Les misères de Londres, 2. L'enfant perdu
XVIII
Avant d'aller plus loin, reportons-nous au moment où l'homme gris était remonté dans les airs, le petit Irlandais sur les épaules.
Nous l'avons dit, pendant cette nuit-là, le brouillard était si épais que, de cette fenêtre d'où pendait la corde, il était impossible de voir le sol du préau.
A neuf heures précises, la corde, solidement attachée à l'entablement de la croisée, avait été lancée dans le préau par-dessus le mur d'enceinte.
A neuf heures quelques minutes, la sonorité du brouillard avait permis à Shoking et à l'homme gris, penchés à cette même fenêtre, d'entendre un bruit de pas sur le sable.
—Ce sont eux, avait dit Shoking; tout va bien.
Mais presque aussitôt un murmure confus de voix était monté jusqu'à eux, puis le bruit d'une lutte, puis un cri... puis...plus rien!
Suzannah et Jenny s'étaient mises à genoux dans un coin de la chambre et priaient avec ferveur.
Par deux fois, la corde s'était tendue.
L'homme gris et Shoking pensaient que M. Bardel et John Colden s'étaient débarrassés de quelque sentinelle importune.
Mais la corde ne demeura point tendue, et un dernier cri se fit entendre.
Alors l'homme gris n'hésita plus, et il enjamba l'entablement de la croisée.
—Qu'y a-t-il donc? lui dit Shoking avec épouvante.
L'homme gris ne répondit pas.
Il s'était laissé glisser le long de la corde, et nous savons ce qui s'était passé dans le préau.
Il s'écoula cinq minutes.
Cinq minutes d'angoisses mortelles pour la pauvre mère, pour Suzannah et pour Shoking.
Enfin la corde se tendit et Shoking sentit son coeur battre à outrance.
Puis, au bout de quelques secondes, l'homme gris reparut.
L'enfant était sur ses épaules, et, quand tous deux eurent franchi l'entablement de la croisée, la pauvre Irlandaise murmura d'une voix mourante, en sentant autour de son cou les petits bras de son fils:
—Mon Dieu! il me semble que je vais mourir...
—On ne meurt pas de joie, répondit l'homme gris.
Et en même temps il dit à Shoking:
—Maintenant à John Colden!
—John! exclama Suzannah!
—Oui, il s'est battu avec un gardien...
—Mon Dieu!
—Il est blessé... mais légèrement... je lui ai enroulé la corde autour du corps, nous allons le tirer à nous.
Shoking avait compris la manoeuvre.
L'homme gris et lui s'emparèrent de la corde et se mirent à tirer à eux.
Déjà la corde s'enroulait sur le plancher, lorsque tout à coup ils éprouvèrent une secousse qui fut suivie d'un bruit sourd et d'un cri de douleur.
C'était la corde qui venait de casser.
John Colden était retombé sur le sol du préau.
—Malédiction! murmura l'homme gris.
Cependant il ne perdit ni son sang-froid ordinaire, ni sa merveilleuse présence d'esprit.
—Tire à toi tout ce qui nous reste de corde, ordonna-t-il à Shoking.
La corde avait soixante noeuds, quand elle était entière.
Shoking n'en retira que vingt-neuf.
Elle s'était donc rompue à peu près vers le milieu.
—Impossible, murmura l'homme gris, de descendre désormais.
—Pourquoi? demanda Suzannah.
—Parce que la corde est trop courte, et que celui de nous qui descendrait se tuerait sans profit pour John.
—Mais, s'écria Suzannah, John est blessé.
—Oui.
—On le trouvera dans le préau.
—Certainement, dit l'homme gris avec flegme.
—On l'accusera d'avoir favorisé l'évasion de l'enfant.
—Sans aucun doute.
—Et on le condamnera à la prison.
—On fera mieux, dit froidement l'homme gris, on le condamnera à mort, car il a tué un des gardiens.
Suzannah jeta un grand cri et se mit aux genoux de l'homme gris.
—Oh! dit-elle, sauvez-le, au nom du ciel, au nom de l'Irlande, sauvez-le!
—Certainement, je le sauverai, dit-il froidement, mais pas aujourd'hui, car aujourd'hui c'est impossible...
Jenny l'Irlandaise couvrait son fils de baisers et ne paraissait plus savoir en quel lieu elle se trouvait.
—Ah! maman, disait l'enfant, j'ai bien souffert, va! ils étaient bien méchants, tous ces hommes! si tu savais comme ils m'ont battu!
Suzannah pleurait à chaudes larmes.
Shoking se pencha sur elle et lui dit:
—Aie confiance, ma chère. Quand l'homme gris promet quelque chose, c'est sacré comme la parole de Dieu. Il t'a dit qu'il sauverait John, il le sauvera.
Tout à coup un bruit, un son plutôt, traversa l'espace. C'était l'horloge de l'église voisine qui sonnait la demie de neuf heures.
L'homme gris tressaillit et dit:
—Nous nous attardons ici, comme si nous étions en sûreté. Partons!
Il prit Suzannah par la main:
—Mais ne pleurez donc pas, enfant, dit-il, je vous ai dit que je sauverai John. Vous ne croyez donc plus en moi?
—Oh! si, répondit Suzannah.
Shoking avait retiré le fragment de corde et fermé les volets de la fenêtre.
Alors l'homme gris ralluma la lampe et dit:
—Maintenant, pas de bruit; le cab est en bas, au coin de la rue; il faut partir.
Les deux femmes, l'enfant, Shoking et l'homme gris s'engouffrèrent alors sans bruit dans l'étroit escalier et, quelques secondes après, ils étaient dans la rue.
Un cab à quatre places attendait, appuyé contre le mur d'enceinte.
Shoking s'approcha, du cocher.
—Est-ce toi? dit-il.
—C'est moi, répondit une voix qui n'était autre que celle de Jack, dit l'Oiseau-Bleu.
Les deux femmes entrèrent dans la voiture avec l'homme gris.
Shoking monta à côté du cocher.
Alors, Jack fit clapper sa langue, siffler son fouet, et le cab partit au grand trot d'un cheval vigoureux.
L'homme gris avait pris la main de Jenny l'Irlandaise et lui disait:
—Votre fils vous est rendu, mais il a subi une condamnation, il ne vous appartient plus, et la police, désormais à sa recherche, vous le reprendra si elle le trouve.
Jenny entoura l'enfant de ses bras et répondit avec un accent de lionne:
—Oh! je le défendrai!
—Il vaut mieux, reprit l'homme gris, se mettre à l'abri de la police.
—Comment?
—Voilà ce dont je me charge si vous avez foi en moi.
Elle eut un frisson d'épouvante.
—Est-ce que vous voudriez encore me séparer de lui? dit-elle.
—Non, je m'arrangerai même de telle manière que vous puissiez le voir chaque jour et presque à toute heure.
—Ah! fit-elle, regardant avidement le libérateur de son fils.
—Avez-vous entendu parler du Christ's hospital? demanda encore l'homme.
—Non, répondit la pauvre femme.
—Eh bien! c'est un collége, et quand l'enfant a revêtu l'uniforme de ce collége, il est inviolable.
La pauvre mère regarda encore l'homme gris et parut se suspendre à ses lèvres.
Le cab roulait rapidement; durant ce temps, il avait gagné Piccadilly, descendu Hay-Market, traversé Pall-Mall, passé devant la statue de Charles Ier à Charing Cross, longé White-Hall, et il arrivait sur le pont de Westminster.
La Tamise sombre et bourbeuse roulait au-dessous son flot couvert de brouillard.
XIX
L'homme gris poursuivit tandis que le cab roulait sur le pont et se dirigeait vers ce quartier de Londres qu'on nomme le Southwark:
—Tout ce que je pourrai vous dire maintenant, ma chère, ne vous apprendrait pas grand'chose.
Votre fils est placé entre deux dangers: d'une part, la justice qui l'a frappé et cherchera à le reprendre; de l'autre un ennemi pire encore, le frère ennemi de son père, le misérable qui a envoyé sir Edmund à l'échafaud, lord Palmure.
A ce nom Jenny frissonna.
—Il faut donc qu'on trouve à votre enfant un autre nom, qu'on lui fasse une identité nouvelle, et qu'on jette sur ses épaules un manteau auquel nul ne puisse toucher.
Tout cela, je le ferai. Mais il me faut deux jours au moins, et pendant ces deux jours, je ne puis vous mettre, vous et votre enfant, à l'abri de tout danger que si vous m'obéissez aveuglément.
—Ne vous ai-je pas obéi déjà? dit l'Irlandaise avec douceur.
—Si, répondit l'homme gris.
Et, rêveur, cet homme étrange se pencha à la portière du cab et se mit à contempler la Tamise qui avait l'air, en ce moment, d'un immense champ de brouillard semé, çà et là, d'étoiles sans rayons, car les réverbères luttaient en vain contre cette obscurité toujours croissante.
Le cab arriva de l'autre côté du pont, et bientôt il roula dans Saint-George-road.
Dix minutes après, il s'arrêta.
—Nous sommes arrivés, dit l'homme gris. Descendez, ma chère.
Et il sauta lestement à terre et prit l'enfant dans ses bras.
Alors, jetant les yeux autour d'elle, Jenny vit une place déserte, des maisons chétives, de petites ruelles noires, et au milieu une église dont les arceaux et le clocher étaient estompés dans le brouillard.
Un cimetière clos d'une petite grille l'entourait.
C'était Saint-George, l'église cathédrale des catholiques de Londres.
L'homme gris dit alors à Jack et à Shoking:
—Emmenez Suzannah, vous saurez toujours bien où la cacher.
—Oh! je m'en charge, moi, dit Jack.
—Et moi aussi, fit Shoking: faut-il donc vous quitter, maître?
—Oui, répondit l'homme gris, seulement, demain matin, à la première heure, ajouta-t-il, s'adressant toujours à Shoking, tu te rendras à Saint-Gilles.
—Oui, maître.
—Tu iras droit à la sacristie et tu demanderas à parler à l'abbé Samuel.
—Bien.
—Et tu lui diras: Tout va bien, l'enfant est sauvé.
Jack et Shoking s'en allèrent emmenant Suzannah, et l'homme gris, prenant Jenny par la main, la fit entrer dans le cimetière, dont la grille était ouverte.
—Ici, dit-il, nous sommes en sûreté déjà, il n'y a pas un agent de police dans toute l'Angleterre qui oserait arrêter un criminel dans un cimetière.
Cheminant au travers des tombes, dont les pierres blanches tranchaient sur l'obscurité, ils contournèrent l'église et arrivèrent derrière le choeur.
Là, il y avait une petite porte à laquelle l'homme gris frappa trois coups.
Cette porte s'ouvrit presque aussitôt.
Alors un rayon de clarté vint frapper l'Irlandaise et son fils au visage.
Un homme se montrait au seuil de cette porte, une lanterne à la main.
L'homme gris lui dit:
—C'est nous que vous attendez.
—Qui vous envoie? demanda cet homme.
—Celui à qui nous obéissons tous jusqu'au jour où le maître suprême sera devenu homme, répondit le sauveur de Ralph.
—Entrez, dit celui qui tenait une lampe.
C'était un vieillard courbé par l'âge et dont la longue barbe blanche descendait jusque sur sa poitrine.
Il portait une calotte noire sur le dessus de la tête et était vêtu d'une sorte de houppelande noire qui pouvait passer pour une soutane.
En outre ses épaules étaient couvertes d'un léger surplis blanc, ce qui était comme un indice de sa profession semi-cléricale et semi-laïque.
Cet homme, qui n'était que tonsuré, était le sacristain de Saint-George.
L'Angleterre est dure aux catholiques.
Elle les tolère, mais elle ne veut rien faire pour eux.
C'est à leurs frais qu'ils ont construit leurs églises, à leurs frais que leurs prêtres vivent.
Elle était bien froide et bien nue cette cathédrale, aussi froide, aussi nue, et plus misérable d'aspect encore que la pauvre église de St-Gilles que nous connaissons déjà.
L'homme au surplis ferma la porte quand les voyageurs nocturnes furent entrés.
Marchant le premier, il leur fit traverser le choeur, passa derrière le maître-autel et poussa une nouvelle porte devant lui.
Cette porte donnait sur un étroit corridor à l'extrémité duquel il y avait un petit escalier tournant, dans lequel le sacristain s'engagea.
Cet escalier conduisait à son logis, qui se trouvait dans la tour du clocher.
A la fois sacristain et gardien de l'église, cet homme vivait seul, la nuit, dans l'édifice et habitait une chambrette dans laquelle il y avait un pauvre lit de sangle, et deux chaises de paille.
—Voilà votre refuge et celui de votre enfant, dit l'homme gris à l'Irlandaise. Au nom de la cause que nous servons, au nom de votre fils que l'Irlande attend comme un rédempteur, je vous supplie de ne pas bouger d'ici jusqu'au jour où je viendrai vous avertir.
Nul ne soupçonnera votre présence dans cette église, nul ne viendra vous y chercher; et la police, fût-elle avertie, n'oserait pénétrer jusqu'à vous. Mais alors elle établirait à l'entour comme une vaste souricière et vous seriez prisonnière de nouveau et pour longtemps sans doute.
—Oh! que m'importe? fit-elle en prenant son fils dans ses bras.
—Jenny, reprit l'homme gris d'une voix solennelle, jurez-moi que vous ne quitterez pas cette chambre.
—Je vous le promets, dit-elle, sur les cendres de mon époux martyr.
—Adieu donc, fit-il, au revoir plutôt.... car avant deux jours vous entendrez parler de moi.
Il embrassa l'enfant, il serra la main de la mère, et s'en alla, reconduit par le sacristain.
Lorsqu'ils furent dans l'église, l'homme gris se tourna vers le vieillard.
—Ainsi, dit-il, cela est bien vrai, chaque matin, aux premières clartés de l'aube, une femme vêtue de noir vient pleurer et prier sur une tombe.
—Oui, répondit le sacristain, nous sonnons l'Angelus à six heures, et l'Angelus sonné, je vais ouvrir la grille du cimetière.
—Elle ne reste donc pas ouverte?
—Non. Je l'avais laissée entre-bâillée pour vous ce soir.
—Après?
—A peine la grille est-elle ouverte que cette femme, dont je n'ai jamais pu voir le visage, car elle le couvre d'un voile épais, se glisse dans le cimetière.
—Et vers quelle tombe va-t-elle? L'avez-vous remarqué?
—Oui.
—Pourriez-vous m'y conduire?
—Sans doute.
Le sacristain ouvrit la porte, et portant toujours sa lanterne, il descendit les deux marches qui donnaient accès dans le cimetière.
L'homme gris le suivait, et ils se mirent à cheminer lentement à travers les tombes.
XX
L'homme gris se disait, pendant que le sacristain portait sa lanterne au ras de terre et en projetait la lueur sur les tombes:
—Si c'est la femme que je crois, il faudra bien que lord Palmure devienne, entre mes mains, un instrument docile, et je combattrai miss Ellen à armes égales.
Après quelques minutes de recherche, le sacristain s'arrêta:
—Ce doit être là, dit-il.
L'homme gris prit la lanterne des mains du sacristain et l'approcha d'une pierre étroite et haute, sur laquelle on avait gravé ces mots:
ICI REPOSE
DICK HARRISSON
MORT D'AMOUR A L'ÂGE DE VINGT ANS.
—Et c'est sur cette tombe que vient s'agenouiller cette femme? dit l'homme gris.
—Oui, monsieur.
L'inscription tumulaire ne portait aucune date. Cependant la pierre n'était pas encore couverte de cette mousse grisâtre dont le temps tisse la livrée des tombeaux.
—Depuis quand cette tombe est-elle creusée? demanda l'homme gris.
—Comment voulez-vous que je le sache, monsieur? répondit le sacristain. On enterre ici tous les dimanches plusieurs personnes à la fois. Bien que ce champ de repos ne renferme que des catholiques, tous ne sont pas de notre paroisse.
Il y a des paroisses dans Londres qui n'ont pas d'église de notre culte, il y en a même beaucoup. Il advient donc que le dimanche, de très-grand matin, il nous arrive jusqu'à dix et quinze cercueils de différents points de la ville, accompagnés d'un prêtre, sous les yeux duquel on leur donne la sépulture.
Et puis, voyez-vous, je suis vieux et je n'ai pas beaucoup de mémoire.
Ensuite, l'administration du cimetière, bien qu'il touche à l'église, ne me regarde pas. Cela fait que je ne m'en occupe guère autrement que pour ouvrir la grille, chaque matin, quand j'ai sonné l'Angelus.
Cependant, la ténacité, la régularité de cette femme m'a frappé, et j'en ai parlé à l'abbé Samuel, lorsqu'il est venu hier.
—C'est bien, mon ami, dit l'homme gris, je sais ce que je voulais savoir.
Et il fit un pas de retraite.
Mais, au lieu de se diriger vers la grille du cimetière, il reprit le chemin de la petite porte qui donnait accès dans l'église, au grand étonnement du vieillard, qui lui dit:
—Est-ce que vous voulez revoir la personne que vous m'avez amenée?
—Non, dit l'homme gris.
Et il entra dans l'église.
—Mon ami, dit-il alors, je désire attendre ici l'heure où cette femme vient.
Il se dirigea vers le confessionnal qui se trouvait au milieu de l'église, y entra, s'enveloppa dans son manteau, et y chercha la position la plus commode pour dormir.
Le sacristain savait qu'il avait affaire à un homme tout-puissant dans ce parti mystérieux à la tête duquel était l'abbé Samuel.
Il s'inclina donc, se bornant à dire:
—Devrai-je vous éveiller?
—Oui, quand vous sonnerez l'Angelus.
L'homme gris se couvrit la tête d'un pan de son manteau.
Le sacristain s'en alla après avoir fermé soigneusement les portes de l'église.
Plusieurs heures s'écoulèrent, et la nuit tout entière.
Les gens qui passaient au dehors et regardaient l'église Saint-George, ne se fussent guère doutés qu'elle abritait quatre personnes, tant elle fut silencieuse jusqu'au matin.
L'homme gris dormait.
Enfin une lueur brilla dans le fond du choeur et vint frapper la grille de bois du confessionnal.
L'homme gris s'éveilla.
Il vit le vieillard, la lanterne à la main, sortant de la sacristie, où il avait passé la nuit sur une chaise, se diriger vers la porte du clocher.
Une seconde après, l'Angelus tinta.
Alors le sacristain se dirigea vers le confessionnal pour éveiller l'homme gris.
Mais celui-ci en sortit et vint à sa rencontre.
—Je vous ai entendu, lui dit-il. Allez ouvrir la grille du cimetière. Je vous suis.
Ils sortirent de nouveau par la petite porte du choeur.
Il était nuit encore, mais quelques rayons blafards glissaient à travers le brouillard toujours épais.
L'homme gris se dirigea vers cette tombe qu'il avait remarquée la veille au soir, puis, après l'avoir reconnue, il s'en éloigna de quelques pas et se dissimula derrière un monument plus élevé.
A peine le sacristain, après avoir ouvert la grille, était-il entré dans l'église, qu'un bruit léger se fit entendre.
En même temps, l'homme gris vit une forme noire qui s'avançait au milieu des tombes.
Oh! elle ne chercha point son chemin, elle n'hésita pas une seconde.
Elle vint droit à cette pierre qui recouvrait le corps du pauvre enfant mort d'amour et s'y prosterna.
Immobile à deux pas de distance, l'homme gris entendit alors des sanglots et des paroles entrecoupées.
La femme voilée et vêtue de noire disait:
—Mon fils, mon enfant..., mon bien-aimé Dick, c'est donc vrai que les morts ne reviennent pas... et que jamais plus ils ne se manifestent à ceux qui les ont tant aimés... Dick, mon enfant, ne m'entends-tu donc pas?
Et la malheureuse femme se frappait la poitrine et sanglotait à fendre l'âme.
Elle appela longtemps son fils qui ne lui répondait pas; elle pria et pleura longtemps.
Puis tout à coup, elle se leva et eut comme un mouvement d'effroi.
Le jour avait grandi, et de rouge qu'il était pendant la nuit, le brouillard était devenu blanc.
Comme si elle eût craint d'être surprise sur cette tombe, la pauvre mère prit la fuite, après avoir mis un baiser sur cette pierre qui portait le nom de son fils.
Alors, étouffant le bruit de ses pas, l'homme gris se mit à la suivre.
Il franchit après elle la grille du cimetière; après elle, il se trouva dans la rue.
Elle marchait rapidement, et il avait peine à ne pas la perdre de vue.
Autour de Saint-George, il y a un dédale de petites rues mal bâties, tortueuses et habitées par une population misérable.
La femme voilée entra dans ce labyrinthe et s'arrêta dans Adam's street.
Il y avait là une maison de chétive apparence, aux murs noircis, avec une porte bâtarde ouvrant sur une allée noire.
Comme elle allait s'y engager, l'homme gris lui mit la main sur l'épaule.
Elle se retourna en étouffant un cri d'effroi.
Mais l'homme gris lui fit un signe, ce signe mystérieux que les Irlandais affiliés au fenianisme connaissent tous.
Et le cri prêt à s'échapper de sa gorge y rentra, et elle regarda cet inconnu au travers de son voile épais, avec une indicible anxiété.
—Vous êtes la mère de Dick Harrisson? lui dit-il.
—Oh! répondit-elle, ne prononcez pas ce nom, monsieur, ne le prononcez pas... par pitié!...
—J'étais son ami, dit l'homme gris.
—Vous?
Et elle le regarda avec un redoublement d'angoisse.
—Et vous êtes sa mère, ajouta-t-il.
—Monsieur... par pitié... ne le dites pas... si vous saviez combien je suis persécutée... On me croit morte, moi aussi!...
—Ah! fit l'homme gris.
—Je n'ai plus qu'une joie en ce monde, poursuivit-elle d'une voix mouillée de larmes, celle d'aller chaque matin prier sur sa tombe... Eh bien! si ceux qui ont causé sa mort savaient que j'existe, ils me retireraient ce dernier bonheur.
—Ils eussent pu le faire hier encore, dit l'homme gris; ils ne le pourraient plus aujourd'hui.
—Pourquoi? demanda la pauvre mère avec un accent hébété.
—Parce que je vous protège, répondit l'homme gris, que j'étais l'ami de votre fils, que je suis l'ennemi mortel de miss Ellen Palmure, pour laquelle le malheureux enfant s'est donné la mort.
Cette fois, la pauvre mère jeta un cri.
—Chez vous... entrons chez vous, dit encore l'homme gris; car, pour le venger, il me faut tout savoir!
XXI
L'homme gris avait pris la main de la pauvre mère, et il la magnétisait, pour ainsi dire, de son regard pénétrant et dominateur.
—Allons chez vous, répéta-t-il.
Elle ne résista point à cette injonction; elle le conduisit au fond de l'allée noire, lui fit monter le petit escalier tournant à marches usées, arriva au second étage et tira une clef de sa poche. Puis elle ouvrit une porte, et l'homme gris se trouva au seuil d'une chambre assez propre, quoique misérablement meublée.
Dans le fond de cette chambre, il y avait une autre porte, et la pauvre mère, étendant la main vers elle, dit:
—C'est là qu'il est mort!...
Elle se laissa tomber sur une chaise et regarda de nouveau l'homme gris.
—Ainsi, dit-elle, vous avez connu mon Dick?
—Oui.
—Vous étiez son ami?
—Oui, dit encore l'homme gris.
—Où donc l'aviez-vous rencontré?
—Au public-house de White-Hall.
—Je ne sais pas quel est l'endroit dont vous parlez, répondit-elle, mais je sais que mon Dick, depuis longtemps, sortait beaucoup le soir. Où allait-il? hélas! il ne me le disait pas. Il y avait près d'un an que le pauvre enfant était comme fou...
—J'ai quitté Londres, poursuivit l'homme gris. Quand j'y suis revenu, votre fils était mort. On me l'a appris au public-house dont je vous parle, et on m'a dit qu'il était mort d'amour. Comment? je l'ignore, et il faut pourtant que je le sache.
Il parlait d'une voix grave et pleine d'autorité qui impressionnait vivement la pauvre femme.
Évidemment, en parlant ainsi, il disait vrai, il avait très-certainement rencontré Dick Harrisson au public-house de White-Hall, en face de l'amirauté et d'une des entrées de Hyde-Park. La femme vêtue de noir avait relevé son voile.
L'homme gris vit alors une personne encore jeune, bien que le chagrin eût creusé sur son visage, qui avait dû être fort beau, des rides précoces, et blanchi ses abondants cheveux, autrefois d'un blond cendré.
—Je vais tout vous dire, dit-elle, car j'ai beau me réfugier dans l'amour de Dieu qui ordonne le pardon des injures, une voix secrète s'élève sans cesse au fond de mon coeur et me crie que la mort de mon enfant ne peut rester impunie.
—Parlez, dit l'homme gris, en lui prenant la main, je vous écoute.
Alors elle lui fit le récit suivant:
—«Je suis Irlandaise, mon mari était Anglais. Soldat de marine, il s'était épris de moi, pendant un séjour que fit son navire dans la rade de Cork, et malgré la différence de religion qui existait entre nous, il m'épousa.
Je le suivis à Londres; il espérait quitter le service de mer et obtenir un petit emploi dans les bureaux de l'amirauté.
Ses démarches et celles de ceux de ses chefs, qui s'intéressaient à lui, demeurèrent infructueuses.
Un an après notre mariage, il fut obligé de prendre la mer et me laissa à Londres, où je devins mère quelques jours après son départ.
Depuis lors je ne l'ai plus revu.
Le navire qu'il montait fit naufrage et se perdit corps et biens.
On me fit une petite pension.
D'abord, je songeai à retourner en Irlande, où j'avais encore des parents, mais l'avenir de mon enfant me fit renoncer à ce projet.
J'entrai comme dame de confiance dans une maison de commerce.
Ce que je gagnais, réuni à ma pension, me permit d'élever mon fils et de lui donner de l'éducation.
A seize ans, il avait acquis une instruction suffisante pour entrer dans une maison de banque et y toucher cent livres d'appointement.
Alors le cher enfant me dit!
«—Je ne veux plus que tu travailles, mère, c'est à mon tour.»
Nous vînmes nous établir ici, dans cette maison, parce que nous connaissions M. Colcram, le propriétaire, qui avait également servi dans la marine et était un ami de mon mari.
Ah! cela n'a duré que deux années, mais pendant ces deux années, monsieur, j'ai été la plus heureuse des femmes.
Mon Dick était laborieux, rangé, affectueux; il ne vivait que pour moi et l'avenir était gros d'espérances pour nous deux.
Hélas! le vent de la fatalité devait souffler bientôt sur nous.
Un soir, M. Colcram, notre logeur,—il crut bien faire, le pauvre homme,—vint nous voir tout joyeux, et dit à mon fils:
—La maison que je tiens à bail est située sur la terre d'un des plus nobles lords d'Angleterre, et j'ai quelquefois affaire à lui, il cherche un secrétaire, et je lui ai parlé de toi: veux-tu que je te présente? Tu auras des appointements doubles, pour le moins, de ceux que tu touches dans ta maison de banque de la cité.
Pouvions-nous résister à une offre semblable?
Le lendemain, M. Colcram conduisit Dick chez le lord.
Celui-ci le trouva intelligent, modeste et doux, et agréa ses services.
M. Colcram avait dit la vérité, le noble lord fixa les appointements de Dick à deux cents livres, et il se trouva que mon cher enfant avait beaucoup moins de besogne que dans la maison de banque d'où il sortait.
Chaque matin, il allait chez le lord, qui habitait dans Chester street, écrivait sous sa dictée, dépouillait sa correspondance, et il était libre à quatre ou cinq heures de l'après-midi.
Le cher enfant passait toutes ses soirées avec moi et nous caressions le projet de faire des économies suffisantes pour aller au printemps suivant voir ma chère Irlande, dont le souvenir était toujours vivant au fond de mon coeur.
Deux mois s'écoulèrent. Une mère est clairvoyante, monsieur, elle a l'habitude de lire dans l'âme de son fils, et cependant je ne m'étais pas aperçue d'un changement presque subit qui s'était opéré chez mon enfant.
Depuis qu'il était chez le lord, il apportait à sa toilette, jusque-là simple et presque négligée, un soin minutieux.
Peu à peu, sa gaieté naturelle fit place à une vague mélancolie qui dégénérait parfois en tristesse ou à laquelle succédait quelquefois une sorte de joie fiévreuse.
Mon Dick avait un amour au coeur.
Amour sans espérance d'abord et presque inavoué à lui-même; amour violent ensuite et tout à coup rempli d'illusions.
Vers la Christmas, il me dit que lord Palmure,—c'est bien le nom que vous avez prononcé tout à l'heure,—était accablé d'affaires par suite de l'ouverture du parlement, et qu'il serait obligé d'aller travailler avec lui, le soir; je le crus.
Pendant deux mois encore, il sortit chaque soir après notre souper, pour ne rentrer que fort avant dans la nuit, et dès lors sa vie me parut mystérieuse et tourmentée.
Tantôt il avait l'espérance et le bonheur dans les yeux, tantôt il paraissait livré au plus profond désespoir.
Il demeura longtemps muet à toutes mes questions.
Enfin, un soir, il me prit dans ses bras et me dit:
—J'aime la fille de lord Palmure.
—Malheureux! m'écriai-je.
—Et j'en suis aimé, ajouta-t-il.
Je me mis à fondre en larmes, je le suppliai de songer à notre humble condition, à la distance qui nous séparait de la noble demoiselle; je l'engageai à remercier lord Palmure, à retourner dans la cité où il trouverait facilement un emploi.
—Miss Ellen et moi, me dit-il, nous nous aimons, et elle sera ma femme.
Le mal était déjà sans remède, et le pauvre enfant était fou.
Que s'est-il passé dès lors? Par quelles tortures sans nom cette femme a-t-elle brisé le coeur de mon malheureux fils? Hélas! je l'ignore, monsieur.
Mais bientôt sa vie devint un supplice; il était devenu insensible à mes caresses, et il parlait de mourir.
Un jour, il se sentit si faible qu'il ne put quitter le lit. Il eut la fièvre pendant une semaine, une fièvre pleine de délire et de rage, pendant laquelle le nom de miss Ellen était sans cesse sur ses lèvres.
Je ne le quittais ni jour ni nuit. Enfin, le dimanche, la fièvre se calma, le délire disparut, et il me sembla plus calme.
Ah! monsieur, la fatalité était sur nous. J'eus la funeste pensée de m'absenter une heure, pour aller à Saint-George entendre la messe et prier Dieu pour mon enfant.
Quand je revins, il était si pâle que je jetai un cri d'épouvante.
—Mère, me dit-il, pardonne-moi... je suis un fils ingrat... car je t'ai oubliée, pour ne songer qu'à ma propre douleur... Je suis un pauvre fou qui va mourir...
Je jetai un nouveau cri, un cri d'épouvante et d'horreur! car il avait soulevé la courtine qui le couvrait, et je vis son lit plein de sang!...
Ici la malheureuse mère s'interrompit et fondit en larmes.
L'homme gris lui prit la main et lui dit d'une voix émue et grave:
—Continuez, madame, il faut que je sache tout.
XXII
La mère de Dick Harrisson parvint à maîtriser ses sanglots.
Elle continua.
—Mon malheureux enfant, fou de désespoir, s'était frappé de trois coups de couteau.
J'appelai au secours, jetant des cris d'épouvante; M. Colcram monta.
Mon pauvre Dick secouait la tête et un pâle sourire effleurait ses lèvres:
«—Tout est inutile, mère, me dit-il, je vais mourir...»
—Ah! monsieur, le pauvre enfant ne se trompait pas, poursuivit-elle d'une voix brisée. M. Colcram alla chercher un chirurgien.
Le chirurgien fit comme Dick, il secoua tristement la tête, et dit que les trois blessures étaient mortelles.
Et cependant mon pauvre enfant essaya de lutter contre la mort.
Il survécut trente-six heures en dépit d'horribles souffrances, me demandant toujours pardon de m'abandonner ainsi.
Il ne s'interrompait que pour prononcer le nom de miss Ellen.
—Mère, me dit-il encore, je veux être enterré dans un cimetière catholique et je veux que tu mettes ceci dans ma bière.
En même temps il m'indiquait un gros pli cacheté qu'il avait caché sous son oreiller avant de se donner la mort.
C'étaient les lettres de miss Ellen.
Quand il eut rendu le dernier soupir, Dieu fit un miracle.
Il me donna la force d'aller me jeter aux pieds d'un prêtre catholique et de lui avouer que mon fils s'était suicidé.
Ce prêtre était jeune, il était bon, il me releva et me dit: Pauvre mère, puisque votre fils est mort par amour, Dieu lui pardonnera, car ceux qui ont souffert et pleuré trouvent toujours grâce devant sa miséricorde.
Et si Dieu doit pardonner, pourquoi nous, ses ministres, qui ne sommes que des hommes, nous montrerions-nous plus sévères?
Il fut convenu alors que je garderais mon fils encore jusqu'au samedi soir.
Alors le jeune prêtre viendrait, avec quatre Irlandais, enlever la bière et ils la transporteraient sans bruit au cimetière de Saint-George.
Là, on inhumerait mon enfant en terre sainte, et on réciterait les prières de l'Église sur sa tombe, comme s'il fût mort de sa mort naturelle.
—Et ce prêtre, dit l'homme gris, interrompant la mère de Dick, ce prêtre se nommait l'abbé Samuel?
—Oui. Vous le connaissez donc aussi?
—C'est notre maître à tous, répondit-il.
La pauvre femme reprit:
—Je posai sous la tête de mon cher mort le pli cacheté qu'il voulait emporter dans la tombe.
Puis, on cloua la bière, et il disparut pour toujours à mes yeux, celui que j'aurais dû précéder dans une autre vie.
Ici, elle s'interrompit encore et fondit en larmes.
L'homme gris lui tenait toujours la main et la regardait avec bonté.
—Et cette miss Ellen, dit-il, vous ne l'avez donc jamais vue?
Ce nom produisit une sorte de réaction subite chez la mère de Dick Harrisson.
—Oh! oui, je l'ai vue, dit-elle. Je l'ai vue une fois, et j'ai compris que mon fils l'ait aimée, tant elle est belle, et qu'elle l'ait tué, tant elle a de méchanceté dans le regard.
—Où l'avez-vous vue?
—Ici.
La voix de madame Harrisson se prit à trembler.
—C'était le lendemain des funérailles de mon pauvre enfant, dit-elle. J'étais seule, abîmée dans ma douleur et n'ayant plus de larmes dans ma tête affolée!
La porte s'ouvrit, elle entra.
D'abord, il me sembla que c'était un ange, mais quand elle m'eut parlé, je vis que j'avais un démon devant moi...
—Écoutez, bonne femme, me dit-elle d'un ton impérieux et sec, je suis la fille de lord Palmure. Votre fils s'était pris pour moi d'un amour insensé et que je n'ai jamais encouragé...
Elle mentait, monsieur, sans cela mon fils aurait-il eu des lettres d'elle?
—Votre fils est mort, poursuivit-elle, et mon père et moi nous savons qu'il vous laisse sans ressources.
Je la regardais, les yeux effarés, et je ne comprenais pas ce qu'elle voulait me dire.
—Je viens, poursuivit-elle, vous offrir ce portefeuille qui contient une petite fortune, laquelle mettra vos vieux jours à l'abri du besoin, et en échange, je viens vous demander tous les papiers de votre fils.
Alors je compris. Elle venait me racheter ses lettres.
Et je repoussais le portefeuille et la chassai, en m'écriant:
—Tout ce qui vient de mon fils est sacré. Ce sont des reliques auxquelles vos mains impures ne toucheront pas!
Elle sortit en me jetant un regard de haine.
Trois jours après, au milieu de la nuit, comme je continuais à pleurer mon fils, une vitre de cette fenêtre fut brisée et deux hommes masqués firent irruption dans ma chambre.
Ils me garrottèrent, me mirent un bâillon sur la bouche.
Puis ils se mirent à fouiller partout.
Je compris qu'ils cherchaient les lettres de miss Ellen.
Ils se retirèrent sans rien trouver.
Le lendemain, M. Colcram me dit:
—Ma chère, vous êtes ici en danger de mort.
Pendant deux mois, monsieur, je me suis cachée à l'autre bout de Londres, et M. Colcram a fait courir le bruit de ma mort.
Je crois que Miss Ellen en est convaincue.
Alors je suis revenue, car je veux vivre et mourir dans ce logement où mon fils a rendu le dernier soupir.
Je ne sors jamais pendant le jour, et ce n'est que le matin que je me risque à aller prier sur la tombe de mon enfant.
L'homme gris se leva alors, tandis que la pauvre mère étouffait un dernier sanglot.
—Ainsi, dit-il les lettres de miss Ellen sont dans le cercueil?
—Oui.
—Et nul ne le sait?
—Nul, excepté vous, et si je vous l'ai avoué, c'est que vous m'avez fait le signe rédempteur des fils de l'Irlande.
—Je serai aussi muet que la tombe à qui ce secret est confié, et je vous le jure, acheva l'homme gris, votre fils sera vengé.
Puis, pressant la main de madame Harrisson:
—Vous paraissez avoir épuisé vos dernières ressources, ma bonne dame, dit-il.
—C'est M. Colcram qui me fait vivre, répondit-elle, et il n'est pas riche, le digne et cher homme.
—L'Irlande prend soin de ses enfants, ajouta l'homme gris.
Il tira de sa poche un rouleau de guinées qu'il posa sur la table.
Et il sortit brusquement, comme s'il n'eût pas voulu entendre les remerciements et les bénédictions de la pauvre mère.
Quand il fut dans la rue, l'homme gris se dit:
—Maintenant je crois que je tiens miss Ellen et son digne père, lord Palmure.
Jenny et l'enfant sont en sûreté pour deux jours.
Il faut que Bardel ne perde point sa place, et ensuite, si John Colden n'a point succombé à sa blessure, il faudra l'arracher au bourreau.
Voilà de la besogne, murmura-t-il avec un sourire. Mais bah! avant de m'appeler l'homme gris, j'en ai fait bien d'autres et de plus rudes encore!
Et le mystérieux personnage se dirigea vers le pont de Westminster, qu'il traversa, et, comme huit heures sonnaient, il entra dans Scotland-yard, où il avait en ce moment une affluence inusitée de policemen.
XXIII
Il est des gens qui ont le talent de se déguiser sans rien changer à leur costume.
Une certaine inclination donnée tout à coup au chapeau, un vêtement qu'on boutonne, des cheveux qu'on ramène sur le front ou qu'on en écarte, il n'en faut pas davantage pour qu'un homme habitué à se grimer se rende tout à coup méconnaissable.
C'est ce qu'avait fait l'homme gris, dans son trajet d'Adam's street à White-Hall.
Quand il rentra dans Scotland-yard, ce qui, traduit mot à mot, veut dire «cour des Écossais», mais en réalité l'office général de la police, il ne ressemblait pas plus à l'homme qui avait sauvé le petit Ralph que le bon Shoking ne ressemblait, malgré ses prétentions, à un véritable gentleman.
Les policemen qui le virent entrer d'un pas roide, le chapeau sur l'oreille, jetant à droite et à gauche un regard oblique, se dirent entre eux:
—Voilà cet agent qui vient de province et en qui les chefs ont si grande confiance.
Comment l'homme gris était-il entré dans la peau de l'agent Simouns, qui venait de Liverpool, où il avait rendu d'éminents services, voilà ce qui ne se pouvait expliquer que par les ramifications sans nombre du fenianisme.
Toujours est-il que le jour où l'homme gris avait eu besoin de pénétrer dans Cold Bath field et d'y planter les premiers jalons de l'évasion de Ralph, il s'était trouvé un homme du nom de Simouns que le chef de la police provinciale recommandait à la police métropolitaine comme très habile.
Cet homme, que personne ne connaissait à Londres, s'était présenté le matin même de ce jour où le petit Irlandais avait été transféré de la cour de police de Kilburn à la prison du moulin.
Et cet homme, c'était l'homme gris.
Deux policemen qui se trouvaient au seuil du premier bureau, et qui lui avaient vu traverser la cour, se mirent à causer à voix basse.
—Voilà Simouns, l'agent secret de Liverpool, dit l'un.
—Le directeur de la police de Londres, répondit l'autre, est un véritable Français.
—Pourquoi?
—Parce que le nouveau est toujours beau. Depuis que Simouns est revenu de Liverpool, il n'y en a que pour lui.
Tu verras, camarade, que c'est lui qu'on va envoyer à Bath square.
—Pourquoi faire?
—Pour faire une enquête.
—Et sur quoi donc?
—Sur les événements de cette nuit.
—De quels événements parles-tu?
—Comment tu ne sais pas ce qui s'est passé?
—Non.
—Eh bien! il s'est évadé des prisonniers, on a endormi des gardiens, que sais-je encore? et le gouverneur qui ne sait où sont les coupables parmi les gens de la maison qui ont facilité les évasions, a envoyé demander ici un homme de police habile.
—Et tu crois que c'est Simouns qu'on va envoyer?
—J'en suis sûr.
En effet, l'homme gris était entré dans le bureau d'un des chefs de division, sur l'invitation qui lui en avait été faite.
Le chef s'était enfermé avec lui pendant quelques minutes.
Au bout de ce temps, l'homme gris était ressorti et avait gagné le vestiaire.
A Londres comme à Paris, la police se fait de deux manières, en habit de ville ou en uniforme.
L'homme gris avait pu être chargé de missions secrètes qui exigeaient un habit de ville, mais celle qu'il acceptait en ce moment comportait l'uniforme.
En effet, il sortit bientôt du vestiaire avec l'habit d'un policeman, portant en outre sur sa manche gauche le galon qui est spécial au service de la Cité.
Scotland-yard est non-seulement la métropole de la police, c'est encore le quartier général des fiacres et des voitures de Londres.
L'homme gris, devenu l'agent de police Simouns, n'eut donc qu'à monter dans un cab qui entrait en ce moment, pour déposer un objet laissé par un voyageur sur les coussins, et il dit au cocher:
—Bath square!
Vingt minutes après, le prétendu M. Simouns arrivait à cette fameuse grille dont master Pin, le portier-consigne, avait seul la clef.
—Ah! dit le gros homme, qui paraissait au désespoir, c'est vous qu'on envoie de Scotland-yard?
—Oui, dit l'homme gris.
—Si vous débrouillez quelque chose à ce qui se passe, fit master Pin, vous serez un homme habile.
—Que se passe-t-il donc dans Gold Bath field?
—Des choses dont la responsabilité peut retomber sur moi, mon cher monsieur, fit master Pin d'une voix lamentable.
—Vraiment?
—Oui: figurez-vous que j'ai eu le malheur de m'intéresser à un cousin que je n'ai jamais vu.
—Eh bien!
—Ce cousin, je l'ai fait entrer ici comme ouvrier, et il est mêlé à tout cela.
—Mais enfin, demanda naïvement le prétendu M. Simouns, que s'est-il passé?
—Le petit Irlandais s'est évadé.
—Ah! vraiment?
—On a endormi deux gardiens.
—Bon!
—Le gardien-chef M. Bardel, et un autre appelé Jonathan.
—Comment cela?
—Avec une prise de tabac.
—Joli moyen et qui est très-connu, dit l'homme gris. Est-ce tout?
—Non: on a tué M. Whip.
—Un autre gardien?
—Oui, monsieur.
—Et... votre cousin?
—Le misérable est très-certainement le meurtrier de M. Whip.
—En vérité!
—Mais M. Whip s'est défendu avant de mourir; et je crois que mon cousin a son compte.
—Il est blessé?
—D'un coup de couteau dans le bas ventre?
—Voyons, mon cher monsieur Pin, dit l'homme gris, voulez-vous me conduire auprès du gouverneur?
—Certainement, répondit le désolé portier-consigne, d'autant plus qu'il vous attend avec impatience.
En effet, le gouverneur, on s'en souvient, en présence de l'accusation que Jonathan portait contre son chef, avait cru devoir s'adresser à Scotland-yard.
A Scotland-yard, il avait été décidé qu'on lui enverrait M. Simouns, cet homme qui avait fait des merveilles à Liverpool.
Et le gouverneur accueillit M. Simouns comme un envoyé de la Providence.
—Mon cher monsieur, lui dit-il, il y a ici un homme qui est attaché à la maison depuis plus de vingt ans et qui est tout à coup accusé de trahison.
—Est-ce par un inférieur? demanda l'homme gris.
—Naturellement.
—Le chef était-il sévère?
—Quelquefois.
—A-t-il souvent puni celui qui l'accuse?
—Il a dû le punir.
—J'écoute Votre Honneur, dit l'homme gris qui demeura respectueusement debout devant le gouverneur.
Celui-ci lui fit alors l'historique des événements de la nuit.
Le prétendu M. Simouns l'écouta sans l'interrompre, puis quand le gouverneur eut fini:
—Votre Honneur a-t-il interrogé l'ouvrier qui se nomme?...
—John Colden? oui... mais il est hors d'état de répondre...
—C'est pourtant lui qui peut jeter un brin de clarté sur tout cela, dit l'homme gris, et dire si M. Bardel est coupable ou innocent.
—Mais cet homme se refuse à parler.
—Oh! dit en souriant l'homme gris, si Votre Honneur me permet de l'interroger, je lui arracherai bien des révélations, moi.
—Venez, dit alors le gouverneur, je vais vous conduire à la cellule dans laquelle on l'a transporté.
Et l'homme gris suivit le gouverneur, murmurant à part à lui:
—Il faut pourtant que ce pauvre Bardel conserve sa place: nous avons besoin de lui ici.
XXIV
John Colden était, en effet, assez grièvement blessé.
Cependant ce même chirurgien qui se vantait d'appartenir à une société philanthropique, ce qui ne l'avait pas empêché d'envoyer Ralph au moulin, avait déclaré que la blessure n'était pas mortelle et que Calcraff, le bourreau de Londres, ne perdrait pas pour attendre.
L'Irlandais était un de ces hommes à la foi robuste qui savent mourir pour une cause et ne la compromettent jamais par des révélations.
Par l'interrogatoire qu'on avait essayé de lui faire subir, il avait compris que Bardel était accusé.
Dès lors, de peur de le compromettre encore davantage, il s'était retranché dans un mutisme absolu qu'on pouvait prendre, à la rigueur, pour le résultat de sa faiblesse extrême.
Mais la scène changea quand le prétendu agent de police de Liverpool, M. Simouns, l'homme en qui on avait grande confiance, entra dans sa cellule.
Bien que le fameux habit eût disparu pour faire place à la tunique courte du policeman, John Colden reconnut sur-le-champ l'homme gris.
Il le reconnut au regard, au geste, à la voix et il se dit:
—J'ai eu raison d'avoir confiance en cet homme, il est plus puissant que tous ceux qui sont ici.
L'homme gris était accompagné du directeur.
Sur un simple signe qu'il lui fit, ce dernier fit retirer les deux gardiens qui les suivaient.
Alors l'homme gris et le gouverneur demeurèrent seuls au chevet de John Colden.
—Comment te nommes-tu? dit le prétendu M. Simouns.
—John Colden, répondit le blessé.
—Tu dois être Irlandais?
—Oui.
L'homme gris se tourna vers le gouverneur:
—Je gage, dit-il, que si je l'interroge dans ce patois des côtes d'Irlande qui est cher à tous ces gens-là, il me répondra.
—Savez-vous donc cet idiome? demanda le gouverneur.
—Un agent de police doit tout savoir.
—Alors, faites... dit le gouverneur sans défiance.
—John Colden, dit alors l'homme gris se servant du langage dont il venait de parler, il faut sauver M. Bardel. Il faut répondre au gouverneur, dire que M. Whip était coupable et que M. Bardel était innocent.
—S'il en est ainsi, répondit John, c'est facile; car j'ai déjà deviné ce qui se passait et j'ai imaginé une bonne histoire.
—Il dit, répondit le prétendu M. Simouns que si on veut lui promettre de le traiter avec douceur et lui donner un verre de grog, car il a bien soif, il dira toute la vérité.
—Accordé, dit le gouverneur. On le traitera comme tous les malades, et ce n'est que lorsqu'il sera rétabli qu'on le livrera à la justice pour qu'il soit statué sur son sort.
John leva sur le gouverneur un regard reconnaissant.
L'homme gris lui dit encore, en patois irlandais:
—Tâche de compromettre un certain Jonathan, qui est un gredin et un ennemi personnel de M. Bardel.
—Ce sera fait, répondit John Colden.
—Que dit-il? fit de nouveau le gouverneur.
—Il dit, répondit l'homme gris, qu'il croit sa blessure mortelle et qu'il espère qu'on le laissera mourir en paix ici, au lieu de le livrer à Calcraff.
—Voilà, répondit le gouverneur, qui n'est nullement de ma compétence.
L'homme gris reprit, mais cette fois en anglais:
—Consentez-vous, John, à dire la vérité? Sans rien préjuger des décisions de la justice, il est probable cependant, j'ose l'affirmer, qu'elle vous tiendra compte de vos aveux.
John Colden fit un signe affirmatif.
Alors le gouverneur ouvrit la porte de la cellule, fit rentrer un des gardiens, et lui donna l'ordre de prendre une plume et d'écrire, au fur et à mesure la déposition de l'ouvrier.
John Colden s'exprima ainsi:
—Je suis le frère de Suzannah. Suzannah est la maîtresse d'un homme dangereux, voleur de profession, appelé Bulton.
Le gouverneur fit un signe de tête qui prouvait que ce nom ne lui était pas inconnu.
John poursuivit:
—Suzannah a fait connaissance de la mère du petit Ralph qui, hier encore, était prisonnier ici. Comme cette femme était très-misérable, Suzannah lui a dit qu'elle se chargeait de son enfant et lui apprendrait un état.
La pauvre mère l'a cru.
Mais Suzannah n'avait envie de l'enfant que pour commettre un vol avec Bulton chez M. Thomas Elgin. Ce vol n'ayant pas réussi, Bulton a été arrêté, Suzannah aussi et le pauvre petit envoyé au moulin.
—Mais où veut-il donc en venir? demanda le gouverneur en regardant l'homme gris.
—Je ne sais pas, répondit celui-ci, mais n'importe! écoutons-le... c'est le seul moyen d'arriver à un résultat.
—Quand l'Irlandaise a su que son fils était au moulin, elle est venue me trouver en pleurant, et son désespoir m'a touché. Mais je ne pouvais rien faire, absolument rien, car je suis un pauvre diable.
Suzannah, elle, qui d'abord avait été arrêtée, a pu s'échapper, et elle est venue me trouver.
Je lui ai parlé de l'Irlandaise, de l'enfant qui était au moulin, et alors elle m'a dit:
—S'il ne s'agissait que d'argent, nous le tirerions de là.
—Tu as donc de l'argent? lui ai-je dit.
—C'est-à-dire, m'a-t-elle répondu, que Bulton a commis un vol, la semaine passée, et que nous avons enterré l'argent. Bulton a son compte. Il sera condamné à mort et je ne le reverrai jamais. Je puis donc disposer de l'argent.
—Combien y en a-t-il?
—Mille livres.
—Alors, reprit John Colden qui, vu son état de faiblesse, s'était reposé un moment, j'ai eu l'idée d'entrer ici; je suis allé trouver master Pin qui est mon cousin, et puis j'ai pris la place d'un autre ouvrier qui ne voulait pas aller dans l'intérieur de la prison, bien que le sort l'eût désigné.
En ce moment, on apporta le verre de grog demandé par le blessé.
Il le vida d'un trait, reprit haleine une minute, puis continua:
—Dans mon pays, où nous n'avons pas d'argent, tout le monde dit qu'en Angleterre, où il y en a beaucoup, avec de l'argent on fait tout ce qu'on veut.
Quand j'ai été dans le moulin, j'ai vu un homme qui était plus dur et plus farouche que les autres, et je lui ai dit:
—Cela vous fait donc bien plaisir de torturer ainsi les malheureux.
Il m'a répondu par ces mots:
«—Si j'avais mille livres sterling de revenu, je serais l'homme le plus doux du monde.
—Vraiment?
—Et si on vous offrait vingt mille livres, ce qui doit constituer un revenu du vingtième...»
A cette proposition, il m'a regardé d'un air étonné et plein de convoitise.
Puis il m'a dit:
«—On pourrait peut-être s'entendre...»
—Et quel était cet homme? demanda le gouverneur qui interrompit en ce moment les aveux de John Colden.
—C'était M. Whip, répondit celui-ci avec un accent si vrai que le gouverneur ne douta pas un seul instant de sa sincérité.
—Continuez, dit-il, en regardant le prétendu M. Simouns qui demeurait impassible.
XXV
M. Whip était mort.
Ensuite, de son vivant, il était généralement détesté, non-seulement par les prisonniers, mais encore par ses collègues.
Le gardien, qui tenait la plume, ne sourcilla pas.
Quand au gouverneur, il se borna à froncer légèrement le sourcil.
John Colden poursuivit.
—Entre un homme qui se vend et un homme qui l'achète, le marché est bientôt conclu. Quand j'ai vu M. Whip si bien disposé, je lui ai dit: allez-vous-en ce soir dans le Brook street, demandez à parler à Suzannah, et elle vous en dira plus long que moi.
Et M. Whip est parti.
Cette révélation de John Colden coïncidait étrangement avec la déposition de master Pin qui s'était souvenu d'avoir ouvert la grille, vers huit heures du soir, à M. Whip.
—Après? fit le gouverneur.
John Colden reprit:
—Quand nous avons eu soupé, les autres ouvriers et moi, on nous a enfermés séparément, chacun dans une cellule, et je me suis endormi.
J'ai été réveillé en sursaut par le bruit des verrous qu'on tirait, de la serrure qu'on ouvrait et j'ai vu entrer M. Whip.
—Tout est prêt, m'a-t-il dit.
—Vous avez vu Suzannah.
—Oui.
—Vous êtes d'accord?
—Oui.
Je me suis habillé et je l'ai suivi. Un autre gardien l'attendait sur le seuil.
Tous les deux m'ont mené au bout du corridor et ont ouvert une porte.
Alors j'ai vu, dormant sur son lit, le gardien-chef, celui qui m'avait enfermé.
Et M. Whip a dit, en regardant l'autre gardien:
—Il a pris une bonne prise. J'ai du fameux tabac, va!
Puis ils ont détaché la clef que M. Bardel portait à sa ceinture, et nous sommes revenus dans le corridor.
M. Whip a dit alors à l'autre gardien:
—Tu tiens donc à ta place?
—Certainement, et, malgré l'argent que tu me donnes, j'aime autant ne pas me compromettre.
—Alors, a dit M. Whip, prends une prise.
Et il lui a tendu sa tabatière.
Aussitôt Jonathan...
—Ah! interrompit le gouverneur, ce gardien-là, c'était Jonathan?
—Du moins, répondit naïvement John Colden, c'était le nom que lui donnait M. Whip.
—Eh bien? dit le prétendu M. Simouns, qu'a fait Jonathan?
—Il n'a pas eu plutôt aspiré une prise de tabac qu'il s'est trouvé pris d'étourdissement et s'est assis.
Je ne sais pas ce qui est arrivé, car nous avons continué notre chemin.
—Ah!
—M. Whip a ouvert la cellule du petit Irlandais et lui a dit: Suis-nous.
L'enfant, qui avait une peur horrible de M. Whip, s'est habillé sans mot dire et nous l'avons emmené.
M. Whip nous a fait longer le corridor dans le sens opposé, puis avec la clef qu'il avait prise à M. Bardel, il a ouvert le préau que nous avons traversé, et nous sommes arrivés dans le préau de la nouvelle prison.
Une corde pendait, et au pied de cette corde, il y avait un homme que j'ai reconnu pour un des amis de Bulton et de Suzannah.
Alors M. Whip lui a dit:
—Voilà l'enfant, où est l'argent?
—L'argent, a répondu l'homme, il est là-haut; nous vous le donnerons.
—Je l'aime autant tout de suite.
—Montez, et vous trouverez l'argent...
M. Whip a paru se méfier.
—Allez le chercher, a-t-il dit, ou vous n'aurez pas l'enfant.
Une querelle s'est engagée et M. Whip nous a menacés de rappeler les sentinelles qu'il avait éloignées et de nous faire arrêter.
L'ami de Suzannah s'est emparé de l'enfant qu'il a mis sur ses épaules.
Puis il a voulu grimper après la corde.
M. Whip a voulu l'en empêcher.
Alors, je suis intervenu. Une lutte s'est engagée entre M. Whip et moi, il m'a frappé de son poignard, j'ai riposté et je l'ai tué.
Pendant ce temps-là, l'ami de Suzannah avait grimpé avec l'enfant.
Alors je me suis enroulé cette même corde autour du corps et on a essayé de me hisser. Mais la corde a cassé et je suis retombé.
John Colden, qui paraissait avoir fait un suprême effort pour aller jusqu'au bout, retomba alors sans force sur son oreiller.
—C'est bien, ce que tu as fait là, lui dit l'homme gris en patois irlandais; aie confiance, je te sauverai... Calcraff ne t'aura pas.
—Je suis prêt à mourir pour l'Irlande, répondit John Colden d'une voix faible.
Le gouverneur regarda le prétendu M. Simouns:
—Que pensez-vous de cela? dit-il.
L'homme gris fronçait le sourcil:
—Je pense, dit-il, que, pour croire aveuglément à ce récit, je voudrais une preuve matérielle de la trahison de M. Whip et de l'innocence de Bardel.
—Hein? fit le gouverneur.
—Sans doute, reprit l'homme gris, qui trouva le moyen de faire un signe mystérieux à John Colden, signe qui voulait dire: «Je n'ai l'air de douter de tes paroles que pour leur donner plus de force et de crédit.»
—Ah! vraiment? fit le gouverneur.
—Sans doute, répéta l'homme gris. Ce récit est vraisemblable, mais est-il vrai? N'est-il pas l'oeuvre de Bardel, dont cet homme serait le complice?
—C'est ce que dit Jonathan.
—Jonathan ment peut-être aussi...
—Alors, comment savoir la vérité?
—Je voudrais voir l'endroit où M. Whip est mort.
—C'est facile, dit le gouverneur.
Et il conduisit l'homme gris dans le préau de la nouvelle prison.
Alors celui-ci parut se livrer à une enquête des plus minutieuses.
Le soleil avait percé le brouillard et on voyait fort distinctement la maison qui avait joué un rôle dans le drame de la nuit.
—Je voudrais visiter cette maison, dit l'homme gris.
—Pourquoi?
—Votre Honneur verra...
Et l'homme gris força le gouverneur à revenir sur ses pas, à sortir de la prison, qu'il fallut retraverser tout entière et à gagner la rue en passant par la grille de master Pin, de plus en plus inconsolable de sa parenté avec John Colden.
Puis ils suivirent le mur d'enceinte de la prison, au dehors, escortés par le gardien qui avait recueilli la déposition de l'Irlandais.
La maison paraissait déserte.
Cependant une jeune fille pâle, hâve, vêtue de haillons était assise au seuil de la porte.
L'homme gris alla droit à elle.
Le gouverneur de Cold Bath field qui ne savait ce qu'il voulait faire, le suivit néanmoins.
XXVI
L'homme gris, que nous appellerons monsieur Simouns, toutes les fois qu'il portera l'uniforme de policemen, se mit à questionner la jeune fille.
—Vous paraissez souffrante, mon enfant, dit-il.
Elle leva les yeux au ciel et ne répondit pas.
M. Simouns lui glissa dans la main une demi-couronne.
Alors ce visage pâle et hâve s'éclaira d'une joie suprême.
—Ah! dit la jeune fille, nous aurons donc du pain aujourd'hui, mon père et moi.
M. Simouns se tourna vers le gouverneur de la prison:
—Je supplie Votre Honneur, dit-il, de se montrer patient et de se souvenir de ce proverbe, que les petites causes amènent les grands effets.
—Faites tout ce que vous voudrez, répondit le gouverneur.
Alors M. Simouns dit à la jeune fille:
—Est-ce que vous habitez cette maison, votre père et vous?
—Oui, monsieur; c'est-à-dire, ajouta-t-elle, cette maison est à fin de bail, et le lord à qui le terrain appartient, va la faire démolir, parce qu'elle est vieille et qu'on dit qu'elle peut s'écrouler au premier jour. Tout le monde s'en est allé, excepté nous. Mon père est vieux et infirme, et l'hiver est bien dur. Comme nous ne savions pas où aller, nous sommes restés.
—A quel étage?
—Au deuxième.
M. Simouns se pencha vers le gouverneur.
—C'est d'une fenêtre de cette maison, dit-il, qu'on a dû lancer la corde dans le préau.
—Je le crois aussi, répondit le gouverneur.
Le prétendu agent de police continua à interroger la jeune fille.
—Ainsi, dit-il, il n'y a que votre père et vous dans cette maison?
—Oui, monsieur, mais il y est venu du monde la nuit dernière.
—Ah!
—On a même fait un tapage infernal, et j'ai eu bien peur, je vous jure.
—A quel endroit de la maison a-t-on fait ce tapage?
—Juste au-dessus de nous.
—Il y avait beaucoup de monde?
—Deux hommes et deux femmes. Une des deux femmes s'appelait Suzannah.
Le gouverneur tressaillit.
—Mon enfant, dit M. Simouns, puisque vous êtes misérables, votre père et vous, je ne pense pas que vous refusiez de gagner honnêtement une petite somme d'argent.
Des larmes brillèrent dans les yeux de la jeune fille:
—Ah! monsieur, dit-elle, que faut-il faire?
—Nous dire tout ce que vous avez entendu cette nuit.
En même temps, M. Simouns tira de sa poche une belle guinée toute neuve.
De pâle qu'elle était, la jeune fille devint toute rouge.
—Entrons dans la maison, dit M. Simouns.
Et il se dirigea vers l'escalier, suivi du gouverneur et de la jeune fille.
Au deuxième étage, ils trouvèrent une porte entr'ouverte et ils aperçurent un vieillard couché sur un amas de vieille paille.
—C'est mon père, dit-elle.
M. Simouns continua à monter.
A l'étage supérieur, il y avait une autre porte ouverte.
M. Simouns entra.
La corde à noeuds avait été retirée de la fenêtre, mais elle était enroulée sur le sol.
—Vous voyez, dit M. Simouns en se tournant vers le gouverneur, que je ne m'étais pas trompé.
Puis, s'adressant encore une fois à la jeune fille:
—C'est ici, n'est-ce pas, qu'on a fait du bruit?
—Oui, monsieur. Les femmes sont venues d'abord dans la soirée, puis un homme qui portait un uniforme, pas comme vous, mais comme les gardiens de Bath square.
—Ah! vraiment?
—Un grand maigre, avec de la barbe rouge. Il est entré chez nous et il m'a demandé si je m'appelais Suzannah. Sur ma réponse négative, il est monté plus haut et il s'est mis à parler tout bas avec les deux femmes.
—Vous n'avez pas entendu ce qu'ils disaient?
—Non. Seulement, il est parti, et dans l'escalier il a dit:—Foi de Whip, vous pouvez compter sur moi.
—Oh! oh! fit M. Simouns en regardant le gouverneur...
—Après? dit celui-ci.
La jeune fille reprit:
—Il s'est écoulé une heure pendant laquelle je n'ai plus rien entendu.
Après cela des pas d'hommes se sont fait entendre dans l'escalier.
Comme nous n'avions jamais vu tout ce monde-là, j'ai eu bien peur et j'ai fermé notre porte du mieux que j'ai pu.
Cependant je voulais savoir pourquoi ils venaient ainsi dans la maison et je me suis hasardée à entr'ouvrir notre fenêtre.
Alors j'ai vu une corde qui pendait.
Puis un homme qui est descendu après cette corde.
Puis je n'ai plus rien vu et plus rien entendu durant un quart d'heure.
Après quoi des plaintes sont montées jusqu'à moi. Puis un cri, et un silence après le cri.
Et enfin l'homme qui était descendu après la corde est remonté.
Seulement, il avait quelque chose sur les épaules. Il faisait si noir et le brouillard était si épais que je n'ai pas pu distinguer ce que c'était.
Mais, en haut, il m'a semblé que j'entendais des caresses, des exclamations de joie et des baisers.
La corde pendait toujours.
Bientôt il m'a semblé qu'elle se tendait et qu'on la hissait petit à petit.
Certainement il y avait quelque chose de lourd attaché au bout.
Tout à coup j'ai entendu un nouveau cri, puis un blasphème... et la corde est remontée rapidement.
Une voix disait au-dessus de ma tête:
—La corde a cassé. Pauvre John!...
—Ah! interrompit M. Simouns, vous avez entendu ce nom-là?
—Oui, monsieur.
—Après?
—Une des deux femmes a dit alors: Il faut pourtant sauver mon frère.
Un des hommes a répondu: Nous n'avons pas le temps... et puis c'est impossible... on nous prendrait tous...
Comme il disait cela, un cab s'est arrêté dans la rue.
—Vite! a dit encore un des deux hommes, il faut partir. Nous n'avons pas une minute à perdre.
—Mais l'argent de Whip? a repris la femme.
—Nous en aurions pour une heure à le retirer de sa cachette. Nous viendrons le chercher la nuit prochaine, a-t-il répondu.
Et ils sont tous partis.
M. Simouns regarda le gouverneur.
—En vérité, dit-il, si nous retrouvions cet argent et qu'il y eut mille livres, Votre Honneur ne douterait plus, j'imagine, de la culpabilité de M. Whip.
—Certes non, dit le gouverneur.
—Et de l'innocence de Bardel!
—Oh! fit le gouverneur, dès à présent je suis convaincu que Bardel est un honnête homme, incapable d'avoir manqué à son devoir.
—C'est égal, reprit M. Simouns, je voudrais bien retrouver l'argent.
—Mais où? dit le gouverneur.
—C'est ce que nous allons chercher, je ne suis pas agent de police pour rien.
En même temps il mit une seconde guinée dans la main de la jeune fille en lui disant:
—Vous pouvez vous en aller, mon enfant.
Et quand elle fut partie, M. Simouns, ou plutôt l'homme gris, promena un regard investigateur autour de lui:
—Vraiment, dit-il, je suis convaincu que l'argent destiné à payer la trahison de M. Whip est ici.
Cherchons...
—Cherchons, répéta le gouverneur.
XXVII
Le Times, le plus grand et le plus important des journaux de Londres, contenait le lendemain le récit suivant:
«Il vient de se passer à Cold Bath field une série d'événements bizarres et mystérieux qui appelleront, nous n'en doutons pas, l'attention de l'autorité sur ses agents subalternes.
Un prisonnier s'est évadé. Un gardien a été tué. Deux autres se sont trouvés un moment compromis.
Parmi ces deux derniers, il en est un, M. Bardel, qui a vingt ans de bons et loyaux services, et qui n'a dû son salut et sa réhabilitation, comme on va voir, qu'à l'extrême habileté d'un agent de police, M. Simouns.»
Puis le Times racontait tout au long ce que nous savons déjà, c'est-à-dire la version de John Colden sur l'évasion de Ralph; puis il continuait:
«Il n'y avait pas plus de raison d'ajouter foi au récit de l'ouvrier irlandais qu'à celui du gardien Jonathan qui le contredisait de point en point.
M. Simouns, ce précieux détective qui nous est venu de Liverpool, a débrouillé cette énigme.
Il a d'abord découvert la maison qui avait servi à préparer l'évasion, la corde dont on avait fait usage, et enfin, une jeune fille, locataire de ladite maison, qui a pu donner plusieurs détails fort importants, un, entre autres, sur l'agent qui a succombé et qu'elle a vu venir dans la maison, une heure auparavant, et s'entretenir à voix basse avec la fille Suzannah.
Cependant M. Simouns, que le gouverneur accompagnait dans ses investigations, ne s'est point contenté de ces preuves de l'innocence du gardien-chef, M. Bardel.
Il a voulu plus encore, l'argent qui avait dû payer la trahison du gardien Whip.
Cet argent, il l'a trouvé.
Après avoir vainement sondé tous les murs et le plancher, mais dominé par la conviction que si l'argent existait, il était dans cette maison, M. Simouns a fini par découvrir qu'une des solives du plafond sonnait le creux.
La solive a été forcée par un outil de menuisier et une liasse de bank-notes s'en est échappée.
Il y avait mille livres rondes, et l'un des billets étaient jaspé de quelques gouttes de sang qui attestaient le dernier haut-fait de Bulton, ce bandit redoutable dont nous parlions dernièrement et qui est maintenant à Newgate, d'où il ne sortira, espérons-le, que pour monter sur la plate-forme qui chavire, pour nous servir de l'expression populaire si terriblement pittoresque.
M. Simouns tenait enfin la preuve matérielle qu'il avait cherchée avec tant de persévérance.
Le dénoûment est facile à prévoir.
M. Bardel a été réintégré dans ses fonctions, et le gouverneur lui a remis une gratification.
Jonathan a été congédié; les charges qui s'élèvent contre lui n'étant pas assez fortes pour qu'on puisse le déférer à la justice.
John Colden, coupable d'assassinat, demeurera à Cold Bath field jusqu'à ce que sa blessure soit cicatrisée.
Alors, il sera transféré à Newgate, et passera probablement aux prochaines assises.
Nous tiendrons nos lecteurs au courant de son procès, qui sera, très-certainement, fort curieux.»
Or, la lecture de cet article venait d'être faite à haute voix dans la sacristie de l'église Saint-George par l'homme gris lui-même à l'abbé Samuel.
—Eh bien! dit-il, en posant le journal sur une table, et regardant le jeune prêtre en souriant, comprenez-vous maintenant?
—Pas encore, dit l'abbé Samuel.
—C'est pourtant facile.
—Comment?
—M. Simouns, c'est moi.
—Bon.
—La jeune fille, c'est moi qui l'ait apostée.
—Ensuite?
—L'argent trouvé dans la poutre, c'est moi qui l'avait caché.
—Je commence à comprendre.
—Enfin, la tache de sang est tout simplement une tache de vin additionnée d'un peu d'ocre rouge. Grâce à tout cela, ce pauvre Bardel est innocenté, et nous avons en lui un ami qui aura les plus grands égards pour John Colden.
—Oui, mais celui-ci sera transporté à Newgate.
—Certainement.
—Il sera jugé.
—Sans doute.
—Condamné à mort.
—Très-certainement.
—Eh bien.
Un sourire passa sur les lèvres de l'homme gris:
—N'ai-je pas tiré l'enfant de prison.
—Oui.
—Eh bien! j'arracherai John Colden à l'échafaud.
—Mais, dit encore l'abbé Samuel, l'enfant est toujours en danger.
—Non, tant qu'il demeurera caché avec sa mère dans le logis du sacristain de Saint-George.
—Ils ne peuvent pas y rester toujours.
—Aussi vais-je à présent, m'occuper de les en faire sortir. J'ai trouvé un lieu d'asile inviolable pour l'enfant.
—Lequel?
—Christ's hospital.
—Le collège fondé par Edward VI?
—Justement. Vous n'ignorez pas, continua l'homme gris, que les enfants placés dans ce collège sont sous la protection du lord maire?
—Je le sais.
—Qu'ils jouissent de certains privilèges d'origine moyen âge, et portent un uniforme qui les fait respecter en tout lieux.
—Oh! sans doute.
—Supposez ceci, continua l'homme gris, que Ralph, une fois sous cet habit, soit rencontré par un des policemen de Kilburn, ou par M. Booth lui-même, ou encore par un gardien de Bath square qui le reconnaisse.
—Bien.
—Les uns ou les autres auront beau faire. Protégé par son habit, l'enfant n'aura plus rien à craindre d'eux.
—Oui, certes dit l'abbé Samuel, mais vous n'ignorez pas non plus que l'admission à Christ's hospital est des plus difficiles.
—J'ai trouvé le moyen d'y faire entrer Ralph.
—Comment cela?
—Vous vous souvenez qu'à son arrivée à Londres l'enfant a été volé par mistress Fanoche.
—Sans doute.
—Qu'en voulait faire cette femme?
—Je l'ignore.
—Mais je le sais, moi, elle voulait le substituer à un enfant mort qu'on lui réclamait.
—Eh bien?
—Cet enfant, s'il vivait, aurait le droit d'entrer à Christ's hospital. Je vais donc rendre Ralph à mistress Fanoche.
—Ah! par exemple!
L'homme gris eut un nouveau sourire.
—Fiez-vous à moi, dit-il. Ne vous ai-je pas déjà prouvé que j'arrivais à mon but?
—Quel homme êtes-vous donc? fit l'abbé Samuel qui regardait l'homme gris avec une sorte d'admiration.
Il baissa la tête.
—Je suis, je vous l'ai dit, expliqua-t-il, un grand coupable que le repentir a touché.
Et il se leva.
—Où allez-vous? demanda le prêtre.
—Chez mistress Fanoche, répondit l'homme gris.
Puis il baisa le bas de la soutane de l'abbé Samuel et sortit.
Il traversa l'église et trouva Shoking à la porte.
Shoking lui dit:
Mistress Fanoche n'est pas revenue dans Dudley street.
—Où est-elle donc?
—Elle est toujours dans Heath-mount, à Hampsteadt.
—Eh bien, dit l'homme gris, va chercher un cab et filons, car c'est demain qu'arrive le père de l'enfant mort.
XXVIII
Il ne régnait pas une gaieté folle dans le cottage de Heath-mount, à Hampsteadt,—lequel cottage, on s'en souvient, appartenait à mistress Fanoche.
La nourrisseuse d'enfants s'y était enfermée de plus belle avec Mary l'Écossaise, depuis la disparition de Ralph.
Nous avons su vaguement, par le récit que lord Palmure bouleversé avait fait à sa fille, ce qui s'était passé après le départ de l'homme gris courant à la recherche de l'enfant.
Mais il est un personnage important de cette histoire que nous avons perdu de vue un moment.
Nous voulons parler de la vieille dame osseuse qui portait des bésicles sur le nez, et qui, durant le trajet de Londres à Hampsteadt, s'était vue, en rêve, propriétaire d'une jolie maison à Brighton et à la tête de cent cinquante livres de revenu.
Elle était demeurée dans le fiacre, tandis que lord Palmure et les prétendus agents de police entraient dans le jardin.
Puis elle avait entendu des cris, des exclamations d'étonnement et de colère, elle avait vu courir des flambeaux à travers le jardin, et elle en avait conclu qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
La peur l'avait prise, d'autant mieux que lord Palmure avait gardé le portefeuille qui contenait sa fortune à venir.
Puis, comme le bruit augmentait et que la voix perçante de mistress Fanoche se faisait entendre plus aigre encore que de coutume, elle s'était dit: je suis perdue!
Cette femme, qui battait les enfants de si bon coeur, avait une grande terreur de mistress Fanoche.
Elle la haïssait violemment, mais elle avait toujours tremblé sous son regard.
La vieille dame avait donc fini par s'évanouir.
Lorsqu'elle revint à elle, horreur! elle était dans le cottage, couché sur un lit, et deux femmes était auprès d'elle, mistress Fanoche et Mary l'Écossaise.
La servante prenait sa revanche, et mistress Fanoche ne doutait plus de la trahison de son associée.
Mary brandissait le martinet qui avait meurtri déjà les épaules de Ralph, et elle disait, en regardant mistress Fanoche:
—Madame, laissez-moi faire, je vais la faire périr sous sous le fouet.
Mistress Fanoche avait fait un signe affirmatif.
Alors la géante était tombée sur la vieille dame et l'avait rossée d'importance.
Comme le quartier était désert personne n'avait entendu les hurlements de la victime.
Enfin, mistress Fanoche avait jugé la correction suffisante.
D'un geste, elle avait arrêté Mary qui cessa de frapper en soupirant.
Mistress Fanoche dit alors à la vieille dame:
—Vous le voyez, misérable, vos abominables machinations ont tourné contre vous. Plus que jamais vous êtes en mon pouvoir, et s'il vous prenait fantaisie d'aller me dénoncer à la police pour nos peccadilles passées, vous seriez aussi punie que moi, puisque vous avez été ma complice.
Le visage lamentable et baigné de larmes de la vieille dame, qui s'était jetée à genoux pour demander grâce, attestait qu'elle partageait cette conviction.
—Dès aujourd'hui, avait poursuivi mistress Fanoche, nous n'avons plus rien de commun ensemble, et je vous chasse!
La vieille dame avait pleuré, prié, supplié.
—Et si vous me chassez, disait-elle en sanglottant, que voulez-vous donc que je devienne?
Il entrait probablement dans les vues de mistress Fanoche de ne pas se brouiller avec son ancienne associée, car elle avait fini par se laisser toucher et consenti à la voir retourner à Londres dans la maison de Dudley street.
Le jour même, la vieille dame avait repris ses fonctions, et replacé les malheureuses petites filles sous son fouet.
Mais mistress Fanoche était demeurée à Hampsteadt.
Elle envoyait Mary à Londres chaque jour pour lui rapporter ses provisions et ses lettres.
Mais elle n'osait franchir la grille de son jardin.
Mistress Fanoche avait peur de trois choses:
La première, c'est que lord Palmure ne fît faire une enquête.
La seconde, c'est que ces hommes qui étaient venus lui réclamer Ralph ne revinssent.
La troisième, c'est que miss Émily et son époux n'arrivassent redemander leur enfant.
Dix jours s'étaient écoulés cependant, et les hommes n'étaient pas revenus, et elle n'avait pas entendu parler de lord Palmure.
Mary, la veille encore, était revenue de Londres sans la moindre lettre et affirmait que le petit pensionnat marchait à merveille sous le fouet de la vieille dame. Mais mistress Fanoche était toujours en proie à une anxiété terrible.
Il était, ce jour là, quatre heures de l'après-midi, et Mary, partie depuis longtemps, n'était pas revenue encore.
D'horribles pressentiments assaillaient mistress Fanoche.
Assise auprès de la fenêtre du parloir, qu'elle avait laissée entr'ouverte, elle écoutait, le coeur palpitant, le bruit des omnibus qui passaient.
Enfin, l'un d'eux s'arrêta à la grille et une femme en descendit.
C'était Mary, la servante écossaise.
Mary avait une lettre à la main.
Mistress Fanoche sentit tout son sang affluer à son coeur.
Ce fut d'une main tremblante qu'elle prit la lettre, et, lorsqu'elle eut jeté les yeux sur la suscription, elle pâlit en reconnaissant l'écriture du major Waterley.
Le major n'écrivait que deux lignes:
«Demain, ma femme et moi, disait-il, nous serons chez vous. Nous avons hâte d'embrasser notre enfant.»
Mistress Fanoche cacha sa tête dans ses mains et se prit à trembler de tous ses membres.
—Que faire? que devenir? mon Dieu murmurait-elle.
—Madame, répondit Mary, c'est bien simple. La vieille dame dira que vous êtes en voyage.
—Avec l'enfant?
—Sans doute.
—Oh! dit mistress Fanoche, si on lui met dix guinées dans la main, elle dira où je suis. Ne nous a-t-elle pas trahies une fois déjà.
—Ça, c'est vrai, dit la vindicative Écossaise. Eh bien! si nous partions réellement d'ici?
—Mais où aller?
—Je ne sais pas, dit Mary; dans mon pays, si vous voulez.
—Le major portera une plainte à la police, et la police arrive toujours à tout savoir.
—C'est vrai tout de même, soupira l'Écossaise.
—On découvrira Wilton; le misérable avouera tout... et nous serons condamnées.
—A mort, dit l'Écossaise. Nous serons pendues, madame. Heureusement que la vieille dame y passera comme nous.
Et Mary parut se consoler du triste sort qui l'attendait, en songeant que ce sort serait partagé par son ennemie.
Mais comme mistress Fanoche se désolait de plus belle, un nouveau bruit se fit dans le jardin.
A Londres, en hiver, la nuit arrive de bonne heure, grâce à ce brouillard rouge qui monte éternellement de la Tamise et se répand sur la ville.
Les deux femmes se levèrent épouvantées.
Elles ne voyaient rien, mais elles entendaient des pas dans le jardin.
Pourtant Mary était bien certaine d'avoir refermé la grille.
Les pas approchaient.
Bientôt deux silhouettes apparurent dans le brouillard, puis un homme enjamba la croisée.
Alors mistress Fanoche jeta un cri.
Elle avait reconnue cet homme: c'était le mendiant Shoking.
Et derrière lui, un autre homme apparut, et mistress Fanoche le reconnut pareillement.
C'était celui qui lui avait réclamé Ralph dix jours auparavant, avec un accent d'autorité.
Cependant l'homme gris n'avait plus son costume traditionnel.
Il avait revêtu l'habit de policeman de M. Simouns et mistress Fanoche, défaillante, murmura d'une voix brisée:
—Ah! on vient nous arrêter!
XXIX
L'homme gris était armé et Shoking aussi.
Tous deux avaient un revolver et un poignard, qu'ils montrèrent tout d'abord à mistress Fanoche.
—Ma chère dame, dit l'homme gris, vous savez aussi bien que moi que vous n'avez pas de voisins, que, s'il vous prenait fantaisie d'appeler, on ne viendrait pas à votre secours.
D'ailleurs, l'habit que je porte doit vous prouver que personne ne vous prêterait main-forte.
Mistress Fanoche, en proie à une terreur inouïe, s'était jetée à genou et joignait les mains en demandant grâce.
L'homme gris fit un signe à Shoking:
—Emmène cette fille dit-il en désignant Mary l'Écossaise, conduis-la à la cuisine et tiens-la en respect. J'ai besoin de rester seul avec madame.
Shoking obéit.
L'Écossaise, malgré sa force herculéenne, comprit, en présence du revolver et du poignard de Shoking, qu'il n'y avait pas à plaisanter, et elle le suivit.
Alors l'homme gris dit à mistress Fanoche:
—Ma chère dame, rassurez-vous un peu, je vous prie, et laissez-moi vous dire tout de suite que je ne viens pas vous arrêter.
Ces mots produisirent un effet magique.
Mistress Fanoche se releva, attacha un regard avide sur son nocturne visiteur, et se suspendit pour ainsi dire à ses lèvres.
—Je ne vous arrêterai pas, poursuivit-il, bien que j'en aie le pouvoir et que j'aie, en outre, la preuve de tous vos crimes; si je le faisais, c'est que nous n'aurions pas pu nous entendre, et vous êtes, cependant, une femme d'esprit.
Mistress Fanoche tressaillit.
Elle se trompa même au sens véritable de ces dernières paroles et crut qu'elle avait affaire à un homme de police qui ne demandait pas mieux que de la laisser échapper, si elle payait une somme convenable.
—Hélas! monsieur, dit-elle, je ferai tout ce que je pourrai; mais je ne suis pas riche...
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris:
—Vous vous trompez, dit-il, je ne veux pas d'argent.
—Ah! fit mistress Fanoche, stupéfaite.
—Écoutez-moi bien et asseyez-vous là, près de moi.
Mistress Fanoche obéit.
—Voyons poursuivit-il, laissez-moi jeter tout d'abord un coup d'oeil sur votre situation. Vous avez commis assez de crimes pour faire pendre dix personnes.
Mistress Fanoche frissonna.
—Demain le major Waterley vous réclamera son fils, et ce fils vous ne pourrez le lui rendre.
—Hélas! dit-elle en pleurant.
—Le major portera une plainte, et vous irez à Newgate, où l'on vous tissera un collier de chanvre.
Le tremblement nerveux de mistress Fanoche reparut.
—Cependant, il y a moyen de tout arranger.
Elle leva de nouveau sur lui un oeil anxieux.
—L'enfant perdu est retrouvé, dit l'homme gris.
Mistress Fanoche jeta un cri.
—Et vous pouvez le représenter au major comme son fils.
Cette fois, mistress Fanoche jeta un grand cri et se leva tout debout.
—L'enfant est retrouvé s'écria-t-elle.
—Oui.
—Où est-il?
—Je l'ai en mon pouvoir.
—Et vous me le rendriez?
—Non, mais je le placerai dans une maison où vous pourrez conduire miss Émily et Waterley en toute sûreté. Ils l'y trouveront.
—Je ne comprends pas, dit mistress Fanoche.
—Il est inutile que vous compreniez, pour le moment du moins, dit l'homme gris.
Puis il prit mistress Fanoche par la main et la conduisit vers la croisée, qui était toujours ouverte, et lui montrant le grand mur qui fermait le jardin à l'ouest:
—Il y a là une maison?
—Oui.
—Elle est déserte?
—Toujours en hiver.
—Elle sera habitée demain.
—Ah! fit mistress Fanoche, et par qui?
—Par un vieux monsieur que vous irez voir en vous levant, et qui vous dira ce que vous aurez à faire.
—Mais... l'enfant?
—L'enfant sera auprès de lui.
—Seul?
—Non, avec sa mère.
Mistress Fanoche ouvrait de grands yeux, en même temps qu'une certaine défiance la reprenait.
—Mais, dit-elle, je ne connais pas la personne dont vous parlez, et je ne sais pas même son nom.
—Cette personne s'appelle monsieur Lirton.
—Ah! Et je n'aurai qu'à me présenter?
—Vous serez reçue sur-le-champ.
Et comme le visage de mistress Fanoche exprimait toujours la défiance, l'homme gris lui dit en souriant:
—Vous ne me croyez pas...
—Mais, dame! répondit la nourrisseuse d'enfants, tout cela est au moins bizarre...
—Mais tout cela arrivera, reprit-il. Maintenant, laissez-moi vous donner un dernier conseil. Croyez aveuglément à ce je vous dis, et faites ce que je vous commande. S'il en était autrement, vous pourriez bien aller demain soir coucher à Newgate.
Mistress Fanoche frissonna de nouveau.
—J'obéirai, dit-elle.
—Et ne cherchez pas à fuir, ajouta-t-il, car vous ne seriez pas hors de cette maison sans être arrêtée.
Faites ce que je vous commande, et vous serez satisfaite.
—Mais, monsieur, dit encore la nourisseuse, que le regard dominateur de l'homme gris pénétrait jusqu'au fond de l'âme, cet enfant a un caractère énergique; il a une raison au-dessus de son âge.
—Eh bien?
—Il protestera devant le major qu'il n'est pas pas son fils et il se plaindra de moi.
—Vous vous trompez encore. Je vous engage ma parole qu'il vous sautera au cou et fera et dira tout ce que vous voudrez...
Cette fois l'étonnement de mistress Fanoche devint presque de la stupeur.
L'homme gris prit son chapeau.
—Adieu, madame, dit-il, à demain.
Et il ouvrit la porte du parloir et appela Shoking qui était à la cuisine avec Mary l'Écossaise.
Cinq minutes après, le prétendu agent de police qu'on appelait à Scotland-yard M. Simouns, roulait vers Londres en compagnie de Shoking, dans un cab qu'ils avaient laissé au coin de Heathmount.
Shoking marchait depuis quinze jours d'étonnements en étonnements, à la suite de ce maître qu'il s'était donné.
Aussi avait-il fini par ne plus lui faire de questions et par trouver tout naturel.
L'homme gris lui eût dit qu'ils allaient prendre la cathédrale de Saint Paul sur leurs épaules et la transporter à Hyde-Park, que Shoking eût dit simplement:
—Allons! cela doit être possible.
Le cab roula rapidement et rentra au coeur de Londres en moins d'une demi-heure.
L'homme gris s'était enveloppé d'un grand manteau qui dissimulait entièrement son uniforme de policeman.
Au coin d'Holborne street, le cab s'arrêta.
Tous deux mirent pied à terre devant une maison assez chétive.
L'homme gris dit à Shoking:
—Suis-moi.
Et il s'engouffra dans une allée humide et sombre, ajoutant tout bas:
—Nous avons de la besogne cette nuit.
—Cela ne m'étonne pas, répondit Shoking.
—Sais-tu où nous allons?
—Non.
—Nous allons déterrer un mort.
Si habitué qu'il fût aux excentricités de l'homme gris, Shoking ne put se défendre de cette question:
—Il y a donc un mort dans cette maison?
Mais l'homme gris ne répondit pas, et il enfila l'escalier dont il monta lestement les degrés.
XXX
L'homme gris allait faire dans cette maison une chose bien simple et que le bon Soking aurait dû comprendre du premier coup.
Il allait quitter son habit de policeman et prendre des vêtements ordinaires.
Shoking le vit s'arrêter au deuxième étage, tirer une clef de sa poche et ouvrir une porte.
Après quoi, il se procura de la lumière, et alors Shoking put voir où il était.
Il se trouvait au seuil d'une chambre en tout semblable au logement d'un ouvrier honnête, laborieux et qui est sans femme ni enfants.
Un lit de bois blanc, une table, deux chaises, un porte-manteau où étaient appendus quelques habits, dans un coin une malle en bois, et un poêle en faïence.
Tel était l'ameublement.
Cependant l'homme gris était entré comme chez lui et Shoking lui dit:
—Ce n'est pourtant pas ici que vous demeurez?
—Ici et ailleurs, répondit l'homme gris, j'ai une demi-douzaine de logis dans Londres.
—Voilà qui est joliment commode! murmura Shoking avec un soupir. De cette façon on est toujours sur de ne pas coucher dehors.
L'homme ne put réprimer un sourire.
Puis, regardant Shoking:
—Eh bien! lui dit-il, quand j'aurai terminé ma tâche, accompli mon oeuvre, lorsque je n'aurai plus besoin de toi, je récompenserai tes services.
—Oh! fit Shoking, je ne vous sers pas par intérêt, croyez-le bien.
—Je le sais, mais ça ne m'empêchera pas de te donner une petite maison hors de Londres, où tu pourras vivre comme un gentleman.
Et l'homme gris quitta sa tunique courte et s'affubla d'un vieil habit tout râpé et d'un chapeau sans bord.
En même temps ses favoris roux tombèrent, et Shoking, bien qu'il eut été souvent témoin de ces métamorphoses, Shoking se mit à rire en disant:
—Le plus rusé des policemen n'est qu'un imbécile auprès de vous.
Ainsi vêtu, l'homme gris ouvrit sa malle et en retira une petite bêche courte, mais toute neuve, qui était enveloppée dans un morceau de toile cousu en forme de sac, lequel renfermait en outre, un marteau, un ciseau à froid et un tournevis.
—Prends cela, dit-il à Shoking. Ce sont les outils dont nous avons besoin.
Et il tira de sa malle un dernier objet qui attira bien autrement l'attention de Shoking.
Cet objet était une lanterne.
Mais non point une lanterne ordinaire, comme en portent les gens des bas quartiers où le gaz est rare.
Elle avait quatre verres de couleur différente: un blanc, un bleu, un rouge et un vert.
—Une drôle de lanterne! dit Shoking.
—Et dont je vais te montrer les qualités et l'utilité, dit l'homme gris.
Il ouvrit la lanterne et pressa un ressort.
Après quoi il alluma le bout de bougie qui se trouvait au centre.
Et, cela fait, il souffla la chandelle qui brûlait sur le poêle.
Shoking vit alors qu'un seul côté de la lanterne était éclairé et projetait une flamme blanche comme les feux d'un diamant.
—Mais c'est le soleil, ça, dit-il.
L'homme gris pressa un ressort.
La clarté blanche s'éteignit. Une flamme verte, qui changeait de ton à chaque seconde lui succéda.
Celle-là était sans rayonnement, et on eût dit un de ces gaz qui planent la nuit au-dessus des étangs ou des endroits putrides, et qui s'éteignent tout à coup.
Puis, le ressort joua deux fois de suite encore, et la lumière devint rouge, puis bleue, à la naïve admiration du bon Shoking.
—Une singulière lanterne, en vérité! répéta-t-il.
—Eh bien! dit l'homme gris, écoute-moi maintenant. Tu sais que la loi punit de l'emprisonnement, et souvent même de la déportation, ceux qui violent une sépulture?
—Oui, certes.
—C'est pourtant ce que nous allons faire.
—Et s'il en est ainsi, dit Shoking, c'est que vous avez des raisons.
—Naturellement. Seulement je ne veux pas que nous allions en prison et c'est pour cela que j'ai fait faire cette lanterne.
Shoking regardait toujours la lanterne qui jetait alternativement des feux verts, rouges et bleus.
—As-tu passé quelquefois auprès de Saint-Paul, la nuit, en été, après qu'il a plu?
—Très-souvent.
—Ces flammes ne te rappellent rien?
—Oh! si fait, dit Shoking, on en voit quelquefois de pareilles sur les tombes du cimetière qui entoure l'église. Elles se promènent comme si on les portait à la main.
—Et elles changent de couleur?
—Très-souvent. Il y a des gens qui disent que ce sont les âmes des morts qui redescendent sur la terre pour voir si leur corps est tranquille.
—Non, dit l'homme gris en souriant, ce sont des gaz et des phosphorescences qui se dégagent des matières en putréfaction. Mais je ne me plains pas de cette croyance, qui est consolante, après tout, et qui nous sera d'un certain secours cette nuit.
—Comment cela?
—C'est ce que je t'expliquerai en chemin. Viens.
Et l'homme gris éteignit sa lanterne et la mit dans sa poche, ainsi qu'un briquet.
Shoking avait jeté sur son dos le sac d'outils.
Ils refermèrent la porte de la chambre et descendirent sans lumière.
Une fois dans la rue, l'homme gris regarda l'heure à la pendule d'un public-house.
Il était neuf heures.
—Nous avons un bout de chemin à faire, dit-il; mais nous arriverons encore trop tôt. Allons à pied.
Le brouillard était très-épais: si épais même, que la circulation des voitures était presque interrompue.
Ils descendirent Holborne street, entrèrent dans Oxford, qui en est la continuation, et d'Oxford, ils gagnèrent le quartier irlandais qu'ils traversèrent, se dirigeant toujours vers la Tamise.
—Écoute bien, disait l'homme gris, et tu vas comprendre. Il n'y a guère de policemen aux alentours de l'église Saint-George.
—Les pauvres gens n'ont pas besoin d'être gardés avec autant de soin que les riches, dit Shoking.
—Mais il y a toujours des mendiants qui ne savent où coucher, des ivrognes attardés qui cherchent un public-house encore ouvert.
Voilà les gens que je crains, et en vue de qui j'ai fabriqué cette lanterne.
—Ah! fit Shoking, comment?
—Entrer dans le cimetière n'est rien, puisque le gardien de l'église viendra nous ouvrir.
—Bon!
—Le brouillard est assez épais pour qu'à travers les grilles on ne nous aperçoive pas, et nous ne ferons pas grand bruit, mais encore faudra-t-il y voir?
—C'est juste, dit Shoking.
—Une lanterne ordinaire nous trahirait, tandis que ces flammes vertes, rouges et bleues mettront en fuite les rôdeurs de nuit, qui feront un signe de croix et prieront pour les pauvres âmes en peine.
—Comment ne pas suivre au bout du monde un homme qui a des idées comme vous! s'écria Shoking enthousiasmé.
L'homme gris ne répondit pas à ce compliment.
Ils arrivèrent dans le Strand, descendirent au pont de Waterloo, et à l'entrée, tandis qu'il fouillait dans sa poche pour y prendre le penny de rigueur, il regarda la Tamise.
La Tamise avait disparu dans le brouillard et les réverbères du pont étaient invisibles.
—Une belle nuit pour déterrer un mort, murmura Shoking.
Et tous deux s'engagèrent sur le pont.
XXXI
Le pont de Waterloo traversé, l'homme gris et Shoking se trouvèrent dans cette partie de Londres située sur la rive droite qu'on appelle le Southwark.
De là à Saint-George, le trajet était court.
Néanmoins l'homme gris évita les rues larges et les voies fréquentées, et se dirigea vers la cathédrale catholique par ces petites ruelles dans lesquelles, la nuit précédente, il avait suivi la mère du pauvre garçon mort d'amour.
Le brouillard s'épaississait selon l'ordinaire.
C'est entre neuf heures du soir et deux heures du matin qu'il atteint, sur les deux rives de la Tamise, sa plus extrême densité.
L'église en était enveloppée, et à peine son clocher parvenait-il à déchirer cette enveloppe de brumes.
Cependant une lumière tremblottait dans le clocher et ressemblait à la lueur d'un cigare, tant elle était faible et sans rayons.
—Le sacristain nous attend, dit l'homme gris.
Et il contourna le mur du cimetière pour arriver jusqu'à la grille.
La grille était tout contre, pour nous servir d'une expression familière que tout le monde comprend.
Shoking la poussa et elle tourna sans bruit sur ses gonds.
Quand ils furent dans le cimetière, l'homme gris dit à Shoking:
—Donne-moi la main; tu pourrais te heurter à quelque tombe. Moi, je connais le chemin.
—Brrr! fit Shoking, si on m'avait dit, il y a huit jours, que je me promènerais la nuit dans un cimetière, je n'aurais pas voulu le croire. Je n'ai pas peur des morts, précisément, mais je préférerais le gazon de Hyde-Park.
—Gentleman! fit l'homme gris d'un ton moqueur.
—C'est que, voyez-vous, continua Shoking, on a beau dire, mais les morts ne peuvent pas être contents.
L'homme gris ne répondit pas.
Mais il continua son chemin, traînant toujours à sa suite Shoking, qui avait le frisson et sentait ses cheveux se hérisser.
Ils arrivèrent ainsi à la porte percée derrière le choeur.
L'homme gris n'eut qu'à frapper trois coups, et elle s'ouvrit presque aussitôt.
Le vieux sacristain apparut, son surplis blanc sur les épaules et sa lampe à la main.
—Tout va bien? lui demanda l'homme gris.
—Oui, votre Honneur. La mère et l'enfant sont toujours là-haut.
—Et ils m'attendent?
—Sans doute. L'abbé Samuel est venu ce soir.
—Ah!
—Il les a vus et il m'a dit que je pouvais vous obéir aveuglément.
—Il a eu raison, dit l'homme gris en pénétrant dans l'église.
—Aussi vous obéirai-je, ajouta le sacristain.
—Quoi que je fasse ou dise?
—Sans doute, puisque l'abbé Samuel le veut. Nous brûlerions l'église, s'il nous le commandait.
L'homme gris se tourna vers Shoking.
—Attends-moi ici, sur ce banc, dit-il.
—Où donc allez-vous?
—Dans le clocher.
Et il se dirigea vers la porte de l'escalier en colimaçon qui conduisait au logis du sacristain.
Ce dernier suivait l'homme gris, qui lui dit encore.
—L'Irlandaise est-elle couchée?
—Elle, non, mais son fils dort.
—Je n'ai affaire qu'à elle.
Et il monta sans bruit, probablement pour ne pas troubler le repos de l'enfant.
Que se passa-t-il entre l'Irlandaise et lui?
Shoking ne le sut pas.
Mais il attendit près d'une heure, tremblant de tous ses membres et n'osant parler au sacristain, tant le bruit de sa voix, que répercutaient les échos de l'église, l'effrayait.
—Je n'ai pas peur des vivants, pensait-il, non bien sûr. Shoking est brave autant qu'il est gentleman, chacun sait ça, mais j'ai peur des morts... Oh! mais peur!...
Le pauvre diable, malgré sa confiance aveugle dans l'homme gris, regrettait en ce moment les mauvais jours passés et se disait encore:
—J'aimerais bien mieux être couché le ventre vide sous les voûtes d'Adelphi.
Enfin, l'homme gris revint.
—As-tu ton sac? dit-il à Shoking.
—Le voilà.
—En route, alors...
—Mais, dit Shoking, c'est donc sérieux?
—Quoi donc?
—Que nous allons déterrer un mort?
—Oui.
A son tour, le vieux sacristain eut un geste d'étonnement.
—L'abbé Samuel ne vous a-t-il pas dit de m'obéir, fit l'homme gris.
—Oui, Votre Honneur.
—Eh bien! écoutez mes recommandations. A quelle heure ouvrez-vous la grille du cimetière?
—Aussitôt que j'ai sonné l'Angelus.
—Par conséquent, une heure avant le jour.
—A peu près.
—Nous nous en irons cette nuit, et nous emmènerons avec nous l'Irlandaise et son fils.
—Ah! fit le sacristain.
—Quand nous serons partis, vous fermerez la grille.
—Bien.
—Et vous irez vous coucher, et vous attendrez, pour l'ouvrir, que le jour soit venu tout grand. Comprenez-vous pourquoi?
—Non.
—C'est à la seule fin que la pauvre femme vêtue de deuil qui vient tous les matins avant le jour prier sur une tombe, ne puisse venir demain.
—C'est donc cette tombe?...
—Celle-là même; mais, dit encore l'homme gris, rassurez-vous, nous n'emporterons ni le corps ni le cercueil. Demain vous irez chercher le fossoyeur et vous lui ferez remettre du gazon sur la tombe de façon que la pauvre femme ne s'aperçoive de rien.
Alors l'homme gris tira sa lanterne et l'alluma à la lampe du sacristain.
Puis il fit jouer le ressort de façon à masquer trois des faces et à ne laisser découverte que la quatrième, qui se mit aussitôt à répandre un feu verdâtre autour d'elle.
—Viens, dit-il encore à Shoking.
Celui-ci chancelait en marchant.
Lorsqu'ils furent revenus dans le cimetière, la promenade à travers les tombes recommença.
L'homme gris agitait sa lanterne, tantôt l'élevant à la hauteur de sa tête, tantôt l'abaissant vers le sol, pour lui donner l'apparence d'un véritable feu follet.
Quelquefois il l'approchait d'une pierre tumulaire, regardait l'inscription et disait:
—Ce n'est pas ici...
Enfin il trouva la tombe de Dick Harrisson.
Alors, comme Shoking tremblait toujours, il lui dit:
—Tiens-moi la lanterne et donne-moi le sac.
Il l'ouvrit, y prit la bêche, s'agenouilla sur le gazon et se mit à creuser lentement.
De temps en temps il interrompait sa besogne pour reprendre la lanterne dont il changeait la flamme.
Enfin la bêche rendit un son mat.
Elle venait de heurter le cercueil...
Alors Shoking sentit une sueur glacée perler à son front, la lanterne lui échappa des mains et s'éteignit.
XXXII
La lanterne éteinte, l'homme gris et Shoking se trouvèrent dans la plus complète obscurité.
Les dents de Shoking s'entre-choquaient, et l'homme gris comprit qu'il était en proie à une de ces terreurs superstitieuses que le raisonnement ne peut arriver à dominer.
Il s'arrêta dans sa funèbre besogne, laissa sa bêche sur le tertre entamé, à force de tâtonner retrouva sa lanterne, et dit alors à Shoking:
—Viens, tu finirais par me trahir... triple poltron que tu es!
Comme Shoking chancelait, il le prit dans ses bras et l'emporta.
—Pardonnez-moi... pardonnez-moi, balbutiait Shoking... c'est plus fort que moi... mais c'est le bruit de la bêche sur ce cercueil... oh! ce bruit.
Au lieu de retourner vers l'église, l'homme gris se dirigea au contraire vers la grille qui était entr'ouverte.
Cette grille franchie, Shoking respira plus à l'aise.
Alors l'homme gris le remit sur ses pieds.
—Voyons, dit-il, as-tu toujours peur?
L'accès de terreur était passé. Shoking prit la main de l'homme gris et la porta à ses lèvres:
—Pardonnez-moi! répéta-t-il. C'est la première fois que je vous fais défaut, maître, ce sera la dernière.
Autour du cimetière, il y a une sorte de square, et dans ce square des bancs.
L'homme gris fit asseoir Shoking sur l'un d'eux et lui dit encore:
—Auras-tu peur ici?
—Oh! non.
—Si tu voyais venir quelqu'un, si tu entendais du bruit, serais-tu assez maître de toi pour me donner un signal?
—Oui, je vous le jure.
—Eh bien! reste.
—Je donnerai un coup de sifflet.
—Non, dit l'homme gris, mais tu te mettras à chanter le Rule britannia.
—Parfait, dit Shoking, qui commençait à avoir honte de sa peur.
—Je vais faire la besogne tout seul, dit l'homme gris.
Comme il allait s'éloigner, Shoking le retint:
—Maître, dit-il, est-ce que vous me ferez porter le cadavre?
A cette question l'homme gris tressaillit.
—Au fait, dit-il, si tu as peur, c'est un peu ma faute, j'aurais dû te dire tout d'abord ce dont il s'agissait. Écoute-moi donc bien et achève de te rassurer. Je ne veux pas emporter le cadavre.
—Ah! dit Shoking avec un redoublement d'étonnement.
—Je ne suis pas un Burker, continua l'homme gris, et je ne vends pas des morts aux amphithéâtres de dissection.
—Mais alors?
—Alors j'ai besoin d'ouvrir la bière, de prendre dedans des papiers importants pour notre cause, voilà tout.
As-tu toujours peur?
—Non, dit Shoking, et je suis prêt à vous suivre de nouveau dans le cimetière.
—Oh! répondit l'homme gris, j'aime autant que tu restes ici.
Et il retourna dans le cimetière, et, à l'aide d'un briquet, ralluma sa lanterne.
Un silence profond régnait autour de l'église.
L'homme gris, arrivé sur la tombe, mit sa lanterne au ton vert, la posa à terre et se mit à la besogne.
A Londres les fosses sont peu profondes; cela tient à ce que, de siècle en siècle, on a superposé des couches de cadavres, ne pouvant agrandir les cimetières.
Il n'y avait donc pas un pied de terre sur la bière de Dick Harrisson, et l'homme gris eut bientôt mis le cercueil à découvert.
Alors, l'espace d'une seconde, il fit passer sa lanterne au feu blanc, qui seul pouvait lui donner assez de clarté pour ce qu'il voulait voir.
La bière était-elle clouée ou fermée par des vis?
Dans le premier cas, il allait être obligé de se servir d'un marteau et de faire un peu de bruit.
Il lui faudrait peut-être même briser le couvercle de la bière.
Mais la vive clarté qui s'échappa de la lanterne lui permit de se rassurer sur-le-champ.
La bière était garnie de quatre vis qui assujettissaient le couvercle.
Dès lors la besogne était facile, et la lanterne repassa au feu vert.
Il prit dans le sac de toile un petit outil avec lequel il se mit à dévisser le couvercle.
Ce fut l'affaire de quelques minutes.
En ce moment une voix traversa l'espace.
L'homme gris reconnut la voix de Shoking qui entonnait le Rule britannia.
En même temps un bruit de pas retentit dans le lointain.
L'homme gris se mit à agiter sa lanterne en tous sens.
Tantôt elle montait dans l'air, tantôt elle rasait le sol comme un feu follet, tantôt encore elle avait l'air d'une étoile filante qui traverse l'espace.
Les pas que l'homme gris avait entendus, s'éloignèrent alors précipitamment, et Shoking cessa de chanter.
Deux hommes du peuple qui sortaient de quelque public-house avaient vu le feu vert, et persuadés que c'était une âme en peine, ils avaient pris la fuite.
Le danger était passé et l'homme gris se remit l'oeuvre.
Il enleva le couvercle. Alors le pauvre mort lui apparut enveloppé dans son suaire.
Où étaient les papiers?
L'homme gris hésitait à toucher le cadavre de ses mains et à le soulever, non par peur, mais par un sentiment de respect facile à comprendre. Il se décida donc à démasquer une seconde fois sa flamme blanche, en approchant la lanterne de la bière, dans laquelle elle projeta sur-le-champ une vive clarté.
Une grosse enveloppe de papier gris était placée entre la tête du mort et la paroi supérieure de la bière.
L'homme gris la prit et la tira à lui avec tant de précaution, que la tête du mort ne remua pas.
La profanation n'avait pas eu lieu, et le sommeil du mort n'avait point été troublé.
—Adieu, mon pauvre Dick, dit alors l'homme gris, dors en paix, tu seras vengé!
Et il replaça le couvercle, après avoir de nouveau fait succéder le ton vert à la flamme blanche.
Le couvercle revissé, il refoula la terre sur la tombe et la bière eut bientôt disparu sous elle.
L'homme gris éteignit sa lanterne, glissa l'enveloppe dans sa poche, emporta le sac d'outils, et se dirigea vers l'église.
Le sacristain l'attendait dans le choeur.
—L'enfant est-il éveillé? demanda-t-il.
—Oui, répondit le sacristain.
—Allez prévenir la mère qu'elle peut descendre.
Le sacristain se dirigea vers l'escalier du clocher, laissant l'homme gris perdu dans les ténèbres du choeur.
Quelques minutes après, il reparut suivi de l'Irlandaise qui tenait son enfant par la main.
Ralph reconnut l'homme gris et lui tendit les bras.
—Viens, mon enfant, dit celui-ci.
Et il ajouta en regardant la mère:
—Je vais le porter.
Il le prit dans ses bras, en effet, franchit de nouveau la porte du choeur, et, suivi de l'Irlandaise, il traversa le cimetière.
Shoking attendait toujours à la même place.
—Maintenant, lui dit l'homme gris, il s'agit de trouver un cab et de filer à Hampsteadt.
Et, tandis qu'ils s'éloignaient, le vieux sacristain, fidèle aux ordres qu'il avait reçus, traversa le cimetière à son tour, et vint fermer la grille.