Les misères de Londres, 2. L'enfant perdu
III
Le lendemain, qui était un samedi, comme deux heures sonnaient, une cloche se fit entendre dans les bâtiments en construction de Cold Bath field.
La prison ancienne est à l'ouest; celle qui s'élève lentement à côté et qui est destinée à la remplacer, de telle façon qu'à mesure qu'une partie du nouvel édifice est terminée, on démolit une partie semblable de l'ancien, celle-là, disons-nous, se trouve au nord-est.
Un vaste mur d'enceinte entoure les deux prisons, du reste, et n'a qu'une issue, cette grille dont master Pin, le cousin de John Colden, est portier-consigne.
Chaque matin, le digne fonctionnaire voit les ouvriers entrer un à un.
Il les passe à l'inspection et s'assure qu'aucun d'eux ne porte un objet quelconque frappé de prohibition.
Après la première grille s'ouvre une vaste salle qui est comme l'antichambre commune des deux prisons.
A gauche, une porte de fer munie d'un guichet.
C'est l'entrée de la prison en activité.
A droite il y a une autre porte qui donne sur un préau inachevé.
Là commence la prison nouvelle, celle dans laquelle on travaille et qui n'est pas terminée.
Les ouvriers, en se rendant à leur chantier, passent par cette salle commune, à voûte ogivale, au fond de laquelle se trouve le greffe, et il n'en est pas un dont les regards n'aient été attirés par cette inscription en grosses lettres qui couvre un des murs:
L'amour de l'argent est la source de tous les maux.
Cette maxime, qui est d'une philosophie tout à fait pratique et peint bien le peuple qui a le plus vif amour de la possession et le plus grand respect de la propriété, a toujours fait réfléchir quiconque l'a lue.
Il est fâcheux seulement, qu'au lieu de l'inscrire à l'intérieur d'une prison, où elle est un regret bien plus qu'un avertissement, on ne la grave pas au coin des rues.
Or donc, ce jour-là, samedi, à deux heures, une cloche se fit entendre dans la nouvelle prison.
C'était celle qui annonçait le repos des ouvriers et l'heure du lunch.
Tout Anglais, riche ou pauvre, a l'habitude de luncher.
Le lunch est un goûter, un repas qui se compose de sandwiches, de jambon ou de roastbeef froid et d'un verre de bière brune.
Les ouvriers qui travaillaient dans Cold Bath field se reposaient alors une heure, et il leur était loisible de sortir et d'aller luncher dans les public-houses des environs.
Cependant, ce jour-là, cette autre grille qui s'ouvrait sur la salle du greffe pour les laisser passer, demeura close même après le coup de cloche.
En même temps, habitués sans doute à ce qui allait se passer, les ouvriers se réunirent au milieu du chantier, et des conversations animées s'engagèrent.
Un d'eux cependant se tenait un peu à l'écart et ne parlait à personne.
—Qui est donc celui-là? dit un maçon qui s'appelait Jonathan.
—C'est un nouveau.
—Depuis quand est-il embauché?
—Depuis ce matin.
—Comment s'appelle-t-il?
—John. C'est un protégé de master Pin.
—Ah! ah! il vaudrait mieux que le sort le prît que moi.
—Tu n'as pourtant pas à te plaindre, Jonathan, dit un autre ouvrier.
—Pourquoi donc ça?
—Mais parce que depuis deux ans que tu travailles ici, tu n'es encore allé là-bas qu'une fois...
Et par ces mots là-bas l'ouvrier désignait les bâtiments de la vieille prison.
—C'est déjà de trop, dit Jonathan en fronçant le sourcil.
C'était un homme d'un âge mur, un peu pâle, d'aspect chétif et de mine patibulaire.
—Ça te fait donc bien de l'effet, dit un autre, d'aller en prison pour travailler?
—A moi, rien?
Et Jonathan haussa imperceptiblement les épaules.
—Alors pourquoi en as-tu si grand peur?
—Dame! parce que j'ai mes raisons...
—Et... ces raisons?...
Jonathan fit un brusque mouvement; puis s'adressant à l'un des ouvriers:
—Est-ce que tu es marié, toi? dit-il.
—Non.
—Alors tu ne peux pas savoir pourquoi je ne voudrais pas m'en aller huit jours là-bas.
—Hé! dit un autre, nous devinons, tu as une jolie femme, Jonathan.
—Et tu es jaloux, ajouta un troisième.
Jonathan ne protesta point, mais une larme lui vint aux yeux.
—Vous avez raison, dit-il, j'avais une jolie femme et j'ai été jaloux tout comme un autre. Mais, ajouta-t-il en soupirant, je ne le suis plus, hélas!
—Pourquoi donc?
—Parce que ma femme est morte, dit l'ouvrier en baissant la tête.
En même temps cette larme qui brillait dans son oeil roula brusquement sur sa joue amaigrie.
Au lieu de s'expliquer, l'énigme se compliquait au contraire, et il se fit un silence général autour du maçon.
Mais Jonathan en avait trop dit déjà pour ne pas aller jusqu'au bout.
—Je n'ai plus de femme, dit-il..., mais j'ai une fille..., une fille de seize ans, si grande et si belle déjà qu'on lui en donnerait vingt.
Elle travaille dans un magasin de Piccadilly, et tous les soirs, après ma journée, je vais la chercher... comme tous les matins je la conduis moi-même avant de venir ici. Commencez-vous à comprendre, acheva Jonathan, pourquoi je redoute d'aller là-bas? Huit jours séparé de ma fille! Est-ce qu'on peut savoir ce qui arriverait? Elle est jolie, vous dis-je, et Londres n'est que trop plein de gens qui cherchent à faire le mal.
En France, on se fût peut-être moqué de Jonathan.
En Angleterre on est plus grave, et tous ceux à qui il venait de faire cette confidence, prirent part à son anxiété, et avec eux cet homme qui se tenait à l'écart et qui avait tout entendu.
Celui-là, qui n'était autre que John Colden, entré le matin même au chantier par la haute protection de master Pin, s'avança alors vers Jonathan et lui dit:
—Compagnon, je suis ici de ce matin, et si le sort vous désignait, j'accepterais bien d'aller à votre place travailler dans l'intérieur de la prison. Je n'ai ni femme ni enfant qui m'attendent au logis, et ce ne serait pas pour moi une grande privation.
La proposition de John Colden fut accueillie des autres ouvriers par un murmure sympathique.
—Tu es un brave coeur, dit Jonathan en lui tendant la main.
—Un compagnon qui paye noblement sa bienvenue, dirent plusieurs voix.
Soudain, un silence général s'établit, et tous les regards se portèrent vers la grille du préau qui venait de s'ouvrir pour livrer passage à un gros homme qui marchait d'un pas lourd et majestueux, et portait à la main une sorte de calebasse dans laquelle il agitait des petites boules qui toutes portaient un numéro.
—Voilà le hasard qui vient, murmura Jonathan en jetant à John Colden un regard anxieux et suppliant.
IV
John Colden s'était approché de Jonathan et lui disait:
—Comment cela se fait-il, le tirage au sort?
—Vous voyez ce gros homme? répondit Jonathan en montrant le personnage qui venait d'apparaître dans le chantier.
—Oui, c'est le contre-maître des travaux.
—Dans cette calebasse il porte des numéros, continua Jonathan.
—Et il va nous en donner un à chacun.
Puis il appellera chaque numéro en commençant par un.
Je comprends, dit John Colden.
—Si le nombre des ouvriers dont on a besoin dans la prison, à l'intérieur, est de quinze, par exemple, ce seront les quinze premiers numéros qui seront désignés.
—Restez auprès de moi, dit John Colden, ce qui fait que si vous avez un mauvais numéro et moi un bon, nous pourrons changer.
—Vrai, fit Jonathan ému, si j'avais le malheur d'être désigné, vous iriez à ma place?
—Sans doute.
—Pourtant vous ne me connaissez pas...
—Je vous ai vu aujourd'hui pour la première fois.
—Qui donc peut vous pousser alors à me rendre service?
—Je vous l'ai dit, répondit naïvement John Colden, je suis sans femme et sans enfants. Quand je suis entré ce matin, j'étais au bout de mes dernières ressources. Cela m'est donc bien égal de passer huit jours sans sortir, puisque je ne serai payé que samedi prochain.
—Vous êtes un brave homme, dit Jonathan.
Et il lui serra affectueusement la main.
Le gros homme à la calebasse, s'était placé au milieu du chantier et les ouvriers faisaient maintenant cercle autour de lui.
—Mes enfants, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à vous donner.
Tout le monde le regarda avec inquiétude.
—Il s'est écroulé un mur dans le vieux Bath square, entre le moulin et la boulangerie, et il nous faut pour le réparer plus de monde qu'on n'en prend d'ordinaire chaque semaine.
Les ouvriers se regardèrent d'un air consterné.
—Nous avons besoin de vingt-cinq hommes, c'est dix de plus que d'habitude.
—C'est le quart, murmurèrent les ouvriers qui étaient une centaine environ.
—Allons, reprit le gros homme, un peu de courage, compagnons, et la main à la calebasse; une mauvaise semaine est bientôt passée.
Le peuple anglais est calme, méthodique, silencieux.
Les ouvriers se rangèrent d'eux-mêmes sur une file, qui vint passer homme par homme, devant le contre-maître.
Chaque ouvrier, en passant, plongeait sa main dans la calebasse et y prenait une petite boule.
Les uns, superstitieux, la mettaient dans leur poche ou la gardaient dans le creux de leur main sans vouloir la regarder.
Les autres voulaient être fixés tout de suite.
Jonathan, quand ce fut son tour regarda la sienne et pâlit.
Il avait le numéro 3.
Qui sait si John Colden n'amènerait pas lui aussi un bas numéro?
John Colden fut un des derniers à mettre la main dans la calebasse.
Pais il s'éloigna sans affectation et rejoignit Jonathan.
Jonathan tremblait.
—Quel numéro avez-vous? lui dit-il.
—Hélas! le numéro 3.
—Eh bien, dit John Colden en souriant, donnez-moi votre boule et prenez la mienne.
La boule de John Colden portait le numéro 69.
L'échange fait, Jonathan était sauvé.
Quant à John Colden, un éclair de satisfaction passa dans ses yeux.
Sans doute le but poursuivi était atteint.
L'homme à la calebasse fit alors l'appel.
Quand il vit John s'avancer au numéro 3, il lui dit en riant:
—Tu n'as pas de chance, mon garçon.
—Bah! dit John, j'en aurai une autre fois. Pour aujourd'hui, je paye ma bienvenue.
Alors les vingt-cinq hommes que le sort avait désignés pour travailler dans l'intérieur de la prison se rangèrent deux par deux.
La grille du préau s'ouvrit devant eux, et ils traversèrent la salle du greffe.
Tout au fond, à gauche, le gros homme sonna à la porte de fer.
John Colden entendit crier des verrous, grincer des pènes, et la porte s'ouvrit.
—Nous aurons joliment soif quand nous sortirons, dit à John l'ouvrier qui marchait à côté de lui.
—On ne boit donc pas, là-bas?
—De l'eau coupée avec de la bière.
—Et mange-t-on bien?
—On a deux rations de prisonnier.
—Et comment couche-t-on?
—Sur un lit de camp.
—Bah! fit John, c'est vite passé, huit jours.
La porte s'était refermée sur les vingt-cinq ouvriers qui se trouvaient maintenant dans un sombre corridor.
Un guichetier s'était mis à leur tête et les conduisait.
Au bout du corridor on trouva une première salle de correction.
C'étaient là qu'étaient les condamnés pour un temps très-court, de un à six mois, tout au plus.
Ceux-là travaillaient chacun de leur état.
Un tailleur était assis sur une table, les jambes croisées sous lui et confectionnait des vestes de condamnés.
Un typographe composait des têtes de lettres pour le directeur de la prison et les tirait ensuite avec une petite presse à bras.
Un barbier rasait ses co-détenus.
Un relieur, un bottier, un ciseleur avaient chacun leur établi.
Une nouvelle porte s'ouvrit et se referma sur John Colden et ses compagnons, et un bruit assourdissant de scies, de marteaux et d'enclumes frappa leurs oreilles.
Ils étaient dans l'atelier des menuisiers et des forgerons condamnés.
Puis vint la salle des étoupes.
Là commence le travail pénible.
On met à l'étoupe tout condamné qui n'a pas d'état. On lui donne le matin un paquet de vieux cordages goudronnés et coupés par morceaux.
Alors, sans autre outil que ses ongles, il est obligé de faire de ce paquet un tas d'étoupes, et, au dire des condamnés, c'est la tâche la plus dure.
Mais ce n'était pas encore dans cette salle que devaient s'arrêter les ouvriers.
Ils traversèrent la partie cellulaire de la prison et enfin, après avoir traversé une petite cour, ils virent s'ouvrir une dernière porte.
Alors John Colden ne put s'empêcher de frissonner.
Il était au seuil du tread mill que les condamnés appellent le moulin sans eau, et il allait voir enfin ce pauvre enfant que mistress Fanoche avait volé à sa mère, que Bulton et Suzannah avaient perdu et que M. Booth, l'inflexible magistrat de police, avait condamné aux travaux forcés.
V
Maintenant reportons-nous au moment où Ralph, le petit Irlandais, cet enfant sur la tête de qui, disait-on, reposait l'espoir de l'Irlande était entré à Cold Bath field.
A Londres, comme à Paris, le transport des prisonniers se fait en voiture cellulaire.
Chaque jour une sorte d'omnibus à fenêtres grillées et prenant le jour par en haut fait le tour des cours de police et y prend les prisonniers, pour laisser les uns à Bath square, les autres, à Mil bank, ou à Clarcken weld, et, ce qui est plus grave à Newgate.
Après sa condamnation, Ralph n'avait vu, n'avait entendu, n'avait compris que trois choses:
D'abord que sa mère tombait à demi-morte en jetant un cri;
Ensuite qu'on allait le séparer d'elle de nouveau.
Enfin que quelque chose d'épouvantable l'attendait, puisque, au mépris du respect dû à la justice en général et à M. Booth en particulier, la foule qui se trouvait dans le prétoire avait murmuré hautement.
Cependant Ralph ne poussa pas un cri, ne versa pas une larme.
L'héroïque enfant, les mains étendues vers sa mère qu'un homme emmenait et qui lui jeta un regard mourant, se laissa entraîner hors du prétoire par deux policemen qui le reconduisirent dans son cachot.
Sur son passage, il trouva Katt tout en larmes qui le prit dans ses bras avec effusion et l'y pressa longtemps.
Ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul que Ralph sentit ses nerfs se détendre et qu'il se mit à fondre en larmes.
Puis une sorte de prostration morale et physique s'empara de lui, et il tomba épuisé sur la paille de son cachot, où il s'endormit, peu après, de ce sommeil profond qu'amène le désespoir arrivé à sa limite suprême.
Quand le bruit de la porte qui s'ouvrait l'en arracha, plusieurs heures s'étaient écoulées.
Ralph avait dormi, Ralph avait rêvé.
Son rêve l'avait transporté dans cette verte Erin, sa patrie, pour laquelle il était déjà martyr.
Il avait retrouvé sa pauvre chaumière, et sa mère qui lui souriait, et le vieil Irlandais, pêcheur de morue, son aïeul, qui lui enseignait à prier Dieu.
Tout le reste s'était évanoui comme un cauchemar.
Hélas! Ralph fut bientôt rendu au sentiment de la réalité.
Les deux policemen qui faisaient le service de la cour de police de Kilburn se représentaient à ses yeux de nouveau et, cette fois, l'un d'eux lui disait:
—Allons, lève-toi et suis-nous.
Ralph obéit sans mot dire.
Maintenant qu'on l'avait séparé de sa mère, que lui importait d'être en prison là ou ailleurs.
On lui fit remonter les marches de cet escalier tortueux et sombre que le prétendu lord Cornhill avait rempli la veille de ses exclamations d'étonnement et d'admiration.
L'enfant eut un dernier espoir, celui de rencontrer miss Katt, une dernière fois.
Mais M. Booth s'était laissé aller, par extraordinaire, à gronder sa fille, à l'issue de l'audience, trouvant inconvenant qu'une personne décente et bien élevée comme elle s'apitoyât ainsi sur le sort d'un petit vagabond que la loi venait de frapper.
Miss Katt était allée s'enfermer dans sa chambre et y pleurer tout à son aise.
Comme Ralph traversait un des corridors, il rencontra Toby, le secrétaire de M. Booth.
Toby, pour plaire sans doute à miss Katt, ou plutôt par les ordres de cette dernière, lui jeta un plaid sur les épaules.
La nuit était venue, une bise aigre et froide se dégageait du brouillard que perçait la lueur des deux fanaux de la voiture cellulaire.
La libre Angleterre fait voyager ses prisonniers la nuit, autant qu'elle le peut.
Il est inutile de dire à un peuple qui se croit le plus libre du monde qu'il y a chez lui des prisons, des bourreaux et des geôliers.
Un policeman prit Ralph sous les bras et le monta dans la voiture.
Ralph n'avait jamais vu, ou ne croyait avoir jamais vu cet homme.
Cependant il tressaillit des pieds à la tête et s'arracha à la torpeur morale qui l'étreignait quand celui-ci lui eut murmuré à l'oreille ces paroles pleines d'espoir.
—Ne crains rien, et prend courage, ta mère et les amis de ta mère veillent sur toi.
Ces paroles avaient été prononcées dans ce patois de son pays dont s'était déjà servi lord Cornhill.
Il sembla même à l'enfant que c'était le même son de voix.
Mais il eut beau regarder le policeman, qui avait de gros favoris roux; il lui fut impossible de reconnaître en lui le fringant gentleman qui était descendu la veille dans son cachot.
Néanmoins l'espoir monta subitement du coeur à la tête de l'enfant.
On lui avait parlé de sa mère!
Il se laissa mettre sans résistance dans la cellule qui lui était destinée et dont la porte se referma sur lui avec un grand bruit de verrous.
Puis il entendit retentir le fouet du cocher, et le lourd véhicule s'ébranla et roula bruyamment sur le macadam détrempé.
Le trajet fut long.
De quart d'heure en quart d'heure la voiture s'arrêtait.
Ralph ne pouvait rien voir; mais il entendait.
Il entendait qu'on ouvrait la porte de ce corridor roulant, puis une autre cellule et qu'un compagnon d'infortune sans doute y prenait place.
La voiture faisait le tour des différentes cours de police et prenait son chargement avec le moins de bruit et de scandale possible.
Enfin, elle s'arrêta pour tout de bon.
Cette fois on ouvrit la porte de la cellule où se trouvait Ralph.
Et le même policeman qui lui avait parlé la langue de son enfance, en prononçant le nom de sa mère, lui dit durement en anglais.
—Allons! petit gibier de potence, descends!
Ralph obéit encore.
Il se vit alors entouré d'une demi-douzaine d'hommes à la figure patibulaire ou sinistre.
C'était les voleurs recrutés en chemin.
Eux-mêmes étaient entourés d'une escorte de policemen.
Enfin la voiture n'était plus dans la rue, mais bien dans une cour entourée de hautes murailles.
C'était la première enceinte de Bath square.
Le policeman aux gros favoris roux alla sonner à une porte qui se trouvait au fond de cette cour.
Une cloche répondit de l'intérieur avec un bruit lugubre.
Le son de cette cloche avait quelque chose de rauque et de fêlé qui remplissait le coeur d'une mystérieuse épouvante.
Les pas lourds et mesurés de plusieurs hommes se firent entendre derrière la porte qui s'ouvrit.
Alors les policemen qui avaient escorté la voiture s'arrêtèrent dans la cour.
Seul, celui qui avait parlé à l'oreille de Ralph franchit le seuil de cette porte, qui donnait sur la salle du greffe.
Celui-là était ce que nous pourrions appeler le chef du convoi.
C'était lui qui remettait un à un les prisonniers aux guichetiers de la prison.
Il prit Ralph par la main et lui dit d'une voix dure:
—Marche!
Mais cette grosse voix n'épouvanta point l'enfant, et il marcha la tête haute et d'un pas résolu.
VI
Kilburn étant la station de police la plus éloignée, il était naturel qu'au greffe on commençât par les prisonniers qui en arrivaient, puisque c'était par elle qu'avait commencé la voiture cellulaire.
Le policeman aux favoris roux poussa donc le petit Irlandais dans le greffe.
Le chef prit le registre, qu'il ouvrit, et fit les questions d'usage.
Le policeman répondit en donnant le nom de Ralph, son âge, et en exhibant une copie par minute du jugement rendu par l'honorable M. Booth.
Le greffier en chef inscrivait tout cela sur le livre d'écrou avec une indifférence parfaite; puis il releva les bésicles qu'il avait sur le nez, regarda, sans leur secours, le policeman:
—Ah! dit-il, si je ne me trompe, c'est une nouvelle figure?
—En effet, répondit le policeman avec calme, c'est la première fois que je prends ce service, Votre Honneur.
L'appellation de Votre Honneur flatta le greffier.
C'était un petit homme entre deux âges, qui avait commencé par être simple commis, et qui, depuis vingt ans, n'avait pas plus quitté Bath square qu'un colimaçon ne quitte sa carapace.
Si on l'eût transporté, les yeux bandés, au milieu de Londres, il s'y fût inévitablement perdu.
Il n'y avait pour lui que deux espèces d'hommes: des prisonniers et des gens qui veillaient sur eux.
Le policeman qui accompagne une voiture cellulaire et mène les prisonniers à l'écrou est un brigadier de policeman.
Ce service est trop délicat pour qu'on le confie au premier venu, et généralement de pareilles fonctions sont remplies par les mêmes individus pendant de longues années.
Le greffier en chef regarda de nouveau l'homme aux favoris roux et lui dit:
—En effet, c'est la première fois que j'ai l'honneur de vous voir, gentleman.
Une politesse en vaut une autre: le policeman avait appelé le greffier: Votre Honneur; le greffier lui accordait le titre courtois de gentleman.
—Sternton est donc malade? reprit-il.
Sternton était le policeman-chef qui faisait ordinairement le service.
—Oui, Votre Honneur.
—Et on vous a donné ses fonctions?
En disant cela, le greffier regardait plus attentivement encore l'homme aux favoris roux.
—Je vois ce que c'est, répondit celui-ci; vous me trouvez peut-être un peu jeune, et puis vous ne m'avez jamais vu... cela n'a rien d'étonnant, j'ai été appelé de province à Londres il y a deux jours seulement.
—Ah! vous étiez dans la police de province?
—Oui, Votre Honneur.
—Où cela?
—J'étais brigadier à Manchester, où je faisais également le service des prisons.
—Fort bien, dit le greffier.
Et comme sa curiosité était satisfaite, il dit:
—Passons à un autre.
—Pardon, Votre Honneur, dit encore le policeman, mais j'ai un mot à vous dire de la part de M. Booth, le magistrat de police de Kilburn.
—Ah! ah!
—Cet enfant, ce petit voleur que vous voyez là, est blessé.
—Où cela?
—A l'épaule. M. Booth, tout en le condamnant, a exprimé le désir qu'il ne fût mis au moulin qu'après sa guérison, ce qui est une affaire de quelques jours.
—Cela ne me regarde pas, dit le greffier; mais le gardien-chef, qui va venir, transmettra le désir de M. Booth au directeur.
Le policeman s'inclina.
La salle du greffe était divisée en deux par une sorte de muraille en bois qui montait à hauteur d'appui. Tant que le prisonnier n'était pas inscrit sur le registre d'écrou, il demeurait de l'autre côté de cette barrière, dans laquelle une porte s'ouvrait aussitôt l'inscription terminée.
Alors le prisonnier passait de l'autre coté et allait s'asseoir sur un banc, jusqu'à ce que les geôliers vinssent le chercher.
Le policeman aux favoris roux poussa donc Ralph de l'autre côté de la barrière, assez rudement en apparence, mais en se penchant sur lui et lui murmurant à l'oreille:
—Pense à ta mère!
L'enfant avait un calme héroïque.
Il ne comprenait pas ce qui se passait, mais il pressentait que, pour lui, l'âge d'homme commençait et qu'il devait être courageux.
Il s'assit docilement sur le banc des prisonniers, sans verser une larme, les yeux attachés sur cet homme qui, deux fois, lui avait parlé de sa mère.
Celui-ci continuait son métier en conscience.
Il faisait inscrire un à un tous les prisonniers recrutés dans les différentes cours de police.
Arrivé au dernier, le greffier étendit la main vers un cordon de laine verte qui pendait au-dessus de son pupitre et qui correspondait à une sonnette.
Au bruit de la sonnette, une porte s'ouvrit au fond du greffe, et un homme qui portait l'uniforme de la prison et sur sa manche un galon d'argent, entra, suivi de quatre autres gardiens, évidemment sous ses ordres, car leur manche était veuve de tout insigne. Alors le greffier, d'une voix monotone, comme un prêtre qui psalmodie, lui donna lecture du registre d'écrou et ne s'aperçut pas que le policeman aux cheveux roux et lui échangeaient un regard d'intelligence.
Cette lecture terminée, le greffier se souvint de la recommandation de M. Booth, et il la transmit au gardien-chef.
Celui-ci répondit:
—On ne met jamais les condamnés au moulin que le lendemain de leur entrée.
On visitera l'enfant demain matin et on fera ce qu'ordonnera le médecin.
Puis il échangea un dernier regard avec le policeman et dit aux prisonniers:
—Allons, vous autres, en avant!
Ralph, à son tour, jeta un dernier coup d'oeil sur le policeman qui lui avait parlé de sa mère, puis il suivit les gardiens qui l'emmenèrent à l'intérieur de la prison.
La vie du condamné commençait pour lui.
On le conduisit dans une grande salle au milieu de laquelle il y avait une cuve pleine d'eau tiède.
Là il fut déshabillé des pieds à la tête et on le plongea dans la cuve à deux reprises différentes.
Après quoi on le revêtit du costume de la prison, qui consiste en un pantalon gris et une veste brune bordée de jaune.
Dans le dos de la veste, comme sur le bonnet de police qu'on donne aux condamnés, il y a un numéro se détachant sur un carré blanc.
La veste et le bonnet qu'on donna à Ralph portaient le chiffre 31.
Ralph, désormais, n'était plus un homme. Il s'appelait le n° 31.
Et quand, une heure après, il se vit enfermé dans une cellule, couché sur un lit de sangle, lorsqu'il se trouva seul enfin, l'enfant qui avait été homme un moment, sentit son coeur s'emplir d'épouvante et de désespoir, et il se prit à fondre en larmes, murmurant:
—Ma mère! ma mère!
Dans le corridor retentissait le pas égal et monotone d'un gardien de nuit.
Ce pas s'arrêta un moment derrière la porte de la cellule de Ralph.
Et soudain l'enfant cessa de pleurer et se dressa haletant sur son lit.
A travers cette porte, un murmure s'était fait entendre; une voix s'était adoucie pour lui dire dans ce patois irlandais que, le premier, lui avait fait entendre à Londres, le prétendu lord Cornhill:
—Ne pleure pas, mon mignon, elle veille sur toi ta mère!
VII
Le lendemain matin, au petit jour la porte de la cellule de Ralph s'ouvrit et le gardien-chef entra, ou plutôt il s'effaça pour laisser entrer avant lui un petit homme en lunettes vertes qui portait un habit tout chamarré de broderies.
C'était le médecin de la prison.
Le gardien-chef dit d'une voix dure:
—Allons, petit drôle, lève-toi et salue M. le docteur.
Ralph se mit sur son séant. Il était tout tremblant et cependant une pensée bizarre venait de traverser son cerveau.
Cette voix rude qui lui ordonnait brutalement de se lever lui semblait être cette même voix qui la veille au soir, en patois irlandais, lui avait dit d'espérer, ajoutant: «Ta mère veille sur toi.»
Cet homme avait l'air dur cependant; il roulait même de gros yeux qui donnaient le frisson.
—Ah ah! dit le petit homme aux lunettes vertes, voilà donc le bambin qui a voulu forcer la caisse de M. Thomas Elgin?
Et il regarda Ralph curieusement.
—Jolie figure, dit encore le docteur. C'est grand dommage que le club philanthropique pour la moralisation des classes indigentes, dont j'ai l'honneur d'être vice-président, n'ait pas eu ce petit drôle sous la main, peut-être l'aurait-elle sauvé.
Et il s'approcha du lit de sangle et avec la brutalité d'un chirurgien, il se mit à découvrir le bras et l'épaule de l'enfant, qui réprima un cri de douleur.
—Hé! hé! murmura-t-il, ce M. Thomas Elgin est un homme ingénieux en vérité! il vous a des manières de défendre son argent... j'ai lu cela tout au long dans le Morning-Post, et c'est vraiment fort curieux.
Le gardien-chef, sans adoucir sa grosse voix, disait:
—Ce pauvre petit est hors d'état, Votre Honneur, de faire un travail quelconque, et je ne sais en vérité à quoi pensent les magistrats de condamner au moulin un enfant de dix ans.
A ces paroles, le docteur releva ses lunettes, qui avaient peu à peu glissé jusque sur le bout de son nez, et dit d'un ton emphatique:
—Mon cher monsieur Bardel, on ne m'accusera pas d'inhumanité, je suppose, moi qui suis vice-président d'un club philanthropique, néanmoins, mon opinion est que la société doit se sauvegarder, que le plus grand des crimes est le vol et que, ceci posé, il faut châtier sévèrement les voleurs, entendez-vous?
—Toujours est-il, reprit maître Bardel, tel était le nom du gardien-chef, que cet enfant a reçu une balle dans l'épaule.
—Je ne dis pas non, mais la balle a été extraite, et la blessure n'a rien de dangereux.
Ce disant, le docteur se mit à remuer le bras de l'enfant, le relevant et l'abaissant et faisant jouer les articulations du coude et de l'épaule.
—Bah! fit-il, ça n'a pas la moindre gravité.
—Ah! fit M. Bardel.
—Dans huit jours il n'y paraîtra plus.
—Mais encore, reprit M. Bardel, faut-il que, pendant ces huit jours, cet enfant soit envoyé à l'infirmerie.
—Inutile, mon cher maître, parfaitement inutile.
Un nuage passa sur le visage du gardien-chef.
—Mais, monsieur le docteur... fit-il.
—Je vous répète, mon cher monsieur Bardel, que ce petit drôle peut travailler.
—Dès aujourd'hui?
—Dès aujourd'hui.
M. Bardel étouffa un soupir et s'inclina.
Le docteur ajouta:
—Croyez-moi, j'ai de l'humanité. Sans cela, je ne serais pas vice-président d'un club philanthropique. Mais la société a besoin de se sauvegarder.
Et, sur ces mots, le docteur fit un pas de retraite et M. Bardel l'accompagna et ferma la porte de la cellule.
Ralph demeura seul environ une heure.
Avec ce merveilleux instinct que possèdent les enfants, il avait compris que le gardien-chef, avec sa voix brutale et son aspect farouche, lui portait de l'intérêt et que s'il avait été décidé qu'on le ferait travailler le jour même, ce n'était nullement par sa faute.
Au bout d'une heure, la porte de la cellule se rouvrit.
Ralph espérait revoir M. Bardel; mais il se trompait.
Deux gardiens ordinaires venaient le chercher.
L'un d'eux était muni du certificat du médecin constatant que la blessure de l'enfant était sans gravité et ne le dispensait pas du travail.
On fit habiller le pauvre petit et on le conduisit à la salle du tread mill.
Pendant ce temps un homme sortait de Cold Bath field.
C'était M. Bardel, le gardien-chef.
Master Pin, le portier-consigne, lui dit en lui ouvrant la dernière grille:
—C'est donc votre jour de sortir aujourd'hui?
—Oui, répondit Bardel, et j'en profite. Ce n'est pas de trop de sortir une fois par mois et de respirer le grand air.
Et M. Bardel, une fois dans la rue, se mit à marcher d'un pas rapide et se dirigea vers Holborne street.
Là, il entra dans une maison de chétive apparence, dont le rez-de-chaussée était occupé par un public-house.
Il enfila une allée noire, monta au deuxième étage, tira une clé de sa poche et pénétra dans une petite chambre qui était sans doute son pied à terre de ville, car en un tour de main, il se fut débarrassé de son uniforme et revêtit ensuite des habits tout gris.
Cela fait, il redescendit, après avoir soigneusement fermé sa porte et entra dans le public-house.
Un homme était appuyé contre le comptoir et buvait du gin à petites gorgées.
C'était l'homme gris.
Il échangea avec M. Bardel un petit signe d'intelligence qui pouvait passer pour un salut, et tous deux se mirent à causer en patois irlandais.
—Eh bien! fit l'homme gris, l'enfant est à l'infirmerie, n'est-ce pas?
—Non, il est au moulin.
L'homme gris pâlit légèrement.
—Ce médecin est un âne, poursuivit Bardel, ou plutôt c'est un homme sans entrailles. Il est si riche qu'il a toujours peur d'être volé, et il infligerait volontiers la peine de mort à un homme qui aurait pris un mouchoir.
—Mais alors, dit l'homme gris, tout le plan combiné en vue de l'infirmerie se trouve renversé?
—Naturellement.
—Et... au moulin?
—Là, dit M. Bardel, il n'y a pas un homme sur lequel je puisse compter.
—Ah!
—Il faudrait pouvoir introduire dans le service du tread mill un homme à nous, et c'est impossible.
—Le tread mill est-il loin de l'infirmerie?
—A l'autre extrémité de la prison.
—Et les ouvriers n'en approchent pas?
A cette question, M. Bardel tressaillit.
—Ah! dit-il, il me vient une idée...
—Voyons?
—Un des quatre murs de la salle du tread mill n'est pas solide. Il peut s'écrouler...
—Quand?
—Lorsque je le voudrai, dit M. Bardel.
—Que ce ne soit pas avant samedi prochain, alors, dit l'homme gris.
—Pourquoi?
—Parce que parmi les ouvriers qui iront travailler dans l'intérieur de la prison, il y aura un de mes frères.
—Dieu protége l'Irlande! murmura le gardien-chef, qui fit alors un signe de croix maçonnique, au moyen duquel l'homme gris s'était attaché sur-le-champ l'Irlandais John Colden.
Et tous deux se mirent à causer à voix basse.
VIII
Ainsi donc M. Bardel, le gardien-chef de Cold Bath field, obéissait à l'homme gris.
Pourquoi?
C'est que M. Bardel était affilié à cette vaste et mystérieuse association qu'on appelle les fenians et qui rêvent l'émancipation de l'Irlande.
Comment cette association s'est-elle formée?
Mystère?
Les membres se connaissent rarement entre eux. Ce n'est qu'à un signe particulier, à un mot mystique, à un geste, qu'un frère en détresse est reconnu par d'autres frères.
Avant de laisser aller le petit Ralph à Cold Bath field, l'homme gris était redevenu pour une heure le lord Cornhill qui faisait une si jolie collection de crimes curieux.
Muni d'une carte spéciale délivrée à Scotland-yard, il s'était présenté à Bath square et avait demandé à visiter la prison.
Il avait inspecté minutieusement l'infirmerie, les salles de correction, la partie cellulaire et les cuisines, mais il n'avait pas voulu voir le moulin, disant qu'il conservait ce spectacle pour une deuxième visite.
Ce que cherchait le prétendu lord Cornhill c'était ses complices dans la prison, car il y a des fenians partout, dans les administrations publiques et même parmi les policemen, comme on a pu le voir le soir où l'homme gris avait voulu visiter Suzannah l'Irlandaise.
Il s'était promené de salle en salle, épiant un regard, hasardant un geste, et, tout à coup, il avait vu un homme tressaillir.
Cet homme était celui-là même qui lui servait de guide et lui expliquait complaisamment chaque chose.
C'était M. Bardel, le gardien-chef.
Alors l'homme gris profita d'un moment où ils se trouvaient seuls dans un couloir cellulaire et lui fit ce signe particulier qui annonçait un chef de l'association.
M. Bardel s'inclina humblement et dit:
—Parlez, maître, j'obéirai.
—Quand je serai parti, dit rapidement l'homme gris, vous trouverez un prétexte pour sortir et vous viendrez me rejoindre à Queen's justice, dans une heure.
—J'y serai, répondit M. Bardel avec soumission.
Une heure après, en effet, non plus lord Cornhill, mais l'homme gris, car le mystérieux personnage avait repris son costume ordinaire, était dans la taverne de la justice de la reine.
Aller se rafraîchir à Queen's tavern n'était pas sortir de Bath square.
Les guichetiers n'avaient besoin pour cela que du bon vouloir de master Pin qui, étant lui-même toujours altéré, comprenait que ses collègues eussent soif.
A Queen's tavern, il était résulté de la conversation de l'homme gris et de M. Bardel que celui-ci était le seul fenian de Bath square.
Néanmoins, si on parvenait à faire admettre Ralph à l'infirmerie, M. Bardel croyait une évasion possible.
On le voit, le gardien-chef avait compté sans le terrible docteur et il venait rendre compte à l'homme gris, dans cette taverne d'Holborne, et le lendemain de l'incarcération de Ralph, de l'avortement de leur commune espérance.
—Ainsi, disait l'homme gris, vous n'avez personne à Bath square.
—Personne.
—Pas même un prisonnier?
—Non.
—Mais le portier-consigne?...
—Il a ruiné l'Irlande. Il tient si fort à sa place qu'il nous livrerait tous, s'il le pouvait.
—Et quel moyen avez-vous d'introduire les ouvriers libres dans le tread mill?
—Voici, dit M. Bardel: le tread mill a quatre cylindres.
—Je sais cela.
—L'essieu de chacun est enchâssé dans un gros mur, et l'un de ces gros murs est crevassé. Si on arrêtait trop brusquement la machine, il pourrait se faire que le mur cédât et s'écroulât.
—Mais comment arrêter la machine brusquement?
—C'est facile.
—Voyons?
—Chaque soir, en vertu de mes fonctions de gardien-chef je fais le tour des salles de travail et de correction, quelquefois accompagné de deux gardiens, quelquefois seul. Les condamnés sont couchés, les salles sont désertes.
Supposons que je mette un de ces soirs, une pince, un morceau de fer, un corps dur quelconque dans ma poche.
—Après?
—Et que je glisse ce corps dur dans l'engrenage du cylindre.
—Bien?
—Le lendemain, au troisième tour de roue, la machine se disloquera, et en se disloquant, elle provoquera l'écroulement du mur qu'il faudra réparer sans retard.
—A merveille, dit l'homme gris. Maintenant, continuons notre plan. Parmi les ouvriers se trouvera un de nos frères; il se nomme John Colden. Est-ce assez d'un?
—Oui et non.
—Expliquez-vous.
—Voici, reprit M. Bardel. Pendant les huit jours qu'ils travaillent à l'intérieur de la prison, les ouvriers sont soumis au régime des prisonniers, sauf la nourriture, qui est meilleure.
Le soir, ils couchent dans des cellules qu'on ferme jusqu'au matin.
Naturellement, ils seront, la semaine prochaine, si le mur du tread mill s'est écroulé, logés dans le voisinage des condamnés au moulin.
Chaque corridor a un surveillant de nuit.
Ces hommes sont incorruptibles et aucun d'eux ne sert l'Irlande.
Il ne faut donc pas songer à eux pour vous aider.
—Et il n'y en a qu'un seul par corridor?
—Oui.
—Il m'a semblé que chaque corridor aboutissait au préau intérieur.
—C'est vrai.
—Eh bien! dit l'homme gris, supposons un moment que John Colden et Ralph sont dans le même corridor: est-ce possible?
—Cela dépend de moi.
—Bien: supposons encore que le surveillant du corridor est à nous.
—Oh!
—Supposons-le.
—Soit.
—John Colden sort de la cellule, il va chercher l'enfant et tous deux se dirigent vers le préau, dont on leur ouvre la porte. N'avez-vous pas une clef du préau, vous?
—Sans doute.
Le préau communique par une autre porte avec les bâtiments de la nouvelle prison. Vous devez avoir la clef de cette porte.
—Très-certainement, mais je n'ai pas celle de la dernière grille qui ne quitte ni jour ni nuit la ceinture de master Pin.
—Cela m'est égal, dit l'homme gris, car une fois dans la prison neuve, ce n'est pas par la grille que John Colden et l'enfant s'en iront.
—Ah!
—Je ne vois donc qu'un seul obstacle: le surveillant.
—Et un obstacle insurmontable, dit M. Bardel.
L'homme gris se prit à sourire.
—Vous verrez bien le contraire, dit-il. Ainsi résumons-nous.
—J'écoute.
—Donc, la nuit de vendredi à samedi, le mur s'écroule.
—Oui.
—Samedi, John Colden est avec les ouvriers qui travaillent à le réparer.
—Après?
—Samedi soir venez boire un verre de gin à Queen's justice, et je vous prouverai que tout est possible.
—Je ne demande pas mieux, répondit M. Bardel, et s'il ne faut que ma vie pour faire triompher notre cause, elle est à vous.
—Non, répondit l'homme gris en souriant, nous avons besoin d'avoir des amis à Bath square et vous ne serez même pas compromis.
Et il quitta le gardien-chef en répétant:
—A samedi soir, à Queen's tavern, et que l'Irlande nous protège!
IX
Revenons à Ralph maintenant.
C'était le samedi, et il y avait cinq jours que le petit martyr était au moulin.
La première heure avait été pour lui un supplice sans nom.
A peine ses petites mains pouvaient-elles atteindre la barre transversale qui devient l'unique point d'appui du condamné dont les pieds cherchent vainement à se reposer sur les palettes mouvantes du cylindre.
Deux fois il avait voulu s'arrêter, et deux fois ses jambes meurtries et son dos, sur lequel se rabattait une planche, l'avaient averti que c'était impossible.
Après le premier quart d'heure, il s'était reposé.
Il était si faible, si haletant, si baigné de sueur, que les autres condamnés dont le plus jeune, avait encore le double de son âge, avaient été pris de pitié.
Mais que pouvait cette pitié pour lui!
S'il est un lieu où la discipline est inflexible et où elle est rigoureusement observée, c'est à coup sûr dans les prisons de l'Angleterre.
L'amour de la propriété, l'avidité de la possession ont inculqué au peuple anglais une telle horreur du vol qu'il est barbare dans la répression du voleur.
Le moindre murmure est puni du cachot; si le cachot ne suffit pas, le fouet devient son auxiliaire.
D'ailleurs M. Whip était là.
M. Whip était le surveillant de celui des quatre cylindres dans lequel on avait placé le petit Irlandais.
C'était un homme grand et maigre, à barbe claire, dont les lèvres minces, le nez long, les petits yeux verts avaient un caractère d'étrange férocité.
En anglais Whip veut dire fouet.
Le farouche gardien avait peut-être un autre nom; mais les condamnés, dont il se plaisait à meurtrir les épaules, lui avaient donné celui de son instrument de torture. Le voleur qui avait fini son temps et retournait dans le Brook street, disait à ceux qui n'avaient jamais vu le terrible tread mill: Dieu et saint George vous gardent du cylindre de M. Whip!
M. Whip était aussi détesté des autres gardiens qu'il l'était des condamnés eux-mêmes.
C'était un homme taciturne, qui vivait seul, ne parlait à personne et semblait exercer ses redoutables fonctions avec une joie brutale.
Or, c'était précisément, dans son cylindre qu'on avait placé le petit Ralph; et, dès la première tournée, l'enfant fit connaissance avec son fouet.
Quand, le soir, on le réintégra meurtri et brisé dans sa cellule, l'enfant était à demi abruti.
Il n'avait plus de larmes dans les yeux: il ne se sentait plus de révoltes dans l'âme.
Toute la journée, au milieu de ses tortures, une idée avait dominé son esprit.
Cette idée fixe, c'était l'espoir d'entendre le soir cette voix qu'il avait entendue déjà la veille et qui lui avait dit à travers la porte: «Ta mère veille sur toi.»
Pour les hommes faits, pour ceux qui se sont courbés déjà aux rudes épreuves de la vie, le souvenir de la patrie est une consolation suprême.
Pour l'enfant, le souvenir de sa mère a la même puissance.
Et le soir, en effet, comme il s'endormait, vaincu par la lassitude, sur son pauvre petit matelas d'un pouce d'épaisseur, il entendit de nouveau à travers la porte cette voix consolatrice qui ajouta: «Ne te désespère pas, tu sortiras bientôt d'ici.»
Le lendemain et les jours suivants la même vie recommença pour le pauvre enfant.
Chaque soir la voix mystérieuse fit battre son coeur d'espérance.
Enfin, le samedi arriva.
A sept heures, les condamnés entrèrent deux par deux dans la grande salle des moulins.
M. Whip marchait à leur tête.
Chaque condamné alla se placer devant sa place habituelle.
Celui qui s'était reposé le dernier, la veille, monta s'accrocher à la barre transversale et posa ses deux pieds sur la palette.
L'autre s'assit au bas de la stalle attendant son quart d'heure.
Puis quand les quatre cylindres furent garnis, les surveillants, perchés sur leurs tabourets, M. Whip fit un signe et les clavettes qui retenaient chaque roue immobile furent enlevées.
Alors les roues tournèrent et le supplice commença.
Les cylindres tournèrent lentement d'abord, puis plus vite, et plus vite encore, et enfin avec une rapidité vertigineuse.
Mais tout à coup un bruit épouvantable se fit; le cylindre auquel Ralph était suspendu s'arrêta brusquement, son arbre d'engrenage craqua et en même temps qu'une grappe humaine était violemment rejetée en arrière, le mur s'écroula.
M. Bardel avait tenu parole à l'homme gris.
Ce fut un tumulte, une épouvante, un pêle-mêle indescriptibles.
Quelques condamnés furent blessés dans leur chute.
Par un bonheur providentiel, Ralph se releva sain et sauf.
Les condamnés poussaient des cris d'épouvante.
Plusieurs avaient abandonné la barre transversale des autres cylindres.
Les ouvriers de la boulangerie étaient sortis en toute hâte, mêlant leurs cris de terreur aux cris des autres condamnés.
Un moment même, les quatre surveillants furent bousculés, et on craignit une révolte.
Mais deux hommes parurent qui rétablirent le calme: le gouverneur et le gardien-chef.
Le gouverneur était aimé presque autant que M. Whip était haï.
M. Bardel était dur, mais il était juste, et on avait pour lui du respect.
Tous deux, par mesure de prudence, firent sortir les condamnés, qu'on interna dans le préau.
Puis on fit venir les architectes de la prison qui se livrèrent à un minutieux examen.
Il fut reconnu que le mur qui venait de s'écrouler était le seul qui ne fût pas solide et que les trois autres cylindres pouvaient tourner longtemps encore sans qu'aucun accident fût à redouter.
Dès lors, on ramena les condamnés au travail et ceux du quatrième cylindre furent répartis dans les trois autres.
M. Whip sollicita comme une faveur de conserver son poste de surveillant, au grand contentement d'un autre qui se trouva, par là, avoir congé.
A deux heures, l'escouade d'ouvriers libres condamnés par le sort à une détention de huit jours, arriva dans la salle.
Il s'agissait de relever le mur et de le reconstruire.
Pendant toute la matinée, les charpentiers avaient démoli le vieux cylindre.
C'était maintenant le tour des maçons.
John Colden était un des premiers.
Il promena un regard sur les trois cylindres qui continuaient à marcher, cherchant des yeux l'enfant qu'il avait vu une fois, car il s'était mêlé à la foule qui, le lundi précédent, avait envahi la cour de police de M. Booth.
Ralph se reposait en ce moment.
Baigné de sueur, pâle, frémissant, il était assis sur l'escabeau que venait de quitter son compagnon de supplice.
John Colden trouva le moyen de s'approcher de lui et de lui dire tout bas:
—Je suis un ami de ta mère.
L'enfant jeta un cri.
Mais déjà John s'était mêlé aux autres ouvriers.
M. Whip tourna la tête, quitta son escabeau et laissa tomber son fouet sur les épaules de Ralph.
Ralph poussa un second cri.
Mais, en ce moment, il aperçut John Colden, qui posait un doigt sur ses lèvres.
L'enfant comprit et se tut.
Et comme le cylindre s'arrêtait, il remonta prendre sa place à la barre.
X
C'était pour ce même samedi que l'homme gris avait donné rendez-vous à M. Bardel, le gardien-chef, à la taverne de la reine.
A sept heures et demie précises, il était à son poste. M. Bardel n'était point venu encore.
Mais un homme arriva avant le gardien-chef, c'était le bon Shoking.
Il jeta un regard rapide autour de lui et aperçut l'homme gris qui buvait tranquillement un verre de grog.
La taverne était déserte en ce moment.
Nous l'avons dit, il n'y avait guère que les guichetiers et les parents des prisonniers qui fréquentassent Queen's-justice.
Or, à sept heures du soir, en hiver surtout, les gardiens ne sortaient plus, et depuis longtemps même le vendredi, les parents des condamnés étaient partis.
Les seules personnes qui pussent encore franchir le seuil de la prison et venir boire chez l'ancien guichetier étaient master Pin, le portier-consigne, et M. Bardel, à qui la situation de gardien-chef créait des priviléges.
Shoking s'approcha donc de l'homme gris en toute sécurité.
Celui-ci le regarda d'un air interrogateur.
—Tout est prêt, dit Shoking.
—Tout?
—Absolument tout. La corde à noeuds est en haut, le cab sera à la porte de la maison.
—Où est Jenny?
—Dans la maison.
—Et Suzannah?
—Suzannah est avec elle.
—A quelle heure le cab viendra-t-il?
—C'est Craven qui l'amènera. A neuf heures précises, il tournera le coin de la rue.
—C'est bien, dit l'homme gris.
Et il tourna les yeux vers la porte, qui s'ouvrait en ce moment.
C'était M. Bardel qui entrait.
M. Bardel salua l'homme gris comme une connaissance banale.
—Hé! monsieur Bardel, lui dit celui-ci, voulez-vous boire un verre de sherry?
—Je préfère un grog, si ça ne vous désoblige point.
Et M. Bardel vint sans affectation s'asseoir à la table de l'homme gris.
Alors celui-ci se mit à lui parler en patois irlandais.
—Que s'est-il passé? demanda-t-il.
—Le mur s'est écroulé, répondit Bardel dans la même langue.
—L'enfant n'a pas été blessé?
—Non.
—Et John Colden est dans la salle du moulin?
—C'est-à-dire qu'il y a travaillé toute l'après-midi.
—C'est là précisément ce que je voulais dire. Avez-vous suivi mes instructions?
—A la lettre.
—Voyons?
—L'ouvrier John Colden est logé dans le même corridor cellulaire que l'enfant.
—Très-bien.
—J'ai fermé les cellules moi-même, tout à l'heure et j'ai glissé un poignard dans la main de John Colden.
—J'espère bien qu'il n'en aura pas besoin.
—Enfin, au lieu de fermer sa cellule, j'ai fait un grand bruit de verrous, mais cette porte est ouverte.
—A merveille!
—Enfin, j'ai éloigné les deux sentinelles du préau, en disant qu'il pleuvait, et qu'il était parfaitement inutile qu'elles montassent la garde à la porte de la prison neuve, où il n'y a personne.
—Et quel est le gardien qui surveillera le corridor?
M. Bardel fronça le sourcil.
—Oh! dit-il, voilà où nous avons du guignon!
—Comment cela?
—Il y a un homme féroce entre les plus féroces dans Bath square. Les condamnés l'ont surnommé monsieur Whip.
—Bon!
—C'était justement le surveillant du quatrième cylindre, et cet homme remplissait ses fonctions avec une joie cruelle.
—Eh bien, puisque le cylindre ne fonctionne plus, il n'a rien à faire.
—Vous vous trompez, reprit M. Bardel. Le misérable, qui se complaît à voir souffrir les prisonniers, s'est chargé de la besogne d'un camarade.
—Ah!
—Et c'est lui qui gardera justement cette nuit le corridor où est l'enfant. Je crois donc que John Colden aura besoin de son poignard.
L'homme gris ne répondit pas sur-le-champ.
—Cet homme prend-il du tabac? dit-il enfin.
—Oui, dit M. Bardel, presque autant que moi. Comme il ne nous est permis de fumer que dehors, nous nous rattrapons sur la tabatière.
Et M. Bardel tira de sa poche une boîte en écorce de bouleau, de celles qu'on appelle queues de rat, à cause sans doute de la lanière de cuir qui s'échappe du couvercle et sert à les ouvrir.
L'homme gris fouilla dans sa houppelande et en retira une tabatière à peu près semblable, avec cette différence qu'elle était à deux compartiments.
—Voilà, dit-il, qui vaut mieux que le poignard que vous avez remis à John Colden.
—Comment cela? fit M. Bardel.
—A quelle heure faites-vous votre ronde?
—Entre neuf et dix.
—Vous la ferez à neuf heures précises, ce soir.
—Soit.
—Prenez cette tabatière et remarquez qu'elle a deux fonds et s'ouvre par conséquent des deux côtés.
—Je vois bien cela.
—Une des queues de rat a un noeud, n'est-ce pas?
—Oui.
—C'est le compartiment que vous ouvrirez en passant auprès de M. Whip.
—Et je lui offrirai une prise?
—Précisément.
—Je comprends, fit M. Bardel; ce tabac contient un narcotique.
—Oui, dit l'homme gris. Maintenant, voulez-vous savoir comment John et l'enfant sortiront de la nouvelle prison?
—J'avoue que je n'en ai aucune idée.
—Eh bien! dit l'homme gris, sortez le premier d'ici.
—Bon.
—Attendez-moi au coin de la rue. J'y serai dans dix minutes.
M. Bardel sortit.
L'homme gris échangea encore quelques mots avec Shoking, puis tous deux quittèrent à leur tour Queen's justice.
La nuit était noire, le brouillard épais et les réverbères étaient sans rayonnement.
On eût dit des charbons à demi couverts de cendres.
M. Bardel s'était effacé sous le porche d'une maison.
—Venez, lui dit l'homme gris, en le rejoignant.
Les rues qui entourent Cold Bath field sont étroites, tortueuses et bordées de maisons assez élevées.
C'est un des quartiers du vieux Londres, car dans le Londres nouveau les maisons sont basses.
L'homme gris, suivi de M. Bardel et de Shoking, contourna le mur d'enceinte de la prison, entra dans une de ces ruelles et s'arrêta devant une porte bâtarde qui s'ouvrait sur une allée noire.
Alors M. Bardel, levant la tête, vit une maison haute de quatre étages, dont les fenêtres devaient dominer le préau de la nouvelle prison.
—Venez, répéta l'homme gris, en l'entraînant dans l'allée noire, au bout de laquelle il y avait un escalier tournant, à marches humides et glissantes, avec une corde en guise de rampe, venez, répéta-t-il, je vais vous démontrer que nous n'avons pas besoin de la clef de master Pin.
XI
L'homme gris, M. Bardel et Shoking qui les suivait montèrent tout en haut de la maison dans laquelle on n'entendait pas le moindre bruit, du reste, et qui paraissait tout à fait inhabité.
Arrivés en haut de l'escalier, l'homme gris poussa une porte devant lui.
Alors la lueur d'une chandelle frappa M. Bardel au visage.
Il était sur le seuil d'un pauvre logis comme en ont les ouvriers anglais, un véritable galetas à peine garni des meubles les plus indispensables.
Deux femmes s'y trouvaient.
Deux femmes dont la beauté contrastait étrangement avec l'aspect hideux du lieu,—Suzannah et Jenny l'Irlandaise.
Jenny que l'homme gris avait amenée là, en lui disant.
—C'est ce soir que vous reverrez votre fils.
Une chandelle brûlait sur la table et la fenêtre était garnie de volets à l'extérieur.
L'homme gris commença par souffler la chandelle, puis il ouvrit les volets et appela M. Bardel en lui disant:
—Regardez!
M. Bardel se pencha en dehors.
—Le brouillard est si épais, dit-il, que je ne vois qu'imparfaitement. Cependant il me semble que c'est là le préau de la nouvelle prison.
—Justement.
—Nous en sommes séparés par la largeur de la rue.
—Et l'épaisseur du mur de ronde, ajouta l'homme gris.
M. Bardel ne comprenait guère pourquoi le chef fenian l'avait amené là.
—Voyons, reprit l'homme gris, écoutez-moi bien.
—Parlez, dit M. Bardel.
—Nous sommes à soixante pieds de hauteur... n'est-ce pas?
—Environ.
—Supposez que vous ou John Golden, tenant l'enfant par la main, vous arriviez dans le préau de la nouvelle prison.
—Bon?
—Et que moi, d'ici, je vous lance une corde à noeuds dont je fixerai l'extrémité à cette fenêtre. Cette corde passe par-dessus le mur et l'autre Bout vient tomber à vos pieds. Alors John Colden prend l'enfant sur son dos et grimpe après la corde à noeuds.
—Avez-vous donc cette corde?
—La voilà.
Et l'homme gris poussa du pied un cordage enroulé qui gisait dans un coin du galetas et qui était de l'épaisseur d'un câble de navire, avec des noeuds qui se succédaient à la distance d'un pied et demi.
—C'est bien simple, dit M. Bardel en souriant, et pourtant cette idée ne me serait jamais venue.
—Pas plus que celle de la tabatière?
—Non plus.
—Mais, dit M. Bardel, comme nous n'avons pas de temps à perdre, autant vaut-il tout régler tout de suite.
—C'est mon avis.
—L'effet du tabac sera-t-il long à se produire?
—Quelques minutes à peine.
—Et M. Whip s'endormira?
—Sur-le-champ.
—Le reste, quant à l'évasion, est facile: poursuivit M. Bardel, puisque j'ai éloigné les sentinelles du préau neuf. Il faudrait un hasard comme je n'en puis prévoir pour nous empêcher d'y arriver.
—Quel serait ce hasard? demanda l'homme gris.
—Je ne sais pas... un gardien attardé... le directeur faisant une ronde extraordinaire...
—Après?
—Donc, poursuivit M. Bardel, nous arriverons dans le préau.
—Eh bien?
—Seulement, je crois que je ferai bien de suivre John Colden et l'enfant jusqu'ici.
Pourquoi donc?
—Mais parce que demain on s'apercevra de l'évasion.
—Naturellement.
—Que seul j'ai une clé du premier préau, la nuit.
—Soit.
—Et que ma complicité sera évidente.
—Ah! vous croyez? fit l'homme gris en souriant.
—D'autant plus évidente, ajouta M. Bardel, que M. Whip, mon collègue, ne manquera pas de m'accuser et de dire que je l'ai endormi avec une prise de tabac.
Or, dit encore M. Bardel, vous commandez, j'obéis; tout pour l'Irlande et par l'Irlande, mais il est probable que je puis servir notre cause plus longtemps, et autant vaut que je prenne la fuite, au lieu de me laisser envoyer à Mil-Bank et passer ensuite en cour d'assises.
—Tout ce que vous dites-là, mon cher M. Bardel, dit froidement l'homme gris, est plein de sens, mais parfaitement inutile.
—Inutile!
Et M. Bardel fit un pas en arrière.
—Sans doute.
—L'Irlande n'aura plus besoin de moi?
—Au contraire.
—Alors comment pourrai-je la servir quand on m'aura envoyé à Botany-Bay?
—Vous n'irez pas.
—Ah!
—Et vous resterez à Cold Bath field, où vous nous serez bien plus utile.
—Comme prisonnier, alors?
—Non, comme gardien-chef.
M. Bardel, stupéfait, regardait l'homme gris. Celui-ci reprit:
—Vous allez voir que c'est encore bien simple.
—De rester comme gardien-chef après avoir favorisé l'évasion d'un prisonnier?
—Mon Dieu, oui!
—Mais, comment?
—Vous serez la dernière personne qu'on soupçonnera.
—Moi!
—Sans doute.
—Mais la clef?
—On vous l'aura volée.
—Et la prise de tabac?
—Vous en aurez été victime comme M. Whip.
—Comment?
—Oh! de la façon la plus naturelle. M. Whip endormi, vous aiderez à la fuite de John Colden et de l'enfant.
—Bon!
—Puis vous rentrerez tranquillement dans la vieille prison, vous prendrez à votre tour une prise du même tabac et vous vous endormirez dans le même corridor que M. Whip.
—Ah! s'écria M. Bardel, vous aviez raison, c'est aussi simple que possible, mais je n'y aurais jamais pensé.
—Ce qui fait, ajouta l'homme gris, que demain, ce n'est ni vous, ni M. Whip qu'on accusera, mais le marchand qui vous a vendu votre tabac. Où le prenez-vous d'ordinaire?
—A Queen's tavern.
—A merveille! le land lord est déjà mal noté.
Puis l'homme gris ajouta:
—A présent, ne perdons pas de temps, M. Bardel, retournez à Cold Bath field. Nous n'avons plus qu'une heure devant nous.
Et se retournant vers Jenny qui pleurait silencieusement de joie:
—Le moment approche, lui dit-il, où votre fils vous sera rendu. Ne pleurez plus et croyez?
XII
M. Whip, l'homme-fouet, avait passé la soirée à martyriser le petit Irlandais.
Ralph était un enfant, c'était un titre à la haine de la bête fauve.
Dans la salle du tread-mill, quand Ralph avait poussé un cri, M. Whip avait deviné qu'il venait de reconnaître quelqu'un parmi les ouvriers.
Aussi lorsque le petit Irlandais, son quart d'heure fait, descendit du cylindre sur l'escabeau, M. Whip le fit-il venir près de lui.
Quand M. Whip appelait un condamné et lui enjoignait de s'approcher de son tabouret, sur lequel il trônait comme un tyran, toute la salle avait la chair de poule: on savait que l'homme-fouet allait se refaire un peu la main.
Ralph s'était donc approché.
Mais l'enfant ne tremblait pas. Il avait même la tête haute et son regard limpide et fier brava l'oeil féroce de M. Whip.
Celui-ci le questionna, le menaça, leva son fouet.
A toutes ses demandes, l'enfant fit la même réponse:
—Je ne sais pas.
M. Whip, furieux, lui appliqua une demi-douzaine de coups de fouet et le renvoya au cylindre.
Cela avait duré jusqu'au soir, ou plutôt jusqu'au moment où M. Bardel, le gardien-chef, entré inopinément dans la salle du tread-mill, et témoin des brutalités de M. Whip, lui en avait fait des reproches et n'avait pu s'empêcher de laisser tomber sur Ralph un regard de compassion.
Ce regard avait exaspéré M. Whip.
D'ailleurs, il y avait longtemps que l'homme-fouet en voulait à M. Bardel.
—Celui-ci lui avait souvent reproché sa férocité et avait même adressé des plaintes au directeur qui, deux fois, avait puni M. Whip.
Néanmoins, M. Bardel n'avait pas osé suspendre l'homme-fouet de son service ce soir-là, et il l'avait laissé dans ce corridor où on avait logé en cellule les ouvriers libres et les condamnés les plus jeunes, parmi lesquels se trouvait Ralph.
Les gardiens se relevaient de deux en deux heures pendant le jour et de quatre heures en quatre heures pendant la nuit.
De six à huit heures, M. Whip était allé dîner à la cantine des gardiens, juste au moment où M. Bardel enfermait les condamnés, glissait un poignard à John Colden et laissait ouvertes la cellule de ce dernier et celle de Ralph.
Seulement, le gardien-chef savait que M. Whip devait reprendre le service de huit heures à minuit.
M. Whip n'était pas plus aimé des autres gardiens qu'il ne l'était des condamnés, à une exception près cependant.
Le proverbe «Qui se ressemble s'assemble» est de tous les pays.
Or, il y avait à Gold Bath field un autre gardien, habituellement employé dans la salle des cordages, qui ne le cédait guère en procédés à M. Whip.
Ce gardien se nommait Jonathan.
C'était le seul qui aimât M. Whip et le comprit.
A l'heure des repas, ils s'asseyaient à côté l'un de l'autre. Si leur sortie tombait le même jour, on les voyait visiter ensemble les public-houses du quartier.
Jonathan et M. Whip haïssaient cordialement M. Bardel, qu'ils trouvaient trop doux.
Ce soir-là donc, la même table les ayant réunis comme à l'ordinaire, Jonathan et M. Whip, tout en prenant leur repas, se mirent à dire du mal de M. Bardel.
Jonathan se pencha à l'oreille de son acolyte et lui dit:
—Vous seriez mieux à sa place que lui, mon cher Whip. Parlez-moi d'un homme comme vous pour gardien-chef.
—Heu! fit modestement M. Whip, je saurais mieux remplir mes fonctions toujours.
—Je le crois sans peine, mon cher.
—Mais le directeur est entiché de M. Bardel.
—Il a tort, dit Jonathan.
—C'est mon avis.
—D'autant plus tort que M. Bardel néglige beaucoup son service depuis quelque temps.
—Ah! vous croyez?
—Il songerait même à faire évader quelque prisonnier que cela ne m'étonnerait pas.
M. Whip tressaillit à ces mots et ses yeux brillèrent.
—Qui vous fait parler ainsi? dit-il.
—Depuis deux ou trois jours, M. Bardel sort très-souvent.
—Ah!
—Deux ou trois fois par jour quelquefois.
—Vous croyez?
—Et il est à Queen's-justice.
—Chez notre ancien collègue destitué?
—Justement. Et, ajouta Jonathan, je l'y ai vu, hier, en conférence avec un homme dont la mine ne me plaît pas.
—Vraiment?
Jonathan baissa encore la voix.
—Avez-vous entendu parler des fenians?
—Pardieu! fit M. Whip.
—M. Bardel aurait des relations avec eux que ça ne m'étonnerait pas. Je suis même certain qu'à cette heure-ci, il est hors de la prison.
—Oh! pour cela non, dit M. Whip, il enferme les condamnés du moulin.
—Je vous gage que cette besogne accomplie, il sortira.
M. Whip murmura:
—Je regrette d'avoir pris le service de Burty, mon collègue.
—Pourquoi?
—Parce que j'aurais volontiers suivi M. Bardel, au cas où il se fera ouvrir de nouveau la grille de master Pin.
—Mon cher Whip, répondit Jonathan, nous sommes de vieux amis et il n'est rien que je ne fasse pour vous.
—Que voulez-vous dire?
—Je quitte mon service à l'instant.
—Ah!
—Et je n'ai rien à faire jusqu'à minuit; s'il vous plaît de sortir, je prendrai volontiers votre service.
—Je ne demande pas mieux, dit M. Whip, ce que vous venez de me dire m'intrigue au plus haut point; seulement, attendez que M. Bardel m'ait remis le service et puis vous viendrez me remplacer.
—Comme vous voudrez.
Le programme de M. Whip fut exécuté à la lettre.
L'homme-fouet alla s'installer dans le corridor et rencontra M. Bardel, qui lui dit:
—Je sors un moment, j'ai deux mots à dire à master Pin, je ferai ma ronde à neuf heures.
Et M. Bardel s'en alla au rendez-vous que lui avait donné l'homme gris dans la taverne de la reine.
Dix minutes après, Jonathan arriva et remplaça M. Whip. Alors celui-ci sortit et grâce à sa clef passe-partout qui ouvrait toutes les portes intérieures de la prison, il arriva jusqu'à la grille de master Pin.
Là, il prit une mine un peu effarée.
—Est-ce que M. Bardel n'est pas là? dit-il.
—Non, répondit M. Pin, il doit être à Queen's tavern.
—Il faut que je lui parle pour le service, dit M. Whip.
Le portier-consigne lui ouvrit sans difficulté.
L'homme-fouet se dirigea vers la taverne, mais au lieu d'entrer, il demeura en dehors et colla son visage aux vitres que ne recouvraient qu'imparfaitement des rideaux rouges.
Il aperçut alors M. Bardel en conférence mystérieuse avec l'homme gris.
Cela lui parut louche.
Au bout de quelques minutes, M. Bardel sortit.
M. Whip s'effaça de son mieux et le gardien-chef passa sans le voir.
Au lieu de rentrer dans la prison, le gardien-chef, on le sait, contourna le mur d'enceinte et alla attendre l'homme gris.
Puis celui-ci sortit à son tour de la taverne, suivi par Shoking.
Et ni lui, ni son compagnon, ni M. Bardel ne s'aperçurent que M. Whip les suivait.
XIII
Monsieur Whip était, du reste, un homme prudent.
Il ne s'amusa point à suivre les trois personnages de trop près.
Rasant les murs, dissimulé le plus possible dans le brouillard, il dut s'arrêter à distance et les vit entrer dans la maison à trois étages qui faisait vis-à-vis à la nouvelle prison.
—Où diable vont-ils? se demandait l'homme-fouet.
Il se garda bien de les suivre à l'intérieur de cette maison, mais il demeura au dehors, collé contre le mur d'enceinte, les yeux fixés contre les fenêtres qui paraissaient sans lumière.
Cependant, à force de regarder, il crut s'apercevoir qu'un filet de clarté passait au travers de l'une d'elles.
M. Whip en conclut que cette fenêtre avait des volets intérieurs et que ces volets étaient fermés.
Ce gardien féroce était patient à ses heures.
Il attendit.
Peu après, le filet de lumière s'éteignit.
Puis un bruit se fit dans l'air.
C'était la fenêtre qui s'ouvrait.
Il avait des yeux de lynx, ce M. Whip. En dépit de la nuit et du brouillard, il vit deux têtes apparaître à cette croisée et il en conclut sur-le-champ que l'une de ces deux têtes était celle de M. Bardel.
La voix monte, mais elle ne descend pas.
Évidemment les deux têtes causaient, mais ce qu'elles disaient ne pouvait pas parvenir aux oreilles de M. Whip.
Seulement, mis en éveil sans doute par les paroles de M. Jonathan, son collègue, M. Whip devina ce que M. Jonathan n'avait pas deviné, c'est qu'il pourrait bien être question d'une évasion.
Et il fit des efforts prodigieux pour comprendre, pour deviner ce que les deux têtes pouvaient se dire.
Le brouillard a quelquefois une sonorité merveilleuse.
Par un temps clair il eût été impossible d'entendre d'en bas ce que les deux têtes chuchotaient.
Le brouillard aidant, M. Whip entendit un sourd murmure, un bourdonnement dont il ne pouvait saisir le sens, mais qui lui paraissait cacher d'importantes confidences.
Enfin un mot, un seul, lui arriva distinct.
Mais ce mot fut une révélation.
C'était le mot de corde.
M. Whip eut un battement de coeur.
Du moment où on avait parlé de corde, c'est qu'il s'agissait d'une évasion.
Et s'il en était ainsi, c'est que M. Bardel allait être complice de cette évasion.
Dès lors, M. Whip n'avait plus besoin de rien savoir. Son imagination allait suppléer à tout.
Il se glissa le long du mur, se rapetissa, s'éloigna pas à pas d'abord, puis en courant, et M. Bardel n'était pas encore sorti de la maison mystérieuse que M. Whip entrait dans la prison.
M. Pin, en lui ouvrant, ne lui avait fait aucune question.
M. Pin, du reste, était l'homme le moins curieux qu'il y eût au monde.
Il ouvrait et fermait la grille et ne s'occupait jamais du service intérieur de la prison.
En chemin, M. Whip agita dans sa pensée la question de savoir ce qu'il ferait.
Irait-il trouver le gouverneur de la prison et dénoncerait-il M. Bardel?
Il y songea d'abord, mais il renonça à ce moyen presque sur-le-champ.
La prudence lui dit aussitôt que s'il voulait perdre M. Bardel et lui succéder dans le poste de gardien-chef, il fallait pour cela qu'il le surprit en flagrant délit.
Donc M. Whip rejoignit Jonathan.
Jonathan était enveloppé dans son manteau et s'était assis dans une espèce de guérite destinée aux surveillants, à l'extrémité de ce corridor sur lequel ouvraient les cellules des condamnés.
M. Whip avait aux lèvres un sourire mystérieux.
—Eh bien! lui dit Jonathan.
—Vous aviez raison, mon cher.
—Bardel a des intelligences au dehors?
—Oui.
—Avec qui?
—Je ne sais pas. Mais, très-certainement, il cherche à faire évader un prisonnier.
—Ah! ah!
Et Jonathan prit à son tour un air mystérieux.
—Quel est ce prisonnier? poursuivit M. Whip. Je l'ignore.
—Et moi, dit Jonathan, je pourrai bien le savoir.
M. Whip recula et regarda son collègue.
—Vous? fit-il.
—C'est bien M. Bardel qui a fermé les cellules? reprit le gardien Jonathan.
—Oui.
—Eh bien! il en est une qu'il a laissée ouverte.
—Laquelle?
—Le numéro 16. Venez voir.
Le coeur de M. Whip bondit dans sa poitrine.
—C'est celle du petit Irlandais, dit-il.
—Justement. Je vous disais bien qu'il y avait du fenianisme là-dessous.
Jonathan conduisit M. Whip à la cellule numéro 16, et lui démontra, sans le moindre bruit, que la serrure était ouverte et le verrou non poussé.
—Jonathan, dit M. Whip, en lui pressant vivement la main, écoutez-moi bien.
—Parlez.
—Vous allez rester ici.
—Bien.
—M. Bardel viendra à neuf heures.
—C'est probable.
—Il vous demandera pourquoi vous m'avez remplacé; vous lui direz que j'étais malade.
—Très-bien.
—Il se défie certainement plus de moi que de vous, et il se trouvera enchanté de la substitution.
—Vous croyez?
—Puis il vous éloignera sous un prétexte quelconque.
—Et alors que ferai-je?
—Vous tâcherez de gagner, le préau et de vous y cacher.
—Après?
—Je n'ai pas le temps de vous expliquer tout cela en détail mais je suis sûr que M. Bardel conduira le petit Irlandais dans le préau.
—Ah!
—Et qu'il lui ouvrira la porte de la nouvelle prison. Alors vous le suivrez et vous mettrez à crier au secours; j'aurai prévenu les sentinelles, nous accourrons et nous le prendrons en flagrant délit.
—Vous êtes un homme de génie, mon cher Whip, dit Jonathan.
M. Whip longea le corridor, ouvrit la porte du préau, la referma sur lui et disparut.
Il était temps, car cinq minutes après, M. Bardel parut à son tour, couvert de son manteau de nuit, un trousseau de clés à la ceinture et sa lanterne sourde à la main.
Jonathan s'était assis dans sa guérite.
M. Bardel dirigea vers lui la clarté de sa lanterne et tressaillit en reconnaissant qu'il n'avait plus à faire à M. Whip.
—Qu'est-ce que cela? dit-il en s'approchant.
—Excusez Whip, dit Jonathan, il était malade.
—Pourquoi ne me l'a-t-il pas dit? fit sévèrement M. Bardel.
—Il craignait d'être grondé. Pendant que nous dînions, il m'a demandé de le remplacer.
—Il a eu tort, dit sèchement M. Bardel, car vous êtes un mauvais gardien de nuit.
—Pourquoi cela?
—Mais parce que vous vous endormez facilement. Tenez, vous avez les yeux déjà à demi fermés...
—Oh! par exemple!
M. Bardel posa sa lanterne à terre, prit sa tabatière et prit brusquement une prise.
—Tenez, dit-il à Jonathan, faites comme moi, cela vous réveillera.
Et il lui tendit sa tabatière, qu'il avait prestement retournée et dans laquelle Jonathan introduisit ses doigts sans défiance.
XIV
L'homme gris avait donné la tabatière à M. Bardel, en vue du terrible M. Whip, et c'était le cauteleux Jonathan qui y plongeait les doigts.
Mais, aux yeux de M. Bardel, le résultat était le même, puisque c'était M. Jonathan qui remplaçait M. Whip dans la surveillance du corridor.
Jonathan aspira le tabac avec une volupté sans égale.
—Fameux, dit-il, fameux, monsieur Bardel.
—Vous le trouvez bon?
—Excellent, où le prenez-vous?
M. Bardel se mit à rire:
—Mais, mon cher, dit-il, comme on voit bien que vous êtes un mauvais gardien de nuit.
—Pourquoi donc?
—Parce que le sommeil vous gagne tout de suite au point que vous prenez le premier tabac venu, du moment où il vous pique un peu le nez, pour du tabac supérieur.
—Ouais! fit Jonathan.
—C'est du tabac ordinaire, poursuivit M. Bardel, très-ordinaire, à telle enseigne que c'est le landlord de Queen's-justice qui nous le vend.
Et M. Bardel ouvrit de nouveau la tabatière qu'il retourna lestement dans ses doigts et prit une autre prise qu'il aspira avec une lenteur complaisante.
Puis, regardant Jonathan:
—Allons, tâchez de ne pas vous endormir, je reviendrai entre onze heures et minuit.
Et M. Bardel s'en alla, au grand étonnement de Jonathan, qui se disait:
—Les choses ne se passent nullement comme l'avait prédit M. Whip.
Au lieu de m'éloigner sous un prétexte quelconque, c'est M. Bardel, au contraire, qui s'en va.
Et Jonathan se mit à arpenter le corridor d'un pas régulier et monotone, se disant encore:
—M. Whip va revenir, je suppose, quand il n'entendra point parler de moi, et je lui rendrai sa place; car je crois bien que notre haine pour Bardel nous a donné beaucoup d'imagination ce soir.
Là-dessus, M. Jonathan s'avoua qu'il y avait vingt ans passés que M. Bardel était gardien-chef dans Bath square, et qu'il était bien difficile d'admettre, sans une excessive bonne volonté, qu'il faisait métier de faire évader des prisonniers.
Et le gardien murmura:
—Je crois que Whip et moi, nous avions bu un verre de gin de trop, ce soir.
Tout en rendant peu à peu son estime à M. Bardel, Jonathan continuait à se promener; mais un singulier phénomène commençait à se produire en lui.
Il avait froid, et il avait multiplié par deux fois déjà les plis de son manteau autour de son cou.
Il avait froid au point qu'il se dit:
—Je gage qu'on a laissé éteindre le calorifère!
Car, il faut bien le dire, si l'Angleterre est impitoyable pour les voleurs, si elle les punit cruellement, elle n'abandonne pas complétement ses principes de confortable.
Les corridors, les cellules sont chauffés par un calorifère, et les murs sont peints au vernis.
M. Jonathan avait donc si froid, qu'il crut qu'on avait laissé éteindre le calorifère.
—Il y a des courants ici, murmura-t-iL
Et il gagna une sorte de guérite qui se trouvait à l'un des bouts du corridor et dans laquelle le gardien de nuit avait licence de se reposer et de s'asseoir.
Le narcotique absorbé dans la prise de tabac, agissait, comme on le pense bien.
Une fois assis, Jonathan eut encore plus froid. Il voulut se relever, mais il lui sembla que ses jambes étaient engourdies.
En même temps, il éprouva un violent mal à la tête et ses yeux se fermèrent.
—Ah ça qu'est-ce que j'ai donc? murmura-t-il.
Il essaya de secouer la torpeur, qui l'envahissait par tout le corps et ne put y parvenir.
Il voulut crier, appeler au secours, et sa voix ne put se faire jour à travers sa gorge crispée.
Enfin par un dernier et suprême effort, il parvint à ressortir de sa guérite et il voulut se traîner vers cette porte du corridor derrière laquelle, il le supposait, se tenait sans doute M. Whip.
Il fit deux ou trois pas, trébucha et tomba de son haut sur le sol.
La léthargie avait triomphé, et quelques secondes après, on n'entendit plus dans le corridor qu'un ronflement sonore.
Alors la porte du corridor se rouvrit.
Mais ce n'était point M. Whip qui entra.
Ce fut M. Bardel.
M. Bardel était armé de sa lanterne sourde.
Il vint auprès de Jonathan et l'appela.
Jonathan dormait et ne répondit pas.
Il le poussa du pied et ne rencontra qu'une masse inerte.
—Il a son compte, pensa le gardien-chef.
Alors il se dirigea d'abord vers la cellule occupée par John Colden.
L'Irlandais, comme on le pense bien, ne dormait pas.
M. Bardel poussa la porte de la cellule, qui n'était pas fermée, et il l'appela, dans cette langue des côtes d'Irlande que les Anglais ne comprennent pas.
John Colden se glissa hors de la cellule.
—As-tu ton poignard? fit M. Bardel.
—Oui.
—Eh bien! le moment est venu.
—Je suis prêt. Allons.
Ils passèrent auprès de Jonathan et John Colden tressaillit.
Est-ce que vous l'avez tué? dit-il.
—Non, il dort. Il a pris un narcotique.
—Ah!
M. Bardel poussa la porte de la cellule du petit Irlandais.
L'enfant, brisé de lassitude, dormait profondément.
Un moment le frère de Suzannah et le gardien-chef s'arrêtèrent à le contempler.
—Comme il dort bien! dit John.
—Il dormira mieux encore dans une heure, quand il sera dans les bras de sa mère, répondit M. Bardel avec émotion.
Et il secoua doucement l'enfant.
Le gardien-chef n'avait plus un visage farouche; il avait un sourire paternel aux lèvres, et l'enfant ouvrant les yeux lui dit:
—Ah! c'est vous, n'est-ce pas, qui parliez par la porte chaque soir!
—Oui, dit M. Bardel.
—Et qui me parliez de ma mère...
M. Bardel posa un doigt sur ses lèvres.
—Chut! dit-il, lève-toi et viens avec nous.
L'enfant ne se le fit pas répéter. Il s'habilla sans mot dire et sans même demander où il allait.
Alors John et M. Bardel le prirent par la main et lui recommandèrent de marcher sans bruit.
Quand ils furent au bout du corridor, M. Bardel ouvrit la porte qui donnait sur le préau, et il éteignit sa lanterne.
Un silence profond régnait dans le préau et l'obscurité était complète.
M. Bardel marchait le premier.
John Colden donnait toujours la main à l'enfant, à qui il n'osait parler de sa mère, de peur qu'un cri de joie ne lui échappât.
Le préau de la vieille prison était séparé du préau de la prison nouvelle et encore inhabitée, par une porte dont M. Bardel avait la clef.
Cette porte s'ouvrit donc comme l'autre.
—Où allons-nous? demanda alors tout bas John Colden.
—Lève les yeux, dit M. Bardel.
—Bien.
—Vois-tu ma maison de l'autre côté du mur?
—Oui.
—Et une fenêtre ouverte?
—Oui.
—Eh bien! il y a une corde qui pend de cette fenêtre dans le préau. Une corde à noeuds...
John Colden et M. Bardel, conduisant l'enfant, s'approchèrent encore.
Mais soudain, M. Bardel étouffa un cri.
Un homme était assis au pied du mur et tenait un bout de la corde dans ses mains.
Et cet homme se dressa devant M. Bardel dont les cheveux se hérissèrent, en lui disant:
—Ah! ah! je vous prends donc en flagrant délit de trahison?
M. Bardel, frissonnant, avait reconnu la voix de M. Whip, le féroce gardien du tread-mill.
XV
M. Whip était d'autant plus calme qu'il ne doutait pas un seul instant que son ami Jonathan ne marchât derrière M. Bardel et ne fût prêt à lui porter secours.
M. Bardel, lui, avait été un moment épouvanté, non pour lui, mais pour l'enfant qu'il croyait sauvé et qui allait être certainement ramené en prison.
Mais il n'avait pas tardé à reprendre son sang-froid.
—Hé! hé! lui dit M. Whip, nous favorisons donc les évasions, cher ami, nous éloignons les sentinelles... nous nous faisons jeter des cordes par les maisons voisines; heureusement que ce bon M. Whip est là... et que...
M. Whip n'eut pas le temps d'en dire davantage.
M. Bardel, qui était robuste, se jeta sur lui et le saisit à la gorge, disant:
—Tais-toi, misérable, tais-toi!
—A moi, Jonathan, à moi! hurla M. Whip d'une voix étouffée.
John Colden s'était rué sur lui à son tour.
—Frappe, frappe! disait M. Bardel et Dieu sauve l'Irlande!
M. Bardel était robuste, John Colden était une manière de géant.
Néanmoins M. Whip fit une résistance désespérée.
La grande préoccupation du gardien-chef et de John Colden était moins de le terrasser que de l'empêcher de crier, car au moindre bruit on pourrait accourir, et alors tout était perdu.
De telle façon que M. Bardel, qui le serrait à la gorge, ne songea point à lui prendre les bras, et oublia que M. Whip portait toujours sur lui un poignard, avec l'autorisation du gouverneur, depuis un certain jour où une révolte avait éclaté dans le tread-mill et où on avait voulu l'assassiner.
A demi étranglé, M. Whip eut cependant l'énergie de tirer son poignard avec un de ses bras demeuré libre.
—Frappe! répétait M. Bardel à John Colden.
Mais, en ce moment l'Irlandais jeta un cri étouffé.
M. Whip l'avait prévenu en frappant le premier.
—Ah! canaille! murmura John Colden, qui eut la force de riposter.
Cette fois M. Whip ne cria plus, ne se débattit plus.
M. Bardel, qui le serrait toujours à la gorge, le sentit s'affaisser lourdement dans ses bras.
Le poignard de John Colden l'avait frappé au coeur.
—Je crois qu'il a son compte, murmura l'Irlandais.
En effet, M. Bardel desserra les bras et M. Whip tomba sur le sol et s'y allongea comme une masse inerte. Le gardien féroce était mort.
Seul et frémissant, l'enfant était demeuré spectateur muet de cette lutte.
M. Bardel le prit dans ses bras:
—Mon enfant, dit-il, tu es sauvé! tu vas revoir ta mère!...
—Allons, John, poursuivit-il, prends-le sur tes épaules et file.
En même temps, il pesait sur la corde pour la tendre.
Le brouillard était devenu si épais qu'on ne voyait plus ni la fenêtre, ni même la maison.
Cette corde qui était le salut de Ralph semblait pendre du ciel.
John prit l'enfant et le chargea sur ses épaules.
—Tiens-toi bien à mon cou, dit-il.
M. Bardel le lui plaça à califourchon sur les épaules, et l'intelligent petit être passa les bras autour du cou.
Alors John voulut saisir la corde et commencer son ascension.
Mais soudain les forces lui manquèrent, les mains qui serraient la corde se détendirent, un cri sourd lui échappa et il s'affaissa à son tour sur le sol:
—Moi aussi, dit-il, je crois que j'ai mon compte.
Le poignard de M. Whip avait pénétré dans la cuisse de John un peu au-dessous du bas-ventre, et John perdait beaucoup de sang.
Ce fut un moment terrible.
Un moment qui parut à M. Bardel avoir la durée d'un siècle.
Qui donc allait sauver l'enfant?
Ralph, qui était tombé avec John Colden, venait de se relever.
M. Bardel le prit à son tour et lui dit:
—Tiens-toi bien, je vais essayer de te monter, moi.
Le gardien-chef était déjà vieux. Il était lourd et manquait de cette élasticité de membres qui est le privilége de la jeunesse.
Il essaya de grimper après la corde, tandis que John Colden, qui s'était relevé sur un genou, murmurait:
—Sauvez l'enfant, et tout ira bien!
Mais M. Bardel ne parvenait pas s'enlever de terre et la corde menaçait de casser sous son poids.
Tout à coup une voix se fit entendre dans les airs au-dessus de sa tête:
—Lâchez tout! disait-elle.
M. Bardel, tenant toujours l'enfant, retomba sur ses pieds et leva les yeux.
Un homme se laissa glisser en ce moment le long de la corde, et vint dégringoler auprès de M. Bardel.
C'était l'homme gris.
Il vit M. Whip qui n'était plus qu'un cadavre, et il vit John Colden qui perdait tout son sang; il devina ce qui s'était passé.
—J'ai entendu le bruit d'une lutte, dit-il, et je suis descendu. Où est l'enfant?
—Le voilà, répondit M. Bardel.
—Où es-tu blessé? continua l'homme gris en se penchant sur John Colden.
—Là...
—Te sens-tu bien faible?
—Oh! oui... je crois que je vais mourir... mais qu'importe! sauvez l'enfant, dit le courageux Irlandais.
L'homme gris avait tout son sang-froid.
—Il ne s'agit pas de perdre la tête, dit-il, mais il faut les sauver tous les deux.
La corde était assez longue pour que l'homme gris pût l'enrouler autour des reins de John Colden.
—Écoute bien, dit-il; je vais remonter, emportant l'enfant.
Quand j'aurai atteint la fenêtre et mis l'enfant en sûreté, Shoking et moi nous tirerons la corde après nous et nous te hisserons à ton tour.
Puis s'adressant à M. Bardel:
—Quant à vous, faites ce qui est convenu; ce n'est pas cet homme qui vous trahira, puisqu'il est mort.
Et il poussa du pied le cadavre de M. Whip.
—Retournez dans le corridor de la prison, acheva l'homme gris, prenez une prise du tabac que je vous ai donné, et endormez-vous; on ne songera pas à vous accuser.
M. Bardel fit un signe de tête affirmatif.
Alors l'homme gris prit l'enfant, lui recommanda de se bien tenir, et, avec une souplesse et une agilité toute féline, il se mit à grimper après la corde, et John et M. Bafdel le virent monter et disparaître dans le brouillard.
L'enfant était sauvé!
—Allez-vous-en! dit alors John d'une voix faible.
—Adieu... au revoir, plutôt, dit M. Bardel d'une vois émue.
Et il serra la main de John.
—Je crois bien que je suis blessé à mort, dit l'Irlandais, mais je meurs pour la bonne cause...
M. Bardel s'en alla et regagna la porte du préau de la vieille prison.
Pendant ce temps, l'homme gris avait atteint l'entablement de la croisée.
John Colden le comprit, car la corde se détendit tout coup.
Puis elle se tendit de nouveau et l'Irlandais se sentit enlevé de terre.
Mais soudain, le malheureux jeta un cri et retomba sur le sol.
La corde s'était cassée sous le poids de son corps.
—Allons! murmura le fils de l'Irlande, je savais bien qu'il fallait mourir.
Si je guéris de ma blessure, je ne guérirai pas de la cravate que Calcraff, le bourreau de Newgate, me passera autour du cou.
Et résigné, John Colden demeura étendu sur la terre qu'il avait arrosée de son sang.
Et comme ses forces étaient épuisées, il ferma les yeux et murmura:
—Qu'importe la mort de John Colden? l'enfant est sauvé, Dieu protège l'Irlande!
XVI
Six heures du matin venaient de sonner.
C'est l'heure réglementaire où on éveille les prisonniers, et une cloche placée au centre de Bath square se fit aussitôt entendre.
Classés par pénalités, les prisonniers du Cold Bath field ont une administration différente, dans chaque catégorie.
Les condamnés au moulin, qui occupent le centre de la prison, sont pour ainsi dire retranchés dans une espèce de forteresse où les autres condamnés ne pénètrent pas.
Le moulin à son personnel, ses gardiens; il est une prison dans une autre prison.
Le matin, c'est le moulin qui se fait entendre le premier.
Quand son tic-tac monotone et sinistre commence à retentir, les charpentiers et les forgerons se mettent à l'oeuvre et on distribue de l'étoupe aux autres prisonniers.
Ce matin-là, chose bizarre, le moulin ne se fit pas entendre tout d'abord.
Cependant on avait entendu la cloche, et le gardien-chef avait dû ouvrir les cellules des condamnés.
Il y avait, dans le bâtiment affecté au service du moulin, quatre corridors cellulaires, autant de corridors que de cylindres, lesquels venaient aboutir perpendiculairement à une sorte de rond-point à coupole assez élevée.
Sur ce rond-point ouvraient cinq portes.
Ces cinq portes étaient celles des logis réservés aux gardiens, lesquels étaient deux par deux, sauf le gardien-chef qui occupait une cellule à lui tout seul.
Quand les condamnés étaient couchés, quand le gardien-chef, M. Bardel, avait fait son inspection accoutumée et fermé toutes les cellules, y compris celles des ouvriers détenus provisoirement à Bath square, le gardien de nuit prenait son service et son compagnon se couchait.
A six heures du matin, M. Bardel se levait, ouvrait à la fois la porte des quatre corridors et on faisait lever les condamnés.
Donc, ce matin-là, la cloche se fit entendre comme à l'ordinaire; mais M. Bardel ne sortit point de sa cellule.
Sur les quatre gardiens qui avaient dû prendre le service à minuit, trois seulement apparurent à l'extrémité de leur corridor respectif.
Des quatre qui avaient dû se coucher à minuit, trois seulement encore sortirent enfin de leur cellule et tous les six se regardèrent avec un certain étonnement.
Pour bien faire comprendre ce qui allait se passer, il est nécessaire de donner certains détails.
Il y avait donc un corridor par cylindre, avec des numéros correspondants.
Il y avait aussi deux gardiens par corridor, lesquels étaient toujours affectés au même service.
Chacun des deux avait une clef qui ouvrait à la fois sa cellule, la porte de son corridor et celle du préau, mais qui ne pouvait ouvrir ni la porte de la cellule voisine, ni celle d'un des autres corridors:
Seul, M. Bardel, le gardien-chef, avait une clef, vrai chef-d'oeuvre de serrurerie, qui ouvrait toutes les portes indistinctement, hormis cependant la grille de master Pin.
Il est vrai que le gouverneur de la prison avait, lui, une clé qui ouvrait tout, même la grille du portier-consigne.
Or donc, le gardien de nuit du corridor n° 1 sortit en entendant sonner la cloche, et vint frapper à la porte de la cellule qui portait également le n° 1, afin d'avertir son camarade.
Celui-ci sortit.
Les gardiens des nos 2 et 3 un firent autant.
Seul le corridor du n° 4 demeura fermé.
—Qui donc était de nuit? demanda l'un des gardiens.
—Jonathan.
—Comment! dit un autre d'un ton ironique, c'est ce bon M. Whip qui va prendre le service du matin, et il ne se presse pas plus que ça. Il a pourtant entendu la cloche;
—Et Bardel qui dort aussi, fit un troisième.
—Whip, mon cher! cria l'un des gardiens au travers de la porte n° 4.
M. Whip ne répondit pas.
—Hé! Jonathan? dit un autre, en frappant à la porte du n° 4 qui demeurait close.
La porte ne s'ouvrit pas.
—Hé! monsieur Bardel? cria un quatrième, en se dirigeant vers la cellule du gardien-chef, vous n'avez donc pas entendu la cloche?
M. Bardel ne répondit pas davantage.
Le gardien, ayant voulu frapper du poing sur la porte, demeura stupéfait.
La porte, qui n'était point fermée en dedans, comme à l'ordinaire, s'ouvrit sous l'effort du coup de poing et M. Bardel apparut couché tout vêtu sur son lit et profondément endormi.
Armés de leurs lanternes, les gardiens entrèrent, répétant.
—Monsieur Bardel? Mon cher monsieur Bardel?
M. Bardel ronflait.
—Il est ivre mort, dit l'un.
Et il se mit à le secouer.
Mais si puissante que soit l'étreinte de l'ivresse, un homme finit toujours par s'éveiller.
M. Bardel ne remua pas.
Alors les gardiens effrayés se regardèrent.
—Il faut appeler le docteur, dit l'un.
—Et le gouverneur, dit un autre.
En présence de l'état de M. Bardel, on ne songeait plus au corridor et à la cellule n° 4 qui continuaient à demeurer fermés, non plus qu'à Jonathan et à M. Whip, dont on n'avait pas la moindre nouvelle.
L'un des gardiens courut donc chez le docteur.
Le docteur se leva en maugréant, car il n'était pas matinal et s'était même si bien habitué au bruit de la cloche de six heures qu'elle ne le réveillait plus.
Il arriva chez M. Bardel enveloppé dans sa robe de chambre, et à première vue, il s'écria:
—Comment, butors que vous êtes, c'est pour cela que vous m'éveillez? Cet homme est ivre-mort, voilà tout.
Et, à son tour, il secoua M. Bardel sans plus de succès.
—Ah! diable! fit-il alors, je crois qu'on lui a fait prendre un narcotique.
Et il se mit à l'examiner plus attentivement.
Le gouverneur, également prévenu, était arrivé en toute hâte.
Aux premiers mots qu'on lui dit, il soupçonna quelque événement extraordinaire.
On chercha la clef que M. Bardel portait toujours à sa ceinture et on ne la trouva pas.
Alors le gouverneur, laissant le dormeur aux mains du docteur, se fit accompagner par deux des gardiens, et, à l'aide de sa propre clef, il ouvrit la cellule n° 4.
M. Whip n'y était pas.
Le lit n'avait pas même été foulé.
De la cellule, le gouverneur, qui fronçait le sourcil, passa à la porte du corridor, dans lequel on n'entendait aucun bruit.
Cette porte ouverte, il prit la lanterne d'un des gardiens et marcha le premier.
Au quatrième pas qu'il fit, il se heurta à Jonathan, étendu tout de son long sur le sol et dormant comme dormait M. Bardel.
—Oh! oh! pensa le gouverneur, tout cela est bien extraordinaire.
Il fit quelques pas encore et vit une cellule ouverte.
Alors le gouverneur comprit tout.
On avait endormi le gardien-chef et Jonathan pour favoriser une évasion.
Et, s'arrêtant brusquement, il ordonna qu'on allât lui chercher quatre des soldats qui occupaient chaque soir le poste de la prison.
XVII
Le gouverneur avait donné cet ordre par mesure de prudence.
Bien qu'il appartînt à l'armée; et qu'il fût très-brave, cet officier se souvenait d'une révolte récente où, sans l'intervention des soldats, M. Whip, lui et tous les gardiens de la prison eussent été massacrés.
Les soldats arrivèrent.
Alors le gouverneur se mit à leur tête et continua l'inspection du corridor.
Il trouva une deuxième cellule ouverte et vide.
M. Bardel seul aurait pu dire quels étaient les prisonniers qui les avaient occupées; mais M. Bardel dormait, et le docteur faisait de vains efforts pour l'arracher à sa léthargie.
Le gouverneur continua son chemin jusqu'à la porte du préau.
Cette porte, contre toute habitude, était ouverte.
C'était donc par là que les deux prisonniers étaient sortis.
Le préau était sablé.
Le gouverneur abaissa sa lanterne jusqu'auprès du sol, et il distingua nettement l'empreinte de plusieurs pas.
En examinant ces empreintes avec attention, on trouva deux pieds d'homme et un pied d'enfant.
La lumière commençait à se faire. Le pied d'enfant était certainement celui du petit Irlandais.
Les gardiens de Bath square portent un uniforme, comme les employés de toutes les prisons du monde, et par conséquent, on leur donne des chaussures identiques.
Il ne fut pas difficile au gouverneur de reconnaître, dans l'une des empreintes, le soulier ferré d'un gardien.
L'autre paraissait être celle d'un homme étranger à la prison.
Quel était le gardien qui avait passé par là, sinon M. Whip, dont on continuait à n'avoir pas de nouvelles, puisque M. Bardel et Jonathan, qui, seuls avec lui, avaient pu pénétrer dans la prison par ce chemin, étaient plongés dans un profond sommeil?
Le gouverneur, les gardiens et les soldats suivirent les empreintes des pas, et arrivèrent ainsi à la muraille qui séparait la prison des nouveaux bâtiments en construction.
Là se trouvait une porte dont M. Bardel avait seul la clé.
Mais puisqu'on n'avait pas retrouvé cette clef sur le gardien-chef, il fallait bien admettre que M. Whip la lui avait volée.
Le gouverneur ouvrit cette porte et pénétra le premier dans le préau neuf.
Alors de sourds gémissements parvinrent à son oreille.
Ces gémissements se faisaient entendre au pied du mur d'enceinte.
Il n'était pas jour encore, et le brouillard était toujours très-épais.
Le brouillard de Paris est blanc et presque toujours transparent.
Celui de Londres est rougeâtre et presque toujours opaque.
Le gouverneur fut donc obligé de guider sa marche avec l'ouïe, bien plus qu'avec la vue, et il arriva ainsi, suivi des gardiens et des soldats, jusques au pied du mur.
Les gémissements redoublèrent à son approche.
Alors, baissant sa lanterne, le gouverneur vit un homme qui se tordait sur le sol et paraissait en proie à de vives souffrances.
—C'est un des ouvriers, dit l'un des gardiens, il travaillait à reconstruire le mur du moulin, je le reconnais.
C'était en effet John Colden qui, revenu d'un long évanouissement, ranimé sans doute par le froid de la nuit, et souffrant beaucoup, appelait à son aide.
—Qui êtes-vous? dit le gouverneur en se penchant sur lui.
Mais soudain une exclamation d'horreur échappa à l'un des gardiens.
A trois pas de John Colden se trouvait le cadavre de M. Whip.
Le gouverneur avait cru un moment être sur la trace de la vérité.
Selon lui, Whip, acheté par des gens du dehors, avait endormi successivement M. Bardel et Jonathan, afin de favoriser l'évasion d'un prisonnier.
Mais on retrouvait M. Whip frappé d'un coup de poignard et mort.
Sa face violacée, sa langue tirée, sa cravate fortement serrée autour de son cou et ses vêtements déchirés attestaient qu'il avait soutenu une lutte.
M. Whip avait dont péri victime de son devoir.
Ce n'était plus un traître, c'était un martyr.
John Colden, qui avait perdu beaucoup de sang, était hors d'état de pouvoir donner le moindre éclaircissement sur ce mystérieux événement.
Cependant on retrouva enroulée autour de son corps une partie de la corde à noeuds.
C'était une preuve que John Colden, hissé au moyen de cette corde jusqu'à une certaine hauteur, était retombé, par suite de sa rupture, et que ses complices l'avaient abandonné.
Le gouverneur essaya de le questionner; mais il ne put rien obtenir de lui.
Soit faiblesse, soit parti pris, John Colden secoua la tête, se bornant à murmurer qu'on pouvait faire de lui tout ce qu'on voudrait.
On le transporta ainsi que le cadavre de M. Whip à l'intérieur de la prison.
Là, il fût constaté que le prisonnier évadé n'était autre que le petit Irlandais;
Le docteur avait employé des sels très-violents et triomphé de la léthargie de M. Bardel.
Celui-ci, revenant enfin à lui, vit le gouverneur à son chevet, et commença par promener autour de lui un regard hébété.
Mais il devinait ce qui s'était passé, et il n'eut garde d'oublier son rôle.
Il raconta que, la veille, il avait acheté du tabac, ce qui était parfaitement vrai, du reste, à Queen's tavern, mais que M. Whip, qui s'y trouvait en même temps que lui, lui avait dit qu'il en achetait de bien meilleur dans un bureau de Picadilly, et qu'il lui avait offert de lui en faire goûter.
Il ajouta qu'en effet, un peu avant neuf heures, M. Whip était entré dans sa cellule et lui avait donné de son tabac; puis, qu'il était allé prendre son service.
A neuf heures, M. Bardel avait fait son inspection habituelle et avait été très-étonné de trouver dans le corridor numéro quatre, non plus M. Whip, mais Jonathan, qui sommeillait à demi dans sa guérite; qu'alors il lui avait offert une prise de tabac.
A partir de ce moment, achevait M. Bardel, ses souvenirs étaient de plus en plus confus. Il avait été pris d'un violent mal de tête, était rentré dans sa cellule et s'était assis sur son lit.
Dès lors, il ne se souvenait plus de rien.
M. Bardel était employé à Cold Bath field depuis plus de vingt ans.
Il s'était toujours montré très-zélé dans son service et on n'avait aucune raison de douter de la véracité de son récit.
Malheureusement pour lui, Jonathan venait également de s'éveiller, grâce aux soins du docteur.
Et Jonathan, apprenant la mort de M. Whip, l'évasion du petit Irlandais et l'arrestation de John Colden, Jonathan demanda à parler au gouverneur en particulier.
Celui-ci s'enferma avec le gardien qui lui dit:
—C'est M. Bardel qui a favorisé l'évasion du prisonnier.
—Prenez garde, lui dit le gouverneur, vous accusez un homme jusque-là irréprochable.
—Je l'accuse, dit Jonathan avec conviction, parce que j'ai les preuves de sa trahison.
—De qui les tenez-vous?
—De M. Whip.
—Il est mort.
—Cela ne m'étonne pas, car en m'endormant, je n'ai pu, comme c'était convenu, lui porter secours.
Et Jonathan raconta ce qui s'était passé la veille.
Alors le gouverneur pensa qu'il ne pouvait faire autrement que d'avertir la police et demander un magistrat qui vint faire une enquête minutieuse sur les événements dont la prison avait été le théâtre pendant la nuit précédente.