Les misères de Londres, 3. La cage aux oiseaux
XXVIII
L'objet que l'homme gris avait tiré de sa poche en deux morceaux, qu'il s'empressait de réunir, était un outil des plus vulgaires, un tarière.
En démontant le manche, il avait pu le cacher sous ses vêtements.
A Londres, où toutes les maisons sont de construction légère, les planchers sont en bois et n'ont pas grande épaisseur.
—Que faites-vous donc? demanda le rough, qui vit l'homme gris s'agenouiller et appuyer sa tarière sur le plancher.
—Tu le vois, je perce un trou.
—Pourquoi faire?
—Pour voir ce qui se passe en bas.
Et, en effet, la tarière mordit le bois et s'enfonça sans bruit et lentement dans le plancher.
Ce fut l'affaire de quelques minutes.
Au bout de ce temps, le plancher était à jour.
Alors l'homme gris retira sa tarière et commanda à John de souffler la chandelle.
La pièce de dessous, le laboratoire, était plongée dans l'obscurité; mais un filet de lumière qui passait sous la porte de la pièce voisine et venait mourir sur le parquet, juste au-dessous du trou percé par l'homme gris, attestait que Calcraff ne dormait pas.
L'homme gris qui s'était couché à plat-ventre pour appliquer son oeil au trou, vit ce filet de lumière et dit:
—Calcraff ne dort pas encore, il faut attendre.
—Je ne vois pas trop pourquoi vous avez percé ce trou? fit le rough. Il est trop petit pour y passer autre chose que le doigt.
—Oui, mais il est assez grand pour nous servir de judas.
—Je comprends encore moins pourquoi vous m'avez fait souffler la chandelle.
—C'est bien simple pourtant. Suppose que la chandelle soit allumée.
—Bon!
—Que Calcraff sorte de sa chambre et vienne dans son laboratoire.
—Eh bien?
—Et qu'il lève les yeux. La lumière nous trahira en lui montrant le trou.
—Ah! c'est juste, dit le rough, je ne pensais pas à cela.
—Maintenant, reprit l'homme gris à voix basse, en attendant qu'il éteigne sa lampe et qu'il dorme, causons.
—Soit, dit le rough à voix basse.
—Lord Vilmot, Shoking, si tu l'aimes mieux, est fort curieux de tout ce qui précède ou suit une exécution.
—Ah! vraiment?
—Il donnerait beaucoup d'argent pour savoir ce que fait Calcraff ordinairement.
—Je puis vous le dire, moi, fit le rough.
—Eh bien! va, je t'écoute.
En temps ordinaire, c'est-à-dire quand sa besogne chôme, Calcraff se lève de bonne heure.
—Fort bien.
—Une vieille femme, qui lui sert de servante, lui fait à déjeuner.
Il mange et s'en va.
—Sais-tu où?
—Il se promène tantôt dans les docks, tantôt dans les beaux quartiers du West-End, où il est moins connu de vue et où il n'a pas peur que les enfants le poursuivent en le huant.
Il lunch dans la première taverne venue, va prendre son repas du soir, tout seul, un peu partout, boit deux ou trois chopes de bière et rentre chez lui.
Jamais il ne parle à personne.
—Et lorsqu'il a une exécution à faire?
—Alors ses habitudes sont un peu changées.
—Comment cela?
—La veille au matin, Jefferies, son valet, arrive au petit jour, et Calcraff lui donne ses ordres.
C'est Jefferies qui s'occupe de faire dresser l'échafaud pendant la nuit; c'est lui qui emporte la corde et le bonnet noir. Calcraff ne touche à rien jusqu'au dernier moment.
Il passe la journée hors de chez lui, comme à l'ordinaire, mais les gens qui l'ont vue luncher assurent qu'il ne boit que de l'eau.
Au lieu de rentrer tard, comme à l'ordinaire, il revient chez lui à la nuit tombante et se couche aussitôt.
—Sans avoir soupé?
—Sans avoir soupé, car il paraît qu'il n'a le courage de remplir son triste métier qu'à la condition d'avoir l'estomac libre et la tête calme.
A deux heures du matin, il se relève, s'habille et boit une tasse de lait.
Puis il s'enveloppe dans son waterproof et s'en va à Newgate attendre l'heure de l'exécution.
—Tout cela est parfait, dit l'homme gris, mais je voudrais bien savoir ce que Jefferies et lui se disent quand le valet vient recevoir les ordres du maître, et pour cela, il faut que je reste ici. Mais toi, tu peux t'en aller.
En même temps, l'homme gris tira de sa poche une dizaine de guinées et les mit dans la main du rough, frémissant à ce contact.
—Mais, dit celui-ci, vous oubliez une chose.
—Laquelle?
—La corde de pendu.
—Ne t'inquiète pas de cela, j'en aurai. Prends ton argent et va te coucher.
Le rough ne se le fit pas répéter.
L'homme gris l'accompagna jusqu'à la porte, et quand il fut sorti, il s'enferma.
Puis il revint auprès du trou qu'il avait percé, se pencha de nouveau et regarda.
Le filet de lumière avait disparu.
Calcraff avait éteint sa lampe, et il dormait, car un ronflement sonore se faisait entendre de l'autre côté de la porte du laboratoire.
Alors l'homme gris tira de sa poche deux autres objets qui eussent bien plus encore excité la curiosité de John le rough s'il eût été encore là.
C'était d'abord une petite boule de cuivre de la grosseur d'une bille à jouer, suspendue à un long fil de laiton.
Elle était du calibre de la tarière, et, par conséquent, elle passa librement à travers le trou du plancher et, dévelopant le fil de laiton, l'homme gris la laissa descendre jusqu'au sol du laboratoire.
Le second objet qu'il plaça auprès du trou et dans lequel il incrusta le bout du fil de laiton était une petite boîte en métal de dix pouces de longueur.
Cette boîte se trouvait donc en contact, à travers le plancher, par le fil de laiton, avec la petite boule qui était descendue dans le laboratoire.
Alors l'homme gris tourna une petite vis qui se trouvait sur la surface supérieure de la boîte.
Soudain un crépitement se fit, suivi de myriades d'étincelles et la petite boule de cuivre flamboya, représentant sur sa surface tout ce que le laboratoire renfermait.
C'était un appareil à lumière électrique que l'homme gris venait de mettre en activité; et le laboratoire, inondé par une clarté bleuâtre, se refléta tout entier sur la petite boule de cuivre et l'homme gris put en examiner en détail les moindres objets.
—A présent, dit-il, je sais ce que je voulais savoir, et je vais attendre Jefferies.
Il tourna la vis de la petite boîte en sens inverse et la lumière s'éteignit.
Puis il retira la boule de cuivre et le fil de laiton, remit le tout dans sa poche et, s'allongeant sur le parquet et se roulant dans son manteau, il attendit le point du jour.
Pendant ce temps, Betty dormait toujours sur le banc de Well close square et rêvait qu'elle était la femme de l'homme gris, le gaillard assez robuste pour avoir battu Williams le terrible.
XXIX
Le lendemain, vers huit heures du matin, les misérables habitants de Well close square virent Jefferies sortir de chez Calcraff.
Il emportait un paquet enveloppé de serge verte.
—Ah! ah! dirent quelques-uns, c'est toujours pour demain, à ce qu'il paraît.
Il y avait un groupe de roughs à la porte du public-house qui occupait le rez-de-chaussée de la maison habitée par le bourreau.
—Quoi donc qui est pour demain? demanda une balayeuse qui se réconfortait d'un verre de gin.
—L'exécution de John Colden, répondit un jeune homme, ne voyez vous pas Jefferies qui passe?
—Hé! Jefferies? cria la balayeuse.
Le valet du bourreau s'arrêta.
—Venez donc boire un verre de gin avec nous, si vous n'êtes pas trop fier, reprit cette femme qui était jeune et ne manquait pas de beauté sous ses haillons.
—Quelle drôle d'idée de vouloir boire avec Jefferies! dit un autre rough.
—C'est mon idée. Qu'est-ce que cela vous fait?
Jefferies s'était arrêté hésitant.
—Allons, vieux, dit un des hommes qui se trouvaient sur le seuil du public-house, est-ce que vous allez nous refuser?
—Non, dit Jefferies.
Et il s'approcha et porta la main à son bonnet.
Jefferies était fort pâle et ses yeux rouges disaient qu'il avait pleuré.
Un rough qui demeurait dans Parmington street lui dit:
—Comment va ta fille?
—Mal, dit Jefferies d'une voix étouffée. Elle est chez un lord qui m'avait promis de la guérir, mais je n'y crois guère. Hier elle était plus faible encore que de coutume.
Et deux larmes tombèrent des yeux de Jefferies et roulèrent lentement sur ses joues creuses.
—C'est donc pour demain? fit la balayeuse.
Jefferies tressaillit.
—Oui, c'est pour demain, dit-il.
—La corde est là-dedans, n'est-ce pas?
Et la jeune femme toucha le paquet.
Jefferies se recula vivement.
—N'y touchez pas, dit-il, n'y touchez pas!...
—Pourquoi?
—Cela porte malheur.
—Ah! mais non, je n'ai jamais entendu dire ça, au contraire, reprit la balayeuse. De la corde de pendu! c'est de la réussite.
—Pas quand elle est neuve, dit Jefferies.
—Elle est donc neuve?
—Oui, l'autre était usée; John Colden est un solide gaillard à ce qu'on dit. Il ne faut pas que la corde casse.
—Hé! Jefferies, dit un rough, tu parles bien à ton aise de la mort d'un homme.
—L'habitude, fit un autre.
—Et puis, dit la balayeuse, il faut bien gagner sa vie.
Jefferies était fort pâle, et ce fut d'une main fiévreuse qu'il porta à ses lèvres le verre de gin que le land lord lui versa.
La balayeuse reprit:
—Tu ferais bien grâce à John Colden si on te promettait la vie de ta fille, hein?
Le malheureux devint livide.
—Ah! je crois bien, fit-il; mais serait-ce possible? Ce n'est pas moi qui pends, c'est Calcraff.
—Et puis, dit un des buveurs, Calcraff n'est qu'un instrument. Quand il refuserait de pendre John Colden, ça n'y ferait pas grand'chose, on ferait venir le bourreau de Manchester ou de Liverpool.
—C'est encore vrai.
—Nous tuons, dit tristement Jefferies, mais nous n'avons pas le droit de faire grâce.
Et il reposa le verre sur le comptoir et se sauva à toutes jambes, tandis que la balayeuse disait:
—J'ai touché la corde de pendu, c'est toujours ça.
Jefferies marchait d'un pas inégal et saccadé, tantôt rapide, tantôt lent.
Il se parlait à lui-même, et le nom de Jérémiah venait sans cesse à ses lèvres.
C'est que le malheureux père, qui avait vu sa fille la veille au soir, l'avait trouvée plus pâle, plus défaillante encore que de coutume, et malgré l'assurance de lord Vilmot et de ce médecin inconnu qui répondait de la sauver, il était parti la mort dans l'âme.
Comme il rentrait chez lui, le landlord du public-house voisin, chez lequel il allait boire quelquefois, l'avait appelé et lui avait dit:
—Calcraff est venu.
—Oh! s'était écrié Jefferies, je ne sais plus comment je vis, je sais pourquoi!
—Il vous attend demain matin.
Jefferies était monté chez lui et s'était couché.
Le lendemain matin, après une nuit d'insomnie pendant laquelle il n'avait cessé de balbutier le nom de son enfant, Jefferies s'était habillé à la hâte et avait couru chez Calcraff.
Calcraff lui avait dit:
—C'est pour demain. Prends les outils et veille à ce que tout soit prêt.
Puis il lui avait remis une corde neuve, ainsi que les crochets destinés à la fixer, et le bonnet de laine noire qui devait recouvrir la tête du condamné au moment suprême.
Puis il lui avait dit encore:
—Comment va ta fille?
Jefferies n'avait pas répondu, et quand il était sorti de chez Calcraff et que les roughs du public-house l'avaient appelé, ils avaient pu voir comme il était pâle et anéanti.
Donc Jefferies s'en alla.
Il revint dans Parmington street et monta chez lui la corde, le bonnet noir et les crochets.
Puis il redescendit et sauta dans un cab.
Jefferies n'était pas assez riche pour aller autrement qu'à pied, sauf lorsqu'il s'agissait du service de l'État.
Ces jours-là, le bourreau et son aide avaient une indemnité de voiture pour aller prévenir les gardiens des bois de justice.
En France, le bourreau a l'échafaud démonté dans sa maison.
En Angleterre, les bois de justice sont confiés à deux sous-aides qui logent dans un quartier éloigné.
Ces deux hommes ont pour mission de dresser l'échafaud, qu'ils apportent démonté, pendant la nuit, sur une petite charrette traînée par un vieux cheval.
Il occupait une maison dans Mill en road, dans l'extrême East-End, tout à côté d'un cimetière.
Ce fut donc à Mill en road que Jefferies se fit conduire.
Puis, quand il eut transmis les ordres de Calcraff, au lieu de revenir dans Parmington-street, il pria le cocher de le conduire, dans Hampsteadt.
Mais il le fit arrêter au bas de Heath mount, le paya et le renvoya.
Ensuite il continua son chemin à pied, et, à mesure qu'il avançait, sa marche devenait plus lente, plus irrégulière, et, malgré lui, il s'arrêtait, comme si les forces lui eussent manqué tout à coup.
C'est que chaque fois qu'il franchissait la grille de ce joli cottage où était sa fille, son coeur cessait de battre, et il s'attendait à quelque nouvelle sinistre.
Cette fois encore, il s'arrêta à dix pas de la grille et s'assit sur une borne, attachant un oeil anxieux sur la maison où tout paraissait tranquille.
Enfin, une fenêtre s'ouvrit.
Et, à cette fenêtre, Jefferies vit apparaître l'homme gris.
Celui-ci le salua de la main et lui cria:
—Ça va mieux!
Le coeur de Jefferies retrouva ses pulsations.
En deux bonds il traversa la rue et arriva tout affolé dans le jardin.
L'homme gris était descendu et venait à sa rencontre.
—Mon ami, lui dit-il, hier je pouvais douter encore; aujourd'hui je ne doute plus, et il dépend de vous que votre fille vive!
—De moi! exclama Jefferies frémissant.
—De vous, répéta l'homme gris.
Et il prit le valet du bourreau par le bras et le fit entrer dans la maison.
XXX
Comment la vie de Jérémiah pouvait-elle dépendre de Jefferies?
Pour le comprendre, il faut nous reporter à une heure plus tôt et pénétrer dans cette chambre aux murs enduits de goudron, dans laquelle Jérémiah avait été transportée une douzaine de jours auparavant.
Trois personnes s'y trouvaient réunies et causaient à voix basse.
Il était à peine jour au dehors, et une veilleuse brûlait encore sur la cheminée.
Jérémiah dormait.
La jeune fille était fort pâle, mais son sommeil était régulier, et on n'entendait plus retentir cette respiration sifflante des premiers jours.
Les trois personnes qui causaient tout bas au pied du lit étaient Suzannah l'Irlandaise, l'abbé Samuel et Shoking.
Shoking disait:
—Ce pauvre Jefferies s'en est allé bien triste hier.
—Il est vrai, répondit l'abbé Samuel, que la malade, qui semblait renaître à la vie depuis quelques jours, est retombée hier soir.
—Hélas! soupira Suzannah, je crois bien que le mal est sans remède.
—Oh! non, dit Shoking, l'homme gris a promis de la sauver, et il la sauvera.
L'abbé Samuel ne répondit rien.
—Avez-vous remarqué, dit Shoking, que chaque matin, jusqu'avant-hier, l'homme gris allumait un réchaud, sur les charbons ardents duquel il répandait une poudre brune, laquelle se dégageait aussitôt en une fumée épaisse qui remplissait la chambre et exhalait une odeur âpre?
—Oui, dit Suzannah.
—Et lorsque Jérémiah avait respiré cette odeur, elle se sentait soulagée sur-le-champ, l'oppression disparaissait et de belles couleurs roses revenaient à ses joues.
—Tout cela est vrai, dit Suzannah.
—Hier matin, continua Shoking, l'homme gris n'a point recommencé: pourquoi?
—Je l'ignore, dirent à la fois l'abbé Samuel et Suzannah.
—Je le sais, moi, dit Shoking.
—Ah!
—Mais, attendez. Jusqu'à hier, quand Jefferies venait, il voyait sa fille allant mieux et l'espoir lui revenait au coeur, et il pleurait de joie, le pauvre homme.
—Oui, dit Suzannah, mais hier il est parti la mort dans le coeur.
—C'est que le mal paraissait avoir repris tout son empire.
C'est l'homme gris qui l'a voulu ainsi.
—Mais pourquoi? demanda encore Suzannah.
—Parce que l'homme gris a son projet. Mais chut!
Et Shoking, à l'oreille de qui un bruit extérieur était venu mourir, Shoking se leva et s'approcha de la croisée.
Une voiture venait de s'arrêter devant la grille et de cette voiture descendait l'homme gris, enveloppé dans un large manteau qui le couvrait de la tête aux pieds.
Shoking courut à sa rencontre et lui prit le manteau, lorsque l'homme gris, l'ayant ouvert lui apparut dans cet humble costume qu'on lui voyait le soir à la taverne du Cheval-Noir.
Shoking lui prit la main et lui dit avec émotion:
—Maître! maître! venez vite, la pauvre petite est bien mal.
L'homme gris le suivit sans mot dire.
Il entra dans la chambre où Jérémiah dormait toujours.
—Voyez comme elle est pâle dit Shoking.
—Comme ses pauvres lèvres sont décolorées, ajouta Suzannah.
L'homme gris demeura impassible.
Alors il se tourna vers l'abbé Samuel et lui dit:
—Je la guérirai, si je le veux.
—Ah! vous le voudrez, n'est-ce pas? s'écrièrent à la fois le prêtre, la femme et le mendiant.
—Peut-être... cela dépendra de Jefferies, attendons qu'il vienne.
—Je comprends, murmura Shoking, c'est un échange d'existences qu'il va lui proposer.
Une heure après, Jefferies arrivait et nous avons vu l'homme gris aller à sa rencontre et lui dire:
—La guérison de votre fille dépend de vous.
Il l'entraîna stupéfait dans la chambre de la malade.
Voyant sa fille immobile, Jefferies chancela et crut qu'elle était morte.
Mais le sourire n'avait point abandonné les lèvres de l'homme gris.
—Elle dort, dit-il, et, je le répète, sa vie est entre vos mains.
—Ah! dit Jefferies tombant à genoux, que puis-je donc faire pour sauver mon enfant?
—Je te le dirai tout à l'heure.
Alors il se tourna vers Shoking et lui dit:
—Viens avec moi.
Shoking le suivit, laissant Jefferies debout et les yeux pleins de larmes au chevet de sa fille endormie.
Quelques minutes s'écoulèrent, puis on vit reparaître l'homme gris et Shoking.
Ce premier tenait à la main un petit coffret en bois des îles.
L'autre portait dans ses bras un fourneau rempli de charbons ardents.
Alors Shoking posa le réchaud au milieu de la chambre, l'homme gris ouvrit le coffret, qui était plein de cette poudre noirâtre dont il s'était déjà servi, et il en répandit le contenu sur le brasier.
Soudain une fumée épaisse monta lentement dans la chambre et en quelques minutes l'eut envahie à ce point que les quatre personnes qui entouraient la malade ne purent se voir au travers.
Cela dura environ un quart-d'heure.
Puis la fumée s'éclaircit peu à peu et gagna les murs, se dissipant insensiblement au milieu.
Les murs goudronnés semblaient l'attirer et l'absorber à mesure.
—Regarde ta fille à présent, fit l'homme gris à Jefferies.
O miracle!
La pâleur de la malade avait disparu, de belles couleurs rosées se répandaient sur ses joues et sa respiration, si faible tout à l'heure qu'on eût pu croire qu'elle était éteinte et que Jérémiah était morte, sa respiration se faisait entendre avec une régularité sonore.
Jefferies jeta un cri.
Ce cri éveilla Jérémiah.
Elle ouvrit les yeux et reconnut son père.
Alors un sourire angélique vint à ses lèvres.
Jefferies se pencha sur elle et la couvrit de baisers furieux.
Et ses larmes brûlantes tombaient une à une sur le doux visage de la jeune fille.
—Ah! cher père, dit-elle, j'ai été bien malade hier, et j'ai cru que c'était fini... mais aujourd'hui, je sens que ça va mieux... beaucoup mieux...
Elle fit un léger effort et se remit sur son séant.
Et apercevant le prêtre, elle lui adressa un autre sourire; puis elle vit Suzannah, et lui tendit la main.
—Ah! père, père, dit-elle d'une voix remplie de caresses, si je pouvais vivre, comme je serais heureuse! Si tu savais comme on est bon pour moi... ici!...
—Je le sais, dit le pauvre père en pleurant.
L'homme gris lui mit alors la main sur l'épaule et lui dit:
—Suis-moi.
Et Jefferies obéit, et il l'entraîna dans le corridor voisin.
—Écoute, lui dit-il alors. Si je renouvelle trente fois encore l'expérience que je viens de faire, tu pourras emmener ta fille, non plus en voiture, mais à pied, te donnant le bras et respirant avec ivresse le grand air.
—Oh! vous le ferez, n'est-ce pas? dit Jefferies, qui voulut se mettre à genoux.
L'homme gris l'arrêta.
—Mais, dit-il, tu ne sais pas le prix de cette poudre noire que je verse dans le charbon enflammé?
Jefferies frissonna.
—Mon Dieu! dit-il en levant les yeux au ciel, vous savez que je suis pauvre et misérable: ne viendrez-vous pas à mon aide?
—Ah! dit l'homme gris, ce n'est pas avec de l'or qu'on la pourrait payer, Jefferies, cette précieuse substance qui peut sauver ta fille.
—Et avec quoi donc, seigneur? s'écria le pauvre diable qui, en ce moment, suspendit son âme tout entière aux lèvres de l'homme gris.
—Avec la vie d'un homme, répondit-il.
Et alors Jefferies le regarda, en proie à un effroi indicible.
XXXI
—La vie d'un homme, la vie d'un homme! murmurait Jefferies avec un accent désolé; oh! je n'en ai qu'une à vous offrir. C'est la mienne. Prenez-la... mais sauvez ma fille.
—Tu ne m'as pas compris, dit l'homme gris, suis-moi encore.
Et il le fit redescendre au rez-de-chaussée, dans ce petit salon où Shoking s'était trouvé, quelques jours auparavant, métamorphosé en lord Vilmot.
Auprès de la cheminée pendait un tuyau de caoutchouc qui correspondait avec la chambre de la malade.
L'homme gris approcha de ses lèvres l'embouchure d'ivoire de ce tuyau, et dit:
—Suzannah, descends.
Jefferies était comme un homme privé de raison et se demandait, en regardant l'homme gris, ce que celui-ci voulait dire.
Suzannah descendit.
—Regarde cette femme, dit alors l'homme gris.
—C'est un ange, dit Jefferies, elle a veillé ma pauvre enfant chaque nuit.
—Et depuis huit jours elle a bien pleuré, va.
A ces derniers mots de l'homme gris, Suzannah cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
—Cette femme qui a veillé ton enfant, reprit l'homme gris d'une voix émue et grave, cette femme qui l'a soignée avec le dévouement d'une soeur, faisant taire sa propre douleur, sais-tu qui elle est?
—Non, balbutia Jefferies.
—Eh bien! c'était la compagne dévouée, la femme devant Dieu d'un homme que tu as connu, d'un homme qui est mort... et mort par toi...
Jefferies recula, frissonnant.
—C'était la femme de Bulton, acheva l'homme gris.
Et cette fois, le valet du bourreau poussa un cri d'horreur et tomba à genoux.
Jamais peut-être il n'avait compris son infamie comme il la comprenait en ce moment.
—Eh bien! reprit l'homme gris, cette femme, qui est une soeur pour ta fille, tu n'as pas seulement tué l'homme qu'elle aimait, tu vas faire plus encore...
Jefferies, les cheveux hérissés, regardait tour à tour l'homme gris et Suzannah, et son coeur se remplit d'une ténébreuse épouvante.
—Tu es allé ce matin dans Well close square, reprit l'homme gris.
Jefferies sentit ses cheveux se hérisser.
—Calcraff t'a donné ses ordres...
Pâle comme un mort, Jefferies baissa la tête.
—Tu as emporté de chez lui, avant de venir ici, un paquet recouvert d'une serge verte. Ce paquet renfermait le bonnet noir et la corde...
Un cri sourd s'échappa de la poitrine de Jefferies.
—Demain tu passeras cette corde au cou d'un homme appelé...
Jefferies tremblait de tous ses membres, et en ce moment, il eût voulu mourir, car il pressentait quelque épouvantable révélation.
—Comment s'appelle ce condamné? dit encore l'homme gris.
—John Colden, murmura Jefferies d'une voix éteinte.
—Eh bien! demande à Suzannah qui est cet homme?
Et comme le valet de Calcraff attachait sur Suzannah un regard éperdu:
—C'est mon frère! dit-elle.
Alors Jefferies se leva tout d'une pièce.
Sa face pâle se colora tout à coup et il s'écria d'une voix vibrante et sauvage:
—Jamais! jamais! tuez-moi, si vous voulez, mais je n'aiderai point Calcraff.
—Au contraire, dit l'homme gris, il faut que tu l'aides, il faut que tu sauves John Colden. Si tu veux que ta fille vive, il faut que John Colden vive aussi.
La loi du talion était une loi de mort jusqu'à présent, j'en veux faire une loi de salut.
Jefferies, les cheveux hérissés, les yeux hagards ne répondait pas.
Il regardait l'homme gris, il semblait se demander comment lui, Jefferies, pouvait faire ce que le lord mayor et tous les aldermen réunis ne pourraient, c'est-à-dire accorder la vie à un homme condamné à mourir.
L'homme gris devina sa pensée.
—Je sais ce que tu vas me dire, fit-il, tu n'es pas la reine et tu ne saurais faire grâce.
—Hélas! dit Jefferies affolé.
—Tu n'es pas le bourreau, mais son valet... et tu ne passes pas la corde au cou du patient.
—Non, dit encore Jefferies.
Et il paraissait en proie à une sorte de délire.
L'homme gris le prit par la main:
—Calme-toi, dit-il, tâche de retrouver ton sang-froid; je sauverai ta fille!
—Vous la sauverez!
—Oui, si tu me promets de faire ce que je te demande, et tu vas voir que ce que je te demande est possible.
Jefferies se sentait un peu soulagé, et ce fut avec une sorte d'avidité qu'il leva de nouveau les yeux sur son interlocuteur.
—Écoute-moi bien et réponds-moi nettement, reprit l'homme gris:
Si Calcraff était malade, le remplacerais-tu?
—Non. On ferait venir l'exécuteur de Manchester ou de Liverpool.
—Sans doute, si on avait le temps. Mais suppose une chose. Il est six heures et demie du matin, l'échafaud est dressé, le peuple s'agite et gronde à l'entour de Newgate. Le condamné est prêt... les draps blancs entre lesquels il doit traverser la cuisine sont tendus, et le malheureux s'achemine vers la fatale porte, soutenu par Calcraff et par le prêtre.
—Eh bien? demanda Jefferies qui ne comprenait pas.
—Calcraff n'a plus que quelques pas à faire, poursuivit l'homme gris. Tout à coup, il s'arrête, chancelle, et se trouve mal. Aura-t-on le temps d'envoyer chercher le bourreau de Manchester?
—Oh! non.
—Alors, c'est toi qui feras la besogne de Calcraff.
—Oui, mais Calcraff se porte bien.
—Qui sait?
Et, posant de nouveau la main sur l'épaule de Jefferies, l'homme gris ajouta:
—Sans moi, ta fille serait morte depuis huit jours, et cependant elle vivra. Crois-tu donc que je ne puisse faire des choses impossibles en apparence?
Jefferies le regardait toujours.
—Écoute encore, reprit-il. Ce que je te disais tout à l'heure arrivera. Au dernier moment, Calcraff tombera foudroyé. Alors c'est toi qui le remplaceras.
—Eh bien! fit Jefferries frémissant, que voulez-vous que je fasse?
—Tu passeras la corde au cou de John Colden.
—Bon.
—Tu lui enfonceras le bonnet sur les yeux.
—Et puis?
—Tu feras jouer la trappe et tu le lanceras dans l'éternité.
—Mais, dit Jefferies d'une voix étranglée, et regardant Suzannah qui frissonnait et pleurait, ce n'est point la vie de John Colden que vous me demandez, c'est sa mort.
Un sourire glissa sur les lèvres de l'homme gris.
—Tu porteras la corde, qui doit servir demain à l'exécution, à un endroit que je te désignerai.
Nous nous arrangerons de façon qu'elle ne serre pas trop le cou de John Colden, acheva l'homme gris.
Jefferies continuait à ne pas comprendre.
Mais il commençait à avoir une foi aveugle en cet homme qui disputait si victorieusement sa fille à la mort.
—Je vous obéirai, dit-il. Sur la vie de ma fille, que vous tenez entre vos mains, je vous jure que je serai votre esclave.
—C'est bien. Alors écoute-moi encore. A quelle heure, cette nuit, partiras-tu de chez toi pour aller présider à l'érection de l'échafaud?
—A minuit.
—Tu auras la corde et les autres instruments du supplice?
—Oui.
—Eh bien! entre dans une maison de Farrington street qui porte le n° 189; tu monteras au troisième, tu frapperas à la porte de l'escalier et on t'ouvrira. Si tu exécutes de point en point ce que moi ou lord Vilmot te commanderons, John Colden ne mourra pas, et si John Colden ne meurt pas, ta fille sera sauvée.
Jefferies regarda de nouveau Suzannah.
L'Irlandaise ne pleurait plus, et un rayon d'espérance brillait dans ses yeux.
XXXII
Jefferies avait donné ses ordres aux sous-aides qui devaient dresser l'échafaud.
Jusqu'au soir il n'avait plus rien à faire.
Il obtint de l'homme gris la permission de rester avec sa fille jusqu'à cinq heures de l'après-midi.
Alors seulement il se retira.
Shoking n'avait pas bougé non plus.
Mais Jefferies parti, l'homme gris le prit à part et lui dit:
—Demain nous allons jouer une grosse partie, mon ami, et il faut tout prévoir.
—Que voulez-vous dire, maître? demanda Shoking.
—Il peut se faire qu'il m'arrive malheur.
—A vous? fit Shoking avec effroi.
—Oui, à moi.
—Et comment cela?
—Je ne sais; mais j'ai un pressentiment bizarre depuis ce matin.
—Maître!
—Et quand j'aurai sauvé John Colden, il se peut faire que je sois obligé de me cacher pendant quelques jours.
—Ah!
—Or, poursuivit l'homme gris, tu penses bien, mon ami, que je veux tenir la parole que j'ai donnée à Jefferies, du moment où il aura tenu la sienne. Je veux que sa fille vive. Or, si je ne suis pas ici, il faut que tu puisses, sans moi, continuer le traitement que je fais subir à Jerémiah. Je vais donc t'initier à mon secret.
Sur ces mots, l'homme gris conduisit Shoking dans une chambre voisine qu'il avait convertie en laboratoire de chimie. Le réchaud et la boîte à la poudre brune s'y trouvaient.
—Écoute-moi bien, dit alors l'homme gris.
—Parlez, maître.
—Je t'ai dit qu'il y avait en Amérique une vallée dont le séjour guérissait rapidement la phthisie.
—Oui.
—Et que cette guérison devait être attribuée non au climat, mais à certaines émanations résineuses qui se dégagent des arbres qui la couvrent.
—Eh bien? dit Shoking.
—Ces émanations, poursuivit l'homme gris, je les ai analysées et j'ai constaté en elles un mélange de goudron et d'acide phénique.
Le goudron seul serait impuissant, mais combiné avec l'acide phénique, il obtient un résultat décisif.
—Après? dit Shoking, qui écoutait attentivement.
—Cette poudre que tu me vois jeter chaque matin et chaque soir dans le réchaud n'est autre chose que le phénol pulvérisé. Tu trouveras ce phénol chez tous les apothicaires.
—Bon!
—Si donc j'étais obligé de m'absenter, ou de me tenir caché pendant quelques jours, si je ne pouvais revenir ici, tu continuerais à brûler du phénol chaque matin et chaque soir dans la chambre de Jérémiah.
—Oui maître, dit Shoking; et vous croyez que Jérémiah guérira?
—J'en suis sûr. Maintenant, va prendre tes habits ordinaires, tu redeviens Shoking pour ce soir.
—Est-ce que je vais avec vous?
—Sans doute.
L'homme gris s'était enveloppé de nouveau de ce grand manteau qui le couvrait de la tête aux pieds.
Une seule personne restait auprès de la malade, c'était Suzannah.
Suzannah vint se jeter aux pieds de l'homme gris.
—Oh! vous le sauverez, n'est-ce pas? dit-elle, faisant allusion à John Colden.
—Je tiens toujours ce que j'ai promis, répondit-il.
Shoking et lui s'en allèrent.
L'ombre et le brouillard planaient déjà sur Londres.
L'homme gris monta dans un cab avec Shoking, et indiqua Old Bailey au cocher.
Mais comme le cab traversait Holborn street, l'homme gris souleva la petite trappe, et, paraissant changer d'avis, il fit arrêter le cab à la porte d'un armurier.
—Attends-moi, dit-il à Shoking qui resta dans la voiture.
L'armurier avait sans doute reçu déjà la visite de l'homme gris, car il le salua comme une connaissance.
—Est-ce prêt? dit le premier.
—Oui, Votre Honneur.
Et l'armurier remit d'abord à l'homme gris une sorte de boule que celui-ci mit dans la poche de son manteau; puis un autre petit paquet enveloppé dans un morceau d'étoffe.
Et enfin une canne.
Shoking regardait et ne comprenait pas.
L'homme gris, muni de ces objets, remonta dans le cab et dit à Shoking:
—Tu croyais donc que les armuriers ne vendaient que des fusils, des épées et des pistolets?
—Dame! fit Shoking.
—Comme tu le vois, fit l'homme gris en souriant, ils vendent aussi des cannes.
—Que voulez-vous donc faire de cette canne? dit Shoking.
—Tu verras cela demain matin.
Et il cria au cocher:
—Menez-nous dans Old Bailey: vous vous arrêterez à la porte de la maison de banque Harris et Compagnie.
Un quart d'heure après, l'homme gris descendait encore et laissait Shoking dans le cab.
M. Harris, prévenu le matin par un mot jeté à la poste, était resté dans ses bureaux.
Il attendait M. Firmin Bellecombe, ce chirurgien français qui avait des lettres de crédit d'un million.
M. Harris reçut le chirurgien avec empressement.
—Vous m'avez annoncé votre visite, lui dit-il, et je me doute du motif qui vous amène.
—Ah! vraiment? dit le prétendu chirurgien.
—C'est demain qu'on pend le condamné irlandais.
—Justement.
—Et il vous serait agréable de voir l'exécution?
L'homme gris fit un signe de tête affirmatif.
—J'ai tout prévu, dit M. Harris.
L'homme gris s'inclina.
—Venez avec moi, ajouta le banquier.
En même temps il sonna et dit à un garçon de bureau:
—Envoyez-moi M. Smith.
M. Smith était le commis qui, seul, couchait dans les bureaux.
—Mon ami, dit M. Harris en lui montrant le prétendu chirurgien, monsieur est la personne dont je vous ai parlé.
Le jeune homme s'inclina.
—Venez avec nous, continua le banquier.
Et il ouvrit, au fond de son cabinet, une petite porte qui donnait sur un escalier.
Cet escalier conduisait au premier étage de la maison.
M. Smith avait pris une des lampes qui se trouvaient sur le bureau du banquier, et il passa le premier pour éclairer.
Arrivé au premier étage, il poussa une porte et l'homme gris se trouva au seuil d'une chambre spacieuse dans laquelle on avait dressé deux lits.
—Vous coucherez là, dit M. Harris, et je crois bien qu'on n'aura nul besoin de vous réveiller.
—Je ne dormirai pas, dit l'homme gris.
—Mais dussiez-vous dormir, dit M. Harris, le tapage qui se fera dans la rue, deux ou trois heures avant l'exécution, vous réveillera.
Et M. Harris ouvrit la croisée et fit signe à son hôte d'approcher.
—Tenez, voyez-vous ce réverbère?
—Oui.
—C'est juste au-dessous qu'on dresse l'échafaud.
—Ah! fort bien, dit l'homme gris.
—Vous n'en serez pas à dix mètres et vous pourrez voir tous les détails de l'exécution.
L'homme gris s'inclina.
—Mon ami, dit encore le banquier, s'adressant à son commis, vous attendrez que monsieur soit rentré pour fermer les portes.
—Oh! dit le prétendu chirurgien, je reviendrai de bonne heure, entre neuf et dix.
—Et vous aurez raison, ajouta M. Harris, car dès minuit, la rue sera complètement encombrée.
L'homme gris se confondit en remerciements, donna une poignée de main à M. Smith, prit congé de M. Harris et rejoignit Shoking, qui l'attendait toujours dans le cab.
XXXIII
—Dans Farringdon street! ordonna l'homme gris au cocher.
La maison dans laquelle il avait donné rendez-vous à Jefferies se trouvait tout à fait à l'angle de Fleet street et faisait face à la porte de la cité.
—Viens avec moi, dit l'homme gris à Shoking.
Tous deux descendirent de voiture et s'engagèrent dans une allée assez étroite, d'où s'échappait cette odeur nauséabonde qui est particulière aux maisons populeuses.
Ils montèrent au troisième étage, et là l'homme gris, ayant tiré une clef de sa poche, ouvrit une porte et introduisit Shoking dans un petit logement à peu près vide de meubles.
—Chez qui sommes-nous donc? demanda Shoking, tandis que son compagnon se procurait de la lumière.
—Chez moi, dit l'homme gris en souriant; j'ai comme ça une douzaine de logis dans Londres, mais comme je les habite rarement, ils sont un peu négligés, comme tu vois.
Shoking ne fit pas d'autre observation.
L'homme gris ferma la porte et poursuivit:
—Sais-tu faire un noeud coulant?
—Parbleu! répondit Shoking.
—Eh bien! essayons...
Et il alla chercher une corde qui était pendue dans un coin de la chambre.
Une corde toute neuve et tout à fait semblable à celle que Jefferies devait emporter de chez Calcraff pour pendre le malheureux John Colden.
—Fais un noeud, dit-il en la tendant à Shoking.
Shoking s'empara de la corde et exécuta le noeud avec une habileté incontestable.
—Tu aurais fait un excellent valet de bourreau, dit l'homme gris en souriant.
Puis il prit l'autre bout de la corde et poursuivit:
—Maintenant, regarde à ton tour.
Et il fit un noeud qui parut à Shoking en tout semblable au sien.
—Vois-tu une différence entre eux? reprit l'homme gris en pliant la corde en deux, de façon à placer les deux noeuds à côté l'un de l'autre.
—Non, dit Shoking.
—Alors, donne-moi ton poignet.
Shoking présenta son poing fermé.
L'homme gris passa le noeud fait par Shoking autour du poignet en disant:
—Je suppose que c'est ton cou.
Et il tira sur la corde.
—Aïe! fit Shoking, si c'était mon cou, je serais étranglé déjà.
—Bon! voyons l'autre, maintenant.
Et dégageant le poignet du premier noeud, il le passa dans le second, c'est-à-dire dans celui qu'il avait fait lui-même.
Puis il tira sur la corde.
Mais, ô miracle! la corde eut beau serrer le poignet, Shoking n'éprouva aucune souffrance.
—Comprends-tu, maintenant? dit l'homme gris.
—Ma foi, non! répondit Shoking.
—C'est pourtant bien simple, je t'assure. Cette corde, qui est d'un bout à l'autre de la même couleur, est cependant composée de deux substances.
—Comment cela?
—Chanvre d'un côté et caoutchouc de l'autre.
—Après? fit Shoking.
—Eh bien?
—La corde aura la force de le soutenir un moment en l'air, mais le caoutchouc prêtera assez pour que le poids du corps n'entraîne pas la strangulation immédiate.
—Malheureusement, dit Shoking, ce n'est pas avec cette corde-là...
—Tu te trompes complètement.
—Ah!
—N'ai-je pas dit à Jefferies de venir ici?
—Sans doute.
—Eh bien! comme cette corde est de la même épaisseur, de la même longueur et de la même couleur que celle que lui a donnée Calcraff...
—Comment le savez-vous?
—Je les ai mesurées la nuit dernière, dit l'homme gris.
Et sans vouloir s'expliquer davantage, il ajouta:
—La vie de John Colden est entre tes mains, songes-y bien, car si tu te trompais, ni moi ni Jefferies ne pourrions le sauver.
—Oh! répondit Shoking, soyez tranquille, je ne me tromperai pas. D'ailleurs, il y a pour cela un excellent moyen.
—Lequel?
—C'est de laisser le noeud fait du côté du caoutchouc.
—Soit, dit l'homme gris. Ainsi tu as bien compris, quand Jefferies viendra, tu lui donneras cette corde en échange de celle qu'il apportera. A ce prix, je réponds de tout.
—Alors John Colden est sauvé, dit Shoking, car je réponds de tout. Mais que vais-je faire en attendant Jefferies?
—Rien, tu attendras. Jefferies sera ici à minuit.
—Et quand il sera parti?
—Tu viendras me rejoindre dans Old Bailey.
—Mais, dit Shoking, ce ne sera pas commode d'arriver dans Old Bailey à minuit.
—Pourquoi?
—Parce qu'il y aura une foule énorme et compacte qui se pressera aux abords.
Un nouveau sourire arqua la bouche de l'homme gris.
—Ne t'inquiète pas de cela, dit-il.
—Ah?
—Quand tu seras dans la rue et que tu voudras jouer des coudes pour qu'on te livre passage, tu entendras bien certainement des gens qui parlent le patois irlandais.
—Eh bien!
—Tu frapperas sur l'épaule de l'un d'eux, le premier venu.
—Et puis?
—Et tu lui feras le signe mystérieux que je t'ai enseigné. Alors bien certainement cet homme te prendra par le bras et la foule s'écartera peu à peu devant vous et tu pourras ainsi arriver jusques à la porte du banquier Harris.
Je serai à la fenêtre, et je descendrai t'ouvrir.
—Est-ce tout ce que vous m'ordonnez, maître? demanda Shoking.
—Oui, mon garçon. Au revoir...
Et l'homme gris laissa Shoking dans la chambre et redescendit.
Le cab attendait toujours à la porte.
L'homme gris y remonta et dit au cocher:
—Mène-moi au tunnel de la Tamise.
Le cab descendit Farringdon jusqu'à la rue qui longe le fleuve et porte son nom, Thames' street.
C'est une longue artère qui sert, pour ainsi dire, de ceinture au midi, à la cité de Londres, et aboutit à la Poissonnerie.
Là, elle change de nom et s'appelle Saint-George.
Elle contourne les docks et s'enfonce au coeur du Wapping.
Une fois encore, l'homme gris entra dans Old Gravel lane, mais il ne s'arrêta point au public-house de master Wandstoon; il tourna à gauche et le cab s'arrêta devant l'espèce de tour qui sert d'entrée au tunnel.
Le tunnel est peu fréquenté; la compagnie qui le possède perd son argent peu à peu, tant les passants sont rares, et les boutiques souterraines qui le bordent se ferment une à une.
Il est rare qu'un gentleman s'aventure dans le tunnel, le soir surtout.
Aussi le préposé à la perception fut-il quelque peu étonné de voir un homme bien mis jeter un penny sur son bureau, se présenter au tourniquet et s'aventurer ensuite dans le gigantesque escalier qui descend au-dessous du fleuve.
Mais l'homme gris ne se préoccupa point de cet étonnement.
Il atteignit la galerie souterraine, allongea le pas et ne mit pas un quart d'heure à atteindre l'autre rive.
Au bout du tunnel est un autre escalier semblable en tous points au premier.
Quand on a gravi cet escalier, on trouve une ruelle, Swan lane, qui conduit à une chapelle.
Autour de cette chapelle est un cimetière.
Ce fut vers cet endroit que se dirigea l'homme gris.
Ce quartier qu'on appelle Rothrill est un des plus misérables de Londres, si misérable que le public-house, cet établissement qui foisonne partout ailleurs, y est rare.
Cependant, il s'en trouve un à l'angle de Swan lane, et tout à fait en face de la chapelle et du cimetière. Et ce fut dans ce public-house que l'homme gris entra.
XXXIV
Le public-house dans lequel l'homme gris entra était désert comme le quartier.
Le landlord seul était assis derrière son comptoir.
L'homme gris lui fit un signe,—ce signe mystérieux qui reliait entre eux les fils de l'Irlande.
Et, tout aussitôt, le landlord perdit son visage impassible, et s'empressa de quitter le journal qu'il lisait à la lueur d'un maigre bec de gaz.
—Suis-je le premier? dit l'homme gris.
—Oh! non, répondit le landlord. Le prêtre est arrivé.
—Alors la porte est ouverte?
—Oui, vous n'aurez qu'à la pousser.
—Et le prêtre est seul?
—Jusqu'à présent.
—C'est bien, dit l'homme gris. Je vais attendre ici quelques minutes encore.
Et il s'assit tout auprès de la porte, afin de voir ce qui se passait au dehors.
La nuit était moins brumeuse qu'à l'ordinaire et avait même une certaine transparence qui permettait de voir à distance.
Il n'y avait pas cinq minutes que l'homme gris était dans le public-house, qu'il entendit un bruit de pas dans l'éloignement.
Puis ces pas se rapprochèrent et, enfin, un homme apparut et vint contourner la grille du cimetière.
Cette grille était à peine à hauteur d'appui.
Celui qui s'en approchait était de haute taille, et l'homme gris se dit;
—Ce doit être l'Américain.
L'Américain enjamba la grille et entra dans le cimetière. L'homme gris le suivit des yeux jusque auprès d'une tombe derrière laquelle il disparut tout à coup.
On eût dit que la terre s'était entr'ouverte et l'avait englouti.
L'homme gris ne s'en étonna point et conserva son poste d'observation.
Peu après, un autre personnage, venant d'une direction opposée, se montra pareillement auprès de la grille, l'enjamba à son tour, suivit le même chemin et disparut, comme le premier, derrière la même tombe.
—Et de deux! fit l'homme gris.
Puis il attendit encore.
Enfin, dix minutes plus tard, deux autres hommes arrivèrent en même temps, et comme les premiers se perdirent au milieu du cimetière.
—Fort bien, dit l'homme gris.
Et il se leva, tira sa montre et dit au landlord:
—Tu le vois, il est huit heures et demie.
—Oui, maître.
—A neuf heures précises tu siffleras, s'il n'y a personne dans la rue; ce sera signe que nous pouvons sortir.
Le landlord s'inclina.
Alors l'homme gris quitta le public-house et se dirigea à son tour vers le cimetière dans lequel il pénétra de la même façon que les quatre personnes qui l'avaient précédé.
Comme elles, il marcha droit à la tombe derrière laquelle elles avaient disparu.
Cette tombe était un petit monument carré dans lequel on pénétrait par une porte que l'homme gris n'eut qu'à pousser et qui céda devant lui.
Il se trouva alors au milieu d'une obscurité profonde, et il frappa trois fois du pied.
Soudain, le sol fléchit sous lui, une dalle tourna comme une bascule et une sorte de crevasse se fit, par laquelle il disparut à son tour.
Puis la dalle remonta et prit sa place.
Le monument dans lequel l'homme gris était entré était un caveau de famille; et ce monument servait d'entrée à un souterrain que certainement peu de gens connaissaient.
Après que la dalle, en tournant, lui eut livré passage, l'homme gris se trouva dans le souterrain.
C'était une petite salle ronde autour de laquelle étaient rangés des cercueils de plomb portant différentes inscriptions.
Une lampe était posée sur l'un d'eux.
Et à la clarté de cette lampe l'homme gris put voir cinq personnes réunies au milieu de la salle.
Ces cinq personnes étaient l'abbé Samuel et les quatre chefs fenians qui, au début de notre histoire, s'étaient donné rendez-vous dans l'église Saint-Gilles, à la messe de huit heures, le 27 octobre.
Tous quatre saluèrent l'homme gris comme un supérieur.
—Eh bien! dit celui-ci, êtes vous prêts?
—Oui, répondit le premier, celui qu'à sa haute taille, l'homme gris avait reconnu pour l'Américain.
J'ai huit cents hommes déterminés aux environs du pont de Londres.
—Moi, j'en ai deux mille qui ont envahi déjà les alentours de Saint-Paul, dit le second.
—Et nous, dirent à la fois le troisième et le quatrième, nous avons réuni six mille personnes hommes et femmes, qui vont entrer dans Fleet street comme un torrent aussitôt que le signal sera donné.
—Remarquez bien, dit l'homme gris, qu'il faut qu'avant dix heures tout le monde soit à son poste, car le bon peuple de Londres, qui veut voir pendre, escortera la charrette qui porte l'échafaud et ira grossissant à mesure que la charrette approchera de Newgate.
—Oui, certes, dit un des quatre chefs, mais souvenez-vous des grilles de Hyde-Park: nous les avons renversées en un clin d'oeil.
—Aussi faudra-t-il faire des chaînes qui barreront la rue.
—Soyez tranquille, dit un autre, je réponds de nos gens.
—Moi, dit à son tour l'abbé Samuel, j'ai obtenu la permission de passer la nuit dans la cellule du condamné.
—Je n'osais l'espérer, dit l'homme gris. Je pensais qu'on ne vous laisserait entrer qu'un peu avant l'exécution.
Puis, s'adressant à l'Américain:
—Et la tasse de lait?
—C'est le cuisinier de Newgate qui l'offrira lui-même à Calcraff.
—En répondez-vous toujours? car c'est le seul homme que je n'ai pu voir moi-même.
—C'est un fenian d'Amérique, et je n'ai eu qu'à me faire reconnaître de lui pour qu'il m'obéît.
—Ainsi, reprit un des chefs, nous répondons d'enlever le patient, mais ne sera-t-il pas mort?
—Je vous le promets, répondit l'homme gris.
Il tira de nouveau sa montre:
—Neuf heures, dit-il.
L'abbé Samuel saisit alors une corde qui pendait de la voûte et qui servait à faire mouvoir la dalle.
En même temps l'homme gris éteignit la lampe.
La dalle tourna et la salle souterraine se trouva de nouveau en communication avec le caveau supérieur, dont la porte était demeurée ouverte.
L'Américain, qui était le plus grand, s'était placé au-dessous de l'ouverture.
L'homme gris lui sauta sur les épaules et atteignit ainsi le caveau supérieur.
Les trois autres chefs et l'abbé l'imitèrent.
Puis quand tous furent en haut, l'homme gris se pencha et saisit l'Américain par les poignets.
Alors, avec une force herculéenne, il le tira, à son tour, dans le caveau supérieur.
Presque aussitôt après, on entendit un coup de sifflet.
—C'est le landlord qui nous appelle, dit l'homme gris. Nous pouvons sortir.
Et il se glissa le premier dans le cimetière.
La dalle avait repris sa place ordinaire et il ne restait plus de trace de ce mystérieux conciliabule qui avait eu lieu dans le caveau.
XXXV
Tous les six sortirent du cimetière sans avoir été inquiétés et sans avoir vu l'ombre d'un policeman.
L'homme gris marchait en avant.
Ils reprirent Swan lane, mais au lieu d'entrer dans le tunnel, chemin qu'avait déjà suivi l'homme gris, ils descendirent au bord de l'eau.
Le fleuve était comme les rues, presque désert, et les innombrables bateaux à vapeur qui le sillonnaient pendant le jour étaient rentrés dans leurs débarcadères.
Cependant, un peu sur la gauche, tout à fait au bord, un panache de fumée grise montait lentement dans le brouillard rouge.
Ce fut vers ce panache que l'abbé Samuel et ses compagnons se dirigèrent.
L'homme gris reconnut un petit steam-boat.
Et, se tournant vers l'Américain.
—Est-ce là le bateau à vapeur qui vous a amené?
—Oui, répondit le chef fenian.
—Alors le capitaine est à nous?
—Le capitaine et l'équipage. C'est à bord que j'ai organisé le signal.
—Vous m'avez paru si expert, dit l'homme gris qui sauta lestement sur le pont du petit bateau à vapeur, que je vous ai laissé le soin de préparer le signal. Seulement, puis-je savoir ce que vous allez faire?
—Sans doute, répondit l'Américain.
Le prêtre, les quatre chefs et l'homme gris étant à bord, le capitaine du bateau prit le large.
Alors l'Américain entraîna l'homme gris à l'avant du bateau et lui dit:
—Voyez-vous le dôme de Saint-Paul?
—Oui.
—Il domine toute la ville.
—Oh! certainement.
—C'est de là que va partir le signal.
—Comment?
—Vous allez voir. Il y a un homme qui est caché tout en haut du dôme dans la lanterne, et cet homme nous appartient.
—Comment s'est-il introduit dans l'église?
—Il y est entré une heure avant qu'on ne fermât les portes et il s'est glissé dans l'escalier du dôme.
—Vous pensez qu'on ne l'aura pas découvert?
—J'en suis sûr, car tout à l'heure, avec un télescope, j'ai pu voir non pas l'homme, la nuit n'est pas assez claire, mais un petit point rougeâtre qui n'était autre que le feu de son cigare.
—Bon! après?
—Vous allez voir, dit l'Américain, c'est simple comme bonjour. Du haut du dôme, il a l'oeil fixé sur la Tamise.
—Ah!
—Dans la direction du pont de Londres qui est le point convenu entre nous.
Le bateau à vapeur, qui était tout petit, fendait; l'eau avec la rapidité d'un cygne. Il passa sous le pont de Londres et vint stopper un moment entre ce pont-là, et celui du chemin de fer qui conduit à la gare de Cannons street.
Soudain le capitaine, sur un signe de l'Américain, fit hisser un feu vert.
L'homme gris avait compris, mais il regarda néanmoins attentivement.
Au feu vert succéda un feu rouge, puis un feu violet, puis tout s'éteignit.
—Regardez maintenant, dit l'Américain.
L'homme gris tourna les yeux vers Saint-Paul qui dominait de sa coupole gigantesque toute la colline qui forme la cité de Londres.
Et cette coupole s'illumina tout à coup d'une immense gerbe de lumière électrique qui rayonna successivement aux quatre points cardinaux de la ville.
—Voilà le signal, dit l'Américain.
La lumière brilla environ deux minutes, mais ce fut assez pour éclairer Londres tout entier.
Puis tout rentra dans l'obscurité.
Alors le petit bateau à vapeur se remit en mouvement, passa devant la gare de Cannons street et vint aborder au-dessus de Sermon lane, cette ruelle qui montait à la Cité.
—A présent, dit l'homme gris, que chacun soit à son poste. Il n'y a plus une minute à perdre.
Et tandis que les quatre chefs se dispersaient pour rejoindre chacun l'armée mystérieuse qu'il avait recrutée et qui devait marcher sur Newgate, l'abbé Samuel et l'homme gris continuèrent leur chemin côte à côte.
Le petit bateau à vapeur avait repris le large.
Au bout de Sermon lane, l'abbé Samuel et son compagnon trouvèrent la rue Paternoster et se dirigèrent vers Saint-Paul.
Ordinairement, la nuit, la Cité est déserte.
Mais cette nuit-là elle était déjà envahie par une foule compacte qui se ruait vers Newgate.
De nombreuses patrouilles de policemen circulaient en tous sens et il était facile de voir que le signal donné du haut de Saint-Paul avait été compris.
Une véritable marée humaine montait de tous les bas-fonds de la Cité vers l'église cathédrale,—silencieuse, pressée, en bon ordre.
Le peuple anglais n'est jamais bruyant.
Cependant l'homme gris et l'abbé Samuel s'ouvrirent facilement un passage.
A mesure qu'ils approchaient d'Old Bailey, ils entendaient parler l'idiome irlandais plus fréquemment.
Évidemment les soldats de la verte Erine se trouveraient au premier rang.
Le prêtre disait de temps en temps à haute voix:
—Je suis le confesseur du condamné. Laissez-moi passer.
Et la foule s'écartait avec respect, et le prêtre, suivi de l'homme gris, put ainsi arriver jusqu'à ce carré formé par des chaînes et au milieu duquel allait se dresser l'échafaud.
Les policemen étaient en force dans Old Bailey.
L'homme gris en entendit un qui disait:
—Il n'est pas encore dix heures du soir. Ils auront le temps d'attendre.
L'abbé Samuel se fit reconnaître et la porte de Newgate s'ouvrit devant lui.
Quant à l'homme gris, il s'était arrêté devant la maison de banque de M. Harris.
Une lumière brillait au premier étage et il y avait un homme à une fenêtre.
C'était M. Smith, le commis qui gardait la maison et était chargé d'en faire les honneurs, cette nuit-là, au prétendu chirurgien français.
L'homme gris le salua de la main et M. Smith le reconnut.
—Je descends vous ouvrir, fit-il.
Et, en effet, il vint entre-bâiller la porte et l'homme gris se glissa dans la maison.
M. Smith avait un flambeau à la main.
—Mon cher monsieur, dit-il, je n'ai jamais vu autant de monde que ce soir, et d'aussi bonne heure.
—Vraiment?
—Vous allez en juger.
Et M. Smith conduisit son hôte à cette chambre d'où on pouvait voir l'échafaud à une distance de dix pas, lorsqu'il serait dressé.
Il posa dans un coin, et fort négligemment, la canne qu'il avait achetée chez un armurier d'Holborn street et dont il ne s'était pas séparé.
Puis il plaça sur la cheminée les deux objets qu'il avait achetés en même temps.
—Qu'est-ce que cela? dit M. Smith avec curiosité.
—Des instruments de chirurgie, répondit-il.
—Mon cher monsieur, dit alors le commis, si vous voulez vous coucher et prendre un peu de repos, je vous éveillerai quand il en sera temps.
—Merci, dit l'homme gris, je n'ai nulle envie de dormir. Si vous le voulez, nous allons fumer un cigare.
Il tira son étui de sa poche et le présenta au commis.
M. Smith accepta un cigare et l'alluma.
Puis il s'allongea dans un fauteuil et se mit à fumer avec ce recueillement particulier aux Anglais.
Un quart d'heure après, le cigare avait produit son effet, et M. Smith dormait profondément.
Alors l'homme gris eut un sourire.
—Maintenant, dit-il, je suis chez moi.
XXXVI
Le narcotique absorbé par le commis, dans la fumée du cigare que lui avait donné l'homme gris, était assez puissant pour qu'il n'y eût plus à s'occuper de M. Smith.
Il dormirait sept ou huit heures de suite et on pouvait faire tout le bruit possible sans qu'il s'éveillât.
L'homme gris le prit donc à bras le corps et le porta sur un des lits.
Puis il revint à la fenêtre et s'y accouda.
La foule commençait à être compacte dans Old Bailey.
Elle s'épaississait à vue d'oeil, mais sans bruit, sans tapage, avec ce flegme silencieux qui est le côté saillant du caractère anglais.
Deux escouades de policemen bordaient le carré formé par les chaînes qu'on avait tendues dès huit heures du soir.
En France, une armée de sergents de ville serait bousculée par la foule en un clin d'oeil.
En Angleterre, le policeman n'a qu'à étendre son petit bâton au-dessus de sa tête pour que la foule ne fasse pas un pas de plus.
L'homme gris fumait tranquillement et, de temps en temps, il consultait sa montre.
La foule grossissait toujours et de loin en loin quelques mots étouffés montaient aux oreilles de l'homme gris.
Ces paroles étaient toutes en idiome irlandais.
Les chefs fenians avaient tenu parole.
Tout ce monde qui remplissait Old Bailey était l'armée mystérieuse sur laquelle l'Irlande comptait pour délivrer John Colden.
Enfin, ce murmure sourd qui s'élevait de toutes parts comme le clapotement des vagues sur le galet au bord de l'Océan, ce murmure grandit tout à coup et l'homme gris vit les policemen agiter leurs petits bâtons.
Puis ayant tourné la tête, il aperçut à l'extrémité d'Old Bailey, au coin de Fleet street, une lueur rougeâtre qui s'avançait lentement.
En même temps, il entendit résonner le pavé sous le pied d'un cheval et il vit apparaître cette charrette qui renfermait les bois de justice.
Les deux sous-aides étaient dessus et se tenaient debout, ayant chacun une torche à la main.
Au milieu d'eux Jefferies, pâle, triste, son paquet enveloppé de serge verte sous le bras, avait bien plutôt l'air du patient qu'on va pendre que du valet de l'exécuteur.
La foule s'écartait devant le hideux véhicule et Jefferies arriva ainsi jusque sous la fenêtre de l'homme gris.
—Bonjour, Jefferies! lui cria ce dernier.
Jefferies leva la tête et reconnut le sauveur de sa fille.
Il porta la main à son bonnet et, en même temps, il fit un petit signe mystérieux qui voulait dire sans doute:
—Tout est prêt, ne craignez rien.
Le véhicule arriva jusqu'à la chaîne, que les policemen détendirent un moment pour laisser passer le cortège.
Puis, quand il fut entré dans le carré, ils la tendirent de nouveau et le peuple respecta cette barrière et n'essaya pas d'aller plus loin.
Le véhicule s'était arrêté devant la troisième porte de Newgate et, comme l'avait dit M. Haris, tout à fait en face de cette croisée où se montrait l'homme gris.
Les aides avaient mis pied à terre et Jefferies faisait descendre une à une toutes les pièces du sinistre édifice.
L'homme gris se prit à suivre avec une grande attention tous les détails de l'opération, qui dura environ deux heures.
Cependant, de temps en temps, il jetait un furtif regard au-dessous de lui et fronçait le sourcil.
Shoking n'arrivait pas.
Enfin, du milieu de cette foule toujours grossissante qui assistait à la construction de l'échafaud, un coup de sifflet se fit entendre.
Et, en même temps, à la lueur des torches, l'homme gris aperçut Shoking.
Shoking, ses vêtements en lambeaux, tête nue, suant à grosses gouttes, avait eu bien du mal à se frayer un passage au milieu de cette marée humaine.
Mais, à force de jouer des coudes et de pousser l'un et l'autre, il avait fini par arriver jusqu'à la porte de M. Harris.
—Attends-moi et cramponne-toi au marteau de la porte, lui cria l'homme gris.
Deux minutes après, Shoking se glissait dans la maison et l'homme gris refermait vivement la porte.
Puis il prenait le mendiant par la main, car il était descendu sans lumière, et il le conduisait dans cette chambre où la lueur des torches allumées au dehors répandait une clarté rougeâtre.
Il était alors deux heures du matin.
—Eh bien? dit l'homme gris.
—Jefferies a la corde et m'a laissé la sienne.
—Es-tu bien sûr que le noeud soit fait dans le bout du caoutchouc.
—Oui, j'en réponds. Ouf! j'ai eu du mal à arriver jusqu'ici; j'avais beau faire des signes, je n'avançais pas facilement.
Tout à coup Shoking jeta les yeux sur le lit où dormait le commis et il fit un pas en arrière, disant:
—Je croyais que nous étions seuls.
—Oh! fit l'homme gris, en souriant, ce n'est pas celui-là qui nous gênera. Il dort.
—Mais il peut s'éveiller.
—Non. Si le coeur t'en dit, donne-lui des pichenettes sur le nez. Il a fumé de l'opium.
—Ah! bon! dit Shoking.
Le travail des aides de Jefferies continuait, la sinistre plate-forme était dressée.
Puis bientôt après, on vit s'élever la potence et Jefferies, montant au long d'une échelle, fixa à son extrémité le crochet destiné à supporter la corde.
Enfin, on fit jouer trois ou quatre fois de suite la trappe fatale, et alors l'homme gris dit à Shoking:
—C'est fait!...
Les deux aides s'assirent tranquillement sur le bord de la plate-forme, les jambes pendantes au-dessus de la foule.
Maintenant il n'y avait plus qu'à attendre que l'heure de l'exécution sonnât.
Quant à Jefferies, il avait frappé à cette porte de Newgate qui était de plain-pied avec l'échafaud et par où devait sortir le condamné.
Cette porte s'était ouverte et refermée sur lui.
—Maître, dit alors Shoking, je crois avoir compris ce qui va se passer.
—Ah!
—La corde ne serrera pas assez le cou de John pour l'étrangler sur-le-champ.
—Cela est vrai.
—Et la foule aura le temps de briser les chaînes, d'entourer l'échafaud et de le dépendre.
—Non, dit l'homme gris, la corde cassera auparavant et le pendu tombera.
—Ah! la corde cassera?
—Oui.
—Comment?
Alors l'homme gris alla prendre la canne qui se trouvait dans un coin et à cette canne il ajusta une boule de cuivre qui était grosse comme une pomme, et puis une autre pièce qui n'était autre qu'une batterie de fusil.
La canne était creuse et rayée comme le canon d'une carabine.
—Un fusil à vent! dit Shoking.
—Oui.
—Et c'est avec cela que vous couperez la corde?
—Aussi facilement que je coupe une balle sur la lame d'un couteau à vingt-cinq pas, répondit tranquillement l'homme gris.
XXXVII
Et pendant ce temps-là à quoi songeait John Colden, le condamné?
Apôtres ou fanatiques, les hommes qui se sont voués à une cause ou à une idée, savent être martyrs.
On avait bien dit à John Colden qu'on le sauverait. Il l'avait même espéré un moment, alors qu'il était encore à Cold Bath fields.
Mais depuis qu'on l'avait transféré à Newgate, cette espérance était devenue de plus en plus faible, et elle avait fini par s'évanouir.
Depuis qu'il était condamné, depuis surtout qu'il avait appris l'exécution de Bulton, John Colden se faisait peu à peu à cette idée que sa dernière heure approchait et qu'il irait dormir du dernier sommeil dans la Cage aux oiseaux, tout à côté de l'amant de la pauvre Suzannah.
Et les jours passaient, et John comptait maintenant les heures.
Il recevait tous les matins la visite de sir Robert, le sous-gouverneur, qui lui témoignait de l'amitié et ne cessait de lui dire qu'on s'exagérait beaucoup l'importance du dernier supplice et que cela n'avait absolument rien d'effrayant.
John Colden souriait avec mélancolie et se bornait à répondre:
—Je saurai mourir.
Enfin la veille de l'exécution était arrivée.
La dernière journée d'un condamné est peut-être moins lugubre et moins monotone que celles qui la précèdent.
Dès huit heures du matin, il reçoit la visite du prêtre d'abord, ensuite du gouverneur; puis, dans le courant du jour, ce sont les dames des prisons qui viennent lui apporter des consolations.
Enfin, vers le soir, les deux élèves de Christ's hospital, chargés de remplir le voeu du roi Edouard VI, viennent à leur tour.
Cette dernière visite est peut-être celle qui touche le plus le malheureux qui va mourir.
L'enfance a des accents, des paroles et des sourires qui vont droit à l'âme la plus endurcie.
A huit heures, John Colden avait donc reçu la visite d'un prêtre.
Mais ce prêtre n'était point l'abbé Samuel.
C'était un ministre protestant.
Car si la loi anglaise accorde au condamné catholique la grâce de voir un ministre de sa religion, ce n'est que lorsqu'il a refusé inflexiblement les secours d'un prêtre anglican.
Le ministre savait que John Colden était catholique.
Aussi, n'était-il entré dans sa cellule que pour la forme et en était-il ressorti aussitôt.
Le gouverneur était venu ensuite, accompagné du shérif, qui avait demandé à John si, au moment suprême, il ne voulait pas dénoncer ses complices.
John avait répondu négativement.
A midi, le prêtre catholique s'était présenté.
Celui-là, c'était l'abbé Samuel.
John avait, en le voyant, perdu son impassibilité, et quelques larmes avaient subitement roulé dans ses yeux.
Le jeune prêtre était demeuré enfermé avec le condamné pendant plus d'une heure, et il l'avait préparé à la mort.
Cependant, depuis quinze jours, le prêtre travaillait avec ses amis a sauver John Colden.
Comment donc, alors qu'on était presque sûr des amis, ne lui avait-il pas laissé entrevoir le salut?
Ceci tenait à la prudence de l'homme gris.
Celui-ci avait dit la veille:
—L'homme qui se noie s'accroche souvent à ceux qui essayent de le sauver, d'une façon si malheureuse, si désespérée, si maladroite, qu'il les fait périr avec lui.
Ainsi de John.
Il est résigné à mourir; il faut même qu'il n'espère plus, car il pourrait nous trahir par son attitude confiante, éveiller l'attention de l'autorité, et faire échouer tous nos projets.
Le prêtre quitta donc John en lui parlant du ciel et de Dieu, qui n'abandonne jamais ses serviteurs.
Il le quitta en lui promettant de revenir le soir et de passer la nuit en prières auprès de lui.
Après l'abbé Samuel, ce fut le tour des dames des prisons.
Puis enfin, comme la nuit venait, la porte de la cellule s'ouvrit.
Le gardien-chef lui dit:
—John, voici deux jeunes clercs du collége de Christ's hospital qui vienne vous visiter, selon la coutume établie par le roi Edward.
Et John vit apparaître d'abord un grand jeune homme, le plus ancien des élèves, et un enfant, le dernier venu et le plus jeune.
Et soudain, en regardant celui-ci, John poussa un cri et se demanda si Dieu ne faisait pas un miracle en sa faveur.
Dans cet enfant, John Colden venait de reconnaître l'enfant de Jenny l'Irlandaise, le petit Ralph, celui pour qui il allait subir le dernier supplice, le rédempteur enfin que la pauvre Irlande attendait.
Mais l'enfant avait posé un doigt sur ses lèvres, et John maîtrisa sa joie.
Ralph, car c'était bien lui, apparaissait à John Colden comme un ange descendu sur la terre.
L'enfant, on l'a vu plusieurs fois déjà, avait la raison et le courage d'un homme.
Quand il eut fait un signe à John Colden, il se tourna vers son compagnon, le grand écolier:
—George, lui dit-il, cet homme est Irlandais, n'est-ce pas?
—On nous l'a dit, répondit l'écolier.
—Veux-tu que je lui parle, le langage de son pays?
—Mais, dit le grand camarade avec étonnement, Anglais ou Irlandais, ne parlons-nous pas la même langue?
—Non, répondit Ralph, les pêcheurs de l'Irlande ont un idiome que je sais.
John Colden écoutait et regardait toujours l'enfant avec une muette extase.
Alors Ralph dit au condamné, en patois irlandais:
—Je suis bien heureux qu'on m'ait choisi pour venir te voir, mon bon John, toi qui m'as sauvé du moulin.
—Ah! dit John dans la même langue, Dieu a donc fait un miracle?
—Pourquoi? fit naïvement l'enfant.
—Il a donc fait un miracle pour que je vous voie sous cet habit, continua le condamné.
—C'est Shoking et ma mère, et notre ami l'homme gris qui m'ont mis à Christ's hospital, répondit Ralph. Et je vois tous les jours ma mère et mon amie Suzannah.
—Suzannah! murmura John, dont les yeux s'emplirent de larmes.
Et l'enfant raconta au condamné comment il était entré à Christ's hospital, sous le nom de Ralph Waterley, et comment Shoking était devenu lord Vilmot.
Et en l'écoutant, John ne pensait plus à lui-même, et il ne songeait plus qu'il allait mourir.
N'avait-il pas devant lui l'enfant promis à la délivrance de l'Irlande?
—Mon bon John, dit encore le petit Ralph, ils disent tous que tu seras pendu demain.
—A sept heures, dit John.
—Mais je suis sûr que non, moi.
John tressaillit et regarda l'enfant.
—Je suis bien sûr qu'on te sauvera, moi, répéta l'enfant.
Et à ces dernières paroles, il s'éleva dans l'âme du condamné une voix confuse qui lui dit:
—La vérité est dans la bouche des enfants.
Et son âme, où venait de se faire entendre cette voix mystérieuse, s'emplit tout à coup d'une vague espérance.
XXXVIII
John Colden regardait toujours Ralph, cherchant à lire sur son visage la cause de cette assurance avec laquelle il parlait de son salut.
L'enfant était calme, il souriait.
—Oui, mon bon John, disait-il, on te sauvera. Notre ami l'homme gris l'a promis à ma mère, et tu sais bien que tout ce qu'il a promis, il le tient.
—Ah! cher enfant de Dieu, répondit John, puisque vous n'êtes plus au moulin, que m'importe à présent de mourir!
—Tu ne mourras pas, j'en ai la conviction.
John Colden secoua la tête:
—Le prêtre est venu, dit-il.
—L'abbé Samuel?
—Oui.
—Et il t'a dit comme moi que tu ne mourrais pas?
—Non, fit John, il ne m'a pas dit cela.
—Alors c'est que l'homme gris ne lui a pas promis, comme il l'a promis à ma mère.
—Mon Dieu! mon Dieu! murmurait le condamné, j'avais fait le sacrifice de ma vie, j'attendais avec calme ma dernière heure, et voici que cet enfant vient ébranler mon courage.
Le grand écolier de Christ's hospital écoutait sans la comprendre cette conversation du condamné et de son petit camarade.
D'ailleurs, ce jeune homme,—il avait près de vingt ans,—était peu intelligent.
Anglais de pur sang, indifférent et froid, il était venu là comme il eût assisté à un cours.
De temps en temps, pendant que Ralph et John Colden continuaient à causer, il tirait sa montre et paraissait trouver le temps long.
De temps en temps aussi, un oeil s'appliquait au trou vitré pratiqué dans la porte.
C'était le surveillant qui avait le droit de voir, mais non pas d'entendre.
Enfin, des pas retentirent dans le corridor et la porte de la cellule s'ouvrit de nouveau.
Cette fois, c'était l'abbé Samuel qui revenait.
En même temps, le gardien chef dit aux deux élèves de Christ's hospital:
—Messieurs, il est temps que vous vous retiriez.
Ralph se jeta au cou de John Colden.
—Adieu, mon jeune maître, dit celui-ci.
—Au revoir, mon bon John, répondit l'enfant.
John secoua la tête.
Il avait regardé l'abbé Samuel et celui-ci lui avait paru triste et résigné.
—Non, dit-il encore, je sais bien que je vais mourir... adieu, mon jeune maître, je meurs pour l'Irlande et pour vous.
—L'Irlande n'abandonne point ses enfants, dit alors le prêtre d'une voix grave et douce.
Et John tressaillit encore, et ce vague espoir qui avait déjà envahi son âme, l'emplit de nouveau.
Les deux écoliers se retirèrent et le prêtre demeura seul avec le condamné.
Ce bruit sourd comme celui d'une tempête lointaine que John avait entendu déjà dans la nuit qui avait précédé l'exécution de Bulton, commençait à se faire entendre et perçait les murs épais de Newgate.
—John, dit l'abbé Samuel, on dresse votre échafaud.
—Ah! dit-il en pâlissant, je savais bien que l'enfant me berçait d'un fol espoir.
—Que vous disait-il, John?
—Qu'on travaillait à me sauver.
—C'est vrai, dit le prêtre.
John attacha sur lui un oeil éperdu:
—Ah! dit-il, je m'étais résigné... ne me donnez donc pas une espérance qui pourrait affaiblir mon courage. Ce matin, d'ailleurs...
—Ce matin, interrompit l'abbé Samuel, je ne pouvais pas rester avec vous jusqu'à la dernière heure.
—Je ne comprends pas, dit John.
—Ce matin, reprit l'abbé Samuel complétant sa pensée, la joie que vous auriez éprouvée en apprenant que nos frères d'Irlande espèrent vous sauver, pouvait vous trahir et tout perdre.
—Et... maintenant?
—Maintenant, John, j'ai obtenu la permission de demeurer avec vous cette nuit; et comme je ne vous quitterai plus, je puis vous dire: on a l'espoir de vous sauver.
John avait des battements de coeur terribles à mesure que le prêtre parlait.
Celui-ci continua:
—Nos frères travaillent: mais la Providence a quelquefois des vues secrètes, et le plan le mieux combiné peut échouer. A tout hasard, mon ami, il faut me faire votre confession et vous préparer à mourir saintement et noblement, comme un digne fils de l'Irlande que vous êtes.
—Mais, mon père, dit John, comment pourrait-on me sauver? Les murs de Newgate sont épais et les soldats veillent.
Le prêtre ne répondit pas.
Le sourd murmure du dehors grandissait de minute en minute, pénétrant l'enceinte massive de la prison, comme une vibration de cloche gigantesque.
John se mit à genoux; il se confessa, il écouta les exhortations du prêtre qui lui parlait toujours de la vie éternelle, comme si lui-même il eût perdu cette espérance qu'il avait mise tout à l'heure au coeur du condamné.
Les heures passaient, et les bruits du dehors devenaient de plus en plus stridents.
L'abbé tira sa montre.
—Cinq heures, dit-il, ils vont venir.
—Ah! fit John Colden, que l'angoisse reprit un moment à la gorge, nos amis ont échoué, vous voyez bien.
Le prêtre ne répondit pas.
Mais il se mit à réciter en latin, les vêpres des morts.
A cinq heures et demie, la porte de la cellule s'ouvrit et le lord gouverneur, le bon et jovial sir Robert M..., entra.
—Allons, mon ami, voici l'heure... Vous n'avez plus que quelques mauvais instants à passer.
Derrière le sous-gouverneur se tenait le shériff.
Celui-ci s'approcha de John.
—Au dernier moment, John Colden, lui dit-il, je vous adjure, au nom de Dieu et de la justice, de nommer vos complices, si vous en avez.
—Je n'en ai pas, répondit-il.
—Habillez-vous, dit le sous-gouverneur, on va vous conduire à la chapelle.
Et il appela deux gardiens, qui débarrassèrent le condamné de ses entraves et l'aidèrent à s'habiller.
L'abbé Samuel récitait toujours les vêpres des morts.
Quand John fut prêt, il regarda de nouveau le jeune prêtre.
Celui-ci était d'une pâleur mortelle.
—Allons, pensa le condamné, il est comme moi, il a perdu tout espoir.
Appuyé sur le bras de l'abbé Samuel, escorté par le sous-gouverneur, le shériff et une escouade de gardiens, John monta à la chapelle.
Le prêtre avait obtenu la permission de célébrer la messe.
Dans les pays protestants, il arrive souvent que les catholiques, qui sont en minorité, n'ont point d'église et célèbrent dans le temple, à de certains jours et à de certaines heures, les cérémonies de leur religion.
Ainsi fait-on à Newgate, où il n'y a pas de chapelle catholique.
Les gardiens, le sous-gouverneur et le shériff demeurèrent en dehors, le prêtre revêtit ses habits sacerdotaux et dit la messe devant un autel improvisé.
Comme il achevait, un bruit domina tous les autres bruits et vint frapper l'oreille du condamné prosterné sur les dalles.
C'était le tintement lugubre des cloches de l'hôpital Saint-Barthélémy, qui sonnent des glas funèbres, une demi-heure auparavant et pendant tout le temps ensuite que dure l'exécution et que le corps du supplicié demeure accroché au gibet.
Et John se releva, murmurant:
—Il faut mourir... Que Dieu protège et sauve l'Irlande!
XXXIX
John, le rough qui, la nuit précédente, avait conduit l'homme gris dans le logement de Betty, situé, comme on le sait, au-dessus de celui de Calcraff, n'avait rien exagéré dans les détails qu'il avait donnés sur le bourreau de Londres.
Calcraff était un homme entre deux âges, d'une force herculéenne et d'un caractère sombre.
Beaucoup de ceux qui exercent cette terrible profession sont en proie à une éternelle tristesse.
Plusieurs encore, sinon presque tous, sont chirurgiens et s'occupent d'anatomie avec une sorte de passion.
Isolés de la société qui les repousse avec une muette horreur, les bourreaux vivent à l'écart, parlent peu, et se livrent ordinairement à des études sérieuses.
La plupart sont sobres.
Calcraff rentrait de bonne heure, chaque soir, faisait un repas frugal et se couchait.
La veille des exécutions il ne soupait pas.
Ainsi John avait dit vrai. Ce soir-là, Calcraff s'était contenté d'une tasse de thé et s'était mis au lit avant huit heures.
Le gros oeuvre, comme on dit, concernait Jefferies.
Calcraff n'avait à se mêler que d'une chose, passer la corde au cou du condamné, lui rabattre le bonnet noir sur les yeux et le lancer dans l'éternité.
Quand il arrivait à Newgate, tout était prêt.
Calcraff dormit donc jusqu'à trois heures et demie du matin et ne se leva que lorsque la sonnerie d'un réveil placé sur la cheminée de sa chambre, se fit entendre.
Avant de s'habiller, il trempa ses bras jusqu'au coude dans un baquet d'eau froide et plaça sa tête sous un appareil hydrothérapique qui se trouvait dans le laboratoire et qui laissa pleuvoir dessus une gerbe glacée.
Cet homme qui depuis trente années exerçait son terrible ministère n'avait jamais exécuté un patient sans être pris, deux ou trois heures auparavant, d'un tremblement nerveux dont il ne devenait maître qu'en s'administrant des douches d'eau glacée.
Sa toilette terminée, il s'enveloppa dans son manteau, et descendit sans bruit l'escalier de sa maison, après avoir soigneusement fermé la porte.
Well close square était désert, à cette heure matinale.
Cependant il y avait un cab dans un angle de la place qui paraissait attendre le bourreau.
Ce cab avait été retenu par lui, la veille, à la station de voitures la plus proche.
Calcraff y monta sans prononcer un mot, et le cabman ne lui fit aucune question.
Il savait où il allait.
Jusques à Saint-Paul, le cab put se frayer un passage au milieu de la foule énorme qui de toute part se rendait à Newgate, mais devant Saint-Paul, le cabman s'arrêta.
Calcraff, habitué à cela sans doute, descendit, donna une demi-couronne au cabman et appela deux policemen, de qui il se fit reconnaître.
Alors les deux policemen agitèrent leur bâton et, se plaçant à côté de lui, crièrent:
—Place! place à Calcraff!
Et si compacte qu'elle fût, la foule s'écartait en entendant ces mots, et Calcraff passait.
Le peuple de Londres a une superstition.
Quiconque touche au bourreau, meurt de sa main quelque jour.
Aussi s'écartait-on avec une sorte de terreur, et Calcraff put-il arriver jusqu'à la porte de Newgate, qui s'ouvrit aussitôt devant lui.
Il était alors cinq heures et demie du matin.
Ce fut le portier-consigne qui le reçut.
—Vous êtes en avance, lui dit-il.
—Un peu, répondit Calcraff.
—Le condamné est catholique, comme vous savez.
—Je le sais, dit Calcraff.
—Et on lui dit la messe dans la chapelle.
Calcraff se fit ouvrir la grille qui sépare l'avant-greffe de l'intérieur de la prison et il se rendit à la cuisine, selon son habitude.
Il était fort pâle et, bien qu'il ne tremblât plus, il était en proie à cette émotion qu'il ne parvenait jamais à dominer qu'au dernier moment.
Le cuisinier, le voyant entrer, lui dit:
—Vous venez boire votre tasse de lait?
—Oui.
Le cuisinier lui présenta une assiette sur laquelle se trouvait un bol de lait froid.
Calcraff le vida d'un trait, le reposa sur l'assiette et sortit de la cuisine sans dire un mot.
Deux gardiens l'accompagnaient.
Il y a à Newgate, tout à côté de la chapelle, une petite salle qui prend le jour par en haut.
C'est la salle de la toilette.
C'est là que le bourreau et son aide attendent que le condamné sorte de la chapelle.
C'est là que la remise leur en est faite solennellement.
Sur un pupitre à hauteur d'appui se trouve un énorme registre tout ouvert.
Le gouverneur et les gardiens entrent avec le condamné dans cette salle, dont on ferme les portes...
Alors le valet du bourreau ouvre une armoire dans laquelle il prend une ceinture de cuir et des courroies.
Les courroies servent à entraver les jambes du condamné, la ceinture lui prend les mains, les ramène et les lie derrière le dos.
Quand ces sinistres préparatifs sont terminés, le gouverneur de la prison, qui est venu là en grand uniforme, dit à Calcraff:
—Maintenant cet homme est à vous.
—Je le reçois, dit Calcraff.
Et il s'approche du registre ouvert et donne un reçu du condamné, qu'il signe de son nom et de son paraphe.
Alors les portes s'ouvrent et le condamné, appuyé sur le ministre ou le prêtre qui l'assiste, et sur le valet de l'exécuteur, s'achemine vers l'échafaud.
Lorsque Calcraff arriva dans la chambre de la toilette, Jefferies y était seul.
Jefferies était plus pâle et plus tremblant que Calcraff et il dissimulait mal son émotion.
Cependant Calcraff n'y prit pas garde.
—Tout est prêt? demanda-t-il.
—Tout, répondit le valet.
Calcraff s'assit sur un banc qui régnait tout le long du mur.
—Est-ce que vous avez encore votre tremblement? demanda Jefferies après un silence.
—Non, mais...
Calcraff s'arrêta et porta la main à son front.
—Quoi donc? fit Jefferies.
—Voilà que j'éprouve une lourdeur de tête.
—Ah!
—J'ai comme du feu dans la poitrine et de la glace sur le front.
Et Calcraff, pris d'un malaise subit, se leva vivement.
—Oh! c'est singulier, dit-il.
Il fit quelques pas et ses jambes tremblèrent.
—Vous devriez pourtant vous habituer, depuis trente ans que vous êtes dans le métier,... dit Jefferies.
—Ce n'est pas l'émotion, c'est... autre chose... Oh! maintenant, voilà que c'est la tête qui me brûle... dit Calcraff.
Et il se laissa retomber sur le banc d'où il s'était levé tout à l'heure.
Un éclair de sombre joie passa alors dans les yeux de Jefferies.
En même temps les cloches de Saint-Barthélémy commencèrent à tinter, et, faisant un effort suprême, le bourreau se releva et dit:
—Il faut pourtant que je fasse mon métier... Bon! voilà que mes jambes fléchissent... Soutiens-moi donc, Jefferies... Qu'est-ce que j'ai, mon Dieu!
—Voulez-vous une autre tasse de lait? dit Jefferies, qui sentait gronder dans son coeur une tempête de joie.
XL
Calcraff n'eut le temps ni d'accepter ni de refuser l'offre que lui faisait Jefferies d'aller lui chercher une seconde tasse de lait.
La porte s'ouvrit et les gardiens qui précédaient le condamné apparurent dans le corridor.
Calcraff avait fini par se lever; mais il s'appuyait au mur et la souffrance qu'il éprouvait devenait de plus en plus vive.
—Voici l'heure, dit un des gardiens en entrant.
Jefferies cessa un moment de regarder Calcraff sur le visage duquel il épiait avec anxiété les progrès de ce mal mystérieux dont il était subitement atteint.
Et, détournant les yeux de Calcraff, il regarda le condamné qui entrait soutenu par le prêtre et par le sous-gouverneur.
Jefferies aperçut l'abbé Samuel, et une légère rougeur monta à son front.
La présence de l'abbé Samuel en ce lieu, c'était une attestation muette que l'homme gris continuait à veiller sur le malheureux qui croyait sa dernière heure arrivée.
John était pâle, mais il marchait la tête haute, et s'il ne conservait que peu d'espoir, du moins il voulait mourir en digne fils de l'Irlande.
L'attitude de John était si noble, si résignée, si exempte de faiblesse, du reste, qu'une grande émotion s'était emparée de tous ceux qui composaient son funèbre cortége.
Le bon sir Robert M..., le sous-gouverneur avait cessé de rire, et on voyait deux grosses larmes rouler dans ses yeux.
Le shériff dit à Calcraff, selon l'usage:
—Nous vous remettons cet homme, et il est à vous désormais.
Calcraff fit un signe de tête, mais il ne bougea pas de la place où il était.
Peut-être avait-il peur de se laisser tomber en perdant le point d'appui de la muraille.
L'abbé Samuel avait pâli en voyant Calcraff, mais un regard de Jefferies le rassura.
Ce dernier s'approcha alors du condamné avec les entraves et il lui passa la ceinture.
John Colden n'opposa aucune résistance.
Tout le monde se tenait à l'écart, comme si chacun avait eu peur de toucher à ces courroies maudites qui allaient réduire John Colden à l'impuissance.
Seul, l'abbé Samuel était demeuré auprès de lui, et il y eut un moment où les lèvres de Jefferies furent si près de l'oreille du prêtre qu'elles murmurèrent:
—Calcraff ne peut plus marcher... courage!
John Colden entendit et le sang afflua à son coeur, et son visage pâle s'empourpra tout à coup.
Il se laissa fixer les mains derrière le dos, après la ceinture.
Puis Jefferies se baissa et lui mit les courroies aux pieds.
Alors le gouverneur de la prison, personnage qui n'apparaissait qu'aux grandes occasions, entra et fit un signe à Calcraff.
Celui-ci, par un effort surhumain, s'approcha du registre et se mit à écrire d'une main tremblante le reçu du condamné.
Mais, comme il ne manquait plus que sa signature au bas de l'acte, ses jambes fléchirent, ses genoux ployèrent, et il s'affaissa en murmurant:
—Je crois que je vais mourir.
Ce fût un coup de théâtre.
Les gardiens, le gouverneur, le sous-gouverneur et le shériff se regardèrent.
Jefferies, qui voulait gagner du temps, dit:
—Ce n'est rien. C'est son moment de faiblesse qui le prend. Ordinairement, c'est la veille qu'il l'a.
On savait que Calcraff avait souvent un tremblement nerveux quelques heures avant les exécutions.
Le shériff lui dit:
—Remettez-vous, mon ami, et obéissez à la loi. Du courage!
Mais Calcraff se roulait sur le sol en proie à d'horribles convulsions et disait:
—Ce n'est pas le courage qui me manque, c'est la force.
On le releva, on l'assit sur un banc, le gouverneur tira de sa poche un flacon de sels.
Calcraff essaya par deux fois de se relever, il ne le put pas.
Cependant on n'était plus assez loin du mur d'enceinte de la prison pour ne pas entendre le murmure strident de la foule qui s'impatientait à mesure que l'heure approchait.
—Il faut surseoir à l'exécution, dit le sous-gouverneur.
—C'est impossible! dit le shériff. Allons, Calcraff, levez-vous!
—Je ne peux pas! gémit le bourreau, dont les tortures n'avaient plus de nom.
John Colden était redevenu fort pâle. Il sentait qu'en ce moment sa vie tenait à un miracle.
—Messieurs, dit l'abbé Samuel, le peuple hurle et chacun de ses hurlements augmente l'agonie de ce malheureux.
—Il faut en finir, dit le shériff.
—Certainement, dit le gouverneur.
Alors Jefferies fit un pas vers ce dernier.
—Je ne suis pas le valet de Calcraff depuis vingt ans pour ne le savoir remplacer au besoin, dit-il, et si Votre Honneur daigne le permettre...
—Oui, oui, dit le gouverneur, marchons!...
Et on laissa Calcraff se débattre dans les convulsions, et le shériff fit signe qu'il fallait passer outre.
Le prêtre soutint John Colden et répéta le mot: Courage.
Jefferies se plaça à sa droite et le cortége se mit en route.
Il n'y avait qu'un corridor à traverser pour atteindre la cuisine.
C'est par là, on le sait, que le condamné sort pour mourir.
On avait tendu dans la cuisine deux grands draps blancs qui masquaient les fourneaux et formaient comme une ruelle.
La porte qui allait s'ouvrir sur l'échafaud était encore fermée, mais on entendait, au travers, les trépignements et les sourds frémissements de la foule impatiente de voir mourir un homme.
En ce moment John Colden sentit un peu de sa force d'âme l'abandonner.
Comment pouvait-il croire encore qu'on allait le sauver?
C'est à cette dernière minute qu'on offre au condamné un verre de gin.
Le cuisinier se présenta donc avec un plateau sur lequel était un verre plein.
John Colden le refusa.
—A quoi bon? dit-il.
Et il se remit en marche.
Alors la porte s'ouvrit.
Un moment John Colden s'arrêta, ivre d'horreur et serré à la gorge par cette mystérieuse épouvante de la mort qui s'empare des plus braves.
Il venait de voir l'échafaud de plain-pied avec le seuil de la porte et tout à l'entour une nuée de têtes qui vociféraient.
Les torches des aides brûlaient encore.
La corde pendait au gibet.
—Courage! dit le prêtre.
Et il embrassa le condamné.
John Colden fit un effort suprême, et, franchissant le seuil de la porte, il se trouva sur l'échafaud.
Alors, il promena un dernier regard, un regard où se lisait encore un reste d'amour pour la vie, mélangé à une résignation toute chrétienne.
Jefferies lui passa le noeud fatal autour du cou.
John se retourna et chercha le prêtre des yeux.
Le prêtre n'était plus là.
—Allons! murmura-t-il, c'est fini... Dieu sauve l'Irlande!
Et comme il regardait encore, cherchant dans cette marée humaine un visage ami, Jefferies lui abaissa le bonnet noir sur les yeux, et il ne vit plus rien!
XLI
Pour comprendre maintenant ce qui allait se passer, il faut sortir de Newgate, abandonnant un moment John Colden, qui avait déjà la corde au cou et le fatal bonnet sur les yeux, et rejoindre l'homme gris et Shoking. Ceux-ci n'avaient pas bougé de cette chambre dans laquelle le commis dormait toujours profondément.
Jusqu'à l'heure où les cloches de Saint-Barthélémy avaient commencé à se faire entendre, l'homme gris, accoudé à la fenêtre, dominant cette nuée de têtes d'où montait, un murmure plus strident de minute en minute, avait tranquillement fumé cigare sur cigare. La lueur des torches, que les sous-aides du bourreau avaient fichées aux quatre coins de l'échafaud, projetait dans la chambre assez de clarté pour que l'homme gris et Shoking se passassent de lumière.
Au petit jour, les torches s'éteignirent; puis les cloches commencèrent à tinter. Alors l'homme gris quitta la fenêtre et dit à Shoking:
—Je vais avoir besoin de ton épaule.
—Comment cela?
—Tu vas voir.
Il ferma la fenêtre et alla prendre sur la cheminée cette boule de cuivre qu'il avait apportée dans sa poche et qui avait la grosseur d'une pomme de calville.
—Regarde bien, dit-il.
—Bon! fit Shoking, qu'est-ce que cela?
—Cette boule est creuse.
—Ah!
—Elle est pleine d'air comprimé et si elle éclatait, elle produirait l'effet d'une bombe: c'est-à-dire que ses éclats iraient tuer à cent mètres et briseraient tout ce qu'ils rencontreraient...
—Après? fit Shoking avec curiosité.
L'homme gris prit ensuite la canne à laquelle il ajusta une petite crosse.
Puis il vissa la boule en dessous.
—Voilà que cela ressemble à un fusil, dit Shoking.
—C'en est un.
—Où est la balle?
—Dans le canon. Vois-tu la détente?
—Oui.
—Eh bien! cette détente fait mouvoir un piston; ce piston descend dans la boule pleine d'air comprimé et soulève une soupape.
La soupape laisse échapper un jet d'air et ce jet d'air chasse la balle avec autant de force qu'une charge de poudre.
Le canon est rayé et la balle va tout droit à son but, pour peu que le tireur ait visé juste.
—Mais, dit Shoking, on entendra le bruit du coup.
—Imbécile! répondit l'homme gris, un fusil à vent ne fait pas de bruit: sans cela je me servirais d'une arme à feu.
—Maître, dit encore Shoking, qu'arriverait-il si votre balle ne coupait pas la corde?
—John Colden serait perdu.
Shoking frissonna, puis, regardant son interlocuteur:
—Pourquoi donc avez vous besoin de mon épaule?
—Pour me faire un point d'appui et viser plus juste.
—Ah!
Le fusil était prêt. L'homme gris s'approcha de la fenêtre, mais, au lieu de l'ouvrir, il passa sa main gauche sur un des carreaux, et Shoking entendit un sourd crépitement.
Avec un diamant qu'il avait au doigt, l'homme gris venait de couper une vitre.
—Que faites-vous? dit Shoking.
—Je fais un passage à la balle.
—Pourquoi ne pas ouvrir simplement la fenêtre?
—Parce qu'il faut tout prévoir, et que si la fenêtre était ouverte, nous pourrions être aperçus des gens qui seront sur l'échafaud au dernier moment. Les cloches sonnaient toujours et le jour grandissait.
La foule avait peine à contenir son impatience, car le moment approchait.
—Mets-toi là, dit l'homme gris en plaçant Shoking au milieu de la chambre, à deux pas de la fenêtre et tiens-toi bien quand tu sentiras le canon du fusil sur ton épaule.
—Soyez tranquille, répondit Shoking, je serai aussi immobile qu'une statue.
L'homme gris s'approcha de la fenêtre et attendit, la montre à la main.
Sept heures sonnèrent. Au même instant, la porte de Newgate s'ouvrit et le condamné parut.
La foule se prit à trépigner et on entendit de sourds craquements. C'étaient les chaînes qui entouraient l'échafaud qui se brisaient sous l'effort de la foule.
L'homme gris vit John Colden debout sur l'échafaud, à côté de Jefferies, plus pâle que lui.
Et alors il revint derrière Shoking et appuya le canon du fusil sur son épaule.
Le bonnet noir fut abattu sur les yeux du condamné, la trappe joua et un immense murmure monta des profondeurs de la foule.
John Colden se balança dans les airs l'espace d'une seconde. Soudain l'homme gris pressa la détente et la balle siffla.
Soudain aussi la corde fut coupée en deux, à un pied ou deux de la tête de John Colden.
Et le pendu tomba sur le sol, en même temps qu'une nouvelle rumeur se faisait entendre... La foule avait brisé les chaînes, envahi l'espace resté libre autour de l'échafaud, bousculé les policemen et renversé l'échafaud...
Alors l'homme gris et Shoking rouvrirent la fenêtre et purent voir un spectacle inouï.
Les fenians étaient maîtres du terrain et ils emportaient John Colden évanoui, mais vivant.
—Maintenant, dit l'homme gris à Shoking, sauvons-nous et au plus vite, car il ne fait pas bon ici désormais.
XLII
On lisait le lendemain dans le Times.
«Il est temps que le gouvernement de Sa Majesté la reine s'aperçoive des périls que nous courons et qu'il mette un terme à l'audace toujours croissante du fenianisme.
Ce n'est plus seulement la police qu'il faut armer et mettre en campagne.
La police est insuffisante vis-à-vis de cette armée occulte, souterraine, et qui menace notre ordre social jusque dans ses fondements.
C'est avec une profonde stupeur que nous avons appris et que l'Europe apprendra ce qui s'est passé hier.
Un Irlandais, appelé John Colden, condamné à mort pour crime d'assassinat, a été enlevé sur l'échafaud même et soustrait à la vindicte publique.
Diverses circonstances mystérieuses ont précédé et suivi cet événement étrange et audacieux.
Calcraff, le bourreau de Londres, arrivé à Newgate vers six heures du matin pour y remplir son ministère, a été pris subitement de convulsions et de coliques, et comme il était impossible de surseoir à l'exécution, c'est son valet, nommé Jefferies, qui l'a remplacé.
Le condamné, assisté d'un prêtre Irlandais, est monté sur l'échafaud.
On lui a passé la corde au cou, on l'a coiffé ensuite du bonnet noir et la trappe s'est ouverte, lançant le patient dans l'espace.
Mais au même instant la corde s'est cassée, et le patient est tombé sur le sol, encore vivant.
Au même instant aussi le peuple a brisé les chaînes qui entouraient l'échafaud, et, malgré la police, malgré la force armée, le patient à été enlevé et emporté.
Jusqu'à présent il a été impossible de savoir ce qu'il était devenu.
Tout ce qu'on sait, c'est que dix ou quinze mille Irlandais entouraient l'échafaud, et que le peuple ordinaire de Londres, celui qui se presse aux exécutions, n'avait pu approcher.
Les policemen de service dans la Cité ont affirmé que, dès la veille, neuf ou dix heures du soir, une véritable marée humaine avait envahi les abords de Newgate, et que l'élément irlandais y dominait.
Un brigadier de policemen était même allé à Scotland Yard avertir sir Richardson, le chef de la police de Londres.
Mais cet honorable magistrat n'a pas soupçonné le but réel de cette manifestation populaire, et il s'est borné à doubler le nombre des policemen.
Ce n'est qu'après deux ou trois heures, et quand la foule a fini par s'éclaircir, qu'on a fini par comprendre ce qui s'était passé.
D'abord on a cru que Jefferies, le valet du bourreau, était le complice des fenians et qu'il avait pratiqué une entaille à la corde qui, dès lors, se serait brisée facilement sous le poids du condamné.
Mais il a fallu renoncer à cette supposition et reconnaître l'innocence de Jefferies.
La corde a été coupée par une balle, au moment même où elle se tendait.
On a retrouvé cette balle dans le mur de la prison, un peu à gauche de la porte.
Cependant on n'avait pas entendu de coup de feu.
A force de recherches, voici ce qu'on a appris:
Tout le monde connaît à Londres la grande maison de banque Harris et Cie.
Ses bureaux sont situés dans Old Bailey, visà-vis Newgate et précisément en face de l'endroit où on dresse ordinairement l'échafaud.
Un seul employé couche dans la maison.
Tous les autres, y compris leur chef, M. Harris, demeurent dans l'agglomération et arrivent le matin par les chemins de fer ou les omnibus.
L'étonnement de ces divers employés a été grand lorsqu'ils ont trouvé la porte fermée à dix heures du matin.
La police avait fini par faire évacuer Old Bailey, l'échafaud avait disparu et tout était rentré dans l'ordre accoutumé.
Cependant le caissier avait frappé vainement, la maison demeurait close et l'employé gardien ne paraissait pas.
Un serrurier a ouvert la porte.
Alors on est monté dans la chambre où M. Smith, c'est le nom de cet employé, couche ordinairement.
On l'a trouvé sur son lit, en proie à un profond sommeil, dont il a été impossible de le tirer tout d'abord.
Un médecin, appelé sur-le-champ, a constaté qu'il était sous l'influence d'un narcotique puissant, et ce n'est qu'en lui faisant respirer de l'éther à forte dose qu'il est parvenu à le rappeler à la vie.
Pressé de questions, l'employé a répondu alors qu'il avait, sur l'ordre de M. Harris, introduit la veille, dans sa chambre, un Français curieux de voir de près une exécution capitale, que ce Français lui avait offert un cigare et que lui, M. Smith, s'était endormi après avoir aspiré trois gorgées de fumée.
La police a été avertie.
Elle a commencé par découvrir un carreau de la fenêtre coupé avec un diamant; puis elle a retrouvé dans un coin de la chambre un fusil à vent, celui qui a servi sans doute à chasser la balle qui est allée s'enfoncer dans le mur de Newgate, après avoir opéré la section de la corde.
A propos de fusil à vent, il faut que la police de Londres nous permette de lui donner un conseil.
En France, le fusil à vent est une arme prohibée, et en France on a raison.
En Angleterre, cette arme qui ne fait aucun bruit et qui peut, par conséquent, servir à commettre des crimes, est vendue publiquement chez tous les arquebusiers.
Nous respectons la liberté, mais nous ne pensons pas que cette liberté doive s'étendre jusqu'à permettre la vente d'un engin qui peut être employé d'une manière aussi funeste.
M. Harris, averti par la police, s'est empressé d'accourir, et voici les renseignements qu'il a donnés:
Un Français, se faisant appeler Firmin Bellecombe, se disant chargé par le gouvernement de son pays d'une mission scientifique, s'est présenté porteur d'une lettre de crédit importante.
M. Harris a cru pouvoir se mettre entièrement à sa disposition et accéder à tous ses désirs.
C'est ainsi qu'il a obtenu la permission de visiter Newgate, Saint-Barthélémy, et enfin qu'il s'est installé dans cette chambre de la maison de banque, dans le but, disait-il, de faire des études sur la mort par strangulation.
Cet audacieux étranger est-il réellement Français? On en doute.
Ce dont on est sur, par contre, c'est qu'il était de connivence avec les fenians qui ont enlevé John Colden.
On est à sa recherche et on a tout lieu d'espérer que la police l'arrêtera.
Le mal subit qui s'était emparé de Calcraff a été pareillement l'objet d'une enquête.
On a cru d'abord que Calcraff avait été empoisonné dans une tasse de lait.
Un chimiste, ayant analysé ce qui restait au fond du bol, a déclaré qu'il n'y avait aucune trace de poison.
Du reste, Calcraff a été rétabli au bout de quelques heures.
Il est rentré chez lui, et là, il a pu constater qu'un trou avait été percé dans le plafond de son laboratoire.
Ce trou, comme on va le voir, a été un indice précieux pour la police...»