Les misères de Londres, 3. La cage aux oiseaux
XLIII
L'article du Times continuait ainsi:
«Calcraff demeure dans Well close square, quartier du Wapping.
Il habite une maison de chétive apparence occupée par un public-house au rez-de-chaussée et par des gens sans aveu aux étages supérieurs.
Parmi ces derniers est une femme, si on peut donner ce nom à une créature perdue de vices et de débauches, qui vit avec les matelots et les voleurs, et est perpétuellement en état d'ivresse.
Cette femme, qui se nomme Betty, occupe une chambre juste au-dessus du laboratoire de Calcraff.
C'est donc chez elle que le trou a été percé à l'aide d'une tarière.
Betty a été arrêtée.
Mais elle a prouvé qu'elle n'avait point passé la nuit chez elle depuis trois jours.
Seulement, elle s'est souvenue avoir passé la soirée dans une taverne appelée le Black horse, en compagnie de deux hommes qu'elle a parfaitement dépeints.
L'un est un de ces ouvriers des docks qui appartiennent à la canaille de Londres.
C'est un rough appelé John.
Il a été facile de le retrouver dans un public-house où il buvait sans relâche depuis l'avant-veille, montrant complaisamment une poignée d'or qui lui avait été donnée, disait-il, par lord Vilmot.
Qu'est-ce que lord Vilmot?
Nul ne le sait, et, en dépit des assertions du rough, aucun membre du parlement ne porte ce nom-là.
Selon lui, ce lord Vilmot serait un seigneur excentrique qui se déguise en mendiant et court les tavernes du Wapping en se faisant appeler Shoking.
Pressé de questions et menacé d'être mis en prison, John a fait des aveux.
Il a reconnu qu'il avait passé la soirée au Black horse avec Betty et un certain personnage dont il a donné le signalement et qui n'est connu dans le Wapping que sous le sobriquet de l'homme gris.
Cet homme gris l'aurait aidé à coucher Betty ivre morte sur un banc de Well close square et à lui voler ensuite la clé de sa chambre.
Tous deux, pour satisfaire une fantaisie de ce mystérieux lord Vilmot, qui est, paraît-il, introuvable, se sont introduits dans la chambre de Betty, tandis que cette créature dormait à la belle étoile.
Alors l'homme gris a percé un trou dans le plancher, au-dessus du laboratoire de Calcraff, afin, disait-il, de se procurer de la corde de pendu pour plaire à lord Vilmot.
Mais, le trou percé, cet homme a renvoyé le rough et il est resté seul dans la chambre de Betty.
A quoi a servi ce trou?
On a fini par le découvrir.
Calcraff prend du thé le soir, et la théière dont il se sert était précisément au-dessous de ce trou sur une table.
Le même chimiste qui avait analysé le bol de lait, a trouvé dans la théière une substance vénéneuse qui a occasionné les vomissements et les tranchées auxquelles il s'était trouvé en proie le lendemain.
On a tout lieu de croire que les fenians, dont l'homme gris paraît être un agent important, avaient voulu empoisonner le bourreau pour gagner du temps et faire surseoir l'exécution.
Enfin, le rough John, ayant été mis en rapport avec M. Harris, lui a dépeint ce personnage appelé l'homme gris avec une exactitude si parfaite que le banquier a cru reconnaître le Français Firmin Bellecombe.
La police continue ses investigations, mais jusqu'à présent elle n'a pu découvrir ni le prétendu lord Vilmot ni l'homme gris.
Il est probable que ces deux hommes sont affiliés au fenianisme.»
Ainsi se terminait l'article du Times.
Or, il était dix heures du matin, et lord Palmure, qui achevait de déjeuner, en avait fait la lecture à sa fille miss Ellen.
Miss Ellen était demeurée impassible.
—Que pensez-vous de tout, cela, Ellen? dit enfin le noble lord.
—Mon père, répondit-elle, je pense que le Times se trompe.
—Comment cela?
—Ne dit-il pas que cet homme qu'on appelle l'homme gris est affilié aux fenians?
—Oui.
—Le Times se trompe. Cet homme n'est point un affilié, c'est leur chef suprême.
Lord Palmure eut un geste d'étonnement.
—Cet homme poursuivit miss Ellen, est le même qui nous a enlevé Ralph.
—Oh! par exemple!
—Le même qui a osé venir ici... en pleine nuit...
—Vous l'avez donc vu?
—Oui, mon père.
—Et c'est un Français?
—Je ne sais pas. Il parle le français, l'anglais et l'allemand avec une remarquable pureté.
Cet homme, poursuivit miss Ellen, est celui-là qui vous a mis un masque de poix sur le visage.
—Est-ce possible?
—C'est lui qui a sauvé Ralph du moulin, c'est lui qui l'a fait disparaître.
—Et où peut-il être cet enfant? dit encore lord Palmure.
—Je le sais, moi.
—Vous!
—Oui, mon père. Il est aujourd'hui, sous un nom d'emprunt, inscrit sur les registres de Christ's hospital et, par conséquent, inviolable.
Lord Palmure poussa un cri de rage.
—Mais comment savez-vous tout cela? dit-il.
Miss Ellen fronça le sourcil.
—Écoutez-moi, mon père, dit-elle enfin.
—Parlez...
—Je ne suis qu'une femme, moi, mais je me suis fait un serment.
—Lequel?
—Celui de briser l'oeuvre tout entière, en terrassant l'ouvrier.
—Je ne vous comprends pas.
—Le jour où les fenians n'auront plus de chef, ils seront vaincus.
—Et, selon vous, ce chef est cet homme gris?
—Oui.
—Et c'est avec lui que vous voulez lutter?
—Je lutterai et je triompherai, dit froidement mis Ellen.
—Vous, ma fille?
—Moi, mais à une condition.
—Voyons?
—Au lieu de m'interroger, mon père, au lieu de vouloir pénétrer mes projets, vous les servirez aveuglément.
—Mais.
Un sourire altier vint aux lèvres de la jeune fille:
—Oh! je sais bien, dit-elle, que je ne suis qu'une femme, une enfant même, et il est temps encore que je reste dans mon rôle. Cependant j'ai la foi qui fait les âmes hardies, j'ai la volonté, j'ai le génie!...
Seule, toute seul, si vous le voulez, mon père, j'engagerai avec le personnage mystérieux que je hais, une lutte dans laquelle il succombera, je vous le jure.
Lord Palmure regardait sa fille avec une sorte d'admiration.
—Et, dit-il, pour cela il faut que je vous obéisse.
—Sans m'interroger jamais.
—Soit, dit le noble lord.
—Vous me le promettez, mon père?
—Je vous le jure.
Un éclair passa dans les yeux de miss Ellen.
—A nous deux donc, l'homme gris, murmura-t-elle, je saurai bien t'arracher ton masque et te faire dire ton vrai nom.
A nous deux?
XLIV
Miss Ellen, fille de lord Palmure, avait donc juré la perte de l'homme gris.
Était-ce parce que ce mystérieux personnage avait osé s'introduire chez elle en pleine nuit et lui tenir un langage plein d'audace?
Était-ce parce qu'il s'était jeté au travers des projets de lord Palmure et lui avait arraché cet enfant sur lequel le noble pair avait fondé de secrètes espérances de fortune?
Était-ce enfin parce que cet homme l'avait, par deux fois, tenue courbée sous son regard dominateur?
Non, miss Ellen eût peut-être pardonné tout cela.
Elle haïssait maintenant l'homme gris, elle s'était fait le serment de lui voir un jour au cou la corde de Calcraff, parce que l'homme gris avait son secret.
Et qu'il nous soit permis de nous reporter à ce jour où il lui était apparu dans cette petite chambre d'une maison de Sermon lane où la jeune patricienne allait revêtir son costume de dame des prisons.
On se rapelle ce qui s'était passé.
L'homme gris avait dit à miss Ellen:
—Je sais où sont les lettres d'amour que vous avez écrites au malheureux Dick Harrisson.
Et dès lors, miss Ellen avait fait tout ce qu'il avait voulu.
Elle avait consenti à céder son voile noir et sa robe de laine à Suzannah l'Irlandaise; elle avait attendu dans cette chambre le retour de la maîtresse de Bulton.
Puis, quand Suzannah était revenue, lorsqu'elle lui avait rendu ce costume que miss Ellen considérait désormais comme souillé par un impur contact, elle l'avait entassé pièce à pièce, à l'exception de la plaque de cuivre, dans le poêle de faïence, qui se trouvait dans la chambre et elle y avait mis le feu.
On se souvient encore que l'homme gris, en quittant miss Ellen, lui avait dit:
—Demain, à minuit, je serai chez vous.
L'homme gris n'avait point tenu sa parole.
Pourquoi?
Miss Ellen, le lendemain soir, en rentrant chez elle, avait trouvé une lettre sur sa cheminée.
D'où venait-elle? qui l'avait apportée? mystère!
La lettre était ainsi conçue:
«Miss Ellen,
Je m'absente pour quelques jours et ne puis être au rendez-vous que je vous ai donné. Ne craignez rien, elles sont en sûreté.
Votre ennemi.»
Depuis lors, miss Ellen avait attendu vainement. L'homme gris n'avait point reparu.
Mais, comme on le voit, le Times donnait de ses nouvelles, et miss Ellen avait fait le serment de perdre cet homme qui avait l'audace de posséder le secret de sa faute.
Donc, la fière patricienne avait obtenu que son père devînt l'aveugle instrument de ses volontés.
Dès ce jour-là, elle lui dit:
—Mon père, l'argent est le nerf de la guerre, il me faut un crédit illimité chez vos banquiers.
Lord Palmure lui avait remis un volumineux carnet de chèques de la banque de Londres, lui disant:
—Quand il sera épuisé, je vous en remettrai un autre.
Et, le soir même, miss Ellen se mit en campagne.
A huit heures et demie, tandis que lord Palmure se rendait au parlement, miss Ellen vêtue de couleurs sombres, un voile épais sur le visage et enveloppée dans un grand manteau dont le capuchon pouvait au besoin dissimuler complètement ses traits, miss Ellen, disons-nous, monta dans un petit coupé bas, attelé d'un seul cheval, conduit par un cocher sans livrée, et, quittant l'aristocratique quartier de Belgrave square, se fit conduire de l'autre côté du pont de Westminster, dans le quartier du Soutwark.
—Adams' street! avait-elle dit au cocher, pour lui indiquer la rue où elle voulait aller.
C'était dans Adams' street, si on s'en souvient, que logeait la pauvre mistress Harrisson, la mère de l'infortuné Dick, qui était mort d'amour pour miss Ellen.
Le coupé était traîné par un excellent cheval, et, bien que le trajet fût assez long, miss Ellen fut bientôt arrivée à l'entrée d'Adams' street.
Là elle fit arrêter, mit pied à terre, enjoignit au cocher de ne point bouger de place et s'aventura toute seule dans ce quartier misérable, où une femme de qualité n'aurait pas osé passer en plein jour.
Le Soutwark n'est pas, du reste, un quartier dangereux et mal famé comme White Chapel et le Wapping.
Quelques belles de nuit, quelques ivrognes en parcourent les rues; il y a peu de voleurs, par la raison toute simple qu'il n'y a rien à voler.
Les tavernes, qui sont assez rares, sont rarement aussi le théâtre de ces scènes de meurtre qui ensanglantent si souvent les quartiers populeux de Londres.
Les habitants sont mi-partie anglicans, mi-partie catholiques.
C'est dans le Soutwark qu'est, du reste, la cathédrale de ces derniers, Saint-George.
Peut-être aussi est-ce à cause de cela que les prêtres anglicans, avides de propagande et de conversions, sont plus nombreux là que partout ailleurs.
Il y a des chapelles à chaque coin de rue, et il n'est pas de famille catholique qui ne soit épiée, surveillée, et auprès de laquelle les clergymen ne tentent mille efforts pour la ramener dans le giron de l'Église réformée.
Où allait miss Ellen?
Elle passa sans s'arrêter devant la porte de cette maison, où était mort Dick Harrison; elle suivit Adams' street dans toute sa longueur, et ne ralentit sa marche qu'à l'entrée d'un de ces passages noirs, qui sont nombreux dans Londres et qui portent le nom de court.
Celui-là se nommait King's court, ce qui voulait dire passage du Roi.
Ce n'était certainement pas la première fois que miss Ellen s'aventurait dans ce quartier, car elle entra dans le passage sans aucune hésitation, et peu soucieuse de l'obscurité brumeuse qui y régnait et que ne parvenait point à dissiper un maigre et unique bec de gaz placé à l'entrée.
Elle chemina jusqu'au milieu et frappa à une porte qui se trouvait sur la gauche.
La maison dans laquelle cette porte donnait accès était noire, enfumée, composée d'un seul étage et d'un rez-de-chaussée, et les fenêtres en étaient garnies de carreaux de papier huilé, en guise de vitres.
Une seule de ces fenêtres était éclairée, si toutefois on pouvait prendre pour de la clarté un rayon blafard qui s'en échappait.
Miss Ellen frappa trois petits coups secs et régulièrement espacés.
Alors une voix se fit entendre derrière la porte.
—Qui est là? disait-elle.
—Je viens de Chester street, répondit miss Ellen.
La porte s'ouvrit.
La jeune patricienne se trouva alors au seuil d'une salle délabrée, d'où s'échappait une odeur nauséabonde, et au milieu de laquelle un poêle en faïence laissait échapper quelques flammes bleuâtres.
C'était la clarté aperçue du dehors.
Deux enfants, demi-nus, un petit garçon et une fille de dix ou douze ans, étaient couchés sur un amas de paille fétide.
Auprès du poêle, une femme encore jeune, mais dont le visage amaigri trahissait une vie de privations, raccommodait, à la lueur du foyer quelques loques qui n'avaient plus forme de vêtements humains.
En voyant miss Ellen, cette femme se leva avec une sorte d'empressement.
—Ah! dit-elle, vous cherchez Paddy, n'est-ce pas?
—Oui, dit miss Ellen.
—Il n'est plus ici, milady, les hommes de loi l'ont emmené; il est en prison.
Les enfants s'étaient levés et entouraient la jeune fille avec une sorte de curiosité mélancolique.
—Oui, reprit la femme, depuis que vous nous avez abandonnés, milady, le malheur est revenu... Paddy est en prison, et sans la charité d'un prêtre catholique, nos enfants et moi serions morts de faim...
Miss Ellen ferma la porte, puis elle vint s'asseoir silencieusement auprès du poêle, sans témoigner la moindre répugnance pour ce bouge infect, où régnait une atmosphère nauséabonde.
XLV
La pauvresse continua:
—Vous nous avez abandonnés, milady, et vous avez eu bien tort, je vous jure, car Paddy n'était point coupable; il a bien fait tout ce qu'il a pu pour faire parler mistress Harrisson et lui arracher son secret.
Prières et menaces n'y ont rien fait.
Quand il vous a dit que lui et les hommes qu'il avait employés par votre ordre, ont tout bouleversé dans le logis de la pauvre dame, fouillé partout et qu'ils sont allés jusqu'à la menacer de la tuer, si elle ne vous rendait pas ce qu'elle savait, il vous a dit la vérité.
Mais vous n'avez pas voulu me croire et vous nous avez abandonnés.
—Je m'en repens, dit simplement miss Ellen, et je vais venir de nouveau à votre aide.
Ce disant, elle posa deux guinées sur le poêle.
La pauvresse allongea vivement la main vers cet or et un rayon de joie brilla dans ses yeux.
Mais ce rayon s'éteignit presque aussitôt.
—Hélas! dit-elle, cela ne me rendra pas mon Paddy.
—Il est donc en prison? demanda miss Ellen.
—Oui, milady.
—En prison pour dettes?
—A White cross, milady.
—Et pour quelle somme?
—M. Thomas Elgin, qui savait que vous lui vouliez du bien, lui avait prêté cinq guinées, à la condition qu'il en rendrait quinze.
—Et c'est lui qui l'a fait mettre en prison?
—Oui, milady.
—Il faudra l'aller délivrer, Ann, dit miss Ellen.
Et elle tira de son sein un petit portefeuille en maroquin vert et en retira un billet de vingt livres, qu'elle tendit à la pauvresse.
Celle-ci jeta un cri de joie, puis elle se mit à genoux devant la jeune fille et baisa le bas de sa robe.
—Relevez-vous, Ann, dit miss Ellen, il est trop tard, ce soir, pour que vous alliez à White cross payer la pension de votre mari; mais vous irez demain, n'est-ce pas?
—Oh! oui, milady, dès demain matin.
—Et vous lui direz que j'ai de la besogne à lui donner; et que s'il veut venir dans Chester street demain, à pareille heure, et m'attendre à la petite porte du jardin, je lui apprendrai des choses qui lui seront agréables.
La pauvresse pleurait de joie et les enfants baisaient avec tendresse les mains de miss Ellen.
Celle-ci reprit:
—Ne me disiez vous pas, Ann, que vous aviez été réduite à implorer la charité d'un prêtre catholique?
—Oui, milady.
—Vous n'êtes pourtant pas de cette religion?
—Non, milady, mais la paroisse n'a rien voulu faire pour nous, disant que nous ne sommes pas du quartier. J'ai voulu conduire mes enfants à la maison de refuge; on les a refusés en disant qu'il n'y avait pas de place.
Il y avait un mois que Paddy était en prison. J'avais tant travaillé que j'avais les yeux comme perdus; nous avions tout vendu, et le jour sans pain était arrivé.
Mes pauvres enfants n'avaient pas mangé depuis la veille et je me soutenais à peine.
Comme je les entendais crier et pleurer, le désespoir me prit; je sortis comme une folle et je m'en allai par les rues tendant la main, au risque de me voir conduire en prison par un policeman.
Mais dans le Soutwark, qui donc pourrait faire l'aumône, puisque tout le monde aurait besoin de la recevoir?
Il y avait plus de deux heures que j'errais à l'aventure, implorant vainement la charité des passants.
Mes forces s'épuisaient, mes oreilles bourdonnaient, j'avais du sang dans les yeux.
A force de marcher, j'étais arrivée à la porte de Saint-George, l'église des catholiques.
Là, mes yeux se fermèrent, en même temps que mes jambes fléchissaient, et je m'écriai:
—Mon Dieu! laissez-moi mourir, si telle est votre volonté, mais donnez du pain à mes enfants...
Un prêtre sortait de l'église en ce moment.
Il entendit mes dernières paroles, il vint à moi et me releva.
—Dieu est bon, me dit-il, et il n'abandonne jamais ceux qui s'adressent à lui.
Que voulez-vous, milady, poursuivit Ann avec émotion, j'oubliai en ce moment tout ce que les clergymen nous ont enseigné contre les prêtres catholiques.
Celui-là me donna le bras et voulut que je le conduisisse auprès de mes enfants.
En route, il entra chez un boulanger et il acheta du pain, puis chez un boucher et il y prit un morceau de viande, et enfin dans un public-house, où il se fit donner un pot de bière.
Il ne me demanda pas, lui, si j'étais anglicane ou catholique. Il disait que tous les hommes sont frères.
Chaque semaine, il vient nous visiter et il nous donne une couronne. C'est de quoi vivre pendant huit jours.
—Lui avez-vous dit que Paddy était en prison?
—Hélas! oui, répondit Ann, mais il n'est pas riche, le pauvre homme, et je crois bien qu'il donne aux pauvres le peu qu'il a. Où aurait-il pris quinze guinées?
—C'est juste.
Miss Ellen garda un moment le silence, puis tout à coup:
—Ainsi il vient toutes les semaines?
—Oui, milady.
—A jour fixe?
—Oui.
—Quel est ce jour?
—Le dimanche soir.
Miss Ellen réfléchit qu'on était alors au lundi.
—Ainsi, dit-elle, il est venu hier?
—Oui, milady.
—Et vous ne le verrez pas avant dimanche prochain?
—Je ne crois pas.
Miss Ellen réfléchit encore.
—Vous dites, reprit-elle encore, que c'est un prêtre de la paroisse Saint-George?
—Non, répondit Ann, il est de Saint-Gilles, de l'autre côté de l'eau, mais il vient à Saint-George quelquefois.
Miss Ellen tressaillit.
—Savez-vous son nom? dit-elle encore.
—Oui, on l'appelle l'abbé Samuel.
Ce nom n'était sans doute pas inconnu à miss Ellen, car elle ne put réprimer un geste de surprise et peut-être de joie.
—Vous le connaissez? dit Ann.
—On m'en a parlé. Il est jeune, n'est-ce pas?
—Tout jeune. Il n'a pas trente ans.
Miss Ellen se leva.
—Ann, dit-elle, suivez bien le conseil que je vais vous donner.
—Parlez, milady.
—Demain matin, vous irez à White cross, et vous ferez mettre votre mari en liberté.
—Oui, milady.
—Puis, vous lui direz que sa fortune, la vôtre, celle de vos enfants est faite s'il veut m'obéir.
—Oh! il passera dans le feu pour vous, s'il le faut, dit Ann.
Miss Ellen sourit.
—Non, dit-elle, je ne lui demanderai rien d'impossible. Vous lui direz qu'il ne manque pas de venir demain soir.
—Dans Chester street, à la petite porte du jardin?
—Oui.
—Il y sera, milady, je vous le jure.
—Faites-moi encore une promesse, Ann.
—J'écoute, milady.
—Si par hasard le prêtre catholique vous venait visiter avant dimanche, vous ne lui parleriez pas de moi.
—Je vous le jure, dit Ann.
Miss Ellen se leva, laissa retomber son voile sur son visage et s'en alla.
—Je suis bien sur la trace de l'abbé Samuel, se dit-elle, quand je tiendrai celui-là, je serai sur la piste de l'homme gris!
Voici que le hasard se met dans mon jeu.
Et miss Ellen rentra dans Adam's street pour rejoindre la voiture qui l'attendait à l'autre extrémité.
XLVI
Comme miss Ellen entrait dans Adam's street deux roughs complétement ivres sortaient d'une taverne.
Miss Ellen doubla le pas.
Néanmoins l'un de ces deux hommes l'atteignit, lui prit la taille et lui dit:
—Où vas-tu donc ainsi, cher amour?
Miss Ellen avec la souplesse d'une couleuvre glissa des bras de l'ivrogne et prit la fuite.
Mais l'ivrogne et son compagnon se mirent à courir après elle.
Le rough lui criait:
—Tu as beau te sauver, je te reconnais... tu es Fanny, la fille de l'écaillère Bentam, et tu cours chez John Farlen, ton amant.
En parlant ainsi, le rough était de bonne foi; et miss Ellen avait beau courir, il la gagnait de vitesse, répétant:
—Tu es la fille à la mère Bentam, je te reconnais, et la maîtresse de ce fainéant de John Farlen, à qui j'ai cassé trois dents d'un coup de poing; mais ça n'est pas assez. Je veux lui prendre sa femme... et nous verrons alors, s'il est bon à quelque chose.
Miss Ellen courait de toutes ses forces; elle était tout à l'heure à l'extrémité d'Adams' street, où elle retrouverait sa voiture...
Mais le rough l'atteignit une seconde fois, juste au moment où elle passait devant un autre public-house.
Alors, miss Ellen jeta un cri:
—Laissez-moi, dit-elle, je ne suis pas Fanny Bentam.
—Mais si... mais si... dit l'ivrogne, je reconnais ta voix.
—Laissez-moi, vous dis-je.
Et cette fois, l'accent de miss Ellen devint impérieux.
—Bah! bah! dit l'ivrogne, John Farlen n'est pas là pour te défendre. D'ailleurs, c'est un propre à rien.
Miss Ellen se débattait toujours.
Tout à coup, le rough jeta un cri, ouvrit les bras, et miss Ellen put se dégager.
La courageuse jeune fille avait toujours sur elle un petit stylet à lame damasquinée, à manche de nacre.
Tandis que le rough la tenait brutalement par les épaules, elle était parvenue à prendre cette arme à sa ceinture et à dégager son bras.
—Ah! poison! vipère! s'écria le rough, elle m'a assassiné.
Et il tomba.
Miss Ellen avait repris la fuite, mais l'autre ivrogne s'était acharné à sa poursuite, et il parvint à la ressaisir.
En même temps, le cri du rough blessé avait retenti jusque dans le cabaret, et les gens qui s'y trouvaient étaient sortis en toute hâte.
Avez-vous passé quelquefois auprès d'une de ces vastes ruches de frelons, qui se trouvent dans les bois, et presque toujours au long d'un poteau indicateur?
C'est en été, l'atmosphère est brûlante, l'air est orageux; les frelons dorment dans leur demeure souterraine.
Un seul se trouve au dehors, se traînant paresseusement au soleil, au bord de son trou.
Vous passez, et vous l'écrasez...
Soudain, la ruche tout entière s'éveille, les frelons en sortent, bourdonnant, irrités, terribles, et si vous n'avez pris la fuite assez vite, vous êtes perdu!
Il en fut ainsi de miss Ellen.
Tandis que le rough qu'elle avait frappé en pleine poitrine tombait baigné dans son sang, l'autre avait saisi la jeune fille et, de la taverne voisine, des maisons environnantes, des profondeurs du sol, de partout avait surgi tout à coup une foule en guenilles, furieuse, hurlante, et qui entourait miss Ellen.
Cette fois, la jeune fille se débattait vainement.
—Ah! coquine! disaient les uns.
—Ah! misérable! hurlaient les autres.
—Elle m'a assassiné! vociférait le blessé, qui se tordait sur le sol.
—C'est une voleuse!
—Non, c'est une belle de nuit de Regent' street.
—C'était sa maîtresse, et elle l'a quitté, disait l'autre ivrogne, qui secouait toujours miss Ellen après lui avoir arraché son poignard.
—Il faut la conduire à la station de police! criait une grosse commère qui s'était approchée le poing sur la hanche.
En se débattant, miss Ellen avait laissé tomber son voile, et son radieux visage apparaissait maintenant à découvert dans le rayon lumineux qui partait du public-house.
—Un beau brin de fille, ma foi, dit un autre ivrogne.
—Ce serait dommage de lui passer la corde au cou...
—C'est pourtant ce qui lui arrivera, dit un autre, si ce pauvre diable vient à mourir.
Un moment étourdie, frappée de stupeur, miss
Ellen avait fini par retrouver un peu de sang-froid.
Elle promena même sur cette foule irritée un regard impérieux et s'écria:
—Mais regardez-moi donc, vous verrez que vous ne me connaissez pas!
—C'est vrai, dit le landlord de la taverne, je ne la connais pas, et il y a trente ans que je suis du quartier...
—Cet homme, dit miss Ellen, en montrant le blessé qui continuait à vociférer, m'a insultée comme je passais... J'ai pris la fuite... il m'a rejointe... je me suis débattue...
—Et tu l'as frappé, dit la commère, qui se sentait d'autant moins portée à l'indulgence que miss Ellen était jolie.
Cependant la jeune fille parlait avec énergie, avec autorité, et elle s'était fait des partisans.
—Je me suis défendue, disait-elle, j'étais dans mon droit...
—Oui, oui, firent quelques voix.
—Non! ripostèrent plusieurs autres.
Miss Ellen était, on s'en souvient, vêtue fort simplement; néanmoins son linge irréprochable et ses mains blanches attestaient qu'elle n'était pas une fille du peuple.
—Hé! mes amis, dit la marchande de poisson, je vous le répète, mademoiselle est une belle de nuit de Regent' street, et ce pourrait bien être une voleuse aussi.
—Vous mentez, madame! s'écria miss Ellen avec une grande énergie.
—Il faut la conduire à la station de police! répéta la marchande de poisson.
—Oui, oui, dirent les uns.
—Non, firent les autres.
Cette populace était déjà divisée en deux camps.
Seulement les partisans de la jeune fille n'étaient pas en nombre et ceux qui la voulaient conduire en prison allaient l'emporter.
Soudain un nouveau personnage intervint.
D'où sortait-il?
Personne n'aurait pu le dire.
Mais il arriva comme un ouragan; il tomba comme la foudre au milieu de cette foule qui voulait conduire miss Ellen à la station de police.
Ses deux poings fermés décrivirent un double moulinet en sens inverse et frappèrent.
Et, à chaque tour de bras, un des hommes qui serraient miss Ellen de plus près, tomba comme un boeuf sous la masse du boucher.
En même temps cet homme prit miss Ellen dans ses bras, fit un bond prodigieux, et, enlevant la jeune fille, il se mit à courir jusqu'au coupé qui attendait toujours au coin d'Adam's street.
Cela dura cinq minutes.
L'homme ouvrit la portière, jeta miss Ellen suffoquée au fond de sa voiture et cria au cocher:
—Chester street.
En même temps, il s'assit à côté de miss Ellen.
Et comme un rayon des lanternes du coupé tombait en ce moment sur son visage, la jeune patricienne jeta un cri:
—L'homme gris!
XLVII
C'était bien l'homme gris, en effet, qui venait de sauver miss Ellen.
D'où venait-il? comment était-il arrivé à point?
C'était là ce que nul n'aurait pu dire; et probablement personne ne le connaissait dans le Southwark.
Quand le coupé fut en mouvement, lorsque miss Ellen eut respiré, l'homme gris dit d'un ton railleur à la jeune fille:
—Avouez, miss Ellen, que je suis arrivé à temps.
—Vous! vous! disait-elle avec un accent égaré.
—Moi, miss Ellen.
—Mais qui donc êtes-vous?... Comment vous trouvez-vous toujours sur mon chemin?...
—Le hasard.
—Oh! fit-elle, le hasard n'a que faire avec vous.
—Miss Ellen, dit l'homme gris avec un accent de gravité mélancolique, je vous jure bien que c'est un pur hasard qui, ce soir, m'a permis de vous venir en aide.
Que venez-vous faire ici? je l'ignore et ne veux point le savoir. Peut-être espérez-vous revoir la mère de Dick...
—Taisez-vous! s'écria-t-elle.
—Veuillez m'excuser, miss Ellen, reprit-il, si, au lieu de me retirer sur-le-champ, j'ai osé monter dans votre voiture, c'est que je ne suis pas fâché de causer un instant avec vous...
—Parlez, dit-elle, si vous avez quelque chose à me dire, je suis prête à vous écouter. Mais, ajouta-t-elle d'une voix plus sourde, vous m'avez rendu un service aujourd'hui, un grand service même, car si on m'avait conduite à la station de police, j'eusse été contrainte de me faire reconnaître. Permettez-moi donc de vous remercier, monsieur.
Elle essaya de prononcer ces derniers mots d'un ton affectueux, et n'y put parvenir.
En dépit de ses efforts, la haine perçait dans sa voix.
—Si j'ai osé m'asseoir près de vous, miss Ellen, reprit l'homme gris, c'est que je voulais m'excuser d'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné...
—Ah! c'est juste.
—Je vous avais même promis de vous dire où étaient les lettres que vous aviez écrites à Dick...
Miss Ellen se sentit pâlir, et elle regretta peut-être de ne pas encore être aux mains de cette populace en délire qui lui pouvait faire un mauvais parti.
—Miss Ellen, dit encore l'homme gris, vous avez un cheval qui marche un train d'enfer; nous voici tout à l'heure au pont de Westminster, et, si cela continue, en un rien de temps nous serons dans Belgrave square, et, par conséquent, chez vous.
Miss Ellen baissa la glace du coupé.
—Williams, dit-elle à son cocher, allez au pas, traversez le pont, passez devant l'abbaye, prenez Parliament street et White hall, et allez-vous-en jusqu'à Trafalgar square.
Le cocher fit un signe de tête affirmatif et mit son cheval au pas.
Alors miss Ellen dit à l'homme gris:
—Maintenant, monsieur, vous pouvez parler, je vous écoute.
—Miss Ellen, reprit l'homme gris, je suis coupable d'incivilité, en apparence, et je tiens à me disculper.
J'ai eu besoin de vous, vous m'avez rendu un véritable service en consentant à céder vos habits et votre plaque de cuivre à cette pauvre Suzannah, qui voulait voir Bulton une dernière fois.
En échange, je vous avais promis... de me présenter chez vous... le lendemain.
—A minuit, fit miss Ellen avec un accent d'ironie.
—C'était l'heure la plus commode pour ne vous point compromettre.
—C'est juste, mais vous n'êtes pas venu.
—J'ai été accablé de courses, d'affaires mystérieuses, miss Ellen; vous savez qu'on allait pendre John Colden.
—En effet, dit miss Ellen.
—John Colden est un des fils dévoués de cette Irlande que votre père a trahie et dont vous vous êtes déclarée l'ennemie.
—Après? dit froidement miss Ellen.
—John Colden, poursuivit-il, avait risqué sa vie pour arracher l'enfant au moulin.
—Oui, oui, dit miss Ellen d'une voix sifflante, je sais cela.
—Il fallait donc à tout prix sauver John Colden.
—Et-vous l'avez sauvé! ricana la patricienne.
—J'aurais mauvaise grâce à nier ce que le Times a raconté si longuement.
—Continuez, dit froidement miss Ellen.
—Or donc, poursuivit l'homme gris, John Colden est sauvé; mais ma tête est mise à prix.
L'accent d'ironie de miss Ellen prit des proportions plus larges:
—Compteriez-vous par hasard sur moi, dit-elle, pour la mettre en sûreté?
—J'attends moins et plus de vous, miss Ellen.
—Ah! par exemple!
Tenez, reprit-il avec ce sang-froid superbe qui avait plusieurs fois déjà déconcerté miss Ellen, je suis l'homme qui a coupé la corde de John Colden; la police me recherche; si je suis pris, je serai condamné, et si je suis condamné, je serai pendu. Je sais que vous me haïssez...
—J'ai la franchise d'en convenir, dit miss Ellen, bien que tout à l'heure vous m'ayiez sauvée.
—Eh bien! continua l'homme gris, j'ai néanmoins l'audace de monter dans cette voiture. Nous voici dans Parliament street et, Scotland yard est à deux pas; j'aperçois des policemen se promenant deux par deux sur les trottoirs, je vois deux horse-guard, dans leur guérite, à la porte le l'amirauté. Vous n'avez qu'à baisser la glace de cette portière, à jeter un cri, à faire un signe, et je suis pris...
—Cela est vrai, dit miss Ellen, qui eut, en ce moment, un furieux battement de coeur.
—Cependant, miss Ellen, je ne tremble pas, je reste auprès de vous, et je suis si bien armé que je ne crains rien.
—Ah! vous êtes armé?
—Oui; d'un secret.
Miss Ellen tressaillit.
—Je vous ai dit tout à l'heure, miss Ellen, que j'attendais de vous plus que le salut de ma tête.
—En vérité! fit-elle avec une ironie croissante.
—Je veux que vous deveniez mon alliée...
—Ah! par exemple!
—Je dis mieux, ma complice.
—Vous êtes fou!
—Écoutez, dit-il froidement, votre père a trahi l'Irlande.
—Mon père est Anglais, monsieur.
—Soit, miss Ellen; je ne veux pas chicaner sur les mots. Je veux que vous serviez l'Irlande, moi.
Miss Ellen eut un ricanement cruel.
—Si je le fais jamais, dit-elle, ce sera contrainte et forcée.
—Qui sait?
Et il la regarda; et, une fois encore, elle se sentit palpiter sous cet oeil noir et profond qui la bouleversait.
Pourtant elle releva bientôt la tête:
—Et vous comptez sans doute sur ces lettres que le hasard, la trahison ou peut-être un crime ont mises entre vos mains? Car, vous les avez, n'est-ce pas?
—Oui, mis Ellen.
—Où donc les avez-vous prises?
—Dans le cercueil de Dick Harrisson.
Miss Ellen étouffa un cri:
—Ah! sotte que j'étais, murmura-t-elle, j'aurais dû m'en douter!
L'homme gris poursuivit:
—Eh bien! non, miss Ellen, ce n'est pas sur ces lettres que je compte. Je les garde, néanmoins, car elles sont pour moi une arme défensive.
—Et sur quoi donc basez-vous cette espérance de me voir un jour servir l'Irlande? demanda miss Ellen toujours railleuse.
—Vous me haïssez trop pour que je ne vous domine pas un jour, répondit-il.
Et il ouvrit la portière vivement:
—Adieu, miss Ellen, dit-il, au revoir plutôt... ne craignez rien... vos lettres sont en sûreté...
Il sauta lestement à terre, et miss Ellen stupéfaite, n'avait pas encore eu le temps de prononcer un mot qu'il s'éloignait en courant.
XLVIII
Miss Ellen demeura stupéfaite de ce brusque départ.
Elle n'avait pas eu le temps de respirer que l'homme gris avait déjà disparu.
—Oh! dit-elle enfin avec un accent de haine et de mépris tout à la fois, cet homme me brave, mais je l'écraserai comme un reptile.
La patricienne avait des tempêtes dans l'âme.
Quel était cet homme qui possédait son secret?
Cet homme qui savait tout sur elle, et sur qui elle ne savait rien?
Aujourd'hui gentleman, rough demain, tantôt montant à Hyde Park un cheval pur sang, et tantôt s'attablant dans une taverne du Wapping avec des voleurs et des filles perdues, cet homme avait osé parler la tête haute à miss Ellen.
Il l'avait courbée sous son regard d'aigle, il avait eu l'impudence de lui dire: «Je veux que vous serviez l'Irlande que votre père a trahie!»
Ces dernières paroles étaient une menace, une menace qui froissait l'orgueil de miss Ellen, plus encore que celle de faire usage de ces lettres que Dick Harrisson avait fait mettre dans sa bière.
—Oh! se dit miss Ellen, après une minute de rêverie, il faut que cet homme soit châtié!
Elle secoua alors le cordon de soie qui correspondait au petit doigt du cocher.
Celui-ci s'arrêta et se pencha pour recevoir ses ordres.
—A Notting Hill, lui dit la jeune fille, et ventre à terre.
Le cocher rendit la main à son trotteur, qui fila comme une flèche.
Pendant que le rapide attelage dévorait l'espace, miss Ellen se disait:
—Les haines religieuses sont mieux, trempées que les haines politiques. Ce prêtre que je vais voir servira ma vengeance plus sûrement et plus fidèlement que tous les ministres du monde.
Une lueur s'était faite, comme on va le voir, dans l'esprit de miss Ellen, et la fière patricienne avait tout à coup trouvé un auxiliaire digne de la comprendre.
Notting Hill est un quartier éloigné de Londres, à l'ouest de Kinsington gardens.
Il y a de belles rues larges, des squares merveilleusement ratissés et entretenus, quelques parcs en miniature où paissent çà et là deux ou trois moutons, des centaines de jolies maisons, toutes bâties sur le même modèle et qui paraissent sortir d'une boîte à jouets de Nuremberg; et pas une boutique ni un magasin.
Aussi, dès neuf heures du soir, les rues sont désertes, et si l'Anglais était curieux, tout le monde se mettrait aux fenêtres en entendant rouler une voiture.
En vingt minutes, le coupé de miss Ellen s'arrêta entre la grille de Kinsington gardens et Notting Hill.
Le cocher se pencha de nouveau et attendit.
—Elgin Crescent, lui dit mis Ellen.
Le coupé repartit. Quelques minutes après, il s'arrêtait devant une petite maison, soeur jumelle de toutes celles du quartier, ayant son petit jardin donnant, par derrière, sur un square, avec une grille de communication.
Miss Ellen mit pied à terre, monta lentement les trois marches de la porte d'entrée et appuya ses doigts mignons sur le bouton de la sonnette.
Il n'y avait pas une âme dans la rue, pas une lumière ne brillait aux fenêtres de la maison.
On eût dit qu'elle était déserte.
Cependant, à peine miss Ellen eût-elle sonné que des pas retentirent à l'intérieur, des pas lents, mesurés, qui avaient quelque chose de méthodique et de solennel.
Puis la porte s'ouvrit, et un homme se montra sur le seuil, tenant à la main un de ces bougeoirs à dossier de cuivre poli qu'on appelle des lampes d'escalier.
Cet homme était vêtu de noir des pieds à la tête et cravaté de blanc.
Il portait une de ces longues redingotes auxquelles il est toujours facile, à Londres, de reconnaître les ministres de la religion anglicane.
A la vue d'une femme, il fit un pas de retraite, comme il convient à un saint pasteur, qui doit toujours se mettre en garde contre les tentations du démon.
—Vous êtes le révérend sir Peters Town? lui dit la jeune fille.
—Oui, milady, répondit-il, attachant sur la jeune fille un oeil austère.
—C'est bien vous que je cherche, dit miss Ellen.
Et elle entra.
Sir Peters Town fit un nouveau pas de retraite.
Miss Ellen lui dit:
—C'est bien à Votre Honneur que j'en ai, et que Votre Honneur se rassure, je ne suis ni une solliciteuse ni une importune.
Le révérend était déjà fixé. Il avait aperçu dans la rue le coupé de miss Ellen.
En dépit de ses vêtements d'une simplicité bourgeoise, miss Ellen avait un grand air qui acheva de subjuguer sir Peters Town.
Il emmena la jeune fille au fond du corridor et poussa une porte d'où s'échappait un rayon de clarté.
Miss Ellen était au seuil d'une manière de cabinet de travail, dont les fenêtres donnaient sur le jardin et le square; ce qui expliquait que, de la rue, elle n'eût pas vu de lumière.
Cette pièce assez vaste était tendue d'une étoffe verte qui devait la rendre fort sombre, pendant le jour.
Une vaste table surchargée de livres et de papiers était au milieu, et tout auprès se trouvait une cheminée dans laquelle brûlait un maigre feu.
L'homme chez qui miss Ellen pénétrait ne paraissait pas, comme on voit, sacrifier grand chose au confortable.
Il avança un siége à miss Ellen de l'autre côté de la table qu'il mit entre elle et lui comme une barrière et lui dit:
—A qui ai-je l'honneur de parler?
—Je le vois, répondit miss Ellen, vous ne me reconnaissez pas.
—En effet, dit-il, je ne sais... il me semble pourtant...
Et il la regardait avec une attention méticuleuse et qui n'était pas dépourvue de défiance.
Ce personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans.
Il était grand, mince, chauve, avec quelques mèches de cheveux grisonnants qui descendaient irrégulièrement aux deux côtés de ses tempes osseuses.
Ses lèvres minces, son nez droit, ses petits yeux gris, profondément enfoncés sous une arcade sourcilière énorme, lui donnaient une expression de volonté sauvage et d'énergique dureté.
On devinait en lui, à première vue, un de ces prêtres méthodistes qui ne songent qu'à convertir de gré ou de force à leur doctrine tous ceux qu'ils trouvent sur leur chemin.
Miss Ellen lui dit:
—Je vous ai vu cependant deux fois.
—Ah! fit le révérend.
—Chez mon père, ajouta-t-elle.
—Votre... père?...
—Oui, et j'ai assisté même a un entretien des plus sérieux que vous avez eu avec lui.
Le révérend regardait miss Ellen avec une ténacité croissante.
—J'ai pourtant la mémoire des visages, dit-il.
—Vraiment? fit miss Ellen avec un sourire quelque peu ironique, tandis que le prêtre baissait tout à coup les yeux sous son regard.
—Mais, reprit-il, il y a évidemment quelque chose de changé... dans votre personne...
—Ou dans mon costume, dit miss Ellen.
—Peut-être...
—Mon révérend, reprit-elle, je n'ai vraiment pas le temps d'exercer votre mémoire et je vais lui venir en aide sur-le-champ.
—Ah! fit M. Peters' Town.
—Je m'appelle miss Ellen et je suis fille de lord Palmure.
Ce fut comme un coup de théâtre.
A ce nom, le révérend se leva vivement et s'inclina aussi bas que possible en disant:
—Pardonnez-moi, miss Ellen, je suis un étourdi, et cependant à mon âge...
—Monsieur, ajouta miss Ellen, je ne viens pas chez vous à dix heures et demie du soir, et toute seule, sans de graves et puissantes raisons...
Le révérend s'inclina encore.
—Je viens pour l'Irlande, dit-elle.
Ces mots firent passer un nuage sur le front blafard du prêtre, et un éclair de haine subite s'échappa de ses petits yeux qui pétillaient alors d'un fauve éclat.
XLIX
Ces mots: pour l'Irlande, accentués d'une certaine façon par miss Ellen, avaient suffi pour établir comme un courant de sympathie électrique entre elle et le révérend Peters Town. Elle continua:
—Mon révérend, la fille de lord Palmure, comme vous le pensez bien, est au courant de la politique.
—Cela doit être, fit le prêtre en saluant de nouveau.
—Et elle n'ignore aucune des questions qui intéressent en ce moment l'Angleterre.
Ici, il y eut un nouveau salut du révérend.
Miss Ellen poursuivit:
—Mon père n'a pas d'autre secrétaire que moi.
—Ah!
—Je décachette son courrier et je réponds souvent en son nom aux plus hauts personnages.
Miss Ellen disait vrai, et on le sentait, en dépit de sa jeunesse, à cette voix calme, légèrement ironique, et douée d'un timbre plein d'autorité.
—Mon père, poursuivit miss Ellen, a, comme vous le savez, une grande autorité à la Chambre haute.
Le révérend fit un geste affirmatif.
—Et on le sait un ennemi acharné de l'Irlande et de ces misérables qui ont depuis quelque temps déclaré à l'Angleterre une guerre ténébreuse.
Le petit oeil du révérend eut un nouvel éclair de haine.
—Cependant, reprit la jeune fille, l'Irlande a des ennemis plus acharnés que mon père et les hommes de son parti.
—Et... fit le révérend en fronçant le sourcil, quels sont ces hommes, mademoiselle?
—Vous et les vôtres.
—Vous croyez?
La haine de parti s'émousse quelquefois, continua miss Ellen, la haine de secte, jamais.
Le clergé anglican hait mortellement le clergé catholique, dont le foyer, pour les trois royaumes, est l'Irlande.
—Fort bien, dit le prêtre.
—C'est une haine sans trêve, sans merci, que celle que vous avez vouée à l'Irlande, reprit miss Ellen, et c'est pour cela que je suis venue.
Le révérend attendait que la patricienne s'expliquât nettement.
—Vous avez offert à mon père le secours de cette armée occulte que vous commandez, n'est-ce pas?
Sir Peters Town regarda de nouveau miss Ellen.
Celle-ci avait aux lèvres ce sourire confiant et moqueur qui sied à ceux qui touchent à la diplomatie.
—La religion anglicane, comme le catholicisme, poursuivit miss Ellen, a ses affiliations religieuses qui ont un but politique, ses sociétés mystérieuses et secrètes qui tiennent en échec le clergé régulier et l'archevêque de Cantorbéry lui-même.
Or, vous êtes le chef suprême d'une de ces associations, la plus puissante, selon moi, celle qui a voué une guerre d'extermination à l'Irlande...
—Cela est vrai, miss Ellen.
—Et c'est pour cela qu'au lieu de dédaigner votre concours, comme mon père, qui a été mal inspiré ce jour-là, je viens à vous.
—Ah! fit le révérend, qui se méprit aux paroles de miss Ellen, lord Palmure se ravise?
—Non, je ne viens pas de sa part.
—De laquelle donc venez-vous?
—De la mienne, dit froidement miss Ellen.
Le révérend la regarda de nouveau.
Et, cette fois, il eut un tressaillement par tout son être.
Son regard avait heurté celui de miss Ellen comme se heurteraient deux lames d'épée forgées et trempées ensemble, après avoir été tirées du même bloc d'acier.
Et le prêtre eut soudain une confiance aveugle en cette jeune fille à l'oeil dominateur, et que la nature avait armée pour la lutte, en lui donnant une beauté souveraine.
—Parlez, miss Ellen, dit-il.
Cela voulait dire:
—Je suis prêt à me lier à vous et à vous servir comme vous me servirez.
—Mon révérend, dit alors miss Ellen, vous et les vôtres avez fait beaucoup contre l'Irlande, et cependant vos tentatives n'ont pas été couronnées de succès.
Le ministre se mordit les lèvres.
—Un de vos instruments les plus dociles et les plus sûrs vous a manqué tout à coup. Je veux parler d'un usurier nommé Thomas Elgin, qui avait emprisonné à White cross un homme que vous considérez avec raison comme un des amis du parti irlandais.
Je veux parler de l'abbé Samuel.
—Vous savez cela? dit Peters' Town.
—Je sais encore que vos ennemis attendaient quatre chefs qui devaient se trouver, un dimanche, à huit heures, dans l'église Saint-Gilles, et se réunir autour de ce prêtre dont je vous parle.
—C'est vrai.
—Le prêtre mis en prison, ces hommes n'ont pu d'abord se réunir, et ils ont erré longtemps dans les rues de Londres, se cherchant mutuellement et ne parvenant pas à se rencontrer, car ils ne se connaissaient pas.
—Cela est vrai encore.
—M. Thomas Elgin a failli être assassiné, et il vous a manqué au moment où vous aviez le plus besoin de lui.
Le révérend soupira.
—Le prêtre est sorti de prison.
—Hélas!
—Et les quatre chefs que vous aviez dispersés aux quatre coins de Londres et qui certainement n'auraient jamais dû se réunir, ont fini par se rejoindre. Suis-je informée, mon révérend?
—Parfaitement, dit sir Peters Town.
—Enfin, dit encore miss Ellen, il y a deux jours, les fenians, car il faut bien les appeler par leur nom, ont arraché un des leurs à l'échafaud, à l'heure même de l'exécution, et quand il avait au cou la corde du bourreau.
L'oeil du révérend Peters Town étincela de fureur.
—Vous savez aussi cela, continua miss Ellen, mais il est une chose que vous ne savez pas.
—Ah!
—C'est que cet homme qu'on croit être leur instrument...
—L'homme gris?
—Oui.
—Eh bien? fit le prêtre anxieux.
—C'est leur chef suprême, dit miss Ellen.
Vous le voyez, poursuivit-elle toujours souriante, ce que vous, le chef d'une armée mystérieuse, ce que mon père, un membre influent de la Chambre haute, ne saviez pas, je le sais, moi.
Sir Peters Town voulut parler; miss Ellen l'arrêta d'un geste:
—Attendez encore, dit-elle. Ce chef invisible, ou plutôt introuvable et qui a mis sur les dents depuis deux jours toute la police de Scotland Yard, je le connais, moi.
—Vous! exclama le prêtre.
—Je l'ai vu.
—Mais où?
—Chez moi, et ailleurs.
—Quand?
—Chez moi, il y a trois semaines.
—Il a osé aller chez vous!
—Ailleurs, il y a huit jours, et il y a une heure.
—Une heure! s'écria sir Peters Town.
—Je l'ai eu à mes côtés, dans ma voiture, et je lui ai parlé familièrement comme je vous parle...
—Mais... cet homme... balbutia le prêtre stupéfait, d'où venait-il, que vous voulait-il?...
—Ceci est mon secret, dit miss Ellen. Maintenant, voulez-vous savoir pourquoi je suis venue?
—Parlez...
—Mon père hait l'Irlande pour des motifs politiques.
—Fort bien, dit le révérend.
—Vous haïssez l'Irlande, vous et les vôtres, de toute la puissance sauvage et vivace d'une haine de secte et de croyance.
—Soit.
—Je hais l'Irlande, moi, parce que je hais cet homme dont je vous parle, et qui semble tenir les destinées de ce pays dans sa main et les préparer à un triomphe prochain.
—Oh! cela ne sera pas! s'écria sir Peters Town.
—Je le hais, reprit miss Ellen avec un accent cruel, et je me suis fait un serment, celui de ne me reposer ni jour ni nuit que je ne l'aie brisé comme un roseau, et tenu palpitant et demandant grâce sous mes pieds.
Comprenez-vous maintenant, mon révérend, pourquoi je suis venue à vous?
—Oui, répondit-il.
Et la jeune fille, froissée dans son orgueil et le ministre austère et fanatique échangèrent un nouveau regard, et ce regard fut un pacte de haine et de vengeance tout entier.
Puis ils se tendirent la main...
L'homme gris avait désormais deux ennemis implacables.
FIN DU TROISIÈME VOLUME