Les mystères de Paris, Tome III
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Title: Les mystères de Paris, Tome III
Author: Eugène Sue
Release date: July 27, 2006 [eBook #18923]
Most recently updated: January 8, 2007
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
Eugène Sue
LES MYSTÈRES DE PARIS
Tome III
(1842—1843)
Table des matières
CINQUIÈME PARTIE.
SIXIÈME PARTIE.
CINQUIÈME PARTIE
I
Conseils
Rodolphe et Clémence causaient ensemble pendant que M. d'Harville lisait par deux fois la lettre de Sarah.
Les traits du marquis restèrent calmes; un tremblement nerveux presque imperceptible agita seulement sa main, lorsque après un moment d'hésitation il mit le billet dans la poche de son gilet.
—Au risque de passer encore pour un sauvage, dit-il à Rodolphe en souriant, je vous demanderai la permission, monseigneur, d'aller répondre à cette lettre... plus importante que je ne le pensais d'abord...
—Ne vous reverrai-je pas ce soir?
—Je ne crois pas avoir cet honneur, monseigneur. J'espère que Votre Altesse voudra bien m'excuser.
—Quel homme insaisissable! dit gaiement Rodolphe. N'essayerez-vous pas, madame, de le retenir?
—Je n'ose tenter ce que Votre Altesse a essayé en vain.
—Sérieusement, mon cher Albert, tâchez de nous revenir dès que votre lettre sera écrite... sinon promettez-moi de m'accorder quelques moments un matin... J'ai mille choses à vous dire.
—Votre Altesse me comble, dit le marquis en saluant profondément.
Et il se retira, laissant Clémence avec le prince.
—Votre mari est préoccupé, dit Rodolphe à la marquise; son sourire m'a paru contraint...
—Lorsque Votre Altesse est arrivée, M. d'Harville était profondément ému; il a eu grand-peine à vous le cacher.
—Je suis peut-être arrivé mal à propos?
—Non, monseigneur. Vous m'avez même épargné la fin d'un entretien pénible.
—Comment cela?
—J'ai dit à M. d'Harville la nouvelle conduite que j'étais résolue de suivre à son égard... en lui promettant soutien et consolation.
—Qu'il a dû être heureux!
—D'abord il l'a été autant que moi, car ses larmes, sa joie, m'ont causé une émotion que je ne connaissais pas encore... Autrefois, je croyais me venger en lui adressant un reproche ou un sarcasme... Triste vengeance! Mon chagrin n'en était ensuite que plus amer... Tandis que tout à l'heure... quelle différence! J'avais demandé à mon mari s'il sortait; il m'avait répondu tristement qu'il passerait la soirée seul, comme cela lui arrivait souvent. Quand je lui ai offert de rester auprès de lui... si vous aviez vu son étonnement, monseigneur! Combien ses traits, toujours sombres, sont tout à coup devenus radieux... Ah! vous aviez bien raison... rien de plus charmant à ménager que ces surprises de bonheur!...
—Mais comment ces preuves de bonté de votre part ont-elles amené cet entretien pénible dont vous me parliez?
—Hélas! monseigneur, dit Clémence en rougissant, à des espérances que j'avais fait naître, parce que je pouvais les réaliser... ont succédé chez M. d'Harville des espérances plus tendres... que je m'étais bien gardée de provoquer, parce qu'il me sera toujours impossible de les satisfaire...
—Je comprends... il vous aime si tendrement...
—Autant j'avais d'abord été touchée de sa reconnaissance... autant je me suis sentie glacée, effrayée, dès que son langage est devenu passionné... Enfin, lorsque dans son exaltation il a posé ses lèvres sur ma main... un froid mortel m'a saisie, je n'ai pu dissimuler ma frayeur... Je lui portai un coup douloureux... en manifestant ainsi l'invincible éloignement que me causait son amour... Je le regrette... Mais au moins M. d'Harville est maintenant à jamais convaincu, malgré mon retour vers lui, qu'il ne doit attendre de moi que l'amitié la plus dévouée...
—Je le plains... sans pouvoir vous blâmer; il est des susceptibilités pour ainsi dire sacrées... Pauvre Albert, si bon, si loyal pourtant!!! d'un cœur si vaillant, d'une âme si ardente! Si vous saviez combien j'ai été longtemps préoccupé de la tristesse qui le dévorait, quoique j'en ignorasse la cause... Attendons tout du temps, de la raison. Peu à peu il reconnaîtra le prix de l'affection que vous lui offrez, et il se résignera comme il s'était résigné jusqu'ici sans avoir les touchantes consolations que vous lui offrez...
—Et qui ne lui manqueront jamais, je vous le jure, monseigneur.
—Maintenant, songeons à d'autres infortunes. Je vous ai promis une bonne œuvre, ayant tout le charme d'un roman en action... Je viens remplir mon engagement.
—Déjà, monseigneur? Quel bonheur!
—Ah! que j'ai été bien inspiré en louant cette pauvre chambre de la rue du Temple, dont je vous ai parlé... Vous n'imaginez pas tout ce que j'ai trouvé là de curieux, d'intéressant!... D'abord vos protégés de la mansarde jouissent du bonheur que votre présence leur avait promis; ils ont cependant encore à subir de rudes épreuves; mais je ne veux pas vous attrister... Un jour vous saurez combien d'horribles maux peuvent accabler une seule famille...
—Quelle doit être leur reconnaissance envers vous!
—C'est votre nom qu'ils bénissent...
—Vous les avez secourus en mon nom, monseigneur?
—Pour leur rendre l'aumône plus douce... D'ailleurs, je n'ai fait que réaliser vos promesses.
—Oh! j'irai les détromper... leur dire ce qu'ils vous doivent.
—Ne faites pas cela! Vous le savez, j'ai une chambre dans cette maison, redoutez de nouvelles lâchetés anonymes de vos ennemis... ou des miens... et puis les Morel sont maintenant à l'abri du besoin... Songeons à notre intrigue. Il s'agit d'une pauvre mère et de sa fille, qui, autrefois dans l'aisance, sont aujourd'hui, par suite d'une spoliation infâme... réduites au sort le plus affreux.
—Malheureuses femmes!... Et où demeurent-elles, monseigneur?
—Je l'ignore.
—Mais comment avez-vous connu leur misère?
—Hier je vais au Temple... Vous ne savez pas ce que c'est que le Temple, madame la marquise?
—Non, monseigneur...
—C'est un bazar très-amusant à voir; j'allais donc faire là quelques emplettes avec ma voisine du quatrième...
—Votre voisine?...
—N'ai-je pas ma chambre, rue du Temple?
—Je l'oubliais, monseigneur...
—Cette voisine est une ravissante petite grisette, elle s'appelle Rigolette; elle rit toujours, et n'a jamais eu d'amant.
—Quelle vertu... pour une grisette!
—Ce n'est pas absolument par vertu qu'elle est sage, mais parce qu'elle n'a pas, dit-elle, le loisir d'être amoureuse; cela lui prendrait trop de temps, car il lui faut travailler douze à quinze heures par jour pour gagner vingt-cinq sous, avec lesquels elle vit!...
—Elle peut vivre de si peu?
—Comment donc! Elle a même comme objet de luxe deux oiseaux qui mangent plus qu'elle; sa chambrette est des plus proprettes, et sa mise des plus coquettes.
—Vivre avec vingt-cinq sous par jour! C'est un prodige...
—Un vrai prodige d'ordre, de travail, d'économie et de philosophie pratique, je vous assure; aussi je vous la recommande: elle est, dit-elle, très-habile couturière... En tout cas, vous ne seriez pas obligée de porter les robes qu'elle vous ferait...
—Dès demain je lui enverrai de l'ouvrage... Pauvre fille!... Vivre avec une somme si minime et pour ainsi dire si inconnue à nous autres riches, que le prix du moindre de nos caprices a cent fois cette valeur!
—Vous vous intéressez donc à ma petite protégée, c'est convenu; revenons à notre aventure. J'étais donc allé au Temple, avec Mlle Rigolette, pour quelques achats destinés à vos pauvres gens de la mansarde, lorsque, fouillant par hasard dans un vieux secrétaire à vendre, je trouvai un brouillon de lettre, écrite par une femme qui se plaignait à un tiers d'être réduite à la misère, elle et sa fille, par l'infidélité d'un dépositaire. Je demandai au marchand d'où lui venait ce meuble. Il faisait partie d'un modeste mobilier qu'une femme, jeune encore, lui avait vendu, étant sans doute à bout de ressources... Cette femme et sa fille, me dit le marchand, semblaient être des bourgeoises et supporter fièrement leur détresse.
—Et vous ne savez pas leur demeure, monseigneur?
—Malheureusement, non... jusqu'à présent... Mais j'ai donné ordre à M. de Graün de tâcher de la découvrir, en s'adressant, s'il le faut, à la préfecture de police. Il est probable que, dénuées de tout, la mère et la fille auront été chercher un refuge dans quelque misérable hôtel garni. S'il en est ainsi, nous avons bon espoir; car les maîtres de ces maisons y inscrivent chaque soir les étrangers qui y sont venus dans la journée.
—Quel singulier concours de circonstances! dit Mme d'Harville avec étonnement. Combien cela est attachant!
—Ce n'est pas tout... Dans un coin du brouillon de la lettre restée dans le vieux meuble, se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay.»
—Quel bonheur! Peut-être saurons-nous quelque chose par la duchesse, s'écria vivement Mme d'Harville. Puis elle reprit avec un soupir: Mais, ignorant le nom de cette femme, comment la désigner à Mme de Lucenay?
—Il faudra lui demander si elle ne connaît pas une veuve, jeune encore, d'une physionomie distinguée, et dont la fille, âgée de seize ou dix-sept ans, se nomme Claire... Je me souviens du nom.
—Le nom de ma fille! Il me semble que c'est un motif de plus de s'intéresser à ces infortunées.
—J'oubliais de vous dire que le frère de cette veuve s'est suicidé il y a quelques mois.
—Si Mme de Lucenay connaît cette famille, reprit Mme d'Harville en réfléchissant, de tels renseignements suffiront pour la mettre sur la voie; dans ce cas encore, le triste genre de mort de ce malheureux aura dû frapper la duchesse. Mon Dieu! que j'ai hâte d'aller la voir! Je lui écrirai un mot ce soir pour avoir la certitude de la rencontrer demain matin. Quelles peuvent être ces femmes? D'après ce que vous savez d'elles, monseigneur, elles paraissent appartenir à une classe distinguée de la société... Et se voir réduites à une telle détresse!... Ah! pour elles la misère doit être doublement affreuse.
—Et cela par la volerie d'un notaire, abominable coquin dont je savais déjà d'autres méfaits... un certain Jacques Ferrand.
—Le notaire de mon mari! s'écria Clémence, le notaire de ma belle-mère! Mais vous vous trompez, monseigneur; on le regarde comme le plus honnête homme du monde.
—J'ai les preuves du contraire... Mais veuillez ne dire à personne mes doutes ou plutôt mes certitudes au sujet de ce misérable; il est aussi adroit que criminel, et, pour le démasquer, j'ai besoin qu'il croie encore quelques jours à l'impunité. Oui, c'est lui qui a dépouillé ces infortunées, en niant un dépôt qui, selon toute apparence, lui avait été remis par le frère de cette veuve.
—Et cette somme?
—Était toutes leurs ressources!
—Oh! voilà de ces crimes...
—De ces crimes, s'écria Rodolphe, de ces crimes que rien n'excuse, ni le besoin, ni la passion... Souvent la faim pousse au vol, la vengeance au meurtre... Mais ce notaire déjà riche, mais cet homme revêtu par la société d'un caractère presque sacerdotal, d'un caractère qui impose, qui force la confiance... cet homme est poussé au crime, lui, par une cupidité froide et implacable. L'assassin ne vous tue qu'une fois... et vite... avec son couteau; lui vous tue lentement, par toutes les formules du désespoir et de la misère où il vous plonge... Pour un homme comme ce Ferrand, le patrimoine de l'orphelin, les deniers du pauvre si laborieusement amassés... rien n'est sacré! Vous lui confiez de l'or, cet or le tente... il le vole. De riche et d'heureux, la volonté de cet homme vous fait mendiant et désolé!... À force de privations et de travaux, vous avez assuré le pain et l'abri de votre vieillesse... la volonté de cet homme arrache à votre vieillesse ce pain et cet abri...
«Ce n'est pas tout. Voyez les effrayantes conséquences de ces spoliations infâmes... Que cette veuve dont nous parlons, madame, meure de chagrin et de détresse, sa fille, jeune et belle, sans appui, sans ressource, habituée à l'aisance, inapte, par son éducation, à gagner sa vie, se trouve bientôt entre le déshonneur et la faim! Qu'elle s'égare, qu'elle succombe... la voilà perdue, avilie, déshonorée!... Par sa spoliation, Jacques Ferrand est donc cause de la mort de la mère, de la prostitution de la fille!... Il a tué le corps de l'une, tué l'âme de l'autre; et cela, encore une fois, non pas tout d'un coup, comme les autres homicides, mais avec lenteur et cruauté.
Clémence n'avait pas encore entendu Rodolphe parler avec autant d'indignation et d'amertume; elle l'écoutait en silence, frappée de ces paroles d'une éloquence sans doute morose, mais qui révélaient une haine vigoureuse contre le mal.
—Pardon, madame, lui dit Rodolphe après quelques instants de silence, je n'ai pu contenir mon indignation en songeant aux malheurs horribles qui pourraient atteindre vos futures protégées... Ah! croyez-moi, on n'exagère jamais les conséquences qu'entraînent souvent la ruine et la misère.
—Oh! merci, au contraire, monseigneur, d'avoir, par ces terribles paroles, encore augmenté, s'il est possible, la tendre pitié que m'inspire cette mère infortunée. Hélas! c'est surtout pour sa fille qu'elle doit souffrir... Oh! c'est affreux... Mais nous les sauverons, nous assurerons leur avenir, n'est-ce pas, monseigneur! Dieu merci, je suis riche; pas autant que je le voudrais, maintenant que j'entrevois un nouvel usage de la richesse; mais, s'il le faut, je m'adresserai à M. d'Harville, je le rendrai si heureux qu'il ne pourra se refuser à aucun de mes nouveaux caprices, et je prévois que j'en aurai beaucoup de ce genre. Nos protégées sont fières, m'avez-vous dit, monseigneur; je les en aime davantage; la fierté dans l'infortune prouve toujours une âme élevée... Je trouverai le moyen de les sauver sans qu'elles croient devoir mes secours à un bienfait... Cela sera difficile... tant mieux! Oh! j'ai déjà mon projet; vous verrez, monseigneur... vous verrez que l'adresse et la finesse ne me manqueront pas.
—J'entrevois déjà les combinaisons les plus machiavéliques, dit Rodolphe en souriant.
—Mais il faut d'abord les découvrir. Que j'ai hâte d'être à demain! En sortant de chez Mme de Lucenay, j'irai à leur ancienne demeure, j'interrogerai leurs voisins, je verrai par moi-même, je demanderai des renseignements à tout le monde. Je me compromettrai s'il le faut! Je serais si fière d'obtenir par moi-même et par moi seule le résultat que je désire... Oh! j'y parviendrai... cette aventure est si touchante! Pauvres femmes! Il me semble que je m'intéresse encore davantage à elles quand je songe à ma fille.
Rodolphe, ému de ce charitable empressement, souriait avec mélancolie en voyant cette femme de vingt ans, si belle, si aimante, tâchant d'oublier dans de nobles distractions les malheurs domestiques qui la frappaient; les yeux de Clémence brillaient d'un vif éclat, ses joues étaient légèrement colorées, l'animation de son geste, de sa parole, donnait un nouvel attrait à sa ravissante physionomie.
II
Le piège
Mme d'Harville s'aperçut que Rodolphe la contemplait en silence. Elle rougit, baissa les yeux, puis, les relevant avec une confusion charmante, elle lui dit:
—Vous riez de mon exaltation, monseigneur! C'est que je suis impatiente de goûter ces douces joies qui vont animer ma vie, jusqu'à présent triste et inutile. Tel n'était pas sans doute le sort que j'avais rêvé... Il est un sentiment, un bonheur, le plus vif de tous... que je ne dois jamais connaître. Quoique bien jeune encore, il me faut y renoncer!... ajouta Clémence avec un soupir contraint. Puis elle reprit: Mais enfin, grâce à vous, mon sauveur, toujours grâce à vous, je me serai créé d'autres intérêts; la charité remplacera l'amour. J'ai déjà dû à vos conseils de si touchantes émotions! Vos paroles, monseigneur, ont tant d'influence sur moi!... Plus je médite, plus j'approfondis vos idées, plus je les trouve justes, grandes, fécondes. Puis, quand je songe que, non content de prendre en commisération des peines qui devraient vous être indifférentes, vous me donnez encore les avis les plus salutaires, en me guidant pas à pas dans cette voie nouvelle que vous avez ouverte à un pauvre cœur chagrin et abattu... oh! monseigneur, quel trésor de bonté renferme donc votre âme? Où avez-vous puisé tant de généreuse pitié?
—J'ai beaucoup souffert, je souffre encore... voilà pourquoi je sais le secret de bien des douleurs!
—Vous, monseigneur, vous malheureux!
—Oui, car l'on dirait que, pour me préparer à compatir à toutes les infortunes, le sort a voulu que je les subisse toutes... Ami, il m'a frappé dans mon ami; amant, il m'a frappé dans la première femme que j'ai aimée avec l'aveugle confiance de la jeunesse; époux, il m'a frappé dans ma femme; fils, il m'a frappé dans mon père; père, il m'a frappé dans mon enfant.
—Je croyais, monseigneur, que la grande-duchesse ne vous avait pas laissé d'enfant.
—En effet; mais avant mon mariage j'avais une fille, morte toute petite... Eh bien! si étrange que cela vous paraisse, la perte de cette enfant, que j'ai vue à peine, est le regret de toute ma vie. Plus je vieillis, plus ce chagrin devient profond! Chaque année en redouble l'amertume; on dirait qu'il grandit en raison de l'âge que devrait avoir ma fille. Maintenant elle aurait dix-sept ans!
—Et sa mère, monseigneur, vit-elle encore? demanda Clémence après un moment d'hésitation.
—Oh! ne m'en parlez pas, s'écria Rodolphe, dont les traits se rembrunirent à la pensée de Sarah. Sa mère est une indigne créature, une âme bronzée par l'égoïsme et par l'ambition. Quelquefois je me demande s'il ne vaut pas mieux pour ma fille d'être morte que d'être restée aux mains de sa mère.
Clémence éprouva une sorte de satisfaction en entendant Rodolphe s'exprimer ainsi.
—Oh! je conçois alors, s'écria-t-elle, que vous regrettiez doublement votre fille.
—Je l'aurais tant aimée!... Et puis il me semble que chez nous autres princes il y a toujours dans notre amour pour un fils une sorte d'intérêt de race et de nom, d'arrière-pensée politique. Mais une fille! une fille! on l'aime pour elle seule. Par cela même que l'on a vu, hélas! l'humanité sous ses faces les plus sinistres, quelles délices de se reposer dans la contemplation d'une âme candide et pure! de respirer son parfum virginal, d'épier avec une tendresse inquiète ses tressaillements ingénus! La mère la plus folle, la plus fière de sa fille, n'éprouve pas ces ravissements; elle lui est trop pareille pour l'apprécier, pour goûter ces douceurs ineffables; elle appréciera bien davantage les mâles qualités d'un fils vaillant et hardi. Car enfin ne trouvez-vous pas que ce qui rend encore plus touchant peut-être l'amour d'une mère pour son fils, l'amour d'un père pour sa fille, c'est que dans ces affections il y a un être faible qui a toujours besoin de protection? Le fils protège sa mère, le père protège sa fille.
—Oh! c'est vrai, monseigneur.
—Mais, hélas! à quoi bon comprendre ces jouissances ineffables, lorsqu'on ne doit jamais les éprouver! reprit Rodolphe avec abattement.
Clémence ne put retenir une larme, tant l'accent de Rodolphe avait été profond, déchirant.
Après un moment de silence, rougissant presque de l'émotion à laquelle il s'était laissé entraîner, il dit à Mme d'Harville en souriant tristement:
—Pardon, madame, mes regrets et mes souvenirs m'ont emporté malgré moi; vous m'excuserez, n'est-ce pas?
—Ah! monseigneur, croyez que je partage vos chagrins. N'en ai-je pas le droit? N'avez-vous pas partagé les miens? Malheureusement les consolations que je puis vous offrir sont vaines...
—Non, non... le témoignage de votre intérêt m'est doux et salutaire; c'est déjà presque un soulagement de dire que l'on souffre... et je ne vous l'aurais pas dit sans la nature de notre entretien, qui a réveillé en moi des souvenirs douloureux... C'est une faiblesse, mais je ne puis entendre parler d'une jeune fille sans songer à celle que j'ai perdue...
—Ces préoccupations sont si naturelles! Tenez, monseigneur, depuis que je vous ai vu, j'ai accompagné dans ses visites aux prisons une femme de mes amies qui est patronnesse de l'œuvre des jeunes détenues de Saint-Lazare; cette maison renferme des créatures bien coupables. Si je n'avais pas été mère, je les aurais jugées, sans doute, avec encore plus de sévérité... tandis que je ressens pour elles une pitié douloureuse en songeant que peut-être elles n'eussent pas été perdues sans l'abandon et la misère où on les a laissées depuis leur enfance... Je ne sais pourquoi, après ces pensées, il me semble aimer ma fille davantage encore...
—Allons, courage, dit Rodolphe avec un sourire mélancolique. Cet entretien me laisse rassuré sur vous... Une voie salutaire vous est ouverte; en la suivant vous traverserez, sans faillir, ces années d'épreuves si dangereuses pour les femmes, et surtout pour une femme douée comme vous l'êtes. Votre mérite sera grand... vous aurez encore à lutter, à souffrir... car vous êtes bien jeune, mais vous reprendrez des forces en songeant au bien que vous aurez fait... à celui que vous aurez à faire encore...
Mme d'Harville fondit en larmes.
—Au moins, dit-elle, votre appui, vos conseils ne me manqueront jamais, n'est-ce pas, monseigneur?
—De près ou de loin, toujours je prendrai le plus vif intérêt à ce qui vous touche... toujours, autant qu'il sera en moi, je contribuerai à votre bonheur... à celui de l'homme auquel j'ai voué la plus constante amitié.
—Oh! merci de cette promesse, monseigneur, dit Clémence en essuyant ses larmes. Sans votre généreux soutien, je le sens, mes forces m'abandonneraient... mais, croyez-moi... je vous le jure ici, j'accomplirai courageusement mon devoir.
À ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s'ouvrit brusquement.
Clémence poussa un cri; Rodolphe tressaillit.
M. d'Harville parut, pâle, ému, profondément attendri, les yeux humides de larmes.
Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant la lettre de Sarah:
—Monseigneur... voici la lettre infâme que j'ai reçue tout à l'heure devant vous... Veuillez la brûler après l'avoir lue.
Clémence regardait son mari avec stupeur.
—Oh! c'est infâme! s'écria Rodolphe indigné.
—Eh bien! monseigneur... Il y a quelque chose de plus lâche encore que cette lâcheté anonyme... C'est ma conduite!
—Que voulez-vous dire?
—Tout à l'heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement, hardiment, je vous l'ai cachée, j'ai feint le calme pendant que j'avais la jalousie, la rage, le désespoir dans le cœur... Ce n'est pas tout... Savez-vous ce que j'ai fait, monseigneur? Je suis allé honteusement me tapir derrière cette porte pour vous épier... Oui, j'ai été assez misérable pour douter de votre loyauté, de votre honneur... Oh! l'auteur de ces lettres sait à qui il les adresse... Il sait combien ma tête est faible... Eh bien! monseigneur, dites, après avoir entendu ce que je viens d'entendre, car je n'ai pas perdu un mot de votre entretien, car je sais quels intérêts vous attirent rue du Temple... après avoir été assez bassement défiant pour me faire le complice de cette horrible calomnie en y croyant... n'est-ce pas à genoux que je dois vous demander grâce et pitié?... Et c'est que ce que je fais, monseigneur... et c'est ce que je fais, Clémence car je n'ai plus d'espoir que dans votre générosité.
—Eh! mon Dieu, mon cher Albert, qu'ai-je à vous pardonner? dit Rodolphe en tendant ses deux mains au marquis avec la plus touchante cordialité. Maintenant, vous savez nos secrets, à moi et à Mme d'Harville; j'en suis ravi, je pourrai vous sermonner tout à mon aise. Me voici votre confident forcé, et, ce qui vaut encore mieux, vous voici le confident de Mme d'Harville: c'est dire que vous connaissez maintenant tout ce que vous devez attendre de ce noble cœur.
—Et vous, Clémence, dit tristement M. d'Harville à sa femme, me pardonnerez-vous encore cela?
—Oui, à condition que vous m'aiderez à assurer votre bonheur... Et elle tendit la main à son mari, qui la serra avec émotion.
—Ma foi, mon cher marquis, s'écria Rodolphe, nos ennemis sont maladroits! Grâce à eux, nous voici plus intimes que par le passé. Vous n'avez jamais plus justement apprécié Mme d'Harville, jamais elle ne vous a été plus dévouée. Avouez que nous sommes bien vengés des envieux et des méchants! C'est toujours cela, en attendant mieux... car je devine d'où le coup est parti, et je n'ai pas l'habitude de souffrir patiemment le mal que l'on fait à mes amis. Mais ceci me regarde. Adieu, madame, voici notre intrigue découverte, vous ne serez plus seule à secourir vos protégés. Soyez tranquille, nous renouerons bientôt quelque mystérieuse entreprise, et le marquis sera bien fin s'il la découvre.
Après avoir accompagné Rodolphe jusqu'à sa voiture pour le remercier encore, le marquis rentra chez lui sans revoir Clémence.
III
Réflexions
Il serait difficile de peindre les sentiments tumultueux et contraires dont fut agité M. d'Harville lorsqu'il se trouva seul.
Il reconnaissait avec joie l'insigne fausseté de l'accusation portée contre Rodolphe et contre Clémence; mais il était aussi convaincu qu'il lui fallait renoncer à l'espoir d'être aimé d'elle. Plus, dans sa conversation avec Rodolphe, Clémence s'était montrée résignée, courageuse, résolue au bien, plus il se reprochait amèrement d'avoir, par un coupable égoïsme, enchaîné cette malheureuse jeune femme à son sort.
Loin d'être consolé par l'entretien qu'il avait surpris, il tomba dans une tristesse, dans un accablement inexprimables.
La richesse oisive a cela de terrible que rien ne la distrait, que rien ne la défend des ressentiments douloureux. N'étant jamais forcément préoccupée des nécessités de l'avenir ou des labeurs de chaque jour, elle demeure tout entière en proie aux grandes afflictions morales.
Pouvant posséder ce qui se possède à prix d'or, elle désire ou elle regrette avec une violence inouïe ce que l'or seul ne peut donner.
La douleur de M. d'Harville était désespérée, car il ne voulait, après tout, rien que de juste, que de légal.
«La possession... sinon l'amour de sa femme.»
Or, en face des refus inexorables de Clémence, il se demandait si ce n'était pas une dérision amère que ces paroles de la loi:
«La femme appartient à son mari.»
À quel pouvoir, à quelle intervention recourir pour vaincre cette froideur, cette répugnance qui changeaient sa vie en un long supplice, puisqu'il ne devait, ne pouvait, ne voulait aimer que sa femme?
Il lui fallait reconnaître qu'en cela, comme en tant d'autres incidents de la vie conjugale, la simple volonté de l'homme ou de la femme se substituait impérieusement, sans appel, sans répression possible, à la volonté souveraine de la loi.
À ces transports de vaine colère succédait parfois un morne abattement.
L'avenir lui pesait, lourd, sombre, glacé.
Il pressentait que le chagrin rendrait sans doute plus fréquentes encore les crises de son effroyable maladie.
—Oh! s'écria-t-il, à la fois attendri et désolé, c'est ma faute... c'est ma faute! Pauvre malheureuse femme! je l'ai trompée... indignement trompée! Elle peut... elle doit me haïr... et pourtant, tout à l'heure encore, elle m'a témoigné l'intérêt le plus touchant; mais, au lieu de me contenter de cela, ma folle passion m'a égaré, je suis devenu tendre, j'ai parlé de mon amour, et à peine mes lèvres ont-elles effleuré sa main qu'elle a tressailli de frayeur. Si j'avais pu douter encore de la répugnance invincible que je lui inspire, ce qu'elle a dit au prince ne m'aurait laissé aucune illusion. Oh! c'est affreux... affreux.
«Et de quel droit lui a-t-elle confié ce hideux secret? Cela est une trahison indigne! De quel droit? Hélas! du droit que les victimes ont de se plaindre de leur bourreau. Pauvre enfant, si jeune, si aimante, tout ce qu'elle a trouvé de plus cruel à dire contre l'horrible existence que je lui ai faite... c'est que tel n'était pas le sort qu'elle avait rêvé, et qu'elle était bien jeune pour renoncer à l'amour! Je connais Clémence... cette parole qu'elle m'a donnée, qu'elle a donnée au prince, elle la tiendra désormais: elle sera pour moi la plus tendre des sœurs. Eh bien!... ma position n'est-elle pas encore digne d'envie?... Aux rapports froids et contraints qui existaient entre nous vont succéder des relations affectueuses et douces, tandis qu'elle aurait pu me traiter toujours avec un mépris glacial, sans qu'il me fût possible de me plaindre.
«Allons, je me consolerai en jouissant de ce qu'elle m'offre. Ne serai-je pas encore trop heureux? Trop heureux! oh! que je suis faible, que je suis lâche! N'est-ce pas ma femme, après tout? N'est-elle pas à moi, bien à moi? La loi ne me reconnaît-elle pas mon pouvoir sur elle? Ma femme résiste... eh bien! j'ai le droit de...
Il s'interrompit avec un éclat de rire sardonique.
—Oh! oui, la violence, n'est-ce pas! Maintenant la violence! Autre infamie. Mais que faire alors? Car je l'aime, moi! je l'aime comme un insensé... Je n'aime qu'elle... Je ne veux qu'elle... Je veux son amour, et non sa tiède affection de sœur. Oh! à la fin il faudra bien qu'elle ait pitié... elle est si bonne, elle me verra si malheureux! Mais non, non! jamais! Il est une cause d'éloignement qu'une femme ne surmonte pas. Le dégoût... oui... le dégoût... entends-tu? le dégoût!... Il faut bien te convaincre de cela: ton horrible infirmité lui fera horreur... toujours... entends-tu? toujours! s'écria M. d'Harville dans une douloureuse exaltation.
Après un moment de farouche silence, il reprit:
—Cette anonyme délation, qui accusait le prince et ma femme, part encore d'une main ennemie; et tout à l'heure, avant de l'avoir entendue, j'ai pu un instant le soupçonner! Lui, le croire capable d'une si lâche trahison! Et ma femme, l'envelopper dans le même soupçon! Oh! la jalousie est incurable! Et pourtant il ne faut pas que je m'abuse. Si le prince, qui m'aime comme l'ami le plus tendre, le plus généreux, engage Clémence à occuper son esprit et son cœur par des œuvres charitables; s'il lui promet ses conseils, son appui, c'est qu'elle a besoin de conseils, d'appui.
«Au fait, si belle, si jeune, si entourée, sans amour au cœur qui la défende, presque excusée de ses torts par les miens, qui sont atroces, ne peut-elle pas faillir?
«Autre torture! Que j'ai souffert, mon Dieu! quand je l'ai crue coupable... quelle terrible agonie! Mais non, cette crainte est vaine. Clémence a juré de ne pas manquer à ses devoirs... elle tiendra ses promesses... mais à quel prix, mon Dieu! à quel prix! Tout à l'heure, lorsqu'elle revenait à moi avec d'affectueuses paroles, combien son sourire doux, triste, résigné, m'a fait de mal! Combien ce retour vers son bourreau a dû lui coûter! Pauvre femme! qu'elle était belle et touchante ainsi! Pour la première fois j'ai senti un remords déchirant; car jusqu'alors sa froideur hautaine l'avait assez vengée. Oh! malheureux, malheureux que je suis!
Après une longue nuit d'insomnie et de réflexions amères, les agitations de M. d'Harville cessèrent comme par enchantement. Il attendit le jour avec impatience.
IV
Projets d'avenir
Dès le matin, M. d'Harville sonna son valet de chambre.
Le vieux Joseph en entrant chez son maître l'entendit, à son grand étonnement, fredonner un air de chasse, signe aussi rare que certain de la bonne humeur de M. d'Harville.
—Ah! monsieur le marquis, dit le fidèle serviteur attendri, quelle jolie voix vous avez... quel dommage que vous ne chantiez pas plus souvent!
—Vraiment, monsieur Joseph, j'ai une jolie voix? dit M. d'Harville en riant.
—Monsieur le marquis aurait la voix aussi enrouée qu'un chat-huant ou qu'une crécelle, que je trouverais encore qu'il a une jolie voix.
—Taisez-vous, flatteur!
—Dame! quand vous chantez, monsieur le marquis, c'est signe que vous êtes content... et alors votre voix me paraît la plus charmante musique du monde...
—En ce cas, mon vieux Joseph, apprête-toi à ouvrir tes longues oreilles.
—Que dites-vous?
—Tu pourras jouir tous les jours de cette charmante musique, dont tu parais si avide.
—Vous seriez heureux tous les jours, monsieur le marquis! s'écria Joseph en joignant les mains avec un radieux étonnement.
—Tous les jours, mon vieux Joseph, heureux tous les jours. Oui, plus de chagrins, plus de tristesse. Je puis te dire cela, à toi, seul et discret confident de mes peines... Je suis au comble du bonheur... Ma femme est un ange de bonté... elle m'a demandé pardon de son éloignement passé, l'attribuant, le devinerais-tu?... à la jalousie!...
—À la jalousie?
—Oui, d'absurdes soupçons excités par des lettres anonymes...
—Quelle indignité!...
—Tu comprends... les femmes ont tant d'amour-propre... Il n'en a pas fallu davantage pour nous séparer; mais heureusement hier soir elle s'en est franchement expliquée avec moi. Je l'ai désabusée; te dire son ravissement me serait impossible, car elle m'aime, oh! elle m'aime! La froideur qu'elle me témoignait lui pesait aussi cruellement qu'à moi-même... Enfin notre cruelle séparation a cessé... juge de ma joie!...
—Il serait vrai! s'écria Joseph les yeux mouillés de larmes. Il serait donc vrai, monsieur le marquis! Vous voilà heureux pour toujours, puisque l'amour de Mme la marquise vous manquait seul... ou plutôt puisque son éloignement faisait seul votre malheur, comme vous me le disiez...
—Et à qui l'aurais-je dit, mon pauvre Joseph?... Ne possédais-tu pas un secret plus triste encore? Mais ne parlons pas de tristesse... ce jour est trop beau... Tu t'aperçois peut-être que j'ai pleuré?... C'est qu'aussi, vois-tu, le bonheur me débordait... Je m'y attendais si peu!... Comme je suis faible, n'est-ce pas?
—Allez... allez... monsieur le marquis, vous pouvez bien pleurer de contentement, vous avez assez pleuré de douleur. Et moi donc! tenez... est-ce que je ne fais pas comme vous? Braves larmes! je ne les donnerais pas pour dix années de ma vie... Je n'ai plus qu'une peur, c'est de ne pouvoir pas m'empêcher de me jeter aux genoux de Mme la marquise la première fois que je vais la voir...
—Vieux fou, tu es aussi déraisonnable que ton maître... Maintenant, j'ai une crainte aussi, moi...
—Laquelle? mon Dieu!
—C'est que cela ne dure pas... Je suis trop heureux... qu'est-ce qui me manque?
—Rien, rien, monsieur le marquis, absolument rien...
—C'est pour cela. Je me défie de ces bonheurs si parfaits, si complets...
—Hélas! si ce n'est que cela... monsieur le marquis... mais non, je n'ose...
—Je l'entends... eh bien! je crois tes craintes vaines!... La révolution que mon bonheur me cause est si vive, si profonde, que je suis sûr d'être à peu près sauvé!
—Comment cela?
—Mon médecin ne m'a-t-il pas dit cent fois que souvent un violente secousse morale suffisait pour donner ou pour guérir cette funeste maladie?... Pourquoi les émotions heureuses seraient-elles impuissantes à nous sauver?
—Si vous croyez cela, monsieur le marquis, cela sera... Cela est... vous êtes guéri! Mais c'est donc un jour béni que celui-ci? Ah! comme vous le dites, monsieur, Mme la marquise est un bon ange descendu du ciel, et je commence presque à m'effrayer aussi, monsieur: c'est peut-être trop de félicité en un jour; mais, j'y songe... si pour vous rassurer il ne vous faut qu'un petit chagrin, Dieu merci! j'ai votre affaire.
—Comment?
—Un de vos amis a reçu très-heureusement et très à-propos, voyez comme ça se trouve! a reçu un coup d'épée, bien peu grave, il est vrai; mais c'est égal, ça suffira toujours à vous chagriner assez pour qu'il y ait, comme vous le désiriez, une petite tache dans ce trop beau jour. Il est vrai qu'eu égard à cela il vaudrait mieux que le coup d'épée fût plus dangereux, mais il faut se contenter de ce que l'on a.
—Veux-tu te taire!... Et de qui veux-tu parler?
—De M. le duc de Lucenay.
—Il est blessé?
—Une égratignure au bras, M. le duc est venu hier pour voir monsieur, et il a dit qu'il reviendrait ce matin lui demander une tasse de thé...
—Ce pauvre Lucenay! et pourquoi ne m'as-tu pas dit...
—Hier soir je n'ai pu voir M. le marquis.
Après un moment de réflexion M. d'Harville reprit:
—Tu as raison; ce léger chagrin satisfera sans doute la jalouse destinée... Mais il me vient une idée, j'ai envie d'improviser ce matin un déjeuner de garçons, tous amis de M. de Lucenay, pour fêter l'heureuse issue de son duel. Ne s'attendant pas à cette réunion il sera enchanté.
—À la bonne heure, monsieur le marquis! Vive la joie! Rattrapez le temps perdu... Combien de couverts, que je donne les ordres au maître d'hôtel?
—Six personnes dans la petite salle à manger d'hiver.
—Et les invitations?
—Je vais les écrire. Un homme d'écurie montera à cheval et les portera à l'instant; il est de bonne heure, on trouvera tout le monde. Sonne.
Joseph sonna.
M. d'Harville entra dans un cabinet et écrivit les lettres suivantes, sans autre variante que le nom de l'invité:
«Mon cher..., ceci est une circulaire; il s'agit d'un impromptu. Lucenay doit venir déjeuner avec moi ce matin; il ne compte que sur un tête-à-tête; faites-lui la très-aimable surprise de vous joindre à moi et à quelques-uns de ses amis que je fais aussi prévenir. À midi sans faute.»
A. D'HARVILLE
Un domestique entra.
—Faites monter quelqu'un à cheval, et que l'on porte à l'instant ces lettres, dit M. d'Harville; puis, s'adressant à Joseph: Écris les adresses: «M. le vicomte de Saint-Remy...», Lucenay ne peut se passer de lui, se dit M. d'Harville; «M. de Montville...», un des compagnons de voyage du duc; «lord Douglas», son fidèle partner au whist, «le baron de Sézannes», son ami d'enfance... As-tu écrit?
—Oui, monsieur le marquis.
—Envoyez ces lettres sans perdre une minute, dit M. d'Harville. Ah! Philippe, priez M. Doublet de venir me parler.
Philippe sortit.
—Eh bien! qu'as-tu? demanda M. d'Harville à Joseph qui le regardait avec ébahissement.
—Je n'en reviens pas, monsieur; je ne vous ai jamais vu l'air si en train, si gai. Et puis, vous qui êtes ordinairement pâle, vous avez de belles couleurs... vos yeux brillent...
—Le bonheur, mon vieux Joseph, toujours le bonheur... Ah çà, il faut que tu m'aides dans un complot... Tu vas aller t'informer auprès de Mlle Juliette, celle des femmes de Mme d'Harville qui a soin, je crois, de ses diamants...
—Oui, monsieur le marquis, c'est Mlle Juliette qui en est chargée; je l'ai aidée, il n'y a pas huit jours, à les nettoyer.
—Tu vas lui demander le nom et l'adresse du joaillier de sa maîtresse... mais qu'elle ne dise pas un mot de ceci à la marquise!...
—Ah! je comprends, monsieur... une surprise...
—Va vite. Voici M. Doublet.
En effet, l'intendant entra au moment où sortait Joseph.
—J'ai l'honneur de me rendre aux ordres de M. le marquis.
—Mon cher monsieur Doublet, je vais vous épouvanter, dit M. d'Harville en riant; je vais vous faire pousser d'affreux cris de détresse.
—À moi, monsieur le marquis?
—À vous.
—Je ferai tout mon possible pour satisfaire monsieur le marquis.
—Je vais dépenser beaucoup d'argent, monsieur Doublet, énormément d'argent.
—Qu'à cela ne tienne, monsieur le marquis, nous le pouvons; Dieu Merci! nous le pouvons.
—Depuis longtemps je suis poursuivi par un projet de bâtisse: il s'agirait d'ajouter une galerie sur le jardin à l'aile droite de l'hôtel. Après avoir hésité devant cette folie, dont je ne vous ai pas parlé jusqu'ici, je me décide... Il faudra prévenir aujourd'hui mon architecte afin qu'il vienne causer des plans avec moi... Eh bien! monsieur Doublet, vous ne gémissez pas de cette dépense?
—Je puis affirmer à monsieur le marquis que je ne gémis pas...
—Cette galerie sera destinée à donner des fêtes; je veux qu'elle s'élève comme par enchantement: or, les enchantements étant fort chers, il faudra vendre quinze ou vingt mille livres de rente pour être en mesure de fournir aux dépenses, car je veux que les travaux commencent le plus tôt possible.
—Et c'est très-raisonnable; autant jouir tout de suite... Je me disais toujours: «Il ne manque rien à monsieur le marquis, si ce n'est un goût quelconque...» Celui des bâtiments a cela de bon que les bâtiments restent... Quant à l'argent, que monsieur le marquis ne s'en inquiète pas. Dieu merci! il peut, s'il lui plaît, se passer cette fantaisie de galerie-là.
Joseph entra.
—Voici, monsieur le marquis, l'adresse du joaillier; il se nomme M. Baudoin, dit-il à M. d'Harville.
—Mon cher monsieur Doublet, vous allez aller, je vous prie, chez ce bijoutier, et lui direz d'apporter ici, dans une heure, une rivière de diamants, à laquelle je mettrai environ deux mille louis. Les femmes n'ont jamais trop de pierreries, maintenant qu'on en garnit les robes... Vous vous arrangerez avec le joaillier pour le payement.
—Oui, monsieur le marquis. C'est pour le coup que je ne gémirai pas. Des diamants, c'est comme des bâtiments, ça reste; et puis cette surprise fera sans doute bien plaisir à Mme la marquise, sans compter le plaisir que cela vous procure à vous-même. C'est qu'aussi, comme j'avais l'honneur de le dire l'autre jour, il n'y a pas au monde une existence plus belle que celle de monsieur le marquis.
—Ce cher monsieur Doublet, dit M. d'Harville en souriant, ses félicitations sont toujours d'un à-propos inconcevable...
—C'est leur seul mérite, monsieur le marquis, et elles l'ont peut-être, ce mérite, parce qu'elles partent du fond du cœur. Je cours chez le joaillier, dit M. Doublet. Et il sortit.
Dès qu'il fut seul, M. d'Harville se promena dans son cabinet, les bras croisés sur la poitrine, l'œil fixe, méditatif.
Sa physionomie changea tout à coup; elle n'exprima plus ce contentement dont l'intendant et le vieux serviteur du marquis venaient d'être dupes, mais une résolution calme, morne, froide.
Après avoir marché quelque temps, il s'assit lourdement et comme accablé sous le poids de ses peines; il posa ses deux coudes sur son bureau et cacha son front dans ses mains.
Au bout d'un instant, il se redressa brusquement, essuya une larme qui vint mouiller sa paupière rougie et dit avec effort:
—Allons... courage... allons.
Il écrivit alors à diverses personnes sur des objets assez insignifiants; mais, dans ces lettres, il donnait ou ajournait différents rendez-vous à plusieurs jours de là.
Le marquis terminait cette correspondance lorsque Joseph rentra; ce dernier était si gai qu'il s'oubliait jusqu'à chantonner à son tour.
—Monsieur Joseph, vous avez une bien jolie voix, lui dit son maître en souriant.
—Ma foi, tant pis, monsieur le marquis, je n'y tiens pas; ça chante si fort au dedans de moi qu'il faut bien que ça s'entende au dehors...
—Tu feras mettre ces lettres à la poste.
—Oui, monsieur le marquis; mais où recevrez-vous ces messieurs tout à l'heure?
—Ici, dans mon cabinet, ils fumeront après déjeuner, et l'odeur du tabac n'arrivera pas chez Mme d'Harville.
À ce moment on entendit le bruit d'une voiture dans la cour de l'hôtel.
—C'est Mme la marquise qui va sortir, elle a demandé ce matin ses chevaux de très-bonne heure, dit Joseph.
—Cours alors la prier de vouloir bien passer ici avant de sortir.
—Oui, monsieur le marquis.
À peine le domestique fut-il parti que M. d'Harville s'approcha d'une glace et s'examina attentivement.
—Bien, bien, dit-il d'une voix sourde, c'est cela... les joues colorées, le regard brillant... Joie ou fièvre... peu importe... pourvu qu'on s'y trompe. Voyons, maintenant, le sourire aux lèvres. Il y a tant de sortes de sourires! Mais qui pourrait distinguer le faux du vrai? Qui pourrait pénétrer sous ce masque menteur, dire: «Ce rire cache un sombre désespoir, cette gaieté bruyante cache une pensée de mort»? Qui pourrait deviner cela? Personne... heureusement... personne... Personne? Oh! si... l'amour ne s'y méprendrait pas, lui; son instinct l'éclairerait. Mais j'entends ma femme... ma femme! Allons... à ton rôle, histrion sinistre.
Clémence entra dans le cabinet de M. d'Harville.
—Bonjour, Albert, mon bon frère, lui dit-elle d'un ton plein de douceur et d'affection en lui tendant la main. Puis, remarquant l'expression souriante de la physionomie de son mari: Qu'avez-vous donc, mon ami? Vous avez l'air radieux.
—C'est qu'au moment où vous êtes entrée, ma chère petite sœur, je pensais à vous... De plus, j'étais sous l'impression d'une excellente résolution...
—Cela ne m'étonne pas...
—Ce qui s'est passé hier, votre admirable générosité, la noble conduite du prince, tout cela m'a donné beaucoup à réfléchir, et je me suis converti à vos idées; mais converti tout à fait, en regrettant mes velléités de révolte d'hier... que vous excuserez, au moins par coquetterie, n'est-ce pas? ajouta-t-il en souriant. Et vous ne m'auriez pas pardonné, j'en suis sûr, de renoncer trop facilement à votre amour.
—Quel langage! quel heureux changement! s'écria Mme d'Harville. Ah! j'étais bien sûre qu'en m'adressant à votre cœur, à votre raison, vous me comprendriez. Maintenant, je ne doute plus de l'avenir.
—Ni moi non plus, Clémence, je vous l'assure. Oui, depuis ma résolution de cette nuit, cet avenir, qui me semblait vague et sombre s'est singulièrement éclairci, simplifié.
—Rien de plus naturel, mon ami; maintenant nous marchons vers un même but, appuyés fraternellement l'un sur l'autre. Au bout de notre carrière, nous nous retrouverons ce que nous sommes aujourd'hui. Ce sentiment sera inaltérable. Enfin, je veux que vous soyez heureux; et ce sera, car je l'ai mis là, dit Clémence en posant son doigt sur son front. Puis, elle reprit avec une expression charmante, en abaissant sa main sur son cœur: Non, je me trompe, c'est là... que cette bonne pensée veillera incessamment... pour vous... et pour moi aussi; et vous verrez, monsieur mon frère, ce que c'est que l'entêtement d'un cœur bien dévoué.
—Chère Clémence! répondit M. d'Harville avec une émotion contenue.
Puis, après un moment de silence, il reprit gaiement:
—Je vous ai fait prier de vouloir bien venir ici avant votre départ, pour vous prévenir que je ne pouvais pas prendre ce matin le thé avec vous. J'ai plusieurs personnes à déjeuner; c'est une espèce d'impromptu pour fêter l'heureuse issue du duel de ce pauvre Lucenay, qui, du reste, n'a été que très-légèrement blessé par son adversaire.
Mme d'Harville rougit en songeant à la cause de ce duel: un propos ridicule adressé devant elle par M. de Lucenay à M. Charles Robert.
Ce souvenir fut cruel pour Clémence, il lui rappelait une erreur dont elle avait honte.
Pour échapper à cette pénible impression, elle dit à son mari:
—Voyez quel singulier hasard: M. de Lucenay vient déjeuner avec vous; je vais, moi, peut-être très-indiscrètement, m'inviter ce matin chez Mme de Lucenay; car j'ai beaucoup à causer avec elle de mes deux protégées inconnues. De là je compte aller à la prison de Saint-Lazare avec Mme de Blainval; car vous ne savez pas toutes mes ambitions: à cette heure j'intrigue pour être admise dans l'œuvre des jeunes détenues.
—En vérité vous êtes insatiable, dit M. d'Harville en souriant; puis il ajouta avec une douloureuse émotion qui, malgré ses efforts, se trahit quelque peu: Ainsi, je ne vous verrai plus... d'aujourd'hui? se hâta-t-il de dire.
—Êtes-vous contrarié que je sorte de si matin? lui demanda vivement Clémence, étonnée de l'accent de sa voix. Si vous le désirez, je puis remettre ma visite à Mme de Lucenay.
Le marquis avait été sur le point de se trahir; il reprit du ton le plus affectueux:
—Oui, ma chère petite sœur, je suis aussi contrarié de vous voir sortir que je serai impatient de vous voir rentrer. Voilà de ces défauts dont je ne me corrigerai jamais.
—Et vous ferez bien, mon ami, car j'en serais désolée.
Un timbre annonçant une visite retentit dans l'hôtel.
—Voilà sans doute un de vos convives, dit Mme d'Harville. Je vous laisse. À propos, ce soir, que faites-vous? Si vous n'avez pas disposé de votre soirée, j'exige que vous m'accompagniez aux Italiens; peut-être maintenant la musique vous plaira-t-elle davantage!
—Je me mets à vos ordres avec le plus grand plaisir.
—Sortez-vous tantôt, mon ami? Vous reverrai-je avant dîner?
—Je ne sors pas... Vous me retrouverez... ici.
—Alors, en revenant, je viendrai savoir si votre déjeuner de garçon a été amusant.
—Adieu, Clémence.
—Adieu, mon ami... à bientôt!... Je vous laisse le champ libre, je vous souhaite mille bonnes folies... Soyez bien gai!
Et, après avoir cordialement serré la main de son mari, Clémence sortit par une porte un moment avant que M. de Lucenay n'entrât par une autre.
—Elle me souhaite mille bonnes folies... Elle m'engage à être gai... Dans ce mot: adieu, dans ce dernier cri de mon âme à l'agonie, dans cette parole de suprême et éternelle séparation, elle a compris: à bientôt... Et elle s'en va tranquille, souriante... Allons... cela fait honneur à ma dissimulation... Par le ciel! je ne me croyais pas si bon comédien... Mais voici Lucenay...
V
Déjeuner de garçons
M. de Lucenay entra chez M. d'Harville.
La blessure du duc avait si peu de gravité qu'il ne portait même plus son bras en écharpe; sa physionomie était toujours goguenarde et hautaine, son agitation toujours incessante, sa manie de tracasser toujours insurmontable. Malgré ses travers, ses plaisanteries de mauvais goût, malgré son nez démesuré qui donnait à sa figure un caractère presque grotesque, M. de Lucenay n'était pas, nous l'avons dit, un type vulgaire, grâce à une sorte de dignité naturelle et de courageuse impertinence qui ne l'abandonnait jamais.
—Combien vous devez me croire indifférent à ce qui vous regarde, mon cher Henri! dit M. d'Harville en tendant la main à M. de Lucenay; mais c'est seulement ce matin que j'ai appris votre fâcheuse aventure.
—Fâcheuse... allons donc, marquis!... Je m'en suis donné pour mon argent, comme on dit. Je n'ai jamais tant ri de ma vie!... Cet excellent M. Robert avait l'air si solennellement déterminé à ne pas passer pour avoir la pituite... Au fait, vous ne savez pas? C'était la cause du duel. L'autre soir, à l'ambassade de ***, je lui avais demandé, devant votre femme et devant la comtesse Mac-Gregor, comme il la gouvernait, sa pituite. Inde iræ; car, entre nous, il n'avait pas cet inconvénient-là. Mais c'est égal. Vous comprenez... s'entendre dire cela devant de jolies femmes, c'est impatientant.
—Quelle folie! Je vous reconnais bien! Mais qu'est-ce que M. Robert?
—Je n'en sais, ma foi, rien du tout; c'est un monsieur que j'ai rencontré aux eaux; il passait devant nous dans le jardin d'hiver de l'ambassade, je l'ai appelé pour lui faire cette bête plaisanterie, il y a répondu le surlendemain en me donnant très-galamment un petit coup d'épée; voilà nos relations. Mais ne parlons plus de ces niaiseries. Je viens vous demander une tasse de thé.
Ce disant, M. de Lucenay se jeta et s'étendit sur un sofa; après quoi, introduisant le bout de sa canne entre le mur et la bordure d'un tableau placé au-dessus de sa tête, il commença de tracasser et de balancer ce cadre.
—Je vous attendais, mon cher Henri, et je vous ai ménagé une surprise, dit M. d'Harville.
—Ah! bah! et laquelle? s'écria M. de Lucenay en imprimant au tableau un balancement très-inquiétant.
—Vous allez finir par décrocher ce tableau, et vous le faire tomber sur la tête...
—C'est pardieu, vrai! vous avez un coup d'œil d'aigle... Mais votre surprise, dites-la donc?
—J'ai prié quelques-uns de nos amis de venir déjeuner avec nous.
—Ah bien! par exemple, pour ça, marquis, bravo! bravissimo! archi-bravissimo! cria M. de Lucenay à tue-tête en frappant de grands coups de canne sur les coussins du sofa. Et qui aurons-nous? Saint-Remy? Non, au fait, il est à la campagne depuis quelques jours; que diable peut-il manigancer à la campagne en plein hiver?
—Vous êtes sûr qu'il n'est pas à Paris?
—Très-sûr; je lui avais écrit pour lui demander de me servir de témoin... Il était absent, je me suis rabattu sur lord Douglas et sur Sézannes...
—Cela se rencontre à merveille, ils déjeunent avec nous.
—Bravo! bravo! bravo! se mit à crier de nouveau M. de Lucenay. Puis se tordant et se roulant sur le sofa, il accompagna cette fois ses cris inhumains d'une série de sauts de carpe à désespérer un bateleur.
Les évolutions acrobatiques du duc de Lucenay furent interrompues par l'arrivée de M. de Saint-Remy.
—Je n'ai pas eu besoin de demander si Lucenay était ici, dit gaiement le vicomte. On l'entend d'en bas!
—Comment! c'est vous, beau sylvain, campagnard! loup-garou! s'écria le duc étonné, en se redressant brusquement; on vous croyait à la campagne.
—Je suis de retour depuis hier; j'ai reçu tout à l'heure l'invitation de d'Harville et j'accours... tout joyeux de cette bonne surprise. Et M. de Saint-Remy tendit la main à M. de Lucenay, puis au marquis.
—Et je vous sais bien gré de cet empressement, mon cher Saint-Remy. N'est-ce pas naturel? Les amis de Lucenay ne doivent-ils pas se réjouir de l'heureuse issue de ce duel, qui, après tout, pouvait avoir des suites fâcheuses.
—Mais, reprit obstinément le duc, qu'est-ce donc que vous avez été faire à la campagne en plein hiver, Saint-Remy? cela m'intrigue.
—Est-il curieux! dit le vicomte en s'adressant à M. d'Harville. Puis il répondit au duc:—Je veux me sevrer peu à peu de Paris... puisque je dois le quitter bientôt...
—Ah! oui, cette belle imagination de vous faire attacher à la légation de France à Gerolstein... Laissez-nous donc tranquilles avec vos billevesées de diplomatie! vous n'irez jamais là... ma femme le dit et tout le monde le répète...
—Je vous assure que Mme de Lucenay se trompe comme tout le monde.
—Elle vous a dit devant moi que c'était une folie...
—J'en ai tant fait dans ma vie!
—Des folies élégantes et charmantes, à la bonne heure, comme qui dirait de vous ruiner par vos magnificences de Sardanapale, j'admets ça; mais aller vous enterrer dans un trou de cour pareil... à Gerolstein! Voyez donc la belle poussée... Ça n'est pas une folie, c'est une bêtise, et vous avez trop d'esprit pour en faire... des bêtises.
—Prenez garde, mon cher Lucenay; en médisant de cette cour allemande, vous allez-vous faire une querelle avec d'Harville, l'ami intime du grand-duc régnant, qui, du reste, m'a l'autre jour accueilli avec la meilleure grâce du monde à l'ambassade de ***, où je lui ai été présenté.
—Vraiment! mon cher Henri, dit M. d'Harville, si vous connaissiez le grand-duc comme je le connais, vous comprendriez que Saint-Remy n'ait aucune répugnance à aller passer quelque temps à Gerolstein.
—Je vous crois, marquis, quoiqu'on le dise fièrement original, votre grand-duc; mais ça n'empêche pas qu'un beau comme Saint-Remy, la fine fleur de la fleur des pois, ne peut vivre qu'à Paris... il n'est en toute valeur qu'à Paris.
Les autres convives de M. d'Harville venaient d'arriver, lorsque Joseph entra et dit quelques mots tout bas à son maître.
—Messieurs, vous permettez?... dit le marquis. C'est le joaillier de ma femme qui m'apporte des diamants à choisir pour elle... une surprise. Vous connaissez cela, Lucenay, nous sommes des maris de la vieille roche, nous autres...
—Ah! pardieu, s'il s'agit de surprise, s'écria le duc, ma femme m'en a fait une hier... et une fameuse encore!!!
—Quelque cadeau splendide?
—Elle m'a demandé... cent mille francs...
—Et comme vous êtes magnifique... vous les lui avez...
—Prêtés!... Ils seront hypothéqués sur sa terre d'Arnouville... Les bons comptes font les bons amis... Mais c'est égal... prêter en deux heures cent mille francs à quelqu'un qui en a besoin, c'est gentil et c'est rare... n'est-ce pas, dissipateur, vous qui êtes très-connaisseur en emprunts?... dit en riant le duc à M. de Saint-Remy, sans se douter de la portée de ses paroles.
Malgré son audace, le vicomte rougit d'abord légèrement un peu, puis il reprit effrontément:
—Cent mille francs! mais c'est énorme... Comment une femme peut-elle jamais avoir besoin de cent mille francs?... Nous autres hommes, à la bonne heure.
—Ma foi, je ne sais pas ce qu'elle veut faire de cette somme-là... ma femme. D'ailleurs ça m'est égal. Des arriérés de toilette probablement... des fournisseurs impatientés et exigeants; ça la regarde... et puis vous sentez bien, mon cher Saint-Remy, que, lui prêtant mon argent, il eût été du plus mauvais goût à moi de lui en demander l'emploi.
—C'est pourtant presque toujours une curiosité particulière à ceux qui prêtent de savoir ce qu'on veut faire de l'argent qu'on leur emprunte..., dit le vicomte en riant.
—Parbleu! Saint-Remy, dit M. d'Harville, vous qui avez un si excellent goût, vous allez m'aider à choisir la parure que je destine à ma femme; votre approbation consacrera mon choix, vos arrêts sont souverains en fait de modes...
Le joaillier entra, portant plusieurs écrins dans un grand sac de peau.
—Tiens, c'est M. Baudoin! dit M. de Lucenay.
—À vous rendre mes devoirs, monsieur le duc.
—Je suis sûr que c'est vous qui ruinez ma femme avec vos tentations infernales et éblouissantes? dit M. de Lucenay.
—Mme la duchesse s'est contentée de faire seulement remonter ses diamants cet hiver, dit le joaillier avec un léger embarras. Et justement, en venant chez M. le marquis, je les ai portés à Mme la duchesse.
M. de Saint-Remy savait que Mme de Lucenay, pour venir à son aide, avait changé ses pierreries pour des diamants faux; il fut désagréablement frappé de cette rencontre... mais il reprit audacieusement:
—Ces maris sont-ils curieux! ne répondez donc pas, monsieur Baudoin.
—Curieux! ma foi, non, dit le duc; c'est ma femme qui paye... elle peut se passer toutes ses fantaisies... elle est plus riche que moi...
Pendant cet entretien, M. Baudoin avait étalé sur un bureau plusieurs admirables colliers de rubis et de diamants.
—Quel éclat!... et que ces pierres sont divinement taillées! dit lord Douglas.
—Hélas! monsieur, répondit le joaillier, j'employais à ce travail un des meilleurs lapidaires de Paris; le malheur veut qu'il soit devenu fou, et jamais je ne retrouverai un ouvrier pareil. Ma courtière en pierreries m'a dit que c'est probablement la misère qui lui a fait perdre la tête, à ce pauvre homme.
—La misère!... Et vous confiez des diamants à des gens dans la misère!
—Certainement, monsieur, et il est sans exemple qu'un lapidaire ait jamais rien détourné, quoique ce soit un rude et pauvre état que le leur.
—Combien ce collier? demanda M. d'Harville.
—Monsieur le marquis remarquera que les pierres sont d'une eau et d'une coupe magnifiques, presque toutes de la même grosseur.
—Voici des précautions oratoires des plus menaçantes pour votre bourse, dit M. de Saint-Remy en riant; attendez-vous, mon cher d'Harville, à quelque prix exorbitant.
—Voyons, monsieur Baudoin, en conscience, votre dernier mot? dit M. d'Harville.
—Je ne voudrais pas faire marchander monsieur le marquis... Le dernier prix sera de quarante-deux mille francs.
—Messieurs! s'écria M. de Lucenay, admirons d'Harville en silence, nous autres maris... Ménager à sa femme une surprise de quarante-deux mille francs!... Diable! n'allons pas ébruiter cela, ce serait d'un exemple détestable.
—Riez tant qu'il vous plaira, messieurs, dit gaiement le marquis. Je suis amoureux de ma femme, je ne m'en cache pas; je le dis, je m'en vante!
—On le voit bien, reprit M. de Saint-Remy; un tel cadeau en dit plus que toutes les protestations du monde.
—Je prends donc ce collier, dit M. d'Harville, si toutefois cette monture d'émail noir vous semble de bon goût, Saint-Remy.
—Elle fait encore valoir l'éclat des pierreries; elle est disposée à merveille!
—Je me décide pour ce collier, dit M. d'Harville. Vous aurez, monsieur Baudoin, à compter avec M. Doublet, mon homme d'affaires.
—M. Doublet m'a prévenu, monsieur le marquis, dit le joaillier, et il sortit après avoir remis dans son sac, sans les compter (tant sa confiance était grande), les diverses pierreries qu'il avait apportées, et que M. de Saint-Remy avait longtemps et curieusement maniées et examinées durant cet entretien.
M. d'Harville, donnant le collier à Joseph qui avait attendu ses ordres, lui dit tout bas:
—Il faut que Mlle Juliette mette adroitement ces diamants avec ceux de sa maîtresse, sans que celle-ci s'en doute, pour que la surprise soit plus complète.
À ce moment, le maître d'hôtel annonça que le déjeuner était servi; les convives du marquis passèrent dans la salle à manger et s'attablèrent.
—Savez-vous, mon cher d'Harville, dit M. de Lucenay, que cette maison est une des plus élégantes et des mieux distribuées de Paris?
—Elle est assez commode, en effet, mais elle manque d'espace... mon projet est de faire ajouter une galerie sur le jardin. Mme d'Harville désire donner quelques grands bals, et nos salons ne suffiraient pas. Puis je trouve qu'il n'y a rien de plus incommode que les empiétements des fêtes sur les appartements que l'on occupe habituellement, et dont elles vous exilent de temps à autre.
—Je suis de l'avis de d'Harville, dit M. de Saint-Remy; rien de plus mesquin, de plus bourgeois que ces déménagements forcés par autorité de bals ou de concerts... Pour donner des fêtes vraiment belles sans se gêner, il faut leur consacrer un emplacement particulier; et puis de vastes éblouissantes salles, destinées à un bal splendide, doivent avoir un tout autre caractère que celui des salons ordinaires: il y a entre ces deux espèces d'appartements la même différence qu'entre la peinture à fresque monumentale et les tableaux de chevalet.
—Il a raison, dit M. d'Harville; quel dommage, messieurs, que Saint-Remy n'ait pas douze à quinze cent mille livres de rentes! Quelles merveilles il nous ferait admirer!
—Puisque nous avons le bonheur de jouir d'un gouvernement représentatif, dit le duc de Lucenay, le pays ne devrait-il pas voter un million par an à Saint Remy, et le charger de représenter à Paris le goût et l'élégance française qui décideraient du goût et de l'élégance de l'Europe... du monde?
—Adopté! cria-t-on en chœur.
—Et l'on prélèverait ce million annuel, en manière d'impôt, sur ces abominables fesse-mathieux qui, possesseurs de fortunes énormes, seraient prévenus, atteints et convaincus de vivre comme des grippe-sous, ajouta M. de Lucenay.
—Et comme tels, reprit M. d'Harville, condamnés à défrayer des magnificences qu'ils devraient étaler.
—Sans compter que ces fonctions de grand prêtre, ou plutôt de grand maître de l'élégance, reprit M. de Lucenay, dévolues à Saint-Remy, auraient, par l'imitation, une prodigieuse influence sur le goût général.
—Il serait le type auquel on voudrait toujours ressembler.
—C'est clair.
—Et en tâchant de le copier, le goût s'épurerait.
—Au temps de la Renaissance, le goût est devenu partout excellent, parce qu'il se modelait sur celui des aristocraties, qui était exquis.
—À la grave tournure que prend la question, reprit gaiement M. d'Harville, je vois qu'il ne s'agit plus que d'adresser une pétition aux chambres pour l'établissement de la charge de grand maître de l'élégance française.
—Et comme les députés, sans exception, passent pour avoir des idées très-grandes, très-artistiques et très-magnifiques, cela sera voté par acclamation.
—En attendant la décision qui consacrera en droit la suprématie que Saint-Remy exerce en fait, dit M. d'Harville, je lui demanderai ses conseils pour la galerie que je vais faire construire: car j'ai été frappé de ses idées sur la splendeur des fêtes.
—Mes faibles lumières sont à vos ordres, d'Harville.
—Et quand inaugurerons-nous vos magnificences, mon cher?
—L'an prochain, je suppose; car je vais faire commencer immédiatement les travaux.
—Quel homme à projets vous êtes!
—J'en ai bien d'autres, ma foi... Je médite un bouleversement complet du Val-Richer.
—Votre terre de Bourgogne?
—Oui; il y a là quelque chose d'admirable à faire, si toutefois... Dieu me prête vie...
—Pauvre vieillard!...
—Mais n'avez-vous pas acheté dernièrement une ferme près du Val-Richer pour vous arrondir encore?
—Oui, une très-bonne affaire que mon notaire m'a conseillée.
—Et quel est ce rare et précieux notaire qui conseille de si bonnes affaires?
—M. Jacques Ferrand.
À ce nom, un léger tressaillement plissa le front de M. de Saint-Remy.
—Est-il vraiment aussi honnête homme qu'on le dit? demanda-t-il négligemment à M. d'Harville, qui se souvint alors de ce que Rodolphe avait raconté à Clémence à propos du notaire.
—Jacques Ferrand? Quelle question! Mais c'est un homme d'une probité antique, dit M. de Lucenay.
—Aussi respecté que respectable.
—Très-pieux... ce qui ne gâte rien.
—Excessivement avare... ce qui est une garantie pour ses clients.
—C'est enfin un de ces notaires de la vieille roche, qui vous demandent pour qui vous les prenez lorsqu'on s'avise de leur parler de reçu à propos de l'argent qu'on leur confie.
—Rien qu'à cause de cela, moi, je leur confierais toute ma fortune.
—Mais où diable Saint-Remy a-t-il été chercher ses doutes à propos de ce digne homme d'une intégrité proverbiale?
—Je ne suis que l'écho de bruits vagues... Du reste, je n'ai aucune raison pour nier ce phénix des notaires... Mais, pour revenir à vos projets, d'Harville, que voulez-vous donc bâtir au Val-Richer? On dit le château admirable?...
—Vous serez consulté, soyez tranquille, mon cher Saint-Remy, et plus tôt peut-être que vous ne pensez, car je me fais une joie de ces travaux; il me semble qu'il n'y a rien de plus attachant que d'avoir ainsi des intérêts successifs qui échelonnent et occupent les années à venir... Aujourd'hui ce projet... dans un an celui-ci... Plus tard, c'est autre chose... Joignez à cela une femme charmante que l'on adore, qui est de moitié dans tous vos goûts, dans tous vos desseins, et ma foi, la vie se passe assez doucement.
—Je le crois, pardieu, bien! C'est un vrai paradis sur terre.
—Maintenant, messieurs, dit d'Harville lorsque le déjeuner fut terminé, si vous voulez fumer un cigare dans mon cabinet, vous en trouverez d'excellents.
On se leva de table, on rentra dans le cabinet du marquis; la porte de sa chambre à coucher, qui y communiquait, était ouverte. Nous avons dit que le seul ornement de cette pièce se composait de deux panoplies de très-belles armes.
M. de Lucenay, ayant allumé un cigare, suivit le marquis dans sa chambre.
—Vous voyez, je suis toujours amateur d'armes, lui dit M. d'Harville.
—Voilà, en effet, de magnifiques fusils anglais et français; ma foi, je ne saurais auxquels donner la préférence... Douglas! cria M. de Lucenay, venez donc voir si ces fusils ne peuvent rivaliser avec vos meilleurs Manton.
Lord Douglas, Saint-Remy et deux autres convives entrèrent dans la chambre du marquis pour examiner les armes.
M. d'Harville, prenant un pistolet de combat, l'arma et dit en riant:
—Voici, messieurs, la panacée universelle pour tous les maux... le spleen... l'ennui...
Et il approcha, en plaisantant, le canon de ses lèvres.
—Ma foi! moi, je préfère un autre spécifique! dit Saint-Remy; celui-là n'est bon que dans les cas désespérés.
—Oui, mais il est si prompt, dit M. d'Harville. Zest! et c'est fait; la volonté n'est pas plus rapide... Vraiment, c'est merveilleux.
—Prenez donc garde, d'Harville; ces plaisanteries-là sont toujours dangereuses; un malheur est si vite arrivé! dit M. de Lucenay, voyant le marquis approcher encore le pistolet de ses lèvres.
—Parbleu, mon cher, croyez-vous que s'il était chargé je jouerais ce jeu-là?
—Sans doute, mais c'est toujours imprudent.
—Tenez, messieurs, voilà comme on s'y prend: on introduit délicatement le canon entre ses dents... et alors...
—Mon Dieu! que vous êtes donc bête, d'Harville, quand vous vous y mettez! dit M. de Lucenay en haussant les épaules.
—On approche le doigt de la détente..., ajouta M. d'Harville.
—Est-il enfant... est-il enfant... à son âge!
—Un petit mouvement sur la gâchette, reprit le marquis, et l'on va droit chez les âmes.
Avec ces mots le coup partit.
M. d'Harville s'était brûlé la cervelle.
Nous renonçons à peindre la stupeur, l'épouvante des convives de M. d'Harville.
Le lendemain on devait lire dans un journal:
«Hier, un événement aussi imprévu que déplorable a mis en émoi tout le faubourg Saint-Germain. Une de ces imprudences qui amènent chaque année de si funestes accidents a causé un affreux malheur. Voici les faits que nous avons recueillis, et dont nous pouvons garantir l'authenticité:
«M. le marquis d'Harville, possesseur d'une fortune immense, âgé à peine de vingt-six ans, cité pour la bonté de son cœur, marié depuis peu d'années à une femme qu'il idolâtrait, avait réuni quelques-uns de ses amis à déjeuner. En sortant de table, on passa dans la chambre à coucher de M. d'Harville, où se trouvaient plusieurs armes de prix. En faisant examiner à ses convives quelques fusils, M. d'Harville prit en plaisantant un pistolet qu'il ne croyait pas chargé et l'approcha de ses lèvres... Dans sa sécurité, il pesa sur la gâchette... le coup partit!... et le malheureux jeune homme tomba mort, la tête horriblement fracassée! Que l'on juge de l'effroyable consternation des amis de M. d'Harville, auxquels un instant auparavant, plein de jeunesse, de bonheur et d'avenir, il faisait part de différents projets! Enfin, comme si toutes les circonstances de ce douloureux événement devaient le rendre plus cruel encore par de pénibles contrastes, le matin même, M. d'Harville, voulant ménager une surprise à sa femme, avait acheté une parure d'un grand prix qu'il lui destinait... Et c'est au moment où peut-être jamais la vie ne lui avait paru plus riante et plus belle qu'il tombe victime d'un effroyable accident...
«En présence d'un pareil malheur, toutes réflexions sont inutiles, on ne peut que rester anéanti devant les arrêts impénétrables de la Providence.»
Nous citons le journal, afin de consacrer, pour ainsi dire, la croyance générale, qui attribua la mort du mari de Clémence à une fatale et déplorable imprudence.
Est-il besoin de dire que M. d'Harville emporta seul dans la tombe le mystérieux secret de sa mort volontaire?...
Oui, volontaire et calculée, et méditée avec autant de sang-froid que de générosité, afin que Clémence ne pût concevoir le plus léger soupçon sur la véritable cause de ce suicide.
Ainsi les projets dont M. d'Harville avait entretenu son intendant et ses amis, ces heureuses confidences à son vieux serviteur, la surprise que le matin même il avait ménagée à sa femme, tout cela était autant de pièges tendus à la crédulité publique. Comment supposer qu'un homme si préoccupé de l'avenir, si jaloux de plaire à sa femme, pût songer à se tuer?...
Sa mort ne fut donc attribuée et ne pouvait qu'être attribuée à une imprudence. Quant à sa résolution, un incurable désespoir l'avait dictée. En se montrant à son égard aussi affectueuse, aussi tendre qu'elle s'était montrée jadis froide et hautaine, en revenant noblement à lui, Clémence avait éveillé dans le cœur de son mari de douloureux remords.
La voyant si mélancoliquement résignée à cette longue vie sans amour, passée auprès d'un homme atteint d'une incurable et effrayante maladie; bien certain, d'après la solennité des paroles de Clémence, qu'elle ne pourrait jamais vaincre la répugnance qu'il lui inspirait, M. d'Harville s'était pris d'une profonde pitié pour sa femme et d'un effrayant dégoût de lui-même et de la vie.
Dans l'exaspération de sa douleur, il se dit:
«Je n'aime, je ne puis aimer qu'une femme au monde... c'est la mienne. Sa conduite, pleine de cœur et d'élévation, augmenterait encore ma folle passion, s'il était possible de l'augmenter.
«Et cette femme, qui est la mienne, ne peut jamais m'appartenir...
«Elle a le droit de me mépriser, de me haïr...
«Je l'ai, par une tromperie infâme, enchaînée, jeune fille, à mon détestable sort...
«Je m'en repens... Que dois-je faire pour elle maintenant?
«La délivrer des liens odieux que mon égoïsme lui a imposés.
«Ma mort seule peut briser ces liens... il faut donc que je me tue...»
Et voilà pourquoi M. d'Harville avait accompli ce grand, ce douloureux sacrifice.
Si le divorce eût existé, ce malheureux se serait-il suicidé?
Non!
Il pouvait réparer en partie le mal qu'il avait fait, rendre sa femme à la liberté, lui permettre de trouver le bonheur dans une autre union...
L'inexorable immutabilité de la loi rend donc souvent certaines fautes irrémédiables, ou, comme dans ce cas, ne permet de les effacer que par un nouveau crime.
VI
Saint-Lazare
Nous croyons devoir prévenir les plus timorés de nos lecteurs que la prison de Saint-Lazare, spécialement destinée aux voleuses et aux prostituées, est journellement visitée par plusieurs femmes dont la charité, dont le nom, dont la position sociale, commandent le respect de tous.
Ces femmes, élevées au milieu des splendeurs de la fortune, ces femmes, à bon droit comptées parmi la société la plus choisie, viennent chaque semaine passer de longues heures auprès des misérables prisonnières de Saint-Lazare; épiant dans ces âmes dégradées la moindre aspiration vers le bien, le moindre regret d'un passé criminel, elles encouragent les tendances meilleures, fécondent le repentir, et par la puissante magie de ces mots: devoir, honneur, vertu, elles retirent quelquefois de la fange une de ces créatures abandonnées, avilies, méprisées.
Habituées aux délicatesses, à la politesse exquise de la meilleure compagnie, ces femmes courageuses quittent leur hôtel séculaire, appuient leurs lèvres au front virginal de leurs filles pures comme les anges du ciel, et vont dans de sombres prisons braver l'indifférence grossière ou les propos criminels de ces voleuses ou de ces prostituées...
Fidèles à leur mission de haute moralité, elles descendent vaillamment dans cette boue infecte, posent la main sur tous ces cœurs gangrenés, et, si quelque faible battement d'honneur leur révèle un léger espoir de salut, elles disputent et arrachent à une irrévocable perdition l'âme malade dont elles n'ont pas désespéré.
Les lecteurs timorés auxquels nous nous adressons calmeront donc leur susceptibilité en songeant qu'ils n'entendront et ne verront, après tout, que ce que voient et entendent chaque jour les femmes vénérées que nous venons de citer.
Sans oser établir un ambitieux parallèle entre leur mission et la nôtre, pourrons-nous dire que ce qui nous soutient aussi dans cette œuvre longue, pénible, difficile, c'est la conviction d'avoir éveillé quelques nobles sympathies pour les infortunes probes, courageuses, imméritées, pour les repentirs sincères, pour l'honnêteté simple, naïve; et d'avoir inspiré le dégoût, l'aversion, l'horreur, la crainte salutaire et tout ce qui était absolument impur et criminel?
Nous n'avons pas reculé devant les tableaux les plus hideusement vrais, pensant que, comme le feu, la vérité morale purifie tout.
Notre parole a trop peu de valeur, notre opinion trop peu d'autorité, pour que nous prétendions enseigner ou réformer.
Notre unique espoir est d'appeler l'attention des penseurs et des gens de bien sur de grandes misères sociales, dont on peut déplorer, mais non contester la réalité.
Pourtant, parmi les heureux du monde, quelques-uns, révoltés de la crudité de ces douloureuses peintures, ont crié à l'exagération, à l'invraisemblance, à l'impossibilité, pour n'avoir pas à plaindre (nous ne disons pas à secourir) tant de maux.
Cela se conçoit.
L'égoïste gorgé d'or ou bien repu veut avant tout digérer tranquille. L'aspect des pauvres frissonnant de faim et de froid lui est particulièrement importun, il préfère cuver sa richesse ou sa bonne chère, les yeux à demi ouverts aux visions voluptueuses d'un ballet d'opéra.
Le plus grand nombre, au contraire, des riches et des heureux ont généreusement compati à certains malheurs qu'ils ignoraient: quelques personnes même nous ont su gré de leur avoir indiqué le bienfaisant emploi d'aumônes nouvelles.
Nous avons été puissamment soutenu, encouragé par de pareilles adhésions.
Cet ouvrage, que nous reconnaissons sans difficulté pour un livre mauvais au point de vue de l'art, mais que nous maintenons n'être pas un mauvais livre au point de vue moral cet ouvrage, disons-nous, n'aurait-il eu dans sa carrière éphémère que le dernier résultat dont nous avons parlé, que nous serions très-fier, très-honoré de notre œuvre.
Quelle plus glorieuse récompense pour nous que les bénédictions de quelques pauvres familles qui auront dû un peu de bien-être aux pensées que nous avons soulevées!
Cela dit à propos de la nouvelle pérégrination où nous engageons le lecteur, après avoir, nous l'espérons, apaisé ses scrupules, nous l'introduirons à Saint-Lazare, immense édifice d'un aspect imposant et lugubre, situé rue du Faubourg-Saint-Denis.
Ignorant le terrible drame qui se passait chez elle, Mme d'Harville s'était rendue à la prison, après avoir obtenu quelques renseignements de Mme de Lucenay au sujet des deux malheureuses femmes que la cupidité du notaire Jacques Ferrand plongeait dans la détresse.
Mme de Blainval, une des patronnesses de l'œuvre des jeunes détenues, n'ayant pu ce jour-là accompagner Clémence à Saint-Lazare, celle-ci y était venue seule. Elle fut accueillie avec empressement par le directeur et par plusieurs dames inspectrices, reconnaissables à leurs vêtements noirs et au ruban bleu à médaillon d'argent qu'elles portaient en sautoir.
Une de ces inspectrices, femme d'un âge mûr, d'une figure grave et douce, resta seule avec Mme d'Harville dans un petit salon attenant au greffe.
On ne peut s'imaginer ce qu'il y a de dévouement ignoré, d'intelligence, de commisération, de sagacité, chez ces femmes respectables qui se consacrent aux fonctions modestes et obscures de surveillantes des détenues.
Rien de plus sage, de plus praticable que les notions d'ordre, de travail, de devoir, qu'elles donnent aux prisonnières, dans l'espoir que ces enseignements survivront au séjour de la prison.
Tour à tour indulgentes et fermes, patientes et sévères, mais toujours justes et impartiales, ces femmes, sans cesse en contact avec les détenues, finissent, au bout de longues années, par acquérir une telle science de la physionomie de ces malheureuses qu'elles les jugent presque toujours sûrement du premier coup d'œil, et qu'elles les classent à l'instant selon leur degré d'immoralité.
Mme Armand, l'inspectrice qui était restée seule avec Mme d'Harville, possédait à un point extrême cette prescience presque divinatrice du caractère des prisonnières; ses paroles, ses jugements, avaient dans la maison une autorité considérable.
Mme Armand dit à Clémence:
—Puisque madame la marquise a bien voulu me charger de lui désigner celles de nos détenues qui, par une meilleure conduite ou par un repentir sincère, pourraient mériter son intérêt, je crois pouvoir lui recommander une infortunée que je crois plus malheureuse encore que coupable; car je ne crois pas me tromper en affirmant qu'il n'est pas trop tard pour sauver cette jeune fille, une malheureuse enfant de seize ou dix-sept ans tout au plus.
—Et qu'a-t-elle fait pour être emprisonnée?
—Elle est coupable de s'être trouvée aux Champs-Élysées le soir. Comme il est défendu à ses pareilles, sous des peines très-sévères, de fréquenter, soit le jour, soit la nuit, certains lieux publics, et que les Champs-Élysées sont au nombre des promenades interdites, on l'a arrêtée.
—Et elle vous semble intéressante?
—Je n'ai jamais vu de traits plus réguliers, plus candides. Imaginez-vous, madame la marquise, une figure de vierge. Ce qui donnait encore à sa physionomie une expression plus modeste, c'est qu'en arrivant ici elle était vêtue comme une paysanne des environs de Paris.
—C'est donc une fille de campagne?
—Non, madame la marquise. Les inspecteurs l'ont reconnue; elle demeurait dans une horrible maison de la Cité, dont elle était absente depuis deux ou trois mois; mais, comme elle n'a pas demandé sa radiation des registres de la police, elle reste soumise au pouvoir exceptionnel qui l'a envoyée ici.
—Mais peut-être avait-elle quitté Paris pour tâcher de se réhabiliter?
—Je le pense, madame, c'est ce qui m'a tout de suite intéressée à elle. Je l'ai interrogée sur le passé, je lui ai demandé si elle venait de la campagne, lui disant d'espérer, dans le cas où, comme je le croyais, elle voudrait revenir au bien.
—Qu'a-t-elle répondu?
—Levant sur moi ses grands yeux bleus mélancoliques et pleins de larmes, elle m'a dit avec un accent de douceur angélique: «Je vous remercie, madame, de vos bontés; mais je ne puis rien dire sur le passé; on m'a arrêtée, j'étais dans mon tort, je ne me plains pas.—Mais d'où venez-vous? Où êtes-vous restée depuis votre départ de la Cité? Si vous êtes allée à la campagne chercher une existence honorable, dites-le, prouvez-le: nous ferons écrire à M. le préfet pour obtenir votre liberté; on vous rayera des registres de la police, et on encouragera vos bonnes résolutions.—Je vous en supplie, madame, ne m'interrogez pas, je ne pourrais vous répondre, a-t-elle repris.—Mais en sortant d'ici voulez-vous donc retourner dans cette affreuse maison?—Oh! jamais, s'est-elle écriée.—Que ferez-vous donc alors?—Dieu le sait», a-t-elle répondu en laissant retomber sa tête sur sa poitrine.
—Cela est étrange!... Et elle s'exprime...?
—En très-bons termes, madame; son maintien est timide, respectueux, mais sans bassesse; je dirai plus: malgré la douceur extrême de sa voix et de son regard, il y a parfois dans son accent, dans son attitude, une sorte de tristesse fière qui me confond. Si elle n'appartenait pas à la malheureuse classe dont elle fait partie, je croirais presque que cette fierté annonce une âme qui a la conscience de son élévation.
—Mais c'est tout un roman! s'écria Clémence, intéressée au dernier point, et trouvant, ainsi que le lui avait dit Rodolphe, que rien n'était souvent plus amusant à faire que le bien. Et quels sont ses rapports avec les autres prisonnières? Si elle est douée de l'élévation d'âme que vous lui supposez, elle doit bien souffrir au milieu de ses misérables compagnes?
—Mon Dieu, madame la marquise, pour moi qui observe par état et par habitude, tout dans cette jeune fille est un sujet d'étonnement. À peine ici depuis trois jours, elle possède déjà une sorte d'influence sur les autres détenues.
—En si peu de temps?
—Elles éprouvent pour elle non-seulement de l'intérêt, mais presque du respect.
—Comment! ces malheureuses...
—Ont quelquefois un instinct d'une singulière délicatesse pour reconnaître, deviner même les nobles qualités des autres. Seulement elles haïssent souvent les personnes dont elles sont obligées d'admettre la supériorité.
—Et elles ne haïssent pas cette pauvre jeune fille?
—Bien loin de là, madame: aucune d'elles ne la connaissait avant son entrée ici. Elles ont été d'abord frappées de sa beauté; ses traits, bien que d'une pureté rare, sont pour ainsi dire voilés par une pâleur touchante et maladive; ce mélancolique et doux visage leur a d'abord inspiré plus d'intérêt que de jalousie. Ensuite elle est très-silencieuse, autre sujet d'étonnement pour ces créatures qui, pour la plupart, tâchent toujours de s'étourdir à force de bruit, de paroles et de mouvements. Enfin, quoique digne et réservée, elle s'est montrée compatissante, ce qui a empêché ses compagnes de se choquer de sa froideur. Ce n'est pas tout. Il y a ici depuis un mois une créature indomptable surnommée la Louve, tant son caractère est violent, audacieux et bestial. C'est une fille de vingt ans, grande, virile, d'une figure assez belle, mais dure; nous sommes souvent forcés de la mettre au cachot pour vaincre sa turbulence. Avant-hier justement elle sortait de cellule, encore irritée de la punition qu'elle venait de subir; c'était l'heure du repas, la pauvre fille dont je vous parle ne mangeait pas; elle dit tristement à ses compagnes: «Qui veut mon pain?—Moi! dit d'abord la Louve.—Moi!» dit ensuite une créature presque contrefaite, appelée Mont-Saint-Jean, qui sert de risée, et quelquefois, malgré nous, de souffre-douleur aux autres détenues, quoiqu'elle soit grosse de plusieurs mois. La jeune fille donna d'abord son pain à cette dernière, à la grande colère de la Louve. «—C'est moi qui t'ai d'abord demandé ta ration, s'écria-t-elle furieuse.—C'est vrai, mais cette pauvre femme est enceinte, elle en a plus besoin que vous», répondit la jeune fille. La Louve néanmoins arracha le pain des mains de Mont-Saint-Jean et commença de vociférer en agitant son couteau. Comme elle est très-méchante et très-redoutée, personne n'osa prendre le parti de la pauvre Goualeuse, quoique toutes les détenues lui donnassent raison intérieurement.
—Comment dites-vous ce nom, madame?
—La Goualeuse... c'est le nom ou plutôt le surnom sous lequel a été écrouée ici ma protégée, qui, je l'espère, sera bientôt la vôtre, madame la marquise... Presque toutes ont ainsi des noms d'emprunt.
—Celui-ci est singulier...
—Il signifie, dans leur hideux langage, la chanteuse; car cette jeune fille a, dit-on, une très-jolie voix; je le crois sans peine, car son accent est enchanteur...
—Et comment a-t-elle échappé à cette vilaine Louve?
—Rendue plus furieuse encore par le sang-froid de la Goualeuse, elle courut à elle l'injure à la bouche, son couteau levé; toutes les prisonnières jetèrent un cri d'effroi... Seule, la Goualeuse, regardant sans crainte cette redoutable créature, lui sourit avec amertume, en lui disant de sa voix angélique: «Oh! tuez-moi, tuez-moi, je le veux bien... et ne me faites pas trop souffrir!» Ces mots, m'a-t-on rapporté, furent prononcés avec une simplicité si navrante que presque toutes les détenues en eurent les larmes aux yeux.
—Je le crois bien, dit Mme d'Harville, péniblement émue.
—Les plus mauvais caractères, reprit l'inspectrice, ont heureusement quelquefois de bons revirements. En entendant ces mots empreints d'une résignation déchirante, la Louve, remuée, a-t-elle dit plus tard, jusqu'au fond de l'âme, jeta son couteau par terre, le foula aux pieds, et s'écria: «J'ai eu tort de te menacer, la Goualeuse, car je suis plus forte que toi; tu n'as pas eu peur de mon couteau, tu es brave... j'aime les braves; aussi maintenant, si l'on voulait te faire du mal, c'est moi qui te défendrais...»
—Quel caractère singulier!
—L'exemple de la Louve augmenta encore l'influence de la Goualeuse, et aujourd'hui, chose à peu près sans exemple, presque aucune des prisonnières ne la tutoie; la plupart la respectent et s'offrent même à lui rendre tous les petits services qu'on peut se rendre entre prisonnières. Je me suis adressée à quelques détenues de son dortoir pour savoir la cause de la déférence qu'elles lui témoignaient. «—C'est plus fort que nous, m'ont-elles répondu, on voit bien que ce n'est pas une personne comme nous autres.—Mais qui vous l'a dit?—On ne nous l'a pas dit, cela se voit.—Mais encore à quoi?—À mille choses. D'abord, hier, avant de se coucher, elle s'est mise à genoux et a fait sa prière: pour qu'elle prie, comme a dit la Louve, il faut bien qu'elle en ait le droit.»
—Quelle observation étrange!
—Ces malheureuses n'ont aucun sentiment religieux, et elles ne se permettraient pourtant jamais ici un mot sacrilège ou impie; vous verrez, madame, dans toutes nos salles, des espèces d'autels où la statue de la Vierge est entourée d'offrandes et d'ornements faits par elles-mêmes. Chaque dimanche, il se brûle un grand nombre de cierges en ex-voto. Celles qui vont à la chapelle s'y comportent parfaitement; mais généralement l'aspect des lieux saints leur impose ou les effraye. Pour revenir à la Goualeuse, ses compagnes me disaient encore: «On voit qu'elle n'est pas comme nous autres, à son air doux, à sa tristesse, à la manière dont elle parle...—Et puis enfin, reprit brusquement la Louve, qui assistait à cet entretien, il faut bien qu'elle ne soit pas des nôtres; car ce matin... dans le dortoir, sans savoir pourquoi... nous étions honteuses de nous habiller devant elle...»
—Quelle bizarre délicatesse au milieu de tant de dégradation! s'écria Mme d'Harville.
—Oui, madame, devant les hommes et entre elles la pudeur leur est inconnue, et elles sont péniblement confuses d'être vues à demi vêtues par nous ou par les personnes charitables qui, comme vous, madame la marquise, visitent les prisons. Ainsi ce profond instinct de pudeur que Dieu a mis en nous se révèle encore, même chez ces créatures, à l'aspect des seules personnes qu'elles puissent respecter.
—Il est au moins consolant de retrouver quelques bons sentiments naturels plus forts que la dépravation.
—Sans doute, car ces femmes sont capables de dévouements qui, honnêtement placés, seraient très-honorables... Il est encore un sentiment sacré pour elles qui ne respectent rien, ne craignent rien: c'est la maternité; elles s'en honorent, elles s'en réjouissent; il n'y a pas de meilleures mères, rien ne leur coûte pour garder leur enfant auprès d'elles; elles s'imposent, pour l'élever, les plus pénibles sacrifices; car, ainsi qu'elles disent, ce petit être est le seul qui ne les méprise pas.
—Elles ont donc un sentiment profond de leur abjection?
—On ne les méprise jamais autant qu'elles se méprisent elles-mêmes... Chez quelques-unes dont le repentir est sincère, cette tache originelle du vice reste ineffaçable à leurs yeux, lors même qu'elles se trouvent dans une condition meilleure; d'autres deviennent folles, tant l'idée de leur abjection première est chez elle fixe et implacable. Aussi, madame, je ne serais pas étonnée que le chagrin profond de la Goualeuse ne fût causé par un remords de ce genre.
—Si cela est, en effet, quel supplice pour elle! Un remords que rien ne peut calmer!
—Heureusement, madame, pour l'honneur de l'espèce humaine, ces remords sont plus fréquents qu'on ne le croit; la conscience vengeresse ne s'endort jamais complètement; ou plutôt, chose étrange! quelquefois on dirait que l'âme veille pendant que le corps est assoupi; c'est une observation que j'ai faite de nouveau cette nuit à propos de ma protégée.
—De la Goualeuse?
—Oui, madame.
—Et comment donc cela?
—Assez souvent, lorsque les prisonnières sont endormies, je vais faire une ronde dans les dortoirs... Vous ne pouvez vous imaginer, madame... combien les physionomies de ces femmes différent d'expression pendant qu'elles dorment. Bon nombre d'entre elles, que j'avais vues le jour insouciantes, moqueuses, effrontées, hardies, me semblaient complètement changées lorsque le sommeil dépouillait leurs traits de toute exagération de cynisme; car le vice, hélas! a son orgueil. Oh! madame, que de tristes révélations sur ces visages alors abattus, mornes et sombres! que de tressaillements! que de soupirs douloureux involontairement arrachés par quelques rêves empreints sans doute d'une inexorable réalité!... Je vous parlais tout à l'heure, madame, de cette fille surnommée la Louve, créature indomptée, indomptable. Il y a quinze jours environ, elle m'injuria brutalement devant toutes les détenues; je haussai les épaules, mon indifférence exaspéra sa rage... Alors, pour me blesser sûrement, elle s'imagina de me dire je ne sais quelles ignobles injures sur ma mère... qu'elle avait souvent vue venir me visiter ici...
—Ah! quelle horreur!...
—Je l'avoue, toute stupide qu'était cette attaque, elle me fit mal... La Louve s'en aperçut et triompha. Ce soir-là, vers minuit, j'allai faire inspection dans les dortoirs; j'arrivai près du lit de la Louve, qui ne devait être mise en cellule que le lendemain matin; je fus frappée, je dirai presque de la douceur de sa physionomie, comparée à l'expression dure et insolente qui lui était habituelle; ses traits semblaient suppliants, pleins de tristesse et de contrition; ses lèvres étaient à demi ouvertes, sa poitrine oppressée; enfin, chose qui me parut incroyable... car je la croyais impossible, deux larmes, deux grosses larmes coulaient des yeux de cette femme au caractère de fer!... Je la contemplais en silence depuis quelques minutes, lorsque je l'entendis prononcer ces mots: «Pardon... pardon!... sa mère!...» J'écoutais plus attentivement, mais tout ce que je pus saisir au milieu d'un murmure presque inintelligible, fut mon nom... Mme Armand... prononcé avec un soupir.
—Elle se repentait pendant son sommeil d'avoir injurié votre mère...
—Je l'ai cru... et cela m'a rendue moins sévère. Sans doute, aux yeux de ses compagnes elle avait voulu, par une déplorable vanité, exagérer encore sa grossièreté naturelle; peut-être un bon instinct la faisait se repentir pendant son sommeil.
—Et le lendemain, vous témoigna-t-elle quelque regret de sa conduite passée?
—Aucun; elle se montra, comme toujours, grossière, farouche et emportée. Je vous assure pourtant, madame, que rien ne dispose plus à la pitié que ces observations dont je vous parle. Je me persuade, illusion peut-être! que pendant leur sommeil ces infortunées redeviennent meilleures, ou plutôt redeviennent elles-mêmes, avec tous leurs défauts, il est vrai, mais parfois aussi avec quelques bons instincts non plus dissimulés par une détestable forfanterie de vice. De tout ceci j'ai été amenée à croire que ces créatures sont généralement moins méchantes qu'elles n'affectent de le paraître; agissant d'après cette conviction, j'ai souvent obtenu des résultats impossibles à réaliser si j'avais complètement désespéré d'elles.
Mme d'Harville ne pouvait cacher sa surprise de trouver tant de bon sens, tant de haute raison joints à des sentiments d'humanité si élevés, si pratiques, chez une obscure inspectrice de filles perdues.
—Mon Dieu, madame, reprit Clémence, vous avez une telle manière d'exercer vos tristes fonctions qu'elles doivent être pour vous des plus intéressantes. Que d'observations, que d'études curieuses, mais surtout que de bien vous pouvez, vous devez faire!
—Le bien est très-difficile à obtenir: ces femmes ne restent ici que peu de temps; il est donc difficile d'agir très-efficacement sur elles; il faut se borner à semer... dans l'espoir que quelques-uns de ces bons germes fructifieront un jour... Parfois cet espoir se réalise.
—Mais il vous faut, madame, un grand courage, une grande vertu pour ne pas reculer devant l'ingratitude d'une tâche qui vous donne de si rares satisfactions!
—La conscience de remplir un devoir soutient et encourage; puis quelquefois on est récompensé par d'heureuses découvertes: ce sont çà et là quelques éclaircies dans des cœurs que l'on aurait crus tout d'abord absolument ténébreux.
—Il n'importe; les femmes comme vous doivent être bien rares, madame.
—Non, non, je vous assure; ce que je fais, d'autres le font avec plus de succès et d'intelligence que moi... Une des inspectrices de l'autre quartier de Saint-Lazare, destinée aux prévenues de différents crimes, vous intéresserait bien davantage... Elle me racontait ce matin l'arrivée d'une jeune fille prévenue d'infanticide. Jamais je n'ai rien entendu de plus déchirant... Le père de cette malheureuse, un honnête artisan lapidaire, est devenu fou de douleur en apprenant la honte de sa fille; il paraît que rien n'était plus affreux que la misère de toute cette famille, logée dans une misérable mansarde de la rue du Temple.
—La rue du Temple! s'écria Mme d'Harville étonnée, quel est le nom de cet artisan?
—Sa fille s'appelle Louise Morel...
—C'est bien cela...
—Elle était au service d'un homme respectable, M. Jacques Ferrand, notaire.
—Cette pauvre famille m'avait été recommandée, dit Clémence en rougissant; mais j'étais loin de m'attendre à la voir frappée de ce nouveau coup terrible... Et Louise Morel?
—Se dit innocente: elle jure que son enfant était mort... et il paraît que ces paroles ont l'accent de la vérité. Puisque vous vous intéressez à sa famille, madame la marquise, si vous étiez assez bonne pour daigner la voir, cette marque de votre bonté calmerait son désespoir, qu'on dit effrayant.
—Certainement je la verrai; j'aurai ici deux protégées au lieu d'une... Louise Morel et la Goualeuse... car tout ce que vous me dites de cette pauvre fille me touche à un point extrême... Mais que faut-il faire pour obtenir sa liberté? Ensuite je la placerais, je me chargerais de son avenir...
—Avec les relations que vous devez avoir, madame la marquise, il vous sera très-facile de la faire sortir de prison du jour au lendemain. Cela dépend absolument de la volonté de M. le préfet de police... la recommandation d'une personne considérable serait décisive auprès de lui. Mais me voici bien loin, madame, de l'observation que j'avais faite sur le sommeil de la Goualeuse. Et à ce propos je dois vous avouer que je ne serais pas étonnée qu'au sentiment profondément douloureux de sa première abjection se joignit un autre chagrin... non moins cruel.
—Que voulez-vous dire, madame?
—Peut-être me trompé-je... mais je ne serais pas étonnée que cette jeune fille, sortie par je ne sais quel événement de la dégradation où elle était d'abord plongée, eût éprouvé... éprouvât peut-être un amour honnête... qui fût à la fois son bonheur et son tourment...
—Et pour quelle raison croyez-vous cela?
—Le silence obstiné qu'elle garde sur l'endroit où elle a passé les trois mois qui ont suivi son départ de la Cité me donne à penser qu'elle craint de se faire réclamer par les personnes chez qui peut-être elle avait trouvé un refuge.
—Et pourquoi cette crainte?
—Parce qu'il lui faudrait avouer un passé qu'on ignore sans doute.
—En effet, ses vêtements de paysanne...
—Puis une dernière circonstance est venue renforcer mes soupçons. Hier au soir, en allant faire mon inspection dans le dortoir, je me suis approchée du lit de la Goualeuse; elle dormait profondément; au contraire de ses compagnes, sa figure était calme et sereine; ses grands cheveux blonds, à demi détachés sous sa cornette, tombaient en profusion sur son cou et sur ses épaules. Elle tenait ses deux petites mains jointes et croisées sur son sein, comme si elle se fût endormie en priant... Je contemplais depuis quelques moments avec attendrissement cette angélique figure, lorsqu'à voix basse et avec un accent à la fois respectueux, triste et passionné elle prononça un nom...
—Et ce nom?
Après un moment de silence, Mme Armand reprit gravement:
—Bien que je considère comme sacré ce que l'on peut surprendre pendant le sommeil, vous vous intéressez si généreusement à cette infortunée, madame, que je puis vous confier ce secret... Ce nom était Rodolphe...
—Rodolphe! s'écria Mme d'Harville en songeant au prince. Puis, réfléchissant qu'après tout Son Altesse le grand-duc de Gerolstein ne pouvait avoir aucun rapport avec le Rodolphe de la pauvre Goualeuse, elle dit à l'inspectrice, qui semblait étonnée de son exclamation:
—Ce nom m'a surprise, madame, car, par un hasard singulier... un de mes parents le porte aussi; mais tout ce que vous m'apprenez de la Goualeuse m'intéresse de plus en plus... Ne pourrais-je pas la voir aujourd'hui... tout à l'heure?...
—Si, madame; je vais, si vous le désirez, la chercher... Je pourrai m'informer aussi de Louise Morel, qui est dans l'autre quartier de la prison.
—Je vous en serai très-obligée, madame, répondit Mme d'Harville, qui resta seule.
«C'est singulier, se dit-elle; je ne puis me rendre compte de l'impression étrange que m'a causée ce nom de Rodolphe... En vérité, je suis folle! Entre lui... et une créature pareille, quels rapports peuvent exister? Puis, après un moment de silence, la marquise ajouta: Il avait raison!... combien tout cela m'intéresse!... L'esprit, le cœur s'agrandissent lorsqu'on les applique à de si nobles occupations!... Ainsi qu'il le dit, il semble que l'on participe un peu au pouvoir de la Providence en secourant ceux qui méritent... Et puis, ces excursions dans un monde que nous ne soupçonnons même pas sont si attachantes, si amusantes, comme il se plaît à le dire! Quel roman me donnerait ces émotions touchantes, exciterait à ce point ma curiosité?... Cette pauvre Goualeuse, par exemple, d'après ce qu'on vient de me dire, m'inspire une pitié profonde; je me laisse aveuglément aller à cette commisération, car la surveillante a trop d'expérience pour se tromper à l'égard de notre protégée... Et cette autre infortunée... la fille de l'artisan... que le prince a si généreusement secouru en mon nom! Pauvres gens! leur misère affreuse lui a servi de prétexte pour me sauver... J'ai échappé à la honte, à la mort peut-être... par un mensonge hypocrite: cette tromperie me pèse, mais je l'expierai à force de bienfaisance... cela me sera si facile!... Il est si doux de suivre les nobles conseils de Rodolphe!... C'est encore l'aimer que de lui obéir!... Oh! je le sens avec ivresse... son souffle seul anime et féconde la nouvelle vie qu'il m'a créée pour la consolation de ceux qui souffrent... j'éprouve une adorable jouissance à n'agir que par lui, à n'avoir d'autres idées que les siennes... car je l'aime... oh! oui, je l'aime! et toujours il ignorera cette éternelle passion de ma vie...»
Pendant que Mme d'Harville attend la Goualeuse, nous conduirons le lecteur au milieu des détenues.
VII
Mont-Saint-Jean
Deux heures sonnaient à l'horloge de la prison de Saint-Lazare.
Au froid qui régnait depuis quelques jours avait succédé une température douce, tiède, presque printanière; les rayons du soleil se reflétaient dans l'eau d'un grand bassin carré, à margelles de pierre, situé au milieu d'une cour plantée d'arbres et entourée de hautes murailles noirâtres, percées de nombreuses fenêtres grillées; des bancs de bois étaient scellés çà et là dans cette vaste enceinte pavée, qui servait de promenade aux détenues.
Le tintement d'une cloche annonçant l'heure de la récréation, les prisonnières débouchèrent en tumulte par une porte épaisse et guichetée qu'on leur ouvrit.
Ces femmes, uniformément vêtues, portaient des cornettes noires et de longs sarraus d'étoffe de laine bleue, serrés par une ceinture à boucle de fer. Elles étaient là deux cents prostituées, condamnées pour contraventions aux ordonnances particulières qui les régissent et les mettent en dehors de la loi commune.
Au premier abord, leur aspect n'avait rien de particulier; mais, en les observant plus attentivement, on reconnaissait sur presque toutes ces physionomies les stigmates presque ineffaçables du vice et surtout de l'abrutissement qu'engendrent l'ignorance et la misère.
À l'aspect de ces rassemblements de créatures perdues, on ne peut s'empêcher de songer avec tristesse que beaucoup d'entre elles ont été pures et honnêtes au moins pendant quelque temps. Nous faisons cette restriction, parce qu'un grand nombre ont été viciées, corrompues, dépravées, non pas seulement dès leur jeunesse, mais dès leur plus tendre enfance... mais dès leur naissance, si cela se peut dire, ainsi qu'on le verra plus tard...
On se demande donc avec une curiosité douloureuse quel enchaînement de causes funestes a pu amener là celles de ces misérables qui ont connu la pudeur et la chasteté.
Tant de pentes diverses inclinent à cet égout!...
C'est rarement la passion de la débauche pour la débauche, mais le délaissement, mais le mauvais exemple, mais l'éducation perverse, mais surtout la faim, qui conduisent tant de malheureuses à l'infamie; car les classes pauvres payent seules à la civilisation cet impôt de l'âme et du corps.
Lorsque les détenues se précipitèrent en courant et en criant dans le préau, il était facile de voir que la seule joie de sortir de leurs ateliers ne les rendait pas si bruyantes. Après avoir fait irruption par l'unique porte qui conduisait à la cour, cette foule s'écarta et fit cercle autour d'un être informe, qu'on accablait de huées.
C'était une petite femme de trente-six à quarante ans, courte, ramassée, contrefaite, ayant le cou enfoncé entre des épaules inégales. On lui avait arraché sa cornette; et ses cheveux, d'un blond ou plutôt d'un jaune blafard, hérissés, emmêlés, nuancés de gris, retombaient sur son front bas et stupide. Elle était vêtue d'un sarrau bleu comme les autres prisonnières et portait sous son bras droit un petit paquet enveloppé d'un mauvais mouchoir à carreaux, troué. Elle tâchait, avec son coude gauche, de parer les coups qu'on lui portait.
Rien de plus tristement grotesque que les traits de cette malheureuse: c'était une ridicule et hideuse figure, allongée en museau, ridée, tannée, sordide, d'une couleur terreuse, percée de deux narines et de deux petits yeux rouges bridés et éraillés; tour à tour colère ou suppliante, elle grondait, elle implorait, mais on riait encore plus de ses plaintes que de ses menaces.
Cette femme était le jouet des détenues.
Une chose aurait dû pourtant la garantir de ces mauvais traitements... elle était grosse.
Mais sa laideur, son imbécillité et l'habitude qu'on avait de la regarder comme une victime vouée à l'amusement général, rendaient ses persécutrices implacables malgré leur respect ordinaire pour la maternité.
Parmi les ennemies les plus acharnées de Mont-Saint-Jean (c'était le nom du souffre-douleur), on remarquait la Louve.
La Louve était une grande fille de vingt ans, leste, virilement découplée, et d'une figure assez régulière; ses rudes cheveux noirs se nuançaient de reflets roux; l'ardeur du sang couperosait son teint; un duvet brun ombrageait ses lèvres charnues; ses sourcils châtains, épais et drus, se rejoignaient entre eux, au-dessus de ses grands yeux fauves; quelque chose de violent, de farouche, de bestial, dans l'expression de la physionomie de cette femme; une sorte de rictus habituel, qui, retroussant surtout sa lèvre supérieure lors de ses accès de colère, laissait voir ses dents blanches et écartées, expliquait son surnom de la Louve.
Néanmoins, on lisait sur ce visage plus d'audace et d'insolence que de cruauté; en un mot, on comprenait que, plutôt viciée que foncièrement mauvaise, cette femme fût encore susceptible de quelques bons mouvements, ainsi que l'inspectrice venait de le raconter à Mme d'Harville.
—Mon Dieu! Mon Dieu! qu'est-ce que je vous ai donc fait? criait Mont-Saint-Jean en se débattant au milieu de ses compagnes. Pourquoi vous acharnez-vous après moi?...
—Parce que ça nous amuse.
—Parce que tu n'es bonne qu'à être tourmentée...
—C'est ton état.
—Regarde-toi... tu verras, que tu n'as pas le droit de te plaindre...
—Mais vous savez bien que je ne me plains qu'à la fin... je souffre tant que je peux.
—Eh bien! nous te laisserons tranquille si tu nous dis pourquoi tu t'appelles Mont-Saint-Jean.
—Oui, oui, raconte-nous ça.
—Eh! Je vous l'ai dit cent fois, c'est un ancien soldat que j'ai aimé dans les temps, et qu'on appelait ainsi parce qu'il avait été blessé à la bataille de Mont-Saint-Jean... J'ai gardé son nom, là... Maintenant êtes-vous contentes? Quand vous me ferez répéter toujours la même chose?
—S'il te ressemblait, il était frais, ton soldat!
—Ça devait être un invalide...
—Un restant d'homme...
—Combien avait-il d'yeux de verre?
—Et de nez de fer-blanc?
—Il fallait qu'il eût les deux jambes et les deux bras de moins, avec ça sourd et aveugle... pour vouloir de toi...
—Je suis laide, un vrai monstre... je le sais bien, allez. Dites-moi des sottises, moquez vous de moi tant que vous voudrez... ça m'est égal; mais ne me battez pas, je ne demande que ça.
—Qu'est-ce que tu as dans ce vieux mouchoir? dit la Louve.
—Oui!... oui!... qu'est-ce qu'elle a là?
—Qu'elle nous le montre!
—Voyons! voyons!
—Oh! non, je vous en supplie!... s'écria la misérable en serrant de toutes ses forces son petit paquet entre ses mains.
—Il faut lui prendre...
—Oui, arrache-lui... la Louve!
—Mon Dieu! faut-il que vous soyez méchantes, allez... mais laissez donc ça... laissez donc ça...
—Qu'est-ce que c'est?
—Eh bien! c'est un commencement de layette pour mon enfant... je fais ça avec les vieux morceaux de linge dont personne ne veut et que je ramasse; ça vous est égal, n'est-ce pas?
—Oh! la layette du petit à Mont-Saint-Jean! C'est ça qui doit être farce!
—Voyons!!
—La layette... la layette!
—Elle aura pris mesure sur le petit chien de la gardienne... bien sûr...
—À vous, à vous, la layette! cria la Louve en arrachant le paquet des mains de Mont-Saint-Jean.
Le mouchoir presque en lambeaux se déchira, bon nombre de rognures d'étoffes de toutes couleurs et de vieux morceaux de linge à demi façonnés voltigèrent dans la cour et furent foulés aux pieds par les prisonnières, qui redoublèrent de huées et d'éclats de rire.
—Que ça de guenilles!
—On dirait le fond de la hotte d'un chiffonnier!
—En voilà des échantillons de vieilles loques!
—Quelle boutique!...
—Et pour coudre tout ça...
—Il y aura plus de fil que d'étoffe...
—Ça fait des broderies!
—Tiens, rattrape-les maintenant tes haillons... Mont-Saint-Jean!
—Faut-il être méchant, mon Dieu! faut-il être méchant! s'écria la pauvre créature en courant çà et là après les chiffons qu'elle tâchait de ramasser, malgré les bourrades qu'on lui donnait. Je n'ai jamais fait de mal à personne, ajouta-t-elle en pleurant, je leur ai offert, pour qu'elles me laissent tranquille, de leur rendre tous les services qu'elles voudraient, de leur donner la moitié de ma ration, quoique j'aie bien faim; eh bien! non, non, c'est tout de même... Mais qu'est-ce qu'il faut donc que je fasse pour avoir la paix?... Elles n'ont pas seulement pitié d'une pauvre femme enceinte! Faut être plus sauvage que des bêtes... J'avais eu tant de peine à ramasser ces petits bouts de linge! Avec quoi voulez-vous que je fasse la layette de mon enfant, puisque je n'ai de quoi rien acheter? À qui ça fait-il du tort de ramasser ce que personne ne veut plus, puisqu'on le jette. Mais tout à coup Mont-Saint-Jean s'écria avec un accent d'espoir: Oh! puisque vous voilà... la Goualeuse... je suis sauvée... parlez-leur pour moi... elles vous écouteront, bien sûr, puisqu'elles vous aiment autant qu'elles me haïssent.
La Goualeuse, arrivant la dernière des détenues, entrait alors dans le préau.
Fleur-de-Marie portait le sarrau bleu et la cornette noire des prisonnières; mais, sous ce grossier costume, elle était encore charmante. Pourtant, depuis son enlèvement de la ferme de Bouqueval (enlèvement dont nous expliquerons plus tard l'issue), ses traits semblaient profondément altérés; sa pâleur, autrefois légèrement rosée, était mate comme la blancheur de l'albâtre; l'expression de sa physionomie avait aussi changé: elle était alors empreinte d'une sorte de dignité triste.
Fleur-de-Marie sentait qu'accepter courageusement les douloureux sacrifices de l'expiation, c'est presque atteindre à la hauteur de la réhabilitation.
—Demandez-leur donc grâce pour moi, la Goualeuse, reprit Mont-Saint-Jean, implorant la jeune fille; voyez comme elles traînent dans la cour tout ce que j'avais rassemblé avec tant de peine pour commencer la layette de mon enfant... Quel beau plaisir ça peut-il leur faire?
Fleur-de-Marie ne dit mot, mais elle se mit à ramasser activement un à un, sous les pieds des détenues, tous les chiffons qu'elle put recueillir.
Une prisonnière retenait méchamment sous son sabot une sorte de brassière de grosse toile bise; Fleur-de-Marie, toujours baissée, leva sur cette femme son regard enchanteur et lui dit de sa voix douce:
—Je vous en prie, laissez-moi reprendre cela, au nom de cette pauvre femme qui pleure...
La détenue recula son pied...
La brassière fut sauvée ainsi que presque tous les autres haillons, que la Goualeuse conquit ainsi pièce à pièce.
Il lui restait à récupérer un petit bonnet d'enfant que deux détenues se disputaient en riant. Fleur-de-Marie leur dit:
—Voyons, soyez tout à fait bonnes... rendez-lui ce petit bonnet...
—Ah! bien oui... c'est donc pour un arlequin au maillot, ce bonnet! il est fait d'un morceau d'étoffe grise, avec des pointes en futaine vertes et noires, et une doublure de toile à matelas.
Ceci était exact.
Cette description du bonnet fut accueillie avec des huées et des rires sans fin.
—Moquez-vous-en, mais rendez-le-moi, disait Mont-Saint-Jean, et surtout ne le traînez pas dans le ruisseau comme le reste... Pardon de vous avoir fait salir les mains pour moi, la Goualeuse, ajouta Mont-Saint-Jean d'une voix reconnaissante.
—À moi le bonnet d'arlequin! dit la Louve, qui s'en empara et l'agita en l'air comme un trophée.
—Je vous en supplie, donnez-le-moi, dit la Goualeuse.
—Non, c'est pour le rendre à Mont-Saint-Jean!
—Certainement.
—Ah! bah! ça en vaut bien la peine... une pareille guenille!
—C'est parce que Mont-Saint-Jean, pour habiller son enfant, n'a que des guenilles... que vous devriez avoir pitié d'elle, la Louve, dit tristement Fleur-de-Marie en étendant la main vers le bonnet.
—Vous ne l'aurez pas! reprit brutalement la Louve; ne faudrait-il pas toujours vous céder, à vous, parce que vous êtes la plus faible?... Vous abusez de cela à la fin!...
—Où serait le mérite de me céder... si j'étais la plus forte?... répondit la Goualeuse avec un demi-sourire plein de grâce.
—Non, non; vous voulez encore m'entortiller avec votre petite voix douce... Vous ne l'aurez pas.
—Voyons, la Louve, ne soyez pas méchante...
—Laissez-moi tranquille, vous m'ennuyez...
—Je vous en prie!...
—Tiens! ne m'impatiente pas... j'ai dit non, c'est non! s'écria la Louve tout à fait irritée.
—Ayez donc pitié d'elle... voyez comme elle pleure!
—Qu'est-ce que ça me fait, à moi?... tant pis pour elle! Elle est notre souffre-douleur...
—C'est vrai, c'est vrai... il ne fallait pas lui rendre ses loques, murmuraient les détenues, entraînées par l'exemple de la Louve. Tant pis pour Mont-Saint-Jean!...
—Vous avez raison, tant pis pour elle! dit Fleur-de-Marie avec amertume, elle est votre souffre-douleur... elle doit se résigner... ses gémissements vous amusent... ses larmes vous font rire... Il vous faut bien passer le temps à quelque chose! On la tuerait sur place qu'elle n'aurait rien à dire... Vous avez raison, la Louve, cela est juste!... Cette pauvre femme ne fait de mal à personne, elle ne peut pas se défendre, elle est seule contre toutes... vous l'accablez... cela est surtout bien brave et bien généreux!
—Nous sommes donc des lâches? s'écria la Louve emportée par la violence de son caractère et par son impatience de toute contradiction. Répondras-tu! Sommes-nous des lâches, hein? reprit-elle de plus en plus irritée.
Des rumeurs menaçantes pour la Goualeuse commencèrent à se faire entendre.
Les détenues offensées se rapprochèrent et l'entourèrent en vociférant, oubliant ou plutôt se révoltant contre l'ascendant que la jeune fille avait jusqu'alors pris sur elles.
—Elle nous appelle lâches!
—De quel droit vient-elle nous blâmer?
—Est-ce qu'elle est plus que nous?
—Nous avons été trop bonnes enfants avec elle.
—Et maintenant elle veut prendre des airs avec nous.
—Si ça nous plaît de faire de la misère à Mont-Saint-Jean, qu'est-ce qu'elle a à dire?
—Puisque c'est comme ça, tu seras encore plus battue qu'auparavant, entends-tu, Mont-Saint-Jean?
—Tiens, voilà pour commencer, dit l'une en lui donnant un coup de poing.
—Et si tu te mêles encore de ce qui ne te regarde pas, la Goualeuse, on te traitera de même.
—Oui!... oui!
—Ça n'est pas tout! cria la Louve; il faut que la Goualeuse nous demande pardon de nous avoir appelées lâches! C'est vrai... si on la laissait faire, elle finirait par nous manger la laine sur le dos. Nous sommes bien bêtes, aussi... de ne pas nous apercevoir de ça!
—Qu'elle nous demande pardon!
—À genoux!
—À deux genoux!
—Ou nous allons la traiter comme Mont-Saint-Jean, sa protégée.
—À genoux! à genoux!
—Ah! nous sommes des lâches!
—Répète-le donc, hein!
Fleur-de-Marie ne s'émut pas de ces cris furieux; elle laissa passer la tourmente; puis, lorsqu'elle put se faire entendre, promenant sur les prisonnières son beau regard calme et mélancolique, elle répondit à la Louve, qui vociférait de nouveau:
—Ose donc répéter que nous sommes des lâches!»
—Vous? Non, non, c'est cette pauvre femme dont vous avez déchiré les vêtements, que vous avez battue, traînée dans la boue: c'est elle qui est lâche... Ne voyez-vous pas comme elle pleure, comme elle tremble en vous regardant? Encore une fois, c'est elle qui est lâche, puisqu'elle a peur de vous!
L'instinct de Fleur-de-Marie la servait parfaitement. Elle eût invoqué la justice, le devoir, pour désarmer l'acharnement stupide et brutal des prisonnières contre Mont-Saint-Jean, qu'elle n'eût pas été écoutée. Elle les émut en s'adressant à ce sentiment de générosité naturelle qui jamais ne s'éteint tout à fait, même dans les masses les plus corrompues.
La Louve et ses compagnes murmurèrent encore, mais elles se sentaient, elles s'avouaient lâches.
Fleur-de-Marie ne voulut pas abuser de ce premier triomphe et continua:
—Votre souffre-douleur ne mérite pas de pitié, dites-vous; mais, mon Dieu! son enfant en mérite, lui! Ne ressent-il pas les coups que vous donnez à sa mère? Quand elle vous crie «grâce!» ce n'est pas pour elle... c'est pour son enfant! Quand elle vous demande un peu de votre pain, si vous en avez de trop, parce qu'elle a plus faim que d'habitude, ce n'est pas pour elle... c'est pour son enfant!... Quand elle vous supplie, les larmes aux yeux, d'épargner ses haillons qu'elle a eu tant de peine à rassembler, ce n'est pas pour elle... c'est pour son enfant! Ce pauvre petit bonnet de pièces et de morceaux doublé de toile à matelas, dont vous vous moquez tant, est bien risible... peut-être; pourtant, à moi, rien qu'à le voir, il me donne envie de pleurer, je vous l'avoue... Moquez-vous de moi et de Mont-Saint-Jean, si vous voulez.
Les détenues ne rirent pas.
La Louve regarda même tristement ce petit bonnet qu'elle tenait encore à la main.
—Mon Dieu! reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux du revers de sa main blanche et délicate, je sais que vous n'êtes pas méchantes... Vous tourmentez Mont-Saint-Jean par désœuvrement, non par cruauté. Mais vous oubliez qu'ils sont deux... elle et son enfant. Elle le tiendrait entre ses bras qu'il la protégerait contre vous... Non-seulement vous ne la battriez pas, de peur de faire du mal à ce pauvre innocent, mais s'il avait froid, vous donneriez à sa mère tout ce que vous pourriez pour le couvrir, n'est-ce pas, la Louve?
—C'est vrai... un enfant, qui est-ce qui n'en aurait pas pitié?...
—C'est tout simple, ça...
—S'il avait faim, vous vous ôteriez le pain de la bouche pour lui, n'est-ce pas, la Louve?
—Oui, et de bon cœur... je ne suis pas plus méchante qu'une autre.
—Ni nous non plus...
—Un pauvre petit innocent!
—Qu'est-ce qui aurait le cœur de vouloir lui faire mal?
—Faudrait être des monstres!
—Des sans-cœur!
—Des bêtes sauvages!
—Je vous le disais bien, reprit Fleur-de-Marie, que vous n'étiez pas méchantes; vous êtes bonnes, votre tort c'est de ne pas réfléchir que Mont-Saint-Jean, au lieu d'avoir son enfant dans ses bras pour vous apitoyer... l'a dans son sein... voilà tout...
—Voilà tout! reprit la Louve avec exaltation, non, ça n'est pas tout. Vous avez raison, la Goualeuse, nous étions des lâches... et vous êtes brave d'avoir osé nous le dire, et vous êtes brave de n'avoir pas tremblé après nous l'avoir dit. Voyez-vous, nous avons beau dire et beau faire, nous débattre contre ça, que vous n'êtes pas une créature comme nous autres, faut toujours finir par en convenir... Ça me vexe, mais ça est... Tout à l'heure encore nous avons eu tort... vous étiez plus courageuse que nous...
—C'est vrai qu'il lui a fallu du courage à cette blondinette pour nous dire comme ça nos vérités en face...
—Oh! mais, c'est que ces yeux bleus tout doux, tout doux, une fois que ça s'y met...
—Ça devient des vrais petits lions.
—Pauvre Mont-Saint-Jean! Elle lui doit une fière chandelle!
—Après tout, c'est que c'est vrai, quand nous battons Mont-Saint-Jean, nous battons son enfant.
—Je n'avais pas pensé à cela.
—Ni moi non plus.
—Mais la Goualeuse, elle, pense à tout.
—Et battre un enfant... c'est affreux!
—Pas une de nous n'en serait capable.
Rien de plus mobile que les passions populaires; rien de plus brusque, de plus rapide que leurs retours du mal au bien et du bien au mal.
Quelques simples et touchantes paroles de Fleur-de-Marie avaient opéré une réaction subite en faveur de Mont-Saint-Jean, qui pleurait d'attendrissement.
Tous les cœurs étaient émus, parce que, nous l'avons dit, les sentiments qui se rattachent à la maternité sont toujours vifs et puissants chez les malheureuses dont nous parlons.
Tout à coup la Louve, violente et exaltée en toute chose, prit le petit bonnet qu'elle tenait à la main, en fit une sorte de bourse, fouilla dans sa poche, en tira vingt sous, les jeta dans le bonnet et s'écria en le présentant à ses compagnes:
—Je mets vingt sous pour acheter de quoi faire une layette au petit de Mont-Saint-Jean. Nous taillerons et nous coudrons tout nous-mêmes, afin que la façon ne lui coûte rien...
—Oui... oui...
—C'est ça!... cotisons-nous!...
—J'en suis!
—Fameuse idée!
—Pauvre femme!
—Elle est laide comme un monstre... mais elle est mère comme une autre...
—La Goualeuse avait raison, au fait, c'est à pleurer toutes les larmes de son corps que de voir cette malheureuse layette de haillons.
—Je mets dix sous.
—Moi trente.
—Moi vingt.
—Moi, quatre sous... je n'ai que ça.
—Moi, je n'ai rien... mais je vends ma ration de demain pour mettre à la masse. Qui me l'achète?
—Moi, dit la Louve, je mets dix sous pour toi... mais tu garderas ta ration, et Mont-Saint-Jean aura une layette comme une princesse.
Exprimer la surprise, la joie de Mont-Saint-Jean serait impossible; son grotesque et laid visage, inondé de larmes, devenait presque touchant. Le bonheur, la reconnaissance y rayonnaient.
Fleur-de-Marie aussi était bien heureuse, quoiqu'elle eût été obligée de dire à la Louve, quand celle-ci lui tendit le petit bonnet:
—Je n'ai pas d'argent... mais je travaillerai tant qu'on voudra...
—Oh! mon bon petit ange du paradis, s'écria Mont-Saint-Jean en tombant aux genoux de la Goualeuse, et en tâchant de lui prendre la main pour la baiser; qu'est-ce que je vous ai donc fait pour que vous soyez aussi charitable pour moi, et toutes ces dames aussi? C'est-il bien possible, mon bon Dieu sauveur!... Une layette pour mon enfant, une bonne layette, tout ce qu'il lui faudra? Qui aurait jamais cru cela pourtant! J'en deviendrai folle, c'est sûr. Moi qui tout à l'heure étais le pâtiras de tout le monde, en un rien de temps, parce que vous leur avez dit... quelque chose... de votre chère petite voix de séraphin... voilà que vous les retournez de mal à bien, voilà qu'elles m'aiment à cette heure. Et moi aussi, je les aime. Elles sont si bonnes! J'avais tort de me fâcher. Étais-je donc bête, et injuste, et ingrate; tout ce qu'elles me faisaient, c'était pour rire, elles ne me voulaient pas de mal, c'était pour mon bien, en voilà la preuve. Oh! maintenant on m'assommerait sur la place que je ne dirais pas ouf. J'étais par trop susceptible aussi!
—Nous avons quatre-vingt-huit francs et sept sous, dit la Louve en finissant, de compter le montant de la collecte, qu'elle enveloppa dans le petit bonnet. Qui est-ce qui sera la trésorière jusqu'à ce qu'on ait employé l'argent! Faut pas le donner à Mont-Saint-Jean, elle est trop sotte.
—Que la Goualeuse garde l'argent, cria-t-on tout d'une voix.
—Si vous m'en croyez, dit Fleur-de-Marie, vous prierez l'inspectrice, Mme Armand, de se charger de cette somme et de faire les emplettes nécessaires à la layette; et puis, qui sait? Mme Armand sera sensible à la bonne action que vous avez faite, et peut-être demandera-t-elle qu'on ôte quelques jours de prison à celles qui sont bien notées... Eh bien! la Louve, ajouta Fleur-de-Marie en prenant sa compagne par le bras, est-ce que vous ne vous sentez pas plus contente que tout à l'heure, quand vous jetiez au vent les pauvres haillons de Mont-Saint-Jean?
La Louve ne répondit pas d'abord.
À l'exaltation généreuse qui avait un moment animé ses traits succédait une sorte de défiance farouche.
Fleur-de-Marie la regardait avec surprise, ne comprenant rien à ce changement subit.
—Goualeuse... venez... j'ai à vous parler, dit la Louve d'un air sombre.
Et, se détachant du groupe des détenues, elle emmena brusquement Fleur-de-Marie près du bassin à margelles de pierre creusé au milieu du préau. Un banc était tout près.
La Louve et la Goualeuse s'y assirent et se trouvèrent ainsi presque isolées de leurs compagnes.
VIII
La Louve et la Goualeuse
Nous croyons fermement à l'influence de certains caractères dominateurs, assez sympathiques aux masses, assez puissants sur elles pour leur imposer le bien ou le mal.
Les uns, audacieux, emportés, indomptables, s'adressant aux mauvaises passions, les soulèveront comme l'ouragan soulève l'écume de la mer; mais, ainsi que tous les orages, ces orages seront aussi furieux qu'éphémères; à ces funestes effervescences succéderont de sourds ressentiments de tristesse, de malaise, qui empireront les plus misérables conditions. Le déboire d'une violence est toujours amer, le réveil d'un excès toujours pénible.
La Louve, si l'on veut, personnifiera cette influence funeste.
D'autres organisations, plus rares, parce qu'il faut que leurs généreux instincts soient fécondés par l'intelligence, et que chez elles l'esprit soit au niveau du cœur, d'autres, disons-nous, inspireront le bien, ainsi que les premiers inspirent le mal. Leur action pénétrera doucement les âmes, comme les tièdes rayons du soleil pénètrent les corps d'une chaleur vivifiante... comme la fraîche rosée d'une nuit d'été imbibe la terre aride et brûlante.
Fleur-de-Marie, si l'on veut, personnifiera cette influence bienfaisante.
La réaction en bien n'est pas brusque comme la réaction en mal; ses effets se prolongent davantage. C'est quelque chose d'onctueux, d'ineffable, qui peu à peu détend, calme, épanouit les cœurs les plus endurcis et leur fait goûter une sensation d'une inexprimable sérénité.
Malheureusement le charme cesse.
Après avoir entrevu de célestes clartés, les gens pervers retombent dans les ténèbres de leur vie habituelle; le souvenir des suaves émotions qui les ont un moment surpris s'efface peu à peu. Parfois pourtant ils cherchent vaguement à se les rappeler, de même que nous essayons de murmurer les chants dont notre heureuse enfance a été bercée.
Grâce à la bonne action qu'elle leur avait inspirée, les compagnes de la Goualeuse venaient de connaître la douceur passagère de ces ressentiments, aussi partagés par la Louve. Mais celle-ci, pour des raisons que nous dirons bientôt, devait rester moins longtemps que les autres prisonnières sous cette bienfaisante impression.
Si l'on s'étonne d'entendre et de voir Fleur-de-Marie, naguère si passivement, si douloureusement résignée, agir, parler avec courage et autorité, c'est que les nobles enseignements qu'elle avait reçus pendant son séjour à la ferme de Bouqueval avaient rapidement développé les rares qualités de cette nature excellente.
Fleur-de-Marie comprenait qu'il ne suffisait pas de pleurer un passé irréparable, et qu'on ne se réhabilitait qu'en faisant le bien ou en l'inspirant.
Nous l'avons dit: la Louve s'était assise sur un banc de bois à côté de la Goualeuse.
Le rapprochement de ces deux jeunes filles offrait un singulier contraste.
Les pâles rayons d'un soleil d'hiver les éclairaient; le ciel pur se pommelait çà et là de petites nuées blanches et floconneuses; quelques oiseaux, égayés par la tiédeur de la température, gazouillaient dans les branches noires des grands marronniers de la cour; deux ou trois moineaux plus effrontés que les autres venaient boire et se baigner dans un petit ruisseau où s'écoulait le trop-plein du bassin; les mousses vertes veloutaient les revêtements de pierre des margelles; entre leurs assises disjointes poussaient çà et là quelques touffes d'herbe et de plantes pariétaires épargnées par la gelée.
Cette description d'un bassin de prison semblera puérile, mais Fleur-de-Marie ne perdait pas un de ces détails; les yeux tristement fixés sur ce petit coin de verdure et sur cette eau limpide où se réfléchissait la blancheur mobile des nuées courant sur l'azur du ciel, où se brisaient avec un miroitement lumineux les rayons d'or d'un beau soleil, elle songeait en soupirant aux magnificences de la nature qu'elle aimait, qu'elle admirait si poétiquement, et dont elle était encore privée.
—Que vouliez-vous me dire? demanda la Goualeuse à sa compagne, qui, assise auprès d'elle, restait sombre et silencieuse.
—Il faut que nous ayons une explication, s'écria durement la Louve; ça ne peut pas durer ainsi.
—Je ne vous comprends pas, la Louve.
—Tout à l'heure, dans la cour, à propos de Mont-Saint-Jean, je m'étais dit: «Je ne veux plus céder à la Goualeuse», et pourtant je viens encore de vous céder...
—Mais...
—Mais je vous dis que ça ne peut pas durer...
—Qu'avez-vous contre moi, la Louve?
—J'ai... que je ne suis plus la même depuis votre arrivée ici, non, je n'ai plus ni cœur, ni force, ni hardiesse...
Puis, s'interrompant, la Louve releva tout à coup la manche de sa robe, et, montrant à la Goualeuse son bras blanc, nerveux et couvert d'un duvet noir, elle lui fit remarquer, sur la partie antérieure de ce bras, un tatouage indélébile représentant un poignard bleu à demi enfoncé dans un cœur rouge; au-dessous de cet emblème on lisait ces mots:
Mort aux lâches!
Martial.
P. L. V. (pour la vie).
—Voyez-vous cela? s'écria la Louve.
—Oui... cela est sinistre et me fait peur, dit la Goualeuse en détournant la vue.
—Quand Martial, mon amant, m'a écrit, avec une aiguille rougie au feu, ces mots sur le bras: Mort aux lâches! il me croyait brave; s'il savait ma conduite depuis trois jours, il me planterait son couteau dans le corps comme ce poignard est planté dans ce cœur... et il aurait raison, car il a écrit là: Mort aux lâches! et je suis lâche.
—Qu'avez-vous fait de lâche?
—Tout...
—Regrettez-vous votre bonne pensée de tout à l'heure?
—Oui...
—Ah! je ne vous crois pas...
—Je vous dis que je la regrette, moi, car c'est encore une preuve de ce que vous pouvez sur nous toutes. Est-ce que vous n'avez pas entendu Mont-Saint-Jean quand elle était à genoux... à vous remercier?...
—Qu'a-t-elle dit?
—Elle a dit, en parlant de nous, que «d'un rien vous nous tourniez de mal à bien». Je l'aurais étranglée quand elle a dit ça... car, pour notre honte... c'était vrai. Oui, en un rien de temps, vous nous changez du blanc au noir: on vous écoute, on se laisse aller à ses premiers mouvements... et on est votre dupe, comme tout à l'heure...
—Ma dupe... pour avoir secouru généreusement cette pauvre femme!
—Il ne s'agit pas de tout ça, s'écria la Louve avec colère, je n'ai jusqu'ici courbé la tête devant personne... La Louve est mon nom, et je suis bien nommée... plus d'une femme porte mes marques... plus d'un homme aussi... il ne sera pas dit qu'une petite fille comme vous me mettra sous ses pieds...
—Moi!... et comment?
—Est-ce que je le sais, comment?... Vous arrivez ici... vous commencez d'abord par m'offenser...
—Vous offenser?
—Oui... vous demandez qui veut votre pain... la première, je réponds: «Moi!...» Mont-Saint-Jean ne vous le demande qu'ensuite... et vous lui donnez la préférence... Furieuse de cela, je m'élance sur vous, mon couteau levé...
—Et je vous dis: «Tuez-moi si vous voulez... mais ne me faites pas trop souffrir...», reprit la Goualeuse... voilà tout.
—Voilà tout?... oui, voilà tout!... Et pourtant ces seuls mots-là m'ont fait tomber mon couteau des mains... m'ont fait vous demander pardon... à vous qui m'aviez offensée... Est-ce que c'est naturel?... Tenez, quand je reviens dans mon bon sens, je me fais pitié à moi-même... Et le soir de votre arrivée ici, lorsque vous vous êtes mise à genoux pour votre prière, pourquoi, au lieu de me moquer de vous, et d'ameuter tout le dortoir, pourquoi ai-je dit: «Faut la laisser tranquille... Elle prie, c'est qu'elle en a le droit...» Et le lendemain, pourquoi, moi et les autres, avons-nous eu honte de nous habiller devant vous?
—Je ne sais pas... la Louve.
—Vraiment! reprit cette violente créature avec ironie, vous ne le savez pas! C'est sans doute, comme nous l'avons dit quelquefois en plaisantant, que vous êtes d'une autre espèce que nous. Vous croyez peut-être cela?
—Je ne vous ai jamais dit que je le croyais.
—Non, vous ne le dites pas... mais vous faites tout comme.
—Je vous en prie, écoutez-moi.
—Non, ça m'a été trop mauvais de vous écouter... de vous regarder. Jusqu'ici je n'avais jamais envié personne; eh bien! deux ou trois fois je me suis surprise... faut-il être bête et lâche!... je me suis surprise à envier votre figure de sainte Vierge, votre air doux et triste... Oui, j'ai envié jusqu'à vos cheveux blonds et à vos yeux bleus, moi qui ai toujours détesté les blondes, vu que je suis brune... Vouloir vous ressembler... moi, la Louve!... moi!... Il y a huit jours, j'aurais marqué celui qui m'aurait dit ça... Ce n'est pourtant pas votre sort qui peut tenter; vous êtes chagrine comme une Madeleine. Est-ce naturel, dites?
—Comment voulez-vous que je me rende compte des impressions que je vous cause?
—Oh! vous savez bien ce que vous faites... avec votre air de ne pas y toucher.
—Mais quel mauvais dessein me supposez-vous?
—Est-ce que je le sais, moi? C'est justement parce que je ne comprends rien à tout cela que je me défie de vous. Il y a autre chose: jusqu'ici j'avais été toujours gaie ou colère... mais jamais songeuse... et vous m'avez rendue songeuse. Oui, il y a des mots que vous dites qui, malgré moi, m'ont remué le cœur et m'ont fait songer à toutes sortes de choses tristes.
—Je suis fâchée de vous avoir peut-être attristée, la Louve... mais je ne me souviens pas de vous avoir dit...
—Eh! mon Dieu, s'écria la Louve en interrompant sa compagne avec une impatience courroucée, ce que vous faites est quelquefois aussi émouvant que ce que vous dites!... Vous êtes si maligne!...
—Ne vous fâchez pas, la Louve... expliquez-vous...
—Hier, dans l'atelier de travail, je vous voyais bien... vous aviez la tête et les yeux baissés sur l'ouvrage que vous cousiez; une grosse larme est tombée sur votre main... Vous l'avez regardée pendant une minute... et puis vous avez porté votre main à vos lèvres, comme pour la baiser et l'essuyer, cette larme; est-ce vrai?
—C'est vrai, dit la Goualeuse en rougissant.
—Ça n'a l'air de rien... mais dans cet instant-là vous aviez l'air si malheureux, si malheureux, que je me suis sentie tout écœurée, toute sens dessus dessous... Dites donc, est-ce que vous croyez que c'est amusant? Comment! j'ai toujours été dure comme roc pour ce qui me touche... personne ne peut se vanter de m'avoir vue pleurer... et il faut qu'en regardant seulement votre petite frimousse je me sente des lâchetés plein le cœur!... Oui, car tout ça c'est des pures lâchetés; et la preuve, c'est que depuis trois jours je n'ai pas osé écrire à Martial, mon amant, tant j'ai une mauvaise conscience... Oui, votre fréquentation m'affadit le caractère, il faut que ça finisse... j'en ai assez; ça tournerait mal... je m'entends... Je veux rester comme je suis... et ne pas me faire moquer de moi...
—Et pourquoi se moquerait-on de vous?
—Pardieu! parce qu'on me verrait faire la bonne et la bête, moi qui faisais trembler tout le monde ici! Non, non; j'ai vingt ans, je suis aussi belle que vous dans mon genre, je suis méchante... on me craint, c'est ce que je veux... Je me moque du reste... Crève qui dit le contraire!
—Vous êtes fâchée contre moi, la Louve?
—Oui, vous êtes pour moi une mauvaise connaissance; si ça continuait, dans quinze jours, au lieu de m'appeler la Louve, on m'appellerait... la Brebis. Merci!... ça n'est pas moi qu'on châtrera jamais comme ça... Martial me tuerait... Finalement, je ne veux plus vous fréquenter; pour me séparer tout à fait de vous, je vais demander à être changée de salle; si on me refuse, je ferai un mauvais coup pour me remettre en haleine et pour qu'on m'envoie au cachot jusqu'à ma sortie... Voilà ce que j'avais à vous dire, la Goualeuse.
Fleur-de-Marie comprit que sa compagne, dont le cœur n'était pas complètement vicié, se débattait, pour ainsi dire, contre de meilleures tendances. Sans doute, ces vagues aspirations vers le bien avaient été éveillées chez la Louve par la sympathie, par l'intérêt involontaire que lui inspirait Fleur-de-Marie. Heureusement pour l'humanité, de rares mais éclatants exemples prouvent, nous le répétons, qu'il est des âmes d'élite, douées, presque à leur insu, d'une telle puissance d'attraction qu'elles forcent les êtres les plus réfractaires à entrer dans leur sphère et à tendre plus ou moins à s'assimiler à elles.
Les résultats prodigieux de certaines missions, de certains apostolats, ne s'expliquent pas autrement...
Dans un cercle infiniment borné, telle était la nature des rapports de Fleur-de-Marie et de la Louve; mais celle-ci, par une contradiction singulière, ou plutôt par une conséquence de son caractère intraitable et pervers, se défendait de tout son pouvoir contre la salutaire influence qui la gagnait... de même que les caractères honnêtes luttent énergiquement contre les influences mauvaises.
Si l'on songe que le vice a souvent un orgueil infernal, l'on ne s'étonnera pas de voir la Louve faire tous ses efforts pour conserver sa réputation de créature indomptable et redoutée, et pour ne pas devenir de louve... brebis, ainsi qu'elle disait.
Pourtant ces hésitations, ces colères, ces combats, mêlés çà et là de quelques élans généreux, révélaient chez cette malheureuse des symptômes trop favorables et trop significatifs pour que Fleur-de-Marie abandonnât l'espoir qu'elle avait un moment conçu.
Oui, pressentant que la Louve n'était pas absolument perdue, elle aurait voulu la sauver comme on l'avait sauvée elle-même.
«La meilleure manière de prouver ma reconnaissance à mon bienfaiteur, pensait la Goualeuse, c'est de donner à d'autres, qui peuvent encore les entendre, les nobles conseils qu'il m'a donnés.»
Prenant timidement la main de sa compagne, qui la regardait avec une sombre défiance, Fleur-de-Marie lui dit:
—Je vous assure, la Louve... que vous vous intéressez à moi... non pas parce que vous êtes lâche, mais parce que vous êtes généreuse. Les braves cœurs sont les seuls qui s'attendrissent sur le malheur des autres.
—Il n'y a ni générosité ni courage là-dedans, dit brutalement la Louve; c'est de la lâcheté... D'ailleurs, je ne veux pas que vous me disiez que je me suis attendrie... ça n'est pas vrai...
—Je ne le dirai plus, la Louve; mais puisque vous m'avez témoigné de l'intérêt... vous me laisserez vous en être reconnaissante, n'est-ce pas?
—Je m'en moque pas mal!... Ce soir, je serai dans une autre salle que vous... ou seule au cachot, et bientôt je serai dehors, Dieu merci!
—Et où irez-vous en sortant d'ici?
—Tiens!... chez moi, donc, rue Pierre-Lescot. Je suis dans mes meubles.
—Et Martial... dit la Goualeuse, qui espérait continuer l'entretien en parlant à la Louve d'un objet intéressant pour elle, et Martial, vous serez bien contente de le revoir?
—Oui... oh, oui!... répondit-elle avec un accent passionné. Quand j'ai été arrêtée, il relevait de maladie... une fièvre qu'il avait eue parce qu'il demeure toujours sur l'eau... Pendant dix-sept jours et dix-sept nuits, je ne l'ai pas quitté d'une minute, j'ai vendu la moitié de mon bazar pour payer le médecin, les drogues, tout... Je peux m'en vanter, et je m'en vante... si mon homme vit, c'est à moi qu'il le doit... J'ai encore hier fait brûler un cierge pour lui... C'est des bêtises... mais c'est égal, on a vu quelquefois de très-bons effets de ça pour la convalescence...
—Et où est-il maintenant? Que fait-il?
—Il demeure toujours près du pont d'Asnières, sur le bord de l'eau.
—Sur le bord de l'eau?
—Oui, il est établi là, avec sa famille, dans une maison isolée. Il est toujours en guerre avec les gardes-pêche, et une fois qu'il est dans son bateau, avec son fusil à deux coups, il ne ferait pas bon l'approcher, allez! dit orgueilleusement la Louve.
—Quel est donc son état?
—Il pêche en fraude, la nuit; et puis, comme il est brave comme un lion, quand un poltron veut faire chercher querelle à un autre, il s'en charge, lui... Son père a eu des malheurs avec la justice. Il a encore sa mère, deux sœurs et un frère... Autant vaudrait pour lui... ne pas l'avoir, ce frère-là, car c'est un scélérat qui se fera guillotiner un jour ou l'autre... ses sœurs aussi... Enfin, n'importe, c'est à eux leur cou.
—Et où l'avez-vous connu, Martial?
—À Paris. Il avait voulu apprendre l'état de serrurier... un bel état, toujours du fer rouge et du feu autour de soi... du danger, quoi!... ça lui convenait; mais, comme moi, il avait mauvaise tête, ça n'a pas pu marcher avec ses bourgeois; alors il s'en est retourné auprès de ses parents, et il s'est mis à marauder sur la rivière. Il vient me voir à Paris, et moi, dans le jour, je vais le voir à Asnières: c'est tout près: ça serait plus loin que j'irais tout de même, quand ça serait sur les genoux et sur les mains.
—Vous serez bien heureuse d'aller à la campagne... vous la Louve! dit la Goualeuse en soupirant; surtout si vous aimez, comme moi, à vous promener dans les champs.
—J'aimerais bien mieux me promener dans les bois, dans les grandes forêts, avec mon homme.
—Dans les forêts?... Vous n'auriez pas peur?
—Peur? ah! bien oui, peur! Est-ce qu'une louve a peur? Plus la forêt serait déserte et épaisse, plus j'aimerais ça. Une hutte isolée où j'habiterais avec Martial, qui serait braconnier; aller avec lui la nuit tendre des pièges au gibier... et puis, si les gardes venaient pour nous arrêter, leur tirer des coups de fusils, nous deux mon homme, en nous cachant dans les broussailles, ah! dame... c'est ça qui serait bon!
—Vous avez donc déjà habité des bois, la Louve?
—Jamais.
—Qui vous a donc donné ces idées-là?
—Martial.
—Comment?
—Il était braconnier dans la forêt de Rambouillet. Il y a un an, il a censé tirer sur un garde qui avait tiré sur lui... gueux de garde! Enfin ça n'a pas été prouvé en justice, mais Martial a été obligé de quitter le pays... Alors il est venu à Paris pour apprendre l'état de serrurier: c'est là où je l'ai connu. Comme il était trop mauvaise tête pour s'arranger avec son bourgeois, il a mieux aimé retourner à Asnières près de ses parents, et marauder sur la rivière; c'est moins assujettissant... Mais il regrette toujours les bois; il y retournera un jour ou l'autre. À force de me parler du braconnage et des forêts, il m'a fourré ces idées-là dans la tête... et maintenant il me semble que je suis née pour ça. Mais c'est toujours de même... ce que veut votre homme, vous le voulez... Si Martial avait été voleur... j'aurais été voleuse... Quand on a un homme, c'est pour être comme son homme.
—Et vos parents, la Louve, où sont-ils?
—Est-ce que je sais, moi!...
—Il y a longtemps que vous ne les avez vus?
—Je ne sais seulement pas s'ils sont morts ou en vie.
—Ils étaient donc méchants pour vous?
—Ni bons ni méchants: j'avais, je crois bien, onze ans quand ma mère s'en est allée d'un côté avec un soldat. Mon père, qui était journalier, a amené dans notre grenier une maîtresse à lui, avec deux garçons qu'elle avait, un de six ans et un de mon âge. Elle était marchande de pommes à la brouette. Ça n'a pas été trop mal dans les commencements; mais ensuite, pendant qu'elle était à sa charretée, il venait chez nous une écaillère avec qui mon père faisait des traits à l'autre... qui l'a su. Depuis ce temps-là, il y avait presque tous les soirs à la maison des batteries si enragées que ça nous en donnait la petite mort, à moi et aux deux garçons avec qui je couchais; car notre logement n'avait qu'une pièce, et nous avions un lit pour nous trois... dans la même chambre que mon père et sa maîtresse. Un jour, c'était justement le jour de sa fête, à elle, la Sainte-Madeleine, voilà-t-il pas qu'elle lui reproche de ne pas lui avoir souhaité sa fête! De raisons en raisons, mon père a fini par lui fendre la tête d'un coup de manche à balai. J'ai joliment cru que c'était fini. Elle est tombée comme un plomb, la mère Madeleine mais elle avait la vie dure et la tête aussi. Après ça, elle le rendait bien à mon père; une fois, elle l'a mordu si fort à la main que le morceau lui est resté dans les dents. Faut dire que ces massacres-là, c'était comme qui dirait les jours des grandes eaux à Versailles; les jours ouvrables, les batteries étaient moins voyantes; il y avait des bleus, mais pas de rouge...
—Et cette femme était méchante pour vous?
—La mère Madeleine? Non, au contraire, elle n'était que vive; sauf ça une brave femme... Mais à la fin mon père en a eu assez; il lui a abandonné le peu de meubles qu'il y avait chez nous, et il n'est plus revenu. Il était bourguignon, faut croire qu'il sera retourné au pays. Alors j'avais quinze ou seize ans.
—Et vous êtes restée avec l'ancienne maîtresse de votre père?
—Où est-ce que je serais allée? Alors elle s'est mise avec un couvreur qui est venu habiter chez nous. Des deux garçons de la mère Madeleine, il y en a un, le plus grand, qui s'est noyé à l'île des Cygnes; l'autre est entré en apprentissage chez un menuisier.
—Et que faisiez-vous chez cette femme?
—Je tirais sa charrette avec elle, je faisais la soupe, j'allais porter à manger à son homme, et quand il rentrait gris, ce qui lui arrivait plus souvent qu'à son tour, j'aidais la mère Madeleine à le rouer de coups pour en avoir la paix, car nous habitions toujours la même chambre. Il était méchant comme un âne rouge quand il était dans le vin, il voulait tout tuer. Une fois, si nous ne lui avions pas arraché sa hachette, il nous aurait assassinées toutes les deux. La mère Madeleine a eu pour sa part un coup sur l'épaule qui a saigné comme une vraie boucherie.
—Et comment êtes-vous devenue... ce que nous sommes? dit Fleur-de-Marie en hésitant.
—Le fils de la Madeleine, le petit Charles, qui s'est depuis noyé à l'île des Cygnes, avait été... avec moi... à peu près depuis le temps que lui, sa mère et son frère étaient venu loger chez nous, quand nous étions deux enfants... quoi!... Après lui le couvreur, ça m'est égal; mais j'avais peur d'être mise à la porte par la mère Madeleine, si elle s'apercevait de quelque chose. Ça est arrivé; comme elle était bonne femme, elle m'a dit: «Puisque c'est ainsi, tu as seize ans, tu n'es propre à rien, tu es trop mauvaise tête pour te mettre en place ou pour apprendre un état; tu vas venir avec moi te faire inscrire à la police; à défaut de tes parents, je répondrai de toi, ça te fera toujours un sort autorisé par le gouvernement; t'auras rien à faire qu'à nocer; je serai tranquille sur toi, et tu ne seras plus à charge. Qu'est-ce que tu dis de cela, ma fille?—Ma foi, au fait, vous avez raison, que je lui ai répondu, je n'avais pas songé à ça.» Nous avons été au bureau des mœurs, elle m'a recommandée dans une maison et c'est depuis ce temps-là que je suis inscrite. J'ai revu la mère Madeleine, il y a de ça un an; j'étais à boire avec mon homme, nous l'avons invitée; elle nous a dit que le couvreur était aux galères. Depuis je ne l'ai pas rencontrée, elle; je ne sais plus qui, dernièrement, soutenait qu'elle avait été apportée à la morgue il y a trois mois. Si ça est, ma foi, tant pis! car c'était une brave femme, la mère Madeleine, elle avait le cœur sur la main, et pas plus de fiel qu'un pigeon.
Fleur-de-Marie, quoique plongée jeune, dans une atmosphère de corruption, avait depuis respiré un air si pur qu'elle éprouva une oppression douloureuse à l'horrible récit de la Louve.
Et si nous avons eu le triste courage de le faire, ce récit, c'est qu'il faut bien qu'on sache que, si hideux qu'il soit, il est encore mille fois au-dessous d'innombrables réalités.
Oui, l'ignorance et la misère conduisent souvent les classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales.
Oui, il est une foule de tanières où enfants et adultes, filles et garçons, légitimes ou bâtards, gisant pêle-mêle sur la même paillasse comme des bêtes dans la même litière, ont continuellement sous les yeux d'abominables exemples d'ivresse, de violences, de débauches et de meurtres.
Oui, et trop fréquemment encore, l'inceste vient ajouter une horreur de plus à ces horreurs.
Les riches peuvent entourer leurs vices d'ombre et de mystère, et respecter la sainteté du foyer domestique.
Mais les artisans les plus honnêtes, occupant presque toujours une seule chambre avec leur famille, sont forcés, faute de lits et d'espace, de faire coucher leurs enfants ensemble frères et sœurs, à quelques pas d'eux, maris et femmes.
Si l'on frémit déjà des fatales conséquences de telles nécessités, presque toujours inévitablement imposées aux artisans pauvres, mais probes, que sera-ce donc lorsqu'il s'agira d'artisans dépravés par l'ignorance ou par l'inconduite?
Quels épouvantables exemples ne donneront-ils pas à de malheureux enfants abandonnés, ou plutôt excités, dès leur plus tendre jeunesse, à tous les penchants brutaux, à toutes les passions animales! Auront-ils seulement l'idée du devoir, de l'honnêteté, de la pudeur?
Ne seront-ils pas aussi étrangers aux lois sociales que les sauvages du nouveau monde?
Pauvres créatures corrompues en naissant, qui, dans les prisons où les conduisent souvent le vagabondage et le délaissement, sont déjà flétries par cette grossière et terrible métaphore:
«Graines de bagne!!!»
Et la métaphore a raison.
Cette sinistre prédiction s'accomplit presque toujours: galères ou lupanar, chaque sexe a son avenir.
Nous ne voulons justifier ici aucun débordement.
Que l'on compare seulement la dégradation volontaire d'une femme pieusement élevée au sein d'une famille aisée, qui ne lui aurait donné que de nobles exemples; que l'on compare, disons-nous, cette dégradation à celle de la Louve, créature pour ainsi dire élevée dans le vice, par le vice et pour le vice, à qui l'on montre, non sans raison, la prostitution comme un état protégé par le gouvernement!
Ce qui est vrai.
Il y a un bureau où cela s'enregistre, se certifie et se paraphe.
Un bureau où souvent la mère vient autoriser la prostitution de sa fille; le mari, la prostitution de sa femme.
Cet endroit s'appelle le «bureau des mœurs»!!!
Ne faut-il pas qu'une société ait un vice d'organisation bien profond, bien incurable, à l'endroit des lois qui régissent la condition de l'homme et de la femme, pour que le pouvoir—le pouvoir... cette grave et morale abstraction—soit obligé non-seulement de tolérer, mais de réglementer, mais de légaliser, mais de protéger, pour la rendre moins dangereuse, cette vente du corps et de l'âme, qui, multipliée par les appétits effrénés d'une population immense, atteint chaque jour à un chiffre presque incommensurable!
IX
Châteaux en Espagne
La Goualeuse, surmontant l'émotion que lui avait causé la triste confession de sa compagne, lui dit timidement:
—Écoutez-moi sans vous fâcher.
—Voyons, dites, j'espère que j'ai assez bavardé; mais au fait c'est égal, puisque c'est la dernière fois que nous causons ensemble.
—Êtes-vous heureuse, la Louve?
—Comment?
—De la vie que vous menez?
—Ici, à Saint-Lazare?
—Non, chez vous, quand vous êtes libre?
—Oui, je suis heureuse.
—Toujours?
—Toujours.
—Vous ne voudriez pas changer votre sort contre un autre?
—Contre quel sort? Il n'y a pas d'autre sort pour moi.
—Dites-moi, la Louve, reprit Fleur-de-Marie, après un moment de silence, est-ce que vous n'aimez pas à faire quelquefois des châteaux en Espagne? C'est si amusant en prison!
—À propos de quoi, des châteaux en Espagne?
—À propos de Martial.
—De mon homme?
—Oui.
—Ma foi, je n'en ai jamais fait.
—Laissez-moi en faire un pour vous et pour Martial.
—Bah! à quoi bon?
—À passer le temps.
—Eh bien! voyons ce château en Espagne.
—Figurez-vous, par exemple, qu'un hasard comme il en arrive quelquefois vous fasse rencontrer une personne qui vous dise: «Abandonnée de votre père et de votre mère, votre enfance a été entourée de si mauvais exemples qu'il faut vous plaindre autant que vous blâmer d'être devenue...»
—D'être devenue quoi?
—Ce que vous et moi nous sommes devenues, répondit la Goualeuse d'une voix douce; et elle continua: Supposez que cette personne vous dise encore: «Vous aimez Martial, il vous aime; vous et lui, quittez une vie mauvaise; au lieu d'être sa maîtresse, soyez sa femme.»
La Louve haussa les épaules.
—Est-ce qu'il voudrait de moi pour sa femme?
—Excepté le braconnage, il n'a commis, n'est-ce pas, aucune autre action coupable?
—Non... il est braconnier sur la rivière comme il l'était dans les bois, et il a raison. Tiens, est-ce que les poissons ne sont pas comme le gibier, à qui peut les prendre? Où donc est la marque de leur propriétaire?
—Eh bien! supposez qu'ayant renoncé à son dangereux métier de maraudeur de rivière, il veuille devenir tout à fait honnête; supposez qu'il inspire, par la franchise de ses bonnes résolutions, assez de confiance à un bienfaiteur inconnu pour que celui-ci lui donne une place... de garde-chasse, par exemple, à lui qui était braconnier, ça serait dans ses goûts, j'espère; c'est le même état, mais en bien.
—Ma foi, oui, c'est toujours vivre dans les bois.
—Seulement on ne lui donnerait cette place qu'à la condition qu'il vous épouserait et qu'il vous emmènerait avec lui.
—M'en aller avec Martial!
—Oui, vous seriez si heureuse, disiez-vous, d'habiter ensemble au fond des forêts! N'aimeriez-vous pas mieux, au lieu d'une mauvaise hutte de braconnier, où vous vous cacheriez tous deux comme des coupables, avoir une honnête petite chaumière dont vous seriez la ménagère active et laborieuse?
—Vous vous moquez de moi! Est-ce que c'est possible?
—Qui sait? Le hasard! D'ailleurs c'est toujours un château en Espagne.
—Ah! comme ça, à la bonne heure.
—Dites donc, la Louve, il me semble déjà vous voir établie dans votre maisonnette, en pleine forêt, avec votre mari et deux ou trois enfants. Des enfants! quel bonheur, n'est-ce pas!
—Des enfants de mon homme? s'écria la Louve avec une passion farouche; oh! oui, ils seraient fièrement aimés, ceux-là!
—Comme ils vous tiendraient compagnie dans votre solitude! Puis, quand ils seraient un peu grands, ils commenceraient à vous rendre bien des services; les plus petits ramasseraient des branches mortes pour votre chauffage; le plus grand irait dans les herbes de la forêt faire pâturer une vache ou deux qu'on vous donnerait pour récompenser votre mari de son activité; car ayant été braconnier, il n'en serait que meilleur garde-chasse.
—Au fait... c'est vrai. Tiens, c'est amusant, ces châteaux en Espagne. Dites-m'en donc encore, la Goualeuse!
—On serait très-content de votre mari... vous auriez de son maître quelques douceurs... une basse-cour, un jardin; mais, dame! aussi, il vous faudrait courageusement travailler, la Louve! et cela du matin au soir.
—Oh! si ce n'était que ça, une fois auprès de mon homme, l'ouvrage ne me ferait pas peur, à moi... j'ai de bons bras...
—Et vous auriez de quoi les occuper, je vous en réponds... Il y a tant à faire!... tant à faire!... C'est l'étable à soigner, les repas à préparer, les habits de la famille à raccommoder; c'est un jour le blanchissage, un autre jour le pain à cuire, ou bien encore la maison à nettoyer du haut en bas, pour que les autres gardes de la forêt disent: «Oh! il n'y a pas une ménagère comme la femme à Martial; de la cave au grenier sa maison est un miracle de propreté... et des enfants toujours si bien soignés! C'est qu'aussi elle est fièrement laborieuse, Mme Martial...»
—Dites donc, la Goualeuse, c'est vrai, je m'appellerais Mme Martial... reprit la Louve avec une sorte d'orgueil; Mme Martial!...
—Ce qui vaudrait mieux que de vous appeler la Louve, n'est-ce pas?
—Bien sûr, j'aimerais mieux le nom de mon homme que le nom d'une bête... Mais, bah!... bah!... louve je suis née... louve je mourrai...
—Qui sait?... qui sait?... Ne pas reculer devant une vie bien dure, mais honnête, ça porte bonheur... Ainsi, le travail ne vous effrayerait pas?...
—Oh! pour ça non, ce n'est pas mon homme et trois ou quatre mioches à soigner qui m'embarrasseraient, allez!
—Et puis aussi tout n'est pas labeur, il y a des moments de repos; l'hiver, à la veillée, pendant que les enfants dorment, et que votre mari fume sa pipe en nettoyant ses armes ou en caressant ses chiens... écoutez donc, vous pouvez prendre un peu de bon temps.
—Bah! bah! du bon temps... rester les bras croisés! ma foi non; j'aimerais mieux raccommoder le linge de la famille, le soir, au coin du feu; ça n'est pas déjà si fatigant... L'hiver, les jours sont si courts!
Aux paroles de Fleur-de-Marie, la Louve oubliait de plus en plus le présent pour ces rêves d'avenir... aussi vivement intéressée que précédemment la Goualeuse, lorsque Rodolphe lui avait parlé des douceurs rustiques de la ferme de Bouqueval.
La Louve ne cachait pas les goûts sauvages que lui avait inspirés son amant. Se souvenant de l'impression profonde, salutaire, qu'elle avait ressentie aux riantes peintures de Rodolphe, à propos de la vie des champs, Fleur-de-Marie voulait tenter le même moyen d'action sur la Louve, pensant avec raison que, si sa compagne se laissait assez émouvoir au tableau d'une existence rude, pauvre et solitaire, pour désirer ardemment une vie pareille... cette femme mériterait intérêt et pitié.
Enchantée de voir sa compagne l'écouter avec curiosité, la Goualeuse reprit en souriant:
—Et puis, voyez-vous... madame Martial... laissez-moi vous appeler ainsi... qu'est-ce que cela vous fait?
—Tiens, au contraire, ça me flatte... Puis la Louve haussa les épaules en souriant aussi et reprit: Quelle bêtise de jouer à la madame! Sommes-nous enfants!... C'est égal... allez toujours... c'est amusant... Vous dites donc?...
—Je dis, madame Martial, qu'en parlant de votre vie, l'hiver au fond des bois, nous ne songeons qu'à la pire des saisons.
—Ma foi, non, ça n'est pas la pire... Entendre le vent siffler la nuit dans la forêt et de temps en temps hurler les loups, bien loin... bien loin... je ne trouverais pas ça ennuyeux, moi, pourvu que je sois au coin du feu avec mon homme et mes mioches, ou même toute seule sans mon homme, s'il était à faire sa ronde; oh! un fusil ne me fait pas peur, à moi... Si j'avais mes enfants à défendre... je serais bonne, là... allez... La Louve garderait bien ses louveteaux!
—Oh! je vous crois... vous êtes très-brave, vous... mais moi, poltronne, je préfère le printemps à l'hiver... Oh! le printemps! madame Martial, le printemps! quand verdissent les feuilles, quand fleurissent les jolies fleurs des bois, qui sentent si bon, si bon, que l'air est embaumé... C'est alors que vos enfants se rouleraient gaiement dans l'herbe nouvelle; et puis la forêt serait si touffue qu'on apercevrait à peine votre maison au milieu du feuillage. Il me semble que je la vois d'ici. Il y a devant la porte un berceau de vigne que votre mari a plantée et qui ombrage le banc de gazon où il dort durant la grande chaleur du jour, pendant que vous allez et venez en recommandant aux enfants de ne pas réveiller leur père... Je ne sais pas si vous avez remarqué cela: mais dans le fort de l'été, sur le midi, il se fait dans les bois autant de silence que pendant la nuit... on n'entend ni les feuilles remuer, ni les oiseaux chanter...
—Ça, c'est vrai, répéta machinalement la Louve qui, oubliant de plus en plus la réalité, croyait presque voir se dérouler à ses yeux les riants tableaux que lui présentait l'imagination poétique de Fleur-de-Marie, si instinctivement amoureuse des beautés de la nature.
Ravie de la profonde attention que lui prêtait sa compagne, la Goualeuse reprit en se laissant elle-même entraîner au charme des pensées qu'elle évoquait:
—Il y a une chose que j'aime presque autant que le silence des bois, c'est le bruit des grosses gouttes de pluie d'été tombant sur les feuilles; aimez-vous cela aussi?
—Oh! oui... j'aime bien aussi la pluie d'été.
—N'est-ce pas? Lorsque les arbres, la mousse, l'herbe, tout est bien trempé, quelle bonne odeur fraîche! Et puis, comme le soleil, en passant à travers les arbres, fait briller toutes ces gouttelettes d'eau qui pendent aux feuilles après l'ondée! Avez-vous aussi remarqué cela?
—Oui... mais je m'en souviens parce que vous me le dites à présent... Comme c'est drôle pourtant! Vous racontez si bien, la Goualeuse, qu'on semble tout voir, tout voir, à mesure que vous parlez... et puis, dame! je ne sais pas comment vous expliquer cela... mais, tenez, ce que vous dites... ça sent bon... ça rafraîchit... comme la pluie d'été dont nous parlons.
Ainsi que le beau, que le bien, la poésie est souvent contagieuse. La Louve, cette nature brute et farouche, devait subir en tout l'influence de Fleur-de-Marie. Celle-ci reprit en souriant:
—Il ne faut pas croire que nous soyons seules à aimer la pluie d'été. Et les oiseaux donc! Comme ils sont contents, comme ils secouent leurs plumes, en gazouillant joyeusement... pas plus joyeusement pourtant que vos enfants... vos enfants libres, gais et légers comme eux. Voyez-vous, à la tombée du jour, les plus petits courir à travers bois au-devant de l'aîné, qui ramène deux génisses du pâturage? Ils ont bien vite reconnu le tintement lointain des clochettes, allez!...
—Dites donc, la Goualeuse, il me semble voir le plus petit et le plus hardi, qui s'est fait mettre, par son frère aîné qui le soutient, à califourchon sur le dos d'une des vaches...
—Et l'on dirait que la pauvre bête sait quel fardeau elle porte, tant elle marche avec précaution... Mais voilà l'heure du souper: votre aîné, tout en menant pâturer son bétail, s'est amusé à remplir pour vous un panier de belles fraises des bois, qu'il a rapportées au frais, sous une couche épaisse de violettes sauvages.
—Fraises et violettes... c'est ça qui doit être un baume! Mais mon Dieu! mon Dieu! où diable allez-vous donc chercher ces idées-là, la Goualeuse?
—Dans les bois où mûrissent les fraises, où fleurissent les violettes... il n'y a qu'à regarder et à ramasser, madame Martial... Mais parlons ménage... voici la nuit, il faut traire vos laitières, préparer le souper sous le berceau de vigne; car vous entendez aboyer les chiens de votre mari, et bientôt la voix de leur maître, qui, tout harassé qu'il est, rentre en chantant... Et comment n'avoir pas envie de chanter, quand, par une belle soirée d'été, le cœur satisfait, on regarde la maison où vous attendent une bonne femme et deux enfants? N'est-ce pas, madame Martial?
—C'est vrai, on ne peut faire autrement que de chanter, dit la Louve, devenant de plus en plus songeuse.
—À moins qu'on ne pleure d'attendrissement, reprit Fleur-de-Marie, émue elle-même. Et ces larmes-là sont aussi douces que des chansons... Et puis, quand la nuit est venue tout à fait, quel bonheur de rester sous la tonnelle à jouir de la sérénité d'une belle soirée... à respirer l'odeur de la forêt... à écouter babiller ses enfants... à regarder les étoiles... Alors le cœur est si plein, si plein... qu'il faut qu'il déborde par la prière... Comment ne pas remercier celui à qui l'on doit la fraîcheur du soir, la senteur des bois, la douce clarté du ciel étoilé?... Après ce remerciement ou cette prière, on va dormir paisiblement jusqu'au lendemain, et on remercie encore le Créateur... car cette vie pauvre, laborieuse, mais calme et honnête, est celle de tous les jours...
—De tous les jours!... répéta la Louve, la tête baissée sur sa poitrine, le regard fixe, le sein oppressé, car c'est vrai, le bon Dieu est bon de nous donner de quoi vivre si heureux avec si peu...
—Eh bien! dites maintenant, reprit doucement Fleur-de-Marie, dites, ne devrait-il pas être béni comme Dieu celui qui vous donnerait cette vie paisible et laborieuse, au lieu de la vie misérable que vous menez dans la boue des rues de Paris?
Ce mot de Paris rappela brusquement la Louve à la réalité.
Il venait de se passer dans l'âme de cette créature un phénomène étrange.
Peinture naïve d'une condition humble et rude, ce simple récit, tour à tour éclairé des douces lueurs du foyer domestique, doré par quelques joyeux rayons de soleil, rafraîchi par la brise des grands bois ou parfumé de la senteur des fleurs sauvages, ce récit avait fait sur la Louve une impression plus profonde, plus saisissante que ne l'aurait fait une exhortation d'une moralité transcendante.
Oui, à mesure que parlait Fleur-de-Marie, la Louve avait désiré d'être ménagère infatigable, vaillante épouse, mère pieuse et dévouée.
Inspirer, même pendant un moment, à une femme violente, immorale, avilie, l'amour de la famille, le respect du devoir, le goût du travail, la reconnaissance envers le Créateur, et cela seulement en lui promettant ce que Dieu donne à tous, le soleil du ciel et l'ombre des forêts... ce que l'homme doit à qui travaille, un toit et du pain, n'était-ce pas un beau triomphe pour Fleur-de-Marie!
Le moraliste le plus sévère, le prédicateur le plus fulminant, auraient-ils obtenu davantage en faisant gronder dans leurs prédictions menaçantes toutes les vengeances humaines, toutes les foudres divines?
La colère douloureuse dont se sentit transportée la Louve en revenant à la réalité, après s'être laissé charmer par la rêverie nouvelle et salutaire où, pour la première fois, l'avait plongée Fleur-de-Marie, prouvait l'influence des paroles de cette dernière sur sa malheureuse compagne.
Plus les regrets de la Louve étaient amers en retombant de ce consolant mirage dans l'horreur de sa position, plus le triomphe de la Goualeuse était manifeste.
Après un moment de silence et de réflexion, la Louve redressa brusquement la tête, passa la main sur son front, et se levant menaçante, courroucée:
—Vois-tu... vois-tu que j'avais raison de me défier de toi et de ne pas vouloir t'écouter... parce que ça tournerait mal pour moi! Pourquoi m'as-tu parlé ainsi? Pour te moquer de moi? Pour me tourmenter? Et cela, parce que j'ai été assez bête pour te dire que j'aurais aimé à vivre au fond des bois avec mon homme!... Mais qui es-tu donc?... Pourquoi me bouleverser ainsi?... Tu ne sais pas ce que tu as fait, malheureuse! Maintenant, malgré moi, je vais toujours penser à cette forêt, à cette maison, à ces enfants, à tout ce bonheur que je n'aurai jamais... jamais!... Et si je ne peux pas oublier ce que tu viens de dire, moi, ma vie va donc être un supplice, un enfer... et cela, par ta faute... oui, par ta faute!...
—Tant mieux! oh! tant mieux! dit Fleur-de-Marie.
—Tu dis tant mieux? s'écria la Louve, les yeux menaçants.
—Oui, tant mieux; car si votre misérable vie d'à présent vous paraît un enfer, vous préférerez celle dont je vous ai parlé.
—Et à quoi bon la préférer, puisqu'elle n'est pas faite pour moi? À quoi bon regretter d'être une fille des rues, puisque je dois mourir fille des rues? s'écria la Louve de plus en plus irritée, en saisissant dans sa forte main le petit poignet de Fleur-de-Marie. Réponds... réponds! Pourquoi es-tu venue me faire désirer ce que je ne peux pas avoir?
—Désirer une vie honnête et laborieuse, c'est être digne de cette vie, je vous l'ai dit, reprit Fleur-de-Marie, sans chercher à dégager sa main.
—Eh bien! après, quand j'en serais digne? Qu'est-ce que cela prouve? À quoi ça m'avancera-t-il?
—À voir se réaliser ce que vous regardez comme un rêve, dit Fleur-de-Marie, d'un ton si sérieux, si convaincu, que la Louve, dominée de nouveau, abandonna la main de la Goualeuse et resta frappée d'étonnement.
—Écoutez-moi, la Louve, reprit Fleur-de-Marie d'une voix pleine de compassion, me croyez-vous assez méchante pour éveiller chez vous ces pensées, ces espérances, si je n'étais pas sûre, en vous faisant rougir de votre condition présente, de vous donner les moyens d'en sortir?
—Vous? Vous pourriez cela?
—Moi?... non; mais quelqu'un qui est bon, grand, puissant comme Dieu...
—Puissant comme Dieu?...
—Écoutez encore, la Louve... Il y a trois mois, comme vous j'étais une pauvre créature perdue... abandonnée. Un jour, celui dont je vous parle avec des larmes de reconnaissance—et Fleur-de-Marie essuya ses yeux—un jour celui-là est venu à moi; il n'a pas craint, tout avilie, toute méprisée que j'étais, de me dire de consolantes paroles... les premières que j'aie entendues!... Je lui avais raconté mes souffrances, mes misères, ma honte, sans lui rien cacher, ainsi que vous m'avez tout à l'heure raconté votre vie, la Louve... Après m'avoir écoutée avec bonté, il ne m'a pas blâmée, il m'a plainte; il ne m'a pas reproché mon abjection, il m'a vanté la vie calme et pure que l'on menait aux champs.
—Comme vous tout à l'heure...
—Alors, cette abjection m'a paru d'autant plus affreuse que l'avenir qu'il me montrait me semblait plus beau!
—Comme moi, bon Dieu!
—Oui, et ainsi que vous je disais: «À quoi bon, hélas! me faire entrevoir ce paradis, à moi qui suis condamnée à l'enfer?...» Mais j'avais tort de désespérer... car celui dont je vous parle est, comme Dieu, souverainement juste, souverainement bon, et incapable de faire luire un faux espoir aux yeux d'une pauvre créature qui ne demandait à personne ni pitié, ni bonheur, ni espérance.
—Et pour vous... qu'a-t-il fait?
—Il m'a traitée en enfant malade; j'étais, comme vous, plongée dans un air corrompu, il m'a envoyé respirer un air salubre et vivifiant; je vivais aussi parmi des êtres hideux et criminels, il m'a confiée à des êtres faits à son image... qui ont épuré mon âme, élevé mon esprit... car, comme Dieu encore, à tous ceux qui l'aiment et le respectent, il donne une étincelle de sa céleste intelligence... Oui, si mes paroles vous émeuvent, la Louve, si mes larmes font couler vos larmes, c'est que son esprit et sa pensée m'inspirent! Si je vous parle de l'avenir plus heureux que vous obtiendrez par le repentir, c'est que je puis vous promettre cet avenir en son nom quoiqu'il ignore à cette heure l'engagement que je prends! Enfin, si je vous dis: «Espérez!...» c'est qu'il entend toujours la voix de ceux qui veulent devenir meilleurs... car Dieu l'a envoyé sur terre pour faire croire à la Providence...
En parlant ainsi, la physionomie de Fleur-de-Marie devint radieuse, inspirée; ses joues pâles se colorèrent un moment d'un léger incarnat, ses beaux yeux brillèrent doucement; elle rayonnait alors d'une beauté si noble, si touchante, que la Louve, déjà profondément émue de cet entretien, contempla sa compagne avec une respectueuse admiration et s'écria:
—Mon Dieu!... où suis-je? Est-ce que je rêve? Je n'ai jamais rien entendu, rien vu de pareil... ça n'est pas possible!... Mais qui êtes-vous donc aussi? Oh! je disais bien que vous étiez tout autre que nous!... Mais alors, vous qui parlez si bien... vous qui pouvez tant, vous qui connaissez des gens si puissants... comment se fait-il que vous soyez ici... prisonnière avec nous?... Mais... mais... c'est donc pour nous tenter!!! Vous êtes donc pour le bien... comme le démon pour le mal?
Fleur-de-Marie allait répondre, lorsque Mme Armand vint l'interrompre et la chercher pour la conduire auprès de Mme d'Harville.
La Louve restait frappée de stupeur; l'inspectrice lui dit:
—Je vois avec plaisir que la présence de la Goualeuse dans la prison vous a porté bonheur à vous et à vos compagnes... Je sais que vous avez fait une quête pour cette pauvre Mont-Saint-Jean; cela est bien... cela est charitable, la Louve. Cela vous sera compté... J'étais bien sûre que vous valiez mieux que vous ne vouliez le paraître... En récompense de votre bonne action, je crois pouvoir vous promettre qu'on fera abréger de beaucoup les jours de prison qui vous restent à subir.
Et Mme Armand s'éloigna, suivie de Fleur-de-Marie.
L'on ne s'étonnera pas du langage presque éloquent de Fleur-de-Marie en songeant que cette nature, si merveilleusement douée, s'était rapidement développée, grâce à l'éducation et aux enseignements qu'elle avait reçus à la ferme de Bouqueval.
Puis la jeune fille était surtout forte de son expérience.
Les sentiments qu'elle avait éveillés dans le cœur de la Louve avaient été éveillés en elle par Rodolphe, lors de circonstances à peu près semblables.
Croyant reconnaître quelques bons instincts chez sa compagne, elle avait tâché de la ramener à l'honnêteté en lui prouvant (selon la théorie de Rodolphe appliquée à la ferme de Bouqueval) qu'il était de son intérêt de devenir honnête, et en lui montrant sa réhabilitation sous de riantes et attrayantes couleurs...
Et, à ce propos, répétons que l'on procède d'une manière incomplète et, ce nous semble, inintelligente et inefficace, pour inspirer aux classes pauvres et ignorantes l'horreur du mal et l'amour du bien.
Afin de les détourner de la voie mauvaise, incessamment on les menace des vengeances divines et humaines; incessamment on fait bruire à leurs oreilles un cliquetis sinistre: clefs de prison, carcans de fer, chaînes de bagne; et enfin au loin, dans une pénombre effrayante, à l'extrême horizon du crime, on leur montre le coupe-tête du bourreau, étincelant aux lueurs des flammes éternelles...
On le voit, la part de l'intimidation est incessante, formidable, terrible...
À qui fait le mal... captivité, infamie, supplice...
Cela est juste; mais à qui fait le bien, la société décerne-t-elle dons honorables, distinctions glorieuses?
Non.
Par des bienfaisantes rémunérations, la société encourage-t-elle à la résignation, à l'ordre, à la probité, cette masse immense d'artisans voués à tout jamais au travail, aux privations, et presque toujours à une misère profonde?
Non.
En regard de l'échafaud où monte le grand coupable, est-il un pavois où monte le grand homme de bien?
Non.
Étrange, fatal symbole! On représente la justice aveugle, portant d'une main un glaive pour punir, de l'autre des balances où se pèsent l'accusation et la défense.
Ceci n'est pas l'image de la justice.
C'est l'image de la loi, ou plutôt de l'homme qui condamne ou absout selon sa conscience.
La JUSTICE tiendrait d'une main une épée, de l'autre une couronne; l'une pour frapper les méchants, l'autre pour récompenser les bons.
Le peuple verrait alors que, s'il est de terribles châtiments pour le mal, il est d'éclatants triomphes pour le bien; tandis qu'à cette heure, dans son naïf et rude bon sens, il cherche en vain le pendant des tribunaux, des geôles, des galères et des échafauds.
Le peuple voit bien une justice criminelle (sic), composée d'hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à découvrir, à punir des scélérats.
Il ne voit pas de justice vertueuse[1], composée d'hommes fermes, intègres, éclairés, toujours occupés à rechercher, à récompenser les gens de bien.
Tout lui dit: «Tremble!...»
Rien ne lui dit: «Espère!...»
Tout le menace...
Rien ne le console.
L'État dépense annuellement beaucoup de millions pour la stérile punition des crimes. Avec cette somme énorme, il entretient prisonniers et geôliers, galériens et argousins, échafauds et bourreaux.
Cela est nécessaire, soit.
Mais combien dépense l'État pour la rémunération si salutaire, si féconde, des gens de bien?
Rien.
Et ce n'est pas tout.
Ainsi que nous le démontrerons lorsque le cours de ce récit nous conduira aux prisons d'hommes, combien d'artisans d'une irréprochable probité seraient au comble de leurs vœux s'ils étaient certains de jouir un jour de la condition matérielle des prisonniers, toujours assurés d'une bonne nourriture, d'un bon lit, d'un bon gîte!
Et pourtant, au nom de leur dignité d'honnêtes gens rudement et longuement éprouvée, n'ont-ils pas le droit de prétendre à jouir du même bien-être que les scélérats, ceux-là qui, comme Morel le lapidaire, auraient pendant vingt ans vécu laborieux, probes, résignés, au milieu de la misère et des tentations?
Ceux-là ne méritent-ils pas assez de la société pour qu'elle se donne la peine de les chercher et, sinon de les récompenser, à la glorification de l'humanité, du moins de les soutenir dans la voie pénible et difficile qu'ils parcourent vaillamment?
Le grand homme de bien, si modeste qu'il soit, se cache-t-il donc plus obscurément que le voleur ou l'assassin?... Et ceux-ci ne sont-ils pas toujours découverts par la justice criminelle?
Hélas! c'est une utopie, mais elle n'a rien que de consolant.
Supposez, par la pensée, une société organisée de telle sorte qu'elle ait pour ainsi dire les assises de la vertu, comme elle a les assises du crime.
Un ministère public signalant les nobles actions, les dénonçant à la reconnaissance de tous, comme on dénonce aujourd'hui les crimes à la vindicte des lois.
Voici deux exemples, deux justices: que l'on dise quelle est la plus féconde en enseignements, en conséquences, en résultats positifs:
Un homme a tué un autre homme pour le voler:
Au point du jour on dresse sournoisement la guillotine dans un coin reculé de Paris, et on coupe le cou de l'assassin, devant la lie de la populace, qui rit du juge, du patient et du bourreau.
Voilà le dernier mot de la société.
Voilà le plus grand crime que l'on puisse commettre contre elle, voilà le plus grand châtiment... voilà l'enseignement le plus terrible, le plus salutaire qu'elle puisse donner au peuple...
Le seul... car rien ne sert de contrepoids à ce billot dégouttant de sang.
Non... la société n'a aucun spectacle doux et bienfaisant à opposer à ce spectacle funèbre.
Continuons notre utopie...
N'en serait-il pas autrement si presque chaque jour le peuple avait sous les yeux l'exemple de quelques grandes vertus hautement glorifiées et matériellement rémunérées par l'État?
Ne serait-il pas sans cesse encouragé au bien, s'il voyait souvent un tribunal auguste, imposant, vénéré, évoquer devant lui, aux yeux d'une foule immense, un pauvre et honnête artisan, dont on raconterait la longue vie probe, intelligente et laborieuse, et auquel on dirait:
—Pendant vingt ans vous avez plus qu'aucun autre travaillé, souffert, courageusement lutté contre l'infortune; votre famille a été élevée par vous dans des principes de droiture et d'honneur... vos vertus supérieures vous ont hautement distingué: soyez glorifié et récompensé. Vigilante, juste et toute-puissante, la société ne laisse jamais dans l'oubli ni le mal ni le bien... À chacun elle paye selon ses œuvres... l'État vous assure une pension suffisante à vos besoins. Environné de la considération publique, vous terminerez dans le repos et dans l'aisance une vie qui doit servir d'enseignement à tous... et ainsi sont et seront toujours exaltés ceux qui, comme vous, auront justifié, perdant beaucoup d'années, d'une admirable persévérance dans le bien... et fait preuve de rares et grandes qualités morales... Votre exemple encouragera le plus grand nombre à vous imiter... l'espérance allégera le pénible fardeau que le sort leur impose durant une longue carrière. Animés d'une salutaire émulation, ils lutteront d'énergie dans l'accomplissement des devoirs les plus difficiles, afin d'être un jour distingués entre tous et rémunérés comme vous...
Nous le demandons: lequel de ces deux spectacles, du meurtrier égorgé, du grand homme de bien récompensé, réagira sur le peuple d'une façon plus salutaire, plus féconde?
Sans doute beaucoup d'esprits délicats s'indigneront à la seule pensée de ces ignobles rémunérations matérielles accordées à ce qu'il y a au monde de plus éthéré: la vertu!
Ils trouveront contre ces tendances toutes sortes de raisons plus ou moins philosophiques, platoniques, théologiques, mais surtout économiques, telles que celles-ci:
Le bien porte en soi sa récompense...
La vertu est une chose sans prix...
La satisfaction de la conscience est la plus noble des récompenses.
Et enfin cette objection triomphante et sans réplique:
Le bonheur éternel qui attend les justes dans l'autre vie doit uniquement suffire pour les encourager au bien.
À cela nous répondrons que la société, pour intimider et punir les coupables, ne nous paraît pas exclusivement se reposer sur la vengeance divine qui les atteindra certainement dans l'autre vie.
La société prélude au jugement dernier par des jugements humains...
En attendant l'heure inexorable des archanges aux armures d'hyacinthe, aux trompettes retentissantes et aux glaives de flamme, elle se contente modestement... de gendarmes.
Nous le répétons:
Pour terrifier les méchants, on matérialise, ou plutôt on réduit à des proportions humaines, perceptibles, visibles, les effets anticipés du courroux céleste...
Pourquoi n'en serait-il pas de même des effets de la rémunération divine à l'égard des gens de bien?
Mais oublions ces utopies, folles, absurdes, stupides, impraticables, comme de véritables utopies qu'elles sont.
La société est si bien comme elle est! Interrogez plutôt tous ceux qui, la jambe avinée, l'œil incertain, le rire bruyant, sortent d'un joyeux banquet!