lion avait parlé; l'enfant s'était senti subitement le courage d'un homme.
Or, le courage aura toujours une action directe, exercera toujours un prestige instantané sur les natures à demi-sauvages.
En présence de cet enfant qui osait le regarder en face, Bulton se calma tout à coup.
—Par saint George! exclama-t-il, voilà un hardi petit compagnon; tu es gentil, mon mignon, et je ne battrai pas Suzannah, puisque tu veux la défendre.
En même temps, il voulut embrasser l'enfant qui recula.
—Il est fier, dit Bulton en riant, c'est bien ça.....
Puis il embrassa Suzannah.
La jeune femme le regarda avec cet oeil soumis et passionné de la créature qui redoute son maître.
—Tu te fais toujours plus méchant que tu n'es, dit-elle.
—Mon mignon, dit Bulton qui passa ses doigts robustes dans les cheveux blonds de Ralph, nous ferons ce que tu veux et ce que veut Suzannah, nous te ramènerons demain à ta mère.
Et la voix du bandit était devenue presque caressante.
L'enfant le regarda avec défiance.
—Je te le promets, moi, dit Suzannah.
Puis elle retira un matelas de son lit et le porta dans un coin de la chambre.
—Viens te coucher là, dit-elle.
Quand l'enfant fut endormi, Bulton dit à Suzannah, en lui parlant à l'oreille:
—C'est le diable qui nous envoie cet enfant.
—Que veux-tu dire? fit-elle.
—Grâce à lui, demain, à pareille heure, nous aurons dix fois plus d'or que tu n'en as eu ce soir.
—Bulton, Bulton, dit Suzannah d'un ton de reproche, je t'ai dit que je ne voulais pas perdre cet enfant...
—Ne te fâche pas, dit le bandit, et écoute-moi... tu verras.....
Cette fois, Ralph dormait tout de bon, et le bandit put à loisir faire ses confidences à Suzannah l'Irlandaise.
IV
Bulton colla ses lèvres à l'oreille de Suzannah.
Ils étaient côte à côte et l'obscurité la plus profonde régnait dans la chambre.
On n'entendait que le bruit paisible et régulier de la respiration du petit Irlandais qui dormait.
—Vois-tu, dit alors Bulton, j'ai idée d'en finir d'un coup.
—Que veux-tu dire?
—Un jour ou l'autre on me prendra et j'irai danser les pieds dans le vide devant Newgate ou devant Clarkenweid.
—Tais-toi, ne parle pas ainsi... tu me fais mourir par avance, murmura Suzannah qui l'étreignit avec passion.
—Cela arrivera tôt ou tard, te dis-je.
—Tais-toi!... au nom du ciel!
Le bandit eut un ricanement.
—C'est précisément parce que le ciel existe que cela arrivera, te dis-je. Cependant si nous avions seulement mille livres sterling...
—Eh bien?
—Peut-être échapperais-je à mon sort, peut être pourrions-nous être heureux?
—Heureux! murmura Suzannah avec extase.
—Tu ne ferais plus ton honteux métier, tu ne volerais plus, et nous quitterions l'Angleterre.
—Où irions-nous?
—En France. Nous nous marierions et je tâcherais de vivre honnêtement.
Suzannah pressa Bulton dans ses bras.
—Tu ferais cela? dit-elle.
—Oui.
Elle soupira.
—Mais, hélas! fit-elle, nous n'aurons jamais mille livres.
—Qui sait?
Et, comme elle attendait qu'il s'expliquât:
—Cet enfant, poursuivit-il, pourrait nous rendre un grand service.
—Oh! Bulton! Bulton! mon bien-aimé, dit Suzannah d'un ton de reproche, pourquoi veux-tu faire de ce malheureux enfant un voleur? N'as-tu pas vu comme il était beau... comme il ressemblait à un petit ange?... ne frissonnes-tu donc pas en pensant que nous pourrions envoyer au moulin cette innocente créature?
Le bandit eut un rire moqueur:
—Tu es vraiment émouvante, ma chère; quand tu parles ainsi. Cependant, je ne veux pas te faire de peine, ma Suzannah, et je te promets que je ne m'opposerai pas à ce que tu le ramènes à sa mère, mais quand il nous aura rendu le service dont j'ai besoin.
—Quel est donc ce service? demanda Suzannah.
—Écoute-moi bien.
Et Bulton baissa la voix plus encore.
—Je nourris une affaire depuis longtemps, dit-il, une affaire superbe.
—Ah!
—Je n'en ai parlé à aucun des camarades, car il faudrait partager, et ce n'est pas mille livres, c'est deux mille, peut-être trois ou quatre que nous aurions.
—Quatre mille livres! murmura Suzannah. Et à qui donc veux-tu voler ça?
—A un homme qui a volé tout le monde, les pauvres et les riches, dont le nom est exécré dans Londres, et qui, lorsqu'il passe dans une rue, est poursuivi par les malédictions du peuple.
—Quel est donc cet homme?
—On l'appelle Thomas Elgin.
—L'usurier?
—Justement.
—Et c'est cet homme que tu veux voler toi?
—Mon plan est fait. J'ai l'empreinte de toutes les serrures, depuis celle de la grille de son petit jardin sur le square jusqu'à celle de son bureau où est sa caisse. Ayant les empreintes, j'ai fabriqué les clefs.
—Mais où demeure-t-il, ce Thomas Elgin?
—Dans Kilburne square, tout auprès de la station de Western-Railway, il vit seul et n'a même pas de servante. Il prend ses repas dans un boarding de la Cité et ne rentre chez lui que le soir assez tard.
—Mais, dit Suzannah, il n'a probablement jamais d'argent chez lui.
—Dans la semaine, jamais. Il a tout son argent à la Banque. Mais Thomas Elgin n'est pas homme à perdre un jour par semaine, et il estime qu'on doit travailler le dimanche aussi bien que les autres jours.
—Ah! fit Suzannah.
—Il y a des gens qui ont besoin d'argent le dimanche tout aussi bien que dans la semaine, et c'est même ce jour-là qu'il fait les meilleures affaires.
Donc, continua Bulton, le samedi, Thomas Elgin passe à la Banque et y prend quelquefois mille, quelquefois deux et même quatre mille, livres en or et en banknotes, et il les emporte chez lui.
—Ah! fit Suzannah.
—Il a une caisse chez lui, une caisse qui est un chef-d'oeuvre et que personne que moi ne saurait forcer. Mais j'ai trouvé le secret, moi.
—Comment?
—Avant d'être voleur, j'ai tenu une boutique, poursuivit Bulton. Nous ne nous connaissions pas alors, ma Suzannah, et j'avais une femme légitime. C'est Thomas Elgin qui m'a ruiné, et ma femme en est morte de chagrin.
—Continue, dit Suzannah avec émotion.
—Thomas Elgin m'a prêté, à trois cents pour cent, douze livres pour lesquelles il m'a envoyé à White-cross, et c'est un dimanche qu'il m'a remis cette somme.
La caisse de l'usurier est dans une petite salle qui n'a qu'une porte.
Dans le milieu de cette porte est percé un judas qui a deux pouces carrés de largeur.
Quand un homme à qui Thomas Elgin a affaire se présente, il regarde par ce guichet avant d'ouvrir.
Si j'avais pu passer la main, il y a longtemps que j'aurais dévalisé l'usurier.
—Tu n'as donc pas l'empreinte de la serrure.
—Si, mais si j'essayais d'ouvrir cette porte, je serais mort.
—Comment cela?
—C'est un homme ingénieux que M. Thomas Elgin, poursuivit Bulton.
—Qu'a-t-il donc imaginé?
—Il y a derrière la porte un pistolet disposé de telle manière que la porte, en s'ouvrant, le ferait partir et qu'il tuerait celui qui voudrait entrer.
—Mais enfin, dit Suzannah, quand M. Thomas Elgin entre chez lui et qu'il ouvre cette porte, comment fait-il pour empêcher le pistolet de partir.
—Voilà, dit Bulton, la seule chose que je n'aie pu trouver. Je me suis bien cassé la tête, mais je n'ai pu y parvenir.
—Alors, le vol est impossible.
—Oui et non.
—Comment cela?
—Suppose un moment que le guichet est assez large pour que j'y puisse passer le bras.
—Bon.
—Je promène ma main le long de la porte, en dedans, jusqu'à ce que j'aie trouvé une corde.
—Qu'est-ce que cette corde?
—Celle qui, tirée violemment par une poulie, si la porte s'ouvrait, et attachée à la détente du pistolet qui est placé sur un affût, le ferait partir.
—Après? dit Suzannah.
—La corde est lâche, comme tu le penses bien il faut que la porte s'ouvre à moitié pour qu'elle se tende et pèse sur la détente, sans cela la balle, chassée trop vite, rencontrerait la porte et non le le corps du voleur.
—Je comprends.
—Ma main rencontre donc la corde et comme elle est munie d'une paire de ciseaux, elle la coupe.
—Ah! j'y suis.
—Mais, dit Bulton, j'ai la main trop grosse, et toi aussi; et il n'y a qu'une main d'enfant, celle du petit, par exemple, qui puisse...
—Écoute, dit Suzannah, si tu me jures que, ce vol accompli, nous rendrons l'enfant à sa mère, je ne m'opposerai pas à ton projet.
—Je te le promets.
—Mais, dit encore Suzannah, probablement en rentrant chez lui avec de l'argent, le samedi soir, M. Thomas Elgin ne sort plus.
—Au contraire. Quand il a refermé sa caisse, disposé son pistolet et pris toutes ses précautions, il s'en retourne passer sa soirée à Londres, tantôt dans les galeries de l'Alhambra, dans Leicester square, tantôt à Argyll-Rooms, ou bien encore au théâtre du Lycéum. C'est donc entre neuf et dix heures du soir qu'il faudrait faire le coup, car c'est demain samedi.
—Mais que ferons-nous de l'enfant, d'ici-là?
—Je me charge de le faire patienter, dit Bulton.
—Tu le battras? demanda Suzannah d'une voix tremblante.
—Pas du tout.
—Tu me le promets?
—Je te le jure.
—Mais comment feras-tu?
—Tu le verras...
Et le bandit et la femme perdue s'endormirent à leur tour.
V
Un de ces pâles rayons de jour, qui se dégageait péniblement du brouillard, pénétrait dans la chambre de Suzannah l'Irlandaise, lorsqu'elle s'éveilla.
Bulton était déjà levé.
L'enfant dormait encore, brisé qu'il était par la fatigue de la veille.
Bulton était assis auprès de la fenêtre et paraissait fort occupé.
Son occupation consistait à limer et à polir un trousseau de clefs, dont chacune portait une petite ficelle de couleur différente, étiquettes mystérieuses, intelligibles pour lui seul.
Malgré le grincement de la lime, Ralph était immobile sur son lit improvisé.
—Pauvre petit! dit Suzannah en le regardant.
Et elle avisa ses chaussures, couvertes de cette boue noire qui est particulière à Londres.
—Comme il a dû marcher! dit-elle.
Bulton se mit à rire.
—Tu serais une bien bonne mère de famille, ma chère, dit-il.
—Et toi, répondit Suzannah, qui vint entourer de ses bras blancs le cou musculeux du bandit, tu es meilleur que tu n'en as l'air. Je parie que tu prendrais cet enfant en affection.
—La preuve en est, répondit Bulton, que je voudrais le garder.
—Oh! non, répondit Suzannah, il ne faut pas faire cela... D'ailleurs, tu me l'a promis, n'est-ce pas?
—Je te le promets encore, mais quand il aura coupé la corde.
—Soit, dit Suzannah. Cependant j'ai envie de faire une chose.
—Laquelle?
—De m'en aller errer, toute seule, aux environs de Saint-Gilles.
—Pourquoi faire?
—Et de m'enquérir adroitement si on n'a pas perdu un enfant... si on ne connaît pas quelque pauvre mère en pleurs... si...
—Il sera toujours temps de faire cela demain.
—Pourquoi pas aujourd'hui?
—Je te le répète, parce que nous avons besoin de l'enfant ce soir. Ensuite, suppose qu'en ton absence il s'éveille...
—Bon!
—Ne te voyant plus, il se mettra à pleurer et voudra s'en aller. Tu sais que je ne suis pas patient.
—Non, certes, répondit Suzannah, et tu le battras. Oui, tu as raison, il vaut mieux que je reste, mais comment le faire patienter jusqu'à demain?
—Quand il s'éveillera, il aura faim.
—Soit.
—Il aura soif...
—Eh bien?
—Tu sais bien que lorsque, nous autres voleurs, nous voulons griser et endormir les gens, c'est très-facile: deux gouttes de gin mélangé de bitter dans un pot de bière brune, et le tour est fait.
—Tais-toi, dit Suzannah.
Et elle jeta un regard rapide sur Ralph, qui venait de s'agiter légèrement.
En effet peu après, l'enfant ouvrit les yeux et prononça un mot: «Maman.»
Suzannah s'approcha de lui et le prit dans ses bras.
—Ta mère, mon enfant, dit-elle, je t'ai promis que nous la chercherions.
—Tout de suite, n'est-ce pas? dit-il.
Il se leva et, ayant aperçu Bulton, il éprouva un nouveau mouvement d'effroi.
Mais le bandit lui sourit, adoucit sa voix et son regard et lui dit:
—N'aie donc pas peur de moi, mon chérubin, je suis le mari de madame et je ne veux pas te faire du mal.
—Cela est bien vrai, fit Suzannah qui embrassa le petit Irlandais.
Celui-ci était déjà prêt à partir, mais il aperçut sur la table les restes du souper de Suzannah, et son regard trahit le vide de son estomac.
—Tu as faim, n'est-ce pas? dit-elle.
L'enfant ne répondit rien, mais il rougit.
Il mourait de faim en effet.
—C'est loin d'ici l'église Saint-Gilles, poursuivit Suzannah et il te faudra beaucoup marcher encore. Par conséquent il faut que tu aies de la force. Allons, mange, mange, mon mignon, nous allons déjeûner.
—Je vais aller chercher du jambon et de la bière, dit Bulton, qui se leva à son tour et sortit.
Son départ fit sur Ralph un effet tout semblable à celui qui se produirait pour une personne oppressée, si une fenêtre venait à s'ouvrir et laissait pénétrer une bouffée de grand air.
Il lui sembla qu'il était plus en sûreté, et que Suzannah lui parlait avec plus de douceur.
Alors celle-ci se mit, pour tromper son impatience, à lui faire mille questions sur sa mère, sur l'endroit où il l'avait laissée et sur ce qui lui était arrivé.
Ralph se souvenait exactement des différentes circonstances de son arrivée à Londres, de son entrée chez mistress Fanoche.
Il parla des petites filles qui lui avaient prédit qu'il serait battu; et comme il en était au milieu de son récit, Bulton revint avec des provisions et un pot de bière.
L'enfant voulut s'arrêter encore, mais Suzannah lui dit:
—Puisque monsieur est mon mari, pourquoi ne parles-tu pas devant lui?
Ralph s'enhardit; et il répéta devant le bandit ce qu'il avait dit déjà.
Un fait se dégagea, pour ce dernier et pour Suzannah, des paroles de l'enfant, c'est qu'il n'avait que des souvenirs très-vagues du quartier où on l'avait conduit et que par conséquent, on pourrait, sous prétexte de le mener à Saint-Gilles, l'entraîner dans un autre quartier de Londres sans qu'il s'en aperçut.
Les voleurs de Londres, tout comme ceux de Paris, ont un argot, une sorte de langue verte qui n'est compréhensible que d'eux seuls.
Bulton se mit à parler cette langue et il dit à Suzannah:
—Je renonce à griser l'enfant.
—Ah!
—Tu vas t'en aller avec lui, tous les squares se ressemblent, à Londres, et en place de le mener à Saint-Gilles, tu le mèneras à Kilburn square.
—Bon!
—Tu le promèneras dans tous les environs jusqu'à ce qu'il soit rompu de fatigue. Il n'aura pas à soupçonner la vérité et à mettre en doute ta bonne foi, et quand il sera bien las, tu entreras dans un public-house qui est dans le Kursalt Pince Lane, à l'angle d'Edward road, et tu m'y attendras, cela vaut mieux.
—Je préfère cela aussi, dit Suzannah.
—J'aurai les clefs toutes prêtes, je serais mis comme un gentleman, et j'arriverai eu cab: fie-t'en à moi pour le reste.
—C'est bien, dit Suzannah.
Ralph mangea avec avidité, et on lui donna à boire de la bière sans addition de gin et de bitter. Puis Suzannah prit son châle et son chapeau et lui dit:
—Maintenant, allons chercher ta mère.
Et l'enfant partit avec elle, plein de confiance et consentit à embrasser Bulton.
Le programme de ce dernier fut suivi à la lettre.
Suzannah tenait l'enfant par la main, descendit le Brok street et tourna dans le Holborne.
Un des nombreux omnibus qui vont à Regent's parck passait en ce moment.
Suzannah fit signe au cocher qui s'arrêta.
Ralph ne fit aucune difficulté de monter avec l'Irlandaise, et une demi-heure après, ils descendaient dans Albert road.
Alors Suzannah se mit à lui faire parcourir les rues environnantes, en lui disant:
—Regarde-bien, est-ce là?
—Non, disait l'enfant.
Et ils se remettaient en route.
Elle le traîna ainsi tout le jour, avec une patience qui acheva de lui gagner la confiance du pauvre enfant.
Et la nuit vint, et Ralph n'avait ni reconnu la rue de mistress Fanoche, ni retrouvé sa mère.
Il était si las que Suzannah le prit dans ses bras et le porta.
Elle le porta jusqu'à ce public-house dont avait, parlé Bulton.
Et l'enfant, docile désormais, consentit à s'asseoir et à souper avec l'Irlandaise.
La nuit était venue.
—Nous allons nous en retourner chez nous, dit Suzannah, et demain nous chercherons encore...
L'enfant était triste, mais il avait cessé de pleurer.
L'âme d'un homme était en lui.
Tout à coup la porte du public-house s'ouvrit et Bulton entra.
—Je crois bien, dit-il, que j'ai retrouvé ta mère.
L'enfant jeta un cri de joie et tendit les bras au bandit.
VI
Suzannah regarda Bulton, au cou de qui sautait l'enfant.
Bulton lui fit un signe imperceptible qui voulait dire:
—Tais-toi donc, c'est pour qu'il fasse ce que nous voudrons.
Le bandit avait arrangé une petite histoire propre à frapper l'imagination de Ralph, et il en avait pris les premiers éléments dans le récit même du pauvre enfant.
Au cri de joie poussé par le petit Irlandais, quelques personnes qui se trouvaient dans le public-house s'étaient retournées.
—Ne fais pas de bruit, lui dit Bulton, ne crie pas, et écoute-moi bien.
Il avait su trouver une voix sympathique et se faire un visage affectueux.
L'enfant qui, le matin encore, avait peur de lui, se sentit pris d'une sorte de tendresse subite pour cet homme qui lui promettait de lui rendre sa mère.
Bulton fit un nouveau signe à Suzannah, et tous trois passèrent dans le parloir du public-house, où il n'y avait personne.
Là, Bulton dit:
—Nous avons le temps... il ne faut pas nous presser... Écoute-moi bien, mon mignon.
Ralph le regardait avec anxiété.
—Ta mère est en prison, dit Bulton.
L'enfant joignit les mains et leva un regard douloureux.
Bulton continua:
—Elle est en prison, comme tu l'étais toi-même, nous as-tu dit, dans une maison particulière. Ceux qui t'ont emmené d'un côté et te battaient, ont emmené ta mère de l'autre.
L'enfant eut un geste de colère.
—Oh! dit-il, est-ce qu'ils ont osé la battre?
—Non, mais ils la battront si nous ne la délivrons pas. Heureusement je suis là, moi.
Et Bulton prit un air de matamore qui acheva de convaincre le petit Irlandais.
—Et où est-elle? demanda Suzannah à son tour.
Cette question faite avec une grande naïveté eût achevé de convaincre Ralph.
—Elle n'est pas bien loin d'ici, dans une maison où on l'a enfermée, continua Bulton.
—Allons vite la délivrer! dit l'enfant.
Bulton sourit.
—Tu n'es plus un enfant, dit-il, tu es un homme et tu comprendras pourquoi nous ne partons pas de suite.
—Ah! dit Ralph en le regardant. Eh bien! pourquoi?
—Parce qu'il faut attendre que ses gardiens soient couchés et que les rues soient désertes.
Ralph ne fit pas d'objection. Il comprenait vaguement que Bulton devait avoir raison.
Suzannah se remit à parler cette langue verte des voleurs de Londres qui ne pouvait être intelligible pour le petit Irlandais.
—As-tu donc tout préparé? dit-elle à Bulton.
—Oui. J'ai les fausses clefs. De plus je suis venu en cab et j'ai laissé le cocher à la porte.
—Pourquoi avoir pris un cab?
—Pour ne pas éveiller de soupçons d'abord.
Quand on verra une voiture à la porte, les passants ne feront nullement attention à nous, ils croiront que nous sommes des clients de Thomas Elgin. Ensuite, une fois que nous aurons l'argent, nous filerons plus vite.
—Es-tu donc bien sur qu'il ait de l'argent aujourd'hui?
—J'en suis certain.
—Comment?
—Je l'ai vu entrer à la Banque à trois heures et demie.
—Et il ne t'a pas vu, lui?
—Non. D'ailleurs, je suis bien changé depuis le temps où j'étais son client; il ne me reconnaîtrait pas.
Bulton regarda la pendule du public-house.
Elle marquait huit heures et demie.
—Nous n'avons plus qu'une demi-heure à attendre, dit-il.
—Ah! dit Suzannah.
—Comme Thomas Elgin sortait de la banque, poursuivit Bulton, je l'ai entendu qui donnait rendez-vous à une personne pour dix heures dans Leicester square. Il ira donc prendre le train de neuf heures à la station.
Quand le sifflet de la locomotive se fera entendre, nous partirons.
—Mais, dit Suzannah, quand nous aurons fait le coup, que ferons-nous de l'enfant?
—Nous le conduirons à Saint-Gilles, au work-house. Il est à peu près certain que ses parents viendront l'y réclamer.
—Et nous.
—Nous filerons dès demain matin par le South-Eastern-Railway...
—Tu es donc toujours décidé à aller en France?
—Toujours.
Suzannah sauta au cou de Bulton.
Ils causèrent ainsi quelques minutes encore; puis le bandit se leva, jeta une demi-couronne sur le comptoir pour payer la dépense et sortit le premier.
Suzannah reprit l'enfant par la main:
—Viens, dit-elle.
—Madame, demanda Ralph, bien sûr, n'est-ce pas, que nous allons revoir maman?
—Oui, mon mignon.
Le cab dont avait parlé Bulton était, en effet, à la porte du public-house.
Suzannah y monta la première, fit asseoir Ralph auprès d'elle et Bulton monta à côté du cocher.
—Où allons-nous? demanda le cabman.
—Kilburn square, je t'arrêterai à la porte, dit Bulton; mais auparavant, passe devant la station du railway.
On entendait dans le lointain le sifflet du train et Bulton n'était pas fâché de voir partir Thomas Elgin.
Sur son ordre, le cocher alla lentement, et, comme il arrivait devant la station, Bulton aperçut un homme qui se dirigeait en toute hâte vers le guichet.
Cet homme, enveloppé dans un chaud imperméable, marchait le nez au vent, les mains dans les poches, avec un petit air de satisfaction.
C'était M. Thomas Elgin.
Bulton vit l'usurier monter les marches de la station, s'approcher du guichet et demander un ticket.
—A présent, pensa le bandit, nous sommes tranquilles, et tout ira bien. Kilburn square, et rondement.
Le cocher anglais est l'homme discret par excellence. Il voit tout et ne regarde rien, entend tout et ne cherche pas même à comprendre.
Il serait témoin d'un assassinat que l'idée d'appeler le policeman ne lui viendrait même pas.
Celui qui conduisait Bulton ne se demanda seulement pas pourquoi on l'avait fait passer par la gare du chemin de fer, ce qui était, en partant du public-house, le chemin le plus long, et fouettant son cheval, il arriva à Kilburn square.
—Vois-tu cette maison blanche, là, à droite? dit Bulton. C'est là.
Le cab s'arrêta.
Suzannah descendit, donnant toujours la main à l'enfant.
La soirée était brumeuse, le square désert, et la lueur des réverbères ne perçait qu'imparfaitement le brouillard.
Bulton était fort proprement vêtu, et il avait l'air d'un parfait gentleman.
Il y aurait eu du monde dans le square, que nul n'aurait trouvé extraordinaire que cet homme s'arrêtât devant la grille de la maison, tirât une petite clef de sa poche et l'ouvrit.
A Londres, dans les quartiers excentriques et non commerçants, il y a devant chaque maison un petit jardin de six à huit mètres de profondeur.
Bulton, Suzannah et l'enfant traversèrent ce jardin et arrivèrent à la porte d'entrée.
Là, le bandit fit usage d'une nouvelle, clef qui tourna dans la serrure aussi facilement que la première, et les deux voleurs et leur innocent complice se trouvèrent dans la maison.
Ils avaient devant eux un vestibule dallé en marbre avec des murs peints et vernis, quelques siéges d'acajou et un dressoir.
Bulton avait tiré de sa poche une de ces bougies minces et repliées sur elles-mêmes comme un écheveau, auxquelles on a donné le nom de rats de cave, puis il l'avait allumée à l'aide d'un briquet phosphorique.
—Et c'est ici qu'est maman? dit l'enfant joyeux.
—Oui, silence! répondit Bulton.
Au fond du vestibule, il y avait une porte complétement fermée au pêne.
Bulton, qui marchait le premier, l'ouvrit, et Ralph aperçut un parloir qui ressemblait vaguement à celui de mistress Fanoche.
Il en conclut que Bulton lui avait dit vrai et que sa mère devait se trouver dans cette maison.
En face de la porte d'entrée du parloir, il y en avait une autre qui était masquée par un rideau.
Celle-là donnait sur un corridor et, à l'extrémité de ce corridor, on en voyait une troisième.
—C'est là, dit Bulton.
Et il montra à Suzannah une petite moulure carrée percée dans le milieu.
VII
Occupons-nous maintenant un moment de M. Thomas Elgin, et pénétrons dans le bureau qu'il avait à Londres, en rétrogradant de quelques heures.
M. Thomas Elgin sortait de la banque où il avait pris une somme de deux mille livres, pour les éventualités de son petit commerce, lequel allait aussi bien le dimanche que les autres jours.
Puis, avant de prendre l'omnibus qui devait le conduire à Kilburn square, il avait donné rendez-vous à un petit bourgeois de ses amis, avec lequel il passait volontiers ses soirées, soit à Argyll-rooms, soit à l'Alhambra.
Enfin, il s'était souvenu qu'il avait oublié de répondre à deux de ses correspondants de Dublin et, au lieu de retourner à son domicile privé, il avait passé par son bureau, une sorte d'échoppe située au fond d'un passage dans Oxford street.
—Je dînerai une demi-heure plus tard, s'était-il dit; mais il faut que j'écrive ce soir, car la poste ne part pas le dimanche.
Tandis qu'après avoir mis, en homme soigneux qu'il était, ses manches de lustrine, il taillait sa plume auprès d'un petit poêle où brûlait un maigre feu de coke, il entendit frapper à la porte.
—Entrez! dit-il sans se déranger.
Mais à peine la porte se fut-elle ouverte, que M. Thomas Elgin se leva vivement, perdit son air arrogant et hautain, ôta vivement son chapeau et salua avec une politesse obséquieuse.
Le personnage qui venait de franchir le seuil de l'ignoble boutique de l'usurier, était un homme de haute mine, entièrement vêtu de noir, jeune encore, mais complètement chauve, et dont l'oeil bleu accusait une énergique volonté.
—Vous ne m'attendiez peut-être pas, M. Elgin? dit-il.
—En effet, Votre Honneur, j'étais loin de supposer... Je ne croyais pas...
—M. Thomas Elgin, dit l'inconnu, je n'ai pas le temps de causer longuement avec vous. Nous irons donc vite en besogne, si vous le voulez bien.
—J'attends que Votre Honneur daigne m'expliquer...
—Vous avez fait arrêter l'abbé Samuel?
—Oui, Votre Honneur.
—C'est bien, mais ce n'est pas assez...
Thomas Elgin regarda son visiteur.
—L'abbé Samuel n'a pu célébrer la messe à Saint-Gilles le 26 octobre.
—Il a été arrêté à six heures du matin.
—Et un grand danger qui menaçait la cause que je sers et que vous servez, par cela même, a été évité, poursuivit l'homme vêtu de noir. Quatre hommes dangereux pour l'Angleterre, que cette cérémonie religieuse devait réunir, le cherchent inutilement dans Londres et ne peuvent le retrouver.
Nous, au contraire, nous avons les yeux sur eux et ils ne nous échapperont pas.
—Ah! fit Thomas Elgin.
—L'un d'eux, reprit le visiteur, a été volé en débarquant à Liverpool. Il venait d'Amérique et était muni d'une lettre de crédit sur la maison de banque Davis-Humphrey et Co.
La lettre de crédit ayant disparu avec son portefeuille, il se trouve sans ressources. Un de nos émissaires, qui le suit nuit et jour, lui a persuadé de s'adresser à vous; et demain, dimanche, il ira frapper à la porte de votre maison, dans Kilburn square. Il vous demandera mille livres pour un mois, vous lui en offrirez trois mille.
—Trois mille livres! exclama M. Thomas Elgin; mais, Votre Honneur, cette somme...
—Vous ne l'avez pas sur vous?
—Non, mon argent est à la Banque, et la Banque est fermée jusqu'à lundi.
—Aussi, dit l'inconnu en souriant, je vous l'apporte.
Il déboutonna sa redingote noire, tira de sa poche un portefeuille et de ce portefeuille une poignée de bank-notes qu'il étala devant M. Thomas Elgin en lui disant:
—Comptez.
L'usurier prit l'argent et le mit, à son tour, dans sa poche.
—C'est là tout ce que j'avais à vous dire pour le moment, dit l'inconnu, M. Elgin.
—Je suis votre serviteur très-humble, Votre Honneur, dit l'usurier, qui reconduisit son visiteur avec une politesse servile.
—Hé! hé! se dit M. Thomas Elgin, jamais je n'aurai eu cinq mille livres chez moi, dans Kilburn square; il faudra, ce soir, prendre quelques petites précautions. Et il sauta dans un cab et se rendit chez lui, où il arriva vers dix heures.
La description que Bulton avait faite à Suzannah, de la pièce où M. Thomas Elgin avait sa caisse, était parfaitement exacte.
La porte avait un petit guichet, par lequel M. Elgin voyait, avant d'ouvrir, à qui il avait affaire.
L'usurier, qui était toujours seul dans la semaine, vivait chez lui le dimanche, et gardait tout le jour sa femme de ménage, qui introduisait les visiteurs.
Il rentra donc chez lui, s'enferma dans son bureau, ouvrit sa caisse et y mit les deux mille livres, qu'il avait prises à la Banque, et les trois mille que lui avait apportées l'homme vêtu de noir.
—Il faut tout prévoir, se dit-il alors.
Le canon de pistolet posé sur un affût, dont avait parlé Bulton, existait réellement.
Le mécanisme était d'une simplicité formidable.
L'affût était un morceau de bois enfoncé dans une large rondelle de plomb.
Le pistolet, qui était à deux coups, était posé sur ce morceau de bois, en face de la porte, et une ficelle attachée à la détente, passait dans un anneau enfoncé dans le mur et venait se rattacher à la porte, au-dessous du guichet.
La porte, en s'ouvrant, pesait sur la ficelle, la tendait et faisait partir le pistolet, qui tuait le voleur.
Bulton avait parfaitement étudié et compris ce mécanisme, qu'il avait observé en s'introduisant un jour dans le jardin de la maison, sous l'habit d'un des jardiniers du square, et en regardant dans la pièce par la fenêtre, qui était garnie d'énormes barreaux de fer.
Le bandit avait même songé un moment à tourner la difficulté en sciant l'un des barreaux, mais il avait calculé que ce travail dans lequel il pouvait être surpris, ne durerait pas moins de sept ou huit heures, et l'idée de se servir des petites mains de Ralph pour couper la corde, lui avait paru meilleure.
Seulement, Bulton croyait tout savoir, et ne savait pas tout.
M. Thomas Elgin avait un luxe de précaution pour les grandes circonstances.
Quand il n'avait dans sa caisse que mille ou quinze cents livres, le pistolet suffisait.
Dans les grandes occasions, il employait le canon.
Ce canon était une espèce de tromblon évasé qu'il fixait sur sa caisse, chargé à mitraille, la gueule inclinée de haut en bas vers la porte et qu'une deuxième ficelle placée différemment mettait en contact avec elle.
Cinq mille livres sterling, c'est-à-dire cent vingt-cinq mille francs ne sont point une bagatelle.
Quand il eut donc refermé sa caisse, M. Thomas Elgin, l'usurier, disposa son tromblon, le pointa, fit passer la ficelle dans l'anneau du mur et la rattacha, non à la serrure, mais à un verrou qui se trouvait tout en haut de la porte, à droite du guichet.
En atteignant celui-ci, en regardant de haut en bas, on pouvait apercevoir la corde du pistolet, mais il était impossible de voir celle du tromblon.
Cela fait, M. Thomas Elgin ne songea point, comme on le pense, à sortir par la porte.
Il écarta un peu son lit, car c'était dans cette pièce qu'il couchait, pressa une feuille du parquet et cette feuille s'ouvrit et laissa voir un petit escalier qui descendait dans le sous-sol.
Cette issue secrète était si habilement ménagée que Bulton ne l'avait point devinée, et qu'il se creusait encore la tête, le matin même, pour savoir comment M. Thomas Elgin sortait de sa chambre, une fois le pistolet placé sur son affût. M. Thomas Elgin sortit donc de chez lui par le sous-sol, ferma la grille du jardin comme à l'ordinaire, et s'en alla au chemin de fer, ne se doutant pas que le cab qui traversait la station au moment où il rentrait, renfermait des gens qui s'apprêtaient à le dévaliser.
VIII
M. Thomas Elgin s'approcha donc du guichet et demanda son billet.
En même temps, un autre train qui venait de Londres entra en gare, et comme l'usurier s'apprêtait à descendre, il aperçut un homme qui montait l'escalier et qui le salua.
Cet homme n'était autre que notre ancienne connaissance, le recors du commerce surnommé l'homme sensible, et appelé de son vrai nom John Clavery.
Après lui avoir rendu son salut, M. Thomas Elgin allait passer outre, mais John Clavery l'aborda et lui dit:
—J'allais précisément chez vous.
—Chez moi?
—Oui, et vous ne serez pas fâché de ma visite.
M. Thomas Elgin remonta l'escalier et revint, suivi de l'homme sensible, dans la salle d'attente, en disant:
—De quoi s'agit-il?
—Je vous apporte de l'argent, et, ce n'est pas pour dire, mais vous avez une fière chance.
—Vous m'apportez de l'argent?
—Oui.
—De qui donc?
—Du prêtre irlandais.
M. Thomas Elgin ne put se défendre de pâlir.
—Comment, dit-il, le prêtre irlandais a payé?
—Oui.
—Quand?
—Il y a deux jours.
—C'est impossible! s'écria l'usurier que cette nouvelle était loin de combler de joie.
—C'est pourtant la vérité pure.
—Ainsi, il est sorti de White-cross?
—Avant-hier matin.
—Ah! dit M. Thomas Elgin, qui contint de son mieux l'émotion qu'il éprouva.
—Voilà vos deux cents livres, ajouta John Clavery, en tirant de la poche de sa redingote usée un portefeuille plus usé encore.
Et il en tira huit bank-notes qu'il tendit à M. Thomas Elgin.
Celui-ci était si bouleversé qu'il s'appuya au mur de la salle d'attente, et laissa partir le train.
L'homme sensible ne put s'empêcher de murmurer:
—Par exemple, voici la première fois que M. Thomas Elgin fait une semblable grimace en recevant de l'argent. C'est à n'y rien comprendre.
Mais l'usurier ne songea nullement à donner des explications à M. John Clavery et, ayant en poche l'argent, il se contenta de lui dire:
—Merci bien, monsieur Clavery, merci mille fois, et au revoir!
Et il s'éloigna brusquement.
—Drôle d'homme, murmura John Clavery, qui le vit reprendre le chemin de Kilburn square, drôle d'homme en vérité!
En effet, M. Thomas Elgin, qui avait une grande demi-heure devant lui avant de pouvoir prendre le train suivant pour s'en retourner à Londres, fit cette réflexion qu'un homme prudent qui a l'intention de passer sa soirée joviablement, dans un établissement comme Argill-rooms ou l'Alhambra, d'offrir des verres de sherry-cotler aux dames et de tenir conversation avec elles, ne saurait avoir sur lui que deux ou trois guinées et et une poignée de shillings.
Mais deux cents livres!... pour être volé!... Allons donc!
M. Thomas Elgin faisait ce raisonnement plein de sagesse, et marchait d'un pas rapide en se disant:
—Que diable vont-ils dire, les autres, quand je leur apprendrai que l'abbé Samuel a payé? C'est bien extraordinaire, en vérité, bien extraordinaire!
Et il allongeait toujours le pas, et bientôt il entra dans Kilburn square.
Mais tout à coup il s'arrêta net et comme s'il eût reçu quelque choc violent sur la tête.
A travers le brouillard, les petits yeux de M. Thomas Elgin avaient fort nettement distingué une voiture devant sa porte.
—Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela? Qui peut me venir voir à cette heure?
Et après s'être arrêté, il se mit à courir.
Le cabman dormait sur son siége.
La grille du jardin était fermée, on ne voyait pas de lumière.
-M. Thomas Elgin crut que le cabman s'était arrêté là par hasard, et ses terreurs s'évanouirent.
Il tira de sa poche une clef et pénétra dans le jardin.
Pendant ce temps, Bulton, Suzannah et l'enfant étaient dans la maison.
Nous les avons vus traverser le parloir, longer le corridor qui menait à la chambre de M. Thomas Elgin, et s'arrêter devant le guichet.
Alors Bulton dit au petit Irlandais:
—Si tu veux revoir ta mère, il faut faire ce que je vais te dire.
—Oui, dit l'enfant avec soumission.
Bulton le prit dans ses bras et l'éleva jusqu'au guichet:
—Essaye de passer ta main là, dit-il.
Non-seulement la main, mais encore le bras, passèrent.
—Retire ta main, dit alors Bulton.
L'enfant obéit encore.
Il ne savait pas ce qu'on attendait de lui, mais ne lui avait-on pas promis qu'il allait revoir sa mère?
Bulton avait, avec sa trousse de clefs, une paire de petits ciseaux repassés avec soin et qui devaient couper comme un rasoir.
—Prends cela, dit-il encore. Bien. Maintenant repasse ta main et cherche au long de la porte si tu ne trouve pas une corde.
L'enfant exécuta cette manoeuvre et dit tout à coup:
—Oui... j'ai une corde sous la main.
—Alors, dit Bulton, coupe-là.
Ralph obéit. Un petit bruit presque imperceptible, arriva aux oreilles de Bulton: c'était la corde coupée qui tombait à terre.
Alors il laissa l'enfant retirer son bras, puis il le mit à terre, et il dit à Suzannah:
—A présent nous n'avons plus peur du pistolet.
Et il chercha dans son trousseau de clefs celle qui devait ouvrir la porte.
—Et maman est là derrière? demanda l'enfant.
—Oui, certes, répondit Bulton.
La clef tourna dans la serrure, la porte s'ouvrit et Bulton la poussa.
Mais soudain une détonation épouvantable se fit entendre. C'était le tromblon qui venait de partir.
Deux cris de douleur retentirent, l'un poussé par l'enfant, qui tomba baigné dans son sang; l'autre par Suzannah, atteinte également à la tête et à la poitrine.
Par une sorte de miracle, Bulton n'avait pas été frappé.
En ce moment une clef tournait dans la serrure de la porte d'entrée.
C'était M. Thomas Elgin, qui accourait en jetant des cris, lui aussi.
Bulton ne s'occupait pas du petit Irlandais, qui se tordait dans une mare de sang. Il se pencha sur Suzannah et l'appela.
Suzannah ne lui répondit point.
—Au voleur! au voleur! criait au dehors la voix de Thomas Elgin.
Bulton prit Suzannah dans ses bras, la chargea sur son épaule et s'élança dans le corridor.
En route, il rencontra M. Thomas Elgin qui criait de plus belle et voulait lui barrer le passage.
—Place! place! dit-il.
—Ah! misérable! ah! bandit! exclama l'usurier qui le prit à la gorge et engagea avec lui une lutte dans l'obscurité.
—Place! répéta Bulton.
Et M. Thomas Elgin s'affaissa en poussant un gémissement sourd.
Le bandit l'avait frappé d'un coup de couteau dans le bas-ventre et il s'enfuyait, emportant sur ses épaules Suzannah évanouie, et laissant aux mains de ceux que la détonation du tromblon allait attirer le petit Irlandais, qu'une balle avait frappé à l'épaule gauche.
IX
La détonation avait éveillé le cabman qui était à la porte de la maison de M. Thomas Elgin.
Il ne s'écoula pas cinq minutes entre cette détonation et la sortie de Bulton, qui portait Suzannah dans ses bras.
Ce qui fit que le cabman, qui, n'avait pas vu M. Thomas Elgin rentrer chez lui, n'était pas encore revenu de sa surprise, lorsque Bulton reparut.
Il ne fit qu'un bon à travers le jardin, ouvrit la portière du cab et y jeta Suzannah, criant au cocher:
—Mari jaloux, homme blessé... file, file! il y a deux couronnes pour toi, si tu marches bien.
Le cabman ne demanda pas d'autre explication, il fit siffler son fouet et le cab partit.
Le flegme britannique n'est pas une exagération française.
L'effroyable détonation avait éveillé tout ce quartier paisible de petits rentiers et d'honnêtes commerçants de la cité, qui observaient, dès le samedi soir, le pieux isolement du dimanche.
Les fenêtres s'ouvrirent lentement, les portes plus lentement encore, deux ou trois policemen finirent par arriver; mais le cab qui emportait Bulton et Suzannah avait disparu depuis longtemps dans le brouillard.
Alléché par la promesse des deux couronnes, le cabman marchait un train d'enfer.
Bulton, au désespoir, appelait Suzannah et la couvrait de caresses.
Suzannah était évanouie, et Bulton épouvanté la crut morte.
—O malheur! malheur! murmurait-il. J'ai causé la mort du seul être que j'aimais en ce monde.
Le cab descendit vers Kinsington garden, gagna Hyde park, entra dans Oxford, tout cela en moins d'une demi-heure.
En homme intelligent, le cabman avait fait plusieurs tours dans les rues transversales, sûr de faire perdre sa trace, si par hasard il était poursuivi.
Quand il fut dans Oxford street, il se retourna et frappa au carreau.
Bulton baissa la glace.
—Où allons-nous? demanda le cabman.
—Dans Holborne, au coin du Brook street, répondit Bulton.
Le cab continua sa course rapide, et bientôt il arriva à l'endroit désigné.
Alors Bulton mit pied à terre, paya le cabman, reprit Suzannah dans ses bras, et l'emporta.
Le Brook street est désert entre neuf et dix heures du soir.
Les voleurs, y habitant, se sont répandus dans Londres pour aller chercher leur besogne ordinaire, et il n'y a guère, çà et là, au seuil des portes et des tavernes que des femmes et des enfants.
Cependant, comme il allait s'engouffrer dans l'allée noire de cette maison qu'il habitait avec Suzannah, Bulton, qui pleurait en portant son cher fardeau, sentit une main s'appuyer sur son épaule.
En même temps une voix d'homme lui dit:
—Qu'est-ce qui arrive donc à Suzannah? Est-ce qu'elle a bu trop de gin?
Le Brook street est une rue noire, la robe de Suzannah était de couleur brune et celui qui parlait n'avait pas vu le sang qui la couvrait.
Bulton reconnut cette voix, et il ne se retourna point.
—Craven, dit-il, viens avec moi, il est arrivé un grand malheur, mon Dieu!
—Quoi donc! fit Craven, ce même homme que Suzannah avait abordé la veille, dans Holborne en lui demandant s'il avait vu Bulton.
—Je crois qu'ils me l'ont tuée!
—Qui? Suzannah?
—Oui...
Et la voix de Bulton était pleine de sanglots.
Il monta précipitamment l'escalier, entra dans la chambre, dont il enfonça la porte d'un coup de pied et déposa Suzannah sur le lit.
En même temps, Craven tirait des allumettes de sa poche et se procurait de la lumière.
—J'ai été domestique chez un chirurgien, disait-il, je m'y connais...
Et tandis que Bulton s'arrachait les cheveux et appelait, en versant des larmes, la jeune femme, qui ne lui répondait pas, Craven la déshabillait et examinait sa blessure.
Suzannah avait été, frappée en deux endroits par les projectiles du tromblon, au-dessous du sein droit et au cou.
Cette dernière blessure, qui n'avait rien de dangereux, était celle qui saignait en abondance et avait déterminé l'évanouissement.
—Morte! elle est morte! disait Bulton en se tordant les mains.
—Elle est évanouie, répondit Craven qui se mit à ausculter les deux blessures avec une certaine expérience.
Elle n'est pas même blessée grièvement: vois, la balle a glissée sur une côte, ici; là, elle n'a fait que déchirer les chairs.
Alors ces deux hommes grossiers, voleurs et assassins à leurs heures, se mirent à déchirer leur propre linge pour panser Suzannah, et arrêter son sang qui coulait toujours.
Puis Craven descendit et se procura du vinaigre dans le public-house voisin, remonta et se mit à en frotter les tempes et les narines de Suzannah.
La jeune femme poussa un soupir, puis deux, et Bulton jeta un cri de joie.
Enfin elle rouvrit les yeux, aperçut Bulton et un sourire vint sur ses lèvres.
—Suzannah! ma bien-aimée! s'écria Bulton en se précipitant sur elle et la couvrant du baisers.
—Ah! tu es vivant, dit-elle.
Bulton pleurait.
—Je crois que je vais mourir, dit encore Suzannah.
—Non, non, fit Craven avec conviction. Ce n'est rien... ne t'effraye pas, ma petite Suzannah.
Tout à coup un souvenir traversa le cerveau de l'Irlandaise:
—Mon Dieu! dit-elle, et l'enfant?
—Mort, dit Bulton, mort ou blessé... je ne sais pas au juste, car je ne me suis occupé que de toi.
—Ah! malheureux! dit Suzannah, s'il est mort, son sang retombera sur ta tête.
Et elle se mit à fondre en larmes.
—J'aimerais mieux qu'il soit mort, dit Bulton d'un air sombre.
—Pourquoi? fit Craven qui ignorait ce qui s'était passé.
—Parce qu'il nous dénoncera, dit le bandit.
—Bulton, Bulton, dit Suzannah, vous avez beau dire, toi et Craven, je crois que je vais mourir... Laisse-moi... dis-moi adieu... et fuis... car on nous recherchera.
—Fuir! t'abandonner! s'écria le bandit, tu es folle, ma Suzannah!
—Avant de mourir, dit-elle encore, je voudrais voir mon frère.
—Ton frère?
—Oui, dit-elle, j'ai un frère... un pauvre diable qui est resté honnête et qui gagne péniblement sa vie. Ne me refuse pas, Bulton, je voudrais lui dire adieu.
—Mais où est-il ton frère?
—Il demeure dans Dudley street. Il est cordonnier de son état.
—Comment s'appelle-t-il? demanda Craven.
—John Colden.
—Et il est cordonnier?
—Oui.
—Au numéro 37 de Dudley street? dit Craven.
—Oui, c'est cela, dit Suzannah.
—Je le connais, dit Craven.
—Eh bien! va le chercher, dit Bulton qui continuait à s'abandonner au plus profond désespoir.
Et tandis que Craven s'en allait, Suzannah murmurait:
—Ah! Bulton, mon bien-aimé, pourquoi n'avons-nous pas rendu le pauvre petit à sa mère?
—La fatalité est contre nous! répondit Bulton d'un air sombre.
Et il s'agenouilla au chevet de Suzannah et tomba dans un silence farouche.
X
Craven s'en alla dans Dudley street.
Cette rue où se sont accomplis les premiers événements de ce récit, est la plus aristocratique, sans contredit, du misérable quartier Irlandais.
Craven s'en alla tout droit au numéro 37.
Chaque maison a un sous-sol, et la plupart du temps ce sous-sol est ouvert sur la rue.
On y descend par quatre ou cinq marches qui viennent aboutir au trottoir.
C'est dans ces sortes de caves que travaillent les cordonniers.
A dix heures du soir, leur journée n'est point finie, et Craven se croyait sûr de trouver John Colden dans l'atelier où il était ouvrier.
Il entra et jeta un coup d'oeil dans la cave.
Le maître cordonnier, qui était assis tout au fond, regarda Craven de travers et lui dit:
—Que veux-tu? cherches-tu quelqu'un?
—Je cherche John Colden.
—Il n'est plus ici, répondit doucement cet homme qui était Anglais et qui, bien que donnant du travail aux Irlandais, avait pour eux un profond mépris.
—Où est-il donc maintenant? demanda Craven.
—Est-ce ton ami?
—Non, mais j'ai une commission pour lui.
Les ouvriers, en entendant prononcer le nom de John Colden, s'étaient mis à parler bas entre eux, d'un air de mystère.
Le maître ouvrier se leva, vint à Craven et lui dit:
—Je ne te connais pas, mais je vois que tu es Anglais.
—Né dans le Borough, dit Craven.
—Les Anglais se doivent aide et protection, continua le maître ouvrier; par conséquent, je te dois donner un bon conseil.
Et il poussa Craven hors de la cave, lui fit remonter les marches et se trouva sur le trottoir avec lui.
—Mon garçon, reprit-il alors, si tu n'es pas ami avec John Colden, tu feras bien de ne pas le fréquenter.
—Pourquoi donc ça?
—Parce qu'il a mal tourné.
—Plaît-il?
—Il est dans les fenians maintenant, comme tous ces misérables Irlandais qui ont juré la perte et la ruine de la trop libre Angleterre.
—Ah! il est fenian?
—Je le crois.
—Cela m'est bien égal, dit Craven. J'ai une commission pour lui; quand je l'aurai faite, je lui tournerai le dos, et si les policemen ont besoin de moi pour l'arrêter, je leur donnerai volontiers un coup de main.
—Voilà qui est parler en bon Anglais, aussi vrai que je m'appelle Colcrane, dit le maître cordonnier.
—Mais cela n'empêche pas que j'aurai absolument besoin de le voir.
Colcrane repondit:
—Quand j'ai vu qu'il était dans le fenianisme, je l'ai chassé de l'atelier. Je veux bien faire travailler les Irlandais, parce qu'ils sont bons ouvriers et qu'on les paye moins que les autres, mais à la condition qu'ils ne conspireront pas contre la libre Angleterre.
—En sorte que vous ne savez pas dans quel atelier il travaille maintenant?
—Il ne travaille plus.
—Ni où je pourrais le rencontrer?
—Je crois bien qu'il va dans le public-house d'en face.
—Ah!
—Tous les soirs entre dix et onze heures, et qu'il y a des rendez-vous avec un tas de misérables comme lui: que l'Angleterre les confonde!
—Merci, dit Craven.
Il donna une poignée de main au maître ouvrier, et se dirigea vers le public-house, se disant:
—Je ne suis pas si bon Anglais que maître Colcrane, moi, et je ne suis pas du tout faché qu'il y ait des fenians, attendu que depuis qu'on s'occupe d'eux, la police s'occupe beaucoup moins des voleurs et que nous vivons tranquilles.
Il entra dans le public-house.
Il y avait peu de monde et du premier coup d'oeil, Craven constata que John Colden ne s'y trouvait pas.
Cependant il demanda un verre de gin et de bitter mélangé, et il s'apprêtait à demander à Marie-Ann, la jolie fille du public-house, si elle ne connaissait pas l'Irlandais, lorsqu'un homme tout de noir vêtu, qui buvait seul dans le box des gentlemen, frappa son attention.
—Hé! par saint Georges! murmura-t-il, je crois que je connais ça.
Et il passa dans le box des gentlemen.
L'homme vêtu de noir, cravaté de blanc, grave et digne comme un solicitor, buvait à petites gorgées un verre de gin.
—Ma parole! dit Craven, c'est bien lui. Il a un habit neuf... et des bottes... et une chemise... et des bords à son chapeau... Tu as douc fait fortune, camarade?
Et il lui frappa sur l'épaule.
L'homme se retourna et fit la grimace.
—C'est pourtant bien à mossieu Shoking que j'ai l'honneur de parler? dit Craven.
—Oui, dit Shoking, car c'était lui.
Et il parut visiblement contrarié de la reconnaissance.
—L'ami du Hak-Horse?
—Certainement, certainement, dit Shoking embarrassé.
—Nous sommes donc riche, que nous passons maintenant dans le box des gentlemen?
Shoking jeta sur ses beaux habits un coup d'oeil orgueilleux.
—Heu! heu! fit-il nonchalamment, on est à son aise, pour le moins.
—Ce qui ne paraît pas te rendre plus gai, mon camarade, dit encore Craven; car tu as les yeux rouges et la mine d'un homme qu'on va pendre.
Ces mots réveillèrent sans doute dans l'âme de Shoking des douleurs qu'il était en train de calmer, car il poussa un profond soupir.
—Nous avons donc des peines de coeur? dit Craven.
Shoking ne répondit pas.
Seulement il jeta un regard anxieux sur la pendule qui était accrochée au mur, dans le fond du public-house.
—Tu attends quelqu'un?
—Oui.
—Moi de même, dit Craven, j'attends un certain John Colden.
—Plaît-il? fit Shoking.
—John Colden, répéta Craven.
—C'est lui que j'attends, moi aussi, dit Shoking.
Craven n'eut pas le temps de le questionner, car la porte du box s'ouvrit et John Colden entra.
Ce John Colden n'était autre que l'Irlandais en guenilles qui s'était attaché au service de l'homme gris, aussitôt que celui-ci eut fait le signe mystérieux.
D'abord cet homme ne fit pas attention à Craven.
Il aborda vivement Shoking.
—Eh bien? dit celui-ci.
—Nous sommes sur la trace.
—Ah! dit Shoking dont le visage s'éclaira.
—L'enfant, poursuivit John Colden, a été aperçu dans Gloucester place, assis sous une porte et pleurant.
—Ah! fit Shoking.
—Une femme l'a pris par la main et l'a emmené.
Craven intervint en ce moment:
—Vous cherchez un enfant? dit-il.
John Colden reconnut Craven.
—Tiens, dit-il, c'est toi?
—Oui, et je te cherche. Mais quel est l'enfant dont vous parlez?
—Un petit Irlandais perdu.
—Quel âge?
—Environ dix ans, dit Shoking, blond et joli comme un amour.
—Eh bien! dit Craven, je puis vous en donner des nouvelles.
—Toi?
—Vous dites qu'il pleurait?
—Oui.
—Eh bien! dit Craven, cette femme, tu la connais aussi bien que moi, John Colden, et c'est elle qui m'envoie vers toi,—c'est ta soeur Suzannah.
—Ah! dit John Colden, Dieu protège l'Irlande!
—Et nous allons retrouver l'enfant, ajouta joyeusement Shoking, qui ne s'aperçut pas que Craven secouait tristement la tête!
XI
Craven se disait, en sortant du public-house, tandis que Shoking et John Colden le suivaient:
—Je me suis chargé de venir chercher le frère de Suzannah et non point de leur expliquer à tous deux ce qui est arrivé. J'ai même eu tort de leur parler de l'enfant.
Ils s'arrangeront entre eux, ça ne me regarde pas!
Comme ils marchaient tous trois d'un pas rapide, ils arrivèrent dans le Brook street en moins d'un quart d'heure.
En route, Shoking s'était adressé un petit monologue dont voici la substance:
—Jenny s'était sauvée parce qu'elle n'avait pas confiance en moi, et de fait elle avait bien un peu raison, puisque j'étais en partie la cause de son entrée chez mistress Fanoche.
Mais, tout à l'heure, je vais lui ramener son enfant, et elle me sautera au cou.
Sans compter que l'homme pris, qui m'a traité d'imbécile pas plus tard qu'hier, me rendra toute sa confiance.
—Qu'est-ce qu'elle me veut donc, ma soeur Suzannah? demandait John Colden, tandis qu'ils entraient dans le Brook street.
—Ma foi! tant pis, pensa Craven, autant le lui dire tout de suite.
Et prenant le bras de l'Irlandais:
—Est-ce que tu la vois souvent, ta soeur? dit-il.
—Jamais. Elle a mal tourné, je ne suis qu'un pauvre cordonnier, mais le fils de mon père ne mange pas du pain mal gagné. Depuis que Suzannah porte des robes de soie, elle n'est plus ma soeur, et si j'ai consenti à te suivre, c'est que tu m'as dit qu'elle avait trouvé un enfant, et que je crois que c'est celui que nous cherchons.
—Écoute, dit Craven en baissant la voix, tu sais peut-être que ta soeur vit avec un homme nommé Bulton?
—Un voleur! fit l'Irlandais avec mépris.
—Soit, dit Craven.
—Eh bien?
—Eh bien, il est arrivé un malheur.
John Colden tressaillit.
—Elle et Bulton ont voulu faire un coup, je ne sais pas lequel, et le coup a raté.
—Alors...
—Suzannah est blessée...
—Blessée! s'écria John Colden qui oublia en ce moment les torts et la honteuse vie de Suzannah pour ne se souvenir que d'une chose, c'est qu'elle était sa soeur.
Et il se mit à gravir en courant l'escalier tortueux et sombre dans lequel Craven le précédait.
Shoking, plein d'espoir, montait derrière eux et se répétait:
—Enfin! je vais donc avoir l'enfant!
John Colden, en entrant dans la chambre, se précipita vers le lit sur lequel Suzannah était couchée.
Elle était pâle et la courtine du lit était couverte de sang.
L'Irlandaise jeta un cri.
—Je crois bien que je vais mourir, dit Suzannah.
—Mais non, ma chère, lui dit Craven, je t'assure que tes blessures ne sont pas mortelles.
Quant à Shoking, il s'était arrêté sur le seuil, et jetait un regard éperdu autour de lui.
—Où est l'enfant? s'écria-t-il enfin.
Bulton se retourna, jeta vers cet homme un sombre regard, et dit:
—Qu'est-ce qu'il veut, celui-là?
—Ce que je veux? répondit Shoking, je veux l'enfant.
—Quel enfant? ricana Bulton.
—L'enfant que cette femme a trouvé.
—Tu ne l'auras pas, dit Bulton.
Shoking serra les poings.
—Oh! par exemple! dit-il.
—Il est mort! ajouta Bulton.
L'Irlandaise et Shoking poussèrent un rugissement de douleur.
En même temps John Colden saisit le bras de sa soeur et lui dit brusquement:
—Je ne sais pas si tu vas mourir, mais, s'il en est ainsi, et si veux que Dieu te pardonne, dis-nous où est l'enfant.
Suzannah eut un gémissement sourd.
—Ah! dit-elle, c'est Bulton qui l'a perdu.
—Perdu! perdu encore! exclama Shoking, qui se méprit au sens de ses paroles.
Suzannah prit la main de son frère et lui dit:
—Tu le connais donc?
—Il s'appelait Ralph, n'est-ce pas, celui que tu as trouvé?
—Oui.
—Qu'est-il devenu?
Et l'Irlandais eut un accent menaçant.
—Peut-être est-il mort, peut-être n'est-il que blessé comme moi.
Et Suzannah eut alors le courage de faire à ces deux hommes sa confession tout entière, et Bulton, l'emporté et le farouche, n'osa l'interrompre.
Or, lorsqu'elle eût fini, elle vit une grosse larme rouler sur la joue de John Colden.
—Misérable! dit-il, savez-vous ce que vous avez fait? C'est l'Irlande tout entière que vous avez frappée dans cet enfant.
—L'Irlande! s'écria Suzannah.
—Oui, malheureuse!... et il faut que tu nous dises, avant de mourir, où vous l'avez laissé... peut-être n'est-il que blessé... peut-être...
—Dans Kilburn square, et dans la maison de Thomas Elgin, dit Suzannah.
—Mais tu veux donc m'envoyer à Newgate? dit Bulton avec un accent de fureur subite.
L'Irlandais John Colden était aussi grand et aussi fort que Bulton.
Il se dressa menaçant devant lui:
—Prends garde! dit-il, si l'enfant est mort, tu n'auras pas la peine d'aller à Newgate, c'est moi qui te tuerai!
—John! Bulton! au nom du nom du ciel! fit Suzannah mourante et croyant son frère et celui qu'elle aimait prêts à se ruer l'un sur l'autre.
Mais soudain, Craven, qui était descendu un moment, remonta tout bouleversé en disant:
—La police!
—Tonnerre et sang! s'écria Bulton.
—Il y a une dizaine de policemen dans la rue, dit Craven. Ils viennent sans doute t'arrêter. Sauve-toi, Bulton.
—Mille tonnerres! hurla Bulton, l'enfant n'est pas mort, et il aura parlé.
—L'enfant n'est pas mort! s'écria Shoking avec un élan de joie. Oh! si tu pouvais dire vrai... je crois que je te pardonnerais, bandit!
Mais Bulton ne l'entendit pas.
Il s'était élancé hors de la chambre et, au lieu de descendre l'escalier, il avait grimpé tout en haut de la maison, sachant qu'en cet endroit, il y avait une ouverture qui donnait sur les toits.
Tandis que Bulton se sauvait, la police envahissait la maison d'abord et ensuite le logement du Suzannah.
A sa tête était un constable.
Celui-ci dit en entrant:
—Nous cherchons un homme appelé Bulton.
—L'oiseau s'est envolé, dit Craven.
—Et une fille appelée Suzannah.
—C'est moi, dit l'Irlandaise d'une voix éteinte.
On connaissait Craven pour un voleur de profession; mais la police anglaise ne prend les gens que lorsqu'ils sont arrêtés en flagrant délit.
On n'avait rien à reprocher à Craven, ce jour-là; du reste, il n'y avait pas huit jours qu'il était sorti de la prison de Cold Bath-fields.
Le constable l'entendit donc à titre de simple témoin.
Craven affirma que Shoking était venu avec John Colden pour réclamer un enfant, et le constable répondit que cet enfant, en effet, n'avait été que légèrement blessé et qu'il était bien vivant.
—Ah! monsieur, dit Suzannah en joignant les mains, Bulton et moi nous sommes coupables, mais l'enfant est innocent.
Le constable haussa les épaules.
—Innocent, fit-il, cela vous plaît à dire, mais je puis vous répondre, ma chère, qu'il ira au moulin attendre sa vingtième année.
Shoking et John Colden frissonnèrent à ce terrible mot:
Le moulin.
C'est-à-dire le supplice le plus épouvantable qu'ait pu enfanter l'imagination en délire des justiciers. Une torture sans nom que la libre et philantropique Angleterre applique à ceux qui ont voulu s'approprier le bien d'autrui!
Et Shoking, à qui le constable déclarait qu'il était libre de se retirer, Shoking se mit à fondre en larmes, en murmurant:
—Pauvre petit! L'homme gris le laissera-t-il donc aller au moulin?
XII
Que s'était-il passé chez M. Thomas Elgin après la fuite de Bulton, qui emportait Suzannah évanouie?
C'est ce que nous allons raconter en peu de mots.
La détonation du tromblon avait mis en rumeur ce paisible quartier de Kilburn square, dans lequel il n'y avait ni un public-house ni un magasin, et dont chaque petite maison était habitée par un négociant qui avait ses bureaux dans la Cité.
A Londres, le samedi soir prélude dignement à cette journée mortellement ennuyeuse qu'on appelle le dimanche.
Les bonnes et les cuisinières ont fait toutes leurs provisions. Les maîtres s'enferment après souper et lisent la Bible. Les pianos eux-mêmes sont muets, et Dieu sait si les pianos sont nombreux chez ce peuple antimélomane qu'on appelle le peuple anglais!
Le coup de feu avait donc produit dans Kilburn square l'effet d'un tremblement de terre.
Le plus proche voisin de M. Thomas Elgin était un vieux libraire qui lisait dévotement sa Bible auprès du poêle.
La Bible lui échappa des mains et il appela ses servantes.
Les servantes, toutes tremblantes, n'osaient sortir.
—C'est une explosion de gaz! dit l'une.
—Non, répondit l'autre, c'est un coup de canon.
Le vieux libraire ramassa sa Bible et la posa sur la cheminée, mit sa calotte de soie et sortit.
Les autres voisins en firent autant, un à un.
Au bout d'un quart d'heure,—Bulton était déjà loin,—il y avait une douzaine de personnes assemblées devant la grille de M. Thomas Elgin.
Cette grille était ouverte; la porte de la maison l'était pareillement, et de cette maison sortaient des cris de douleur.
Cependant, personne n'osait entrer.
Enfin deux policemen, qui se trouvaient à l'autre extrémité du square, accoururent.
Et comme les policemen entrèrent, la foule pénétra sur leurs pas dans la maison.
On apporta des lumières et on trouva M. Thomas Elgin se roulant sur le sol rougi de sang du vestibule et appelant au secours.
Le coup de couteau de Bulton avait glissé sur les côtes. La blessure, quoique saignant en abondance, n'avait rien de dangereux.
Un médecin qui logeait dans le square et qui était accouru un des premiers, le constata.
—Ah! les bandits! ah! les misérables! vociférait M. Elgin, ils ont voulu me voler!
On le porta sur un lit, puis tandis que le médecin lui donnait des soins, les policemen firent une perquisition dans la maison et ne tardèrent pas à trouver le petit Irlandais évanoui dans le couloir, au milieu d'une mare de sang.
On apporta l'enfant dans la pièce où était déjà M. Thomas Elgin.
Celui-ci s'écria:
—C'est un des voleurs!
La foule accueillit d'un cri de doute cette accusation.
L'enfant, couvert de sang, avait, une figure si angélique et si douce.
D'un autre côté, il était assez difficile d'expliquer sa présence dans cette maison... M. Thomas Elgin avait toujours vécu seul.
Le médecin le déshabilla et constata pareillement que la blessure n'était pas mortelle.
La bourre s'était logée à fleur de chair, sans intéresser ni un os ni un muscle.
On fit revenir l'enfant à lui.
Il promena sur les assistants un long regard étonné et se mit à pleurer.
—Petit brigand, nomme tes complices! disait Thomas Elgin, qui s'était mis sur son séant.
L'enfant pleurait et ne répondait pas.
L'usurier eut le courage de se relever et, tout sanglant, tout affaibli qu'il était, il se traîna dans le corridor en disant:—Je vais vous prouver qu'il était avec les voleurs!
Et, en effet, il montra le guichet percé dans la porte, il démontra le système infernal de tromblon, il montra la corde coupée du pistolet qui n'était pas parti.
Et Ralph, épouvanté de tout ce monde, cherchant en vain autour de lui une figure amie, avoua que, en effet, il avait passé la main par le guichet et coupé la corde sur l'ordre de Bulton.
Bulton!
Il se souvenait du nom du bandit.
Il parla de sa mère, il prononça le nom de Suzannah.
Ces deux noms furent un trait de lumière pour les policemen.
Ils conduisirent l'enfant à demi mort de peur et souffrant horriblement de sa blessure, à la station de police voisine.
M. Thomas Elgin, affolé de colère et de vengeance, s'y traîna derrière eux et plusieurs personnes le suivirent.
La station de police était dans Oyware road, tout auprès du chemin de fer.
Le magistrat qui y siégeait était un gros homme rougeaud, ventru, emporté et brutal.
—Qu'est-ce que ce gibier de potence que vous m'amenez là? demanda-t-il en regardant l'enfant d'un air terrible.
Ralph joignit les mains, il se mit à genoux, prouva qu'il n'était pas un voleur.
Le magistrat lui fit répéter sa déposition; un greffier écrivit.
Ralph prononça de nouveau le nom de Suzannah et celui de Bulton.
Il parla du sa mère qu'il cherchait, de la dame qui l'avait retenu prisonnier et qui le battait; il raconta sa lamentable histoire avec une lucidité remarquable.
Le magistrat l'écouta en haussant les épaules.
Quant à M. Thomas Elgin, il vociférait de plus belle en disant que tout cela était un conte, et que les voleurs étaient d'une précocité d'intelligence merveilleuse.
Le magistrat, qui se nommait M. Booth, tira sa montre et dit:
—Il est près de dix heures du soir. Demain dimanche, jour de repos, je n'instruirai pas. Conduisez-moi cet enfant en prison, vous me l'amènerez à mon audience de lundi matin.
Ralph eut beau prier et supplier, les policemen le prirent par le bras, le poussèrent rudement devant eux jusqu'à la petite porte qui se trouvait au fond du prétoire.
Cette porte donnait sur un escalier, au bas duquel se trouvait le cachot dans lequel on enferme les prévenus jusqu'à plus ample informé.
—Mais, monsieur, dit le médecin qui avait accompagné Ralph, cet enfant est blessé, et il a besoin de soins.
—Bah! bah! répondit le magistrat, il sera toujours guéri trop tôt pour aller au moulin.
Et il ne voulut rien entendre.
En même temps, il consultait une note qui lui avait été transmise de Scotlan-Yard, qui est la métropole de police.
Cette note disait que la veille un policeman avait été assassiné, et qu'on soupçonnait, comme l'auteur de ce meurtre, un nommé Bulton, homme mal famé et voleur de profession, qui vivait dans Broock street.
Le magistrat ajouta en marge de cette note la déclaration de l'enfant, et chargea un des policemen de la porter à Scotland-Yard.
Ce qui explique comment, moins d'une heure après, la police se transportait dans le Broock street et envahissait la maison de Bulton.
Quant au malheureux petit Irlandais, on l'avait jeté sur la paille du cabanon infect de la station de police, sans se soucier autrement de cette blessure par laquelle il continuait à perdre son sang.
XIII
Le lendemain matin, comme huit heures sonnaient, la foule était compacte en la pauvre église, Saint-Gilles.
Les fidèles étaient pauvrement vêtus, pour la plupart, et quelques-uns étaient nu-pieds.
Femmes, enfants, hommes et vieillards agenouillés sur les dalles froides, avaient les yeux tournés vers le maître autel dont l'officiant n'avait pas encore monté les degrés.
En dépit de la sainte majesté du lieu, il y avait de sourds frémissements et de vagues murmures parmi cette foule.
Anxieuse, elle semblait attendre quelque grand événement.
C'est qu'un bruit s'était répandu depuis trois jours dans le quartier irlandais, un bruit qui avait mis l'inquiétude et fait naître le doute dans tous les coeurs.
On avait dit que ce jeune prêtre au front mystérieux, et qui semblait porter en lui les destinées futures de la pauvre Irlande, avait été arrêté et jeté en prison.
Tout à coup un frémissement parcourut l'église, tous les fronts se courbèrent, tous les coeurs battirent.
La porte de la sacristie venait de s'ouvrir.
Le bedeau marchait le premier, faisant retentir les dalles de sa longue canne.
Puis venaient les enfants de choeur vêtus de rouge.
Enfin apparut le prêtre officiant revêtu de ses habits sacerdotaux.
Et le frémissement redoubla, et tous les coeurs battirent de joie.
Les fidèles avaient reconnu l'abbé Samuel.
Le jeune prêtre monta à l'autel, célébra le service divin au milieu d'un pieux recueillement; puis, quand il eut dit l'Évangile, il se dépouilla de son étole et monta en chaire.
On eût entendu, sous les voûtes du temple, le vol d'une hirondelle.
—Mes frères, dit alors le jeune prêtre, c'était, il y a quatre jours, le 26 octobre.
A cette heure même, ce jour-là, je devais célébrer la messe, et des frères que nous attendons de pays lointains, qui ne se connaissent pas entre eux, mais qui ont au coeur le même amour de Dieu et de la patrie absente, ces frères, dis-je, devaient se trouver réunis ici.
Sont-ils venus? Je l'ignore.
S'ils sont parmi vous, je les adjure de se présenter, à l'issue de la messe, à la sacristie.
Et l'abbé Samuel ayant fait cet appel mystérieux, commença son sermon.
Il parla du peuple de Dieu réduit en esclavage et qu'un enfant exposé sur les eaux dans un berceau d'osier avait rendu à la liberté.
Il raconta ce long voyage d'Israël à travers le désert, disant que ceux-là seuls qui avaient toujours eu confiance eu Dieu et dont la foi n'avait point été ébranlée avaient vu enfin la terre promise.
Et les fidèles écoutaient cette parole inspirée, et ceux qui songeaient à l'Irlande comprenaient que l'histoire du passé était comme une révélation de l'avenir et que le Moïse de ce nouveau peuple de Dieu venait de naître.
Au pied de la chaire, courbée et sanglotante, il y avait une femme jeune et belle, vêtue de noir, qui écoutait la grave parole du prêtre et attirait tous les regards par sa douloureuse attitude.
C'était, on le devine, la pauvre Irlandaise, la mère de ce malheureux enfant dont nous racontions naguère les poignantes aventures.
Auprès d'elle, il y avait un autre homme que l'on voyait à Saint-Gilles pour la première fois.
Il était vêtu comme tous les autres; rien, en lui, ne trahissait une condition différente, et cependant tous les regards qui rencontraient le sien se baissèrent, et ceux qui le virent devinèrent en lui, sur-le-champ, un des chefs mystérieux à qui l'Irlande obéissait.
Quand le sermon fut fini, lorsque le prêtre fut remonté à l'autel, cet homme traversa la foule, qui s'ouvrit respectueusement devant lui.
Il conduisait l'Irlandaise par la main et il la mena au seuil du sanctuaire, où elle s'agenouilla de nouveau et continua à pleurer.
Quelle était cette femme?
Nul ne le savait.
Mais au moment de la communion, on vit l'abbé Samuel descendre du tabernacle, tenant dans ses mains l'ostensoir et s'approcher de cette femme.
Alors elle cessa de pleurer, communia, demeura un moment courbée et recueillie au bord de la sainte table; puis, se levant, elle reprit la main de son guide inconnu et retourna s'agenouiller au bas de l'église.
Quand l'office fut fini, l'abbé Samuel se retourna et dit:
—Mes frères, avant de nous séparer, prions Dieu pour ceux qui vont mourir.
Et il récita les prières des agonisants.
Qui donc allait mourir?
L'abbé Samuel ne le dit point.
Seulement, quand la foule commença à sortir de l'église, on vit deux hommes se diriger vers le choeur de deux points opposés.
Ces deux hommes s'inclinèrent ensemble devant l'autel, et entrèrent ensuite dans la sacristie.
Sur quatre, deux seulement avaient entendu l'appel mystérieux, et les deux autres manquaient au rendez-vous.
L'église se vida peu à peu; puis les portes se fermèrent.
Alors, l'homme gris, car on a deviné que c'était lui, reprit la main de l'Irlandaise et la conduisit à la sacristie, laquelle, dès lors, ne renferma plus que cinq personnes: les deux hommes qui y étaient entrés ensemble, l'Irlandaise et son guide, et l'abbé Samuel, demeuré couvert de son surplis.
Celui-ci regarda l'homme gris et dit avec tristesse:
—Il n'y en a que deux.
—Nous retrouverons les deux autres.
Alors l'abbé Samuel s'adressa au premier des deux hommes et lui dit:
—D'où venez-vous?
—Du comté de Galles, répondit-il.
—Et vous? demanda-t-il à l'autre.
—D'Ecosse.
—De combien d'hommes disposez-vous? demanda encore le prêtre.
—De vingt mille, dit le premier.
—De trente mille, dit le second.
Le prêtre regarda l'homme gris.
Celui-ci baissa la tête et dit:
—Ce n'est point encore assez, les temps ne sont pas venus.
—Ils viendront, dit le représentant du comté de Galles, avec un accent de robuste confiance.
L'autre regarda le prêtre:
—Où est l'enfant que nous attendons? dit-il.
L'abbé Samuel posa sa main sur l'épaule de Jenny l'Irlandaise:
—Voilà sa mère, dit-il.
Cet homme pâlit.
—Puisqu'elle pleure, dit-il, c'est donc qu'il est arrivé malheur à l'enfant?
—Oui, dit le prêtre, il est aux mains de nos persécuteurs.
—Mais nous le leur arracherons, dit l'homme gris.
Les deux nouveaux venus tressaillirent sous ce regard.
—Qui donc êtes-vous? fit l'un d'eux.
—Comme vous, répondit-il, je suis chef dans la grande cause que nous servons.
—Votre nom?
—Je n'en ai pas.
Et comme, à cette étrange réponse, ils se regardaient étonnés, l'homme gris poursuivit:
—Je représente un homme qui est mort pour l'Irlande. J'ai reçu ses instructions et son dernier soupir, car j'étais au pied de son échafaud.
—Et... cet homme?
—Il s'appelait Falten, dit l'homme gris.
Les deux hommes s'inclinèrent.
Alors l'homme gris se tourna vers l'abbé Samuel et lui dit:
—Mon frère, vous avez bien fait de recommander à nos frères de prier pour ceux qui mourront, car il y aura du sang versé...
Ils tressaillirent tous et la pauvre Irlandaise leva vers le ciel ses yeux pleins de larmes.
—Ne faut-il pas arracher à nos ennemis le Moïse que l'Irlande attend? dit l'homme gris.
—Le sang des martyrs est fécond, répondit gravement le prêtre, et il régénérera le monde.
XIV
L'homme gris laissa l'Irlandaise à la garde du prêtre et des deux-chefs mystérieux, et il sortit de l'église.
Shoking, le bon et naïf Shoking, l'attendait à la porte.
C'était par Shoking que l'homme gris avait su tout ce qui s'était passé la veille.
Shoking était Anglais et non Irlandais; Shoking n'était pas catholique.
Plein de respect pour ce culte qui n'était pas le sien, Shoking était demeuré à la porte du temple, et il avait attendu que l'homme gris sortît.
Huit jours auparavant, la cause de l'Irlande était plus qu'indifférente au mendiant; à présent qu'il avait connu Jenny, l'abbé Samuel, cherché l'enfant, qu'il s'était dévoué à ce personnage mystérieux qui cachait avec tant de soin son nom sous la dénomination bizarre de l'homme gris, Shoking était prêt à verser pour l'Irlande la dernière goutte de son sang.
L'homme gris alla droit à lui.
—As-tu suivi mes instructions? dit-il.
—Oui, Seigneurie.
Shoking, reconnaissant la supériorité de l'homme gris, avait absolument voulu consacrer cette supériorité par un titre.
—Eh bien?
—Bulton est arrêté. Je viens du Brook street.
—Comment cela?
—La nuit dernière, comme je vous l'ai dit, il s'est sauvé par les toits au moment où la police arrivait.
—Bon!
—Mais comme la rue était pleine de policemen, il n'a pas osé descendre et il est demeuré jusqu'au jour caché derrière un tuyau de cheminée.
—Et quand le jour est venu?...
—Il y avait toujours des policemen dans la rue. Une fenêtre s'est ouverte auprès du tuyau de cheminée.
—Ah!
—Et par cette fenêtre lui est apparue la tête d'un voleur bien connu qui sort de Cold Bath-fields, qu'on appelle Jak.
—Jak, dit l'Oiseau Bleu, n'est-ce pas?
—C'est cela même, Seigneurie.
—Eh bien?
—Jak a dit à Bulton: «Viens vite! J'ai trouvé le moyen de te faire filer.»
Bulton a quitté sa cheminée, et il est entré dans la maison par la croisée à tabatière.
Mais comme il descendait l'escalier, conduit par Jak, plusieurs portes se sont ouvertes, et les policemen cachés dans la maison se sont montrés tout à coup et, se ruant sur lui, l'ont terrassé.
—Jak l'a donc trahi?
—Oui, Seigneurie.
—Mais pourquoi?
—D'abord, Seigneurie, reprit Shoking, le metropolitan chief of justice a promis une prime de cent guinées à qui le livrerait.
—Ah! le misérable!
—Et puis, il paraît que pendant une nuit, tandis que Bulton était sur les toits, le tribunal des voleurs s'est assemblé dans une cave et l'a jugé.
—En vérité!
—Jugé et condamné.
—Quel crime avait-il donc commis?
—Dans un vol récent accompli avec d'autres, il a détourné à son profit une somme plus forte, de telle façon qu'il a volé les camarades; alors le tribunal a décidé qu'au lieu de le sauver, on le laisserait prendre. C'est pour cela que l'Oiseau Bleu l'a trahi.
—Et quand il s'est vu entouré, Bulton ne s'est donc pas défendu?
—Il s'est servi de son couteau et a blessé deux policemen, ce qui fait que son compte est bon, et qu'on l'a mené tout droite à Newgate, où il sera pendu dans dix ou douze jours.
—Et Suzannah?
—Suzannah est hors d'état d'être transportée, elle a perdu beaucoup de sang.
—Mourra-t-elle?
—Non, le médecin des pauvres jure qu'elle sera rétablie avant un mois.
La police a décidé qu'on la laisserait dans sa chambre surveillée par une escouade de policemen, jusqu'à son rétablissement.
—Alors, on la conduira en prison?
—Oui, si les voleurs le veulent...
—Plaît-il?
—C'est Craven qui m'a donné tous ces détails, poursuivit Shoking. Les voleurs qui ont jugé et condamné Bulton doivent s'assembler de nouveau la nuit prochaine et statuer sur le sort de Suzannah.
—Et comme elle vivait avec Bulton, ils l'abandonneront...
—Ce n'est pas l'avis de tous. Beaucoup disent, qu'à leur point de vue, Suzannah n'est point coupable.
—Et si cette opinion prévaut?
—On la sauvera.
—Malgré la police?
—La police ne fait dans le Brook street que ce que les voleurs veulent bien.
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris; son visage s'éclaira un moment, comme si un lointain souvenir eût traversé son cerveau:
—Singulier peuple que ce peuple anglais! murmura-t-il.
Puis il ajouta:
—Et John Colden?
—Je ne l'ai pas revu, mais il doit être en surveillance auprès de la station de police de Kilburn square, où est le pauvre petit.
—Écoute-moi bien, dit alors l'homme gris.
—Parlez, Seigneurie.
—Peut-être ne me reverras-tu par aujourd'hui, mais ne t'en inquiète pas.
Attends ici que l'abbé sorte avec l'Irlandaise. Elle est plus calme, maintenant qu'elle sait où est son enfant?
Nous lui avons caché qu'il était blessé, et elle a foi en nos promesses.
—Ces promesses se réaliseront-elles, hélas! fit Shoking d'un ton anxieux.
L'homme gris haussa les épaules.
—Tu es naïf, dit-il. Comment! tu veux que nous laissions l'enfant tourner le moulin?
—De, quelle façon l'en empêcher?
L'homme gris sourit et ne répondit pas.
—J'ai bien une idée, moi, dit Shoking.
—Laquelle?
—On pourrait, se réunir au nombre de quarante ou cinquante...
—Et puis?
—Aller, cette nuit, entourer la station de police et la prendre d'assaut.
—Il n'y a qu'un malheur à cela, dit l'homme gris. A cent pas de la station, il y a une caserne d'infanterie, et nous nous ferions tuer inutilement.
Shoking baissa la tête.
—Ce sera bien autre chose quand l'enfant sera au moulin, dit-il.
—Bah! dit l'homme gris, je m'en charge.
Et il tendit la main à Shoking, ajoutant:
—Surtout veille bien sur l'Irlandaise.
—Oui, Seigneurie, répondit Shoking, qui demeura en faction à la porte de l'église.
L'homme gris s'en alla.
Il remonta à pied vers Folio-square.
Il y avait là des cabs sur la place.
L'homme gris en prit un.
—Où allons-nous? demanda le cabman.
—Dans Pall-Mall, répondit l'homme gris.
Et, en montant en voiture, il murmura:
—Voici pourtant quatre jours pleins qu'on ne m'a pas vu chez moi: que va dire mistress Clara, ma digne propriétaire?
Une demi-heure après, le cab s'arrêtait dans Pall-Mall, la rue aristocratique par excellence, et cela devant une de ces jolies maisons en carton pierre qui sont le dernier mot du haut goût de l'architecture anglaise.
Et comme il était piètrement vêtu de son habit gris, le cabman à qui il mit une demi-couronne dans la main, se dit en s'en allant:
—Que peut donc aller faire ce rough dans ce palais de lord?
L'homme gris tira une clef de sa poche et entra.