Les misères de Londres, 3. La cage aux oiseaux
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Title: Les misères de Londres, 3. La cage aux oiseaux
Author: Ponson du Terrail
Release date: October 7, 2005 [eBook #16818]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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LES MISÈRES
DE LONDRESIII
LA CAGE AUX OISEAUX
PAR
PONSON DU TERRAIL
NEWGATE
LE CIMETIÈRE DES SUPPLICIÉS
I
L'Irlandaise avait longuement causé, dans la chambrette du clocher, avec l'homme gris, et, sans doute, elle savait ce qui allait se passer, car elle ne fit aucune objection et monta dans le cab à quatre places que Shoking, qui était allé en avant, eut bientôt découvert.
—A Hampsteadt! cria l'homme gris au cocher.
L'enfant ne demanda rien non plus.
N'était-il pas avec sa mère et avec l'homme qui l'avait sauvé du moulin?
D'ailleurs, cet enfant était presque un homme,—il l'avait prouvé déjà.
Le courage, le raisonnement, ces deux qualités essentiellement viriles, avaient chez lui devancé les années.
Ralph avait vu pour la première fois l'homme gris dans la prison de la cour de police de Kilburn.
Tout ce que cet homme, qui lui avait parlé le cher idiome de son pays, lui avait prédit, s'était réalisé.
Ralph avait donc confiance dans l'homme gris comme dans sa mère, et lorsque celui-ci lui dit, tandis que la voiture roulait:
—Mon petit Ralph, seras-tu bien obéissant?
—Oh! oui, monsieur, répondit-il.
—Feras-tu tout ce que je voudrai?
—Oui, monsieur.
Le cab traversa de nouveau Waterloo-Bridge, remonta les beaux quartiers jusqu'à Holborn-street et prit la route d'Hampsteadt.
—Est-ce que nous retournons chez mistress Fanoche? demanda Shoking.
Ce nom fit tressaillir la mère et l'enfant.
Cependant, aucune crainte ne se peignit sur leur visage.
—Non, répondit l'homme gris. Nous allons simplement à ma maison de campagne.
Shoking crut avoir mal entendu.
—Est-ce que vous avez une maison de campagne à Hampsteadt, maître? demanda-t-il.
—Ce n'est pas moi.
—Qui donc, alors?
—C'est toi.
—Moi? fit Shoking stupéfait.
—Toi-même, mon cher.
—Maître, reprit Shoking, je suis habitué à vous voir faire des miracles, mais il en est que Dieu lui-même, je crois, ne saurait faire.
—Bah! fit l'homme gris.
—Non-seulement je n'ai pas de maison de campagne, mais encore je n'aurai pas de domicile dans Londres demain, car ma dernière semaine payée à mon boarding expire demain, et...
Shoking s'arrêta.
—Et? fit l'homme gris, en souriant.
—Et je n'ai plus d'argent, balbutia Shoking, en baissant la tête.
—Comment, dit l'homme gris, qui se plut à prendre un air sévère, tu as déjà dépensé les dix livres de lord Palmure?
La tête de Shoking retomba presque au milieu de sa poitrine.
—Dame! fit-il, j'ai cru que ça ne finirait jamais, et je suis allé un peu vite.
—Après cela, dit l'homme gris, un mort n'a plus besoin de domicile.
—Comment un mort?
—Sans doute.
—Mais je suis bien vivant! dit Shoking.
—Je te prouverai tout-à-l'heure, non-seulement que tu es mort et qu'il n'y a plus de Shoking en ce monde, mais encore...
—Ah! par Saint-George, s'écria Shoking, je suis crédule, maître, mais pas à ce point...
—Attends, tu verras.
Shoking regarda l'homme gris avec une véritable inquiétude.
On passait alors auprès d'un réverbère et sa lueur tombait d'aplomb sur le visage.
—Bon! dit celui-ci, souriant toujours, tu te demandes si je ne suis pas fou...
Shoking ne répondit pas.
—Et si au lieu de me suivre à Hampsteadt, tu ne ferais pas mieux de me conduire à Bedlam?
—Dame! fit naïvement Shoking.
—Eh bien! un peu de patience, mon cher, et tu verras que tout ce que je t'ai dit est la pure vérité.
Shoking tomba en une rêverie profonde.
La scène récente du cimetière avait quelque peu troublé son cerveau, et les paroles de l'homme gris achevaient de le confondre.
Mais ce qui l'étonnait peut-être plus encore, c'est que ces paroles, si étranges qu'elles fussent, n'avaient point paru impressionner l'Irlandaise qui, même, avait eu deux ou trois fois un pâle sourire.
Le cab roula quelque temps encore, puis il s'arrêta.
Alors Shoking mit la tête à la portière et reconnut la montée des bruyères et la maison de mistress Fanoche.
—Mais vous voyez bien que c'est chez mistress Fanoche que nous allons, dit-il.
—Tu crois?
—Pardine, nous voici dans Heath mount.
—C'est vrai.
—Et voilà la maison.
—Descends toujours, tu verras...
En même temps, l'homme gris donna la main à l'Irlandaise qui sortit du cab, et son fils la suivit.
Shoking les avait imités.
Il demeurait planté sur ses pieds, se demandant pourquoi l'homme gris, qui s'était toujours montré bienveillant et affectueux, se moquait ainsi de lui.
Cependant l'homme gris, au lieu de se diriger vers la grille de mistress Fanoche, s'était arrêté à la grille à côté, ce que Shoking vit parfaitement, car le brouillard était moins épais à Hampsteadt qui est sur la hauteur, et un bec de gaz se trouvait entre les deux habitations.
Une chose qui eût encore étonné Shoking, si Shoking eût pu s'étonner de quelque chose d'ordinaire, après qu'on venait de lui certifier qu'il était mort, c'est que l'homme gris avait congédié le cab après avoir payé le cocher.
On allait donc rester à Hampsteadt.
Quand l'homme gris eut sonné, Shoking vit une fenêtre de la maison qui se trouvait au fond du jardin et qui paraissait déserte, s'éclairer subitement.
Peu après le sable du jardin cria sous des pas d'homme et bientôt la grille s'ouvrit.
Alors Shoking délia sa langue:
—Mais où allons-nous? dit-il.
—Visiter ta maison de campagne.
—Encore!
—Mais dame! fit l'homme gris, ai-je donc l'habitude de te mentir?
Shoking, ahuri, regarda celui qui venait d'ouvrir la grille.
C'était un vieux domestique en livrée et d'une tenue irréprochable.
Il avait une lanterne à la main et s'inclina sans mot dire devant les nouveaux venus.
L'homme gris poussa Shoking devant lui, et, donnant toujours le bras à l'Irlandaise qui tenait son fils par la main, ils entrèrent tous les quatre dans le jardin.
Puis le valet ayant refermé la grille, les précéda dans l'allée sablée qui conduisait à la maison.
Shoking marchait toujours en chancelant.
—Je crois bien, murmurait-il, que je fais un rêve.
Ils pénétrèrent dans un large vestibule dallé en marbre et garni de statues et de corbeilles de fleurs.
Le valet ouvrit une porte à gauche, et Shoking, de plus en plus ébloui, se vit au seuil d'un parloir confortable et luxueux.
Un grand feu de houille brûlait dans la cheminée et il y avait au milieu de la pièce une table toute servie.
—Dans tous les cas, pensa Shoking, le rêve est assez joli.
Et il aspira ces odeurs succulentes qui se dégageaient de la table.
Alors l'homme gris lui dit:
—Tu dois avoir faim, car nous avons oublié de dîner aujourd'hui.
—Mais puisque je suis mort... dit Shoking.
—C'est Shoking qui est mort...
—Shoking et moi ça ne fait qu'un.
—Tu verras tout à l'heure le contraire. Mais, ajouta l'homme gris, un gentleman aussi délicat que toi ne saurait se mettre à table dans le piteux costume où tu te trouves.
—Où voulez-vous que j'en trouve un autre?
—Ton valet de chambre va te conduire à ton cabinet de toilette et tu t'habilleras.
—Mon... valet... de chambre?...
—Sans doute.
—L'homme gris s'approcha de la cheminée et secoua un gland de sonnette.
Alors Shoking abasourdi vit entrer un autre valet, également en livrée qui, s'adressant directement à lui, lui dit:
—Si Votre Honneur daigne me suivre, je conduirai Votre Honneur à son appartement.
Cette fois, Shoking jeta un grand cri et dit à l'homme gris:
—Mais pincez-moi donc le bras, réveillez-moi donc, je ne veux pas dormir plus longtemps!
II
—Mais va donc, imbécile! répéta l'homme gris en poussant Shoking par les épaules.
Cette fois Shoking comprit qu'il ne dormait pas, car la poussée vigoureuse qu'il venait de recevoir l'eût certainement réveillé.
Il se résigna donc et suivit le second valet.
Celui-ci lui fit traverser de nouveau le vestibule et, un flambeau à la main, il gravit devant lui un escalier à marches de marbre.
Shoking était devenu docile, et, en montant, il fit cette réflexion qu'un homme qui se moquait de la police et ouvrait les portes des prisons, comme l'homme gris, était capable de tout.
Le valet, arrivé au premier étage, lui fit traverser une antichambre, puis un grand salon, puis un petit.
Tout cela était confortable et d'un luxe divin.
Après le petit salon, Shoking trouva une chambre à coucher; et, après la chambre, un vaste cabinet de toilette.
Une large tablette de marbre jaune supportait une garniture en vermeil, des brosses en ivoire, des peignes d'écaille, tout le confort, tout le luxe d'un vieux garçon qui ne veut pas vieillir.
Il y avait sur les dressoirs des pots de col-cream, des cosmétiques, des rasoirs, et dans un coin une baignoire pleine d'une eau tiède et parfumée.
Shoking recommença à croire qu'il était le jouet d'un rêve, mais le rêve devenait de plus en plus agréable.
Le valet était sérieux et digne.
—Votre Honneur, dit-il, fera bien de prendre un bain.
Et il se mit à le déshabiller.
En un tour de main, Shoking fut débarrassé de ses guenilles, chaussé de pantoufles de liége, enveloppé dans un peignoir de toile fine, et il n'avait pas eu le temps de crier ouf qu'il était dans le bain.
—Pendant ce temps-là, dit alors le valet, je vais peigner et coiffer Votre Honneur.
Et il se mit à la besogne.
Shoking le laissa faire et il éprouva des voluptés infinies à sentir ses membres se dilater sous la douce chaleur du bain, tandis qu'un peigne courait dans ses cheveux blonds et déjà grisonnants.
Un quart d'heure après, Shoking sortait du bain. Ses loques avaient disparu.
Mais il y avait sur une chaise de beaux habits tout neufs, une chemise de batiste, une cravate blanche, un gilet à boutons de métal, et le valet, impassible, se mit à l'habiller aussi gravement que s'il n'eût jamais fait autre chose.
Puis, la toilette terminée, il le conduisit devant une grande glace à pivot mobile.
Et Shoking recula ébloui.
Il avait l'air d'un pair d'Angleterre, il était frisé, parfumé, tiré à quatre épingles, et sa longue figure famélique avait même un air de singulière distinction.
Le valet reprit le flambeau et dit:
—Maintenant, Votre Honneur veut-il descendre à la salle à manger?
Mais Shoking fut pris d'une résolution subite, et regardant le valet face à face:
—Ah! ça, drôle, dit-il, m'expliqueras-tu...
—Que désire savoir Votre Honneur?
—D'abord, qui tu es?
—Je me nomme John, et je suis le valet de chambre de Votre Honneur.
—Bon! et où suis-je?
—Mais Votre Honneur est chez lui.
—Allons donc!
—Aussi vrai que je me nomme John et que Votre Seigneurie...
—Voici que tu m'appelles Seigneurie, maintenant?
—Sans doute. C'est le titre qui appartient à lord Vilmot.
—Hein! qu'est-ce que cela?
—C'est le nom de Votre Seigneurie.
—Imbécile! dit Shoking, ne sais-tu donc pas qui je suis?
—Lord Vilmot, répéta le valet.
—Mais non; je m'appelle Shoking.
—Shoking est mort! dit une voix sur le seuil.
Shoking se tourna et aperçut l'homme gris.
Lui aussi, avait fait un bout de toilette et remplacé ses guenilles par des vêtements de gentleman.
Il était même aussi correctement vêtu que le jour où, sous le nom de lord Cornhill, il s'était présenté dans Kilburn square pour visiter la maison de M. Thomas Elgin.
Shoking demeura bouche béante devant l'homme gris, qu'il n'avait jamais vu ainsi vêtu.
—Viens souper, lui dit celui-ci, et je t'expliquerai comment lord Vilmot est entré dans la peau de Shoking.
Le pauvre diable fit un pas vers la porte; mais le valet de chambre le retint par un geste respectueux:
—Je crois, dit-il, que Votre Seigneurie oublie de prendre de l'argent.
Ce mot produisit sur Shoking l'effet d'une douche d'eau glacée qui lui serait tombée sur la tête.
—De... l'argent!... balbutia-t-il.
—De l'argent, répéta le valet.
—Et où veux-tu que j'en prenne?
—Dans ton secrétaire, parbleu! dit l'homme gris, qui riait toujours.
Et il montrait dans un coin du cabinet de toilette un joli meuble de boule.
La clé était dans la serrure.
Shoking se décida à porter une main tremblante sur cette clé qui tourna.
Le meuble s'ouvrit.
—Bon! fit l'homme gris. Ouvre ce tiroir, à présent.
Shoking obéit encore.
Et soudain il fit un pas en arrière
Le tiroir était plein d'or.
—Oh! fit-il, c'est à devenir fou!
—Soit, dit l'homme gris, mais, en attendant, mets quelques guinées dans ta poche.
Et Shoking plongea une main fiévreuse dans le tiroir.
Cependant comme l'or brûle les mains de ceux qui n'ont pas l'habitude d'y toucher, le pauvre diable se montra discret; il prit cinq ou six guinées seulement et les glissa dans sa poche avec hésitation.
L'homme gris souriait toujours.
Il prit Shoking par le bras et l'entraîna.
Quand ils furent hors du cabinet de toilette, il lui dit:
—As-tu faim?
—Je ne sais pas, répondit Shoking.
—Et soif?
—Pas d'avantage.
Shoking ne savait même plus s'il était mort ou vivant: comment aurait-il pu savoir s'il avait soif ou faim?
Ils arrivèrent dans le parloir où la table était dressée.
Mais l'Irlandaise et son fils ne s'y trouvaient plus.
—Où sont-ils donc? demanda naïvement Shoking.
—Couchés, répondit l'homme gris.
—Ici?
—Parbleu!
Alors le mendiant eut un accès de raison:
—Maître, dit-il, depuis que je me suis attaché à vous, je vous ai loyalement servi.
—C'est vrai, dit l'homme gris.
—Ai-je donc mérité que vous vous moquiez ainsi de moi?
—Mais je ne me moque pas, dit l'homme gris en se mettant à table.
—Vrai?
Et Shoking se mit à table à son tour en disant:
—Je crois que j'ai faim.
—Et je parie que tu as soif.
Sur ce mot, l'homme gris lui versa à boire.
—Un nectar! dit Shoking qui vida son verre d'un trait.
Puis il avisa sur un coin de la table une écritoire, du papier et une plume.
—Pourquoi donc cela? dit-il.
—Pour faire ton testament...
A ces mots, Shoking jeta un grand cri et laissa tomber sa fourchette:
—Ah! mon Dieu! fit-il, je commence à comprendre pourquoi vous me disiez que Shoking était mort... Le vin que je viens de boire était sûrement empoisonné!
III
Que se passa-t-il entre Shoking et l'homme gris, à partir de ce moment?
Qui mistress Fanoche, qui se présenta le lendemain matin, trouva-t-elle dans la maison voisine de la sienne?
Voilà ce qu'il nous est impossible de dire pour le moment, et nous allons nous transporter dans Piccadilly, à Saint-James hôtel, où étaient descendus, la veille au soir, le major sir John Waterley et sa jeune femme, arrivés par le dernier train.
Miss Emily Homboury, devenue madame Waterley, avait dû, pour obéir à la loi anglaise qui régit les grandes familles, renoncer à sa part de l'héritage paternel.
Il est vrai que son père avait mis quinze ou vingt mille livres en bank-notes dans sa corbeille de mariage, mais c'est une mince fortune pour un ménage anglais du grand monde.
Les nouveaux époux avaient donc pris, en arrivant à l'hôtel Saint-James, un appartement des plus simples.
Il était à peine huit heures du matin et quelque chose qui ressemblait aux premières clartés du jour commençait à filtrer au travers du brouillard.
Sir John Waterley était cependant déjà levé et assis au chevet du lit de sa femme.
Tous deux causaient.
—Oh! mon enfant, mon cher enfant! disait madame Waterley; vous êtes bien sûr, John, que nous allons le retrouver?
—Oui, mon amie, répondit le major avec émotion.
—Vous ne vous figurez pas, mon cher trésor, reprenait la jeune femme, quels funestes pressentiments m'assaillent nuit et jour.
—Pourquoi ces pressentiments, mon amie?
—Il y a onze ans que nous n'avons eu des nouvelles de notre enfant.
—Je vous assure qu'il est vivant.
—Et moi, dit miss Emily, qui cacha sa tête dans ses mains, je n'ose croire à vos paroles.
—Vous êtes folle, ma chère. Je vous jure que nous le trouverons grand et robuste.
—Avez-vous donc si grande confiance en cette femme qui s'en est chargée?
Sir John tressaillit.
—Mais... sans doute... dit-il.
—Pauvre enfant, dit miss Emily, quel sera son avenir?
Il ne sera pas riche...
—Il sera soldat comme moi, dit le major.
—Ah! dit encore la jeune femme, pourquoi ne sommes-nous pas soumis à des lois plus justes? Mon père avait des millions, et mon fils sera pauvre...
Sir John baissa la tête et une larme silencieuse brilla dans ses yeux.
—Mon ange aimé, dit-il à sa jeune femme, j'ai fait demander un cab, et je vais courir à Dudley-street. C'est là que demeurait cette femme quand je suis parti, c'est là, je suis sûr, que je retrouverai notre fils.
—Mais, mon ami, dit miss Emily, pourquoi ne voulez-vous point que je vous accompagne? pourquoi voulez-vous retarder ma joie, si toutefois c'est une joie qui nous attend?
Et madame Waterley soupira et leva les yeux au ciel.
—Mon amie, répondit le major, je ne veux pas que vous m'accompagniez d'abord, parce que le voyage vous a brisée.
—Oh je suis forte!
—Ensuite, parce que la joie fait mal aussi bien que la douleur, et que je redoute pour vous les grandes émotions.
Restez, je vous en prie, je serai de retour avant une heure.
Et le major était sorti sur ces mots, s'était jeté dans un cab et avait dit au cocher de le conduire à Dudley-street.
La distance de Piccadilly au quartier irlandais est courte, et le major l'eût franchie en quelques minutes.
Le coeur lui battait quand sa main se posa sur le bouton de la porte.
Pourtant le major était un homme énergique; il avait fait dix campagnes dans l'Inde comme l'attestait son visage bronzé, et il avait assisté à de rudes batailles.
Mais, en ce moment, une émotion si violente l'agitait qu'il hésita à entrer.
Comme si quelqu'un, à l'intérieur de la maison, eût deviné son angoisse, la porte s'ouvrit avant que la sonnette eût tinté.
En même temps une femme parut sur le seuil et regarda curieusement le major.
Ce n'était pas la vieille dame aux bésicles; c'était Mary l'Écossaise, que mistress Fanoche avait envoyée à Londres, à l'issue de son entrevue avec le mystérieux personnage de la maison voisine.
Mary regarda donc le major et lui dit:
—Que demande Votre Honneur?
—Mistress Fanoche, dit-il.
—C'est ici, et vous êtes sans doute le major Waterley?
—Oui.
—Madame est à son cottage d'Hampsteadt, et elle m'a envoyée ici pour attendre Votre Honneur.
Sir John tremblait.
—Elle est à Hampstead avec le fils de Votre Honneur, ajouta Mary.
Le major jeta un cri et s'appuya au mur du vestibule, tant son émotion fut forte.
—Le fils de Votre honneur est un grand et bel enfant, dit encore Mary.
Le major n'en entendit pas davantage: il poussa la servante dans le cab, s'assit à côté d'elle et cria au cocher:
—A Hampsteadt!
—Heath mount, ajouta Mary l'Écossaise.
Le cocher avait un bon cheval dont le major accéléra encore la rapidité en promettant au cocher un bon pourboire, et en moins de trois quarts d'heure, le major arrivait au cottage.
Mistress Fanoche l'attendait dans son parloir.
Elle avait fait une toilette minutieuse, mis toutes ses bagues et tous ses bracelets.
—Mon fils! où est mon fils? dit le major en entrant.
Mistress Fanoche était souriante.
—Je comprends l'impatience de Votre Honneur, dit-elle. Néanmoins, je le supplie de m'écouter un moment. Le fils de Votre Honneur est bien portant, il est à deux pas d'ici, et je conduirai Votre Honneur dans cinq minutes, aussitôt que je lui aurai dit...
Le major s'assit et maîtrisa son impatience.
Mistress Fanoche reprit:
—J'ai fait élever l'enfant en Irlande par une robuste paysanne qu'il appelle sa mère.
Quand j'ai reçu la première lettre de Votre Honneur, je me suis empressée de les faire revenir tous deux.
—Mais pourquoi ne sont-ils pas ici? demanda le major.
—Que Votre Honneur daigne se mettre à la fenêtre.
—Bien, après?
—Voyez-vous le mur du jardin?
—Oui.
—Derrière, il y a l'habitation d'un vieux lord Irlandais, fabuleusement riche et qui a pris votre enfant en amitié.
—Ah! fit le major.
—Lord Vilmot n'a ni enfants, ni parents, et il voudrait adopter votre fils.
Le major tressaillit.
—Je tenais à vous dire cela, fit mistress Fanoche, afin que vous ne fussiez point trop étonné. Maintenant, si Votre Honneur veut me suivre...
—Vous allez me montrer mon fils?
—Oui.
Et mistress Fanoche jeta un châle sur ses épaules, ouvrit la porte du parloir et sir John Waterley la suivit.
Deux minutes après, elle entrait dans le jardin de cette villa où, la nuit précédente, Shoking avait cru faire un rêve des Mille et une Nuits.
Ralph était dans le jardin.
—Le voilà, dit mistress Fanoche.
L'enfant leva un oeil étonné sur le major.
Le major, pâle d'émotion, s'élança vers l'enfant et le prit dans ses bras.
En ce moment, un domestique en livrée sortit de la maison, s'approcha du major et lui dit:
—Lord Vilmot, mon maître, serait heureux de recevoir Votre Honneur.
Il souffre d'un accès de goutte et ne peut quitter sa chambre.
Le major serrait toujours dans ses bras celui qu'il croyait être son fils!
IV
Les rôles avaient été merveilleusement distribués sans doute et répétés avec soin en présence de ce metteur en scène prodigieux qui s'appelait l'homme gris, car il n'y eut personne dans la maison où pénétrait le major Waterley qui ne s'acquittât correctement du sien.
Ralph, que le major embrassait toujours, lui disait naïvement:
—C'est donc vous qui êtes mon père?
Au seuil du vestibule, le major vit une femme qui fondait en larmes.
C'était l'Irlandaise.
L'Irlandaise joignit les mains en regardant le major et lui dit:
—Ah! monsieur, ne me séparez pas de ce cher enfant... je lui ai donné mon lait... et je l'aime comme s'il était sorti de mes entrailles. Ne m'en séparez pas... je vous servirai pour rien...
—Je vous le promets, dit le major ému.
Et il continua son chemin sur les pas du vieux domestique qui lui avait dit que son maître, lord Vilmot, l'attendait avec impatience.
Lord Vilmot était dans ce même parloir où, la veille au soir, Shoking et l'homme gris avaient soupé tête à tête.
Le major aperçut un vieillard emmitouflé dans une vaste robe de chambre, couché sur une chaise longue et la tête enveloppée de foulards.
Auprès de lui se tenait un homme vêtu de noir qui pouvait avoir trente-sept ou trente-huit ans.
—Le docteur Gordon, mon médecin, dit lord Vilmot, en présentant cet homme à sir John Waterley.
Le docteur et le major se saluèrent.
Le domestique sortit et ferma la porte.
Ralph vint s'asseoir sur le bord de la chaise longue et prit l'une des mains de lord Vilmot en lui disant d'une voix caressante:
—Comment vas-tu aujourd'hui, mon grand ami?
—Monsieur, dit lord Vilmot au major, je n'ai aucun secret pour le docteur Gordon que voilà, et vous permettrez, n'est-ce pas, que nous causions devant lui.
Sir John ne devinait guère ce que lord Vilmot, qu'il voyait pour la première fois, pouvait avoir à lui dire, mais il était si heureux d'avoir auprès de lui cet enfant qu'il croyait son fils, qu'il était prêt à tout écouter.
Il prit le siége que lui avança le docteur.
—Monsieur, dit alors lord Vilmot, ce jeune enfant que vous voyez là fait ma joie, et je lui dois les meilleurs jours de ma vieillesse prématurée et souffrante.
Il me vient voir chaque jour, et sa vue me rappelle un fils que j'ai perdu et qui était tout ce que j'aimais en ce monde. Est-ce une illusion? peut-être? Mais cet enfant me paraît la vivante image de mon fils mort.
—Avait-il cet âge-là quand vous l'avez perdu?
—Oui, monsieur, dit lord Vilmot, de plus en plus ému.
Sir John ne savait encore où le malade en voulait venir.
—Monsieur, poursuivit lord Vilmot, je suis attaqué d'une maladie qui, au dire du docteur, ne pardonne pas. Je puis mourir demain, et je veux assurer l'avenir de votre fils.
—Milord... balbutia le major.
Lord Vilmot fit un signe au docteur, qui prit un portefeuille sur un meuble et le lui tendit.
Lord Vilmot continua:
—Je n'ai pas de proches parents, et je veux faire de votre fils mon héritier. J'ai rédigé mon testament en ce sens, et vous n'aurez que votre signature à apposer au bas de cet acte qui porte déjà la mienne, pour que l'adoption soit en règle. Cependant je mets à cette adoption une condition...
—Parlez, monsieur, dit le major.
—Votre fils, grâce à la fortune et au titre que je lui laisserai, pourra un jour faire une grande figure dans le monde.
Le major tressaillit d'orgueil.
—Il faut donc qu'il soit élevé convenablement, et je désire qu'il soit admis à Christ's hospital.
Il vous est facile d'obtenir son admission, à vous, officier de l'armée de terre, car c'est de préférence aux enfants de militaire qu'on accorde cette faveur.
—En effet, dit le major.
—J'ajouterai même, poursuivit lord Vilmot, que je désire que vous fassiez sur-le-champ les démarches nécessaires.
—Je les ferai, dit sir John Waterley.
—Je puis mourir, répéta lord Vilmot, et je ne vous cacherai pas mon impatience de voir l'enfant revêtu de la soutane bleue et des bas jaunes.
—A première vue, j'ai l'air d'un excentrique, n'est-ce pas? Mais si je vous dis que le fils que je pleure était élève de Christ' hospital, vous me comprendrez.
—Oui, milord.
Lord Vilmot prit alors l'acte d'adoption, le déplia et le mit sous les yeux du major.
Cet acte contenait l'énumération de la fortune de lord Vilmot.
Cette fortune se composait d'un titre de rente de trente mille livres sterling et des titres de propriétés foncières situées en Irlande.
Le major vit son fils riche; il se vit lui-même gérant au premier jour de cette immense fortune, et il prit la plume que lui tendait lord Vilmot et signa.
Le docteur Gordon, ce médecin qui n'avait pas dit un mot durant cette scène, ne fut peut-être pas étranger à la résolution subite du major.
Cet homme avait laissé peser sur lui un de ces regards chargés de mystérieuses effluves magnétiques qui violentaient la volonté d'autrui.
C'était lui qui avait présenté la plume au major.
Et le major avait pris cette plume.
Lui encore qui, du doigt, avait indiqué, au bas de l'acte d'adoption, la place où le major devait écrire son nom.
Et le major avait senti que sa main était poussée par une force inconnue.
Il avait signé.
Dès lors, il était engagé d'honneur à remplir la condition imposée par le donataire, c'est-à-dire de faire admettre celui qu'il croyait son fils au fameux collège de Christ's hospital.
Et, quand ce fut fait, il regarda lord Vilmot et lui dit:
—Milord, à cette heure, une pauvre femme, une pauvre mère, qui ne sait encore si son fils est mort ou vivant, attend mon retour avec anxiété.
Voulez-vous me permettre de courir à Londres et de ramener mistress Waterley?
—Oui, certes, dit lord Vilmot.
Et quand le major fut parti, le docteur Gordon qui n'était autre que l'homme gris, et feu Shoking, devenu lord Vilmot, se regardèrent en souriant.
—Je suis content de toi, dit le premier.
—Maître, répondit Shoking, tout ce que nous avons fait là est fort bien, mais une chose m'embarrasse.
—Laquelle?
—Voilà l'enfant devenu le fils de sir John Waterley.
—Jusqu'au jour où je démontrerai clair comme le jour au major que Ralph est le fils de sir Edmund Palmure. Mais ce jour est loin encore, et l'enfant une fois entré à Christ'hospital, nous serons tranquilles, et nous attendrons qu'il soit devenu homme pour lui révéler la mission qui lui est réservée.
—Soit; mais la fortune... qui la gardera?
—Lui, parbleu!
—Cette fortune existe donc?
—Sans doute.
—Les titres de rente ne sont pas imaginaires?
—Non.
—Et les terres d'Irlande?...
—Tout cela fait partie du patrimoine consacré à la cause que nous servons.
—Mais enfin, dit Shoking qui avait une dernière objection à faire, Jenny va se trouver ainsi séparée de son fils?
—Non.
—Comment cela?
—Je me suis occupé de la faire entrer comme lingère dans le collége où sera l'enfant.
—Est-ce possible?
—Elle et Suzannah.
—La soeur de John Colden?
—Oui.
—Pauvre John! dit Shoking, il payera pour tous, celui-là.
—Que veux-tu dire?
—Il sera condamné à mort pour avoir tué M. Whip.
—Oui.
—Et il sera pendu.
—Non, dit l'homme gris.
—Oh!
—Ne t'ai-je pas dit que je le sauverai?
—Oh! fit Shoking, est-ce possible?
—Tout est possible à celui qui veut, répondit l'homme gris.
Et son accent était si convaincu que Shoking espéra revoir John Colden.
Il avait foi dans le maître mystérieux qui arrachait les enfants au moulin sans eau.
V
Il est temps de revenir à un personnage de ce récit que nous avons momentanément perdu de vue.
Nous voulons parler de John Colden.
John Colden, l'Irlandais, le vagabond que l'homme gris s'était attaché d'un signe, un matin, dans Dudley-street.
John Colden, qui avait aidé à sauver l'enfant du moulin et qui avait été victime de son dévouement.
John était toujours à Bath square.
Sa blessure était moins grave qu'on ne l'avait pensé tout d'abord.
Il avait perdu beaucoup de sang et, le premier jour, le docteur brusque et philanthrope qui faisait partie d'une société éminemment humanitaire, mais qui eût envoyé de bon coeur un voleur à l'échafaud, le docteur, disons-nous, avait froncé le sourcil et murmuré:
—J'ai bien peur que le brigand ne meure dans son lit, et ce serait dommage, en vérité, car la cravate de chanvre lui irait à merveille.
Le lendemain, le joyeux visage du bon docteur s'était rasséréné.
John Colden allait beaucoup mieux.
Le troisième jour, il lui avait dit avec une bonhomie charmante:
—Hé! hé! mon garçon, tu as plus de chance que tu ne mérites!
Et comme l'Irlandais levait sur lui son oeil noir et mélancolique:
—Tu guériras, mon garçon, tu guériras, lui dit-il.
John Colden eut un haussement d'épaules.
—Que m'importe! dit-il.
—D'ici à huit jours, poursuivit le joyeux docteur, tu te porteras comme un charme.
Et comme cette nouvelle n'amenait pas le moindre sourire sur les lèvres de John Colden, l'excellent homme crut devoir ajouter:
—C'est après-demain la Christmas. Tu pourrais bien l'aller passer à Newgate.
John Colden ne sourcilla pas.
—As-tu des parents? poursuivit le docteur.
—J'ai une soeur.
—Est-elle riche?
—Non.
—Veux-tu lui laisser un petit héritage?
John Colden le regarda.
—Cela dépend de toi, poursuivit le docteur, tout à fait de toi. Mais je ne veux pas t'en dire plus long pour aujourd'hui; demain, nous en recauserons...
Et le docteur était parti.
Le lendemain, un homme que John Colden ne s'attendait plus à revoir, entra vers sept heures du matin dans sa cellule.
Pendant les trois premières nuits, l'état de l'Irlandais avait été assez alarmant pour que l'on crût devoir le veiller.
Mais, le troisième jour, le docteur avait jugé cette précaution inutile.
Il avait fait le pansement, comme à l'ordinaire, mais il s'en était allé.
John Colden avait passé la nuit tout seul.
Or donc, le lendemain, la première personne qui entra dans sa cellule fut un personnage que John Colden ne s'attendait plus à revoir.
C'était M. Bardel.
M. Bardel, le gardien-chef que Jonathan avait accusé de complicité dans l'évasion du petit Irlandais.
L'oeil de John Colden s'éclaira.
M. Bardel était seul.
Néanmoins, il posa un doigt sur ses lèvres, comme pour recommander le silence à John Colden.
Puis il ferma la porte de la cellule et s'assit auprès du lit du blessé.
—Tu ne m'attendais pas, dit-il?
—Non, dit John Colden.
—Tu me croyais en prison?
—Oui.
—C'est Jonathan qui y est allé à ma place.
—Alors on a cru ce que j'avais dit?
—Oui; l'homme gris a fait le reste.
—Vous êtes toujours gardien-chef?
—Plus que jamais. C'est en cette qualité que je viens te voir. Comment vas-tu?
—Mieux.
—Crois-tu que tu pourras te lever?
—Pourquoi me demandez-vous cela?
—Mais parce que tu vas quitter Bath square.
—Ah!
—Il est question de te transporter à Newgate.
—Aujourd'hui?
—Ce soir.
—Serais-je bientôt jugé?
—Aux assises du lendemain de la Christmas.
—C'est-à dire après demain?
—Justement.
John Colden ne sourcilla pas.
—Je m'y attends, dit-il. Seulement, pensez-vous que je pourrai voir Suzannah?
—Ta soeur?
—Oui.
—Non, dit M. Bardel. Ta soeur, gardée à vue par la police, s'est évadée, grâce à l'homme gris.
—Je sais cela.
—Si elle demandait à te voir, on la reprendrait.
—C'est juste, dit tristement John Colden.
Puis une larme roula dans ses yeux.
—J'aurais pourtant voulu la revoir avant de mourir, dit-il.
Un sourire vint aux lèvres de M. Bardel.
—Bah! fit-il, tu n'es pas encore mort.
—Les juges me condamneront...
—Cela est certain.
—La reine ne me fera pas grâce...
—Assurément non.
—Alors vous voyez bien?...
—Mais l'homme gris te sauvera.
Ce nom fit tressaillir John Colden.
—Comment te sauvera-t-il? poursuivit M. Bardel, je ne sais pas...
—C'est impossible, dit John.
—Rien ne lui est impossible, répliqua M. Bardel avec l'accent de la conviction.
—Dieu vous entende, dit John, mais peu m'importe, du reste! du moment où je meurs pour notre mère l'Irlande, la mort ne m'épouvante pas.
Et tenez, ajouta John Colden après un silence, puisque nous parlons de cela, laissez-moi vous demander une explication. Le docteur m'a demandé, hier, si j'avais des parents.
—Ah! fit M. Bardel.
—Et il m'a dit qu'il ne tenait qu'à moi de leur laisser un petit héritage.
—Vieille canaille! grommela M. Bardel.
—Qu'a-t-il donc voulu dire? demanda naïvevement John Colden.
—Écoute, répondit M. Bardel. Tu sais qu'en Angleterre l'arrêt de mort est toujours suivi de cette formule: Et pour son corps être livré aux chirurgiens.
—Ah! oui, dit John Colden, je sais cela.
—L'autopsie est infamante dans ce pays. Les ouvriers qui meurent dans les hospices font tous partie d'une société qui rachète leurs corps. Les médecins ne savent où trouver des cadavres, depuis qu'on a pendu le résurrectionniste Burker, et le docteur de Bath square voudrait t'acheter ton corps. Il est riche, il le payera bien.
—Mais, dit John Colden, pourquoi l'achèterait-il, puisqu'il peut l'avoir pour rien?
—Tu te trompes. Si, par impossible, tu étais pendu...
—Eh bien!
—Ce n'est pas lui qui l'aurait. Ce serait le chirurgien de Newgate.
—Ah!
—Mais si tu le lui vends, et s'il est prouvé qu'il t'a payé, le corps lui appartiendra.
—Eh bien! dit John Colden, je le lui vendrai et j'en ferai porter le prix à Suzannah.
—Mais si on te sauve?...
—Oh!
—Je te jure, dit M. Bardel, que l'homme gris te sauvera.
Et le gardien chef s'en alla.
Une heure après, le docteur vint.
—Eh bien! dit-il, es-tu toujours décidé à laisser quelque chose à tes parents?
—Non, dit John, je ne veux pas vendre mon corps.
—Pourquoi?
—Parce que pas plus vous que le chirurgien de Newgate ne l'aurez.
—Allons donc!
—Je ne serai pas pendu, dit John.
Le docteur partit d'un éclat de rire.
—C'est ce que nous verrons, mon garçon, dit-il. En attendant, c'est la dernière visite que je te fais.
—Vraiment?
—Tu vas aller passer la Christmas à Newgate.
Le docteur voulut encore insister. Il tira sa bourse, il fit luire des guinées aux yeux de John.
Le pauvre Irlandais répondit:
—Je ne veux pas vendre mon corps, car il faudrait me laisser pendre, et je ne veux pas être pendu!...
—Il y en a bien d'autres qui ont parlé comme toi, dit le docteur, et on les a pendus tout de même.
Et le docteur sortit furieux de ne pouvoir jouer un bon tour à son collègue de Newgate, tant il règne de confraternité parmi les médecins... anglais!
VI
Lorsque, parvenu au bout du Strand, vous êtes entré dans Fleet street, lorsque vous avez coupé perpendiculairement cette immense voie, qu'on appelle Farringdon street sur la rive gauche et Farringdon road sur la rive droite, quand vous venez de passer sous cette porte monumentale qui sépare la cité de Londres de l'agglomération, une rue s'ouvre tout à coup sur votre gauche.
C'est Old Bailey.
Elle n'est ni large ni étroite, et, à première vue, elle n'a rien d'effrayant.
Les maisons sont noires, comme presque toutes celles de la Cité; la plupart sont occupées par des bureaux. Animées pendant le jour, elles reprennent à la nuit ce morne et silencieux aspect qu'a la Cité tout entière, que les commerçants désertent le soir pour aller habiter les environs.
Un ou deux public-houses sur la gauche, un étal de boucher un peu plus haut; un peu plus haut encore les murs blancs et le clocher d'une église.
C'est là tout ce que vous apercevez en entrant.
Mais avancez, avancez encore.
Old Bailey n'est plus une rue, c'est une place triangulaire, place étroite, allongée, sinistre, et dont le côté oriental est formé par un triste et silencieux édifice.
C'est Newgate.
Newgate, c'est la Roquette de Londres.
A Paris, on éloigne les prisons du centre de la ville, des beaux quartiers.
Sainte-Pélagie est perdue dans le faubourg Saint-Marcel, Mazas dans le faubourg Saint-Antoine, la Roquette se cache en haut de la rue de Charonne.
Londres a placé Newgate au centre même de la Cité, à deux pas de Saint-Paul, de la Poste, de la Banque et de la Bourse.
Newgate a trois portes sur Old Bailey.
Celle du milieu est affectée aux bureaux du gouverneur et à son logement particulier.
C'est par celle de droite que le prisonnier entre dans le sinistre édifice.
C'est devant celle de gauche que l'échafaud se dresse et par elle que le condamné sort pour aller mourir.
Toutes trois sont exhaussées sur trois marches voûtées et garnies de lances de fer, pourvues de guichets grillagés.
Il n'y a ni poste, ni soldats, ni sentinelles à l'extérieur.
On passe devant Newgate comme devant une maison ordinaire.
La prison fait angle avec une autre rue qui porte son nom, Newgate street.
C'est dans Newgate qu'est le collége Christ's hospital.
C'est en haut d'Old Bailey qu'est l'hôpital de Saint-Barthélemy, dont l'amphithéâtre reçoit les corps des suppliciés.
Le jour où la potence se dresse, une heure avant que le condamné monte sur l'échafaud, deux cloches se font entendre et tintent un long glas funèbre. L'une est celle de Saint-Barthélemy, l'autre, celle de Christ's hospital.
Elles ne se taisent que lorsque les chirurgiens ont emporté le corps du supplicié.
Comme en France, l'exécution est publique, seulement la potence remplace la guillotine.
Mais l'heure est la même. A cinq heures en été, à sept en hiver.
Dès la veille, le bruit de la lugubre cérémonie circule dans le quartier.
Les négociants qui ont leurs bureaux dans Old Bailey disent alors à leurs employés et à leurs commis:
—Vous pourrez venir une heure plus tard, demain.
Le monde des affaires est matinal à Paris.
A Londres, il l'est moins.
Avant neuf heures, il n'y a pas un comptoir ouvert.
Donc, à dix heures, c'est-à-dire trois heures après, le négociant d'Old Bailey qui arrive par l'omnibus, le penny-boat ou le chemin de fer, ne trouve plus trace du drame épouvantable qu'il aurait pu voir de sa fenêtre.
A cinq heures et demie, bien avant le jour, une escouade de policemen est arrivée dans Old Bailey, escortant une charrette traînée par des hommes, et chargée des bois de justice.
Les policemen ont tendu des deux côtés de la rue une grosse chaîne.
C'est la barrière que le peuple ne doit pas franchir. A six heures, à la lueur des torches, on a dressé l'échafaud et les deux cloches ont commencé à tinter. Alors le peuple est accouru.
Fleuve humain, torrent de guenilles, il est monté des bords de la Tamise, descendu des hauteurs de Hampsteadt, venu des bouges du Wapping, demeurés ouverts toute la nuit, et des rues sinistres de White Chapel, où chaque maison a connaissance d'un supplicié.
Il est accouru de toutes parts, emplissant Farringdon street, et Newgate street, et les abords de Saint-Barthélemy, se perchant sur les toits, s'accroupissant sur les grilles des squares, grimpant sur les arbres.
Mais la place est petite, et, s'il y a beaucoup d'appelés, il y a peu d'élus.
Les élus sont ceux qui arrivent les premiers.
Cependant, personne ne se plaint.
On n'entend pas un cri, pas un murmure.
Ces flots de chair humaine sont plus silencieux que les flots de la mer par des temps calmes.
S'ils causent entre eux, c'est à voix basse.
Un sur cent verra l'échafaud, un sur mille apercevra le condamné.
Qu'importe! Le plus rapproché du lieu du supplice dira à son voisin ce qu'il voit; celui-ci le répétera à ses voisins, et, à un quart de mille du hideux spectacle, chacun en apprendra les détails.
A sept heures arrivera le condamné.
S'il est brave, il parlera au peuple.
Si les affres de la mort le tiennent, il se contentera d'embrasser le prêtre, laissera le bonnet noir couvrir sa tête et tomber sur ses épaules, puis la trappe s'affaissera, et tout sera dit.
A huit heures, les chirurgiens constateront la mort, et le cadavre sera enlevé.
Alors, le peuple s'en ira comme il est venu, les chaînes seront enlevées, l'échafaud démoli, et, lorsque le négociant et le banquier arriveront de la campagne, ils se mettront tranquillement à la besogne, comme si de rien n'était.
Or, ce jour-là, avant-veille de la Christmas, Old Bailey avait été témoin d'un semblable spectacle. On avait pendu le matin un pauvre diable de Français, condamné pour avoir assassiné la femme qui partageait sa misère.
Ivres de désespoir tous deux, sans vêtements et sans pain, les deux malheureux avaient résolu d'en finir avec la vie.
Le Français avait tué sa maîtresse d'abord, puis il avait tourné le coutelas fumant vers sa propre poitrine, et sa main tremblante n'était point parvenue à l'y enfoncer tout entier.
Il avait survécu, la cour d'assises l'avait déclaré assassin et condamné à être pendu.
C'était le matin même que le malheureux avait payé sa dette à la justice, et bien qu'il fût près de dix heures et qu'il ne restât pas dans Old Bailey la moindre trace de l'exécution, une certaine animation régnait au seuil des magasins, et les commis s'attroupaient et causaient entre eux.
La maison occupée par la maison de banque Harris Johnson et Cie était surtout en rumeur.
Cela tenait à une circonstance particulière.
La maison Harris avait une succursale à Paris, et le Français qu'on venait de pendre avait été employé dans les bureaux de la maison de Londres, il y avait environ un an.
Le chef de la maison, M. Harris, l'avait congédié parce qu'il l'avait vu gris un dimanche.
Or, M. Harris était un brave homme, au demeurant, et en dépit de son puritanisme religieux, il s'était repenti de sa dureté, lorsqu'il avait appris la fin tragique de son ex-employé.
Il avait même fait de nombreuses démarches, huit jours auparavant, pour obtenir une commutation de peine.
Les commis qui, tous avaient connu le pauvre Olivier, c'était le nom du supplicié, causaient donc entre eux, et celui-là seul qui couchait dans la maison pour garder les bureaux la nuit, avouait s'être mis à la fenêtre et avoir vu l'exécution dans tous ses détails.
—Alors, disait l'un, tu as bien vu?
—J'ai vu la chose, répondait-il, comme je vous vois.
—A-t-il parlé?
—Non, il a seulement embrassé le christ que lui présentait le prêtre.
—Un prêtre catholique?
—Oui. L'abbé Samuel, un Irlandais.
—Est-il mort avec courage?
—Certainement.
—Voici, le troisième depuis le jour de l'an, dit un autre commis.
—Et il y en a un quatrième qui attend.
—Un condamné?
—Oui. C'est un nommé Bulton. Il sera pendu lundi prochain.
—Et un cinquième qui va venir, dit un autre commis. Il n'est pas jugé, mais c'est tout comme.
C'est un Irlandais qui a assassiné un gardien de Cold bath field.
—Comment l'appelle-t-on?
—John Colden.
—Messieurs, dit une voix sévère au seuil des bureaux, à l'ouvrage, s'il vous plaît!...
Les commis rentrèrent précipitamment.
VII
La voix qui venait de se faire entendre était celle de monsieur Morok.
Monsieur Morok était le caissier principal de la maison Harris Johnson et Cie.
C'était un rude et terrible homme que monsieur Morok.
Il avait cinquante-neuf ans d'âge et quarante-cinq ans de maison de banque.
A quatorze ans, il était entré comme expéditionnaire dans les bureaux de la maison Harris, au temps du grand-père du banquier actuel.
Petit, gros, rubicond, les lèvres charnues, les dents jaunes et mal plantées, chauve comme un genou, M. Morok ne savait de la vie ordinaire que ce qui se rapporte directement aux opérations de la banque.
Pour lui, le monde était un grand livre immense sur lequel les clients se divisaient en deux catégories, les débiteurs et les créditeurs.
Tout homme qui n'était pas en relations directes ou indirectes avec la maison Harris, n'existait pas.
M. Morok était garçon, il avait horreur des femmes et des enfants, et avait coutume de dire que se mettre en famille était une opération déplorable.
Comme il ne s'était jamais amusé, il avait horreur de ceux qui s'amusent.
Le jour où M. Harris, homme de plaisir, l'avait mis à la tête de la maison, avait été un mauvais jour pour tous les employés. M. Morok voulait qu'on fût exact, qu'on travaillât nuit et jour et qu'on touchât les appointements les plus minimes.
Ce jour-là, M. Morok était arrivé dans Old Bailey de plus méchante humeur que de coutume.
—Je vous demande un peu, mon cher monsieur, disait-il à monsieur Colmans, le teneur de livres qui entra dans sa cage grillée, à l'ouverture des bureaux, je vous demande un peu s'il est raisonnable de nous faire un pareil esclandre dans une rue où s'abritent tant de maisons sérieuses.
Je ne suis pas philanthrope, certes non, et je trouve que la peine de mort est nécessaire; sans cela on nous pillerait toutes nos caisses. Mais est-ce une raison pour qu'on exécute dans Old Bailey?
Toute la nuit, la foule qui circulait dans Farringdon, où je demeure, m'a empêché de dormir.
Ce matin, les cloches nous ont cassé la tête.
Voilà qu'il est dix heures, et personne n'est à son poste.
—On ne peut pourtant pas pendre à minuit, observa timidement le teneur de livres.
—Mais on pourrait pendre ailleurs que dans Old Bailey.
—Et où cela, monsieur Morok?
—Hé! le sais-je!... Devant White Hall, par exemple, ou dans un quartier quelconque du West End où on n'a rien à faire.
Mais ici, nous sommes des gens sérieux. Outre que cela nous dérange, ces sortes de spectacles sont d'un mauvais exemple pour les jeunes gens.
Voyez-moi tous ces beaux coqs qui sont là plantés devant la porte, au lieu de se mettre à la besogne.
Et sur ces derniers mots, le vertueux M. Morok avait fait entendre cette voix formidable qui était venue troubler la conversation des commis.
Chacun avait regagné sa place dans les bureaux.
Alors M. Morok était rentré dans sa cage et avait procédé à l'ouverture de sa caisse, laquelle avait quatre serrures également compliquées et pourvues chacune d'un mot qu'on changeait tous les huit jours.
Le teneur de livres crut pouvoir continuer la conversation:
—Vous n'avez jamais vu cela, vous M. Morok, dit-il.
—Quoi donc?
—Une exécution.
—Jamais.
—Cependant il y a longtemps que les bureaux de la maison sont ici.
—Plus de cinquante ans, et il y en a quarante-six que j'y suis.
—Bon! fit le teneur de livres.
—On pend en moyenne cinq fois par an; c'est donc, depuis quarante-six ans, environ deux cent trente pendaisons que j'aurais pu voir.
—Et jamais... vous n'avez eu ce courage?
—Oh! ce n'est pas cela... quand on pend un homme, c'est qu'il a mérité d'être pendu, et dès lors tout cela m'est absolument égal.
—Vous n'êtes pas curieux?
—Ce n'est pas cela encore, si je n'ai jamais voulu voir pendre, c'est que je trouve qu'il est ridicule de pendre dans Old Bailey, et je ne veux pas, dès lors, encourager le lord mayor et ses aldermen dans cette funeste habitude.
—Fort bien, dit le teneur de livres, n'êtes-vous donc jamais entré à Newgate?
—Si, une fois... il y a huit jours. M. Harris, qui a des idées philanthropiques, à faire hausser les épaules, a voulu que j'allasse voir ce misérable Olivier.
—Et vous y êtes allé?
—Oui.
—Vous avez dû éprouver une bien grande émotion.
—Moi, pas du tout.
—Cependant nous l'avions tous connu.
—Qu'est-ce que cela fait?
—Ce doit être affreux, l'intérieur de Newgate.
—Je n'y ai fait aucune attention, dit M. Morok.
—Et le cachot des condamnés à mort?...
—Je ne me souviens plus comment c'était.
Et, ayant fini d'ouvrir sa caisse, M. Morok se mit à tailler sa plume.
Le teneur de livres comprit que son supérieur ne parlerait plus, et il retourna se planter debout devant son pupitre.
—Que tous ces gens-là sont bêtes! pensait M. Morok; que peut-il donc y avoir de curieux à voir une prison dans laquelle est un homme qu'on va pendre?
Et comme il faisait cette réflexion, on frappa au grillage de la caisse.
M. Morok s'approcha et ouvrit le guichet supérieur.
Il se trouva alors en présence d'un homme qui portait des habits de voyage et qui lui dit:
—Parlez-vous français, monsieur?
—Oui, monsieur, répondit M. Morok, avec un accent britannique. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
—J'arrive de Paris, dit cet homme, et j'ai une lettre de crédit sur votre maison.
—De quelle maison?
—De la maison Monteaux et Lunel, boulevard Montmartre.
M. Morok allongea la main.
—Donnez, dit-il.
—Je désirerais en outre, poursuivit le Français, parler à M. Harris en personne.
M. Morok répondit dédaigneusement:
—M. Harris ne vient pas avant midi, et il ne reçoit pas aisément. Voyons votre lettre?
La lettre de crédit était de deux cents livres.
—Faites-moi un reçu au bas, dit M. Morok qui chercha son livre de chèques.
—Cependant, insista le Français, je vous assure que j'ai besoin de parler à M. Harris.
—Alors, écrivez-lui et demandez une audience: peut-être vous recevra-t-il.
—Mais, c'est qu'il faut que je le voie aujourd'hui même.
—C'est impossible.
Et M. Morok détacha le chèque sur lequel il avait inscrit la somme de deux cents livres et apposa la signature de la maison.
Le Français continua:
—Je suis chirurgien, j'ai une mission de mon gouvernement.
—Vous? fit dédaigneusement M. Morok.
—Et comme je ne connais personne à Londres, M. Harris, qui est alderman, me sera d'un grand secours.
—Mais, mon cher monsieur, dit M. Morok, croyez-vous donc que tous les gens qui ont un crédit de deux cents livres chez nous?...
—Pardon, dit le Français avec flegme. Et il ouvrit son portefeuille.
Puis il en tira une feuille rouge qu'il mit sous les yeux de M. Morok stupéfait.
Cette feuille était une autre lettre de crédit.
Il s'y trouvait inscrit le chiffre énorme de quarante mille livres, c'est-à-dire un million de francs, et la signature de la maison Rothschild, de Paris, était au bas.
M. Morok fit un pas en arrière, assujettit de son mieux ses lunettes d'écaille et cria:
—Jérémie! Jérémie!
A ce nom, un jeune commis accourut.
—Prenez un cab, Jérémie, dit M. Morok, courez à Elgin Crescent, Nothing hill, chez M. Harris, et priez-le de venir au plus vite.
Puis, ouvrant la porte de son grillage, il dit avec empressement au Français, qui souriait:
—Mais donnez-vous donc la peine d'entrer, monsieur.
Et il se hâta d'avancer un fauteuil au voyageur.
VIII
M. Harris, le chef de la maison Harris Johnson et Cie avait sa maison particulière dans Elgin Crescent, tout auprès de Kinsington Garden.
C'est un des quartiers les plus éloignés et les plus tranquilles du West End.
Là, chacun a son habitation donnant sur un square commun.
Ni magasins, ni boutiques, ni maisons de commerce d'aucune sorte.
C'est un quartier moitié aristocratique, moitié bourgeois, où les gens retenus au centre de la ville tout le jour par les affaires, viennent retrouver chaque soir la vie de famille et les joies calmes du foyer.
M. Harris avait une jeune femme, très-mondaine, et qu'il conduisait au bal très-souvent.
La nuit précédente encore, il avait assisté à une fête splendide, qui ne s'était terminée qu'avec les premiers rayons de l'aube.
Donc, M. Harris dormait à peine depuis une heure ou deux, lorsque le commis, expédié par M. Morok, arriva.
M. Morok ne dérangeait pas son patron deux fois par an.
Il avait, la haute main sur les affaires courantes, et, pour qu'il envoyât chercher M. Harris, il fallait une circonstance tout à fait extraordinaire.
Un banquier français, arraché à son premier sommeil, eût manifesté une vive mauvaise humeur.
M. Harris se leva sans mot dire, fit sa toilette avec le plus grand calme, et, ayant donné l'ordre qu'on introduisît le commis, il se borna à lui demander s'il savait pourquoi M. Morok le dérangeait.
A quoi le commis répondit qu'un étranger, un Français, s'était présenté dans Old Bailey et demandait instamment à le voir.
—Il est pourvu d'une lettre de crédit? demanda M. Harris.
—Oui.
—Savez-vous le chiffre?
—Quarante mille livres.
L'explication était suffisante. Un homme qui peut toucher à la minute quarante mille livres a toujours le droit de déranger un banquier, même quand ce dernier a passé la nuit au bal.
M. Harris avait des chevaux, des voitures, et ses équipages étaient remarqués à Hyde Park.
Mais il ne donna pas l'ordre d'atteler.
Avec cette simplicité qui caractérise les Anglais, il sauta dans le cab de son commis et s'assit à côté de lui.
Trois quarts d'heure après, il arrivait dans Old Bailey.
Le Français était toujours là, dans le bureau de M. Morok qui avait cru de son devoir de remettre du coke dans le poële et de présenter à son hôte deux journaux français qui arrivaient à l'adresse de M. Harris.
M. Harris entra et regarda le Français avec ce flegme dont les Anglais ne se départent jamais:
Il lui adressa la parole en français:
—Je suis monsieur Harris, dit-il, et tout à votre service, monsieur.
—Monsieur, répondit le Français, je vous demande mille pardons de vous avoir dérangé, mais je suis porteur d'une lettre de vos correspondants de Paris.
Et il ouvrit une troisième fois son portefeuille et en tira une enveloppe qui portait le timbre sec de la maison Harris et Johnson, de Paris, rue de la Chaussée d'Antin, 67.
—Veuillez passer dans mon cabinet, monsieur, dit M. Harris, qui ouvrit une porte au fond du bureau de M. Morok, et s'effaça pour laisser passer son visiteur.
Quand ils furent seuls, M. Harris ouvrit la lettre de son correspondant et lut:
«Nous vous adressons M. Firmin Bellecombe, chirurgien, chargé, par l'École de médecine de Paris, de faire des études sur la strangulation. M. Firmin Bellecombe est immensément riche, et il emporte de Paris des traites de plusieurs maisons. Vous ferez honneur à toutes celles qu'il vous présentera.
Nous comptons que vous vous mettrez complétement à sa disposition pour tous les services qu'il pourra vous demander.
M. Firmin Bellecombe désire, notamment, visiter les prisons, et surtout celle de Newgate. Il veut, en outre, faire des expériences sur les corps des suppliciés. Votre position d'alderman vous permettra de lui donner toutes les facilités à ce sujet.»
Cette lettre était pressante, comme on le voit.
M. Harris, après l'avoir lue, regarda son visiteur.
C'était un homme jeune encore, trente-huit ans au plus, qui portait des favoris bruns, et avait une physionomie intelligente.
Son regard surtout avait quelque chose de magnétique et d'impérieux qui frappa M. Harris.
Le banquier lui dit:
—Je suis à vos ordres, monsieur. Que puis-je faire pour vous être agréable?
—Monsieur, répondit le Français, on a pendu ce matin devant votre porte?
—Oui.
—Le corps du supplicié a été transporté à l'hôpital Saint-Barthélemy?
—Je n'en sais rien, mais c'est probable.
—Je désirerais être mis en rapport avec le chirurgien en chef de l'hôpital, et assister à la dissection de ce corps. Que dois-je faire pour cela?
—Monsieur, répondit M. Barris, cela sera facile du moment où vous aurez un mot d'introduction du lord-maire.
—Et... ce mot?...
—Je vais m'empresser de vous le procurer.
Sur ce, M. Harris sonna et commanda qu'on lui allât chercher un cab.
—M'accompagnerez-vous, monsieur? dit-il au chirurgien.
—Comme vous voudrez, répondit celui-ci.
M. Harris reprit son chapeau, son paletot et ses gants, et le Français le suivit.
La distance est courte d'Old Bailey à King's street, le quartier dans lequel s'élève le Guild hall, c'est-à-dire l'hôtel de ville de la Cité de Londres.
C'est là que le lord-maire a ses bureaux.
Le Français resta dans le cab et M. Harris entra dans l'édifice.
Il en ressortit au bout d'un quart d'heure.
Le lord mayor n'a rien à refuser à un alderman.
M. Harris avait obtenu une carte d'entrée pour Saint-Barthélemy et une pour Newgate.
—Monsieur, dit-il au Français, je vais avoir l'honneur de vous conduire à Saint-Barthélemy. C'est par là que vous voulez commencer, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur, répondit le chirurgien.
Ce dernier avouait ne savoir l'anglais que très-imparfaitement, et M. Harris se montrait heureux de pouvoir lui servir d'interprète.
L'Anglais est froid, il est roide avec les étrangers. Mais si ceux-ci lui sont présentés et recommandés, le masque tombe, et alors il devient hospitalier et serviable à l'excès.
M. Harris considérait déjà le Français comme son hôte, et il se croyait obligé de demeurer entièrement à sa disposition.
Arrivés à Saint-Barthélemy, M. Harris montra sa carte et parlementa un moment avec le concierge.
Puis, après les explications que celui-ci lui donna, M. Harris se tourna vers le Français:
—Monsieur, dit-il, le corps du supplicié n'a point été transporté ici.
—Ah!
—Il est resté à Newgate, où il sera inhumé.
—Sans avoir été disséqué?
—Les chirurgiens se sont bornés, pour obéir à la loi, à lui faire deux incisions, l'une de haut en bas, l'autre transversale, et ils ont renoncé à la dissection.
—Pourquoi?
—Mais parce que probablement, comme c'est demain Noël, ils ne veulent pas disséquer.
—Ah! dit encore le Français. Mais pourrai-je voir le corps?
—Je l'espère, puisque nous avons une permission pour entrer à Newgate.
Et M. Harris et le chirurgien remontèrent dans le cab qui était resté à la porte.
En ce moment un homme vêtu d'un vieil habit passa tout auprès et échangea un regard furtif avec le Français.
Cet homme n'était autre que Shoking.
IX
Quelques minutes après, le cab de M. Harris s'arrêtait devant Newgate, à la porte du milieu, qui est celle du logement particulier du gouverneur.
Newgate est la première prison de l'Angleterre.
Le gouverneur titulaire est un colonel.
C'est un haut personnage, qu'on ne voit que dans les grandes occasions, et qui laisse le gros de la besogne à un sous-gouverneur.
Celui-ci se nomme sir Robert M...
C'est un homme de cinquante ans, de robuste apparence, aux cheveux blonds, à l'oeil bleu, au visage perpétuellement souriant.
Il porte un uniforme vert, sur la manche gauche duquel il y a un triple galon d'argent, et une casquette ronde en cuir verni, dont la visière est pareillement galonnée.
Sir Robert M... est sous-gouverneur de Newgate depuis plus de vingt ans.
Le contact des prisonniers, le bruit des fers, la lueur sinistre des torches qu'on allume pour dresser l'échafaud, les lugubres apprêts de la toilette des condamnés, n'ont pu assombrir cette nature essentiellement gaie.
Sir Robert M... est l'homme du Royaume-Uni dont l'humeur est la plus charmante.
C'est une bonne fortune pour lui de montrer sa prison à quelque noble étranger que le lord mayor a autorisé à franchir les portes de Newgate.
Ce fut à lui que M. Harris s'adressa.
Sir Robert M... regarda fort curieusement le chirurgien français.
Celui-ci lui plut sans doute, car il lui tendit aussitôt la main.
Du reste, tout homme qui venait visiter Newgate plaisait à sir Robert M...
La porte du milieu, celle du gouverneur, donne sur un corridor; à droite est le greffe.
Sir Robert M... n'avait qu'à prendre une clef à sa ceinture et à ouvrir une grille pour que, du greffe, les visiteurs se trouvassent dans la geôle; mais il tenait trop à sa petite mise en scène pour agir ainsi.
—Faites le tour, dit-il à M. Harris.
M. Harris et le chirurgien ressortirent donc et allèrent sonner à la première porte.
On y arrive par un escalier de trois marches.
La porte est en fer, percée d'un guichet, et surmontée de barres de fer en forme de lances, qui arrivent jusqu'au cintre.
Alors M. Harris et M. Firmin Bellecombe (c'était, on s'en souvient, le nom que se donnait le chirurgien) se trouvèrent dans une salle de dix pieds carrés, ayant maintenant le greffe à leur gauche et le logis du portier-consigne à leur droite.
En face d'eux était une autre porte, également en fer, armée d'une énorme serrure et de trois verrous, et si basse que M... Harris, qui était grand, fut obligé de se baisser pour en franchir le seuil, après que sir Robert M... l'eût ouverte. Tous trois se trouvèrent alors dans un couloir assez sombre, qui faisait tout le tour de la prison.
Sir Robert referma la porte et dit en souriant:
—On ne ressort jamais par là.
—Mais, dit M. Harris, sort-on de Newgate?
—Rarement. Pourtant il y a des exemples...
Et le joyeux gouverneur continua à sourire.
Au bout du corridor, à gauche, se trouvait une salle assez vaste, au milieu de laquelle était une sorte de cage vitrée.
—Qu'est-ce que cela? dit M. Harris, qui tout alderman qu'il était, n'avait jamais visité la prison.
—C'est le parloir des avocats, dit sir Robert M...
On amène le prisonnier d'un côté, on fait entrer son avocat de l'autre; tous deux s'asseoient vis-à-vis, auprès de cette table qui est au milieu.
Puis on ferme cette porte.
Deux gardiens se promènent autour de la cage; ils voient tout ce que font le prisonnier et l'avocat; mais ils ne peuvent rien entendre de ce qu'ils disent. Ainsi le veut la loi anglaise, qui respecte la liberté de la défense.
Après la salle du parloir s'ouvrait un des corridors cellulaires.
Sir Robert M... ouvrit la porte d'une cellule.
Aussitôt le prisonnier, qui était assis sur son lit et lisait, se leva, se tourna contre le mur et fit le salut militaire.
Sir Robert prit un plaisir extrême à montrer aux deux visiteurs la cellule dans tous ses détails, depuis le lit de sangle qui s'accroche au mur, jusqu'au bec de gaz qui donne de la lumière au prisonnier; depuis la tablette qui supporte ses effets, son peigne, sa brosse et son éponge, jusqu'à celle où il peut avoir une Bible et différents livres autorisés par le gouverneur.
Toutes les cellules ordinaires sont sur le même modèle.
M. Harris, qui servait d'interprète au Français, car sir Robert M... ne parlait que sa langue maternelle, exprima alors le désir de voir la salle de correction, puis les cachots des condamnés à mort.
La salle de correction est une petite pièce qui n'a rien de sinistre.
Les murs sont blancs, et elle est éclairée par trois croisées qui donnent sur le préau.
Mais il y a au milieu un petit meuble, un outil, un instrument, quelque chose enfin dont on ne peut deviner l'emploi et qui attire l'attention.
C'est une manière de boîte en forme de pupitre, surmontée d'une barre transversale qui lui donne l'air d'un prie-Dieu, et qui est percée de deux trous.
Et comme le Français regardait ce singulier meuble, sir Robert M... le prit par les épaules, le poussa tout contre et, tout aussitôt, il eut les chevilles prises dans le bas et les deux poignets engagés dans la barre transversale.
Alors le sous-gouverneur, riant de plus belle, lui dit:
—Quand vous retournerez dans votre pays, vous pourrez dire que vous avez été au block. C'est ainsi qu'on nomme cet instrument qui nous sert à donner le fouet aux pick-pockets.
Puis, satisfait de l'expérience, sir Robert délivra M. Firmin Bellecombe, ajoutant:
—Maintenant, je vais vous montrer le cachot.
Il avait l'humeur la plus plaisante de la terre, ce bon sir Robert M...
Il conduisit les deux visiteurs au bout d'un corridor, ouvrit une porte, et le Français entra dans une cellule plongée dans une obscurité profonde, si profonde que, lorsque sir Robert eut refermé la porte, M. Harris et son compagnon, qui se trouvaient à deux pas de distance, ne purent le voir.
Et, riant toujours, le sous-gouverneur leur dit:
—En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j'ai le droit de laisser là trois jours et trois nuits, au pain et à l'eau, un prisonnier insubordonné.
Du cachot, on passa au préau.
C'est une cour longue et étroite, entourée de hautes murailles.
Le Français examina longtemps cet endroit.
—A quoi songez-vous? demanda sir Robert.
—Je songe qu'il doit être difficile de s'évader d'ici, répondit-il par l'entremise de M. Harris.
Sir Robert haussa les épaules.
—On s'est évadé de Clarkenweld, dit-il, d'Horsemonger Lane, de Bath square, et même de la Tour de Londres, au temps où c'était une prison; mais de Newgate, jamais!
Et arrivé au bout du préau, il les fit entrer dans un nouveau corridor sur lequel ouvraient deux portes.
C'étaient les cachots des condamnés à mort.
L'une de ces portes était ouverte.
M. Harris, qui s'était avancé, fit tout à coup un pas en arrière.
Il venait d'apercevoir un cadavre couché sur le lit.
Auprès brûlait un cierge mortuaire.
Agenouillés près du lit, deux jeunes gens et deux femmes priaient.
Le cadavre était celui du malheureux supplicié.
Les deux femmes étaient vêtues de longues robes de laine et le visage couvert d'un voile noir.
Les deux jeunes gens portaient le costume des écoliers de Christ's hospital, les bas jaunes et la soutane bleue, et ils avaient, selon l'ordonnance du roi Edouard VI, la tête nue.
Le cadavre était recouvert d'un drap, et on ne pouvait voir son visage.
X
Sire Robert M..., le sous-gouverneur de Newgate, avait remarqué le mouvement répulsif de M. Harris, qui s'était, à la vue du cadavre, vivement rejeté en arrière.
Il le prit par le bras et lui dit en souriant:
—Ne craignez rien, les morts ne sont pas dangereux. C'est ce pauvre Olivier, le Français qui nous a dit adieu ce matin.
Celui que la lettre de recommandation du correspondant de M. Harris qualifiait de chirurgien, était bravement entré dans la cellule.
Mais M. Harris demeurait à la porte.
—Excusez-moi, disait-il à sir Robert M..., c'est plus fort que moi, j'ai de la répugnance à me trouver en présence d'un cadavre.
—Manque d'habitude, dit le jovial sous-gouverneur.
—Et puis, ajouta M. Harris, j'ai connu ce malheureux.
—Ah! vraiment?
—Il a été employé chez moi.
Comme le front de M. Harris s'assombrissait de plus en plus, sir Robert crut de son devoir de distraire son visiteur:
—Savez-vous, dit-il, quelles sont ces deux femmes?
—Non.
—Ce sont des ladies, des dames du plus grand monde.
—Ah! fit M. Harris d'un air distrait.
Il s'était rangé un peu de côté et ne voyait plus le cadavre. Mais sir Robert M... continua:
—Il y a à Londres et dans les principales villes de la libre Angleterre, une institution fort respectable: le club des Dames des prisons.
Les dames des prisons, continua sir Robert, se recrutent parmi les femmes de la haute société pour la plupart; elles vont visiter les prisonniers, elles prennent soin de leur famille, elles veillent les morts.
Chaque fois que nous avons une exécution, les Dames des prisons se présentent la veille. Elles sont deux, trois quelquefois. Elles ont le droit de visiter le condamné, de demeurer seules avec lui et de se charger des recommandations qu'il peut avoir il faire à sa famille.
—Ah! dit M. Harris, on les laisse pénétrer dans le cachot?
—Avec d'autant plus de facilité que le condamné est hors d'état de faire usage de ses mains et qu'elles n'ont absolument rien à craindre.
Puis le volubile sous-gouverneur poursuivit:
—Elles sont couvertes d'un voile épais, et on ne pourrait les reconnaître.
Quand l'exécution a eu lieu, si les chirurgiens ont renoncé à l'autopsie du corps, elles viennent prier auprès du cadavre, qui n'est enterré que le soir, après le coucher du soleil.
Le Français s'était, pendant ce temps, approché du cadavre.
Les deux femmes n'avaient point bougé.
Seuls, les deux enfants avaient levé la tête vers lui d'un air curieux.
Mais, sans se soucier de savoir si c'était ou non permis par les règlements, il avait soulevé la partie du drap qui recouvrait la tête du cadavre, et jeté un regard furtif sur le cou, pour juger de l'effet produit par la strangulation.
Le visage était tuméfié, la langue pendante et enflée, le cou portait un cercle bleuâtre, et la corde avait dû serrer fortement les chairs.
—Cet homme n'était pas vigoureux, murmura-t-il; cependant, il n'a dû mourir qu'au bout de sept à huit minutes. John Colden résistera davantage.
Cette réflexion faite, le Français ressortit et trouva dans le couloir sir Robert M..., qui continuait à donner des explications à M. Harris.
—Quant aux deux écoliers de Christ's hospital que vous voyez-là, disait le sous-gouverneur, je vais vous expliquer leur présence.
—En effet, dit M. Harris, je ne vois pas trop ce qu'ils viennent faire dans ce cachot.
—Vous savez, reprit M. Robert, que le collège a été fondé par le roi Edouard VI. Ce prince qui mourut à l'âge de seize ans était, comme vous savez, le fils de Jeanne Seymour et du roi Henri VIII. Jeanne Seymour avait été dame d'honneur de la précédente reine, la malheureuse Anne de Boleyn.
—Je sais cela, dit M. Harris, qui se piquait de connaître l'histoire de son pays.
—Jeanne avait élevé son fils dans le respect et la vénération de cette princesse infortunée qui avait porté sa tête sur le billot.
Aussi le jeune roi, en fondant Christ's hospital et créant en faveur des élèves qui y seraient admis différents priviléges, lui imposa-t-il l'obligation de veiller les suppliciés jusqu'à l'heure des funérailles, en mémoire de la royale victime.
A chaque exécution, on choisit le plus ancien écolier et le plus nouveau, et tous deux viennent passer quelques heures auprès du cadavre.
Comme le chirurgien paraissait ne savoir que très-imparfaitement l'anglais, M. Harris, un peu revenu de son émotion, se fit un devoir de lui traduire l'explication donnée par sir Robert M...
Puis ils passèrent de nouveau devant le cachot.
—Vous avez vu un supplicié, dit sir Robert; je vais vous montrer un condamné à mort.
—Ah! il y en a donc un autre? fit M. Harris.
—Oui.
—Depuis quand est-il condamné?
—Depuis hier.
—Comment s'appelle-t-il?
—Bulton.
—Qu'a-t-il fait?
—C'est lui qui a tenté d'assassiner un banquier, M. Thomas Elgin, dans Kilburn square.
Un sourire dédaigneux vint aux lèvres de M. Harris.
—Oh! un banquier? fit-il, vous êtes bien honnête... vous pourriez dire un usurier.
Le sous-gouverneur fit jouer les verrous, et la serrure de la seconde porte qui ouvrait sur le corridor.
Alors des rugissements, qui n'avaient rien d'humain parvinrent aux oreilles des visiteurs.
Bulton, ce colosse au dur visage, était couché sur son lit de camp.
Il avait une ceinture autour du corps, et cette ceinture lui attachait les bras par derrière.
On lui avait pareillement mis des entraves aux pieds.
Bulton hurlait, écumait, maudissait ses juges, criait qu'il ne voulait pas mourir.
Le chirurgien le regarda.
Soudain le bandit se tut.
Cet homme qu'il voyait pour la première fois exerçait sur lui tout à coup une véritable fascination.
Sir Robert, qui était toujours de la plus belle humeur, lui dit:
—A quoi bon vous désoler ainsi, mon ami? vous ne serez pendu que le 2 janvier. Vous avez sept jours pleins devant vous.
—Je ne veux pas mourir! hurla Bulton.
—Et puis, c'est si vite fait, dit encore l'excellent sir Robert. Vous n'avez pas le temps de vous en apercevoir. Calcraff est un garçon habile. Il n'y a pas pareil bourreau dans tout le Royaume-Uni. Il y mettra une adresse dont vous serez satisfait.
Et comme il n'y avait plus rien à voir, selon lui, dans le cachot, le sous-gouverneur fit un pas de retraite.
Alors le chirurgien regarda encore une fois Bulton, et il lui fit un signe mystérieux.
Le signe qui reliait entre eux, dans l'immensité de Londres, tous ceux qui songeaient à l'Irlande.
Et Bulton tressaillit et étouffa un cri.
Mais déjà la porte du cachot s'était refermée et le chirurgien avait disparu.
XI
Le Français, M. Harris et sir Robert M... regagnèrent le préau.
A l'autre extrémité est une porte qui ouvre sur un étroit passage.
Quand on a franchi cette porte, on se demande quelle peut être la destination de cet endroit bizarre.
Il a dix pieds de large et trente pieds de long.
Si vous levez la tête, vous voyez le ciel.
Mais vous le voyez au travers d'un grillage formé par des barres de fer énormes.
Les voleurs de Londres ont, comme ceux de Paris, leur argot pittoresque:
Ils ont surnommé ce passage la cage aux oiseaux.
Au fond de ce passage est une autre porte, toujours en chêne ferré, pourvue d'un guichet et d'énormes verrous.
Qu'est-ce que cette porte?
Sir Robert M... était un metteur en scène consciencieux.
Il ne négligeait aucun détail.
Lorsque les deux visiteurs furent entrés dans la cage aux oiseaux, ils virent bien deux détenus qui travaillaient à enlever une des dalles, qui couvraient le sol, lesquelles dalles, disposées sur la largeur du passage, ont une dimension de dix pieds de long sur trois de large, mais ils n'y, firent aucune attention, et ils continuèrent à suivre sir Robert M..., qui ouvrit la porte du fond.
—Voici la cour d'assises, dit le sous-gouverneur en entrant.
La cour d'assises ressemble à toutes les cours de justice possibles, et n'offre rien de curieux.
Sir Robert M... se contenta de montrer le siége de l'attorney général, celui du juge et ceux des jurés, le banc du solicitor et le banc des prévenus.
Puis se retournant vers M. Harris:
—Si le prévenu est acquitté, dit-il, il sort par cette autre porte que vous voyez là-bas.
—Ah! fit M. Harris, et s'il est condamné?
—Il fait en sens inverse le chemin que nous avons parcouru.
En même temps, sir Robert regagna la porte de la cage aux oiseaux.
Alors M. Harris qui l'avait suivi tressaillit tout à coup.
Les deux détenus qui travaillaient sous la surveillance d'un gardien venaient de soulever la dalle et l'avaient dressée contre le mur.
Puis ils s'étaient mis à creuser un trou, rejetant la terre à droite et à gauche.
—Que font ils donc là? demanda le banquier.
Alors sir Robert qui montrait sa chère prison comme on montrerait une lanterne magique aux enfants, se reprit à sourire et dit:
—Écoutez-moi bien.
—Parlez, dit M. Harris.
—En France, on condamne à mort; mais la loi française, plus humaine que la nôtre, j'en conviens, laisse le condamné dans l'incertitude de l'heure et du jour de son supplice, ce qui lui permet d'espérer encore, soit sa grâce, soit une commutation de peine, soit un événement quelconque qui l'arrache à sa destinée.
Chez nous, le prévenu apprend en même temps que sa condamnation, le jour et l'heure de son supplice. Il sait en outre qu'il ne sera point gracié, et quand il a repassé le seuil de cette porte, il frisonne et se dit: c'est là!
—Que voulez-vous dire? fit M. Harris.
—Savez-vous ce que font ces hommes?
—Non.
—Ils creusent une tombe, la tombe du Français qu'on a pendu ce matin. Vous êtes dans le cimetière des suppliciés.
M. Harris jeta un cri.
Quant au Français, il parut visiblement surpris lui-même, et manifesta une grande émotion.
Alors sir Robert, qui avait toujours le sourire aux lèvres, appuya sur la droite et posa un doigt sur le mur.
Au-dessus de chaque dalle, il y avait une initiale.
—Voici, disait-il, Witgins qui a tué sa femme. Voilà Henriette Stameton qui a empoisonné sa maîtresse. Voici Barthélemy, un Français, et Drury un Écossais, et l'Américain Butter, et l'Irlandaise Mary.
M. Harris ne pouvait s'empêcher de frissonner, à mesure que, passant d'une dalle à l'autre, le joyeux sous-gouverneur racontait l'histoire du supplicié qu'il avait sous les pieds.
Ils arrivèrent ainsi à la fosse que l'on creusait.
—Voilà où on va mettre Olivier, dit sir Robert.
—Quand? demanda M. Harris.
—A la nuit tombante.
—Monsieur, dit le Français à M. Harris, demandez donc au gouverneur quelques détails sur la manière dont se fait l'inhumation.
Sir Robert ne demandait qu'à causer, et lorsque M. Harris lui eut transmis la question, il s'empressa de répondre:
—L'inhumation se fait très-simplement: on a mis le cadavre dans un cercueil de chêne qu'on a cloué ensuite.
Le cercueil est descendu dans la fosse en notre présence et en présence de deux gardiens, car ce sont des détenus qui l'ont apporté jusqu'ici.
Alors, un ministre presbytérien, si c'est un Anglais, un prêtre catholique, si c'est un Français ou un Irlandais, fait une courte prière un bord de la fosse ouverte.
Après quoi on rejette la terre sur la bière, on replace la dalle, et avec un peu de plâtre et une truelle, on la cimente.
En même temps, le fossoyeur prend un ciseau à froid et grave sur le mur, en face, la première lettre du nom du supplicié.
—Et c'est tout, dit M. Harris.
—Ah! j'oubliais encore un détail.
—Voyons?
—Le cercueil renferme un mélange d'hydrochlorure de chaux et de potasse destiné à détruire les chairs en un court espace de temps, de façon à éviter la corruption du corps.
—Passons, dit M. Harris, qui avait hâte d'être hors de ce lieu sinistre.
Et ils sortirent tous trois de la cage aux oiseaux.
Là, ils tournèrent à droite, suivirent un nouveau couloir et les visiteurs se trouvèrent au seuil d'une salle qui n'était autre que la cuisine.
Les fourneaux étaient allumés; une marmite gigantesque chantait dessus, et les cuisiniers paraissaient fort affairés. L'heure du repas approchait.
Sir Robert ouvrit alors une armoire de chêne blanc qui se trouvait en face de la cheminée.
—Qu'est-ce que cela? demanda M. Harris, qui vit reluire tout à coup, cette armoire ouverte, des cuivres, des aciers, et aperçut des courroies, des sangles et des fouets.
On aurait pu croire, à première vue, que c'était l'armoire à sellerie d'un gentleman-rider et qu'elle contenait des mors de bride, des étriers, des étrivières, des gourmettes et des cravaches.
Sir Robert répondit:
—C'est ici qu'on tourmente les prisonniers.
Et il étala complaisamment et plus souriant que jamais les fers qu'on met aux prisonniers insubordonnés, et les courroies qui anéantissent le mouvement et la volonté chez le condamné à mort, le boulet qu'ils traînaient autrefois, des carcans d'un autre âge qui servaient pour les expositions, les fouets qui servaient à fustiger les détenus indociles; enfin, la fameuse ceinture qu'on met à celui qui va monter sur l'échafaud et finalement la corde et le crochet de la potence.
Un amateur de curiosités et de chinoiseries ne montre pas ses bibelots avec plus de grâce et d'orgueil tout à la fois.
—Mais enfin, dit M. Harris, pourquoi tout cela se trouve-t-il dans la cuisine?
—Levez les yeux, dit sir Robert.
—Bon!
—Voyez-vous ces quatre crochets dans le mur, deux au-dessus de la porte que nous venons de passer, deux au-dessus de celle que vous voyez vis-à-vis?
—Oui.
—A ces crochets, on suspend deux immenses draps qui forment comme un corridor, au milieu de la cuisine et vont d'une porte à l'autre?
—Oui.
—C'est un passage qu'on fait pour le condamné à mort. C'est par là qu'il sort pour aller mourir.
—Ah! vraiment? dit le Français impassible, tandis que M. Harris sentait ses cheveux se hérisser et que le bon sous-gouverneur le regardait avec son sourire jovial et paternel.
XII
Il n'y avait plus rien à voir à Newgate, sauf une chose: les masques en plâtre des derniers suppliciés.
Ces masques sont rangés sur une tablette à l'entrée du greffe.
Sir Robert se prêta à cette exhibition avec la même complaisance.
Alors M. Harris le remercia avec effusion, et le chirurgien français lui donna sa carte.
Le bon sous-gouverneur reconduisit les deux visiteurs jusqu'à la porte principale.
Au moment où il prenait congé d'eux, on sonna.
Le portier-consigne ouvrit, et M. Harris et son compagnon se trouvèrent alors en présence d'un jeune homme vêtu de noir de la tête aux pieds.
C'était un prêtre catholique, le même qui avait assisté, le matin, Olivier allant à l'échafaud, et qui, maintenant, venait dire sur la tombe les dernières prières.
Ce prêtre, on l'a deviné déjà, c'était l'abbé Samuel.
Le Français et lui échangèrent un regard furtif.
Regard que ne surprirent ni le sous-gouverneur ni M. Harris.
Lorsqu'ils furent hors de la prison, M. Harris et le chirurgien respirèrent plus librement.
—Cher monsieur, dit alors le banquier, je suis heureux de vous avoir été agréable.
—Et je vous en suis d'autant plus reconnaissant, monsieur, répliqua celui qui, pour M. Harris, s'appelait le docteur Firmin Bellecombe, que vous paraissez très-impressionnable.
—Je le suis, en effet, et je vous avoue que la vue de ce cadavre...
—Le malheureux avait donc été votre employé?
—Oui, monsieur, et j'ai fait tout ce qu'il a dépendu de moi pour l'arracher à sa destinée.
Tout en causant, le banquier et son hôte traversèrent Old Bailey et arrivèrent à la porte de la maison occupée par les bureaux de M. Harris.
Le chirurgien avait levé la tête vers les fenêtres du premier étage.
—Que regardez-vous? demanda le banquier.
—Vos fenêtres, et je me dis qu'elles sont tout à fait en face de l'endroit où se dresse l'échafaud.
—Voudriez-vous donc voir un pareil spectacle?
—Peut-être...
M. Harris eut un geste de répugnance.
—Monsieur, reprit le Français, je ne suis pas un curieux, mais un médecin qu'on a chargé d'une mission scientifique. Je dois étudier le système pénitentiaire de l'Angleterre, et les effets de la peine de mort par la strangulation. Par conséquent, il est probable que j'aurai de nouveau recours à votre obligeance.
—Je suis tout à votre service, répondit monsieur Harris.
—Je vous demanderai donc, quand il y aura une exécution, de vouloir bien me donner une de vos fenêtres.
—Si cela peut vous être agréable, j'en serai charmé, répondit M. Harris. Au reste, j'espère avoir l'honneur de vous faire une visite et d'aller vous prier à dîner pour le jour qui vous plaira.
Le Français s'inclina.
—Où êtes vous descendu? continua M. Harris.
—Panton hôtel, Panton street, Haymarkett, répondit le Français.
—Prenez-vous de l'argent? demanda encore M. Harris.
—Pas aujourd'hui; mais après Noël, j'aurai recours à votre caisse.
M. Harris tendit la main au Français et ils se séparèrent.
Celui-ci descendit Old Bailey jusqu'à Fleet street et sauta dans un cab.
Puis il dit au cocher, mais en fort bon anglais, cette fois:
—Conduisez moi dans Old Gravel lane, au public-house de master Wandstoon.
Le cocher parut un peu étonné de voir un homme décemment vêtu donner une pareille indication.
Mais il ne fit aucune objection et rendit la main à son cheval, qui descendit vers le pont de Londres, tourna sur la gauche et se mit à côtoyer les docks en prenant ensuite Saint-George street.
Au bout de quelques minutes, le Français arrivait à la porte de ce public-house de sinistre apparence dans lequel, une nuit, Wilton et le cabman, renonçant à noyer l'Irlandaise, avaient bu un verre de gin.
Il n'y avait qu'un seul homme dans le public-house.
Il était assis tout près du comptoir dans lequel trônait majestueusement M. Wandstoon.
Cet homme, c'était Shoking.
A la vue du Français, il se leva avec empressement.
—Eh bien, maître? dit-il tout bas.
Alors l'homme gris,—car on a deviné sans doute que le prétendu chirurgien qui venait de visiter Newgate avec tant de soin, n'était autre que notre héros,—l'homme gris, disons-nous, secoua la tête.
—Son évasion est impossible, dit-il.
—Impossible!
—Oui, j'ai tout vu, tout parcouru. Il n'y a pas un gardien qui soit à nous. Il ne faut pas songer à une fuite possible...
—Alors, dit Shoking ému, John Colden mourra?
—Non.
—Pourtant il sera condamné?
—Sans doute.
—Et comment le sauverez-vous?
—C'est mon affaire, dit l'homme gris avec calme.
—Mais, dit Shoking, pourquoi donc m'avez-vous donné rendez-vous ici?
—Parce que l'abbé Samuel doit y venir.
—Quand?
—Aussitôt que le supplicié de ce matin sera inhumé.
Tout cela avait été dit à voix basse et monsieur Wandstoon, qui lisait le Times avec acharnement, n'avait pu entendre un seul mot.
—Ensuite, poursuivit l'homme gris, c'est par ici que demeure Calcraff.
Ce nom fit tressaillir Shoking.
—Oui, dit-il, Calcraff a sa maison dans Will close square.
—Et Jefferies, un de ses aides, habite Parmington street.
—Précisément.
Puis après un moment de silence, Shoking poursuivit;
—Maître, je ne crois pas que vous ayez l'intention de corrompre Calcraff; la chose est impossible.
—Ah! tu crois! fit l'homme gris en souriant:
—Certes, reprit Shoking, si la chose eût pu se faire, la famille du médecin qu'il a pendu dernièrement, n'y eût manqué. La femme du docteur Sembrok a offert toute sa fortune.
—Et Calcraff a refusé?
—Oui. Et puis, dit Shoking, que voulez-vous que fasse le bourreau? il voudrait sauver le patient qu'il ne le pourrait pas.
—Cela est vrai, dit l'homme gris. Cependant...
—Cependant quoi?
—Le bourreau peut faire son noeud de telle façon que le condamné ne meure pas sur le coup.
—Vraiment?
—Et si Calcraff ne sait pas cela, je le lui montrerai, moi.
—Oui, mais je vous le répète, Calcraff est incorruptible.
—C'est vrai, mais Jefferies ne l'est peut-être pas.
—Jefferies?
—Oui.
—Est-ce donc Jefferies qui fait le noeud?
—Non, c'est Calcraff.
—Alors, je ne comprends plus.
L'homme gris ne sourcilla point.
—Je disais donc, fit-il, que Jefferies demeure dans Parmington street, à deux pas d'ici.
—Bon, fit Shoking.
—Suppose que Jefferies devienne bourreau...
—A la place de Calcraff?
—Justement.
—Mais Calcraff se porte bien.
—Sans doute.
—Il n'est pas encore mort.
—Mais il peut être malade.
—Alors, dit Shoking, Votre Honneur se trompe encore.
Depuis que l'homme gris avait donné à Shoking le titre de lord, Shoking ne croyait pas devoir l'appeler décemment autrement que Votre Honneur.
Une politesse en vaut une autre.
—Ah! je me trompe? fit l'homme gris.
—Comment cela?
—Si Calcraff tombait malade, on ferait venir, pour le remplacer, le bourreau de Manchester.
—Tu as raison, mais...
—Mais quoi? fit Shoking.
—Pour faire venir le bourreau de Manchester, il faut avoir le temps. Tu me diras que l'express-train va vite et le télégraphe plus vite que l'un et l'autre.
—Dame!
—Mais il y a des maladies qui vont plus vite encore.
—Je ne comprends toujours pas, dit Shoking.
—Laisse-moi boire un coup, et je m'expliquerai. Je meurs de soif pour le moment.
Et l'homme gris se fit apporter un sherry cobler et porta voluptueusement à ses lèvres la paille qui devait lui servir à l'aspirer lentement.
XIII
Shoking avait vu faire à l'homme gris tant de choses extraordinaires que rien ne l'étonnait plus.
Néanmoins, comme c'était un esprit éminemment pratique et réfléchi que maître Shoking, il aimait à discuter toutes choses.
L'homme gris aspira la moitié du sherry cobler d'un trait; puis, regardant son interlocuteur:
—Si tu étais moins intelligent que tu n'es, fit-il, je m'empresserais de te dire que tout cela ne te regarde pas et je me bornerais à faire de toi un instrument.
Mais comme tu es un garçon d'esprit, et que je compte sur ta fidélité absolue.
—Oh! pour cela, vous avez raison.
—Je crois donc qu'il n'est pas inutile que tu sois au courant de mes projets, au moins jusqu'à un certain point.
—Bon! dit Shoking, vous avez raison. Je ne fais bien que ce que je comprends.
—Supposons donc, poursuivit l'homme gris, que Jefferies est un garçon corruptible.
—Soit.
—Et que Calcraff tombe malade subitement, non pas la veille, non pas dans la nuit qui précédera l'exécution, mais au moment même où il faudra pendre John Colden.
—Oh! oh! fit Shoking.
—Tu penses que l'échafaud dressé, la foule accourue, la toilette du patient achevée et les fameux draps de la cuisine tendus, il n'y aura pas moyen de reculer.
—Ça, c'est vrai.
—Jefferies sera donc chargé de la besogne et fera le noeud comme je l'entendrai.
—Allez, dit Shoking, je vous écoute, mais je continue à ne pas comprendre. Comment voulez-vous que Calcraff tombe subitement malade?
—Tu vas voir. Il y avait jadis à Paris un exécuteur des hautes oeuvres que chaque exécution rendait malade huit jours d'avance. Aussi le jour fatal arrivé, pour se donner du courage, buvait-il force verres d'eau-de-vie et de rhum.
—Oui, dit Shoking, mais Calcraff, lui, ne boit que du lait.
—Je le sais.
—Et le lait ne grise pas.
—Je m'arrangerai pour que la tasse de lait qu'il boira le mette dans l'impossibilité de faire sa besogne.
—Comment cela?
—C'est mon secret, passons. As-tu encore une objection à me faire?
—Ah! je crois bien, fit Shoking.
—Voyons?
—Je suppose que Calcraff est malade et Jefferies vendu à notre cause.
—Bon!
—Il fait un noeud qui n'amène pas la mort instantanément. Mais John Colden n'en est pas moins pendu. Ce n'est plus qu'une question de temps. Et à moins que la corde ne casse.
—Elle cassera, dit froidement l'homme gris.
—Bon! mais je suppose que le patient tombe à terre.
—Fort bien.
—On le relèvera et on l'accrochera de nouveau.
—Ah! ici, dit l'homme gris, je n'ai plus besoin de te faire des confidences. Quand nous serons arrivés au jour de l'exécution, tu verras de quoi il s'agit.
L'homme gris en était là des explications qu'il voulait bien donner à Shoking, quand la porte du public-house s'ouvrit de nouveau.
Cette fois, ce fut l'abbé Samuel qui se montra sur le seuil.
Aussitôt l'homme gris se leva avec empressement et courut à sa rencontre.
—Monsieur l'abbé, lui dit-il, un homme de votre caractère ne doit entrer dans un bouge comme celui-ci que lorsque l'intérêt de la foi et celui de ses ouailles le commandent. Sortons.
—Comme vous voudrez, dit le jeune prêtre.
Shoking s'apprêtait à les suivre.
Mais l'homme gris lui fit signe de rester à sa place, ajoutant:
—Je vais revenir.
Old Gravel lane est une rue déserte tout le jour, et ce n'est que la nuit, quand le Wapping s'éveille et commence sa fangeuse orgie, que le peuple l'envahit peu à peu.
Le prêtre irlandais et l'homme gris se mirent à se promener de long en large.
—C'est fait, dit l'abbé Samuel, le malheureux dort du dernier sommeil, comme dormira bientôt Bulton... comme...
Il s'arrêta frémissant.
—Vous m'avez rencontré sortant de Newgate, dit l'homme gris. J'ai visité la prison en détail, et je me suis assuré qu'il était impossible de faire évader un prisonnier.
—Mon Dieu! fit l'abbé Samuel en pâlissant, faudra-t-il donc laisser mourir notre frère?
—Non, dit l'homme gris.
—Alors, que comptez-vous faire?
—L'enlever.
—Mais où?
—Sur l'échafaud même.
L'abbé Samuel regarda son interlocuteur.
—Mais comment? fit-il.
—Les quatre chefs fenians sont toujours à Londres?
—Oui.
—Et ils vous obéiront aveuglément?
—Oui, puisque je suis le chef suprême, en attendant que l'enfant ait grandi.
—Alors, dit l'homme gris, je réponds de la vie de John Colden.
Maintenant parlons d'autre chose.
Le prêtre regarda son compagnon d'un air surpris.
—Ne m'avez-vous pas dit, reprit celui-ci, que Jefferies était catholique?
—Oui, et il s'en cache, de peur de perdre son triste emploi; mais c'est un catholique tiède. De plus, il n'est point affilié, et on n'oserait le lui proposer.
—Mais il a une fille...
—Une fille toujours malade et qui succombe lentement à une maladie de poitrine. C'est même là le côté intéressant de cet homme aux instincts brutaux et sanguinaires. Il s'est toujours si bien caché, que la pauvre fille le croit un honnête ouvrier des docks.
—Et vous allez la visiter quelquefois?
—Oui, dit l'abbé Samuel.
—Eh bien! reprit l'homme gris, m'emmèneriez-vous avec vous?
J'ai habité les Indes, et, bien que je ne sois pas médecin de profession, je crois avoir apporté un remède puissant contre la phtisie.
Le jeune prêtre secoua la tête.
—Hélas! dit-il, je crains que l'état de la malade ne soit tellement avancé que tout remède ne soit désormais inutile.
—Qui sait?
L'abbé Samuel réfléchit un instant.
—Jefferies est farouche, dit-il enfin, un rien l'offusque...
—Il s'adoucira si je lui promets de guérir son enfant.
—Eh bien! dit l'abbé Samuel, voulez-vous venir voir la pauvre fille?
—Tout de suite?
—Oui.
—Allons, dit l'homme gris.
Il rentra dans le public-house et dit à Shoking:
—Attends-moi toujours. Si je ne suis pas revenu dans une heure, tu te feras servir à souper. Mais tu ne bougeras pas d'ici que je ne sois revenu.
—C'est bien, dit Shoking.
Alors l'homme gris rejoignit l'abbé Samuel.
Ils remontèrent Old Gravel lane.
Parmington street est perpendiculaire à cette dernière rue.
C'est une des ruelles les plus tristes et les plus misérables de Londres.
On y rencontre des enfants qui marchent pieds nus et des femmes déguenillées.
Vers le milieu est un public-house, et dans ce public-house s'assemblent une foule de marins, d'ouvriers des docks et de brocanteurs.
C'était précisément dans cette maison que logeaient Jefferies et sa fille.
La nuit était venue quand le prêtre et l'homme gris y arrivèrent.
Tout à coup le premier tressaillit et dit:
—Le voilà!
—Qui donc? demanda l'homme gris.
—Jefferies. Le voyez-vous?... là!... assis à cette porte?
En effet, un homme était assis sur les marches de la porte bâtarde.
Il avait ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses deux mains.
Un rayon du bec de gaz voisin tombait sur son visage, et, sur ce visage, roulaient deux grosses larmes silencieuses.
Le prêtre s'approcha et lui mit une main sur l'épaule.
Le valet de Calcraff se leva tout d'une pièce et murmura:
—Ah! vous venez trop tard... je crois bien que ma pauvre enfant va mourir...
Et il regarda le prêtre d'un air affolé.