Les misères de Londres, 3. La cage aux oiseaux
XIV
Il n'y avait pas très-longtemps que Jefferies, le valet du bourreau Calcraff, était venu loger dans Parmington street, trois ou quatre années au plus.
Sa fille était déjà malade, alors, mais à peine devinait-on sa souffrance.
Le mal, dans sa première période, n'avait pas encore pâli son visage, entouré ses grands yeux bleus d'un cercle de bistre et donné à ses mains la transparence de la cire.
Pendant près de deux années, la misérable population de Parmington street avait assisté jour par jour, heure par heure, à la marche inexorable et lente de la phthisie s'emparant de la pauvre créature et la courbant peu à peu vers la tombe.
Le peuple a ses moments de férocité, mais il a aussi ses jours de douceur et de bonté ineffables.
La grande et pâle jeune fille qui cheminait lentement vers la mort, un triste et doux sourire aux lèvres, était devenue l'idole du quartier.
Chaque matin, quand on voyait sortir Jefferies plus triste et plus préoccupé que la veille, on le pressait, on l'entourait, on lui demandait avec anxiété comment se trouvait Jérémiah.
C'était le nom de son enfant.
Qu'était-ce que Jefferies?
Pendant deux années personne ne l'avait su au juste. Il disait travailler dans les docks, et cela importait peu.
D'ailleurs triste, sombre, farouche, il ne parlait qu'à ceux qui lui demandaient des nouvelles de sa fille.
Quelquefois, le soir, il entrait dans ce public-house qui occupait le rez-de-chaussée de la maison.
On lui servait une pinte de porter ou de pale ale, ou un grog au gin; il s'asseyait dans un coin, buvait silencieusement, payait et s'en allait.
On avait remarqué, cependant, qu'à certaines époques Jefferies était plus triste et plus inquiet que de coutume.
Pourquoi?
Longtemps on l'avait ignoré.
La vérité est que Jefferies tremblait, chaque fois qu'il assistait Calcraff dans une exécution, que quelque habitant de Parmington street ne se trouvât parmi la foule avide du sinistre spectacle; non pour lui, du reste, il bravait l'infamie avec la triste philosophie des gens de sa profession, mais pour son enfant...
Jérémiah avait seize ans; il y en avait dix que Jefferies était le valet de Calcraff, et la pauvre enfant l'ignorait.
Jefferies tremblait que sa fille ne vînt à l'apprendre, et que cette horrible révélation ne la tuât.
Aussi, au lendemain de chaque exécution, Jefferies se montrait-il moins que d'habitude, quittant Parmington street dès le matin, n'y revenant que le soir, avec la nuit et le brouillard.
Mais il n'est pas de secret qu'on ne parvienne à pénétrer.
La petite place d'Old Bailey est assez étroite pour que la foule soit obligée de se tenir à distance.
Jusque-là, aucun habitant de Parmington street n'avait pu voir l'échafaud d'assez près pour reconnaître dessus Jefferies.
Hélas! la sinistre vérité s'était fait jour.
Deux hommes de la lie du peuple, deux roughs, habitués de ce public-house fréquenté par Jefferies avaient été favorisés par le sort.
Partis du Wapping la veille d'une exécution, vers onze heures, ils étaient arrivés dans Fleet street, avec le premier flot de cette foule de curieux qui devait grossir jusqu'au jour.
Ils avaient été poussés jusque dans Old Bailey, avaient pu se cramponner aux chaînes tendues par les policemen et s'y tenir accrochés jusqu'au moment de l'exécution.
Alors tous deux avaient pu voir de près Calcraff et son valet, c'est-à-dire Jefferies.
Et lorsque le malheureux père de Jérémiah était revenu le soir dans le public-house, on s'était éloigné de lui avec horreur et on l'avait montré du doigt.
Il s'était mis à fondre en larmes, il s'était jeté à genoux, il avait parlé de sa fille, jurant sur la Bible qu'elle ignorait son triste métier.
Et ces hommes grossiers avaient eu pitié du père, à cause de l'enfant; et l'enfant n'avait rien su, rien appris...
Maintenant, dans Parmington street, on savait que Jefferies était le valet de Calcraff, mais on aimait la fille qui se mourait et on ne lui reprochait plus sa hideuse profession.
Or, ce soir-là, lorsque l'abbé Samuel et l'homme gris, le voyant assis sur le seuil de sa porte s'approchèrent de lui, Jefferies pleurait.
—Ma fille va mourir, disait-il au prêtre catholique, il est trop tard.
En effet, quand Jefferies était revenu de Newgate, le matin, après l'exécution du Français Olivier, il avait trouvé sa fille couchée.
Pâle, l'oeil fiévreux, les lèvres décolorées, elle lui avait dit:
—Ah! père, tu fais bien de revenir... pour me dire adieu... j'ai lutté longtemps... mais le mal est plus fort que moi... je n'ai plus même le courage de me lever... père, père, je vais mourir...
Il était resté là tout le jour, muet et sombre, au chevet de son enfant, s'arrachant parfois les cheveux; parfois se mettant à genoux et priant Dieu.
Vers le soir, Jérémiah avait paru s'assoupir, et la fièvre s'était calmée.
Alors, à demi-fou, le pauvre père était sorti; il s'était promené d'un pas inégal et saccadé dans toutes les rues avoisinantes; puis il était remonté et avait trouvé sa fille dormant, puis il était redescendu ensuite.
Cette fois, il s'était assis sur le seuil et s'était mis à pleurer, et c'était là que l'abbé Samuel l'avait trouvé.
—Mon ami, lui dit alors le jeune prêtre de cette voix grave et douce qui pénétrait jusqu'au fond de l'âme, Dieu est bon, et il ne faut jamais désespérer de sa clémence. Où est votre fille?
—Là haut. Elle dort...
—Allons la voir, dit le prêtre.
En ce moment, les yeux de Jefferies s'arrêtèrent sur l'homme gris et un geste d'étonnement et de défiance s'en échappa.
—Mon ami, dit l'homme gris, je suis médecin et j'ai sauvé des gens que tous mes confrères avaient condamnés.
Jefferies jeta un cri.
Puis il regarda l'homme gris avec une avidité sauvage.
—Vous sauveriez mon enfant, vous? dit-il.
—Peut-être.
—Oh! c'est qu'alors vous ne seriez pas un homme ordinaire! reprit Jefferies affolé.
—Voyons votre fille, dit l'homme gris.
Jefferies se leva:
—Venez, dit-il.
Et il s'enfonça d'un pas chancelant dans l'allée noire et humide de la pauvre maison.
—Je connais le chemin, dit l'abbé Samuel à l'homme gris, prenez ma main.
Alors tous trois, dans l'obscurité, gagnèrent un escalier à marches usées.
Jefferies et sa fille logeaient au troisième.
A Londres, où les maisons sont basses, le troisième est généralement le dernier étage, et c'est là que vivent les pauvres gens.
Le logis occupé par Jefferies et sa fille se composait de deux pièces qui se commandaient.
Le lit de la malade était dans la seconde.
Une chandelle brûlait sur le poêle de faïence éteint. Il faisait froid dans cette chambre et il s'en exhalait de fétides émanations.
La poitrinaire dormait toujours.
L'homme gris prit la chandelle, s'approcha du lit sur la pointe des pieds et se mit à examiner attentivement cette figure angélique qui avait déjà le calme auguste de la mort.
En ce moment le visage de l'homme gris, et son regard et son attitude exprimèrent si bien l'autorité de l'homme de science, que le pauvre père et le prêtre suspendirent leur âme à ses lèvres entr'ouvertes.
XV
L'homme gris ne se pressait pas de parler.
Il avait approché la chandelle tout près du visage de la malade et il semblait étudier avec une attention pleine de ténacité cette couleur de peau qui tenait le milieu entre le blanc céreux et la stéarine, et qui est bien la couleur de ceux que mine la phthisie.
Puis il se pencha tout près, collant presque son oreille à la poitrine de la jeune fille toujours endormie, et il écouta sa respiration haletante et saccadée.
Enfin il releva la tête et dit:
—Le mal est très-avancé, mais il n'est pas encore à cette limite extrême où tout remède est impuissant, tout secours inutile.
—Vrai! s'écria l'abbé Samuel en regardant l'homme gris d'un air de doute.
—On peut la sauver, répondit celui-ci.
Quant à Jefferies, il était tombé à genoux devant l'homme gris:
—Oh! sauvez ma fille, disait-il, sauvez-la, et je vous bénirai, sauvez-la et je serai votre esclave...
Et le malheureux pleurait et priait tout à la fois, se tordant les mains et se traînant aux pieds de cet homme qui venait de déclarer que rien n'était désespéré.
Cette lumière, ces éclats de voix finirent par éveiller la malade.
Elle ouvrit les yeux et poussa un cri d'étonnement, presque d'effroi, en voyant un inconnu à son chevet.
Mais alors l'abbé Samuel s'avança et lui dit:
—Comment allez-vous, mon enfant?
Elle le reconnut et un pâle sourire vint à ses lèvres.
—Ah! c'est vous, monsieur l'abbé? fit-elle, vous êtes bien bon d'être venu me voir.
Son père, toujours à genoux, se tenait à l'écart dans l'ombre.
—Vous êtes bien bon, poursuivit Jérémiah qui ne vit pas Jefferies tout de suite, bien bon d'être venu me voir, monsieur l'abbé... d'autant plus que... c'est peut-être... la dernière fois... Et elle souriait encore, en parlant de sa fin prochaine.
—Mon enfant, répondit l'abbé Samuel, monsieur que voilà, et qui est médecin...
A ces mots, Jérémiah fixa sur l'homme gris son regard ardent et fiévreux; mais le sourire n'abandonna point ses lèvres.
—Alors, dit-elle, monsieur doit bien voir que je vais mourir.
Soudain Jérémiah entendit un sanglot au pied de son lit.
—Ah! mon Dieu! fit-elle, mon père était là! pardonne-moi... père, pardonne-moi...
—Mon enfant, continua l'abbé Samuel en prenant dans les siennes, cette main longue et diaphane que Jérémiah laissait pendre hors du lit, mon enfant, vous vous trompez... monsieur, qui est médecin, vous dis-je, affirme qu'on peut vous guérir.
—Oh! fit-elle d'un air de doute.
L'homme gris regardait autour de lui.
—Vous êtes mal ici, dit-il enfin.
Et s'adressant à Jefferies:
—Cette chambre est insalubre et le voisinage des docks empoisonne l'air que vous respirez. Voulez-vous que votre enfant vive? ajouta-t-il.
—Si je le veux! s'écria le pauvre père.
—Eh bien! il faut m'obéir.
—Parlez, monsieur, ordonnez! dit Jefferies.
—Il faut faire transporter votre fille, dès demain, dans une maison, que je vous indiquerai, et où je la visiterai tous les jours.
L'abbé Samuel dit à son tour:
—Peut-être n'avez-vous pas d'argent, mon pauvre Jefferies? Mais il ne faut pas vous inquiéter de cela. Monsieur est non-seulement un médecin savant, c'est encore un homme riche et bienfaisant, qui ne reculera devant aucun sacrifice pour sauver votre enfant.
Jefferies baisait les mains du prêtre, comme il avait baisé celles de l'homme gris.
Celui-ci ajouta:
—Je vais vous envoyer tout à l'heure une potion que ferez prendre à votre fille. Cette potion calmera la fièvre, lui procurera un sommeil tranquille, et lui permettra, demain, d'avoir assez de force pour se lever.
Jefferies écoutait avec une sorte d'extase.
Cet ascendant moral, que l'homme gris prenait presque aussitôt sur ceux auxquels il adressait la parole, agissait déjà sur le grossier valet de Calcraff.
—L'homme qui vous apportera cette potion, continua-t-il, est un homme à mon service et qui m'est tout dévoué. Il reviendra demain avec une voiture et il vous emmènera, vous et votre fille, dans une maison où je crois que pourrai la guérir.
En même temps il mit un petit rouleau d'or sur le poêle, fit un signe d'adieu à la poitrinaire qui se demandait si les anges du bon Dieu n'avaient pas pris forme humaine pour la venir visiter, et il sortit en pressant la main du pauvre Jefferies, qui continuait à pleurer, mais de joie, maintenant qu'on lui promettait que sa fille vivrait.
L'abbé Samuel le suivit.
Quand ils furent dehors, ce dernier regarda l'homme gris et lui dit:
—Vraiment, vous croyez qu'on peut encore sauver cette jeune fille?
—Oui, en disposant des moyens que je vais employer, ce que très-peu de personnes pourraient faire.
—Et... ces moyens?
—Je ferai transporter Jérémiah à Hampsteadt.
—Dans la maison où est venu le major Waterley?
—Précisément. Il ne faut guère que l'espace d'une nuit pour préparer la chambre que je lui destine.
—Comment! la préparer? fit le prêtre surpris.
—N'avez-vous pas entendu dire que les médecins employaient le goudron pour les maladies de poitrine?
—En effet.
—Eh bien! je vais faire enduire de goudron le plafond, les murs et les portes de la chambre qu'elle habitera.
—Ah! je commence à comprendre.
—Pas encore, dit en souriant l'homme gris. En l'état actuel, le mal de Jérémiah est trop avancé pour que le goudron suffise.
—Alors?
—Mais... attendez. Il y a dans l'Amérique du Sud, au Paragon, à deux cents milles des côtes, sur les bords de la rivière Parana, une vallée longue de six lieues et large de deux qu'on appelle Hapna.
Cette vallée jouit d'une température assez semblable à celle de Nice ou des îles d'Hyères.
Les Américains du Sud attaqués d'une maladie de poitrine s'y rendent par milliers.
Là, sans remède aucun, et si avancé que soit le mal, ils se guérissent en peu de temps.
Est-ce l'influence du climat?
Ils le croient tous, mais ils se trompent.
—Qu'est-ce donc, alors? demanda l'abbé Samuel.
—La vallée renferme en abondance une espèce particulière de pin résineux qui charge l'atmosphère d'émanations bienfaisantes; et ces émanations guérissent.
—Mais, observa l'abbé Samuel, je ne sais encore où vous voulez en venir.
—J'ai analysé chimiquement la résine de ces pins, dans un voyage que j'ai fait à Hapna, et je connais maintenant sa composition.
De même qu'on peut fabriquer de l'air et des eaux minérales, je puis fabriquer une résine en tout semblable à celle dont je vous parle, et la mélanger à cet enduit de goudron que j'appliquerai sur les murs.
Puis, à l'aide d'un calorifère et d'un thermomètre, nous entretiendrons dans la chambre une atmosphère égale à celle de la vallée de Hapna.
Vous le voyez, ajouta l'homme gris en souriant, c'est bien simple.
L'abbé Samuel le regardait avec un étonnement mêlé d'admiration.
Ils étaient, tout en causant, revenus dans Old Gravel lane; mais, au lieu de rejoindre Shoking, ils remontèrent jusqu'à Saint-George street et entrèrent dans la boutique d'un chemist dispensary, c'est-à-dire d'un pharmacien.
Là, l'homme gris fit préparer la potion; puis il dit à l'abbé Samuel:
—Maintenant, je vais envoyer Shoking chez Jefferies, et vous reconduire ensuite à Saint-Gilles.
Et, en effet, l'homme gris dans Old Gravel lane, ouvrit la porte du public-house de Master Wandstone et appela Shoking qui buvait philosophiquement son troisième verre de grog au gin.
XVI
Shoking s'empressa de payer sa dépense et de sortir.
L'homme gris lui remit la fiole contenant la potion.
—Tu vas aller, lui dit-il, dans Parmington street.
—Chez Jefferies?
—Oui.
Shoking fit une légère grimace.
—As-tu quelque répugnance à cela? lui demanda l'homme gris en souriant.
—Dame! répondit naïvement Shoking, cela pourrait bien me porter malheur.
—Imbécile!
—Vous savez le proverbe anglais: «Ne touchez pas à la hache.»
—C'est pour les nobles et les gentlemen, ce proverbe-là, dit l'homme gris.
—Oui, mais voici le proverbe des petites gens: «Ne touchez pas à la corde.»
—Eh bien! la corde et Jefferies font deux.
—N'est-ce pas Jefferies qui la prépare?
—Oui.
—Alors, c'est bien à peu près la même chose.
—Mon cher ami, dit en souriant l'homme gris, Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir tenir compte de tes répugnances et avoir sous la main quelqu'un pour te remplacer. Mais je n'ai personne, et il ne s'agit, après tout, que de prendre cette bouteille, de la porter chez Jefferies, et de la remettre à sa fille, en lui disant: C'est le médecin qui a promis de vous sauver qui m'envoie.
—Donnez alors, dit Shoking en souriant.
—Ensuite, mon ami, poursuivit l'homme gris, comme il faut que toute peine ait sa récompense, je t'annonce que tu vas reprendre ce soir même cette vie de gentleman pour laquelle tu es né très-certainement.
Shoking tressaillit.
—Tu retournes à Hampsteadt, dit l'homme gris.
—Ah!
—Et tu reprends ton nom et ton titre.
—C'est-à-dire, dit Shoking tremblant d'émotion, que je redeviens lord Vilmot?
—Précisément.
Shoking s'était emparé de la bouteille et ne faisait plus aucune difficulté pour aller chez le valet de Calcraff.
L'homme gris ajouta:
—Quand tu te seras acquitté de cette mission, tu monteras dans un cab et tu iras m'attendre à Hampsteadt, dans ta maison.
Ces derniers mots firent tressaillir d'aise le bon Shoking. Cependant, comme il allait s'éloigner, un scrupule s'empara de lui.
—Qu'est-ce encore? fit l'homme gris.
—Savez-vous maître, dit Shoking, que, lorsque je m'éveillerai pour tout de bon de ce beau rêve de grandeur, le réveil sera dur?
—Comment cela?
—Lord Vilmot aura de la peine à redevenir Shoking.
—Ah! mon pauvre ami, dit l'homme gris en riant, il n'y a que la reine qui puisse créer des baronnets; mais si elle en a jamais l'intention à ton endroit, je ne m'y opposerai pas.
Seulement je puis dès aujourd'hui te promettre une chose.
—Laquelle?
—La maison te restera et tu pourras y finir tes jours.
—Vrai?
—Je ne reprends jamais ce que j'ai donné.
Shoking était naïf à ses heures:
—Bon! dit-il, mais l'or qui est dans les tiroirs?
—L'or aussi. Tu vois bien que ça ne porte pas toujours malheur de s'en aller chez le valet de Calcraff.
Shoking prit ses jambes à son cou et, la fiole à la main, il s'élança vers Parmington street.
Alors l'homme gris rejoignit l'abbé Samuel qui était monté dans un cab et attendait au coin de Saint-George street.
Le prêtre était devenu pensif.
—Savez-vous à quoi je songe? dit-il, tandis que l'homme gris prenait place à côté de lui et indiquait au cocher comme but de la course, la place des Sept-Quadrants.
—Non, en vérité, dit celui-ci.
—Je me dis que si l'Irlande avait une douzaine d'hommes comme vous au service de sa cause, elle triompherait en moins d'une année.
—Monsieur l'abbé, répondit l'homme gris d'une voix grave et triste, les hommes dévoués à l'Irlande ne sont pas rares, et il y en a même des milliers. Ce qui leur manquait peut-être, jusqu'à ce jour, c'était un chef mystérieux, un homme qui aurait acquis en des luttes sombres et terribles une expérience et une audace qui triomphent de tout. J'avais cela, et je suis venu à vous.
Je vous ai dit: Là où le prêtre ne peut entrer, j'entrerai; là où le chrétien n'ose frapper, je frapperai! et au lendemain de la victoire, je disparaîtrai, car je ne suis pas digne de rester à votre droite.
—Oh! fit le jeune prêtre, en lui tendant la main avec expansion, ne parlez point ainsi.
—Vous ne savez rien de mon passé, dit-il d'une voix sourde.
Et dès lors il s'enferma dans un silence farouche, et le prêtre respecta ce silence.
Ils arrivèrent ainsi dans le quartier irlandais, derrière Saint-Gilles.
—Monsieur l'abbé, dit alors l'homme gris, tandis que le cab s'arrêtait, rappelez-vous que je compte sur les quatre chefs?
—Vous pouvez y compter, dit le prêtre.
—Sans cela je ne réponds pas de la vie de John Colden.
—Et s'ils vous obéissent de point en point?...
—Je sauverai John Colden.
—Quand dois-je les réunir?
—L'avant-veille de l'exécution, c'est suffisant.
Alors le prêtre descendit de voiture et se dirigea à pied vers son église.
L'homme gris souleva la trappe qui était au-dessus de sa tête et le cocher se baissa.
—Mène-moi dans Régent' street, au coin de Piccadilly, lui dit-il.
Tu t'arrêteras devant le chimiste qui est à côté du café de la Régence.
De la place des Sept-Quadrants à l'endroit désigné, le trajet était court.
Ce fut l'affaire de quelques minutes et l'homme gris entra dans la boutique du pharmacien-chimiste-parfumeur, car à Londres, tous ces commerces-là se réunissent volontiers en un seul.
Le chimiste de Régent' street est un des plus instruits et des mieux assortis de Londres.
—Mon cher monsieur, lui dit l'homme gris, je suis médecin.
En même temps, il lui exhiba un diplôme bien en règle.
Le chimiste s'inclina.
—Je suis le médecin d'une grande famille qui ne reculera devant aucun sacrifice pour conserver à la vie une jeune fille qui se meurt. C'est vous dire que les services que j'attends de vous seront libéralement payés.
Le chimiste s'inclina plus bas encore que la première fois.
—Il faut que vous mettiez à ma disposition pour ce soir même un préparateur.
—Je vous donnerai mon premier élève, répondit le chimiste.
—Et que vous m'envoyiez les drogues et les substances suivantes.
En même temps l'homme gris prit une plume et du papier sur le comptoir et écrivit une longue ordonnance.
Le chimiste en prit connaissance et ne put s'empêcher de témoigner son étonnement.
—Mais, monsieur, dit-il, ce sont là des médicaments pour un régiment tout entier.
—Vous croyez?
—Ainsi je vois un baril de goudron...
—Oui, monsieur; je vais faire une expérience sur le succès de laquelle je compte fort.
En même temps, l'homme gris ouvrit son portefeuille et en tira deux billets de vingt livres qu'il posa sur le comptoir, ajoutant:
—Vous m'enverrez tout cela, ainsi que le chimiste préparateur, ce soir, avant dix heures, à Hampsteadt, Heath mount, n° 22.
Le chimiste prit les quarante livres et salua avec considération un médecin qui faisait de semblables avances à ses malades.
L'argent produira toujours son petit effet, même sur un apothicaire.
XVII
—Ma parole d'honneur! se disait Shoking, douze heures après, je crois que tout ce qui m'advient n'a jamais été qu'un rêve. J'ai beau me pincer pour m'assurer que je ne dors pas, c'est plus fort que moi. Cela ne doit pas être arrivé.
Shoking se disait tout cela en se regardant avec une complaisance inquiète dans la grande glace à pivot de ce cabinet de toilette où, quelques jours auparavant, on l'avait mis au bain, peigné, parfumé, habillé comme un parfait gentleman et salué du titre de lord.
Il se disait cela, parce que même aventure venait de lui advenir.
Il était rentré la veille au soir et avait trouvé l'homme gris causant avec Jenny l'Irlandaise et Suzannah dans le petit salon du rez-de-chaussée.
Mais l'enfant n'y était plus.
Il était entré, le matin même, au collège de Christ's hospital, et désormais il était à l'abri des représailles de la justice. La soutane bleue et les bas violets le rendaient inviolable.
Quant à Jenny, elle s'était d'autant plus aisément résignée à une séparation, que cette séparation ne devait pas durer plus d'un jour ou deux.
L'homme pris avait trouvé le moyen de la faire admettre à Christ's hospital comme attachée à la lingerie.
Donc, ces trois personnes causaient lorsque Shoking était arrivé.
Il s'était mis à table avec elles et avait soupé de bon appétit, après, toutefois, avoir rendu compte de sa mission.
Puis l'homme gris lui avait dit:
—Va te coucher et dors bien; j'aurai besoin de toi demain matin.
Le même valet de chambre, qui avait si bien donné du lord en plein visage au bon Shoking, l'était venu chercher alors, et l'avait conduit à sa chambre à coucher.
Shoking était pourtant de nouveau misérablement vêtu, et il n'avait pu s'empêcher de dire au superbe laquais galonné que l'homme gris attachait ainsi à sa personne:
—Comment peux-tu m'appeler mylord, en me voyant ainsi accoutré?
Mais le valet avait répondu en souriant:
—Je sais que Votre Seigneurie est excentrique, et que, dans un but de philanthropie, elle parcourt les quartiers populeux de Londres, où elle fait beaucoup de bien.
Et Shoking avait eu beau protester, le valet de chambre avait tenu à son opinion.
Shoking s'était donc mis au lit, et il s'était endormi comme au bon temps où il couchait sous les voûtes d'Adelphi.
Le lendemain matin, le valet de chambre était venu l'éveiller.
—Votre Seigneurie veut-elle s'habiller? avait-il dit.
—Quelle heure est-il?
—Sept heures: c'est un peu matin; mais l'ami de Votre Seigneurie a besoin d'elle.
Cet ami dont parlait le valet c'était l'homme gris.
L'homme gris, en effet, avait donné l'ordre qu'on éveillât Shoking dès le point du jour.
Shoking prit un bain, laissa peigner ses cheveux, faire sa barbe; il passa une chemise de toile fine et revêtit un bizarre costume du matin, consistant en une jaquette, un gilet et un pantalon de couleurs claires, ce que les Anglais appellent une suite.
Le valet lui mit une rose à la boutonnière, lui tendit un chapeau gris et des gants de peau de daim et lui dit:
—L'ami de Votre Seigneurie est dans la galerie qui fait suite au corridor.
Shoking, de plus en plus abasourdi, suivit le chemin qu'on lui indiquait, et il fut pris tout coup à la gorge par une forte odeur de goudron.
—Viens donc par ici! lui cria une voix.
Et l'homme gris se montra au seuil d'une chambre située à l'extrémité de la galerie.
Il n'était certes pas vêtu en gentleman, lui, il s'offrait même à Shoking dans un négligé que le nouveau lord blâma in petto.
L'homme gris, en pantoufles et en manches de chemise, les bras retroussés au-dessus du coude, avait les mains enduites d'une sorte de mastic rougeâtre!
—Bon! dit Shoking, encore des choses étranges!
—Entre donc.
Shoking entra et se trouva dans une chambre dont les murs disparaissaient sous une épaisse couche de goudron.
Au milieu il y avait des objets bizarres, des cornues, des vases, un alambic, un creuset, tout un appareil de laboratoire de chimie.
Shoking vit encore un jeune homme qui portait suspendu à son cou un tablier bleu.
C'était le préparateur qu'avait envoyé le chimiste de Régent' street.
—Tu as bien dormi, toi? dit l'homme gris.
—Certainement, fit Shoking.
—Eh bien! moi, je ne me suis pas couché.
—Est-ce que c'était pour barioler ainsi les murs de cette chambre? demanda le nouveau lord avec une pointe d'ironie.
—Justement.
—Drôle de peinture, dans tous les cas.
—C'est possible, mais j'en attends de beaux résultats. Viens, je vais te conduire à ta voiture.
—Ma voiture?
—Sans doute.
Et l'homme gris s'essuya les mains et passa son bras sous celui du gentleman Shoking.
—Que penses-tu de la petite que tu as vue hier? lui dit-il.
—La fille de Jefferies?
—Oui.
—Je crois qu'elle n'a pas huit jours à vivre.
—Eh bien! tu vas aller la chercher dans ta voiture.
—Bien.
—Tu l'amèneras ici.
—Fort bien.
—Et quand elle aura couché dans cette chambre, dont tu te moques, l'espace d'un mois environ, elle se portera aussi bien que toi et moi.
—Est-ce possible!
—Avec moi tout est possible, mon ami.
Shoking n'était pas au bout de ses étonnements.
A la grille du jardin se trouvait un grand carrosse attelé de deux chevaux magnifiques.
Un cocher poudré était sur le siége, deux laquais en bas de soie se tenaient derrière, suspendus aux étrivières.
—Comment! balbutia Shoking, c'est là ma voiture?
—Sans doute.
—Et je vais monter dedans?
—Dame! à moins que tu ne te veuilles t'asseoir sur le siége.
—Et dans cette voiture, je vais aller chercher la fille de Jefferies?
—Oui.
—Mais, dit Shoking, ils me reconnaîtront.
—Sans aucun doute.
—Et puis, j'étais vêtu comme je le suis ordinairement comme un pauvre diable qui...
—Tu étais vêtu, interrompit l'homme gris, comme un grand seigneur excentrique qui se déguise pour faire du bien.
En même temps, il abaissa le marchepied devant Shoking qui hésitait encore.
—Mais, maître, dit encore celui-ci, croyez-vous que Jefferies consentira à se séparer de sa fille?
—Tu lui diras qu'il peut la suivre.
—Et je l'amènerai ici?
—Naturellement.
Sur ce mot, l'homme gris ferma la portière et fit un signe au cocher, qui rendit la main à ses trotteurs.
—C'est égal! murmura Shoking, tandis que le carrosse descendait Heath mount avec la rapidité de l'éclair, celui qui me pincerait assez fort pour m'éveiller, me rendrait un fameux service.
XVIII
Jamais, peut-être, on n'avait vu semblable spectacle dans le Wapping.
Londres qui se divise en plusieurs paroisses, au point de vue administratif, n'est réellement composé que de deux quartiers bien distincts, le West-End et l'East-End, l'Ouest et l'Est.
A l'est, le Londres commerçant, laborieux, les docks, les bassins gigantesques où les Indes et le monde entier versent nuit et jour leurs richesses et leurs produits.
A l'est encore, les quartiers misérables, les enfants demi-nus, les femmes en haillons, les mendiants grouillant au seuil des portes, les maisons noires et humides, les tavernes où la débauche et la misère boivent de compagnie.
A l'ouest, dans le West-End, les palais, les édifices, les rues larges et bien percées, les magasins splendides, les femmes rayonnantes de beauté, étincelantes de pierreries, et les cavaliers irréprochables.
Les habitants du West-End ne visitent jamais l'East-End.
Ceux de l'East-End ignorent les splendeurs que la ville monstre étale à l'ouest.
Aussi, lorsque la population sordide du Wapping, lorsque les pauvres gens de Parmington street virent apparaître le carrosse de lord Vilmot avec ses magnifiques trotteurs, son cocher et ses deux laquais poudrés, crurent-ils faire un rêve.
Les enfants et les femmes accoururent au seuil des portes, d'autres se mirent aux fenêtres; les enfants du public-house où Jefferies buvait seul quelquefois, se précipitèrent au dehors.
Les deux laquais avaient mis pied à terre et posé leur longue canne sur le trottoir.
A Londres, où les impôts somptuaires sont innombrables, un lord peut, avec de l'argent, interrompre un moment la circulation.
Il a payé pour cela, et c'est son droit.
Tandis que le carrosse s'arrête, les laquais barrent le trottoir de leur canne, pour que Sa Seigneurie puisse descendre de voiture et ne se point frotter à la canaille.
La canaille s'arrête sans murmurer et attendant avec calme que le noble personnage ait mis pied à terre et soit entré dans la maison.
Il se fit donc un rassemblement des deux côtés des cannes.
Lord Vilmot descendit.
Un homme en haillons, un rough, jeta alors un cri.
Un cri d'étonnement que lui arracha la vue du personnage pour qui on interceptait le trottoir.
Ce cri fit tourner la tête à lord Vilmot.
—Mais c'est Shoking!
Shoking ne perdit point la tête; il ne se déconcerta point et il salua le rough d'un geste.
Puis il s'avança vers lui et lui dit en souriant:
—Tu me reconnais?...
—Excusez-moi... ce n'est pas possible... une méprise... Pardon, Votre Seigneurie... balbutia le rough.
Mais Shoking poursuivit avec un sang-froid imperturbable...
—Tu ne te trompes pas, je suis bien Shoking. Dans le Wapping, je n'ai pas d'autre nom..
—Oh! Votre Seigneurie se moque! disait le rough qui se confondait toujours en excuses.
—Non, dit Shoking, c'est bien moi. Seulement, dans le West-End je m'appelle lord Vilmot.
Et comme le rough stupéfait ne comprenait pas, Shoking poursuivit:
—Je suis un lord excentrique. Je me déguise et je viens étudier la misère au Black horse et au bal Wilton, à la seule fin d'en rendre compte au parlement et d'adoucir le sort du peuple.
Sur cette réponse majestueuse, Shoking fouilla dans sa poche, en retira une dizaine de guinées et les donna à John.
Ce fut un vertige, un éblouissement.
La foule criait encore: Vive Sa Seigneurie! que Shoking s'était engouffré depuis longtemps dans l'allée noire de la maison de Jefferies.
Et la foule de crier, de trépigner, de battre des mains et de se livrer à mille commentaires.
Le rough n'était pas le seul qui eût connu Shoking.
Il y avait maintenant dix personnes, attroupées à la maison, qui avaient bu avec lui, mangé avec lui, couché avec lui dans le work-house de Milden Road et sous les voûtes d'Adelphi.
Et on se répétait que Shoking était un lord, et qu'il siégeait au Parlement.
Que venait-il donc faire dans Parmington street?
Il s'écoula un grand quart d'heure.
Puis lord Vilmot reparut.
Mais il n'était pas seul.
Derrière lui on vit apparaître Jefferies.
Jefferies, le valet de Calcraff, qui pleurait de joie et portait sa fille dans ses bras.
Et la foule battit des mains quand elle vit le noble lord aider l'homme de sang à asseoir la mourante dans ce beau carrosse armorié, y monter ensuite, et faire asseoir à côté de lui le valet du bourreau.
Puis les laquais remontèrent derrière le carrosse, Shoking distribua à ses anciens amis des sourires et des saluts protecteurs, le cocher rendit la main à ses chevaux, et tout disparut comme une vision.
Une heure après, Jefferies, sa fille et Shoking arrivaient à Hampsteadt.
Le voyage avait fatigué la pauvre malade, et elle fut prise d'une telle faiblesse que son père fut encore obligé de la porter, pour traverser le jardin.
L'homme gris attendait au seuil de la maison, et il avait auprès de lui l'abbé Samuel.
Celui-ci dit à Jefferies:
—Mon ami, vous le voyez, il ne faut jamais désespérer de la bonté de Dieu. Au moment où le désespoir pénétrait dans votre âme, et allait l'envahir tout entière, il s'est trouvé, sur votre route, un noble seigneur qui a eu pitié de votre détresse, et cet homme de science qui entrevoit la guérison de celle que vous croyiez prête à mourir.
Jefferies versait des larmes.
L'homme gris le conduisit à cette chambre qu'on avait préparée pour Jérémiah.
On mit la jeune fille au lit, puis on lui administra un calmant, qui eut l'effet d'un narcotique.
La jeune fille s'endormit.
—Mon Dieu! s'écria le pauvre père, ne l'avez-vous pas tuée, au moins?
—Non, répondit l'homme gris, en souriant, revenez demain, vous la trouverez souriante, et déjà cette pâleur morbide qui couvre son visage, aura disparu en partie.
—Mon Dieu! s'écria Jefferies, faudra-t-il donc que je m'en aille, et allez-vous me séparer de mon enfant?
—Vous viendrez la voir tous les jours; le matin et le soir même, si vous le voulez; mais vous ne pouvez rester ici.
Jefferies songea alors à l'infamie de sa profession, et il baissa la tête.
—Oh! dit-il, je comprends. Je ne suis pas digne de vivre ici.
L'homme gris ne répondit pas.
Et quand le valet de Calcraff fut parti, l'homme gris dit à l'abbé Samuel:
—Si je l'avais autorisé à rester, il eût renoncé à sa profession, et pourtant, vous savez que nous avons besoin de lui!
—C'est vrai, répondit le prêtre.
Puis regardant la jeune fille endormie:
—Et vous espérez la sauver?
—Je ne l'espère pas, j'en suis sûr... comme je suis sûr, maintenant, d'arracher John Colden à l'échafaud, répondit cet homme étrange avec un accent de conviction qui ne laissa plus aucun doute au jeune prêtre.
XIX
Que devenait John Colden pendant tout ce temps-là?
John Colden avait été transféré, la veille de Noël, à Newgate.
Sa blessure n'était pas complètement fermée, mais elle était en voie de guérison et le chirurgien philanthrope de Cold Bath field avait déclaré qu'il n'y avait nul inconvénient à envoyer ce misérable prendre possession de sa cellule dans la prison d'où on ne sort plus.
C'était le bon et jovial sous-gouverneur, sir Robert M..., qui avait reçu le nouvel arrivant et assisté à son inscription sur les registres d'écrou.
—Vous deviez bien vous ennuyer, mon garçon, à Cold Bath field, c'est une vilaine prison pour les malades. Le bruit du moulin est insupportable et devait vous empêcher de dormir.
Ici, rien de pareil, vous serez comme chez vous et vous n'entendrez pas le moindre bruit.
D'ailleurs, vous savez, l'Angleterre est pleine de clémence, elle ne fait pas souffrir inutilement le pauvre monde.
Si j'en crois le certificat que me transmet le chirurgien de Bath square, vous pourrez très-bien supporter les fatigues de la cour d'assises d'ici à quatre ou cinq jours.
Il est même probable que le président du jury prendra en considération votre état, et qu'il vous condamnera à être promptement exécuté.
Car, voyez-vous, mon garçon, acheva le bon sous-gouverneur, croyez-en ma vieille expérience, quand on a un mauvais quart d'heure à passer, autant vaut que ce soit le plus tôt possible. Après, on est bien tranquille, allez!
John Colden eut un sourire pour cette lugubre facétie.
On le conduisit à sa cellule, et on lui mit les fers.
L'Irlandais avait fait le sacrifice de sa vie, et bien que M. Bardel, en l'embrassant, lorsqu'il avait quitté Bath square, lui eût dit à l'oreille, «Courage, on te sauvera!» John Colden n'y croyait guère.
L'enfant était sauvé.
Pour lui, c'était l'essentiel. Peu lui importait de mourir.
Il dormit comme un homme que n'assiége aucun remords.
Le lendemain, le sous-gouverneur entra dans sa cellule de bonne heure et lui dit:
—Vous êtes Irlandais?
—Oui, répondit John Colden.
—Catholique, par conséquent?
—Oui.
—Mon cher ami, reprit sir Robert M..., il nous arrive si rarement d'avoir des catholiques à Newgate que nous n'avons pas d'aumônier.
Hier matin, on a pendu un Français: il était catholique aussi. Un prêtre de ce culte s'est présenté, il a été admis à lui donner des consolations.
Lorsque vous aurez été condamné, on fera demander ce même prêtre, si vous le désirez.
Mais, pour le moment, la chose est impossible.
Cependant, c'est aujourd'hui Noël, la plus grande fête du monde chrétien. Voulez-vous aller à la chapelle?
—Soit, dit John Colden.
—Vous entendrez l'office comme les autres détenus. Après tout, c'est toujours prier Dieu.
John Colden fit un nouveau signe d'assentiment, et le sous-gouverneur se retira.
Une heure après, on vint chercher John pour le conduire à la chapelle.
Le dimanche, à l'heure de l'office, les détenus sont assis les uns à côté des autres, la face tournée vers la chaire du prédicateur.
Mais le condamné à mort, s'il y en a un, a une place spéciale: un prie-Dieu placé tout au bas de la chaire.
John Colden tressaillit en entrant.
Il vit un homme revêtu de la camisole de force, et dans cet homme qui occupait le banc du condamné à mort, il reconnut Bulton.
Bulton, l'amant de Suzannah, sa soeur, à lui, John Colden.
Bulton, qui avait été condamné à être pendu le 2 janvier prochain.
Celui-ci le reconnut et lui fit un signe de tête amical.
John Colden, si brave et si résigné qu'il fût, ne put s'empêcher de faire cette réflexion que dans huit jours il occuperait certainement la place où était Bulton, et il sentit quelques gouttes de sueur mouiller la racine de ses cheveux.
Quand l'office fut fini, Bulton passa près de lui.
—Bonjour, frère, lui dit-il.
—Dieu te garde! répondit John.
Les deux gardiens qui ne quittaient jamais le condamné à mort ne s'opposèrent pas à ce qu'il échangeât quelques mots avec John.
Bulton, à force de vivre avec Suzannah, avait appris cet idiome des côtes d'Irlande que les Anglais ne comprennent pas.
—As-tu des nouvelles de Suzannah? dit Bulton dans cette langue.
—Oui.
—Elle est sans doute à Milbanck?
—Non, elle est libre.
—Libre!
—Oui, c'est l'homme gris qui l'a sauvée.
Bulton parut rassembler ses souvenirs:
—Ah! dit-il, c'est cet homme qui courait après le petit Ralph.
—Oui.
—Je l'ai reconnu, il est venu ici.
—Quand?
—Hier. Je ne sais pas ce qu'il venait faire, peut-être était-ce pour toi.
—Je ne sais, dit John Colden.
—Pauvre Suzannah! murmura Bulton, si je pouvais la voir une dernière fois, je serais résigné.
Les gardiens s'approchèrent et poussèrent Bulton en avant, le séparant ainsi de John Colden.
Celui-ci rentra dans sa cellule, et les jours et les nuits s'écoulèrent.
Personne, ne le visitait, aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu'à lui, et le sous-gouverneur ne le visitait plus.
Matin et soir un gardien lui apportait à manger.
Dans la journée, il se promenait une heure dans le préau, et il rentrait ensuite dans sa cellule jusques au lendemain.
Un soir, cependant, il y avait juste huit jours qu'il avait rencontré Bulton à la chapelle, le sous-gouverneur reparut.
—Eh bien! mon garçon, lui dit-il, c'est pour demain.
John le regarda.
—Demain la cour d'assises vous jugera, et vous serez fixé. Cela vaut toujours mieux, voyez-vous.
—Vous avez raison, répondit John impassible.
Il commençait à être de l'avis de sir Robert M..., que, quand on a un mauvais quart d'heure à passer, autant vaut que ce soit tout de suite.
Ce fut donc avec une sorte de joie que John Colden accueillit la communication du sous-gouverneur.
Il mangea et s'endormit ensuite comme à l'ordinaire.
Mais il fut éveillé dans son premier sommeil.
Était-ce une illusion? était-ce la réalité?
Mais John croyait entendre à travers les murs épais de sa cellule un bruit sourd et mystérieux qui croissait sans cesse et qui ressemblait au clapotement de la mer se brisant sur les falaises.
Ce bruit dura toute la nuit.
Le jour vint.
Avec le jour, il parut s'accroître un moment, puis il cessa tout à coup.
A huit heures, la porte de la cellule s'ouvrit, et un gardien parut.
—John! dit-il, c'est aujourd'hui la cour d'assises.
—Je suis prêt, répondit John en sortant de son lit.
Puis, comme le gardien allait se retirer:
—J'ai entendu un bruit étrange cette nuit, dit-il.
—Ah! fit le gardien.
—Et je n'ai pu dormir.
—Vous n'êtes pas le seul.
—Quel était donc ce bruit?
Le gardien hésita.
—A quoi bon vous le dire? fit-il.
Et il sortit.
John tomba dans une rêverie profonde.
Puis tout à coup il se souvint que dans la nuit qui précède l'exécution, les abords de Newgate sont envahis par une foule immense, qui trépigne et murmure toute la nuit, et que, jusqu'à l'heure de l'expiation suprême, cette foule grandit, grandit toujours...
Et John Colden pensa à Bulton...
A Bulton qui peut-être était mort.
XX
Pour expliquer le bruit étrange que John Colden avait entendu toute la nuit, il est nécessaire de faire un pas en arrière et de nous reporter au jour précédent.
Il était huit heures et demie du matin.
A cette heure là, il est à peine jour dans la ville qu'on a surnommée la reine des brumes.
Mais si les quartiers populeux commencent à s'agiter; si le peuple circule dans les rues, le West-End est encore profondément endormi.
Les balayeurs silencieux et le policeman taciturne parcourent seuls les larges avenues de Belgrave square et de Piccadilly.
On entendrait voler une mouche dans Pall mall, et les vagabonds, qui ont passé la nuit juchés sur les arbres des parcs, n'ont pas encore ouvert les yeux.
Cependant un cab, ce matin-là, entra dans Chester street et vint s'arrêter à la porte de l'hôtel habité par lord Palmure.
Le suisse, encore tout endormi, ouvrit son guichet et demanda ce qu'on pouvait vouloir à pareille heure.
Une femme descendit du cab.
Cette femme était vêtue d'une robe de laine brune et un voile noir couvrait son visage.
Elle tenait une lettre à la main.
A sa vue, le suisse tressaillit.
—Pour miss Ellen, dit cette femme, et tout de suite.
Le suisse prit la lettre et la dame remonta dans le cab, qui s'éloigna rapidement.
Le suisse savait sans doute que ce message était de la dernière importance, car il endossa à la hâte sa houppelande galonnée.
—Mon Dieu! dit-il au valet de chambre qui sommeillait dans l'antichambre, en attendant le retour de lord Palmure, comment allons-nous faire? Miss Ellen est allée au bal cette nuit, il n'y a pas une heure qu'elle est couchée.
—Eh bien! répondit le valet en se frottant les yeux, il faut attendre que miss Ellen soit levée.
—Oh! non, dit le suisse, c'est impossible.
—Mon cher, reprit le suisse, vous êtes tout nouvellement au service de Sa Seigneurie, et il y a des choses que vous ignorez très-certainement.
—Ah! fit le valet surpris.
—Cela est arrivé deux fois déjà depuis trois ans.
—Mais quoi donc?
—Qu'une femme inconnue, couverte d'un voile noir, s'est présentée avec une lettre comme celle-ci.
—Eh bien?
—La première fois, c'était le matin, comme aujourd'hui. J'ai gardé la lettre jusqu'à midi. Quand je l'ai remise à miss Ellen, elle s'est montrée fort irritée, et elle m'a dit que je serais congédié si, une autre fois, ayant reçu une lettre semblable, je ne la lui faisais point parvenir sur-le-champ.
—Alors, la seconde fois?...
—La seconde fois, la lettre est arrivée à minuit. Miss Ellen venait de se mettre au lit. J'ai remis le message à l'une de ses femmes de chambre et, presque aussitôt après, miss Ellen a demandé sa voiture et elle est sortie.
—Ah! fit le valet de chambre intrigué par cette histoire, et où est-elle allée?
—Le cocher l'a conduite dans la Cité, auprès de Christ's hospital.
Là elle a mis pied à terre et l'a renvoyé. Il n'a pas pu savoir, par conséquent, en quel endroit elle avait affaire.
—Et quand est-elle rentrée?
—Le lendemain soir seulement.
—Et Sa Seigneurie ne s'est point étonnée de l'absence de sa fille?
—Non.
—Alors vous pensez qu'il faut faire tenir cette lettre à miss Ellen?
—Sur-le-champ.
Comme le valet de chambre hésitait néanmoins, les deux domestiques entendirent le bruit de la porte cochère qui se refermait.
C'était lord Palmure qui rentrait à pied.
Le noble lord était, on le sait, membre du Parlement.
Le Parlement anglais siége le soir, et ses délibérations se prolongent souvent jusques au milieu de la nuit.
Lord Palmure, en quittant le Parlement, avait coutume d'aller finir la nuit à son club.
Cette nuit-là, il avait été engagé dans une grosse partie de wisth qui s'était prolongée jusqu'à huit heures du matin.
—Ma foi! dit le valet de chambre au suisse, j'aime autant que Sa Seigneurie me donne l'ordre de porter la lettre.
Lord Palmure montait les degrés du perron en cet instant.
Le suisse lui montra la lettre.
Elle ressemblait à toutes les lettres possibles.
Néanmoins, il y avait une croix noire dans un coin de l'enveloppe.
Le noble lord vit cette croix et tressaillit.
—Pauvre Ellen! murmura-t-il tout bas.
—Eh bien! dit-il, portez cette lettre à Fanny, la femme de chambre française.
—Mais, Votre Seigneurie, fit le suisse, miss Ellen est revenue du bal au petit jour.
—N'importe! dit sèchement lord Palmure, on l'éveillera.
Les ordres de lord Palmure furent exécutés.
La femme de chambre française, qui venait de se coucher, fut éveillée.
On lui remit la lettre et elle entra dans la chambre de miss Ellen.
Miss Ellen dormait profondément et elle s'éveilla en disant:
—Que me veut-on? qu'est-il arrivé?
La femme de chambre portait un flambeau d'une main et un plateau de l'autre.
La lettre était sur le plateau.
A peine eut-elle vu la croix noire du coin de l'enveloppe que miss Ellen tressaillit et qu'une pâleur mortelle se répandit sur son visage.
—C'est bien, dit-elle: habillez-moi vite.
Et elle s'arracha courageusement de son lit.
Miss Ellen fut vêtue en un tour de main.
Cependant elle n'avait pas encore ouvert le mystérieux message, comme si elle eût su par avance ce qu'il contenait.
A peine était-elle habillée qu'on gratta doucement à la porte.
C'était lord Palmure.
Lord Palmure était visiblement ému.
—Allez demander ma voiture, dit miss Ellen à la femme, de chambre qui sortit aussitôt.
Alors le père et la fille demeurèrent seuls.
—Te voilà toute pâle, mon enfant, dit le noble lord.
—Ah! je dormais bien, dit miss Ellen. Il n'y avait pas une heure que j'étais couchée.
—Pâle et tout émue, continua lord Palmure.
—Oh! mon père, répondit miss Ellen, que ne donnerais-je pas à cette heure pour ne point être affiliée à cette société?
—Ma fille, répondit lord Palmure, l'aristocratie anglaise est la seule qui soit demeurée debout, en notre siècle, debout et intacte, ayant conservé ses richesses et ses privilèges. Savez-vous pourquoi? C'est qu'elle a compris ses devoirs, c'est qu'à certaines heures, elle sait descendre jusqu'au peuple et lui tendre la main, c'est qu'elle a le courage d'accepter de certaines missions que je qualifierais volontiers d'héroïques.
—Vous avez raison, mon père: aussi serai-je à la hauteur de ma mission, répondit miss Ellen.
Et elle brisa le cachet du message.
Lord Palmure la regardait avec une visible anxiété, tandis qu'elle lisait.
—Ah! dit-elle c'est un condamné à mort... mon Dieu! j'ai peur.
—Courage! dit lord Palmure, qui prit sa fille dans ses bras et l'embrassa tendrement.
Miss Ellen prit la lettre et la jeta au feu.
Quelques minutes après, elle montait dans un petit coupé brun sans chiffres ni armoiries, attelé d'un seul cheval, et disait au cocher:
—Menez-moi dans la Cité.
Le coupé partit, gagna White Hall, puis Trafalgar place, puis le Strand, entra dans Fleet street et, sur les indications de miss Ellen, ne s'arrêta qu'à l'entrée d'une ruelle qui porte le nom bizarre de Sermon lane.
La ruelle du Sermon descend vers la Tamise.
Elle est bordée de petites maisons noires et chétives.
Miss Ellen mit pied à terre et dit au cocher:
—Vous pouvez rentrer à l'hôtel.
Puis elle attendit que le coupé se fût éloigné.
Alors elle entra dans la ruelle, chemina un moment d'un pas rapide et furtif et se glissa dans une allée noire, où elle disparut.
XXI
La maison dans laquelle pénétrait miss Ellen était une des plus chétives de Sermon lane.
Au bout de l'allée étroite, humide et obscure, il y avait un méchant escalier à rampe de bois.
La noble fille du West-End, l'héritière d'une fortune opulente, monta néanmoins lestement et sans répugnance les marches usées de cet escalier, après avoir eu soin de laisser retomber le voile de son chapeau sur son visage.
L'escalier était désert, on n'entendait aucun bruit dans la maison, et on aurait pu la croire inhabitée.
Miss Ellen monta jusqu'au deuxième étage.
Là elle s'arrêta devant une porte, tira une clé de sa poche et l'ouvrit.
Miss Ellen était donc chez elle?
Cette porte ouverte, la jeune fille se trouva au seuil d'une petite chambre assez pauvrement meublée et dont l'unique croisée donnait sur la Tamise.
Elle referma la porte sur elle et donna un tour de clé.
Puis elle se dirigea vers le coin le plus obscur de la chambre.
Dans ce coin, il y avait une armoire, qu'elle ouvrit.
Cette armoire renfermait un porte-manteau et, à ce porte-manteau, étaient accrochés des vêtements que miss Ellen prit un à un et étala sur le lit.
Il y avait d'abord une robe brune à longs plis tombants, puis un manteau à capuchon, puis un voile noir qui devait pendre jusqu'à la ceinture.
Enfin, une sorte de plaque en cuivre attachée à un cordon de laine.
Cette plaque portait d'un côté une croix semblable, pour la forme, à celle qu'elle avait vue dans un coin de l'enveloppe qu'on lui avait apportée une heure auparavant.
De l'autre, il s'y trouvait un numéro, le chiffre 17.
Miss Ellen ne perdit pas de temps, elle se déshabilla complètement, se dépouilla de son bracelet et de ses bagues, revêtit ensuite une chemise de grosse toile, et cette robe de laine brune et ce capuchon de moine, et enfin elle se couvrit le visage du voile noir.
Après quoi, elle suspendit la plaque de cuivre à son cou.
Ainsi métamorphosée, miss Ellen revint vers la porte et l'ouvrit.
Mais soudain, elle se rejeta vivement en arrière en poussant un cri étouffé.
Un homme était sur le seuil.
Et cet homme lui disait:
—Excusez-moi, miss Ellen, de me présenter ainsi à l'improviste.
Cet homme était enveloppé dans un grand manteau dont le collet relevé lui cachait si bien le visage qu'on n'apercevait que ses yeux.
Mais il s'échappait de ses yeux un regard qui rencontra celui de miss Ellen et en fit jaillir un éclair.
Miss Ellen avait reconnu cet homme.
Et comme elle reculait muette, éperdue, fascinée, il entra et referma la porte.
Alors le manteau tomba.
—Encore une fois, miss Ellen, dit l'inconnu, excusez-moi de me présenter ainsi.
—Vous! vous! fit-elle d'une voix étranglée.
—Moi, répondit-il, avec calme.
Et ayant à son tour donné un tour de clé, il mit la clé dans sa poche.
Miss Ellen, l'altière patricienne, s'était prise à trembler.
Quant à l'homme gris, car c'était lui, il se hâta d'ajouter:
—Miss Ellen, ne craignez rien: bien que nous soyons seuls, bien que vous soyez en mon pouvoir, rassurez-vous, vous ne courez aucun danger.
Il avait retrouvé cette voix douce et grave, timbrée d'un grain de mélancolie, qui savait si bien le chemin des coeurs.
Et cependant, miss Ellen tremblait toujours, et elle répéta:
—Vous encore!
—Moi toujours, dit-il.
—Que me voulez-vous?
—Vous demander un service.
—A moi?
—A vous.
Elle se roidissait peu à peu contre l'émotion qui l'étreignait, et sa nature ardente et hautaine reprenait insensiblement le dessus.
—Eh bien! répéta-t-elle, que me voulez-vous?
—Vous êtes affiliée à la compagnie des dames des prisons?
—Mon costume vous l'indique.
—Je le savais et c'est pour cela que je suis venu.
—Ah!
—Miss Ellen, continua l'homme gris, en vous demandant un service, je puis peut-être vous en rendre un.
—Vous!
—Vous êtes hardie, courageuse, miss Ellen, mais vous êtes nerveuse et vous êtes femme, et la triste mission qui vous échoit aujourd'hui remplit votre âme d'une secrète épouvante.
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire, reprit l'homme gris, que vous donneriez la moitié de vos diamants pour n'avoir point été choisie par le sort pour la corvée qui vous arrive, car ce sera la première fois que vous aurez visité un condamné à mort.
—C'est vrai, dit-elle, frissonnante.
—Je viens vous dispenser de cette pénible mission.
—Vous? Et comment cela? dit miss Ellen. Qui donc êtes-vous?
—Tout et rien, répondit-il. Mais si vous me voulez écouter...
—Parlez.
—Le condamné à mort s'appelle Bulton.
—Je le sais.
—Il y a de par le monde une femme qu'il aime et qu'il veut voir une dernière fois.
—Eh bien?
—Cette femme s'offre à prendre votre place.
Miss Ellen tressaillit.
—Mais, dit-elle, c'est impossible.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle ne fait sans doute pas partie de notre association.
—Je l'avoue.
—Alors, vous voyez bien...
—Pardon, miss Ellen, dit l'homme gris avec douceur, je connais parfaitement les statuts qui régissent les dames des prisons et je vais vous prouver que rien, au contraire, n'est plus facile que ce que je vous propose.
—Voyons? fit-elle.
Maintenant qu'elle savait ce qu'on attendait d'elle, miss Ellen était moins effrayée.
L'homme gris continua:
La loi première de votre association est que vous ne vous connaissez pas entre vous.
—C'est vrai.
La présidente seule sait le nom de chacune des affiliées.
—En effet.
—Pour les autres, il n'y a que des numéros, vous êtes le numéro 17, et ce voile épais qui couvre votre visage empêchera même celle qui vous accompagnera tout à l'heure à Newgate de savoir qui vous êtes.
—Après? dit miss Ellen.
—Quand je vous suis apparu à l'improviste, où alliez-vous? Vous alliez au numéro 9 de la rue Pater-Noster, n'est-ce pas?
—C'est là qu'est la salle de nos réunions.
Une fois là, poursuivit l'homme gris, vous vous seriez présentée à la présidente?
—Oui.
—Et elle vous aurait dit: Prenez une voiture de place et allez dans telle rue chercher la compagne que le sort vous a donnée.
—C'est bien cela, dit miss Ellen; et encore je suis forcée de montrer mon visage à la présidente.
—Eh bien! reprit l'homme gris, supposez qu'en sortant de la rue Pater-Noster, vous reveniez ici.
—Bon!
—Et que, dans cette chambre, vous échangiez ce costume avec la femme dont je vous parle...
—En effet, dit miss Ellen, cela est possible, mais...
—Mais quoi? dit l'homme gris.
Elle se redressa hautaine:
—Mais je ne le veux pas! dit-elle.
—Même si je vous en prie?
Elle eut un rire dédaigneux sous son voile.
—Miss Ellen, dit froidement l'homme gris, j'ai été l'ami du malheureux Dick Harrisson, qui est mort pour vous et par vous.
A ce nom, miss Ellen poussa un cri étouffé et se courba, frémissante, devant l'homme gris.
XXII
Miss Ellen Palmure avait jeté un cri tout d'abord.
Tout d'abord elle s'était courbée devant cet homme qui paraissait avoir son secret.
Mais la jeune fille qui, tout à l'heure, tremblait à la pensée qu'elle allait voir un condamné à mort, se redressa tout à coup.
Elle rejeta en arrière ce long voile noir qui la couvrait tout entière, et elle apparut à l'homme gris pâle, mais l'oeil étincelant de colère et d'indignation.
—Qui donc êtes-vous? fit-elle, vous qui avez osé pénétrer deux fois chez moi déjà, vous qui osez prononcer en ma présence le nom de Dick Harrisson?
—J'étais son ami, miss Ellen.
—Que m'importe!
Un sourire vint aux lèvres de l'homme gris.
—Miss Ellen, dit-il, nous sommes seuls ici, bien seuls, personne ne nous entend, et nous pouvons parler à coeur ouvert. Je sais tout.
—Ah! fit-elle en lui jetant le regard haineux que le reptile lève sur l'homme qui l'écrase sous son pied, ah! vous savez tout?...
Et il y avait dans sa voix une ironie sourde et désespérée.
—J'ai été l'ami de Dick Harrisson, poursuivit-il; j'ai été le confident de son amour pour vous.
—Après? dit-elle froidement.
—Je sais que Dick est mort, possédant des lettres de vous...
Miss Ellen devint livide.
—Des lettres que vous avez cherchées vainement, des lettres que vous payeriez au poids de l'or.
—Et... ces lettres?...
—Je sais où elles sont, moi.
Miss Ellen était frémissante de fureur et ses yeux lançaient des éclairs.
—Vous voyez donc bien, miss Ellen, dit l'homme gris, que vous ne pouvez pas me refuser le petit service que je vous demande.
—Et si je vous le rends, dit miss Ellen, ces lettres?...
—Je vous dirai où elles sont.
—Parlez...
—Non, pas aujourd'hui, mais faites ce que je vous demande et, demain, à minuit, je me présenterai chez vous.
—Par le même chemin que les deux autres fois?
—Oui, car il est inutile que vos gens s'aperçoivent de ma présence.
—Je vois que je suis en votre pouvoir, dit miss Ellen, qui parut, en ce moment, faire un violent effort sur elle-même et maîtriser sa fierté révoltée. Il faut donc que je vous obéisse!
—Et je vous en serai reconnaissant, dit l'homme gris avec un sourire.
—Ordonnez donc, fit-elle en courbant la tête.
—Reprenez votre voile, allez rue Paster-Noster vous montrer à la présidente de l'oeuvre, dit-il, ayez le numéro et l'adresse de la dame qui doit vous accompagner et revenez ici.
—C'est ici que voulez m'attendre?
—Oui.
Miss Ellen remit son voile, s'enveloppa dans le capuchon et l'homme gris lui ouvrit la porte.
Puis elle descendit rapidement l'escalier.
—Ah! murmura l'homme gris, si le regard tuait, je serais mort depuis longtemps; la lutte engagée n'est pas avec lord Palmure, elle est avec cette fille de dix-huit ans qui semble être le génie incarné du mal.
Puis il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et se pencha dans la rue.
Il vit miss Ellen qui s'éloignait d'un pas rapide et il la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eut tourné le coin de Sermon lane.
Alors il mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet.
A ce signal, une femme qui s'était tenue immobile sous le porche d'une porte voisine traversa la rue et disparut dans l'allée; c'était Suzannah.
L'homme gris alla à sa rencontre dans l'escalier, la prit par la main et lui dit d'une voix émue en la faisant entrer dans la chambre.
—Mon enfant, vous le verrez une dernière fois.
Suzannah fondit en larmes.
—Ah! dit-elle, pauvre Bulton!... il me battait et me maltraitait bien quelquefois, mais il avait bon coeur... et il m'aimait...
—Mon enfant, dit l'homme gris qui prit les deux mains de la pécheresse et les pressa doucement, si j'avais pu les sauver tous deux, votre frère et votre ami, je l'eusse fait. Mais je ne puis en sauver qu'un et la vie de celui-là est chère à l'Irlande. Du courage donc, ma pauvre Suzannah...
—Je tâcherai d'en avoir, dit-elle.
—Il faut que vous en ayez, reprit-il, car vos larmes pourraient vous trahir, et alors peut-être compromettriez-vous le sort de John votre frère.
Suzannah essuya ses larmes.
Puis tous deux attendirent.
Bientôt on entendit au coin de Sermon lane le bruit d'un cab qui s'arrêtait.
L'homme gris s'était mis à la fenêtre.
Il vit miss Ellen, dans son costume de dame des prisons, descendre du cab, qui ne pouvait entrer dans la ruelle, tant elle était étroite, et s'acheminer lentement vers la maison.
Miss Ellen monta l'escalier et poussa la porte demeurée entrebâillée.
—Voilà celle qui va vous remplacer, dit l'homme gris.
La patricienne rejeta son voile en arrière et se prit à considérer Suzannah, la fille du peuple.
Suzannah avait cette beauté particulière aux femmes de la verte Érin.
—Ah! dit-elle avec dédain, c'est une Irlandaise.
—Oui, mademoiselle, répondit froidement l'homme gris.
—Mon humiliation est doublée, murmura miss Ellen.
L'homme gris haussa les épaules et ne répondit pas. Et comme le visage, encore baigné de larmes, de Suzannah attestait sa profonde douleur, miss Ellen lui dit:
—C'est donc votre amant qu'on va pendre?
—Oui, madame, répondit Suzannah simplement.
—Miss Ellen, dit l'homme gris, vous savez ce qu'il vous reste à faire: reprendre vos habits et donner ceux-là à cette femme, que je vais attendre en bas.
Miss Ellen fit un signe de tête.
—Dans quelle rue doit-elle aller?
—Dans Old Bailey même, au numéro neuf. Le cab attendra à la porte, et la dame qui devait m'accompagner descendra.
—C'est bien, dit l'homme gris.
Et il descendit afin que miss Ellen pût, en toute liberté, changer de costume.
Quand il fut parti, miss Ellen respira plus librement. Elle regarda de nouveau Suzannah, qui se déshabillait.
Puis une idée rapide comme l'éclair traversa son cerveau.
—Vous connaissez cet homme? dit-elle.
—Oui, dit Suzannah.
—Son nom?
—L'homme gris.
—Il doit en avoir un autre.
—Je l'ignore.
—Si vous me le dites, fit vivement miss Ellen, je cours rejoindre mon père qui est membre du Parlement et je fais surseoir à l'exécution de votre amant.
—Madame, répondit Suzannah, Dieu m'est témoin que je ne lui connais pas d'autre nom, mais si j'en savais un autre...
—Eh bien?
—S'agît-il de ma propre vie, je ne vous le dirais pas.
—Pourquoi?
—Parce que cet homme est à nos yeux comme un envoyé de Dieu lui-même, et que celui qui le trahirait serait maudit!
—Oh! fit miss Ellen avec rage, il est donc bien puissant, cet homme?
—Il peut tout ce qu'il veut.
—Alors, ricana miss Ellen, pourquoi ne sauve-t-il pas votre amant?
—Parce que mon amant n'est pas un fils de l'Irlande.
—Sans cela, il le sauverait? fit miss Ellen avec ironie.
—Oui, répondit Suzannah avec l'accent d'une conviction profonde.
—Ah! se dit miss Ellen avec rage, il triomphe jusqu'à présent, mais j'aurai mon heure et je l'écraserai!... Pendant qu'elles causaient ainsi, les deux femmes avaient changé de vêtements.
Maintenant Suzannah était couverte de la robe brune et du voile noir, et miss Ellen lui dit, en lui attachant au cou la plaque de cuivre qui portait le numéro 17.
—Allez, j'attendrai ici votre retour.
Suzannah descendit. Elle retrouva l'homme gris sur le seuil de la porte.
—Suzannah, lui dit-il d'une voix grave, encore une fois, je vous en supplie, du courage et retenez vos larmes, elles pourraient vous trahir.
—Je vous le promets, dit Suzannah.
Et elle remonta Sermon lane.
Le cab laissé par miss Ellen attendait toujours.
Suzannah y monta et dit au cocher qui ne soupçonna même pas la substitution:
—Dans Old Bailey, au numéro 9. Vous vous arrêterez à la porte et vous attendrez.
Quant à l'homme gris, il s'était pareillement éloigné de la ruelle du Sermon.
XXIII
L'homme gris avait le rare privilège de faire passer sa propre volonté dans le coeur des autres.
Suzannah, qui tout à l'heure versait d'abondantes larmes, avait fait un effort surhumain.
Ses larmes ne coulaient plus, et elle se sentait le courage d'entrer dans cette sombre prison de Newgate d'un pas ferme.
Le cab s'arrêta au n°9 d'Old Bailey.
L'autre dame des prisons attendait sous la porte.
Elle s'élança dans le cab et dit d'une voix émue:
—Bonjour, ma soeur!
Suzannah s'aperçut alors que cette femme tremblait encore plus qu'elle.
Elle était toute fluette, et, sous sa robe aux plis flottants, on devinait une taille frêle et délicate, et quelques mèches de cheveux blonds s'échappaient au travers du capuchon et du voile noir.
La main qu'elle tendit à Suzannah était petite et mignonne, et la voix que celle-ci venait d'entendre trahissait une toute jeune fille, presque une enfant.
—A Newgate! dit Suzannah au cocher.
Il n'y avait guère que la rue à traverser et cent pas à faire.
Cependant la dame des prisons eut le temps de dire quelques mots.
—Oh! madame, madame, fit-elle en pressant dans ses petites mains les mains de Suzannah... savez-vous que j'ai bien peur?
—Ah! vous avez peur? dit Suzannah.
—Songez! reprit-elle. C'est la première fois... la première... Jusqu'à présent, je n'avais visité que des prisonniers ordinaires... Oh! que je voudrais pouvoir ne pas entrer dans ce terrible cachot...
Suzannah tressaillit.
La jeune fille en voile noir, quelque fille de lord sans doute et qui avait accepté une mission au-dessus de ses forces, semblait aller au devant de ses désirs.
Elle parlait de ne pas entrer dans le cachot.
Et Suzannah sentit son coeur battre à outrance.
Serait-elle donc seule avec Bulton?
Le cab s'arrêta devant la hideuse et sinistre porte.
Le cocher descendit et sonna.
Le portier-consigne ouvrit le guichet, reconnut à qui il avait affaire, fit courir les verrous dans leurs gâches, et tourna l'énorme clef dans la serrure.
La jeune fille était si émue qu'elle fut obligée, en descendant du cab, de s'appuyer sur l'épaule de Suzannah.
L'Irlandaise se sentit plus forte de cette faiblesse; elle comprit qu'elle avait désormais un rôle de protection à jouer.
Les deux femmes pénétrèrent dans le sombre parloir.
La jeune fille chancelait et sa main, qu'elle avait passée sur le bras de Suzannah, fut prise d'un tremblement nerveux, au moment où la grille s'ouvrit.
—Ma soeur, ma soeur, disait-elle tout bas, soutenez-moi... je vous en prie...
—Venez, et soyez forte! lui dit Suzannah.
Ce jovial sous-gouverneur qu'on appelle sir Robert M... était venu recevoir les dames des prisons au seuil du corridor obscur qui conduisait au cachot du condamné.
—Mesdames, dit-il galamment, je crains bien que votre visite ne soit inutile.
—Inutile! dit Suzannah.
—Pourquoi? fit la jeune fille qui chancelait de plus.
—Mais parce que le condamné est une bête fauve qui ne cesse de hurler et de blasphémer, et refuse toute consolation, répondit sir Robert.
—Oh! mon Dieu! fit la jeune fille.
—Tout à l'heure, reprit le sous-gouverneur, le révérend master Bloomfields a voulu lui prodiguer des consolations. Il a injurié le prêtre.
La jeune fille tremblait de plus en plus, et Suzannah était presque obligée de la porter.
Quand ils furent au fond du corridor, des hurlements parvinrent à leurs oreilles.
C'était Bulton qui criait et blasphémait.
—Oh! non, jamais! jamais! dit la jeune fille à demi morte d'épouvante.
Et Suzannah fut obligée de la soutenir dans ses bras.
—Mesdames, dit sir Robert M..., croyez-moi, n'allez pas plus loin.
Mais Suzannah répondit:
—Monsieur, la personne qui m'accompagne se trouve presque mal, et je crois qu'elle fera bien de ne pas entrer; mais moi, je me sens plus forte.
—Et vous entrerez seule? fit sir Robert.
—Oui.
—Comme vous voudrez, madame.
Et sir Robert ouvrit la porte du cachot.
Alors la jeune fille s'appuya sur son bras, comme elle s'était auparavant appuyée sur Suzannah.
Le prisonnier hurlait de plus belle.
Il avait la camisole de force, il était solidement attaché par une jambe à un anneau de fer fixé dans le mur, et, par conséquent, réduit à une impuissance absolue.
—Je vous préviens, madame, dit sir Robert en s'adressant à Suzannah, que vous n'avez aucun danger à courir; mais comme il nous est défendu d'entendre ce que vous pouvez dire au condamné, je vais vous enfermer avec lui.
—Comme vous voudrez, dit Suzannah, qui eut un moment de joie au milieu de sa douleur.
—Qu'est-ce que cette béguine? hurlait Bulton en voyant Suzannah pénétrer dans son cachot, et que me veut-elle?
Laissez-moi donc tranquille, milady... Je n'ai besoin ni de vous ni des vôtres.
Et tandis qu'il parlait ainsi, le sous-gouverneur avait refermé la porte du cachot, et Bulton se trouva seul avec la dame des prisons.
Alors Suzannah releva son voile noir.
Bulton jeta un cri.
L'Irlandaise avait le visage inondé de larmes silencieuses.
—Tais-toi! dit-elle en posant un doigt sur ses lèvres.
Puis elle vint s'agenouiller auprès de ce lit sur lequel Bulton était étendu.
—Tais-toi, répéta-t-elle, et ne blasphème plus, malheureux. Tu vois bien que Dieu est bon, puisqu'il nous a permis de nous revoir.
Et, en effet, Bulton s'était tu.
L'apparition de Suzannah, du seul être qu'il eût aimé en ce monde depuis bien longtemps, avait subitement calmé la fureur du condamné.
Son âme s'était détendue, ses yeux s'étaient remplis de larmes.
—Oh! pardon! pardon, ma Suzannah!... Pardon! murmurait-il.
Et Suzannah avait appuyé son visage sur celui du bandit, et ils confondirent longtemps leurs soupirs et leurs larmes.
Longtemps, la pécheresse et le bandit demeurèrent ainsi, elle parlant de la bonté de Dieu et du ciel qui attendait ceux qui meurent repentants, lui écoutant avec une sorte d'extase.
Et quand trois coups frappés à la porte annoncèrent à Suzannah qu'elle devait enfin se retirer, Bulton paraissait transfiguré, une sorte de joie céleste rayonnait sur son visage, et il murmura:
—Maintenant je puis mourir!
—Mais qui êtes-vous, et que lui avez-vous donc dit? demandait quelques minutes après sir Robert M..., qui venait de refermer le cachot. Ce n'est plus le même homme.
—Je suis une femme, répondit Suzannah d'une voix brisée, et j'ai su trouver le chemin de son coeur.
—Ah! madame... madame... disait la jeune fille au moment où elles sortirent de Newgate, c'est vous maintenant qui tremblez.
Suzannah ne répondit pas.
Mais comme elle remontait dans le cab, elle éclata en sanglots sous son voile noir.
Le sacrifice était accompli!
XXIV
On devine à présent quel était ce bruit qu'avait entendu John Colden durant toute la nuit et qui avait cessé subitement vers sept heures et demie du matin.
La foule avait envahi dès la veille au soir les alentours de Newgate, et l'échafaud avait été dressé devant Old Bailey à quatre heures.
A sept, Bulton avait expié ses crimes.
Il était mort avec calme, avec résignation, après avoir demandé pardon à Dieu et adressé à la foule quelques paroles touchantes.
Le bon sous-gouverneur de Newgate, sir Robert M..., qui était l'expansion même, n'avait pas manqué de proclamer que le repentir du condamné était l'oeuvre d'une des dames des prisons, et la popularité de cette oeuvre pieuse s'en était accrue.
Donc, Bulton avait été pendu le matin.
John Colden, après le départ du gardien qui était venu lui annoncer que l'heure de son jugement était arrivée, et qui avait refusé de lui donner aucune explication, John Colden avait deviné la vérité.
—Aujourd'hui c'était le tour de Bulton, s'était-il dit. Bientôt ce sera le mien.
L'Irlandais se leva avec résignation, s'habilla, prit, comme de coutume, son repas du matin et attendit que l'on vînt le chercher.
A dix heures précises, la porte de sa cellule se rouvrit.
Cette fois, sir Robert M... en personne se présenta.
—Allons, mon garçon, dit-il, un peu de courage. C'est le moment le plus dur. Le reste n'est rien.
—Je suis prêt à vous suivre, dit John Colden.
Derrière sir Robert il y avait un gardien qui portait sur un plateau un flacon et un verre.
—Prenez un verre de gin, ça réchauffe, dit encore le bon sous-gouverneur.
—Merci, répondit John Colden, je n'ai pas froid.
Et il marcha d'un pas ferme entre les policemen qui formaient la haie dans le corridor.
Il fallait passer devant le cachot des condamnés à mort.
La veille, John Colden entendait encore les hurlements furieux de Bulton.
Cette fois un silence profond régnait dans le corridor.
John Colden secoua la tête en passant et dit avec un sourire triste:
—Je crois bien que le pauvre Bulton est calmé.
—Et pour toujours, dit un policeman.
Cette fois John Colden fut fixé.
Pour se rendre à la Cour d'assises, il fallait d'abord traverser le préau et ensuite la Cage aux Oiseaux.
John leva les yeux et vit un lambeau d'azur au-dessus de sa tête, au milieu des nuages gris qui couraient dans le ciel.
Il aspira à pleins poumons une bouffée d'air libre et dit à sir Robert, qui marchait à côté de lui.
—Cela vaut mieux qu'un verre de gin.
Un des gardiens qui tenait la tête du triste cortége ouvrit la porte de la Cage aux Oiseaux.
John entra dans ce singulier passage et aperçut deux prisonniers qui étaient occupés à soulever une dalle.
—Qu'est-ce qu'ils font donc là? demanda-t-il à sir Robert M...
Mais le sous-gouverneur ne lui répondit pas et se borna à crier aux policemen:
—Mais marchez donc plus vite, vous autres!
John ne comprit pas pourquoi on soulevait cette dalle, mais il ne put se défendre d'une sorte de terreur vague.
La porte de la cour d'assises était grande ouverte.
C'est une salle assez ordinaire, et qui n'est pas très-grande.
Le public entre par une porte qui ouvre sur la rue de Newgate, les juges par une autre, l'accusé par une troisième, celle qui donne dans la Cage aux Oiseaux.
Les jurés étaient à leur banc, le juge sur son siège.
Derrière, il y avait une foule avide d'émotions, mais silencieuse et calme.
Le public anglais est partout le même, au théâtre ou à la cour de justice.
Jamais il n'a songé à troubler le bon ordre.
John, en s'asseyant à son banc, entre deux soldats, promena sur cette foule un regard indifférent.
Mais cependant il tressaillit tout à coup.
Parmi les curieux, il avait aperçu un gentleman qui se tenait au premier rang.
Ce personnage, qui était d'une tenue irréprochable et portait des lunettes vertes, John Colden l'avait reconnu sur-le-champ.
C'était l'homme gris.
Et le pauvre Irlandais se sentit plus de courage encore et il répondit avec un grand sang-froid à toutes les questions que lui fit le juge.
John Colden n'avait rien à nier.
On lui demanda si c'était bien lui qui avait enlevé le petit Irlandais, et il répondit affirmativement.
Quand on l'invita à nommer ses complices, il refusa, se bornant à dire que M. Whip, qu'il avait tué, avait favorisé l'évasion du prisonnier.
En vain le chef du jury, puis l'attorney général, essayèrent-ils de lui faire entrevoir une commutation de peine, s'il faisait des aveux, John Colden demeura muet.
La présence de l'homme gris soutenait son courage.
Un solicitor nommé d'office, car John Colden était trop pauvre pour payer un avocat, présenta sa défense avec calme et conviction.
Un moment même, l'orateur parvint à émouvoir l'auditoire à ce point que l'homme gris laissa percer une certaine inquiétude sur son visage.
Il avait pris des mesures sans doute pour arracher John Colden à l'échafaud, mais il n'avait pas prévu sa déportation.
Enfin les craintes de l'homme gris se dissipèrent.
Le jury, après une longue délibération, rendit un verdict affirmatif.
John Colden était coupable de meurtre avec préméditation.
Un des soldats assis auprès de l'accusé se pencha vers son compagnon, tandis que les jurés délibéraient et lui dit:
—Ça va faire deux pour commencer l'année.
John Colden l'entendit:
—Alors, dit-il en souriant, c'est donc bien vrai qu'on a pendu Bulton ce matin?
—Sans doute, lui dit le soldat. N'avez-vous pas vu qu'on travaillait dans la Cage aux Oiseaux?
Alors John se rappela les deux ouvriers qui soulevaient une dalle quand il avait passé.
—C'est donc là le cimetière des suppliciés, dit-il.
—Oui.
—Ah! fit John Colden avec indifférence.
Et il attendit son sort.
Les jurés avaient repris leurs places et le juge venait de se couvrir.
—Levez-vous, John Colden, dit celui-ci avec émotion.
John se leva.
Alors le juge lui donna lecture de la déclaration du jury et des articles de la loi qui correspondaient à cette déclaration.
Puis il prononça, avec une émotion croissante, la peine de mort.
John s'inclina.
—Vous serez pendu le jeudi 8 janvier, dit-il encore, à moins que vous n'ayez une objection sérieuse à présenter contre cette date.
—Aucune, répondit John Golden.
Les débats, les plaidoiries et la réplique de l'attorney général avaient duré plusieurs heures.
Lorsque le condamné repassa dans la Cage aux Oiseaux, Bulton y dormait du dernier sommeil.
John tressaillit en voyant la dalle reposée et tout à l'entour un filet de plâtre blanc qui attestait que la tombe venait d'être scellée.
Puis il aperçut un B qu'on venait de graver sur le mur.
Alors il s'arrêta un moment sur la dalle voisine et, regardant sir Robert M...:
—C'est là que je serai, moi, n'est-ce pas? lui demanda-t-il.
Le sous-gouverneur ne répondit pas.
Seulement on aurait pu voir rouler une larme dans les yeux de cet homme qui riait toujours.
Et John Colden se remit en marche d'un pas ferme et la tête haute, murmurant:
—Mourir pour l'Irlande, ce n'est pas mourir c'est aller à Dieu!...
XXV
Cependant, plusieurs jours s'étaient écoulés, et l'heure fixée pour le supplice de John Colden s'avançait.
Encore quarante-huit heures, et l'échafaud qui s'était dressé pour Bulton se dresserait de nouveau pour John Colden.
Le peuple de Londres est comme celui de Paris.
Il est avide de ces lugubres tragédies qui n'ont d'autre rampe que les rayons blafards du petit jour.
Longtemps à l'avance, il s'occupe d'avoir une bonne place à ce spectacle de mort.
Plus favorisé que le peuple de Paris, qui s'en va quelquefois huit nuits de suite sur la place de la Roquette, celui de Londres sait l'heure et le jour, et ne se dérange pas inutilement.
Pendant les derniers jours qui précèdent l'exécution, le condamné devient le sujet de toutes les conversations, soit dans les tavernes et les public-houses, soit chez les pâtissiers et les marchands d'huîtres.
Au Wapping et dans White Chapel, on ne parle plus d'autre chose.
Le condamné, deux ou trois jours avant sa dernière heure, devient le lion du moment.
Ceux qui l'ont connu racontent sur lui une foule d'anecdotes, ceux qui ont eu le bonheur de pénétrer dans l'enceinte réservée au public, le jour de la cour d'assises, se complaisent à répéter les arguments de l'attorney général et la plaidoirie du solicitor, et le petit discours que le juge, en prononçant la peine de mort, a fait, les larmes aux yeux, au condamné.
En Angleterre, le pari est tellement dans les moeurs, que le moindre événement est un prétexte à gageures.
On engage donc des paris sur le jour de l'exécution, l'heure, la température du moment, le courage ou la faiblesse du condamné.
Mourra-t-il bien ou mal?
Telle est la question.
Un pari formidable s'était engagé là-dessus, au Blak-horse, le public-house fameux que nous connaissons, et dans la cave duquel trônait majestueusement mistress Brandy.
C'était le six janvier, et l'exécution devait avoir lieu le huit.
La cave du Cheval-Noir était pleine.
Les deux garçons de mistress Brandy ne suffisaient point à servir les chopes de bière, à verser le gin dans les verres et à préparer des sherry cobler pour les aristocrates de l'endroit, car il y a des aristocrates partout, même au Wapping.
Il y avait de tout ce soir-là, et disons-le tout de suite, les marins étaient en si grand nombre que les voleurs se trouvaient en minorité.
Parmi les premiers, on voyait Williams, ce matelot aux cheveux et aux favoris rouges que l'homme gris avait terrassé, quelques jours auparavant.
Williams avait retrouvé toute sa faconde, toute sa forfanterie insolente.
Pendant un jour ou deux, il s'était tenu tranquille, mais comme l'homme gris n'avait pas reparu au Blak-horse, Williams s'était senti plus à l'aise et sa nature querelleuse avait repris le dessus.
Parmi les voleurs, on voyait également une de nos anciennes connaissances, Jak, dit l'Oiseau-Bleu.
Et enfin, il y avait aussi des dames, et parmi elles, cette affreuse Betty, qui voulait accaparer l'amour de Williams et avait essayé d'arracher les yeux à la pauvre Irlandaise.
Comme Betty n'en était encore qu'à son onzième verre de gin, elle conservait une lueur de raison et causait presque comme un être humain.
—Mon petit Williams, disait-elle, mon chéri, mon amour, n'est-ce pas que tu me conduiras dans Old Bailey demain soir? Nous irons de bonne heure, et nous arriverons les premiers.
Williams haussa les épaules:
—Cela ne m'amuse guère, moi, dit-il, d'attendre toute la nuit pour voir pendre.
—Il y a en face de la porte de Newgate un public-house où nous pourrons boire.
—Mais où tu ne verras rien, ricana le matelot.
—Par exemple! dit Betty.
—Non, tu ne verras rien, répéta Williams, car lorsque l'heure de l'exécution viendra, tu seras ivre morte.
On se mit à rire.
—Une belle chose, en vérité! continua Williams, d'un ton dédaigneux, que de voir un homme déjà mort de peur.
—Qui a dit cela? exclama une voix.
C'était la voix de l'Oiseau-Bleu qui s'était levé.
—Moi, dit Williams.
—Tu dis que John Colden sera déjà mort de peur?
—Oui.
—Je parie qu'il mourra bien, moi.
—Que paries-tu?
—Comme je suis sûr de gagner, je parie ce qu'on voudra.
—Une livre! dit Williams qui avait touché sa prime d'embarquement le matin même.
—Une livre? exclama-t-on de toute part, Williams parie une livre!
—Je la tiens, dit l'Oiseau-Bleu.
—Tu es donc riche? lui dit une femme à mi-voix.
—Je n'ai plus un penny, répondit Jak, mais je trouverai à dévaliser un cokney, ce soir ou demain.
—Moi, dit Williams, je propose de confier les enjeux à mistress Brandy.
—Non, dit Jak.
—Mais si, fit une autre voix. Hé! l'Oiseau-Bleu, je suis de moitié, si tu veux, et je dépose la guinée.
Celui qui venait de parler ainsi, n'était autre que ce rough déguenillé qui avait vu, quelques jours auparavant, Shoking, devenu lord Vilmot, descendre de voiture à la porte de Jefferies, le valet de Calcraff.
Et il jeta une guinée toute neuve sur le comptoir.
—De l'or! s'écria Jak, tu as de l'or, toi?
—Pourquoi pas!
Et le rough, prenant un air mystérieux:
—Williams, dit-il, je vous fais un autre pari.
—Lequel?
—Que nous avons bu et trinqué pendant tout l'hiver avec un membre du Parlement, sans nous en douter.
—Tu es ivre, dit Williams.
—Je crois plutôt qu'il est fou, ajouta l'Oiseau-Bleu.
—Ni l'un, ni l'autre, dit froidement le rough.
—Un membre du Parlement?
—Oui.
—Et où donc ça avons-nous bu avec lui?
—Ici.
Ce fut un éclat de rire général.
Il est même venu tous les soirs pendant plusieurs mois, continua le rough.
—Tu te moques de nous!
—Et c'était un bon compagnon, je vous jure?
Williams continuait à hausser les épaules.
—Comment donc s'appelait-il, ce membre du Parlement? demanda Jak en riant.
—Lord Vilmot.
—Connais pas! dit Williams.
—Ni moi, fit Jak.
—Ni personne, dit Betty, qui buvait son douzième verre de gin.
—Mais il avait pour nous un autre nom, fit le rough.
—Ah!
—Il s'appelait Shoking.
Cette fois l'éclat de rire devint gigantesque.
—Shoking, un lord! dit Jak.
—Shoking, membre du Parlement, fit Williams.
—Shoking! ah! Shoking! dit Betty, je me le rappelle... il couchait à la work'house de Mill en road.
Williams serra les poings.
—Je suis bon garçon, dit-il, mais je n'aime pas qu'on se moque de moi.
—Je ne me moque de personne.
—Et je vais te boxer, si tu ne nous fais des excuses à tous, continua l'irascible matelot.
—Des excuses! et pourquoi? fit le rough, qui serra les poings pareillement et s'apprêta à se défendre.
—Voilà Williams bien fier, dit ironiquement l'Oiseau-Bleu. On voit bien que l'homme gris n'est pas ici.
Williams entendit ce propos.
—Si tu parles de l'homme gris, dit Williams, qui laissa le rough tranquille et s'avança vers l'Oiseau-Bleu, je t'assomme.
Mais comme il levait le poing, un nouveau personnage apparut en haut des marches de l'escalier qui descendait dans la cave, et une pâleur mortelle couvrit aussitôt le visage du querelleur Williams.
Ce personnage qui se montrait ainsi tout à coup, c'était l'homme gris.
L'homme gris qu'on n'avait pas revu depuis le jour où il avait terrassé Williams.
Et Williams se prit à frissonner.
XXVI
Le peuple aura toujours le respect de la force brutale.
L'apparition de l'homme gris fut saluée par des hurrahs et par des acclamations:
On se souvenait qu'il avait vaincu Williams le terrible et le féroce; et il était juste qu'on lui payât un petit tribut d'admiration.
—Vive l'homme gris! s'écria-t-on de toute part.
—Voilà que Williams a peur, dit Jak, l'Oiseau-Bleu.
Williams serrait les poings et avait pris une pose de défense.
Mais l'homme gris vint à lui et lui tendit la main:
—Est-ce que lorsque deux hommes de coeur se sont battus, dit-il, ils ne deviennent pas amis?
Williams respira, et il prit la main qu'on lui tendait.
Jamais, autrefois, l'homme gris ne parlait à personne, si ce n'est à Shoking.
Mais ce soir-là il fut plus expansif.
—Hé! mes amis, dit-il, je crois qu'on se disputait ici?
—Mais non, répondit l'Oiseau-Bleu. C'était John qui nous racontait une histoire que personne ne voulait croire.
—Et... cette histoire?...
Le rough ne se fit pas prier.
—Je disais moi, fit-il, que Shoking était un lord et un membre du Parlement.
—Shoking?
—Vous le connaissez bien, dit l'Oiseau-Bleu.
—Sans doute, je le connais.
—Eh bien! convenez que ce que dit John n'a pas l'ombre du sens commun.
—Je ne suis pas de votre avis, dit froidement l'homme gris.
Cette réponse produisit une certaine sensation.
—Et, ajouta-t-il, John a raison.
—Comment! s'écria l'Oiseau-Bleu, Shoking est un lord?
—Oui. Seulement, il est fâcheux que John ait parlé.
—Pourquoi?
—Parce que le noble lord ne viendra plus ici, maintenant qu'on sait qui il est.
L'homme gris parlait avec un tel accent de conviction que personne n'osa plus mettre en doute l'opinion émise par le rough.
Celui-ci était triomphant.
—Puisqu'il en est ainsi, dit Williams, je te fais mes excuses, mon garçon.
Et, à son tour, il lui tendit la main, ajoutant:
—Veux-tu boire avec moi?
—Volontiers, dit le rough.
—Et vous, camarade?
Il s'adressait à l'homme gris.
—Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci.
Et tous trois s'attablèrent.
—Puisque tu voulais m'assommer tout à l'heure, dit à son tour l'Oiseau-Bleu, il me semble que tu pourrais bien m'offrir un verre de gin.
—Fi donc! dit Williams, j'offre du porto.
—Ce Williams, cria Betty, qui en était à son quatorzième verre, il va boire sa prime en deux jours.
—Tais-toi, ou je te poche un oeil, répliqua brutalement Williams.
—Vous n'êtes pas galant, camarade, dit l'homme gris d'un ton de reproche.
—Elle m'ennuie, dit Williams.
—Tu auras ton verre de porto, dit l'homme gris: assieds-toi là, mignonne.
Et l'horrible créature prit pareillement place à la table de Williams.
Ce dernier commençait à être ivre.
Betty s'assit sur ses genoux, et il ne la repoussa point.
L'homme gris se pencha à l'oreille du rough.
—C'est pour toi que je viens ici, dit-il.
—Pour moi? fit le rough en tressaillant.
—Oui.
—Vous me connaissez donc?
—Moi, non; mais lord Vilmot te connaît...
—Je le crois bien, fit le rough avec orgueil.
—Et il m'a chargé d'une commission pour toi.
—Ah! vraiment?
—Où demeures-tu?
—A deux pas d'ici, dans Well close square.
—Au numéro 17, n'est-ce pas?
—Justement.
—Il y a un marchand de tabac au rez-de-chaussée de la maison?
—Oui.
—Et des femmes au second étage?
—C'est bien cela. Parmi les femmes dont vous parlez, il y a précisément Betty. Mais elle ne rentre jamais chez elle avant le jour.
—Quand elle rentre, dit l'homme gris en souriant, car elle doit souvent cuver son ivresse dans le ruisseau.
Le rough eut un clignement d'yeux affirmatif.
L'homme gris poursuivit:
—La maison a trois étages: tu demeures au troisième, les femmes au second; mais qui demeure au premier?
Le rough tressaillit.
Puis il se prit à sourire:
—Est-ce que vous ne le savez pas? fit-il.
—Non... ou plutôt... je tiens à ce que tu me le dises.
—Eh bien! c'est Calcraff.
—Le bourreau de Londres?
—Oui.
—Voilà justement pourquoi Shoking m'envoie ici, car, ajouta l'homme gris, s'il faut tout te dire, je suis un peu au service de Sa Seigneurie lord Vilmot; moi seul ici je savais qui il était.
—Et Sa Seigneurie vous envoie pour me parler?
—Oui.
—Que désire-t-elle?
L'homme gris et le rough causaient tout bas, et personne ne pouvait les entendre.
D'ailleurs Jak l'Oiseau-Bleu, Betty et Williams achevaient de se griser et ne regardaient que leurs verres.
—Tu penses bien, reprit l'homme gris, s'adressant toujours au rough, qu'un lord, membre du Parlement, qui s'en vient passer ses soirées au Black-horse, est un lord excentrique.
—Certainement, dit le rough.
—Et un lord excentrique a des caprices étranges.
—Bon!
—Pour le quart d'heure, lord Vilmot a une fantaisie qui lui trotte par la cervelle.
—Laquelle?
—Il voudrait avoir de la corde de pendu.
—En vérité!
—Il prétend que la corde de pendu porte bonheur, et qu'il a des sommes très-fortes engagées aux prochaines courses d'Epsom.
—Je commence à comprendre, dit le rough. Il vous a chargé d'aller en demander à Calcraff.
—Oui et non.
—Comment cela?
—Il m'a chargé de te voir d'abord.
—Et puis?
—Et de t'offrir dix guinées, si tu veux m'installer cette nuit dans la chambre de Betty.
—Après?
—Quand nous serons là, je te dirai ce qu'il y a à faire, mais voilà mon idée à moi.
—Voyons?
—Nous allons achever de griser Betty, nous l'emmènerons dehors, et quand nous l'aurons couchée ivre morte dans le ruisseau, tu lui prendras dans sa poche la clef de sa chambre.
—Et Williams?
—Il s'est réconcilié avec elle, c'est vrai, dit l'homme gris en souriant, mais nous n'avons rien à craindre de lui. Encore une bouteille de porto, et il va rouler sous la table.
—Je le crois.
Alors l'homme gris éleva la voix:
—Hé! mistress Brandy, dit-il, envoyez-nous donc deux autres bouteilles de porto: c'est moi qui paye!...
—Non, non, c'est moi.... balbutia Williams d'une voix épaissie par l'ivresse, c'est moi, toujours moi!...
Et il jeta une deuxième guinée sur la table.
XXVII
On apporta les deux autres bouteilles de porto.
Ce fut un véritable scandale.
Dans la cave du Blak-horse, on buvait de l'ale, du porter et du gin, mais jamais le vin de Porto n'y avait coulé aussi abondamment.
Ceux qui n'étaient point admis à la table de Williams se prirent à murmurer.
D'autres se mirent à rire.
Quelques-uns prétendirent tout bas que si Shoking était un lord, l'homme gris pouvait bien en être un autre, et deux voleurs qui sortaient de Mill Bank et n'avaient pas encore d'ouvrage se disaient qu'il y avait peut-être un coup à faire, en le suivant, s'il s'en allait seul de la cave du Cheval-Noir.
Pendant ce temps, Williams buvait toujours et racontait ses campagnes.
L'homme gris et le rough avait échangé un regard et n'avaient plus qu'à attendre.
A mesure qu'il parlait, la langue de Williams s'épaississait et ses yeux clignotaient.
Ce qui ne l'empêchait pas d'interrompre de temps en temps son bredouillement, pour dire à Betty:
—Ne bois donc pas tant, tu vas être ivre morte.
Ce qui faisait rire Jak, dit l'Oiseau-Bleu.
Ce dernier, du reste, savait ce qu'était l'homme gris, il l'avait vu à l'oeuvre dans le Brook street.
Mais il se gardait bien d'en souffler mot et de paraître avoir rencontré l'homme gris ailleurs que dans la taverne du Blak-horse.
Williams, à force de prédire à Betty qu'elle roulerait sous la table, lui donna l'exemple.
Son verre, encore plein, lui échappa des mains, et il se laissa glisser de son escabeau sur le sol en grommelant:
—J'ai mon compte.
Betty, en épouse dévouée, se baissa et lui mit un banc sous la tête, en guise d'oreiller.
Puis elle se leva et dit:
—Il fait trop chaud ici. Sortons!
—J'allais te le proposer, dit galamment l'homme gris.
Betty le regarda.
—C'est pourtant toi, dit-elle, qui as battu Williams?
—Oui.
—Tu es donc bien fort?
Et elle eut un accent d'admiration.
—Peuh! fit modestement l'homme gris.
Betty reprit:
—Alors, si tu étais mon homme, tu me défendrais?
—Certainement.
—Veux-tu être mon homme?
—Chut! dit l'homme gris, qui se prit à sourire à l'ignoble créature, nous causerons de tout cela en haut.
—Tu veux donc t'en aller d'ici?
—N'as-tu pas dit qu'il faisait trop chaud?
—C'est juste. Eh bien! allons!...
L'homme gris fit un signe d'adieu à Jak, l'Oiseau-Bleu, et se leva.
Betty, trébuchante, s'appuya sur son bras.
Le rough sortit avec eux.
Tous trois remontèrent les marches de l'escalier, arrivèrent dans la rue, et le rough dit:
—Je sais un endroit où il y a de fameuse ale.
—Et où cela? demanda Betty.
—A deux pas, dans Well close square.
—Allons-y dit-elle. J'ai mis dans mon idée que l'homme gris m'aimerait. N'est-ce pas, tu m'aimeras, mon mignon?
—Certainement, répondit l'homme gris. Seulement, tiens-toi un peu plus droite.
—Est-ce que je marche de travers?
—Oui, un peu.
—Alors c'est que je songe à Williams, qui m'a trahie... Aussi, je me... vengerai...
Elle était de plus en plus lourde au bras de l'homme gris.
Ils avaient enfilé la ruelle dans laquelle s'ouvre le bal Wilson et ils se trouvaient maintenant au seuil de Well close square.
Betty fit un faux pas et se redressa avec peine.
—C'est drôle, dit-elle, il me semble que j'ai des fourmis dans les jambes.
—Tu as besoin du grand air, dit l'homme gris.
—Nous y sommes, au grand air.
—Veux-tu t'asseoir là?
Et l'homme gris la poussa sur un banc qui était dans le square.
Betty ne se défendit plus: elle s'assit, continuant à regarder l'homme gris et lui disant:
—Tu me plais... du moment que tu as battu Williams... tu seras mon homme, pas vrai?
Elle parlait maintenant d'une voix assourdie par l'ivresse et ses yeux ne demeuraient ouverts qu'à force de volonté.
L'homme gris et le rough échangèrent un nouveau regard.
Betty bredouillait de plus en plus:
—Ah! disait-elle, voilà que les fourmis me montent des jambes à l'estomac. Bon! il me semble que j'en ai sur la tête...
Et elle se coucha tout de son long sur le banc.
C'était le coup de grâce de l'ivresse.
Ses yeux se fermèrent, et quelques secondes après l'homme gris et son compagnon entendirent un ronflement sonore.
—Bon! voilà le moment, dit l'homme gris.
—Faut-il prendre la clef?
—Oui.
Le rough, qui était voleur et pick-pocket à ses heures, fouilla Betty adroitement et lui enleva la clef de sa chambre.
Puis tous deux la laissèrent dormir sur le banc et se dirigèrent vers la maison où logeait Calcraff.
Mais quand ils furent sous les fenêtres, l'homme gris s'arrêta:
—Un instant, dit-il: puisque tu habites la maison, tu dois la connaître parfaitement.
—Sans doute, répondit le rough.
—As-tu jamais pénétré chez Calcraff?
—Une fois.
—Comment cela?
—Il y avait le feu chez lui et j'ai aidé à l'éteindre.
—Fort bien.
—Ce qui fait que je me suis promené par tout son logis. C'est fort curieux.
—Est-ce qu'il est seul au premier étage?
—Tout seul avec sa servante.
—Va toujours. Il y a trois fenêtres; combien de pièces?
—Trois. Voyez-vous celle qui est éclairée?
—Oui.
—C'est sa chambre. La fenêtre du milieu est celle de son laboratoire.
C'est là qu'il fait des expériences sur les pendus, quand on lui permet d'emporter le corps. Il est un peu chirurgien, dit-on.
C'est là, continua le rough, qu'il a tous ses instruments, depuis les fers à marquer jusqu'aux cordes.
L'homme gris suivait attentivement les détails de cette description sommaire.
Et levant les yeux vers le deuxième étage:
—Où est la chambre de Betty? demanda-t-il.
—A la fenêtre du milieu.
—Par conséquent, cette chambre est au-dessus du laboratoire de Calcraff?
—Oui, justement.
—C'est là ce que je voulais savoir. Allons maintenant.
Et il prit le rough par le bras et ils enfilèrent l'allée humide et noire de la maison, marchant sur la pointe du pied.
L'homme gris murmura:
—Mon plan est fait...
—Pour avoir la corde de pendu?
—Oui.
Le rough montait l'escalier le premier, et quand il eut ouvert la porte de la chambre de Betty:
—Mais je ne sais vraiment pas, dit-il, comment vous ferez pour pénétrer chez Calcraff.
—Tu vas voir.
Ils entrèrent dans la chambre, laquelle était plongée dans l'obscurité.
—Ferme la porte et donne un tour de clef, ordonna l'homme gris.
En même temps, il tira de sa poche un petit outil en deux morceaux qu'il se mit à ajuster.
Pendant ce temps, le rough s'était procuré de la lumière et regardait l'homme gris avec étonnement.