← Retour

Les misères de Londres, 2. L'enfant perdu

16px
100%



XV


L'homme gris pénétra dans la maison et la porte se referma sur lui.

Une heure s'écoula.

Les passans sont rares dans Pall-Mall.

A Londres, rien n'est désert, en hiver surtout, comme une rue aristocratique.

Cependant, au bout d'une heure, un homme qui était assis au seuil d'une maison voisine, était encore dans la même position.

Cette maison était celle d'un libraire.

Ce libraire, en bon chrétien qu'il était, avait fermé sa boutique, mais il avait laissé ouverte une petite porte dans la devanture, placée auprès d'une chaise sur laquelle il s'était assis, et il s'était mis à lire la Bible.

Le dévot libraire n'était pourtant pas détaché des choses de ce monde au point de se réfugier complètement dans sa lecture.

Il était quelque peu curieux.

Un passant lui donnait des distractions, une voiture qui roulait, une porte voisine qui s'ouvrait, lui faisaient lever le nez.

Quand le cab qui amenait l'homme gris s'était arrêté, le libraire avait posé sa Bible sur son genou et regardé ce dernier.

Comme le cabman, il avait fait cette réflexion que c'était un rough, bien certainement, c'est-à-dire un homme de la lie du peuple, que cet homme qui entrait ainsi dans cette somptueuse demeure.

Cette maison avait, du reste, deux portes, une petite et une grande: une réservée aux piétons, une autre qui s'ouvrait dans le milieu pour livrer passage aux voitures et aux chevaux.

Au bout d'une heure donc, cette dernière s'ouvrit à son tour, sous l'effort de deux valets en livrée rouge et argent, portant culotte courte, bas de soie et perruque poudrée.

Ce fut un nouveau prétexte pour le libraire de quitter la Bible et de lever les yeux.

Il vit alors un élégant cavalier, irréprochablement vêtu et montant un cheval irlandais de pur sang, sortir de la maison.

Derrière lui, un groom, de quatre pieds de haut, enfourchait un robuste double poney d'écosse, un hunter ou cheval de chasse, comme on dit.

Le libraire regarda le cavalier et tressaillit.

—Par saint Georges! murmura-t-il, je crois que j'ai la berlue. Il est impossible que ce soit là le même homme que j'ai vu entrer tout à l'heure.

Cependant l'élégant cavalier avait une telle ressemblance avec le pauvre diable en habit gris que le libraire avait vu entrer par la petite porte, que la curiosité de ce dernier ne connut plus de bornes.

Il quitta tout à fait sa Bible, sortit sur le pas de la porte et regarda le cavalier, qui s'éloignait au pas, suivi à distance respectueuse par le petit groom.

—Voilà qui est bien extraordinaire! murmura le pauvre libraire. Je n'aurais jamais cru à de pareilles choses dans un quartier comme le nôtre.

Cependant le cavalier, qui n'était autre d'ailleurs que l'homme gris complètement métamorphosé, s'éloignait. Il remonta Pall-Mall jusqu'à Saint-Jame street, prit cette dernière voie jusqu'à Piccadilly et de là se rendit à Hyde-Park. Il pouvait être alors dix heures du matin.

Bien qu'on fût en hiver, le ciel était d'un gris cendré, et à travers le brouillard glissait un pâle rayon de soleil. Les cavaliers et les amazones, si nombreux en été dans les allées de Hyde-Park, étaient plus que rares ce jour-là.

Cependant l'homme gris croisa une jeune miss à cheval. Tous deux allaient au petit trop en sens inverse; lui, jouant avec son stik, elle, laissant fouetter au vent son voile bleu.

Ce fut comme un choc électrique.

Leurs regards se rencontrèrent et se heurtèrent comme deux lames d'épée au soleil.

—Miss Ellen! se dit l'homme gris.

—Lui! murmura la fille altière de lord Palmure.

Derrière miss Ellen galopait un vieux groom.

Elle se retourna vivement vers lui et lui fit un signe.

Le vieux groom pressa l'allure de son cheval; mais lorsqu'il arriva auprès de sa maîtresse, l'homme gris était loin.

Il avait passé auprès de miss Ellen et il avait eu l'impertinence de la saluer.

—Paddy! fit miss Ellen, pâle et frémissante de colère, tu vois ce gentleman?

—Oui, miss.

—Tu vas le suivre...

Le groom s'inclina.

—Tu le suivras tout le jour et toute la nuit, s'il le faut, et tu ne rentreras à l'hôtel que lorsque tu sauras son nom et sa demeure.

—Oui, miss.

Et le vieux groom tourna bride et se mit à trotter derrière l'homme gris.

Celui-ci s'était retourné à demi sur la selle.

—Hé! hé! dit-il, je me doute de la mission qu'on vient de te donner... mais tu ne l'accompliras pas, mon ami.

Et il poussa un peu son cheval.

En même temps, il appela son groom qui vint ranger son double poney côte à côte du pur sang.

Il déboutonna son habit, prit un mignon portefeuille dans la poche de côté, en arracha un feuillet, et passant la bride à son bras, il se mit à écrire sur son genou les lignes suivantes:

«Miss Ellen, vous paraissez désirer savoir qui je suis, d'où je viens et où je vais. J'aurai l'honneur de vous le dire moi-même la nuit prochaine.

Votre serviteur très-humble,

L'INCONNU.»

Puis il plia la feuille du carnet, la remit au groom et lui dit:

—Mets ton cheval au galop, rejoins cette jeune lady que nous venons de rencontrer et remets-lui ce billet.

—Où retrouverai-je Votre Seigneurie? demanda le petit groom.

—Nulle part. Tu feras quelques détours et tu rentreras.

Le groom de l'homme gris rendit la main à son poney et partit.

Quant à celui de miss Ellen, voyant que l'homme gris s'arrêtait, il avait continué son chemin au pas, prenant une attitude indifférente, comme il convient à un espion qui fait son métier.

L'homme gris reprit sa promenade et remit son cheval au petit galop de chasse.

Le groom Paddy en fit autant.

Alors l'homme gris s'amusa à parcourir une à une toutes les allées de Hyde-Park.

Paddy le suivait toujours.

Il arriva ainsi jusqu'à la rivière serpentine.

—Il faudra bien que tu t'arrêtes là et que tu reviennes au petit pas, pensa le groom.

L'homme gris avait choisi un endroit où la rivière était très-étroite.

Tout à coup, le groom stupéfait, le vit rassembler son cheval, rejeter ses jambes en arrière et enlever le noble animal.

Le saut était large de plusieurs mètres; mais l'homme gris était un cavalier consommé et son cheval une vaillante bête.

L'animal venait de franchir la rivière, au mépris des ordonnances de police, au mépris des gardiens du parc confondus.

Alors Paddy n'hésita plus.

Il mit les éperons dans le ventre de son cheval et voulut imiter l'homme gris.

Mais le cheval refusa.

Une lutte s'engagea alors entre l'animal et le cavalier.

L'homme triompha et le cheval sauta.

Mais il ne put atteindre l'autre berge et tomba en pleine rivière, tandis que Paddy jetait un cri de rage.

Pendant ce temps, l'homme gris s'éloignait au galop, gagnait Kinsington garden, en sortait par la porte de Lancastre et se perdait dans le dédale des grandes rues qui avoisinent Exbridge road.

Paddy était encore à barbotter dans la vase de la serpentine et parlementait avec deux gardiens du parc, qui voulaient lui déclarer une contravention.

—Maintenant, se dit l'homme gris, allons à Kilburn étudier le terrain et voir s'il n'y a pas moyen d'enlever l'enfant de la cour de police avant demain.

Et il prit le chemin d'Edgware road.




XVI


A Londres, une cour de police correspond à peu près à un commissariat chez nous.

Cependant il y a cette différence que le magistrat de police au lieu d'en référer à l'autorité supérieure, est juge d'instruction en même temps.

Il a le pouvoir de mettre en liberté le prisonnier amené à sa barre et qui se fait souvent assister par un solicitor ou un avocat.

La cour de police de Kilburn avait, nous l'avons dit, pour chef un homme assez brutal, assez mal élevé, M. Booth, mais c'était un homme habile, en même temps.

Depuis dix ans, qu'il était magistrat de police, il avait purgé son district de bien des voleurs et rendu de si éminents services que le métropolitan chief of police l'avait fait complimenter maintes fois.

Bien que ne relevant pas les unes des autres, mais directement de Scotland-Yard, les cours de police des différents quartiers de Londres ont coutume de correspondre entre elles et de se transmettre des renseignements qui sont parfois assez précieux.

M. Booth était un religieux observateur du dimanche, c'est-à-dire qu'il demeurait chez lui ce jour-là, occupé à lire la Bible, et qu'on ne le voyait pas se promener comme un tas d'Anglais sans religion qui attendent avec impatience la clôture des offices et la réouverture des tavernes et des public-houses.

Mais la police est le dragon des sociétés modernes et il ne doit jamais dormir que d'un oeil.

Aussi M. Booth, imbu de ce principe, s'était-il enfermé ce jour-là dans un cabinet secret et compulsait-il avec un soin infini les différentes notes qui lui avaient été transmises.

M. Booth était veuf, et on disait même qu'il n'avait guère pleuré sa femme; en revanche, il avait une fille qu'il adorait.

Cet homme brutal, incivil, qui avait presque toujours la menace à la bouche, adoucissait sa voix et son regard quand la jolie Katt entrait dans son bureau.

Katt avait seize ans; elle était jolie comme une figure de keepsake; elle riait à rendre jaloux les anges du paradis, et quand les voleurs qu'on emmenait à la cour de police la rencontraient, d'aventure, dans les corridors, ils se prenaient à espérer la liberté.

Or donc, M. Booth, qui avait assisté aux offices, travaillait en toute liberté de conscience maintenant, lorsque miss Katt entra.

Au bruit de la porte qui s'ouvrait, M. Booth dit d'un ton brutal:

—Qu'est-ce qu'on me veut donc?

Mais il se retourna, aperçut sa fille et son visage s'éclaira.

—Ah! c'est toi, mon bijou? dit-il.

—Oui, petit père.

—Que veux-tu, mon enfant?

—Comment, petit père, vous travaillez, même le dimanche?

—Il le faut bien. Ma correspondance est en retard.

—Ah!

—J'ai un rapport à faire sur les événements de cette nuit.

—Je voulais justement vous parler de cela, petit père.

—Hein! fit M. Booth.

—Vous ne me gronderez pas, petit père? dit la jeune fille toute tremblante.

—Est-ce que je te gronde jamais, mignonne?

Et M. Booth attira Katt sur ses genoux et l'embrassa.

—Ce matin, reprit Katt, le médecin est venu....

—Ah! oui, pour ce petit gibier de potence...

—Il a eu besoin de moi pour le pansement du pauvre enfant, continua miss Katt, et je l'ai aidé.

—Eh bien!

—Mais je suis sûre qu'il est innocent, le pauvre petit, poursuivit Katt.

—Innocent!

—Oh! oui, petit père, il nous a raconté son histoire... elle est bien touchante...

M. Booth haussa les épaules; mais, au lieu de rudoyer sa fille, comme il eût certainement rudoyé toute autre personne, il continua à compulser les différentes notes qu'il avait sous les yeux.

Tout à coup, il tressaillit et fronça légèrement le sourcil.

—Qu'est-ce que cela? fit-il.

Katt n'osa plus parler de l'enfant à qui, on le voit, elle s'intéressait vivement.

Tout à coup M. Booth lui dit:

—Alors, ce garnement vous a raconté son histoire, Katt?

—Oui, petit père.

—Que vous a-t-il donc dit?

—Qu'il était arrivé à Londres depuis quatre ou cinq jours seulement.

—Bon!

—Qu'il était Irlandais et que sa mère s'appelait Jenny.

—Après?

—Qu'on l'en avait séparé, et que deux femmes très-méchantes l'avaient enfermé dans une maison où il y avait un jardin.

—Il m'a dit tout cela hier.

—Enfin, dit encore la jolie Katt, il s'est échappé de cette maison, avec l'espoir de retrouver sa mère, et il s'est mis courir, courir, dans les rues de Londres, jusqu'au moment où il a été rencontré par cette femme du nom de Suzannah, qui l'a emmené chez elle en lui promettant de le conduire à sa mère le lendemain.

—Voilà qui est incroyable! dit M. Booth, qui tenait toujours à la main la note qui avait attiré son attention.

—Quoi donc, petit père? dit miss Katt.

—Tenez, reprit le magistrat, voilà une note qui émane de la cour de police de Malborough et qui m'a été transmise par mon collègue. Lisez-la, Katt, et vous verrez qu'elle me semble se rapporter parfaitement à cet enfant.

Miss Katt prit la note et lut:

«Ce matin, lord Palmure, membre de la chambre haute, s'est présenté devant nous, magistrat de police, et nous a fait la déposition suivante:

Un enfant qui l'intéresse au plus haut degré et qui répond au nom de Ralph, âgé de dix ans environ, tout récemment arrivé d'Irlande avec sa mère, a été séparé de cette dernière et volé par deux femmes qui l'ont conduit à Hampsteadt.

L'enfant est parvenu à tromper la surveillance de ces femmes et à prendre la fuite.

Il est hors de doute qu'après avoir erré dans les rues de Londres, il sera arrêté comme vagabond et conduit devant une cour de police quelconque.

Lord Palmure réclame cet enfant et déclare s'en charger. Il promet, en outre, une prime de mille livres à qui le lui ramènera.»

—Oh! s'écria miss Katt en rendant le document à son père, c'est lui, j'en suis certaine.

—Je le crois comme vous, Katt.

—Il faut remener l'enfant à ce lord, petit père.

—Voilà qui est impossible, mon enfant.

—Pourquoi donc?

—Mais parce que l'enfant a été associé à un vol, et qu'il faut que lord Palmure vienne le réclamer à ma barre demain.

—Soit, dit la jolie fille, mais il faudrait le prévenir.

—Vous avez raison, Katt, et je vais aller moi-même rendre visite à lord Palmure.

En même temps, M. Booth prit un Indicateur sur son bureau, y chercha le nom de lord Palmure, et trouva que le membre du Parlement habitait Chester street, dans Belgrave square.

Le magistrat prit son chapeau et ses gants.

—Je vais sauter dans un cab, ma mignonne, dit-il, et je serai de retour dans une heure.

—Si on venait faire quelque déclaration à mon bureau, vous appellerez Toby, mon secrétaire, qui est là-haut dans sa chambre, mais vous prendrez les notes vous-même, Katt, car ce Toby est bien le plus ignare imbécile que j'aie jamais connu.

Et M. Booth sortit en se disant:

—Une prime de mille livres! par saint George, c'est dix années de mes appointements, et ce serait une jolie dot pour Katt.

Il n'y avait pas cinq minutes que M. Booth était parti, lorsque miss Katt, qui était retournée au parloir et avait repris sa Bible, entendit dans la rue le pas d'un cheval.

Curieuse comme toutes les jeunes filles, elle souleva un peu le rideau de la croisée auprès de laquelle elle était assise.

Un élégant cavalier, qui n'était autre que l'homme gris, mettait pied à terre à la porte de la cour de police, jetait un shilling à un petit polisson qui l'avait suivi pieds nus, et lui donnait son cheval à tenir.




XVII


Avant de pénétrer dans la cour de police avec l'homme gris, voyons d'où il venait.

L'homme gris s'en était allé tout droit à Kilburn square.

Si l'Anglais est long à s'émouvoir, l'émotion persiste, une fois venue.

L'événement qui avait mis en rumeur le square pendant la nuit précédente, était encore l'objet des conversations de toutes les maisons voisines.

Il y avait du monde dans les jardins, du monde aux fenêtres, du monde sur la promenade, tout cela au mépris de la sainteté du dimanche.

Chacun causait et expliquait la chose à sa manière.

M. Thomas Elgin, qui était bien connu pour ses habitudes infâmes d'usure, n'était certes pas l'objet d'une compassion universelle; quelques bonnes âmes regrettaient même que les voleurs n'eussent pas eu le temps de forcer la caisse.

Plusieurs voisins avaient, non par pitié, mais par curiosité, demandé à voir l'usurier.

La vieille femme de ménage, qui avait reçu de son maître les ordres les plus sévères, avait refusé d'ouvrir sa porte.

A midi, il y avait encore un rassemblement d'une douzaine de personnes devant la porte de M. Thomas Elgin, et les deux policemen préposés à la surveillance du square les avaient vainement invités à sa retirer.

Ce fut alors que l'homme gris arriva.

Sa haute mine, sa distinction parfaite et le magnifique cheval qu'il montait, désignèrent tout de suite aux yeux de la foule un membre considérable de l'aristocratie.

Il s'approcha d'un groupe au milieu duquel pérorait le vieux libraire, qui racontait pour la centième fois depuis le matin comment il avait entendu l'explosion du tromblon, et le saluant d'un air protecteur, il lui dit:

—Mon cher, je suis excentrique et curieux, et je note tous les crimes qui se commettent dans Londres.

Le mot excentrique est toujours parfaitement accueilli chez le peuple anglais.

Le bourgeois, le commerçant, l'ouvrier sont des gens positifs qui n'ont ni les moyens, ni le loisir de faire preuve d'excentricité; au lord seul appartient cette bizarrerie, et on la respecte, on l'admire même, comme on admire et on respecte, en Angleterre, tout ce que fait l'aristocratie.

L'homme gris n'eut pas plutôt prononcé le mot excentrique qu'on l'entoura avec un empressement respectueux.

—Oui, reprit-il, j'ai un album sur lequel j'inscris tous les vols, tous les assassinats, et je ne recule devant aucune peine, devant aucun sacrifice, pour avoir les détails les plus minutieux et les plus exacts.

—Une fort belle occasion! murmura le libraire en saluant de nouveau.

A Paris, on rirait au nez d'un homme qui parlerait ainsi; à Londres, on devait trouver tout naturel qu'un lord oisif fit une collection de crimes curieux; comme on fait une collection de faïences ou une galerie de tableaux.

—Aoh! poursuivit l'homme gris, je désirerais savoir comment tout s'est passé.

Et il tira de sa poche son calepin, et s'apprêta à prendre des notes.

—Voilà la maison, dit le libraire.

—Et l'homme est-il mort?

—Non, blessé.

—Qu'était-ce que cet homme?

—Un banquier.

—Non, dit une voix dans la foule, un usurier!

—Oh! très-bien! fit l'homme gris, excentrique! usurier. Je veux le voir.

—Impossible!

—Pourquoi? fit-il, fronçant le sourcil comme un homme à qui rien n'a jamais résisté.

—La servante ne veut pas laisser entrer.

—Aoh!

Et l'homme gris descendit de cheval et dix personnes se disputèrent l'honneur de tenir sa monture.

Il sonna à la porte, la servante vint.

—Dites à votre maître, fit-il, que je donne dix guinées à la seule fin de voir sa maison.

La servante fut éblouie par le chiffre, elle rentra dans la maison.

—Thomas Elgin, pensait l'homme gris, n'est pas homme à refuser dix guinées.

Les Anglais restés en dehors de la grille avaient profité de ce temps pour engager des paris.

Les uns tenaient dix shillings que le mylord entrerait, les autres une guinée qu'il n'entrerait pas.

Enfin il y eut un murmure joyeux parmi les uns et un sourd grognement parmi les autres.

La servante rouvrit la porte et s'effaça pour laisser passer le prétendu lord excentrique.

On avait couché M. Thomas Elgin dans la première pièce à droite du vestibule.

L'homme gris entra et renouvela tout d'une haleine au blessé son petit boniment.

—Excentrique et collectionneur de crimes curieux! dit-il en terminant.

Et en même temps, il posa une bank-note de dix livres sur la cheminée.

La colère de M. Thomas Elgin s'était calmée et la vue des dix livres le mit en belle humeur.

Il s'empressa de donner à l'homme gris les détails les plus minutieux.

—Oh! je voudrais voir le tromblon! dit ce dernier. Je payerais volontiers dix livres de plus.

M. Thomas Elgin n'était que légèrement blessé; mais n'eût-il plus eu que le souffle, qu'il eût fait un effort suprême pour se lever.

Il sauta donc à bas de son lit, s'enveloppa dans une vieille robe de chambre et dit au prétendu lord:

—Votre Seigneurie peut me suivre.

Alors M. Thomas Elgin montra avec complaisance à l'homme gris le corridor encore inondé de sang, la porte percée d'un guichet, et la chambre où avait eu lieu la détonation.

—Oh! très-curieux! très-curieux! disait l'homme gris, qui avait mis son pince-nez et examinait tout cela avec attention, puis prenait des notes, et puis encore faisait mille questions.

M. Thomas Elgin fut d'une complaisance sans bornes, et il parla du petit Irlandais.

—Aoh! fit encore l'homme gris, où est-il?

—En prison.

—Où cela?

—A la cour de police de Kilburn.

—Je voudrais le voir, et je donnerais bien cinq livres de plus.

—M. Booth ne vous refusera pas sur ma recommandation.

—All reigth! dit l'homme gris.

Et M. Thomas Elgin écrivit la lettre suivante à M. Booth:

«Mon cher monsieur,

Lord Cornhill—c'était le nom que s'était donné l'homme gris dans cette circonstance—me prie de lui donner un mot d'introduction auprès de vous.

C'est un gentilhomme accompli et excentrique, qui travaille à une collection des plus curieuses, et je ne doute pas que vous ne satisfassiez à sa demande.

Votre obéissant serviteur.

THOMAS ELGIN.»

L'homme gris posa trois autres billets de cinq livres sur la cheminée, remercia M. Thomas Elgin avec effusion, et sortit avec la lettre de recommandation.

Comme il arrivait à la porte extérieure, il trouva la servante qui parlementait avec un homme d'aspect misérable, lequel voulait absolument voir M. Thomas Elgin.

—Je viens pour affaires, disait-il.

—M. Thomas Elgin est malade.

—Dites-lui que je suis étranger, que j'arrive d'Amérique.

A ces mots qui le firent tressaillir, l'homme gris regarda attentivement cet homme.

—Parlez-vous français? lui demanda-t-il.

—Oui, dit l'Américain.

Alors l'homme gris lui fit un signe mystérieux et rapide.

Un signe qui fit faire à l'Américain un pas en arrière, et auquel il répondit.

—C'est bien, dit l'homme gris, vous êtes un de ceux que nous cherchons et je suis un de ceux que vous cherchez; n'insistez pas pour entrer dans cette maison et suivez-moi à distance.

Et l'homme gris, qui venait de détruire en quelques mots une des combinaisons machiavéliques auxquelles M. Thomas Elgin se trouvait mêlé, traversa de nouveau le petit jardin et alla reprendre son cheval, que le vieux libraire tenait respectueusement en main.




XVIII


L'homme gris soulevait le marteau de la porte d'entrée de la cour de police quelques minutes après.

L'homme d'aspect misérable, qui n'était autre qu'un des quatre qui avaient eu rendez-vous à Saint-Gilles, le 26 octobre dernier, avait obéi.

Il avait dit à la servante de M. Thomas Elgin qu'il reviendrait, et il s'en était allé.

Seulement, il avait suivi l'homme gris à distance.

La jolie miss Katt Boot avait donc un peu dérangé le rideau de la croisée et regardait dans la rue.

La tournure élégante du visiteur produisit sur la curieuse jeune fille une telle expression qu'au lieu d'appeler Toby, le secrétaire de M. Booth, elle alla ouvrir elle-même.

—Bonjour, ma belle enfant, dit l'homme gris. Je crains bien de me tromper. Une aussi jolie personne que vous ne saurait être une geôlière et on m'a mal indiqué sans doute.

—Que cherchez-vous, mylord? demanda miss Katt.

—La cour de police de Kilburn.

—C'est bien ici.

L'homme gris entra.

—Et je désirerais parler à M. Booth, ajouta-t-il.

—C'est mon père.

—En vérité! par saint George, ma mignonne, il doit être fier d'avoir une fille aussi jolie que vous.

Katt rougit jusqu'au blanc des yeux, elle ne put s'empêcher de songer que le visiteur était charmant.

L'homme gris poursuivit:

—J'ai pour M. Booth une lettre...

—Ah!

—De M. Thomas Elgin.

—Celui qu'on a failli assassiner la nuit dernière?

—Précisément.

Et l'homme gris suivit Katt, qui avait poussé une porte et était entrée dans le bureau particulier de M. Booth.

Là-dessus, il recommença son petit discours.

—Je suis un lord excentrique, fit-il, je collectionne des crimes curieux, et j'ai un album que le lord chancelier de l'échiquier payerait vingt-cinq mille livres, si je voulais m'en défaire.

—Mais c'est que mon père est absent, dit miss Katt.

—Ah! fit l'homme gris qui parut visiblement désappointé.

—Cependant, reprit la jolie fille, j'ai le pouvoir d'ouvrir ses lettres.

L'homme tendit le billet de M. Thomas Elgin.

Miss Katt en prit connaissance.

Puis comme si elle eût eu besoin de prendre conseil de quelqu'un, elle dit:

—Je vais appeler Toby?

—Qu'est-ce que Toby.

—Le secrétaire de mon père.

Elle avança un siége au gentleman, alla se placer en bas de la rampe de l'escalier et cria:

—Toby! laissez votre Bible, descendez au bureau, on a besoin de vous.

Puis, revenant vers l'homme:

—Ah! mylord, dit-elle, si vous saviez comme il est intéressant et joli, ce pauvre petit malheureux!

—Vraiment?

—Et beau comme un petit ange!

—Ah!

—M. Thomas Elgin a eu beau dire. Ce n'est pas un voleur, poursuivit miss Katt, et je crois à son histoire.

—Il a donc raconté son histoire?

—Oui, mylord. Une histoire bien touchante, allez.

—Je vais en prendre note, dit l'homme gris, qui tira de nouveau son calepin.

Alors miss Katt ne se fit pas prier; elle raconta tout ce que l'homme gris ne savait que trop bien; et celui-ci ne tarit pas en exclamations de surprise et de contentement.

—Oh! très-curieux, disait-il, très-curieux!

—Mais, continua miss Katt, je ne vous dis pas tout, mylord, et je crois bien que le pauvre petit sera sauvé demain.

—Sauvé!

Et l'homme gris tressaillit.

—Oui, dit miss Katt.

—Par qui?

—Par un noble lord comme vous, qui se propose de le réclamer.

L'homme gris eut un battement de coeur; mais son visage demeura impassible.

—Et quel est ce noble lord? fit-il.

—Lord Palmure, dit miss Katt.

L'homme gris ne sourcilla pas.

Miss Katt, qui jasait volontiers, lui parla alors de la note de police émanée de la cour de Marlborough, et elle termina son récit en disant que M. Booth, son père, s'était empressé d'aller chez lord Palmure.

Elle achevait de donner ces détails à l'homme gris, lorsque Toby parut enfin.

M. Booth, en l'appelant imbécile, n'avait rien exagéré.

C'était un gros garçon aux cheveux jaunes, avec des yeux ronds à fleur de tête, un rire bête qui faisait voir de vilaines dents.

—Toby, lui dit miss Katt, c'est vous qui avez la clef du cachot.

—Oui, certainement.

Et le bélître fit sonner un trousseau de clefs qu'il avait à sa ceinture.

—Je vous présente lord Cornhill, dit miss Katt.

Toby salua.

—Un lord excentrique.

—Et riche, dit l'homme gris.

—Qui fait une collection de crimes, poursuivit la jolie Katt, qui n'avait qu'à regarder Toby pour le faire rougir.

Toby était amoureux de Katt, et Katt se moquait de lui du matin au soir.

—Eh bien! fit le secrétaire, que désire milord?

—Il voudrait voir le petit Irlandais.

—Ah! c'est impossible, dit Toby.

—Pourquoi donc?

—Parce que M. Booth...

—M. Booth est mon père...

—Je ne dis pas non.

—Et il trouve bien tout ce que je fais.

—Je ne dis pas... mais...

—Mais quoi?

Et miss Katt prit un petit ton impérieux.

—Mais, dit Toby, qui se raidissait dans le sentiment du devoir, si mylord qui... est... excentrique...

—Eh bien! fit l'homme gris.

—Que voulez-vous dire? demanda miss Katt, qui plissa son joli front.

—Si mylord, qui est excentrique... voulait... délivrer le prisonnier?...

L'homme gris se mit à rire et miss Katt fit chorus avec lui.

—Excusez-le, mylord, dit la jolie fille. Mon père a bien raison de dire que vous êtes un imbécile, Toby.

Ces mots vexèrent le secrétaire de M. Booth.

—Ma foi, mademoiselle, dit-il, vous êtes la maîtresse, après tout; ordonnez, j'obéirai. Je suis un pauvre secrétaire, aux appointements de soixante-quinze livres, et si M. Booth me chasse pour vous avoir obéi...

—Vous êtes un insolent, dit miss Katt. Donnez-moi les clefs.

Tobby prit le trousseau à sa ceinture, poussa un gros soupir et tendit les clefs à miss Katt.

—Mylord, dit alors celle-ci, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire.

—Au cachot?

—Oui, mylord.

—Et je verrai le petit voleur?

—Sans doute.

—Aoh! fit le prétendu lord avec une satisfaction visible.

Et il tira de sa poche un billet de cinq livres, qu'il mit dans la main de Toby pour le consoler.

Miss Katt avait allumé une chandelle et elle se dirigeait vers une porte à barreaux de fer qui se trouvait au fond du bureau de M. Booth.




XIX


La porte à barreaux de fer étant ouverte, le prétendu lord Cornhill se trouva au seuil d'un escalier tournant et noir.

—Aoh! fit-il, plein de caractère! très-curieux!

Et il prit une nouvelle note.

Miss Katt ne put réprimer un sourire, tant le noble lord lui paraissait original.

Elle passait la première, un flambeau à la main, et au bout d'une trentaine de marches, elle s'arrêta.

L'homme gris se vit alors dans une sorte de corridor souterrain qui avait toute la vulgarité d'un corridor de cave bourgeoise, et il vit une autre porte, également à barreaux de fer, et dont la solidité défiait les plus robustes efforts.

—C'est ici, dit-elle.

—Pauvre petit! dit l'homme gris, on a pris des précautions pour lui comme pour un condamné à mort.

Miss Katt ouvrit la porte.

On n'entendait aucun bruit derrière.

Mais quand les verroux eurent grincé dans leurs anneaux, un gémissement parvint jusqu'à l'homme gris.

Alors ce personnage mystérieux eut un tressaillement et son coeur battit violemment.

Il allait voir enfin cet enfant qu'il cherchait avec tant de persistance. Cet enfant dans les mains de qui l'Irlande devait mettre ses destinées et que lui, son précurseur, il n'avait jamais vu.

Miss Katt entra encore la première et dit:

—Mon petit Ralph, n'ayez pas peur... c'est moi...

L'homme gris avait un moment oublié son rôle de lord excentrique:

Il était pâle et une sueur abondante perlait à son front.

Ralph était couché sur un peu de paille; sous ses vêtements délabrés, qu'on avait entr'ouverts, on apercevait des linges sanglants.

Quand la lumière pénétra dans son cachot, le petit Irlandais se souleva à demi et regarda miss Katt.

La jeune fille avait été bonne pour lui, le matin, quand le médecin était revenu, et la reconnaissance est ce qui tient le plus au coeur des enfants.

—Ah! c'est toi, madame? dit-il.

—Oui, mon enfant, répondit miss Katt. Souffres-tu toujours?

—Un peu moins, répondit-il d'une voix douce et triste.

—As-tu toujours soif?

—Oh! oui, madame...

L'homme gris se tenait à l'écart, dans l'ombre, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

—Oh! reprit le petit Irlandais, tu as pourtant l'air bien bonne, madame. Pourquoi ne veux-tu pas me laisser sortir, pour que j'aille retrouver ma mère?

Alors l'homme gris fit un pas et entra dans le cercle de lumière décrit par la lampe de miss Katt.

L'enfant eut un geste d'effroi; mais il ne pleura pas.

—Miss Katt, dit l'homme gris, voulez-vous que je lui parle la langue de son pays?

—Mais, dit miss Katt en souriant, la langue des Irlandais est la même que celle des Anglais.

—Les gens du peuple ont un dialecte.

—Ah!

—Vous allez voir...

Et soudain cet homme, qui savait tout et qui parlait toutes les langues, se mit à parler une sorte de patois qui n'est compréhensible que pour les pêcheurs des côtes d'Irlande.

Aux premiers mots, l'enfant jeta un cri.

La langue maternelle vibrait tout à coup à son oreille, comme si la patrie absente fût venue jusqu'à lui.

—Ralph, disait l'homme gris, je suis un ami de ta mère.

L'enfant jeta un nouveau cri.

—De ta pauvre mère Jenny qui t'a cherché et pleuré si longtemps, et à qui je te rendrai.

Depuis trois jours, on s'était bien joué du malheureux enfant; bien des gens lui avaient promis de lui rendre sa mère, et tout le monde l'avait trompé.

Et cependant sous le regard affectueux et dominateur de cet homme étrange, l'enfant frissonna d'une joie secrète et une confiance absolue emplit son âme.

—Oh! dit-il, vous ne me tromperez pas, vous, je le sens.

Alors, toujours dans ce dialecte que miss Katt ne comprenait pas, et dans lequel l'enfant s'était mis à lui répondre, l'homme gris lui parla de sa mère, de son pays, de leur chaumière au bord de la mer, et du bon Shoking qui l'avait porté sur ses épaules, à son arrivée à Londres.

Ralph l'écoutait, plongé en une sorte d'extase.

—Écoute, lui dit encore l'homme gris, tu dois être un homme et avoir du courage.

L'enfant le regarda.

—Demain, reprit l'homme gris, on te jugera, parce que tu as été le complice de Suzannah et de Bulton.

—Oh! monsieur, dit Ralph en joignant les mains, je vous jure que je ne savais pas ce qu'ils allaient me faire faire.

—Je le sais bien, dit l'homme gris, mais les juges ne te croiront pas.

L'enfant eut un accès de désespoir.

—O mon Dieu, dit-il, est-ce que l'on me laissera en prison?

—Pas ici, mais on te conduira dans une autre.

—Et ma pauvre mère?

—Quand tu seras dans l'autre prison, je te délivrerai.

—Vous?

—Oui, et regarde-moi bien...

L'enfant regarda et dit:

—Je vous crois, monsieur.

—Par conséquent, mon enfant, acheva l'homme gris, prends patience jusqu'à demain.

—Mais je ne verrai donc pas ma pauvre mère?

—Si, dit l'homme gris.

—Quand?

—Demain.

—Vous me le promettez, monsieur?

—Je te le jure.

Alors l'homme gris se tourna vers miss Katt.

—Je ne veux pas abuser de vos moments, miss, dit-il.

—Oh! mylord...

Et puis, miss Katt ajouta avec une curiosité naïve:

—Mais que lui avez-vous donc dit? Il paraît tout content de vous voir.

—Je lui ai dit que demain un noble lord viendrait le réclamer à la justice.

—Ah!

—Et qu'on le rendrait à sa mère.

Et l'homme gris dit encore à Ralph:

—Écoute bien ce que je vais te dire, mon enfant. Si tu veux revoir ta mère, il faut te garder de répéter à personne, même à miss Katt, ce que je viens de te dire.

L'enfant eut un sourire d'homme.

—Je ne dirai rien, répondit-il.

Et il se recoucha, résigné, sur la paille fétide qui lui servait du lit.

Alors miss Katt sortit du cachot, l'homme gris la suivit, et elle referma la porte.

Arrivé en haut de l'escalier, le prétendu lord Cornhill se remit à prendre des notes.

—Ah! vous voilà enfin, dit Toby en les voyant reparaître. Dieu soit loué!

—Nous croyais-tu donc perdus? fit miss Katt en riant.

—Non, mais j'avais peur que M. Booth ne revînt.

—Ah! vraiment?

—Et tenez, mamzelle, si vous m'en croyez, mylord s'en ira et nous ne dirons rien à M. Booth.

—Soit, dit miss Katt.


Quelques minutes après, l'homme gris remontait à cheval et murmurait:

—Allons! voici la bataille engagée... A nous donc! miss Ellen et lord Palmure!

Et il rejoignit l'Américain qui l'attendait, au coin de la rue, assis sur une borne.




XX


Retournons maintenant dans le Brook street.

Il est nuit, un brouillard épais couvre Londres. Le Brook street est désert, en apparence du moins.

C'est à huit heures en été, à six heures en hiver, que le Brook street est bruyant.

C'est le moment où les voleurs se réunissent, échangent un mot d'ordre et se répandent ensuite dans la grande ville.

Dès lors, jusqu'au lendemain matin, cette petite rue, ces cours et ces passages infects où la police n'ose pénétrer qu'en force, offrirent l'aspect d'une nécropole.

A peine, çà et là, rencontrera-t-on un invalide du crime que ses enfants nourrissent et qui est trop vieux pour aller en expédition; une femme qui allaite son marmot, un enfant dont les parents sont en prison et qui pleure sous une porte.

Ce soir-là, pourtant, le Brook street présentait une physionomie différente.

Certaines maisons étaient éclairées, et des ombres glissaient silencieuses au travers du brouillard.

Quand elles passaient devant la maison de Bulton, elles montraient du doigt une fenêtre d'où partait une vive lumière et semblaient se dire:

—C'est là!

C'était là, en effet, que Suzannah blessée et peut-être agonisante était couchée sous la garde d'une escorte de policemen.

Le bandit parisien ne recule devant aucune extrémité et les habitués des carrières d'Amérique jouent aisément du couteau.

Le voleur anglais est plus circonspect.

Mille fois plus sûr de son adresse que de son courage, il a établi avec l'homme de police une lutte d'ingéniosité, et on dirait volontiers de courtoisie.

S'il est pris, il se soumet et n'engage pas un combat inutile. Il sait qu'il ira au moulin, mais il voit Newgate, et la seule chose que craigne un Anglais, c'est la potence.

Tout cela explique comment une demi-douzaine de policemen avaient pu s'installer dans la maison de Bulton, au milieu du Brook street, sans être inquiétés.

Quand les ombres mystérieuses dont nous parlons s'étaient montré la fenêtre, elles continuaient leur chemin.

Au bout du Brook street, à gauche, il y a une cour noire, triste, déserte, dans laquelle s'élève une petite maison depuis plus d'un siècle.

Cette maison est un monument; c'est la pagode du Brook street, le temple de ce singulier quartier; c'est la demeure du Cartouche anglais, de Jack Sheppard, mort au champ d'honneur, c'est-à-dire sur l'échafaud, il y a déjà plus d'un siècle.

Les voleurs l'ont conservée intacte.

Ils se la montrent avec respect; de génération en génération, ils se transmettent la légende historique de celui qui l'habita.

Quand un enfant est né dans le Brook street, on le porte en grande pompe sous le porche de la maison et les vieillards lui disent:

—Puisse-tu ressembler à Jack Sheppard!

C'est là le baptême du voleur en herbe.

Cette nuit-là, c'était en cette maison que, deux par deux ou une par une, se dirigeaient les ombres qui traversaient le brouillard.

Elles arrivaient à la porte, frappaient trois coups et la porte s'ouvrait et se refermait aussitôt.

Le brouillard anglais, qui est rouge, donne à toutes choses une forme fantastique.

On aurait donc pu croire que c'était, non des hommes, mais des fantômes.

Les fantômes des compagnons de Jack Sheppard se réunissant la nuit dans sa demeure pour lui faire quelque ovation d'outre-tombe.

Ce qui eût put compléter cette illusion, c'était le silence qui régnait dans la cour, l'absence de lumière aux fenêtres veuves de leurs volets et de leurs carreaux depuis nombre d'années.

Cependant c'étaient bien des hommes qui se réunissaient.

Une fois entrés dans la maison, ils soulevaient une trappe et s'engageaient dans un escalier souterrain.

Cet escalier descendait dans une cave.

Cette cave était la cour de justice des voleurs.

Les hommes qui vivent en dehors de la société ont été obligés de se faire une législation particulière.

Les voleurs ont leur code, leurs juges, leurs exécuteurs de hautes oeuvres.

Celui qui est reconnu coupable de trahison, est condamné, et si la condamnation entraîne la peine de mort, il est étranglé, un soir, dans sa maison, ou jeté dans la Tamise par une nuit sombre et pluvieuse.

Or donc, les hommes qui se réunissaient ce soir-là dans la cave de Jack Sheppard, s'étaient assemblés pour juger Suzannah.

—Sommes-nous au complet? dit l'un d'eux, un vieillard qui paraissait être le président.

—Oui, répondit une voix sur la dernière marche de l'escalier.

—Nous sommes douze?

—Oui.

—Où est l'accusateur?

—C'est moi, dit un homme qui n'était autre que Jack, dit l'Oiseau-Bleu.

—Et le défenseur?

—Me voilà.

Celui-ci était Craven, l'ami de Bulton et de Suzannah.

—Alors, dit le président, commençons.

Et il se couvrit de son bonnet, ni plus ni moins qu'un vrai juge qui prononce les mots sacramentels: la Cour va en délibérer.

Il y avait au fond de la cave une vieille futaille et des bancs.

La futaille servait de table et de bureau, et on avait placé dessus une énorme chandelle de suif.

Les juges s'assirent sur les bancs.

Celui qui avait accepté la qualification d'accusateur fit un pas vers la futaille et se tint debout.

—Vous avez la parole, dit le président.

Alors l'Oiseau-Bleu commença une manière de réquisitoire contre Suzannah.

A ses yeux, Suzannah était coupable.

Elle avait partagé la vie du traître Bulton, s'était associée à ses bénéfices, l'avait aidé à soustraire frauduleusement une part de butin.

On avait livré Bulton à la police; l'Oiseau-Bleu ne voyait pas pourquoi on n'abandonnait pas Suzannah.

Il termina en concluant que, puisqu'elle était dans les mains de la justice, il fallait l'y laisser.

Le président donna ensuite la parole à Craven.

Craven démontra que Suzannah n'était point coupable; que, compagne dévouée de Bulton, elle n'avait cependant jamais été mêlée à ses secrets, et que, lorsque Bulton avait trompé ses compagnons, elle l'avait ignoré.

Les conclusions de Craven furent diamétralement opposées à celles l'Oiseau-Bleu.

Craven demandait qu'on délivrât Suzannah.

Le président résuma les débats et mit la chose aux voix.

Les juges acquittèrent Suzannah.

Du moment où l'Irlandaise n'était pas coupable de complicité avec Bulton, on lui devait aide et assistance.

Donc, il fallait l'arracher à la justice.

Alors le président mit en délibération le choix des moyens.

Mais, en ce moment, il se fit en haut de l'escalier un bruit qui déconcerta quelque peu cet étrange tribunal.

On n'attendait plus personne, et cependant la porte de la maison s'était ouverte et refermée.

Puis on entendit un pas dans l'escalier et, enfin, un homme apparut à l'entrée de la cave.

Les voleurs jetèrent un cri.

Chacun porta la main à ses armes.

Mais l'Oiseau-Bleu cria:

—Je connais monsieur, et il a un fameux coup de poing, allez! n'ayez pas peur, ce doit être un ami.

—Certainement, répondit le nouveau venu.

Et il s'élança, calme et souriant, au milieu des voleurs.

Ce nouveau venu, c'était l'homme gris!




XXI


L'homme gris avait repris ce costume que les habitués du Black-Horse, la taverne où trônait mistress Brandy, connaissaient si bien.

Jack, dit l'Oiseau-Bleu, était le seul parmi les voleurs qui le connût.

Mais, bien qu'il eût perdu son procès dans l'affaire Suzannah, Jack jouissait d'une grande considération parmi les voleurs, et lorsqu'il eut répondu de l'homme gris comme de lui-même, celui-ci put, à son aise, s'avancer au milieu d'eux et promener autour de lui ce regard dominateur qui le faisait maître sur-le-champ.

Les voleurs le regardaient et semblaient se demander ce qu'il venait faire parmi eux.

Comme tous les voleurs du monde, ceux de Londres ont un argot.

L'homme gris se mit à leur parler leur langue,—langue intraduisible ou à peu près en français, et dès lors, la confiance s'établit entre eux.

Il vint à Jack et lui serra la main.

Dès lors, Jack fut son ami à la vie et à la mort.

—Mes amis, dit l'homme gris, j'ai peut-être fait votre métier jadis, et si j'en ai pris un autre, c'est que cet autre est meilleur.

Il y eut parmi ces hommes un murmure d'étonnement qui ressemblait presque à de l'incrédulité.

Quel métier pouvait donc être meilleur que celui qu'ils exerçaient?

L'homme gris continua:

—Vous venez de juger Suzannah.

—Oui, dit le président.

—Et vous songez à la sauver?

—Sans doute.

Craven le regarda avec inquiétude.

—Voudriez-vous donc vous y opposer, vous? dit-il.

—Pas le moins du monde, dit l'homme gris. J'aime beaucoup Suzannah, qui est une charmante fille, et c'est pour elle que je viens, au contraire.

—Ah! fit-on avec curiosité.

Il s'adressa au président:

—Comment comptez-vous la sauver? dit-il.

—Mais, dit celui-ci, naturellement, ce me semble.

Les policemen sont six ou huit tout au plus...

—Bon!

—A minuit, nous appellerons les compagnons.

—Fort bien.

—Nous entourerons la maison, et, de gré ou de force, nous enlèverons Suzannah.

—C'est là votre projet?

—Oui.

—Eh bien! dit froidement l'homme gris, vous aurez tort, mes amis.

—Pourquoi?

—Parce que vous ne réussirez pas.

—Oh! oh! firent plusieurs voix.

—Non, reprit l'homme gris, et je vais vous en dire la raison.

La police s'occupe fort peu des voleurs, mais en revanche, elle s'occupe beaucoup des fenians.

Ce nom fit tressaillir les voleurs.

L'homme gris continua:

—Suzannah est Irlandaise.

—Nous le savons.

—On a dit à la police qu'elle avait des relations avec les fenians, et un magistrat de la cité s'apprête à l'interroger lui-même.

—Quand?

—Demain matin.

—Mais, observa Jack, dit l'Oiseau-Bleu, Suzannah est hors d'état d'être transportée hors de chez elle.

—Aussi le magistrat viendra.

—Dans le Brook street?

—Oui.

—Ce sera drôle, un magistrat dans le Brook street, fit l'Oiseau-Bleu.

Et tous les voleurs se mirent à rire.

—Or donc, reprit l'homme gris, comme on ne veut pas que Suzannah échappe à la justice, on a pris ce soir de grandes précautions.

Il y a dans les environs plus de deux cents policemen déguisés et armés de revolvers. Au moindre bruit, vous les verrez fondre sur vous et vous serez impuissants à délivrer Suzannah.

Les voleurs se regardèrent avec inquiétude.

—Ainsi, continua l'homme gris, je vous conseille d'attendre à demain.

—Mais, dit Craven, demain ce sera comme aujourd'hui.

—Vous vous trompez...

Suzannah ne sait même pas ce que font les fenians.

Quand le magistrat l'aura interrogée, il verra bien qu'elle n'est qu'une simple voleuse, et il ne jugera pas utile de déployer des forces si considérables pour la garder.

—Si c'est comme vous le dites, fit Jack, je suis de votre avis; il faut attendre à demain.

—C'est comme je vous le dis.

—Mais, dit le président, pourquoi êtes-vous venu ici?

—Pour vous prévenir.

—Quel intérêt pouvons-nous donc vous inspirer?

—Je suis venu parce que Suzannah a un frère du nom de John Colden.

—Bon! fit Craven.

—Et que ce frère est fenian.

—Je le sais encore.

—Et que tous les fenians sont frères et qu'ils se portent une mutuelle assistance.

—Alors... vous êtes?

—Chut! dit l'homme gris. Je vous ai prévenus.

Souvenez-vous du proverbe: A bon entendeur, salut!

Et il fit un pas de retraite.

Puis, se retournant vers Jack:

—Tu me connais, toi?

—Certes, dit l'Oiseau-bleu.

—As-tu confiance en moi?

—J'irais avec vous jusqu'à la porte de Newgate.

—Je ne te demande pas cela, dit l'homme gris. Je veux seulement que tu me conduises jusqu'à la maison de Suzannah.

—Mais la police y est!

—Je le sais bien.

—Et elle ne vous laissera pas entrer?

Il eut un superbe sourire:

—Tu verras bien, dit-il, que j'entre partout.

—Allons donc, alors, fit Jack.

Et il suivit l'homme gris, qui salua les voleurs d'un geste amical.

Quand ils furent hors de la maison de Jack Sheppard, Jack lui frappa sur l'épaule:

—Je ne sais pas, dit-il, si cela vaut mieux d'être fenian que voleur, mais je puis vous dire que si vous vouliez venir parmi nous, nous vous élirions chef.

—J'y songerai, dit l'homme gris, qui avait pour principe de ne froisser personne.

Ils sortirent de la cour et rentrèrent dans le Brook street.

—C'est là, dit Jack, au bout de quelques pas.

Et il lui montra la maison aux fenêtres de laquelle on voyait de la lumière.

—Merci et bonsoir.

—Vous n'avez plus besoin de moi?

—Non.

Et il se sépara de Jack en lui donnant une poignée de main.

Puis il marcha vers la maison devant laquelle un policeman était en sentinelle.

Le policeman croisa devant lui son petit bâton.

Mais l'homme gris fit un signe.

Un signe mystérieux que Jack, qui l'observait à distance, ne comprit pas.

A ce signe, le policeman s'inclina et lui livra passage.

L'homme gris monta l'escalier en murmurant:

—Cette pauvre Angleterre qui se croit la reine du monde: elle ne sait donc pas qu'il y a des fenians partout?




XXII


L'habit gris de notre héros était, à proprement parler, une sorte de houppelande assez large, qui permettait de porter en dessous un autre vêtement.

Dans l'escalier, cette houppelande tomba, lestement détachée par l'homme gris, qui la mit sur son bras en guise de pardessus.

Il se trouva alors vêtu d'un habit noir, cravaté de blanc, et tira de sa poche un petit bâton de constable.

L'institution des constables est purement anglaise.

Dans un pays où on a le plus grand respect de la loi, les hommes considérables se font un mérite et tiennent à honneur de prêter main forte à l'autorité en péril.

Un gentilhomme, un simple gentleman se fait recevoir constable.

Vienne une rixe dans la rue, ou même une émeute; que les policemen, trop peu nombreux, soient sur le point d'avoir le dessous, on voit sortir des rangs de la foule un homme, ou plusieurs hommes, parfaitement mis, parfaitement élevés, appartenant à la haute classe de la société, qui tirent un petit bâton de leur poche et viennent au secours des policemen.

Ce sont des constables.

L'homme gris, qui logeait dans Pall-Mall et paraissait avoir deux existences, l'une mystérieuse, l'autre en plein soleil, l'homme gris était constable.

Il arriva donc à la porte de Suzannah et se trouva en présence de deux policemen, il leur montra son bâton.

Ceux-ci s'inclinèrent et le laissèrent passer.

Alors cet homme, qui n'avait qu'à paraître pour dominer, entra dans la chambre, fit un signe aux autres policemen, et ceux-ci sortirent, le laissant seul avec Suzannah.

Très-certainement ils le prirent pour un haut employé de la police, chargé d'interroger l'Irlandaise.

Celle-ci le crut également, sans doute, car elle souleva sa tête pâle et tourna ses grands yeux noirs vers lui.

L'homme gris s'approcha du lit et lui dit:

—Suzannah, je viens de la part de votre frère.

Elle tressaillit et le regarda plus attentivement.

—Vous connaissez John? fit-elle.

—C'est mon ami.

La police emploie souvent des ruses pour arracher des aveux aux prisonniers.

Aussi Suzannah eut-elle un premier mouvement de défiance.

L'homme gris eut un sourire.

—Je suis son ami, dit-il, et je vais vous le prouver.

Alors il se mit à lui parler dans cet idiome des côtes d'Irlande, qui est incompréhensible pour les Anglais.

Et il lui raconta de telles choses sur son enfance et sa jeunesse, à elle, Suzannah, que John Colden seul lui pouvait avoir donné ces détails.

—Oh! je vous crois, lui dit Suzannah. Que me voulez-vous? Parlez...

—Au milieu de votre vie aventureuse et souillée, Suzannah, reprit l'homme gris d'une voix grave, vous n'avez pu oublier votre patrie...

—J'aime l'Irlande, répondit-elle, et je donnerais ma vie pour elle.

—Votre frère pense comme vous, Suzannah! hommes, parfaitement mis, parfaitement élevés, appartenant à la haute classe de la société, qui tirent un petit bâton de leur poche et viennent au secours des policemen.

Ce sont des constables.

L'homme gris, qui logeait dans Pall-Mall et paraissait avoir deux existences, l'une mystérieuse, l'autre en plein soleil, l'homme gris était constable.

Il arriva donc à la porte de Suzannah et se trouva en présence de deux policemen, il leur montra son bâton.

Ceux-ci s'inclinèrent et le laissèrent passer.

Alors cet homme, qui n'avait qu'à paraître pour dominer, entra dans la chambre, fit un signe aux autres policemen, et ceux-ci sortirent, le laissant seul avec Suzannah.

Très-certainement ils le prirent pour un haut employé de la police, chargé d'interroger l'Irlandaise.

Celle-ci le crut également, sans doute, car elle souleva sa tête pâle et tourna ses grands yeux noirs vers lui.

L'homme gris s'approcha du lit et lui dit:

—Suzannah, je viens de la part de votre frère.

Suzannah couvrit son visage de ses deux mains.

—Le pauvre petit, murmura-t-elle, il est mort peut-être... Ah! c'est Bulton qui l'a voulu.

—Cet enfant n'est pas mort.

—Vrai?

—Mais il est prisonnier, et demain on vous interrogera sur lui.

—Oh! dit Suzanne, je dirai la vérité, allez! je la dirai... il est innocent... nous l'avons trompé... nous lui avons fait un mensonge...

—Voilà précisément ce qu'il ne faut pas dire, Suzannah.

—Comment?

Et elle le regarda avec étonnement.

—Écoutez-moi, Suzannah, reprit l'homme gris.

Et il se pencha vers elle et lui parla longtemps à l'oreille.

Que lui dit-il?

Mystère!

Mais quand il eut fini de parler, elle lui dit:

—Je vous comprends à présent, et je vous obéirai.

—Vous me le jurez!

—Foi d'Irlandaise.

—Je vous crois, dit l'homme gris en se relevant. Adieu, Suzannah, au revoir plutôt, car nous nous nous reverrons.

—Vrai? dit-elle, on me sauvera?

—L'Irlande veille sur ceux qui travaillent pour elle, répondit-il gravement. Patience et courage, que ce soit votre devise, comme c'est la nôtre.

Et il s'en alla, après avoir rappelé les policemen demeurés au dehors.

Dans l'escalier, il reprit sa houppelande grise qu'il avait accrochée à la corde qui servait de rampe.

Puis quand il fut hors de la maison, il se prit à marcher d'un pas rapide, descendit le Brook street et arriva dans Holborne.

Là, un cab l'attendait.

—Où allons-nous? demanda le cabman.

—Dans Haymarket, répondit l'homme gris.

Le cab partit avec la rapidité de l'éclair et quelques minutes après, il s'arrêta au coin de Haymarket et de Piccadilly.

Là, il y avait un homme assis auprès de la marchande de gin qui stationne en plein vent sous un large parapluie jaune.

Cet homme se leva et s'approcha du cab.

C'était Shoking.

—Où est l'abbé Samuel? lui demanda l'homme gris.

—Chez lui.

—Et l'Irlandaise?

—Avec le prêtre.

—Et l'Américain?

—Avec eux.

—C'est bien. Va chez l'abbé Samuel et dis-lui que nous tiendrons conseil à deux heures du matin.

—Rapport au petit, n'est-ce pas?

—Oui, dit l'homme gris.

—Oh! dit Shoking, qui sans doute avait revu l'homme gris, depuis que celui-ci l'avait quitté, le matin, pour aller à Kilburn, maintenant que nous savons où il est, c'est comme si nous l'avions, n'est-ce pas?

—Pas tout à fait, répondit l'homme gris, mais nous y arriverons.

Et il cria au cocher:

—Chester street, Belgrave square!

Puis, tandis que le cab descendait Haymarket, il regarda l'heure à sa montre.

—Minuit moins cinq, dit-il; je suis tout à fait dans les désirs de miss Ellen; la noble fille de lord Palmure me tiendra pour un parfait gentleman.




XXIII


Que s'était-il passé depuis deux jours dans Chester street, Belgrave square, à l'hôtel de lord Palmure?

C'est ce que nous allons vous dire.

Pendant tout le reste de cette nuit néfaste durant laquelle l'homme gris avait eu l'audace de s'introduire dans l'hôtel et d'entrer par la fenêtre dans la chambre de miss Ellen, la jeune fille à qui il avait arraché l'Irlandaise et qui s'était trouvée sans force et sans énergie devant l'audace de cet homme dont le regard la fascinait et l'épouvantait en même temps, la jeune fille, disons-nous, était demeurée en proie à une singulière prostration.

On eût dit une colombe longtemps poursuivie par un épervier, ou bien un de ces malheureux oiseaux charmés par un reptile et que le reptile a dédaigné, au dernier moment, d'engloutir.

Miss Ellen, quand le jour parut, était encore là, pâle, frémissante, l'oeil éteint, à demi-couchée dans un fauteuil auprès de la fenêtre ouverte.

Quel était cet homme qui avait osé la braver, qui l'avait tenue palpitante et courbée sous son regard?

Et pourquoi n'avait-elle pas osé appeler ses gens?

C'était là un mystère pour elle-même.

Il ne fallut rien moins qu'un bruit qui se fit au dehors pour l'arracher à demi à l'anéantissement dans lequel elle était plongée.

Ce bruit, c'était le pas précipité de son père, qui ouvrit brusquement la porte, signe qu'il était en proie à une violente agitation, car jamais il n'entrait chez sa fille sans frapper.

En effet, lord Palmure était fort rouge et ses vêtements en désordre et souillés de boue attestaient qu'il avait soutenu une lutte.

—Mon père! dit miss Ellen.

Elle essaya de se lever; mais les forces lui manquèrent: la fascination existait encore.

—Oh! les bandits, oh! les misérables! disait le noble lord avec un accent de rage.

—De qui parlez-vous, mon père? demanda miss Ellen qui leva sur lui un regard sans chaleur.

—De qui je parle? exclama lord Palmure. Je parle de ces Irlandais, de ces fenians, comme on les nomme, et qui ont eu l'audace de s'emparer de votre père, de lui appliquer un masque de poix sur le visage et de le garrotter.

Et lord Palmure, trop ému lui-même pour s'apercevoir de la pâleur de sa fille, raconta ce qui lui était arrivé.

On l'avait saisi, étouffé, garrotté, rendu aveugle et muet, et on l'avait jeté dans un coin du jardin, où il serait mort étouffé, si, au petit jour, mistress Fanoche et sa servante ne l'avaient trouvé et délivré.

Et quand il eut fini le récit de sa mésaventure, miss Ellen lui dit froidement:

—Je sais quel est l'homme qui vous a traité ainsi, mon père.

—Vous le savez?

—C'est le même qui est venu ici.

—Quand?

—Cette nuit.

—Êtes-vous folle, Ellen?

—Et qui a emmené l'Irlandaise.

Et, à son tour, miss Ellen raconta ce qui s'était passé.

—Mais comment est-il entré?

—Par la fenêtre.

—Et vous n'avez pas crié?

—Non.

—Appelé vos gens?

—Je ne l'ai pas pu. Cet homme a un regard qui terrasse!

Lord Palmure connaissait sa fille; il la savait hautaine, impérieuse, douée de courage. En la retrouvant en cet état, il comprit que l'homme dont elle parlait avait dû exercer sur elle un prodigieux ascendant.

Lord Palmure avait deux partis à prendre.

S'en aller à Scotland-Yard, le jour même, porter plainte et mettre la police sur pied.

Ou bien garder le secret de sa mésaventure et se borner à faire rechercher par la police le petit Irlandais.

Pourquoi s'arrêta-t-il à ce dernier?

Peut-être miss Ellen aurait pu le dire.

Toujours est-il que deux jours s'écoulèrent et que le dimanche arriva.

Miss Ellen s'était dit:

—Cet homme et moi nous nous sommes déclaré la guerre. La lutte doit être entre nous, et je serai forte, car je le hais de toutes les puissances de mon âme.

Elle était donc sortie le dimanche à cheval et nous l'avons vu croiser l'homme gris qu'elle avait reconnu sur-le-champ, et commander à son groom de le suivre jusqu'à ce qu'il eût appris où il demeurait.

Il n'y avait pas dix minutes qu'elle avait donné cet ordre, lorsqu'elle entendit retentir derrière elle le galop d'un cheval.

Elle se retourna et vit le groom de l'homme gris.

Le groom s'approcha et lui remit le billet.

Un frémissement nerveux parcourut tout le corps de l'altière jeune fille.

—Il ose m'écrire! murmura-t-elle. Ah! c'en est trop.

Une invincible curiosité la poussa cependant à prendre le billet et à le parcourir des yeux.

L'homme gris avait l'audace de lui annoncer sa visite pour le soir même, à minuit.

Miss Ellen eut un rugissement de lionne blessée; elle déchira le billet en mille morceaux et les jeta au vent.

Puis comme le groom faisait mine de s'en aller, elle le retint d'un geste impérieux.

—Veux-tu faire ta fortune? dit-elle.

Le groom la regarda.

—Quel est l'homme qui t'a remis ce billet?

—C'est mon maître.

—Son nom?

Le groom se prit à sourire:

—Je ne le sais pas, dit-il.

Elle prit sa bourse, qui était pleine d'or, et la lui tendit:

—Parle! répéta-t-elle.

Le groom n'allongea pas la main.

—Si tu me dis où est ton maître et où il demeure, dit encore miss Ellen, je te donne mille livres.

Le groom secoua la tête.

—Je suis riche, très-riche, je puis te donner le double, le triple de cette somme.

—Milady, répondit froidement le groom, si riche que vous soyez, mon maître l'est plus que vous, et les gens qui le servent ne le trahissent point.

Il salua, donna un coup de cravache à son poney et s'éloigna au galop.

—Mais quel est donc cet homme? murmura miss Ellen, qui sentit des larmes de rage rouler dans ses yeux.

Elle rentra toute frémissante et trouva lord Palmure.

Celui-ci paraissait rayonnant.

—L'enfant est retrouvé, dit-il.

—L'enfant?

—Oui. Il est emprisonné dans une cour de police, le magistrat sort d'ici.

—Eh bien?

—Demain j'irai directement à son audience, et il me le rendra.

Miss Ellen secoua la tête.

—Pourquoi ne le réclamez-vous pas tout de suite?

—Parce que l'enfant est tombé dans les mains d'une bande de voleurs, et qu'il faut qu'il comparaisse devant le magistrat, en audience publique, avant que je puisse me le faire rendre.

—Demain, dit miss Ellen, il sera peut-être trop tard...

—Trop tard, dis-tu?

—Oui.

—Mais...

—Écoutez-moi, mon père, reprit miss Ellen, je ne puis m'expliquer davantage, mais croyez que ce n'est ni à des vagabonds, ni à des mendiants que nous avons à faire. Un homme peut-être aussi noble, peut-être aussi riche que vous, nous a jeté le gant...

—Que veux-tu dire?

—Rien, dit-elle, je m'entends.

Puis tout à coup, prenant la main de son père:

—Êtes-vous homme à me croire?

—Sans doute.

—A m'écouter?

—Parle...

—A... intervertir les rôles?

—Que signifient ces paroles?

—A m'obéir, dit froidement mis Ellen.

Et à son tour elle fascina son père du regard.

—Parle, je ferai ce que tu voudras, dit lord Palmure, qui baissa instinctivement la tête.




XXIV


Miss Ellen avait quelque chose de solennel et de fatal dans le geste, l'attitude et le regard, qui subjugua lord Palmure.

—Mon père, dit-elle, ne me questionnez pas et promettez-moi de faire ce que je vous demanderai.

—Soit, dit le membre de la Chambre haute.

Elle le prit par la main et le conduisit dans une galerie qui mettait en communication leurs deux appartements.

Cette galerie aboutissait d'une part à la chambre à coucher de miss Ellen.

De l'autre, elle ouvrait sur une vaste pièce, dont lord Palmure avait fait son cabinet de travail.

Ce fut dans cette dernière que miss Ellen s'arrêta.

—Ce soir, un peu avant minuit reprit-elle, je désire que vous vous trouviez ici.

—Bon.

—Avec deux domestiques sûrs et dévoués.

—Après?

—Armés jusqu'aux dents.

—Pourquoi faire? demanda lord Palmure qui tressaillit.

—Attendez, reprit miss Ellen. Vous laisserez ouverte la porte de la galerie.

—Et puis?

—L'oreille tendue, vous attendrez...

—Mais à quoi bon tout cela?

—Vous m'avez promis de ne pas m'interroger, mon père.

—Soit, dit lord Palmure en courbant la tête.

—Si tout à coup, poursuivit miss Ellen, vous entendez un coup de pistolet dans ma chambre.

—Un coup de pistolet? dit lord Palmure en pâlissant.

—Oh! rassurez-vous, répondit miss Ellen qui se prit à sourire, c'est moi qui le tirerai.

—Mais...

—J'ai votre promesse, mon père.

—Eh bien! si j'entends un coup de pistolet?

—Accourez avec vos deux serviteurs; si la porte est fermée, enfoncez-la... vous verrez bien ce que vous aurez à faire.

Et miss Ellen ne voulut pas s'expliquer davantage, et, forte de la parole que son père lui avait donnée, elle se réfugia dans un mutisme absolu.

Elle trouva même son humeur habituelle pendant le souper, et se retira dans sa chambre vers onze heures.

Elle avait renvoyé ses femmes, leur défendant de revenir avant qu'elle ne les appelât.

Elle était seule.

Celui qui l'eût vue en ce moment, l'eût trouvée d'une pâleur étrange; mais il eût saisi dans son regard et dans son attitude l'expression d'une volonté de fer.

Miss Ellen était résolue à la lutte.

Elle alla vers un petit meuble en bois de citronnier qui se trouvait entre les deux croisées.

Dans ce meuble qu'elle ouvrit, il y avait une boite en ébène qui renfermait deux de ces mignons pistolets à crosse d'ivoire que certaines femmes un peu cavalières se plaisent à étaler sur le marbre d'une cheminée.

Miss Ellen prit cette boîte et se mit à vérifier l'amorce des pistolets qui étaient chargés.

Les capsules étaient brillantes.

La baguette qu'elle coula successivement dans chaque canon rendit un bruit mat en rencontrant la balle.

—A nous deux donc! murmura-t-elle.

Elle remit la boîte vide dans le meuble et glissa les pistolets dans la poche de sa robe.

Puis, au lieu de s'asseoir auprès du feu, elle ouvrit une des croisées, lesquelles on s'en souvient, donnaient sur le jardin.

Et, assise près de cette croisée, elle attendit.

La nuit était silencieuse, le jardin désert.

Cependant, c'était par le jardin que l'homme gris était déjà venu.

D'ailleurs comment aurait-il trouvé un autre chemin?

Miss Ellen demeura donc les yeux fixés sur le jardin, prêtant l'oreille au moindre bruit et croyant toujours voir une ombre s'agiter dans l'éloignement.

Mais rien ne bougeait, aucun bruit ne se faisait entendre.

Une heure s'écoula.

Soudain la pendule de la cheminée sonna.

—Minuit! dit miss Ellen. Il ose me faire attendre...

En même temps, elle tourna les yeux vers la cheminée...

Certes, en ce moment, l'apparition de la tête de Méduse, chantée par les anciens, n'eût pas produit un plus grand effet d'épouvante sur miss Ellen.

Dans cette chambre où elle se croyait seule, adossé à la cheminée, il y avait un homme calme et froid qui la regardait en souriant.

Et cet homme, c'était lui.

Lui, l'homme gris, le personnage mystérieux qu'elle croyait devoir entrer chez elle comme l'avant-veille, par la fenêtre.

Elle voulut crier; mais sa gorge crispée ne rendit aucun son.

Elle se leva et voulut marcher vers lui.

Ses jambes refusèrent de la porter.

L'homme gris continuait à sourire.

Par où était-il entré? et passait-il donc comme une ombre à travers les murs et les portes fermées...

—Vous! vous! dit-elle enfin d'une voix étranglée.

—Ne vous avais-je pas annoncé ma visite, miss Ellen? dit-il d'une voix douce et empreinte d'un charme mystérieux... Je suis venu voir si vous étiez satisfaite.

Elle se roidit et eut un geste hautain:

—Et de quoi donc serais-je satisfaite? dit-elle.

—J'ai tenu ma parole.

—En vérité!

—Et votre père est revenu sain et sauf.

—Monsieur, dit miss Ellen avec un accent de rage froide, puisque vous êtes ici, peut-être daignerez-vous me dire par où vous êtes venu.

—Je suis entré par la porte, miss Ellen.

—Ah!

—J'ai même des amis chez vous.

—Ah! quelle audace!

—Et je viens vous faire une proposition, miss Ellen.

Quelque effort qu'elle fît, elle se sentait trembler de nouveau sous le regard de cet homme.

—Je vous écoute, dit-elle avec un accent d'amère ironie.

—Votre père a l'intention de réclamer demain le fils de l'Irlandaise, à la station de police de Kilburn.

Elle recula frémissante.

—Ah! vous savez aussi cela?

—Je sais tout. Eh bien! je viens vous prier de l'en empêcher.

—Moi!

—Vous, miss Ellen.

—Et pourquoi cela? fit-elle avec hauteur.

—Parce que cela me plaît, dit-il.

Cette fois miss Ellen parvint à rompre le charme, l'espace de quelques minutes.

Son regard affronta le regard de l'homme gris, et elle lui dit:

—A votre tour à m'écouter, monsieur.

—Parlez, mademoiselle.

—Je veux savoir qui vous êtes...

—Ah!

—Pourquoi vous avez l'audace d'entrer chez moi...

—En vérité!

—Et je vous donne dix secondes de réflexion.

—Et, au bout de ces dix secondes?

—Je ne réponds plus de votre vie.

Et ce disant, miss Ellen tira un des pistolets, l'éleva à la hauteur du front de l'homme gris et s'écria:

—Parlez! ou je vous tue...

Ils étaient séparés par une distance de quelques pas, et le poignard de l'homme gris était impuissant à le protéger.

—Parlez, répéta froidement miss Ellen, ou je je fais feu!




XXV


Devant ce pistolet, braqué sur lui, l'homme gris ne sourcilla point; le sourire n'abandonna point ses lèvres et il croisa tranquillement les bras sur sa poitrine.

Ce calme exaspéra miss Ellen.

Elle pressa la détente et le chien s'abattit.

Mais le coup ne partit pas, l'amorce n'avait pas brûlé.

Miss Ellen eut un cri de rage.

Elle se saisit du second pistolet, ajusta de nouveau l'homme gris qui n'avait point bougé et pressa la détente de nouveau.

Le même résultat se produisit.

Alors, d'un bond, l'homme fut près d'elle.

Cette fois, il avait un poignard à la main.

—Si vous jetez un cri, dit-il, ce n'est pas vous que je tuerai, c'est votre père qui est à deux pas d'ici et qui viendra à votre secours, s'il entend du bruit.

Miss Ellen eût peut-être bravé la mort elle-même, tant elle était exaspérée.

Mais la menace concernant son père la rendit muette et tremblante, et le charme fascinateur de cet homme reprit toute sa puissance.

—Que voulez-vous donc de moi? dit-elle.

Et elle courba la tête et frissonna par tout le corps.

—Je veux causer avec vous, dit l'homme gris.

Et il la prit par la main.

La jeune fille avait une tempête dans le coeur, et si le regard tuait, l'homme gris fût tombé roide mort, au moment où il osa prendre sa main pour la conduire vers un fauteuil dans lequel il la fit asseoir.

Puis il demeura debout devant elle:

—Miss Ellen, lui dit-il alors, j'avais raison de vous dire tout à l'heure que j'avais des intelligences jusque dans votre maison. Vous venez d'en avoir la preuve. Vous avez tiré sur moi et vos pistolets n'ont pas pris feu. Vous devinez, n'est-ce pas, qu'une main dévouée et invisible avait préparé ce résultat?

Maintenant, causons, si vous le voulez bien?

Elle ne répondit pas et attendit.

—Miss Ellen, continua l'homme gris, je viens vous offrir la paix ou la guerre. A vous de choisir.

La paix, c'est l'abstention de votre père et la vôtre dans les affaires dont vous ne vous êtes que trop mêlés.

Rejetons dégénérés d'une race vénérée par l'Irlande, vous avez trahi la plus noble des causes.

Cette fois miss Ellen fit un effort suprême, elle redressa la tête et soutint le regard de l'homme gris.

—Continuez, dit-elle.

—Votre père a trahi l'Irlande et livré son frère, dit encore l'homme gris.

—Mon père n'est plus Irlandais, répondit miss Ellen; il est Anglais.

—Soit. Eh bien! si vous voulez la paix, poursuivit-il, nous ne demandons pas mieux. Votre père continuera à vivre riche, honoré, à siéger au parlement.

—Vraiment! vous nous le permettrez? fit-elle avec ironie.

—Nous vous pardonnerons la mort de sir Edmund, votre oncle; nous vous laisserons jouir en paix de votre immense fortune.

—En vérité?

—Mais vous ne chercherez point à vous emparer du fils de sir Edmund. C'est le chef que l'Irlande attend avec patience et courage. C'est sur cette tête de dix ans qu'elle a mis tout son espoir.

Miss Ellen affronta de nouveau le regard de l'homme gris.

—Ainsi donc, dit-elle, voilà vos conditions de paix?

—Oui, miss.

—Ce matin encore, reprit-elle d'une voix ironique et mordante, je me demandais qui vous pouviez être. A présent, je le sais...

—Ah! vous le savez, miss?

—Vous êtes une manière de vice-roi d'Irlande, poursuivit-elle.

—Peut-être...

—Un des chefs de ce gouvernement occulte de cette association de bandits déguenillés qui ont déclaré la guerre à l'Angleterre.

—Cela est possible, miss.

La jeune fille s'enhardissait peu à peu en parlant.

—Maintenant, dit-elle, veuillez me dire à quel prix nous aurons la guerre.

—Si vous réclamez l'enfant.

—Ah!

—Si vous essayez de lutter contre nous.

—Fort bien.

—Si enfin vous vous mêlez d'une façon quelconque des affaires de l'Irlande.

Miss Ellen se redressa impérieuse, les yeux pleins d'éclairs:

—Eh bien! dit-elle, nous acceptons la guerre.

Et elle soutint l'éclat du regard de l'homme gris.

—Comme vous voudrez, dit froidement celui-ci. Adieu, miss Ellen.

—Non, au revoir, fit-elle.

—Oui, répéta-t-il.

Et d'un bond, il fut auprès de la croisée ouverte et sauta dans le jardin.


Une heure après, l'homme gris était en conférence avec le jeune prêtre irlandais, les trois chefs qui avaient pu se réunir,—car le quatrième manquait toujours à l'appel,—et la pauvre mère qui redemandait toujours son fils.

—Écoutez-moi bien, disait-il, pour que l'enfant soit à nous, il faut qu'il soit perdu pour tout le monde.

Un homme qui est haut et puissant, un homme qui siége au parlement, lord Palmure...

—Le traître? dirent les trois chefs.

—Oui, l'homme qui a laissé son frère sir Edmund périr sur un échafaud, cet homme se présentera demain à la cour de police de Kilburn, et il osera le réclamer comme son neveu.

—Mais je le réclamerai comme sa mère, moi, dit l'Irlandaise.

—On le rendrait à lord Palmure si vous ne le réclamiez pas, vous, dit l'homme gris.

—Et pourquoi ne me le rendra-t-on pas, à moi? fit la pauvre mère.

—Parce que vous êtes une Irlandaise, une femme du peuple, moins que rien, aux yeux des Anglais.

—Que fera-t-on donc de lui, mon Dieu!

—On l'enverra au moulin comme voleur.

L'Irlandaise cacha son visage dans ses mains.

—Mon enfant, lui dit l'homme gris en lui prenant la main, voulez-vous donc que votre fils soit élevé par les traîtres dans la haine et le mépris de la patrie?

Elle se redressa l'oeil en feu:

—Non, non, dit-elle, qu'il meure plutôt.

—Il ne mourra pas, et je vous le rendrai.

—Mais quand?

—Quand il sera au moulin.

Elle le regarda d'un air anxieux.

—Avez-vous donc le pouvoir, dit-elle, d'ouvrir les portes d'une prison?

—Oui.

Et il prononça ce mot avec un tel accent de conviction que l'Irlandaise s'inclina.

Alors, l'abbé Samuel, muet jusque-là, prit à son tour la parole:

—Ma fille, dit-il, souvenez-vous des dernières paroles de sir Edmund, votre époux, et soyez forte!

—Je le serai, répondit-elle.

—A demain donc, fit l'homme gris, nous nous retrouverons à la cour de police de Kilburn.

—Mais, dit le chef américain, la fille du magistrat vous reconnaîtra?

—Non, dit-il, quand je le veux, je ne me ressemble plus, et je sais me déguiser de telle sorte que nul ne pourrait me reconnaître.

Et l'homme gris se leva, ajoutant:

—Nous pouvons compter sur la déposition de Suzannah, et lord Palmure n'aura pas l'enfant.




XXVI


En France, le dimanche matin a un air de fête.

En Angleterre, c'est le lundi matin qui revêt cette physionomie.

Les magasins se sont rouverts et les bibles se sont fermées.

Ce long et triste jour que, par habitude plus que par croyance, par ostentation plutôt que par esprit religieux, l'Anglais passe enfermé chez lui, est passé.

L'Anglais, commerçant avant tout, salue donc le lundi matin, le retour des affaires, et il se dédommage le verre en main de l'abstinence de la veille.

Les public-houses ne désemplissent pas dès huit heures.

Le dimanche est un jour qui altère.

La vapeur siffle joyeusement sur tous les railways, les cabs et les hansons roulent à grand bruit dans les quartiers les plus paisibles, et le peuple, qui est avide de procès, d'émotions de jugements de toutes sortes, envahit, dès dix heures du matin, les tribunaux et les cours de police.

La justice, ayant chômé un jour, doit avoir une double besogne le lundi.

Or donc, ce lundi-là, dans le paisible quartier de Kilburn, bien avant dix heures, les abords de la cour de police où trônait M. Booth avaient été envahis.

La tentative de vol et de meurtre dont Kilburn-square avait été le théâtre dans la nuit du samedi au dimanche, avait mis en rumeur tous les environs.

On s'était raconté l'histoire du petit Irlandais, et l'opinion publique était divisée en deux courants contraires.

Les uns étaient pour qu'on mît l'enfant en liberté.

Les autres, pour qu'on le condamnât à la prison et qu'on l'envoyât à Cold Bath field.

M. Booth, tranquillement assis dans la salle à manger, achevait son déjeuner et beurrait sa dernière tartine, tout en causant avec sa fille, la jolie Katt, tandis que la foule se pressait au dehors.

Tout en déjeunant, il classait des notes et dégrossissait sa besogne.

—Ainsi, petit père, dit Katt, le noble lord va venir réclamer l'enfant.

—Oui, dit M. Booth, mais une nouvelle difficulté s'élève.

—Ah! mon Dieu!

—Cette difficulté, c'est la déposition de la voleuse Suzannah, qui a été interrogée ce matin par un magistrat, et dont on vient de me transmettre l'interrogatoire.

—Eh bien? dit Katt, que prétend-elle, cette Suzannah!

—Que le petit Irlandais est le fils d'une femme appelée Jenny, et qui est sa compatriote à elle, Suzannah.

—Bon.

—Suzannah affirme que Jenny l'Irlandaise avait mis son fils en apprentissage chez elle. Tu comprends ce que veut dire ce mot: apprentissage, ma petite Katt, dit M. Booth. La mère, qui est une Irlandaise, avait confié son fils à Suzannah pour qu'elle en fit un petit voleur.

—Soit, dit Katt, mais que peut la déposition d'une fille perdue comme cette Suzannah, alors qu'un noble lord viendra?...

—Si le noble lord se présente seul, je passerai outre à la déposition de Suzannah.

—Et vous rendrez l'enfant, petit père?

—Oui, mais si la mère se présente aussi...

—Eh bien?

—Et que je sois obligé de l'interroger, et que ses réponses concordent avec celles de Suzannah...

—Oh! mon Dieu! fit Katt frissonnante.

En ce moment Toby le secrétaire entra et dit:

—Dix heures vont sonner, Votre Honneur.

—Eh bien, répondit M. Booth, nous allons ouvrir les portes.

M. Booth se leva, passa par-dessus son habit une grande robe noire, et attacha un rabat blanc autour de son cou.

Puis il se dirigea vers le prétoire dans lequel se trouvaient les policemen de service.

Quelques minutes après, les portes de la cour de justice s'ouvraient au public et on apercevait M. Booth, la toque en tête, majestueusement assis devant son bureau.

—Qu'on amène le prisonnier, dit-il.

La foule avait envahi tous les bancs du prétoire, et ceux qui n'avaient pu s'asseoir se dressaient sur la pointe des pieds pour mieux voir.

La curiosité était dans la salle; mais elle était aussi au dehors.

On avait vu un carrosse armorié, conduit par un cocher poudré, aux étrivières duquel pendaient deux laquais en bas de soie, s'arrêter à la porte de la cour de police, et un gentleman en descendre.

Un homme du peuple avait dit:

—Sir lord Palmure, un membre de la chambre haute. Et la foule s'était demandée ce que pouvait venir faire lord Palmure à Kilburn.

Mais l'attention, la curiosité universelle furent bientôt attirées et concentrées par le prisonnier.

Quand on vit cet enfant au bras en écharpe apparaître dans le carré de fer qui est le banc des prévenus, un murmure de compassion se fit entendre.

—Comment vous nommez-vous? dit M. Booth.

—Ralph, répondit l'enfant, d'une voix douce.

En même temps son oeil bleu errait sur cette foule semblant y chercher quelqu'un.

—Vous êtes Irlandais? dit encore M. Booth.

—Oui, monsieur.

—Où sont vos parents?

L'enfant allait commencer son récit; mais M. Booth l'interrompit d'un geste.

Et, s'adressant à l'auditoire:

—Quelqu'un ici veut-il se porter caution de ce petit malheureux? dit-il.

—Moi, répondit une voix.

Et l'on vit lord Palmure fendre la foule et s'avancer vers le bureau de M. Booth.

—Vous connaissez cet enfant, milord? dit le magistrat.

—Oui, répondit lord Palmure.

—Et vous, Ralph, dit M. Booth, connaissez-vous Son Honneur?

L'enfant regarda lord Palmure et répondit résolument:

—Non!

—Peu importe! reprit le magistrat, si Son Honneur daigne s'intéresser à vous...

L'enfant ne répondit que par un cri.

Un cri, suivi d'un autre cri qui se fit entendre dans le fond de la salle.

L'enfant tendait les deux mains en disant:

—Ma mère!

Une femme s'approchait en répétant:

—C'est mon fils! rendez-le moi!

—Qui êtes-vous? dit le magistrat.

—Je me nomme Jenny, répondit cette femme.

—Vous êtes la mère de cet enfant?

—Oui, Votre Honneur.

—C'est vrai, dit lord Palmure.

—Jenny, dit froidement M. Booth, la loi me force à vous interroger. Prenez bien garde à ce que vous allez dire. Des explications que vous allez me donner dépend la liberté de votre fils que Son Honneur veut bien réclamer.

Mais Jenny s'écria:

—Monsieur le juge, envoyez mon fils en prison, plutôt que de le confier à cet homme.

Ces mots furent un coup de tonnerre.

Jenny ajouta:

—Cet homme a voulu me séduire, et il espère, en ayant mon fils...

Un murmure menaçant s'éleva de toutes parts, et couvrit la voix de l'Irlandaise, en même temps que celle de lord Palmure qui disait:

—Cette femme ment!

Le peuple prendra toujours parti pour le peuple; on crut aux paroles de l'Irlandaise, on hua le noble lord, et ce ne fut qu'à grand peine, et en invoquant le respect dû à la loi, que M. Booth put rétablir le silence.

Lord Palmure s'était prudemment éclipsé.

—Femme Jenny, dit alors le magistrat, vous reconnaissez être la mère de cet enfant.

—Oui, monsieur.

—Connaissez-vous une Irlandaise du nom de Suzannah?

—C'est ma cousine, répondit Jenny.

—Avouez-vous lui avoir confié votre fils.

—Oui, monsieur.

Alors M. Booth lut à haute voix la déposition de Suzannah.

Puis il se couvrit et prononça un jugement qui condamnait Ralph l'Irlandais à être enfermé pendant cinq ans à Cold Bath field.

L'Irlandaise poussa un cri et tomba évanouie dans les bras de l'homme gris, qui lui dit à l'oreille:

—Courage! dans huit jours vous aurez votre enfant. Nous avons gagné une rude partie aujourd'hui, puisque nous l'avons arraché à lord Palmure, le traître!




DEUXIÈME PARTIE


LE MOULIN SANS EAU




I


En anglais, Cold Bath field signifie la prairie des bains froids.

Ce nom n'a rien de lugubre.

Eh bien! prononcez-le dans le Brook street, ou bien dans une de ces tavernes sans nom de White-Chapel ou du Wapping que fréquentent les gens sans aveu, et vous verrez les visages pâlir, et les plus hardis compagnons frissonner.

C'est à Cold Bath field, à Bath square, comme les Anglais appellent ce lieu sinistre, par abréviation, que tourne le moulin sans eau, le tread mill.

La libre Angleterre a des raffineries de supplice qu'ignore le monde.

Dans l'Inde, elle attache des hommes à la bouche d'un canon. A Londres, elle envoie les voleurs au moulin.

Qu'on se figure un gigantesque cylindre à deux étages divisé par petites cases.

Dans chacune de ces cases est un condamné.

Le condamné est suspendu par les mains à une barre transversale et immobile.

Les pieds pendent dans le vide.

Croyant trouver un point d'appui, il les pose sur une palette qui est un parallèle à la barre.

Mais la palette fuit sous le pied; une autre lui succède, et fuit encore, et encore une autre, et mille autres ainsi: c'est le cylindre qui tourne, et les deux pieds du condamné jouent le rôle de l'eau qui tombe dans les godets d'une roue de moulin.

Si le condamné s'arrêtait avant qu'on ait arrêté la machine, il aurait les jambes broyées.

Le cylindre s'arrête tous les quarts d'heure.

Alors le condamné, en sueur, exténué, sans haleine, descend de son banc de supplice, remet son bonnet de police à galon jaune et s'assied sur un escabeau qu'un autre condamné occupait tout à l'heure.

Ce dernier a pris sa place et l'infernale machine se remet à tourner.

Cold Bath field est une vieille prison; elle est située dans le comté de Midlessex et administrée par un gouverneur qui est un capitaine de l'armée de terre.

Mais l'Angleterre n'aime ni les vieux monuments, ni les vieilles rues; elle transforme tout peu à peu.

Dans l'enceinte de la vieille prison, elle construit une prison toute neuve, démolissant l'ancienne au fur et à mesure.

Il y a bien des années déjà que dure ce travail, et le quartier a pris à ces travaux une physionomie des plus animées.

Il s'est ouvert des public-houses dans toutes les rues voisines, à l'usage des ouvriers libres qui travaillent dans la prison, et la vieille taverne de Queen's justice n'a pas gagné un buveur.

Cet établissement qui s'intitule pompeusement la Justice de la reine, est d'un aspect aussi sinistre que la prison.

C'est la taverne des guichetiers, des parents qui sont admis à voir les condamnés, et des condamnés eux-mêmes qui, le jour de leur libération, font un repas somptueux sous les voûtes de ce bouge.

Les ouvriers n'y vont pas.

Rarement un rough qui n'a rien eu encore à démêler avec la justice en franchit le seuil.

Il y a un proverbe accrédité dans le quartier qui dit: Ne jouez pas avec la justice de la reine, ça porte malheur!

Le land-lord de Queen's justice est un ancien guichetier congédié sans retraite ni indemnité.

Son affaire n'a jamais été claire. On a toujours prétendu qu'il avait favorisé l'évasion d'un prisonnier, mais on n'a pu le prouver.

Si on l'eut prouvé, il eut été condamné, et les portes de la prison ne se fussent point ouvertes devant lui.

Le land-lord se nomme Fang.

Vu son nom de guichetier, le mot fang signifiant griffe en anglais.

Master Fang a pris pour garçons de taverne deux prisonniers libérés, ce qui fait dire aux ouvriers, qu'on peut, à Queen's tavern, boire un verre de gin et perdre son mouchoir.

Master Fang se moque de ces calomnies, le premier vendredi du mois, surtout, qui est le jour où les prisonniers qui se sont bien conduits peuvent se rendre au parloir et y voir leurs parents.

Ce jour-là, de midi à trois heures son établissement ne désemplit pas.

Les parents se pressent autour du poêle, et les guichetiers viennent en courant, boire un verre de sherry.

Or donc, le vendredi qui suivit l'audience de la cour de police de Kilburn, audience dans laquelle l'honorable M. Booth avait condamné le petit Ralph à être enfermé à Cold Bath field jusqu'à l'âge de quinze ans, il y avait beaucoup de monde dans Queen's tavern justice; de pauvres gens pour la plupart.

Des femmes déguenillées, des hommes en haillons, des enfants pieds nus.

Au milieu de tout ce monde, qui parlait haut et avec volubilité, ne ménageant les injures ni aux magistrats qui condamnent ni aux policemen qui arrêtent les voleurs, un homme passait grave et serein, comme un demi-dieu au milieu d'humbles mortels.

Master Fang avait eu pour lui un sourire; cet homme lui avait serré la main.

Ce personnage était vêtu d'une tunique verte et d'un pantalon gris; il portait une petite casquette à visière, ornée d'un galon jaune, et à la taille une sorte de giberne serrée par une ceinture de cuir verni.

Il avait à la main une grosse clef.

Voilà pour l'accoutrement: passons au physique.

C'était un gros homme rougeaud, aux cheveux grisonnants, aux petits yeux verts, trapu, et doué d'une force herculéenne.

Ce personnage était le portier-consigne de la prison.

Le rough établit des nuances entre les hommes avec un merveilleux discernement.

Le guichetier ordinaire est une manière de prisonnier.

Il est en contact direct et de tous les instants avec les condamnés.

Les clefs qu'il porte à la ceinture n'ouvrent que les portes intérieures de la prison.

Son pouvoir meurt à la grille du portier-consigne.

Celui-ci est un homme libre; de sa fenêtre il voit la rue; à chaque instant, il parle à des hommes libres.

Ce n'est plus un bourreau, c'est un homme libre.

Il est bon homme, il est serviable et concilie quelquefois l'humanité avec les règlements.

Il s'intéresse à tel ou tel prisonnier, et lui fait passer quelques douceurs apportées par les parents.

Master Pin, tel est son surnom, car son vrai nom, les gens du dehors l'ignorent, vient à Queen's tavern tous les jours, mais surtout les vendredis.

On lui a remis le matin la liste des prisonniers qui pourront aller au parloir, il a cette liste dans sa poche, et il dit aux parents: «Vous pouvez vous en aller, votre homme a été puni» ou bien «vous verrez le petit il est sur la liste.»

Donc, Master Pin se promenait à travers la foule grouillante de Queen's tavern, lorsqu'un homme qui s'était tenu immobile dans un coin jusque-là, vint à lui et le salua de ses paroles:

—Bonjour, mon cousin.

Master Pin était fier.

Il fit un pas en arrière et considéra son interlocuteur qui était une manière de géant en guenilles.

—Qui donc es-tu? fit-il.

—Je suis votre cousin.

—Hein? fit le portier-consigne.

—Aussi vrai que nous voyons d'ici les noires murailles de Cold Bath field, reprit cet homme, nous sommes enfants de frère.

Le portier-consigne le regardait toujours.

—Je me nomme John Colden, dit l'homme déguenillé.

—C'est ma foi vrai, que nous sommes cousins, en ce cas, dit master Pin qui ne put réprimer une légère grimace.

Et il tendit la main à John Colden.




II


Le portier-consigne de Cold Bath field avait donc reçu le surnom de Pin.

En anglais, Pin veut dire clavette.

Dans la fermeture d'une porte, d'une devanture de boutique, la clavette est cette cheville ouvrière qui termine l'oeuvre.

Master Pin n'avait pas les clefs du dedans de la prison; mais il avait celle du dehors.

Telle était l'origine de son sobriquet.

Or donc, master Pin, qui était Irlandais, mais qui cachait avec soin sa nationalité, éprouva un premier mouvement de dépit à la vue de ce gaillard en haillons qui revendiquait l'honneur de sa parenté.

Mais ce n'était pas un méchant homme, après tout, et il était même assez religieux à l'endroit des liens de famille.

C'est pourquoi il tendit la main à John Colden et lui dit:

—Qu'est-ce que tu viens faire ici?

—A vous dire la vraie vérité, mon cher, répondit John Colden, je suis venu dans l'espérance de vous y rencontrer.

Master Pin jeta un nouveau regard sur les guenilles de son cousin.

—Tu es malheureux, dit-il, je le vois bien. Mais, mon cher, en dépit du bel habit que je porte, je ne suis pas heureux non plus, moi; j'ai femme et enfant, et un petit traitement, un traitement bien petit, mon cher.

John Colden baissa la voix:

—Je sais parfaitement cela, dit-il, et je ne viens pas frapper à la porte de votre bourse.

—Ah! fit master Pin, dont le front se dérida. Penses-tu que je puisse te rendre service?

—Certainement, dit John Colden, et sans qu'il vous faille pour cela dépenser un penny.

—Tu boiras bien toujours avec moi un verre de gin, dit le portier-consigne ravi de cette discrétion.

Et il entraîna John Colden dans le parloir où il n'y avait personne et où ils pourraient, par conséquent, causer tout à leur aise.

On apporta deux verres de grog au gin et master Pin reprit:

—Voyons, mon garçon, de quoi s'agit-il? nous sommes enfants de frères, et bien que je n'aie pas à me louer des Irlandais, je ferai tout ce que je pourrai pour toi.

—Vous êtes pourtant Irlandais, dit John Colden.

—Oui, mais je m'en cache...

—Et vous avez raison, répondit John Colden, car depuis quelque temps, ils se sont fait à Londres une bien mauvaise réputation, les Irlandais.

—Je suis enchanté de voir que tu as mon avis, John.

—Si mauvaise, poursuivit John, que du moment où on est Irlandais, on ne trouve plus d'ouvrage nulle part. Car tel que vous me voyez, mon cousin, je ne suis ni un mauvais sujet, ni un fainéant, et vous auriez tort de me juger sur la mine. Mais voici trois mois que je ne puis trouver à travailler.

—Quel est ton état?

—Je suis cordonnier, mais je suis aussi maçon.

—Ah!

—Je préfère même beaucoup ce dernier métier, parce qu'on est en plein air, et puis, qu'on gagne de meilleures journées.

—Ça, c'est vrai.

—Alors, si je me suis décidé à venir vous voir, c'est que j'ai pensé que vous pourriez me faire admettre parmi les ouvriers qui travaillent à la nouvelle prison.

—Cela est facile, dit master Pin, mais il faut que je te dise tout de suite les avantages et les inconvénients de la besogne.

Les avantages, c'est qu'on est bien payé; l'inconvénient, c'est que, lorsqu'on travaille dans certaine partie de la prison, on y reste.

—Comment cela?

—Je vais te le dire. Non-seulement on construit une nouvelle prison, mais on fait des réparations dans l'ancienne. Les règlements s'opposent à ce que les prisonniers aient la moindre relation avec les gens du dehors; mais si des maçons travaillent dans les cours ou dans les salles, on aurait beau multiplier le nombre des travailleurs, on n'empêcherait pas un prisonnier de parler à un ouvrier et de lui donner peut-être une lettre pour quelqu'un qui s'intéresse à lui.

On n'avait jamais pensé à tout cela, continua master Pin, jusqu'à l'année dernière.

Mais il est arrivé qu'un prisonnier s'est évadé et qu'on a soupçonné les ouvriers d'avoir favorisé son évasion.

—Eh bien! dit John Colden d'un air naïf, comment fait-on maintenant?

—Chaque semaine, le samedi matin, on tire au sort ceux des ouvriers qui doivent travailler dans la prison.

—Bon.

—On les tire au sort, parce que personne ne voudrait y aller.

—Et puis?

—Dès lors ils sont prisonniers.

—Pour toujours?

—Non, pour huit jours. On leur ôte leurs habits et on leur en donne qui appartiennent à la maison. Pendant huit jours, ils sont soumis à une discipline sévère. Leur semaine finie, on les lave, on les fouille, et ils ne sortent qu'après avoir été soigneusement examinés.

—Mais, dit John Colden, si un ouvrier désigné par le sort refusait?...

—Ses camarades le chasseraient et il ne trouverait plus d'ouvrage.

—Ma foi! dit John Colden, ça ne m'effraye pas de vivre huit jours sous les verroux.

—Tu n'as pas d'enfants?

—Je ne suis même pas marié.

—Et puis, dit master Pin, il est fort possible que tu aies de la chance et que tu ne tombes jamais au sort.

—Pourvu que je travaille, cela m'est égal.

—Ah! reprit le portier-consigne, j'ai encore une recommandation à te faire.

—Parlez...

—Les Irlandais, tu en conviens toi-même, sont mal vus.

—C'est vrai.

—Je te présenterai au directeur des travaux, comme mon cousin; il est donc inutile que tu parles de notre pays!

—Vous pouvez vous en fier à moi. Et quand me présenterez-vous, mon cousin?

—Ce soir, si tu veux venir ici.

—A quelle heure?

—Entre huit et neuf.

John Colden se leva et serra de nouveau la main de master Pin.

Comme il allait sortir, le portier-consigne le retint.

Est-ce que tu n'as pas un autre vêtement? lui dit-il.

Quand on veut être embauché, il ne faut pas avoir l'air trop misérable.

—J'ai un camarade qui me prêtera son twine, dit John Colden.

—Alors, tout ira bien. A ce soir.

Et John Colden s'en alla et sortit de Queen's tavern.

Quand il fut au coin de la rue, il se retourna, jeta un regard autour de lui pour s'assurer que personne ne faisait attention à lui, et il entra dans un autre public-house, où un homme l'attendait.

Cet homme n'était autre que le voleur Jack, dit l'Oiseau-Bleu.

—Eh bien? fit celui-ci.

—Je crois qu'on m'embauchera demain.

—Alors, dit l'Oiseau-Bleu, je vais te mettre au courant des habitudes de la prison et t'en faire un plan détaillé. Si avec ça tu ne vas pas partout les yeux fermés, c'est que tu ne seras pas le frère de Suzannah, qui est si fine qu'elle connaît la couleur de l'air.

—Je tâcherai de comprendre.

—A propos de Suzannah, ajouta Jack, tu sais que c'est ce soir qu'on la sauve.

-Ah!

—Un fameux homme que ton patron, murmura Jack; quel dommage qu'il ne veuille pas venir avec nous: il serait roi dans le Brook street...

—Parlons du moulin sans eau, dit John Colden, qui parut vouloir éviter toute conversation relative à l'homme gris.

Chargement de la publicité...