Les mystères de Paris, Tome III
SIXIÈME PARTIE
I
Le pirate d'eau douce
Après quelques moments de silence, la veuve du supplicié dit à sa fille:
—Va chercher du bois; cette nuit, nous rangerons le bûcher... au retour de Nicolas et de Martial.
—De Martial? Vous voulez donc lui dire aussi que...
—Du bois, reprit la veuve en interrompant brusquement sa fille. Celle-ci, habituée à subir cette volonté de fer, alluma une lanterne et sortit.
Au moment où elle ouvrit la porte, on vit au-dehors la nuit noire, on entendit le craquement des hauts peupliers agités par le vent, le cliquetis des chaînes de bateaux, les sifflements de la bise, le mugissement de la rivière.
Ces bruits étaient profondément tristes.
Pendant la scène précédente, Amandine, péniblement émue du sort de François, qu'elle aimait tendrement, n'avait osé ni lever les yeux, ni essuyer ses pleurs, qui tombaient goutte à goutte sur ses genoux. Ses sanglots contenus la suffoquaient, elle tâchait de réprimer jusqu'aux battements de son cœur palpitant de crainte.
Les larmes obscurcissaient sa vue. En se hâtant de démarquer la chemise qu'on lui avait donnée, elle s'était blessée à la main avec ses ciseaux; la piqûre saignait beaucoup, mais la pauvre enfant songeait moins à sa douleur qu'à la punition qui l'attendait pour avoir taché de son sang cette pièce de linge. Heureusement, la veuve, absorbée dans une réflexion profonde, ne s'aperçut de rien.
Calebasse rentra portant un panier rempli de bois. Au regard de sa mère, elle répondit par un signe de tête affirmatif.
Cela voulait dire qu'en effet le pied du mort sortait de terre...
La veuve pinça ses lèvres et continua de travailler, seulement elle parut manier plus précipitamment son aiguille.
Calebasse ranima le feu, surveilla l'ébullition de la marmite qui cuisait au coin du foyer, puis se rassit auprès de sa mère.
—Nicolas n'arrive pas! lui dit-elle. Pourvu que la vieille femme de ce matin, en lui donnant un rendez-vous avec un bourgeois de la part de Bradamanti, ne l'ait pas mis dans une mauvaise affaire... Elle avait l'air si en dessous! Elle n'a voulu ni s'expliquer, ni dire son nom, ni d'où elle venait.
La veuve haussa les épaules.
—Vous croyez qu'il n'y a pas de danger pour Nicolas, ma mère? Après tout, vous avez peut-être raison... La vieille lui demandait de se trouver à sept heures du soir quai de Billy, en face la gare, et là d'attendre un homme qui voulait lui parler et qui lui dirait Bradamanti pour mot de passe. Au fait, ça n'est pas bien périlleux. Si Nicolas s'attarde, c'est qu'il aura peut-être trouvé quelque chose en route, comme avant-hier ce linge-là, qu'il a grinchi[6] sur un bateau de blanchisseuse. Et elle montra une des pièces que démarquait Amandine; puis, s'adressant à l'enfant: Qu'est-ce que ça veut dire, grinchir?
—Ça veut dire... prendre..., répondit l'enfant sans lever les yeux.
—Ça veut dire voler, petite sotte; entends-tu?... Voler...
—Oui, ma sœur...
—Et quand on sait bien grinchir comme Nicolas, il y a toujours quelque chose à gagner... Le linge qu'il a volé hier nous a remontés et ne nous coûtera que la façon du démarquage, n'est-ce pas... ma mère? ajouta Calebasse avec un éclat de rire qui laissa voir des dents déchaussées et jaunes comme son teint.
La veuve resta froide à cette plaisanterie.
—À propos de remonter notre ménage gratis, reprit Calebasse, nous pourrons peut-être nous fournir à une autre boutique. Vous savez bien qu'un vieux homme est venu habiter, depuis quelques jours, la maison de campagne de M. Griffon, le médecin de l'hospice de Paris; cette maison isolée à cent pas du bord de l'eau, en face du four à plâtre?
La veuve baissa la tête.
—Nicolas disait hier que maintenant il y aurait peut-être là un bon coup à faire, reprit Calebasse. Et moi je sais depuis ce matin qu'il y a là du butin pour sûr; il faudra envoyer Amandine flâner autour de la maison, on n'y fera pas attention; elle aura l'air de jouer, regardera bien partout et viendra nous rapporter ce qu'elle aura vu. Entends-tu ce que je te dis? ajouta durement Calebasse en s'adressant à Amandine.
—Oui, ma sœur, j'irai, répondit l'enfant en tremblant.
—Tu dis toujours: «Je ferai» et tu ne fais pas, sournoise! La fois où je t'avais commandé de prendre cent sous dans le comptoir de l'épicier d'Asnières pendant que je l'occupais d'un autre côté de sa boutique, c'était facile: on ne se défie pas d'un enfant. Pourquoi ne m'as-tu pas obéi?
—Ma sœur... le cœur m'a manqué... je n'ai pas osé...
—L'autre jour tu as bien osé voler un mouchoir dans la balle du colporteur, pendant qu'il vendait dans le cabaret. S'est-il aperçu de quelque chose, imbécile?
—Ma sœur, vous m'y avez forcée... le mouchoir était pour vous; et puis ce n'était pas de l'argent...
—Qu'est-ce que ça fait?
—Dame!... prendre un mouchoir, ça n'est pas si mal que de prendre de l'argent.
—Ma parole d'honneur! c'est Martial qui t'apprend ces vertucheries-là, n'est-ce pas? reprit Calebasse avec ironie; tu vas tout lui rapporter, petite moucharde; crois-tu que nous ayons peur qu'il nous mange, ton Martial?... Puis, s'adressant à la veuve, Calebasse ajouta: Vois-tu, ma mère, ça finira mal pour lui... Il veut faire la loi ici. Nicolas est furieux contre lui, moi aussi. Il excite Amandine et François contre nous, contre toi... Est-ce que ça peut durer?...
—Non..., dit la mère d'un ton bref et dur.
—C'est surtout depuis que sa Louve est à Saint-Lazare qu'il est comme un déchaîné après tout le monde... Est-ce que c'est notre faute, à nous, si elle est en prison... sa maîtresse? Une fois sortie, elle n'a qu'à venir ici... et je la servirai... bonne mesure... quoiqu'elle fasse la méchante...
La veuve, après un moment de réflexion, dit à sa fille:
—Tu crois qu'il y a un coup à faire sur ce vieux qui habite la maison du médecin?
—Oui, ma mère...
—Il a l'air d'un mendiant!
—Ça n'empêche pas que c'est un noble.
—Un noble?
—Oui, et qu'il ait de l'or dans sa bourse, quoiqu'il aille à Paris à pied tous les jours, et qu'il revienne de même, avec son gros bâton pour toute voiture.
—Qu'en sais-tu s'il a de l'or?
—Tantôt j'ai été au bureau de poste d'Asnières pour voir s'il n'y avait pas de lettre de Toulon...
À ces mots qui lui rappelaient le séjour de son fils au bagne, la veuve du supplicié fronça ses sourcils et étouffa un soupir.
Calebasse continua:
—J'attendais mon tour, quand le vieux qui loge chez le médecin est entré; je l'ai tout de suite reconnu à sa barbe blanche comme ses cheveux, à sa face couleur de buis, et à ses sourcils noirs. Il n'a pas l'air facile... Malgré son âge, ça doit être un vieux déterminé... Il a dit à la buraliste: «Avez-vous des lettres d'Angers pour M. le comte de Saint-Remy?—Oui, a-t-elle répondu, en voilà une.—C'est pour moi, a-t-il dit; voilà mon passeport.» Pendant que la buraliste l'examinait, le vieux, pour payer le port, a tiré sa bourse de soie verte. À un bout j'ai vu de l'or reluire à travers les mailles; il y en avait gros comme un œuf... au moins quarante ou cinquante louis! s'écria Calebasse, les yeux brillants de convoitise... et pourtant il est mis comme un gueux. C'est un de ces vieux avares farcis de trésors... Allez, ma mère! nous savons son nom, ça pourra peut-être servir... pour s'introduire chez lui quand Amandine nous aura dit s'il a des domestiques.
Des aboiements violents interrompirent Calebasse.
—Ah! les chiens crient, dit-elle; ils entendent un bateau. C'est Martial ou Nicolas...
Au nom de Martial, les traits d'Amandine exprimèrent une joie contrainte.
Après quelques minutes d'attente, pendant lesquelles elle fixait un œil impatient et inquiet sur la porte, l'enfant vit, à son grand regret, entrer Nicolas, le futur complice de Barbillon.
La physionomie de Nicolas Martial était à la fois ignoble et féroce; petit, grêle, chétif, on ne concevait pas qu'il pût exercer son dangereux et criminel métier. Malheureusement une sauvage énergie morale suppléait chez ce misérable à la force physique qui lui manquait.
Par-dessus son bourgeron bleu, Nicolas portait une sorte de casaque sans manches, faite d'une peau de bouc à longs poils bruns; en entrant il jeta par terre un saumon de cuivre qu'il avait péniblement apporté sur son épaule.
—Bonne nuit et bon butin, la mère! s'écria-t-il d'une voix creuse et enrouée, après s'être débarrassé de son fardeau; il y a encore trois saumons pareils dans mon bachot, un paquet de hardes et une caisse remplie de je ne sais quoi; car je ne me suis pas amusé à l'ouvrir. Peut-être que je suis volé... on verra!
—Et l'homme du quai de Billy? demanda Calebasse pendant que la veuve regardait silencieusement son fils.
Celui-ci, pour toute réponse, plongea sa main dans la poche de son pantalon et, la secouant, y fit bruire un grand nombre de pièces d'argent.
—Tu lui as pris tout ça?... s'écria Calebasse.
—Non, il a aboulé de lui-même deux cents francs; et il en aboulera encore huit cents quand j'aurai... mais suffit!... D'abord déchargeons mon bachot, nous jaserons après... Martial n'est pas ici?
—Non, dit la sœur.
—Tant mieux! Nous serrerons le butin sans lui... Autant qu'il ne sache pas...
—Tu as peur de lui, poltron? dit aigrement Calebasse.
—Peur de lui?... moi!... (Il haussa les épaules.) J'ai peur qu'il ne nous vende... voilà tout. Quant à le craindre... Coupe-sifflet[7] a la langue trop bien affilée!...
—Oh! quand il n'est pas là... tu fanfaronnes... mais qu'il arrive, ça te clôt le bec.
Nicolas parut insensible à ce reproche et dit:
—Allons, vite! vite!... Au bateau... Où est donc François, la mère? Il nous aiderait.
—Ma mère l'a enfermé là-haut après l'avoir rincé; il se couchera sans souper, dit Calebasse.
—Bon; mais qu'il vienne tout de même aider à décharger le bachot, n'est-ce pas, la mère? Moi, lui et Calebasse, en une tournée nous rentrerons tout ici...
La veuve leva le doigt au plafond. Calebasse comprit et monta chercher François.
Le sombre visage de la mère Martial s'était quelque peu déridé depuis l'arrivée de Nicolas; elle l'aimait plus que Calebasse, moins encore cependant que son fils de Toulon, comme elle disait... car l'amour maternel de cette farouche créature s'élevait en proportion de la criminalité des siens.
Cette préférence perverse explique suffisamment l'éloignement de la veuve pour ses deux jeunes enfants qui n'annonçaient pas de dispositions mauvaises, et sa haine profonde pour Martial, son fils aîné, qui, sans mener une vie irréprochable, pouvait passer pour un très-honnête homme si on le comparait à Nicolas, à Calebasse et à son frère le forçat de Toulon.
—Où as-tu picoré cette nuit? dit la veuve à Nicolas.
—En m'en retournant du quai de Billy, où j'ai rencontré le bourgeois avec qui j'avais rendez-vous pour ce soir, j'ai reluqué, près du pont des Invalides, une galiote amarrée au quai. Il faisait noir; j'ai dit: «Pas de lumière dans la cabine... les mariniers sont à terre... J'aborde... Si je trouve un curieux, je demande un bout de corde, censé pour reficeler ma rame...» J'entre dans la cabine... personne... Alors j'y rafle ce que je peux, des hardes, une grande caisse et, sur le pont, quatre saumons de cuivre; car j'ai fait deux tournées, la galiote était chargée de cuivre et de fer. Mais voilà François et Calebasse: vite au bachot!... Allons, file aussi, toi, eh!... Amandine, tu porteras les hardes... Avant de chasser... faut rapporter...
Restée seule, la veuve s'occupa des préparatifs du souper de la famille, plaça sur la table des verres, des bouteilles, des assiettes de faïence et des couverts d'argent.
Au moment où elle terminait ses apprêts, ses enfants rentrèrent pesamment chargés.
Le poids de deux saumons de cuivre qu'il portait sur ses épaules semblait écraser le petit François; Amandine disparaissait à moitié sous le monceau de hardes volées qu'elle tenait sur sa tête; enfin Nicolas, aidé de Calebasse, apportait une caisse de bois blanc, sur laquelle il avait placé le quatrième saumon de cuivre.
—La caisse, la caisse!... Éventrons-la, la caisse! s'écria Calebasse avec une sauvage impatience.
Les saumons de cuivre furent jetés sur le sol.
Nicolas s'arma du fer épais de la hachette qu'il portait à sa ceinture et l'introduisit sous le couvercle de la caisse, placée au milieu de la cuisine, afin de le soulever.
La lueur rougeâtre et vacillante du foyer éclairait cette scène de pillage; au-dehors, les sifflements du vent redoublaient de violence.
Nicolas, vêtu de sa peau de bouc, accroupi devant le coffre, tâchait de le briser, et proférait d'horribles blasphèmes en voyant l'épais couvercle résister à de vigoureuses pesées.
Les yeux enflammés de cupidité, les joues colorées par l'emportement de la rapine, Calebasse, agenouillée sur la caisse, y faisait porter tout le poids de son corps, afin de donner un point d'appui plus fixe à l'action du levier de Nicolas.
La veuve, séparée de ce groupe par la largeur de la table, où elle allongeait sa grande taille, se penchait aussi vers l'objet volé, le regard étincelant d'une fiévreuse convoitise.
Enfin, chose cruelle et malheureusement trop humaine! les deux enfants, dont les bons instincts naturels avaient souvent triomphé de l'influence maudite de cette abominable corruption domestique; les deux enfants, oubliant leurs scrupules et leurs craintes, cédaient à l'attrait d'une curiosité fatale...
Serrés l'un contre l'autre, l'œil brillant, la respiration oppressée, François et Amandine n'étaient pas les moins empressés de connaître le contenu du coffre, ni les moins irrités des lenteurs de l'effraction de Nicolas.
Enfin le couvercle sauta en éclats.
—Ah!... s'écria la famille d'une seule voix, haletante et joyeuse.
Et tous, depuis la mère jusqu'à la petite fille, s'abattirent et se précipitèrent avec une ardeur sauvage sur la caisse effondrée. Sans doute expédiée de Paris à un marchand de nouveautés d'un bourg riverain, elle contenait une grande quantité de pièces d'étoffe à l'usage des femmes.
—Nicolas n'est pas volé! s'écria Calebasse en déroulant une pièce de mousseline de laine.
—Non, répondit le brigand en déployant à son tour un paquet de foulards, j'ai fait mes frais...
—De la levantine... ça se vendra comme du pain..., dit la veuve en puisant à son tour dans la caisse.
—La receleuse de Bras-Rouge, qui demeure rue du Temple, achètera les étoffes, ajouta Nicolas; et le père Micou, le logeur en garni du quartier Saint-Honoré, s'arrangera du rouget[8].
—Amandine, dit tout bas François à sa petite sœur, comme ça ferait une jolie cravate, un de ces beaux mouchoirs de soie... que Nicolas tient à la main!...
—Ça ferait aussi une bien jolie marmotte, répondit l'enfant avec admiration.
—Faut avouer que tu as eu de la chance de monter sur cette galiote, Nicolas, dit Calebasse. Tiens, fameux!... Maintenant, voilà des châles... il y en a trois... vraie bourre de soie... Vois donc, ma mère!...
—La mère Burette donnera au moins cinq cents francs du tout, dit la veuve après un mûr examen.
—Alors ça doit valoir au moins quinze cents francs, dit Nicolas; mais, comme on dit, tout receleur... tout voleur. Bah! tant pis, je ne sais pas chicaner... je serai encore assez colas cette fois-ci pour en passer par où la mère Burette voudra et le père Micou aussi; mais lui, c'est un ami.
—C'est égal, il est voleur comme les autres, le vieux revendeur de ferraille; mais ces canailles de receleurs savent qu'on a besoin d'eux, reprit Calebasse en se drapant dans un des châles, et ils en abusent!
—Il n'y a plus rien, dit Nicolas, en arrivant au fond de la caisse.
—Maintenant il faut tout resserrer, dit la veuve.
—Moi, je garde ce châle-là, reprit Calebasse.
—Tu gardes... tu gardes..., s'écria brusquement Nicolas, tu le garderas... si je te le donne... Tu prends toujours... toi... madame Pas-Gênée...
—Tiens!... et toi donc, tu t'en prives... de prendre!
—Moi... je grinche en risquant ma peau; c'est pas toi qui aurais été enflaquée si on m'avait pincé sur la galiote...
—Eh bien! le voilà, ton châle, je m'en moque pas mal! dit aigrement Calebasse en le rejetant dans la caisse.
—C'est pas à cause du châle... que je parle; je ne suis pas assez chiche pour lésiner sur un châle: un de plus ou un de moins, la mère Burette ne changera pas son prix; elle achète en bloc, reprit Nicolas. Mais, au lieu de dire que tu prends ce châle, tu peux me demander que je te le donne... Allons, voyons, garde-le... Garde-le... je te dis... ou sinon je l'envoie au feu pour faire bouillir la marmite.
Ces paroles calmèrent la mauvaise humeur de Calebasse; elle prit le châle sans rancune.
Nicolas était sans doute en veine de générosité, car, déchirant avec ses dents le chef d'une des pièces de soierie, il en détacha deux foulards et les jeta à Amandine et à François, qui n'avaient pas cessé de contempler cette étoffe avec envie.
—Voilà pour vous, gamins! Cette bouchée-là vous mettra en goût de grinchir. L'appétit vient en mangeant. Maintenant allez vous coucher... j'ai à jaser avec la mère; on vous portera à souper là-haut.
Les deux enfants battirent joyeusement des mains et agitèrent triomphalement les foulards volés qu'on venait de leur donner.
—Eh bien! petits bêtas, dit Calebasse, écouterez-vous encore Martial? Est-ce qu'il vous a jamais donné des beaux foulards comme ça, lui?
François et Amandine se regardèrent, puis ils baissèrent la tête sans répondre.
—Parlez donc, reprit durement Calebasse; est-ce qu'il vous a jamais fait des cadeaux, Martial?
—Dame!... non... il ne nous en a jamais fait, dit François en regardant son mouchoir de soie rouge avec bonheur.
Amandine ajouta bien bas:
—Notre frère Martial ne nous fait pas de cadeaux... parce qu'il n'a pas de quoi...
—S'il volait, il aurait de quoi, dit durement Nicolas; n'est-ce pas, François?
—Oui, mon frère, répondit François. Puis il ajouta: Oh le beau foulard!... Quelle jolie cravate pour le dimanche!
—Et moi, quelle belle marmotte! reprit Amandine.
—Sans compter que les enfants du chaufournier du four à plâtre rageront joliment en vous voyant passer, dit Calebasse; et elle examina les traits des enfants pour voir s'ils comprendraient la méchante portée de ces paroles. L'abominable créature appelait la vanité à son aide pour étouffer les derniers scrupules de ces malheureux.—Les enfants du chaufournier, reprit-elle, auront l'air de mendiants, ils en crèveront de jalousie; car vous autres, avec vos beaux mouchoirs de soie, vous aurez l'air de petits bourgeois!
—Tiens! c'est vrai, reprit François; alors je suis bien plus content de ma belle cravate, puisque les petits chaufourniers rageront de ne pas en avoir une pareille... N'est-ce pas, Amandine?
—Moi, je suis contente d'avoir ma belle marmotte... voilà tout.
—Aussi, toi, tu ne seras jamais qu'une colasse! dit dédaigneusement Calebasse.
Puis, prenant sur la table du pain et un morceau de fromage, elle les donna aux enfants et leur dit:
—Montez vous coucher... Voilà une lanterne, prenez garde au feu, et éteignez-la avant de vous endormir.
—Ah çà! ajouta Nicolas, rappelez-vous bien que si vous avez le malheur de parler à Martial de la caisse, des saumons de cuivre et des hardes, vous aurez une danse que le feu y prendra; sans compter que je vous retirerai les foulards.
Après le départ des enfants, Nicolas et sa sœur enfouirent les hardes, la caisse d'étoffes et les saumons de cuivre au fond d'un petit caveau surbaissé de quelques marches, qui s'ouvrait dans la cuisine, non loin de la cheminée.
—Ah çà! la mère... à boire et du chenu!... s'écria le bandit; du cacheté, de l'eau-de-vie!... J'ai bien gagné ma journée... Sers le souper, Calebasse; Martial rongera nos os, c'est bon pour lui... Jasons maintenant du bourgeois du quai de Billy, car demain ou après-demain il faut que ça chauffe, si je veux empocher l'argent qu'il a promis... Je vas te conter ça, la mère... Mais à boire, tonnerre!!! à boire... C'est moi qui régale!
Et Nicolas fit de nouveau bruire les pièces de cent sous qu'il avait dans sa poche; puis, jetant au loin sa peau de bouc, son bonnet de laine noire, il s'assit à table devant un énorme plat de ragoût de mouton, un morceau de veau froid et une salade.
Lorsque Calebasse eut apporté du vin et de l'eau-de-vie, la veuve, toujours impassible et sombre, s'assit d'un côté de la table, ayant Nicolas à sa droite, sa fille à sa gauche; en face d'elle étaient les places inoccupées de Martial et des deux enfants.
Le bandit tira de sa poche un large et long couteau catalan à manche de corne, à lame aiguë. Contemplant cette arme meurtrière avec une sorte de satisfaction féroce, il dit à la veuve:
—Coupe-sifflet tranche toujours bien!... Passez-moi le pain, la mère!...
—À propos de couteau, dit Calebasse, François s'est aperçu de la chose dans le bûcher.
—De quoi? dit Nicolas sans la comprendre.
—Il a vu un des pieds...
—De l'homme? s'écria, Nicolas.
—Oui, dit la veuve en mettant une tranche de viande dans l'assiette de son fils.
—C'est drôle!... La fosse était pourtant bien profonde, dit le brigand, mais depuis le temps... la terre aura tassé...
—Il faudra cette nuit jeter tout à la rivière, dit la veuve.
—C'est plus sûr, répondit Nicolas.
—On y attachera un pavé avec un brin de vieille chaîne de bateau, dit Calebasse.
—Pas si bête!... répondit Nicolas en se versant à boire; puis, s'adressant à la veuve, tenant la bouteille haute: Voyons, trinquez avec nous, ça vous égaiera, la mère!
La veuve secoua la tête, recula son verre et dit à son fils:
—Et l'homme du quai de Billy?
—Voilà la chose..., dit Nicolas, sans s'interrompre de manger et de boire. En arrivant à la gare, j'ai attaché mon bachot et j'ai monté au quai; sept heures sonnaient à la boulangerie militaire de Chaillot, on ne s'y voyait pas à quatre pas. Je me promenais le long du parapet depuis un quart d'heure, lorsque j'entends marcher doucement derrière moi; je ralentis; un homme embaluchonné dans un manteau s'approche de moi en toussant; je m'arrête, il s'arrête... Tout ce que je sais de sa figure, c'est que son manteau lui cachait le nez, et son chapeau les yeux.
(Nous rappellerons au lecteur que ce personnage mystérieux était Jacques Ferrand le notaire, qui, voulant se défaire de Fleur-de-Marie, avait, le matin même, dépêché Mme Séraphin chez les Martial, dont il espérait faire les instruments de son nouveau crime.)
«—Bradamanti, me dit le bourgeois, reprit Nicolas; c'était le mot de passe convenu avec la vieille pour me reconnaître avec le particulier.
«—Ravageur, que je lui réponds, comme c'était encore convenu.
«—Vous vous appelez Martial? me dit-il.
«—Oui, bourgeois.
«—Il est venu ce matin une femme à votre île; que vous a-t-elle dit?
«—Que vous aviez à me parler de la part de M. Bradamanti.
«—Voulez-vous gagner de l'argent?
«—Oui, bourgeois, beaucoup.
«—Vous avez un bateau?
«—Nous en avons quatre, bourgeois, c'est notre partie: bachoteurs et ravageurs de père en fils, à votre service.
«—Voilà ce qu'il faudrait faire... si vous n'avez pas peur...
«—Peur... de quoi, bourgeois?
«—De voir quelqu'un se noyer par accident... seulement il s'agirait d'aider à l'accident... Comprenez-vous?
«—Ah çà! bourgeois, faut donc faire boire un particulier à même la Seine comme par hasard? Ça me va... Mais, comme c'est un fricot délicat, ça coûte cher d'assaisonnement...
«—Combien... pour deux?...
«—Pour deux... il y aura deux personnes à mettre au court-bouillon dans la rivière?
«—Oui...
«—Cinq cents francs par tête, bourgeois... c'est pas cher!
«—Va pour mille francs...
«—Payés d'avance, bourgeois.
«—Deux cents francs d'avance, le reste après...
«—Vous vous défiez de moi, bourgeois?
«—Non; vous pouvez empocher mes deux cents francs sans remplir nos conventions.
«—Et vous, bourgeois, une fois le coup fait, quand je vous demanderai les huit cents francs, vous pouvez me répondre: Merci, je sors d'en prendre!
«—C'est une chance, ça vous convient-il, oui ou non? Deux cents francs comptant, et après-demain soir, ici à neuf heures, je vous remettrai huit cents francs.
«—Et qui vous dira que j'aurai fait boire les deux personnes?
«—Je le saurai... ça me regarde... Est-ce dit?
«—C'est dit, bourgeois.
«—Voilà deux cents francs... Maintenant, écoutez-moi: vous reconnaîtrez bien la vieille femme qui est allée vous trouver ce matin?
«—Oui, bourgeois.
«—Demain ou après-demain au plus tard, vous la verrez venir, vers les quatre heures du soir, sur la rive en face de votre île, avec une jeune fille blonde, la vieille vous fera un signal en agitant un mouchoir.
«—Oui, bourgeois.
«—Combien faut-il de temps pour aller de la rive à votre île?
«—Vingt bonnes minutes.
«—Vos bateaux sont à fond plat?
«—Plat comme la main, bourgeois.
«—Vous pratiquerez adroitement une sorte de large soupape dans le fond de l'un de ces bateaux, afin de pouvoir, en ouvrant cette soupape, le faire couler à volonté en un clin d'œil... Comprenez-vous?
«—Très-bien, bourgeois; vous êtes malin! J'ai justement un vieux bateau à moitié pourri; je voulais le déchirer... il sera bon pour ce dernier voyage.
«—Vous partez donc de votre île avec ce bateau à soupape; un bon bateau vous suit, conduit par quelqu'un de votre famille. Vous abordez, vous prenez la vieille femme et la jeune fille blonde à bord du bateau troué, et vous regagnez votre île: mais, à une distance raisonnable du rivage, vous feignez de vous baisser pour raccommoder quelque chose, vous ouvrez la soupape et vous sautez lestement dans l'autre bateau, pendant que la vieille femme et la jeune fille blonde...
«—Boivent à la même tasse... ça y est, bourgeois!
«—Mais êtes-vous sûr de n'être pas dérangé? S'il venait des pratiques dans votre cabaret?
«—Il n'y a pas de crainte, bourgeois. À cette heure-là, et en hiver surtout, il n'en vient jamais... c'est notre morte-saison; et il en viendrait, qu'ils ne seraient pas gênants, au contraire... c'est tous des amis connus.
«—Très-bien! D'ailleurs vous ne vous compromettez en rien: le bateau sera censé couler par vétusté, et la vieille femme qui vous aura amené la jeune fille disparaîtra avec elle. Enfin, pour bien vous assurer que toutes deux seront noyées (toujours par accident), vous pourrez, si elles revenaient sur l'eau ou si elles s'accrochaient au bateau, avoir l'air de faire tous vos efforts pour les secourir, et...
«—Et les aider... à replonger. Bien, bourgeois!
«—Il faudra même que la promenade se fasse après le soleil couché, afin que la nuit soit noire lorsqu'elles tomberont à l'eau.
«—Non, bourgeois; car si on n'y voit pas clair, comment saura-t-on si les deux femmes ont bu leur soûl, ou si elles en veulent encore?
«—C'est juste... Alors l'accident aura lieu avant le coucher du soleil.
«—À la bonne heure, bourgeois. Mais la vieille ne se doutera de rien?
«—Non. En arrivant elle vous dira à l'oreille: «Il faut noyer la petite; un peu avant de faire enfoncer le bateau, faites-moi signe pour que je sois prête à me sauver avec vous.» Vous répondrez à la vieille de manière à éloigner ses soupçons.
«—De façon qu'elle croira mener la petite blonde boire...
«—Et qu'elle boira avec la petite blonde.
«—C'est crânement arrangé, bourgeois.
«—Et surtout que la vieille ne se doute de rien!
«—Calmez-vous, bourgeois, elle avalera ça doux comme miel.
«—Allons, bonne chance, mon garçon! Si je suis content, peut-être je vous emploierai encore.
«—À votre service, bourgeois!»
«Là-dessus, dit le brigand en terminant sa narration, j'ai quitté l'homme au manteau, j'ai regagné mon bateau et, en passant devant la galiote, j'ai raflé le butin de tout à l'heure.
On voit, par le récit de Nicolas, que le notaire voulait, au moyen d'un double crime, se débarrasser à la fois de Fleur-de-Marie et de Mme Séraphin, en faisant tomber celle-ci dans le piège qu'elle croyait seulement tendu à la Goualeuse.
Avons-nous besoin de répéter que, craignant à juste titre que la Chouette n'apprît, d'un moment à l'autre, à Fleur-de-Marie qu'elle avait été abandonnée par Mme Séraphin, Jacques Ferrand se croyait un puissant intérêt à faire disparaître cette jeune fille, dont les réclamations auraient pu le frapper mortellement et dans sa fortune et dans sa réputation?
Quant à Mme Séraphin, le notaire, en la sacrifiant, se défaisait de l'un des deux complices (Bradamanti était l'autre) qui pouvaient le perdre en se perdant eux-mêmes, il est vrai; mais Jacques Ferrand croyait ses secrets mieux gardés par la tombe que par l'intérêt personnel.
La veuve du supplicié et Calebasse avaient attentivement écouté Nicolas, qui ne s'était interrompu que pour boire avec excès. Aussi commençait-il à parler avec une exaltation singulière:
—Ça n'est pas tout, reprit-il; j'ai emmanché une autre affaire avec la Chouette et Barbillon, de la rue aux Fèves. C'est un fameux coup crânement monté; et, si nous ne le manquons pas, il y aura de quoi frire, je m'en vante. Il s'agit de dépouiller une courtière en diamants, qui a quelquefois pour des cinquante mille francs de pierreries dans son cabas.
—Cinquante mille francs! s'écrièrent la mère et la fille, dont les yeux étincelèrent de cupidité.
—Oui... rien que ça. Bras-Rouge en sera. Hier il a déjà empaumé la courtière par une lettre que nous lui avons portée nous deux Barbillon, boulevard Saint-Denis. C'est un fameux homme que Bras-Rouge! Comme il a de quoi, on ne se méfie pas de lui. Pour amorcer la courtière, il lui a déjà vendu un diamant de quatre cents francs. Elle ne se défiera pas de venir, à la tombée du jour, dans son cabaret des Champs-Élysées. Nous serons là cachés. Calebasse viendra aussi, elle gardera mon bateau le long de la Seine. S'il faut emballer la courtière morte ou vive, ça sera une voiture commode et qui ne laisse pas de traces. En voilà un plan! Gueux de Bras-Rouge, quelle sorbonne!
—Je me défie toujours de Bras-Rouge, dit la veuve. Après l'affaire de la rue Montmartre, ton frère Ambroise a été à Toulon et Bras-Rouge a été relâché.
—Parce qu'il n'y avait pas de preuves contre lui; il est si malin! Mais trahir les autres... jamais!
La veuve secoua la tête, comme si elle n'eût été qu'à demi convaincue de la probité de Bras-Rouge. Après quelques moments de réflexion, elle dit:
—J'aime mieux l'affaire du quai de Billy pour demain ou après-demain soir... la noyade des deux femmes... Mais Martial nous gênera... comme toujours...
—Le tonnerre du diable ne nous débarrassera donc pas de lui?... s'écria Nicolas à moitié ivre, en plantant avec fureur son long couteau dans la table.
—J'ai dit à ma mère que nous en avions assez, que ça ne pouvait pas durer, reprit Calebasse. Tant qu'il sera ici, on ne pourra rien faire des enfants...
—Je vous dis qu'il est capable de nous dénoncer un jour ou l'autre, le brigand! dit Nicolas. Vois-tu, la mère... si tu m'en avais cru..., ajouta-t-il d'un air farouche et significatif en regardant sa mère, tout serait dit...
—Il y a d'autres moyens.
—C'est le meilleur! dit le brigand.
—Maintenant... non, répondit la veuve, d'un ton si absolu que Nicolas se tut, dominé par l'influence de sa mère, qu'il savait aussi criminelle, aussi méchante, mais encore plus déterminée que lui.
La veuve ajouta:
—Demain matin il quittera l'île pour toujours.
—Comment? dirent à la fois Calebasse et Nicolas.
—Il va rentrer; cherchez-lui querelle... mais hardiment, en face... comme vous n'avez jamais osé le faire... Venez-en aux coups, s'il le faut... Il est fort... mais vous serez deux, et je vous aiderai... Surtout pas de couteaux!... Pas de sang... qu'il soit battu, pas blessé.
—Et puis après, la mère? demanda Nicolas.
—Après... on s'expliquera... Nous lui dirons de quitter l'île demain... sinon que tous les jours la scène de ce soir recommencera... Je le connais, ces batteries continuelles le dégoûteront. Jusqu'à présent on l'a laissé trop tranquille...
—Mais il est entêté comme un mulet; il est capable de vouloir rester tout de même à cause des enfants..., dit Calebasse.
—C'est un gueux fini... mais une batterie ne lui fait pas peur, dit Nicolas.
—Une... oui, dit la veuve, mais tous les jours, tous les jours... c'est l'enfer... il cédera...
—Et s'il ne cédait pas?
—Alors j'ai un autre moyen sûr de le forcer à partir cette nuit, ou demain matin au plus tard, reprit la veuve avec un sourire étrange.
—Vraiment, la mère?
—Oui, mais j'aimerais mieux l'effrayer par les batteries: si je n'y réussissais pas... alors, à l'autre moyen.
—Et si l'autre moyen ne réussissait pas non plus, la mère? dit Nicolas.
—Il y en a un dernier qui réussit toujours, répondit la veuve.
Tout à coup la porte s'ouvrit, Martial entra.
Il ventait si fort au-dehors qu'on n'avait pas entendu les aboiements des chiens annoncer le retour du fils aîné de la veuve du supplicié.
II
La mère et le fils
Ignorant les mauvais desseins de sa famille, Martial entra lentement dans la cuisine.
Quelques mots de la Louve, dans son entretien avec Fleur-de-Marie, ont déjà fait connaître la singulière existence de cet homme.
Doué de bons instincts naturels, incapable d'une action positivement basse ou méchante, Martial n'en menait pas moins une conduite peu régulière. Il pêchait en fraude, et sa force, son audace, inspiraient assez de crainte aux gardes-pêche pour qu'ils fermassent les yeux sur son braconnage de rivière.
À cette industrie déjà très-peu légale, Martial en joignait une autre fort illicite.
Bravo redouté, il se chargeait volontiers, plus encore par excès de courage, par crânerie, que par cupidité, de venger, dans des rencontres de pugilat ou de bâton, les victimes d'adversaires d'une force trop inégale; il faut dire que Martial choisissait d'ailleurs avec assez de droiture les causes qu'il plaidait à coups de poing; généralement il prenait le parti du faible contre le fort.
L'amant de la Louve ressemblait beaucoup à François et à Amandine; il était de taille moyenne, mais robuste, large d'épaules; ses épais cheveux roux, coupés en brosse, formaient cinq pointes sur son front bien ouvert; sa barbe épaisse, drue et courte, ses joues larges, son nez saillant carrément accusé, ses yeux bleus et hardis, donnaient à ce mâle visage une expression singulièrement résolue.
Il était coiffé d'un vieux chapeau ciré; malgré le froid, il ne portait qu'une mauvaise blouse bleue par-dessus sa veste et son pantalon de gros velours de coton tout usé. Il tenait à la main un énorme bâton noueux, qu'il déposa près de lui sur le buffet...
Un gros chien basset, à jambes torses, au pelage noir marqué de feux très-vifs, était entré avec Martial; mais il restait auprès de la porte, n'osant s'approcher ni du feu, ni des convives déjà attablés, l'expérience ayant prouvé au vieux Miraut (c'était le nom du basset, ancien compagnon de braconnage de Martial) qu'il était, ainsi que son maître, très-peu sympathique à la famille.
—Où sont donc les enfants?
Tels furent les premiers mots de Martial lorsqu'il s'assit à table.
—Ils sont où ils sont, répondit aigrement Calebasse.
—Où sont les enfants, ma mère? reprit Martial sans s'inquiéter de la réponse de sa sœur.
—Ils sont couchés, reprit sèchement la veuve.
—Est-ce qu'ils n'ont pas soupé, ma mère?
—Qu'est-ce que ça te fait, à toi? s'écria brutalement Nicolas, après avoir bu un grand verre de vin pour augmenter son audace; car le caractère et la force de son frère lui imposaient beaucoup.
Martial, aussi indifférent aux attaques de Nicolas qu'à celles de Calebasse, dit de nouveau à sa mère:
—Je suis fâché que les enfants soient déjà couchés.
—Tant pis..., répondit la veuve.
—Oui, tant pis!... car j'aime à les avoir à côté de moi quand je soupe.
—Et nous, comme ils nous embêtent, nous les avons renvoyés, s'écria Nicolas. Si ça ne te plaît pas, va-t'en les retrouver!
Martial, surpris, regarda fixement son frère.
Puis, comme s'il eût réfléchi à la vanité d'une querelle, il haussa les épaules, coupa un morceau de pain et se servit une tranche de viande.
Le basset s'était approché de Nicolas, quoiqu'à distance très-respectueuse; le bandit, irrité de la dédaigneuse insouciance de son frère, et espérant lui faire perdre patience en frappant son chien, donna un furieux coup de pied à Miraut, qui poussa des cris lamentables.
Martial devint pourpre, serra dans ses mains contractées le couteau qu'il tenait et frappa violemment sur la table; mais, se contenant encore, il appela son chien et lui dit doucement:
—Ici, Miraut.
Le basset vint se coucher aux pieds de son maître.
Cette modération contrariait les projets de Nicolas; il voulait pousser son frère à bout pour amener un éclat.
Il ajouta donc:
—Je n'aime pas les chiens, moi... je ne veux pas que ton chien reste ici.
Pour toute réponse, Martial se versa un verre de vin et but lentement.
Échangeant un coup d'œil rapide avec Nicolas, la veuve l'encouragea d'un signe à continuer ses hostilités contre Martial, espérant, nous l'avons dit, qu'une violente querelle amènerait une rupture et une séparation complète.
Nicolas alla prendre la baguette de saule dont s'était servie la veuve pour battre François, et, s'avançant vers le basset, il le frappa rudement en disant:
—Hors d'ici, hé, Miraut!
Jusqu'alors Nicolas s'était souvent montré sournoisement agressif envers Martial; mais jamais il n'avait osé le provoquer avec tant d'audace et de persistance.
L'amant de la Louve, pensant qu'on voulait le pousser à bout, dans quelque but caché, redoubla de modération.
Au cri de son chien battu par Nicolas, Martial se leva, ouvrit la porte de la cuisine, mit le basset dehors et revint continuer son souper.
Cette incroyable patience, si peu en harmonie avec le caractère ordinairement emporté de Martial, confondit ses agresseurs... Ils se regardèrent profondément surpris.
Lui, paraissant complètement étranger à ce qui se passait, mangeait glorieusement et gardait un profond silence.
—Calebasse, ôte le vin, dit la veuve à sa fille.
Celle-ci se hâtait d'obéir, lorsque Martial dit:
—Attends... je n'ai pas fini de souper...
—Tant pis! dit la veuve en enlevant elle-même la bouteille.
—Ah!... c'est différent!... reprit l'amant de la Louve.
Et, se versant un grand verre d'eau, il le but, fit claquer sa langue contre son palais et dit:
—Voilà de fameuse eau!
Cet imperturbable sang-froid irritait la colère haineuse de Nicolas, déjà très-exalté par de nombreuses libations; néanmoins il reculait encore devant une attaque directe, connaissant la force peu commune de son frère; tout à coup il s'écria, ravi de son inspiration:
—Tu as bien fait de céder pour ton basset, Martial; c'est une bonne habitude à prendre; car il faut t'attendre à nous voir chasser ta maîtresse à coups de pied, comme nous avons chassé ton chien.
—Oh! oui... car si la Louve avait le malheur de venir dans l'île, en sortant de prison, dit Calebasse, qui comprit l'intention de Nicolas, c'est moi qui la souffletterais drôlement!
—Et moi je lui ferais faire un plongeon dans la vase, près la baraque du bout de l'île, ajouta Nicolas. Et si elle en ressortait, je la renfoncerais dedans à coups de soulier... la carne...
Cette insulte adressée à la Louve, qu'il aimait avec une passion sauvage, triompha des pacifiques résolutions de Martial; il fronça ses sourcils, le sang lui monta au visage, les veines de son front se gonflèrent et se tendirent comme des cordes; néanmoins il eut assez d'empire pour dire à Nicolas d'une voix légèrement altérée par une colère contenue:
—Prends garde à toi... tu cherches une querelle, et tu trouveras une tournée que tu ne cherches pas.
—Une tournée... à moi?
—Oui... meilleure que la dernière.
—Comment, Nicolas! dit Calebasse avec un étonnement sardonique, Martial t'a battu... Dites donc, ma mère, entendez-vous?... Ça ne m'étonne plus, que Nicolas ait si peur de lui.
—Il m'a battu... parce qu'il m'a pris en traître, s'écria Nicolas devenant blême de fureur.
—Tu mens; tu m'avais attaqué en sournois, je t'ai crossé et j'ai eu pitié de toi; mais si tu t'avises encore de parler de ma maîtresse... entends-tu bien, de ma maîtresse... cette fois-ci pas de grâce... tu porteras longtemps mes marques.
—Et si j'en veux parler, moi, de la Louve, dit Calebasse...
—Je te donnerai une paire de calottes pour t'avertir, et si tu recommences... je recommencerai à t'avertir.
—Et si j'en parle, moi? dit lentement la veuve.
—Vous?
—Oui... moi.
—Vous? dit Martial en faisant un violent effort sur lui-même, vous?
—Tu me battras aussi? N'est-ce pas?
—Non, mais si vous me parlez de la Louve, je rosserai Nicolas; maintenant, allez... ça vous regarde... et lui aussi...
—Toi, s'écria le bandit furieux en levant son dangereux couteau catalan, tu me rosseras!!!
—Nicolas... pas de couteau! s'écria la veuve en se levant promptement pour saisir le bras de son fils; mais celui-ci, ivre de vin et de colère, se leva, repoussa rudement sa mère et se précipita sur son frère.
Martial se recula vivement, saisit le gros bâton noueux qu'il avait en entrant déposé sur le buffet et se mit sur la défensive.
—Nicolas, pas de couteau! répéta la veuve.
—Laissez-le donc faire! cria Calebasse en s'armant de la hachette du ravageur.
Nicolas, brandissant toujours son formidable couteau, épiait le moment de se jeter sur son frère.
—Je te dis, s'écria-t-il, que toi et ta canaille de Louve je vous crèverai tous les deux, et je commence... À moi, ma mère!... À moi, Calebasse!... Refroidissons-le, il y a trop longtemps qu'il dure!
Et, croyant le moment favorable à son attaque, le brigand s'élança sur son frère le couteau levé.
Martial, bâtonniste expert, fit une brusque retraite de corps, leva son bâton, qui, rapide comme la foudre, décrivit en sifflant un huit de chiffre et retomba si pesamment sur l'avant-bras droit de Nicolas que celui-ci, frappé d'un engourdissement subit, douloureux, laissa échapper son couteau.
—Brigand... tu m'as cassé le bras! s'écria-t-il en saisissant de sa main gauche son bras droit, qui pendait inerte à son côté.
—Non, j'ai senti mon bâton rebondir..., répondit Martial en envoyant d'un coup de pied le couteau sous le buffet.
Puis, profitant de la souffrance qu'éprouvait Nicolas, il le prit au collet, le poussa rudement en arrière, jusqu'à la porte du petit caveau dont nous avons parlé, l'ouvrit d'une main, de l'autre y jeta et y enferma son frère, encore tout étourdi de cette brusque attaque.
Revenant ensuite aux deux femmes, il saisit Calebasse par les épaules et, malgré sa résistance, ses cris et un coup de hachette qui le blessa légèrement à la main, il l'enferma dans la salle basse du cabaret qui communiquait à la cuisine.
Alors, s'adressant à la veuve, encore stupéfaite de cette manœuvre aussi habile qu'inattendue, Martial lui dit froidement:
—Maintenant, ma mère... à nous deux...
—Eh bien!... oui... à nous deux..., s'écria la veuve; et sa figure impassible s'anima, son teint blafard se colora, un feu sombre illumina sa prunelle jusqu'alors éteinte; la colère, la haine, donnèrent à ses traits un caractère terrible. Oui... à nous deux!... reprit-elle d'une voix menaçante; j'attendais ce moment, tu vas savoir à la fin ce que j'ai sur le cœur.
—Et moi aussi, je vais vous dire ce que j'ai sur le cœur.
—Tu vivrais cent ans, vois-tu, que tu te souviendrais de cette nuit...
—Je m'en souviendrai!... Mon frère et ma sœur ont voulu m'assassiner, vous n'avez rien fait pour les en empêcher... Mais voyons... parlez... qu'avez-vous contre moi?
—Ce que j'ai?...
—Oui...
—Depuis la mort de ton père... tu n'as fait que des lâchetés!
—Moi?
—Oui, lâche!... Au lieu de rester avec nous pour nous soutenir, tu t'es sauvé à Rambouillet, braconner dans les bois avec ce colporteur de gibier que tu avais connu à Bercy.
—Si j'étais resté ici, maintenant je serais aux galères comme Ambroise, ou près d'y aller comme Nicolas: je n'ai pas voulu être voleur comme vous autres... de là votre haine.
—Et quel métier fais-tu? Tu volais du gibier, tu voles du poisson; vol sans danger, vol de lâche!...
—Le poisson, comme le gibier, n'appartient à personne; aujourd'hui chez l'un, demain chez l'autre, il est à qui sait le prendre... Je ne vole pas... Quant à être lâche...
—Tu bats pour de l'argent des hommes plus faibles que toi!
—Parce qu'ils avaient battu plus faible qu'eux.
—Métier de lâche!... Métier de lâche!...
—Il y en a de plus honnêtes, c'est vrai; ce n'est pas à vous à me le dire!
—Pourquoi ne les as-tu pas pris alors, ces métiers honnêtes, au lieu de venir ici fainéantiser et vivre à mes crochets?
—Je vous donne le poisson que je prends et l'argent que j'ai!... Ça n'est pas beaucoup, mais c'est assez... je ne vous coûte rien... J'ai essayé d'être serrurier pour gagner plus... mais quand depuis son enfance on a vagabondé sur la rivière et dans les bois, on ne peut pas s'attacher ailleurs; c'est fini... on en a pour sa vie... Et puis..., ajouta Martial d'un air sombre, j'ai toujours mieux aimé vivre seul sur l'eau ou dans une forêt... là personne ne me questionne. Au lieu qu'ailleurs, qu'on me parle de mon père, faut-il pas que je réponde... guillotiné! de mon frère... galérien! de ma sœur... voleuse!
—Et de ta mère, qu'en dis-tu?
—Je dis...
—Quoi?
—Je dis qu'elle est morte...
—Et tu fais bien; c'est tout comme... Je te renie, lâche! Ton frère est au bagne! Ton grand-père et ton père ont bravement fini sur l'échafaud en narguant le prêtre et le bourreau! Au lieu de les venger, tu trembles!...
—Les venger?
—Oui, te montrer vrai Martial, cracher sur le couteau de Charlot et sur la casaque rouge, et finir comme père et mère, frère et sœur...
Si habitué qu'il fût aux exaltations féroces de sa mère, Martial ne put s'empêcher de frissonner.
La physionomie de la veuve du supplicié, en prononçant ces derniers mots, était épouvantable.
Elle reprit avec une fureur croissante:
—Oh! lâche, encore plus crétin que lâche! Tu veux être honnête!!! Honnête? Est-ce que tu ne seras pas toujours méprisé, rebuté, comme fils d'assassin, frère de galérien! Mais toi, au lieu de te mettre la vengeance et la rage au ventre, ça t'y met la peur! Au lieu de mordre tu te sauves: quand ils ont eu guillotiné ton père... tu nous as quittés... lâche! Et tu savais que nous ne pouvions pas sortir de l'île pour aller au bourg sans qu'on hurle après nous, en nous poursuivant à coups de pierres comme des chiens enragés... Oh! on nous payera ça, vois-tu! on nous payera ça!!!
—Un homme, dix hommes ne me font pas peur; mais être hué par tout le monde comme fils et frère de condamné... eh bien! non! je n'ai pas pu... j'ai mieux aimé m'en aller dans les bois braconner avec Pierre, le vendeur de gibier.
—Fallait y rester... dans tes bois.
—Je suis revenu à cause de mon affaire avec un garde, et surtout à cause des enfants... parce qu'ils étaient en âge de tourner à mal par l'exemple.
—Qu'est-ce que ça te fait?
—Ça me fait que je ne veux pas qu'ils deviennent des gueux comme Ambroise, Nicolas et Calebasse...
—Pas possible!
—Et seuls, avec vous tous, ils n'y auraient pas manqué. Je m'étais mis en apprentissage pour tâcher de gagner de quoi les prendre avec moi, ces enfants, et quitter l'île... mais à Paris, tout se sait... c'était toujours fils de guillotiné... frère de forçat... j'avais des batteries tous les jours... ça m'a lassé...
—Et ça ne t'a pas lassé d'être honnête... ça te réussissait si bien!... Au lieu d'avoir le cœur de revenir avec nous, pour faire comme nous... comme feront les enfants... malgré toi... oui, malgré toi... Tu crois les enjôler avec ton prêche... mais nous sommes là... François est déjà à nous... à peu près... une occasion, et il sera de la bande...
—Je vous dis que non...
—Tu verras que si... je m'y connais... Au fond il a du vice; mais tu le gênes... Quant à Amandine, une fois qu'elle aura quinze ans, elle ira toute seule... Ah! on nous a jeté des pierres! Ah! on nous a poursuivis comme des chiens enragés!... On verra ce que c'est que notre famille... excepté toi, lâche, car il n'y a ici que toi qui nous fasses honte[9]!
—C'est dommage...
—Et comme tu te gâterais avec nous... demain tu sortiras d'ici pour n'y jamais rentrer...
Martial regarda sa mère avec surprise; après un moment de silence, il lui dit:
—Vous m'avez cherché querelle à souper pour en arriver là?
—Oui, pour te montrer ce qui t'attend si tu voulais rester ici malgré nous: un enfer... entends-tu?... Un enfer!... Chaque jour une querelle, des coups, des rixes; et nous ne serons pas seuls comme ce soir: nous aurons des amis qui nous aideront... tu n'y tiendras pas huit jours...
—Vous croyez me faire peur?
—Je ne te dis que ce qui t'arrivera...
—Ça m'est égal... je reste...
—Tu resteras ici?
—Oui.
—Malgré nous?
—Malgré vous, malgré Calebasse, malgré Nicolas, malgré tous les gueux de sa trempe!
—Tiens... tu me fais rire.
Dans la bouche de cette femme à figure sinistre et féroce, ces mots étaient horribles.
—Je vous dis que je resterai ici jusqu'à ce que je trouve le moyen de gagner ma vie ailleurs avec les enfants: seul, je ne serais pas embarrassé, je retournerais dans les bois; mais à cause d'eux, il me faudra plus de temps... pour rencontrer ce que je cherche... En attendant, je reste.
—Ah! tu restes... jusqu'au moment où tu emmèneras les enfants?
—Comme vous dites!
—Emmener les enfants?
—Quand je leur dirai: «Venez», ils viendront... et en courant, je vous en réponds.
La veuve haussa les épaules et reprit:
—Écoute: je t'ai dit tout à l'heure que, quand bien même tu vivrais cent ans, tu te rappellerais cette nuit; je vais t'expliquer pourquoi; mais avant, es-tu bien décidé à ne pas t'en aller d'ici?
—Oui! Oui! Mille fois oui!
—Tout à l'heure, tu diras non! Mille fois non! Écoute-moi bien... Sais-tu quel métier fait ton frère?
—Je m'en doute, mais je ne veux pas le savoir...
—Tu le sauras... il vole...
—Tant pis pour lui.
—Et pour toi...
—Pour moi?
—Il vole la nuit avec effraction, cas de galères; nous recélons ses vols; qu'on le découvre, nous sommes condamnés à la même peine que lui comme receleurs, et toi aussi; on rafle la famille, et les enfants seront sur le pavé, où ils apprendront l'état de ton père et de ton grand-père aussi bien qu'ici.
—Moi, arrêté comme receleur, comme votre complice! Sur quelle preuve?
—On ne sait pas comment tu vis: tu vagabondes sur l'eau, tu as la réputation d'un mauvais homme, tu habites avec nous; à qui feras-tu croire que tu ignores nos vols et nos recels?
—Je prouverai que non.
—Nous te chargerons comme notre complice.
—Me charger! Pourquoi?
—Pour te récompenser d'avoir voulu rester ici malgré nous.
—Tout à l'heure vous vouliez me faire peur d'une façon, maintenant c'est d'une autre; ça ne prend pas, je prouverai que je n'ai jamais volé. Je reste.
—Ah tu restes! Écoute donc encore. Te rappelles-tu, l'an dernier, ce qui s'est passé ici pendant la nuit de Noël?
—La nuit de Noël? dit Martial en cherchant à rassembler ses souvenirs.
—Cherche bien... cherche bien...
—Je ne me rappelle pas...
—Tu ne te rappelles pas que Bras-Rouge a amené ici, le soir, un homme bien mis, qui avait besoin de se cacher?...
—Oui, maintenant je me souviens; je suis monté me coucher, et je l'ai laissé souper avec vous... Il a passé la nuit dans la maison; avant le jour, Nicolas l'a conduit à Saint-Ouen...
—Tu es sûr que Nicolas l'a conduit à Saint-Ouen?
—Vous me l'avez dit le lendemain matin.
—La nuit de Noël, tu étais donc ici?
—Oui... eh bien?
—Cette nuit-là... cet homme, qui avait beaucoup d'argent sur lui, a été assassiné dans cette maison.
—Lui!... Ici?...
—Et volé... et enterré dans le petit bûcher.
—Cela n'est pas vrai, s'écria Martial devenant pâle de terreur, et ne voulant pas croire à ce nouveau crime des siens. Vous voulez m'effrayer. Encore une fois, ça n'est pas vrai!
—Demande à ton protégé François ce qu'il a vu ce matin dans le bûcher!
—François! Et qu'a-t-il vu?
—Un des pieds de l'homme qui sortait de terre... Prends la lanterne, vas-y, tu t'en assureras.
—Non, dit Martial en essuyant son front baigné d'une sueur froide, non je ne vous crois pas... Vous dites cela pour...
—Pour te prouver que, si tu demeures ici malgré nous, tu risques à chaque instant d'être arrêté comme complice de vol et de meurtre; tu étais ici la nuit de Noël; nous dirons que tu nous as aidés à faire le coup. Comment prouveras-tu le contraire?
—Mon Dieu! mon Dieu! dit Martial en cachant sa figure dans ses mains.
—Maintenant t'en iras-tu? dit la veuve avec un sourire sardonique.
Martial était atterré: il ne doutait malheureusement pas de ce que venait de lui dire sa mère; la vie vagabonde qu'il menait, sa cohabitation avec une famille si criminelle devaient en effet faire peser sur lui de terribles soupçons, et ces soupçons pouvaient se changer en certitude aux yeux de la justice, si sa mère, son frère, sa sœur, le désignaient comme leur complice.
La veuve jouissait de l'abattement de son fils.
—Tu as un moyen de sortir d'embarras: dénonce-nous!
—Je le devrais... mais je ne le ferai pas... vous le savez bien.
—C'est pour cela que j'ai tout dit... Maintenant t'en iras-tu?
Martial voulut tenter d'attendrir cette mégère; d'une voix moins rude il lui dit:
—Ma mère, je ne vous crois pas capable de ce meurtre...
—Comme tu voudras, mais va-t'en...
—Je m'en irai à une condition.
—Pas de condition!
—Vous mettrez les enfants en apprentissage... loin d'ici... en province...
—Ils resteront ici...
—Voyons, ma mère, quand vous les aurez rendus semblables à Nicolas, à Calebasse, à Ambroise, à mon père... à quoi ça vous servira-t-il?
—À faire de bons coups avec leur aide... Nous ne sommes pas déjà de trop... Calebasse reste ici avec moi pour tenir le cabaret. Nicolas est seul: une fois dressés, François et Amandine l'aideront; on leur a aussi jeté des pierres, à eux, tout petits... faut qu'ils se vengent!...
—Ma mère, vous aimez Calebasse et Nicolas, n'est-ce pas?
—Après?
—Que les enfants les imitent... que vos crimes et les leurs se découvrent...
—Après?
—Ils vont à l'échafaud, comme mon père.
—Après, après?
—Et leur sort ne vous fait pas trembler!
—Leur sort sera le mien, ni meilleur ni pire... Je vole, ils volent; je tue, ils tuent; qui prendra la mère prendra les petits... Nous ne nous quitterons pas. Si nos têtes tombent, elles tomberont dans le même panier... où elles se diront adieu! Nous ne reculerons pas; il n'y a que toi de lâche dans la famille, nous te chassons... va-t'en!
—Mais les enfants! Les enfants!
—Les enfants deviendront grands; je te dis que sans toi ils seraient déjà formés. François est presque prêt; quand tu seras parti, Amandine rattrapera le temps perdu...
—Ma mère, je vous en supplie, consentez à envoyer les enfants en apprentissage loin d'ici.
—Combien de fois faut-il te dire qu'ils y sont en apprentissage, ici?
La veuve du supplicié articula ces derniers mots d'une manière si inexorable que Martial perdit tout espoir d'amollir cette âme de bronze.
—Puisque c'est ainsi, reprit-il d'un ton bref et résolu, écoutez-moi bien à votre tour, ma mère... Je reste.
—Ah! ah!
—Pas dans cette maison... je serais assassiné par Nicolas ou empoisonné par Calebasse; mais, comme je n'ai pas de quoi me loger ailleurs, moi et les enfants, nous habiterons la baraque au bout de l'île; la porte est solide, je la renforcerai encore... Une fois là, bien barricadé, avec mon fusil, mon bâton et mon chien, je ne crains personne. Demain matin j'emmènerai les enfants; le jour, ils viendront avec moi, soit dans mon bateau, soit dehors; la nuit, ils coucheront près de moi, dans la cabane; nous vivrons de ma pêche; ça durera jusqu'à ce que j'aie trouvé à les placer, et je trouverai...
—Ah! c'est ainsi!
—Ni vous, ni mon frère, ni Calebasse ne pouvez empêcher que ça soit, n'est-ce pas!... Si on découvre vos vols ou votre assassinat durant mon séjour dans l'île... tant pis, j'en cours la chance! J'expliquerai que je suis revenu, que je suis resté à cause des enfants, pour les empêcher de devenir des gueux... On jugera... Mais que le tonnerre m'écrase si je quitte l'île, et si les enfants restent un jour de plus dans cette maison... Oui, et je vous défie, vous et les vôtres, de me chasser de l'île!
La veuve connaissait la résolution de Martial; les enfants aimaient leur frère aîné autant qu'ils la redoutaient; ils le suivraient donc sans hésiter lorsqu'il le voudrait. Quant à lui, bien armé, bien résolu, toujours sur ses gardes, dans son bateau pendant le jour, retranché et barricadé dans la cabane de l'île pendant la nuit, il n'avait rien à redouter des mauvais desseins de sa famille.
Le projet de Martial pouvait donc de tout point se réaliser... Mais la veuve avait beaucoup de raisons pour en empêcher l'exécution.
D'abord, ainsi que les honnêtes artisans considèrent quelquefois le nombre de leurs enfants comme une richesse, en raison des services qu'ils en retirent, la veuve comptait sur Amandine et sur François pour l'assister dans ses crimes.
Puis, ce qu'elle avait dit de son désir de venger son mari et son fils était vrai. Certains êtres, nourris, vieillis, durcis dans le crime, entrent en révolte ouverte; en guerre acharnée contre la société, et croient par de nouveaux crimes se venger de la juste punition qui a frappé eux ou les leurs.
Puis enfin les sinistres desseins de Nicolas contre Fleur-de-Marie, et plus tard contre la courtière, pouvaient être contrariés par la présence de Martial. La veuve avait espéré amener une séparation immédiate entre elle et Martial, soit en lui suscitant la querelle de Nicolas, soit en lui révélant que, s'il s'obstinait à rester dans l'île, il risquait de passer pour complice de plusieurs crimes.
Aussi rusée que pénétrante, la veuve, s'apercevant qu'elle s'était trompée, sentit qu'il fallait recourir à la perfidie pour faire tomber son fils dans un piège sanglant... Elle reprit donc, après un assez long silence, avec une amertume affectée:
—Je vois ton plan: tu ne veux pas nous dénoncer toi-même, tu veux nous faire dénoncer par les enfants.
—Moi!
—Ils savent maintenant qu'il y a un homme enterré ici; ils savent que Nicolas a volé... Une fois en apprentissage, ils parleraient, on nous prendrait, et nous y passerions tous... toi comme nous: voilà ce qui arriverait si je t'écoutais, si je te laissais chercher à placer les enfants ailleurs... Et pourtant tu dis que tu ne nous veux pas de mal!... Je ne te demande pas de m'aimer; mais ne hâte pas le moment où nous serons pris.
Le ton radouci de la veuve fit croire à Martial que ses menaces avaient produit sur elle un effet salutaire; il donna dans un piège affreux.
—Je connais les enfants, reprit-il, je suis sûr qu'en leur recommandant de ne rien dire, ils ne diraient rien... D'ailleurs, d'une façon ou d'une autre, je serais toujours avec eux et je répondrais de leur silence.
—Est-ce qu'on peut répondre des paroles d'un enfant... à Paris surtout, où l'on est si curieux et si bavard!... C'est autant pour qu'ils puissent nous aider à faire nos coups que pour qu'ils ne puissent pas nous vendre, que je veux les garder ici.
—Est-ce qu'ils ne vont pas quelquefois au bourg et à Paris? Qui les empêcherait de parler... s'ils ont à parler? S'ils étaient loin d'ici, à la bonne heure! Ce qu'ils pourraient dire n'aurait aucun danger...
—Loin d'ici? Et où ça? dit la veuve en regardant fixement son fils.
—Laissez-moi les emmener... peu vous importe...
—Comment vivras-tu, et eux aussi?
—Mon ancien bourgeois, serrurier, est brave homme; je lui dirai ce qu'il faudra lui dire, et peut-être qu'il me prêtera quelque chose à cause des enfants; avec ça j'irai les mettre en apprentissage loin d'ici. Nous partons dans deux jours, et vous n'entendrez plus parler de nous...
—Non, au fait... je veux qu'ils restent avec moi, je serai plus sûre d'eux.
—Alors je m'établis demain à la baraque de l'île, en attendant mieux... J'ai une tête aussi, vous le savez?...
—Oui, je le sais... Oh! que je te voudrais voir loin d'ici!... Pourquoi n'es-tu pas resté dans tes bois?
—Je vous offre de vous débarrasser de moi et des enfants...
—Tu laisseras donc ici la Louve, que tu aimes tant?... dit tout à coup la veuve.
—Ça me regarde: je sais ce que j'ai à faire, j'ai mon idée...
—Si je te les laissais emmener, toi, Amandine et François, vous ne remettriez jamais les pieds à Paris?
—Avant trois jours nous serions partis et comme morts pour vous.
—J'aime encore mieux cela que de t'avoir ici et d'être toujours à me défier d'eux... Allons, puisqu'il faut s'y résigner, emmène-les... et allez-vous-en tous le plus tôt possible... que je ne vous revoie jamais!...
—C'est dit!...
—C'est dit. Rends-moi la clef du caveau, que j'ouvre à Nicolas.
—Non, il y cuvera son vin; je vous rendrai la clef demain matin.
—Et Calebasse?
—C'est différent; ouvrez-lui quand je serai monté; elle me répugne à voir.
—Va... que l'enfer te confonde!
—C'est votre bonsoir, ma mère?
—Oui...
—Ça sera le dernier, heureusement, dit Martial.
—Le dernier, reprit la veuve.
Son fils alluma une chandelle, puis il ouvrit la porte de la cuisine, siffla son chien, qui accourut tout joyeux du dehors, et suivit son maître à l'étage supérieur de la maison.
—Va, ton compte est bon! murmura la mère en montrant le poing à son fils, qui venait de monter l'escalier; c'est toi qui l'auras voulu.
Puis, aidée de Calebasse, qui alla chercher un paquet de fausses clefs, la veuve crocheta le caveau où se trouvait Nicolas et remit celui-ci en liberté.
III
François et Amandine
François et Amandine couchaient dans une pièce située immédiatement au-dessus de la cuisine, à l'extrémité d'un corridor sur lequel s'ouvraient plusieurs autres chambres servant de cabinets de société aux habitués du cabaret.
Après avoir partagé leur souper frugal, au lieu d'éteindre leur lanterne, selon les ordres de la veuve, les deux enfants avaient veillé laissant leur porte entr'ouverte pour guetter leur frère Martial au passage, lorsqu'il rentrerait dans sa chambre.
Posée sur un escabeau boiteux, la lanterne jetait de pâles clartés à travers sa corne transparente.
Des murs de plâtre rayés de voliges brunes, un grabat pour François, un vieux petit lit d'enfant beaucoup trop court pour Amandine, une pile de débris de chaises et de bancs brisés par les hôtes turbulents de la taverne de l'île du Ravageur, tel était l'intérieur de ce réduit.
Amandine, assise sur le bord du grabat, s'étudiait à se coiffer en marmotte avec le foulard volé, don de son frère Nicolas.
François, agenouillé, présentait un fragment de miroir à sa sœur, qui, la tête à demi tournée, s'occupait alors d'épanouir la grosse rosette, qu'elle avait faite en nouant les deux pointes du mouchoir.
Fort attentif et fort émerveillé de cette coiffure, François négligea un moment de présenter le morceau de glace de façon à ce que l'image de sa sœur pût s'y réfléchir.
—Lève donc le miroir plus haut, dit Amandine; maintenant je ne me vois plus... Là... bien... attends encore un peu... voilà que j'ai fini... Tiens, regarde! Comment me trouves-tu coiffée?
—Oh! très-bien! très-bien!... Dieu! Oh! la belle rosette!... Tu m'en feras une pareille à ma cravate, n'est-ce pas?
—Oui, tout à l'heure... mais laisse-moi me promener un peu. Tu iras devant moi... à reculons, en tenant toujours le miroir haut... pour que je puisse me voir en marchant...
François exécuta de son mieux cette manœuvre difficile, à la grande satisfaction d'Amandine, qui se prélassait, triomphante et glorieuse, sous les cornes et l'énorme bouffette de son foulard.
Très-innocente et très-naïve dans toute autre circonstance, cette coquetterie devenait coupable en s'exerçant à propos du produit d'un vol que François et Amandine n'ignoraient pas. Autre preuve de l'effrayante facilité avec laquelle des enfants, même bien doués, se corrompent presque à leur insu, lorsqu'ils sont continuellement plongés dans une atmosphère criminelle.
Et d'ailleurs le seul mentor de ces petits malheureux, leur frère Martial, n'était pas lui-même irréprochable, nous l'avons dit; incapable de commettre un vol ou un meurtre, il n'en menait pas moins une vie vagabonde et peu régulière. Sans doute les crimes de sa famille le révoltaient; il aimait tendrement les deux enfants; il les défendait contre les mauvais traitements; il tâchait de les soustraire à la pernicieuse influence de sa famille; mais, n'étant pas appuyés sur des enseignements d'une moralité rigoureuse, absolue, ses conseils sauvegardaient faiblement ses protégés. Ils se refusaient à commettre certaines mauvaises actions, non par honnêteté, mais pour obéir à Martial, qu'ils aimaient, et pour désobéir à leur mère, qu'ils redoutaient et haïssaient.
Quant aux notions du juste et de l'injuste, ils n'en avaient aucune, familiarisés qu'ils étaient avec les détestables exemples qu'ils avaient chaque jour sous les yeux, car, nous l'avons dit, ce cabaret champêtre, hanté pas le rebut de la plus basse populace, servait de théâtre à d'ignobles orgies, à de crapuleuses débauches; et Martial, si ennemi du vol et du meurtres se montrait assez indifférent à ces immondes saturnales.
C'est dire combien les instincts de moralité des enfants étaient douteux, vacillants, précaires, chez François surtout, arrivé à ce terme dangereux où l'âme hésitant indécise, entre le bien et le mal, peut être en un moment à jamais perdue ou sauvée...
—Comme ce mouchoir rouge te va bien, ma sœur! reprit François; est-il joli! Quand nous irons jouer sur la grève devant le four à plâtre du chaufournier, faudra te coiffer comme ça, pour faire enrager ses enfants, qui sont toujours à nous jeter des pierres et à nous appeler petits guillotinés... Moi, je mettrai aussi ma belle cravate rouge, et nous leur dirons: «C'est égal, vous n'avez pas de beaux mouchoirs de soie comme nous deux!»
—Mais, dis donc, François..., reprit Amandine après un moment de réflexion, s'ils savaient que les mouchoirs que nous portons sont volés, ils nous appelleraient petits voleurs...
—Avec ça qu'ils s'en gênent de nous appeler voleurs!
—Quand c'est pas vrai... c'est égal... Mais maintenant...
—Puisque Nicolas nous les a donnés, ces deux mouchoirs, nous ne les avons pas volés.
—Oui, mais lui, il les a pris sur un bateau, et notre frère Martial dit qu'il ne faut pas voler...
—Mais, puisque c'est Nicolas qui a volé, ça ne nous regarde pas.
—Tu crois, François?
—Bien sûr...
—Pourtant il me semble que j'aimerais mieux que la personne à qui ils étaient nous les eût donnés... Et toi, François?
—Moi, ça m'est égal... On nous en a fait cadeau; c'est à nous.
—Tu en es bien sûr?
—Mais, oui, oui, sois donc tranquille!...
—Alors... tant mieux, nous ne faisons pas ce que mon frère Martial nous défend, et nous avons de beaux mouchoirs.
—Dis donc, Amandine, s'il savait que, l'autre jour, Calebasse t'a fait prendre ce fichu à carreaux dans la balle du colporteur pendant qu'il avait le dos tourné?
—Oh! François, ne dis pas cela! dit la pauvre enfant dont les yeux se mouillèrent de larmes. Mon frère Martial serait capable de ne plus nous aimer... vois-tu... de nous laisser tout seuls ici...
—N'aie donc pas peur... est-ce que je lui en parlerai jamais? Je riais...
—Oh! ne ris pas de cela, François; j'ai eu assez de chagrin, va! Mais il a bien fallu; ma sœur m'a pincée jusqu'au sang, et puis elle me faisait des yeux... des yeux... Et pourtant, par deux fois le cœur m'a manqué, je croyais que je ne pourrais jamais... Enfin, le colporteur ne s'est aperçu de rien, et ma sœur a gardé le fichu. Si on m'avait prise pourtant, François, on m'aurait mise en prison...
—On ne t'a pas prise, c'est comme si tu n'avais pas volé.
—Tu crois?
—Pardi!
—Et en prison, comme on doit être malheureux!
—Ah! bien oui... au contraire...
—Comment, François, au contraire?
—Tiens! tu sais bien le gros boiteux qui loge à Paris chez le père Micou, le revendeur de Nicolas... qui tient un garni à Paris, passage de la Brasserie?
—Un gros boiteux?
—Mais oui, qui est venu ici, à la fin de l'automne, de la part du père Micou, avec un montreur de singes et deux femmes.
—Ah! oui, oui; un gros boiteux qui a dépensé tant, tant d'argent?
—Je crois bien, il payait pour tout le monde... Te souviens-tu, les promenades sur l'eau... c'est moi qui les menais... même que le montreur de singes avait emporté son orgue pour faire de la musique dans le bateau?...
—Et puis, le soir, le beau feu d'artifice qu'ils ont tiré, François!
—Et le gros boiteux n'était pas chiche! Il m'a donné dix sous pour moi! Il ne prenait jamais que du vin cacheté; ils avaient du poulet à tous leurs repas; il en a eu au moins pour quatre-vingts francs.
—Tant que ça, François?
—Oh! oui...
—Il était donc bien riche?
—Du tout... ce qu'il dépensait, c'était de l'argent qu'il avait gagné en prison, d'où il sortait.
—Il avait gagné tout cet argent-là en prison?
—Oui... il disait qu'il lui restait encore sept cents francs; que quand il ne lui resterait plus rien... il ferait un bon coup... et que si on le prenait... ça lui était bien égal, parce qu'il retournerait rejoindre les bons enfants de la geôle, comme il dit.
—Il n'avait donc pas peur de la prison, François?
—Mais au contraire... il disait à Calebasse qu'ils sont là un tas d'amis et de noceurs ensemble... qu'il n'avait jamais eu un meilleur lit et une meilleure nourriture qu'en prison... de la bonne viande quatre fois la semaine, du feu tout l'hiver, et une bonne somme en sortant... tandis qu'il y a des bêtes d'ouvriers honnêtes qui crèvent de faim et de froid, faute d'ouvrage...
—Pour sûr, François, il disait ça, le gros boiteux?
—Je l'ai bien entendu... puisque c'est moi qui ramais dans le bachot pendant qu'il racontait son histoire à Calebasse et aux deux femmes, qui disaient que c'était la même chose dans les prisons de femmes d'où elles sortaient.
—Mais alors, François, faut donc pas que ça soit si mal de voler, puisqu'on est si bien en prison?
—Dame! je ne sais pas, moi... ici, il n'y a que notre frère Martial qui dise que c'est mal de voler... peut-être qu'il se trompe...
—C'est égal, il faut le croire, François... il nous aime tant!
—Il nous aime, c'est vrai... quand il est là, il n'y a pas de risque qu'on nous batte... S'il avait été ici ce soir, notre mère ne m'aurait pas roué de coups... Vieille bête! Est-elle mauvaise!... Oh! je la hais... je la hais... que je voudrais être grand pour lui rendre tous les coups qu'elle nous a donnés... à toi, surtout, qui est bien moins dure que moi...
—Oh! François, tais-toi... ça me fait peur de t'entendre dire que tu voudrais battre notre mère! s'écria la pauvre petite en pleurant et en jetant ses bras autour du cou de son frère, qu'elle embrassa tendrement.
—Non, c'est que c'est vrai aussi, reprit François en repoussant Amandine avec douceur, pourquoi ma mère et Calebasse sont-elles toujours si acharnées sur nous?
—Je ne sais pas, reprit Amandine en essuyant ses yeux du revers de sa main; c'est peut-être parce qu'on a mis notre frère Ambroise aux galères et qu'on a guillotiné notre père, qu'elles sont injustes pour nous...
—Est-ce que c'est notre faute?
—Mon Dieu, non; mais que veux-tu?
—Ma foi, si je devais recevoir ainsi toujours, toujours des coups, à la fin j'aimerais mieux voler comme ils veulent, moi... À quoi ça m'avance-t-il de ne pas voler?
—Et Martial, qu'est-ce qu'il dirait?
—Oh! sans lui... il y a longtemps que j'aurais dit oui, car ça lasse aussi d'être battu; tiens, ce soir, jamais ma mère n'avait été aussi méchante... c'était comme une furie... il faisait noir, noir... elle ne disait pas un mot... je ne sentais que sa main froide qui me tenait par le cou pendant que de l'autre elle me battait... et puis il me semblait voir ses yeux reluire...
—Pauvre François... pour avoir dit que tu avais vu un os de mort dans le bûcher.
—Oui, un pied qui sortait de dessous terre, dit François en tressaillant d'effroi; j'en suis bien sûr.
—Peut-être qu'il y aura eu autrefois un cimetière ici, n'est-ce pas?
—Faut croire... mais alors pourquoi notre mère m'a-t-elle dit qu'elle m'abîmerait encore si je parlais de l'os de mort à mon frère Martial?... Vois-tu, c'est plutôt quelqu'un qu'on aura tué dans une dispute et qu'on aura enterré là pour que ça ne se sache pas.
—Tu as raison... car te souviens-tu? un pareil malheur a déjà manqué d'arriver.
—Quand cela?
—Tu sais, la fois où M. Barbillon a donné un coup de couteau à ce grand qui est si décharné, si décharné, si décharné, qu'il se fait voir pour de l'argent.
—Ah! oui, le Squelette ambulant... comme ils l'appellent; ma mère est venue, les a séparés... sans ça, Barbillon aurait peut-être tué le grand décharné! As-tu vu comme il écumait et comme les yeux lui sortaient de la tête, à Barbillon?...
—Oh! il n'a pas peur de vous allonger un coup de couteau pour rien. C'est lui qui est un crâne!
—Si jeune et si méchant... François!
—Tortillard est bien plus jeune, et il serait au moins aussi méchant que lui, s'il était assez fort.
—Oh! oui, il est bien méchant... L'autre jour il m'a battue, parce que je n'ai pas voulu jouer avec lui.
—Il t'a battue?... Bon... la première fois qu'il viendra...
—Non, non, vois-tu, François, c'était pour rire...
—Bien sûr?
—Oui, bien vrai.
—À la bonne heure... sans ça... Mais je ne sais pas comment il fait, ce gamin-là, pour avoir toujours autant d'argent; est-il heureux! La fois qu'il est venu ici avec la Chouette, il nous a montré des pièces d'or de vingt francs. Avait-il l'air moqueur, quand il nous a dit: «Vous en auriez comme ça, si vous n'étiez pas des petits sinves.»
—Des sinves?
—Oui, en argot ça veut dire des bêtes, des imbéciles.
—Ah! oui, c'est vrai.
—Quarante francs... en or... comme j'achèterais des belles choses avec ça... Et toi, Amandine?
—Oh! moi aussi.
—Qu'est-ce que tu achèterais?
—Voyons, dit l'enfant en baissant la tête d'un air méditatif; j'achèterais d'abord pour mon frère Martial une bonne casaque bien chaude pour qu'il n'ait pas froid dans son bateau.
—Mais pour toi?... Pour toi?...
—J'aimerais bien un petit Jésus en cire avec son mouton et sa croix, comme ce marchand de figures de plâtre en avait dimanche... tu sais, sous le porche de l'église d'Asnières?
—À propos, pourvu qu'on ne dise pas à ma mère ou à Calebasse qu'on nous a vus dans l'église!
—C'est vrai, elle qui nous a toujours tant défendu d'y entrer... C'est dommage, car c'est bien gentil en dedans, une église... n'est-ce pas, François?
—Oui... quels beaux chandeliers d'argent!
—Et le portrait de la Sainte Vierge... comme elle a l'air bonne...
—Et les belles lampes... as-tu vu? Et la belle nappe sur le grand buffet du fond, où le prêtre disait la messe avec ses deux amis, habillés comme lui... et qui lui donnaient de l'eau et du vin?
—Dis donc, François, te souviens-tu, l'autre année à la Fête-Dieu, quand nous avons d'ici vu passer sur le pont toutes ces petites communiantes avec leurs voiles blancs?
—Avaient-elles de beaux bouquets!
—Comme elles chantaient d'une voix douce en tenant les rubans de leur bannière!
—Et comme les broderies d'argent de leur bannière reluisaient au soleil!... C'est ça qui doit coûter cher!...
—Mon Dieu, que c'était donc joli, hein, François!
—Je crois bien; et les communiants avec leurs bouffettes de satin blanc au bras... et leurs cierges à poignée de velours rouge avec de l'or après.
—Ils avaient aussi leur bannière, les petits garçons, n'est-ce pas, François? Ah! mon Dieu! ai-je été battue encore ce jour-là pour avoir demandé à notre mère pourquoi nous n'allions pas à la procession comme les autres enfants!
—C'est alors qu'elle nous a défendu d'entrer jamais dans l'église, quand nous irions au bourg ou à Paris, à moins que ça ne soit pour y voler le tronc des pauvres, ou dans les poches des paroissiens, pendant qu'ils écouteraient la messe, a ajouté Calebasse en riant et en montrant ses vieilles dents jaunes. Mauvaise bête, va!
—Oh! pour ça... voler dans une église, on me tuerait plutôt, n'est-ce pas, François?
—Là ou ailleurs, qu'est-ce que ça fait, une fois qu'on est décidé?
—Dame! je ne sais pas... j'aurais bien plus peur... je ne pourrais jamais...
—À cause des prêtres?
—Non... peut-être à cause de ce portrait de la Sainte Vierge, qui a l'air si douce, si bonne.
—Qu'est-ce que ça fait, ce portrait? Il ne te mangerait pas... grosse bête!...
—C'est vrai... mais enfin, je ne pourrais pas... Ça n'est pas ma faute...
—À propos de prêtres, Amandine, te souviens-tu de ce jour... où Nicolas m'a donné deux si grands soufflets, parce qu'il m'avait vu saluer le curé sur la grève? Je l'avais vu saluer, je le saluais; je ne croyais pas faire mal, moi.
—Oui, mais cette fois-là, par exemple, notre frère Martial a dit, comme Nicolas, que nous n'avions pas besoin de saluer les prêtres.
À ce moment, François et Amandine entendirent marcher dans le corridor.
Martial regagnait sa chambre sans défiance après son entretien avec sa mère, croyant Nicolas enfermé jusqu'au lendemain matin.
Voyant un rayon de lumière s'échapper du cabinet des enfants par la porte entr'ouverte, Martial entra chez eux.
Tous deux coururent à lui, il les embrassa tendrement.
—Comment! Vous n'êtes pas encore couchés petits bavards?
—Non, mon frère, nous attendions pour vous voir rentrer chez vous et vous dire bonsoir, dit Amandine.
—Et puis, nous avions entendu parler bien fort en bas... comme si on s'était disputé, ajouta François.
—Oui, dit Martial, j'ai eu des raisons avec Nicolas... Mais ce n'est rien... Du reste, je suis content de vous trouver encore debout, j'ai une bonne nouvelle à vous apprendre.
—À nous, mon frère?
—Seriez-vous contents de vous en aller d'ici et de venir avec moi ailleurs, bien loin, bien loin?
—Oh! oui, mon frère!...
—Oui, mon frère.
—Eh bien! dans deux ou trois jours nous quitterons l'île tous les trois.
—Quel bonheur! s'écria Amandine en frappant joyeusement dans ses mains.
—Et où irons-nous? demanda François.
—Tu le verras, curieux... mais n'importe, où nous irons tu apprendras un bon état... qui te mettra à même de gagner ta vie... voilà ce qu'il y a de sûr.
—Je n'irai plus à la pêche avec toi, mon frère?
—Non, mon garçon, tu iras en apprentissage chez un menuisier ou chez un serrurier; tu es fort, tu es adroit; avec du cœur et en travaillant ferme, au bout d'un an tu pourras déjà gagner quelque chose. Ah çà! qu'est-ce que tu as?... Tu n'as pas l'air content.
—C'est que... mon frère... je...
—Voyons, parle.
—C'est que j'aimerais mieux ne pas te quitter, rester avec toi à pêcher... à raccommoder tes filets, que d'apprendre un état.
—Vraiment?
—Dame! être enfermé dans un atelier toute la journée, c'est triste... et puis être apprenti, c'est ennuyeux...
Martial haussa les épaules.
—Vaut mieux être paresseux, vagabond, flâneur, n'est-ce pas? lui dit-il sévèrement, en attendant qu'on devienne voleur...
—Non, mon frère, mais je voudrais vivre avec toi ailleurs comme nous vivons ici, voilà tout...
—Oui, c'est ça, boire, manger, dormir et t'amuser à pêcher comme un bourgeois, n'est-ce pas?
—J'aimerais mieux ça...
—C'est possible, mais tu aimeras autre chose... Tiens, vois-tu, mon pauvre François, il est crânement temps que je t'emmène d'ici; sans t'en douter tu deviendrais aussi gueux que les autres... Ma mère avait raison... je crains que tu n'aies du vice... Et toi, Amandine, est-ce que ça ne te plairait pas d'apprendre un état?
—Oh! si, mon frère... j'aimerais bien à apprendre, j'aime mieux que de rester ici. Je serais si contente de m'en aller avec vous et avec François!
—Mais qu'est-ce que tu as là sur la tête, ma fille? dit Martial en remarquant la triomphante coiffure d'Amandine.
—Un foulard que Nicolas m'a donné...
—Il m'en a donné un aussi, à moi, dit orgueilleusement François.
—Et d'où viennent-ils, ces foulards? Ça m'étonnerait que Nicolas les eût achetés pour vous en faire cadeau.
Les deux enfants baissèrent la tête sans répondre.
Au bout d'une seconde, François dit résolument:
—Nicolas nous les a donnés; nous ne savons pas d'où ils viennent, n'est-ce pas, Amandine?
—Non... non... mon frère, ajouta Amandine en balbutiant et en devenant pourpre, sans oser lever les yeux sur Martial.
—Ne mentez pas, dit sévèrement Martial.
—Nous ne mentons pas, ajouta hardiment François.
—Amandine, mon enfant..., dis la vérité, reprit Martial avec douceur.
—Eh bien! pour dire toute la vérité, reprit timidement Amandine, ces beaux mouchoirs viennent d'une caisse d'étoffes que Nicolas a rapportée ce soir dans son bateau...
—Et qu'il a volée?
—Je crois que oui, mon frère... sur une galiote.
—Vois-tu, François! tu mentais, dit Martial.
L'enfant baissa la tête sans répondre.
—Donne-moi ce foulard, Amandine; donne-moi aussi le tien, François.
La petite se décoiffa, regarda une dernière fois l'énorme rosette qui ne s'était pas défaite et remit le foulard à Martial en étouffant un soupir de regret.
François tira lentement le mouchoir de sa poche et, comme sa sœur, le rendit à Martial.
—Demain matin, dit celui-ci, je rendrai les foulards à Nicolas; vous n'auriez pas dû les prendre, mes enfants; profiter d'un vol, c'est comme si on volait soi-même.
—C'est dommage; il étaient bien jolis, ces mouchoirs, dit François.
—Quand tu auras un état et que tu gagneras de l'argent en travaillant, tu en achèteras d'aussi beaux. Allons, couchez-vous, il est tard... mes enfants.
—Vous n'êtes pas fâché, mon frère? dit timidement Amandine.
—Non, non, ma fille, ce n'est pas votre faute... Vous vivez avec des gueux, vous faites comme eux sans savoir... Quand vous serez avec de braves gens, vous ferez comme les braves gens; et vous y serez bientôt... ou le diable m'emportera... Allons, bonsoir!
—Bonsoir, mon frère!
Martial embrassa les enfants.
Ils restèrent seuls.
—Qu'est-ce que tu as donc, François? Tu as l'air tout triste! dit Amandine.
—Tiens! mon frère m'a pris mon beau foulard et puis, tu n'as donc pas entendu?
—Il veut nous emmener pour nous mettre en apprentissage...
—Ça ne te fait pas plaisir?
—Ma foi, non...
—Tu aimes mieux rester ici à être battu tous les jours?
—Je suis battu; mais au moins je ne travaille pas, je suis toute la journée en bateau ou à pêcher, ou à jouer, ou à servir les pratiques, qui quelquefois me donnent pour boire, comme le gros boiteux; c'est bien plus amusant que d'être du matin au soir enfermé dans un atelier à travailler comme un chien.
—Mais tu n'as donc pas entendu?... Mon frère nous a dit que si nous restions ici plus longtemps nous deviendrions des gueux!
—Ah bah! ça m'est bien égal... puisque les autres enfants nous appellent déjà petits voleurs... petits guillotinés... Et puis, travailler... c'est trop ennuyeux...
—Mais ici on nous bat toujours, mon frère!
—On nous bat parce que nous écoutons plutôt Martial que les autres...
—Il est si bon pour nous!
—Il est bon, il est bon; je ne dis pas... aussi je l'aime bien... On n'ose pas nous faire du mal devant lui... il nous emmène promener... c'est vrai... mais c'est tout... il ne nous donne jamais rien...
—Dame! il n'a rien... ce qu'il gagne, il le donne à notre mère pour sa nourriture.
—Nicolas a quelque chose, lui... Bien sûr que si nous l'écoutions, et ma mère aussi, ils ne nous rendraient pas la vie si dure... ils nous donneraient des belles nippes comme aujourd'hui... ils ne se défieraient plus de nous... nous aurions de l'argent comme Tortillard.
—Mais, mon Dieu, pour ça il faudrait voler, et ça ferait tant de peine à notre frère Martial!
—Eh bien! tant pis!
—Oh! François... et puis si on nous prenait, nous irions en prison.
—Être en prison ou être enfermé dans un atelier toute la journée... c'est la même chose... D'ailleurs le gros boiteux dit qu'on s'amuse... en prison.
—Mais le chagrin que nous ferions à Martial... tu n'y penses donc pas? Enfin c'est pour nous qu'il est revenu ici et qu'il y reste; pour lui tout seul, il ne serait pas gêné, il retournerait être braconnier dans les bois qu'il aime tant.
—Eh bien! qu'il nous emmène avec lui dans les bois, dit François, ça vaudrait mieux que tout. Je serais avec lui que j'aime bien, et je ne travaillerais pas à des métiers qui m'ennuient.
La conversation de François et d'Amandine fut interrompue. Du dehors on ferma la porte à double tour.
—On nous enferme! s'écria François.
—Ah! mon Dieu... et pourquoi donc, mon frère? Qu'est-ce qu'on va nous faire?
—C'est peut-être Martial.
—Écoute... écoute... comme son chien aboie!... dit Amandine en prêtant l'oreille.
Au bout de quelques instants François ajouta:
—On dirait qu'on frappe à sa porte avec un marteau... on veut l'enfoncer peut-être!
—Oui, oui, son chien aboie toujours...
—Écoute, François! maintenant c'est comme si on clouait quelque chose... Mon Dieu! mon Dieu! j'ai peur... Qu'est-ce donc qu'on fait à notre frère? Voilà son chien qui hurle maintenant.
—Amandine... on n'entend plus rien..., reprit François en s'approchant de la porte.
Les deux enfants, suspendant leur respiration, écoutaient avec anxiété.
—Voilà qu'ils reviennent de chez mon frère, dit François à voix basse; j'entends marcher dans le corridor.
—Jetons-nous sur nos lits; ma mère nous tuerait si elle nous trouvait levés, dit Amandine avec terreur.
—Non..., reprit François en écoutant toujours, ils viennent de passer devant notre porte... ils descendent l'escalier en courant...
—Mon Dieu! mon Dieu! Qu'est-ce que c'est donc?...
—Ah! on ouvre la porte de la cuisine... maintenant...
—Tu crois?
—Oui, oui... j'ai reconnu son bruit...
—Le chien de Martial hurle toujours..., dit Amandine en écoutant...
Tout à coup, elle s'écria:
—François! Mon frère nous appelle...
—Martial?
—Oui... entends-tu? Entends-tu?...
En effet, malgré l'épaisseur des deux portes fermées, la voix retentissante de Martial, qui de sa chambre appelait les deux enfants, arriva jusqu'à eux.
—Mon Dieu, nous ne pouvons aller à lui... nous sommes enfermés, dit Amandine; on veut lui faire du mal, puisqu'il nous appelle...
—Oh! pour ça... si je pouvais les en empêcher, s'écria résolument François, je les empêcherais, quand on devrait me couper en morceaux!...
—Mais notre frère ne sait pas qu'on a donné un tour de clef à notre porte; il va croire que nous ne voulons pas aller à son secours; crie-lui donc que nous sommes enfermés, François!
Ce dernier allait suivre le conseil de sa sœur, lorsqu'un coup violent ébranla au-dehors la persienne de la petite fenêtre du cabinet des deux enfants.
—Ils viennent par la croisée pour nous tuer! s'écria Amandine; et, dans son épouvante, elle se précipita sur son lit et cacha sa tête dans ses mains.
François resta immobile, quoiqu'il partageât la terreur de sa sœur.
Pourtant, après le choc violent dont on a parlé, la persienne ne s'ouvrit pas; le plus profond silence régna dans la maison.
Martial avait cessé d'appeler les enfants.
Un peu rassuré, et excité par une vive curiosité, François se hasarda d'entrebâiller doucement sa croisée et tâcha de regarder au-dehors à travers les feuilles de la persienne.
—Prends bien garde, mon frère! dit tout bas Amandine, qui, entendant François ouvrir la fenêtre, s'était mise sur son séant. Est-ce que tu vois quelque chose? ajouta-t-elle.
—Non... la nuit est trop noire.
—Tu n'entends rien?
—Non, il fait trop grand vent.
—Reviens... reviens alors!
—Ah! maintenant je vois quelque chose.
—Quoi donc?
—La lueur d'une lanterne... elle va et elle vient.
—Qui est-ce qui la porte?
—Je ne vois que la lueur... Ah! elle se rapproche... on parle.
—Qui ça?
—Écoute... écoute... c'est Calebasse.
—Que dit-elle?
—Elle dit de bien tenir le pied de l'échelle.
—Ah! vois-tu, c'est en prenant la grande échelle qui était appuyée contre notre persienne qu'ils auront fait le bruit de tout à l'heure.
—Je n'entends plus rien.
—Et qu'est-ce qu'ils en font, de l'échelle, maintenant?
—Je ne peux plus voir...
—Tu n'entends plus rien?
—Non...
—Mon Dieu, François, c'est peut-être pour monter chez notre frère Martial par la fenêtre... qu'ils ont pris l'échelle!
—Ça se peut bien.
—Si tu ouvrais un tout petit peu la jalousie pour voir...
—Je n'ose pas.
—Rien qu'un peu.
—Oh! non, non. Si ma mère s'en apercevait!
—Il fait si noir, il n'y a pas de danger.
François se rendit, quoique à regret, au désir de sa sœur, entrebâilla la persienne et regarda.
—Eh bien! mon frère? dit Amandine en surmontant ses craintes et s'approchant de François sur la pointe du pied.
—À la clarté de la lanterne, dit celui-ci, je vois Calebasse qui tient le pied de l'échelle... ils l'ont appuyée à la fenêtre de Martial.
—Et puis?
—Nicolas monte à l'échelle, il a sa hachette à la main, je la vois reluire...
—Ah! vous n'êtes pas couchés et vous nous espionnez! s'écria tout à coup la veuve, en s'adressant du dehors à François et à sa sœur.
Au moment de rentrer dans la cuisine, elle venait d'apercevoir la lueur qui s'échappait de la persienne entr'ouverte.
Les malheureux enfants avaient négligé d'éteindre leur lumière.
—Je monte, ajouta la veuve d'une voix terrible, je monte vous trouver, petits mouchards!
Tels étaient les événements qui se passèrent à l'île du Ravageur, la veille du jour où Mme Séraphin devait y amener Fleur-de-Marie.
IV
Un garni
Le passage de la Brasserie, passage ténébreux et assez peu connu, quoique situé au centre de Paris, aboutit d'un côté à la rue Traversière-Saint-Honoré, de l'autre à la cour Saint-Guillaume.
Vers le milieu de cette ruelle, humide, boueuse, sombre et triste, où presque jamais le soleil ne pénètre, s'élevait une maison garnie (vulgairement un garni, en raison du bas prix de ses loyers).
Sur un méchant écriteau on lisait: Chambres et cabinets meublés; à droite d'une allée obscure s'ouvrait la porte d'un magasin non moins obscur, où se tenait habituellement le principal locataire du garni.
Cet homme, dont le nom a été plusieurs fois prononcé à l'île du Ravageur, se nomme Micou: il est ouvertement marchand de vieilles ferrailles, mais secrètement il achète et recèle les métaux volés, tels que fer, plomb, cuivre et étain.
Dire que le père Micou était en relation d'affaires et d'amitié avec les Martial, c'est apprécier suffisamment sa moralité.
Il est, du reste, un fait à la fois curieux et effrayant; c'est l'espèce d'affiliation, de communion mystérieuse qui relie presque tous les malfaiteurs de Paris. Les prisons en commun sont les grands centres où affluent et d'où refluent incessamment ces flots de corruption qui envahissent peu à peu la capitale et y laissent de si sanglantes épaves.
Le père Micou est un gros homme de cinquante ans, à physionomie basse, rusée, au nez bourgeonnant, aux joues avinées; il porte un bonnet de loutre et s'enveloppe d'un vieux carrick vert.
Au-dessus du petit poêle de fonte auprès duquel il se chauffe, on remarque une planche numérotée attachée au mur; là sont accrochées les clefs des chambres dont les locataires sont absents. Les carreaux de la devanture vitrée qui s'ouvrait sur la rue, derrière d'épais barreaux de fer, étaient peints de façon à ce que du dehors on ne pût pas voir (et pour cause) ce qui se passait dans la boutique.
Il règne dans ce vaste magasin une assez grande obscurité; aux murailles noirâtres et humides pendent des chaînes rouillées de toutes grosseurs et de toutes longueurs; le sol disparaît presque entièrement sous des monceaux de débris de fer et de fonte.
Trois coups frappés à la porte, d'une façon particulière, attirèrent l'attention du logeur-revendeur-receleur.
—Entrez! cria-t-il.
On entra.
C'était Nicolas, le fils de la veuve du supplicié.
Il était très-pâle; sa figure semblait encore plus sinistre que la veille, et pourtant on le verra feindre une sorte de gaieté bruyante pendant l'entretien suivant. (Cette scène se passait le lendemain de la querelle de ce bandit avec son frère Martial.)
—Ah! te voilà, bon sujet! lui dit cordialement le logeur.
—Oui, père Micou; je viens faire affaire avec vous.
—Ferme donc la porte, alors... ferme donc la porte...
—C'est que mon chien et ma petite charrette sont là... avec la chose.
—Qu'est-ce que c'est que tu m'apportes? du gras-double[10]?
—Non, père Micou.
—C'est pas du ravage[11]; t'es trop feignant maintenant; tu ne travailles plus... c'est peut-être du dur[12]?
—Non, père Micou; c'est du rouget[13]... quatre saumons... Il doit y en avoir au moins cent cinquante livres; mon chien en a tout son tirage.
—Va me chercher le rouget; nous allons peser.
—Faut que vous m'aidiez, père Micou; j'ai mal au bras.
Et, au souvenir de sa lutte avec son frère Martial, les traits du bandit exprimèrent à la fois un ressentiment de haine et de joie féroce, comme si déjà sa vengeance eût été satisfaite.
—Qu'est-ce que tu as donc au bras, mon garçon?
—Rien... une foulure.
—Il faut faire rougir un fer au feu, le tremper dans l'eau, et mettre ton bras dans cette eau presque bouillante; c'est un remède de ferrailleur, mais excellent.
—Merci, père Micou.
—Allons, viens chercher le rouget; je vais t'aider, paresseux!
En deux voyages, les saumons furent retirés d'une petite charrette tirée par un énorme dogue, et apportés dans la boutique.
—C'est une bonne idée, ta charrette! dit le père Micou en ajustant les plateaux de bois d'énormes balances pendues à une des solives du plafond.
—Oui, quand j'ai quelque chose à apporter, je mets mon dogue et la charrette dans mon bachot, et j'attelle en abordant. Un fiacre jaserait peut-être, mon chien ne jase pas.
—Et on va toujours bien chez toi? demanda le receleur en pesant le cuivre; ta mère et ta sœur sont en bonne santé?
—Oui, père Micou.
—Les enfants aussi?
—Les enfants aussi. Et votre neveu, André, où donc est-il?
—Ne m'en parle pas! Il était en ribote hier; Barbillon et le gros boiteux me l'ont emmené, il n'est rentré que ce matin; il est déjà en course... au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques Rousseau. Et ton frère Martial, toujours sauvage?
—Ma foi, je n'en sais rien.
—Comment! Tu n'en sais rien?
—Non, dit Nicolas en affectant un air indifférent: depuis deux jours nous ne l'avons pas vu... Il sera peut-être retourné braconner dans les bois, à moins que son bateau qui était vieux, vieux... n'ait coulé bas au milieu de la rivière, et lui avec...
—Ça ne te ferait pas de peine, garnement, car tu ne pouvais pas le sentir, ton frère!
—C'est vrai... on a comme ça des idées sur les uns et sur les autres. Combien y a-t-il de livres de cuivre?
—T'as le coup d'œil juste... cent quarante-huit livres, mon garçon.
—Et vous me devez?
—Trente francs tout au juste.
—Trente francs, quand le cuivre est à vingt sous la livre! Trente francs!
—Mettons trente-cinq francs et ne souffle pas, ou je t'envoie au diable, toi, ton cuivre, ton chien et ta charrette.
—Mais, père Micou, vous me filoutez par trop! Il n'y a pas de bon sens!
—Veux-tu me prouver comme quoi il t'appartient, ce cuivre, et je t'en donne quinze sous la livre.
—Toujours la même chanson... Vous vous ressemblez tous, allez, tas de brigands! peut-on écorcher les amis comme ça! Mais c'est pas tout: si je vous prends de la marchandise en troc, vous me ferez bonne mesure, au moins?
—Comme de juste. Qu'est-ce qu'il te faut? des chaînes ou des crampons pour tes bachots?
—Non, il me faudrait quatre ou cinq plaques de tôle très-forte, comme qui dirait pour doubler des volets.
—J'ai ton affaire... quatre lignes d'épaisseur... une balle de pistolet ne traverserait pas ça.
—C'est ce que je veux... justement!...
—Et de quelle grandeur?
—Mais... en tout, sept à huit pieds carrés.
—Bon! Qu'est-ce qu'il te faudrait encore?
—Trois barres de fer de trois à quatre pieds de long et de deux pouces carrés.
—J'ai démoli l'autre jour une grille de croisée, ça t'ira comme un gant... Et puis?
—Deux fortes charnières et un loquet pour ajuster et fermer à volonté une soupape de deux pieds carrés.
—Une trappe, tu veux dire?
—Non, une soupape...
—Je ne comprends pas à quoi ça peut te servir, une soupape.
—C'est possible; moi, je le comprends.
—À la bonne heure; tu n'auras qu'à choisir, j'ai là un tas de charnières. Et qu'est-ce qu'il te faudra encore?
—C'est tout.
—Ça n'est guère.
—Préparez-moi tout de suite ma marchandise, père Micou, je la prendrai en repassant; j'ai encore des courses à faire.
—Avec ta charrette? Dis donc, farceur, j'ai vu un ballot au fond; c'est encore quelque friandise que tu as prise dans le buffet à tout le monde, petit gourmand?
—Comme vous dites, père Micou; mais vous ne mangez pas de ça. Ne me faites pas attendre mes ferrailles, car il faut que je sois à l'île avant midi.
—Sois tranquille, il est huit heures; si tu ne vas pas loin, dans une heure tu peux revenir, tout sera prêt, argent et fournitures... Veux-tu boire la goutte?
—Toujours... vous me la devez bien!...
Le père Micou prit dans une vieille armoire une bouteille d'eau-de-vie, un verre fêlé, une tasse sans anse, et versa.
—À la vôtre, père Micou!
—À la tienne, mon garçon, et à ces dames de chez toi!
—Merci... Et ça va bien toujours, votre garni?
—Comme ci, comme ça... J'ai toujours quelques locataires pour qui je crains les descentes du commissaire... mais ils paient en conséquence.
—Pourquoi donc?
—Es-tu bête! Quelquefois je loge comme j'achète... à ceux-là, je ne demande pas plus de passeport que je ne te demande de facture de vente à toi.
—Connu!... Mais, à ceux-là, vous louez aussi cher que vous m'achetez bon marché.
—Faut bien se rattraper... J'ai un de mes cousins qui tient une belle maison garnie de la rue Saint-Honoré, même que sa femme est une forte couturière qui emploie jusqu'à des vingt ouvrières, soit chez elle, soit dans leur chambre.
—Dites donc, vieux obstiné, il doit y en avoir de girondes[14] là-dedans?
—Je crois bien! Il y en a deux ou trois que j'ai vues quelquefois apporter leur ouvrage... Mille z'yeux! Sont-elles gentilles! Une petite surtout, qui travaille en chambre, qui rit toujours, et qui s'appelle Rigolette... Dieu de Dieu, mon fiston, quel dommage de ne plus avoir ses vingt ans!
—Allons, papa, éteignez-vous, ou je crie au feu!
—Mais c'est honnête, mon garçon... c'est honnête...
—Colasse! va... et vous disiez que votre cousin...
—Tient très-bien sa maison; et, comme il est du même numéro que cette petite Rigolette...
—Honnête?
—Tout juste!
—Colas!
—Il ne veut que des locataires à passeport ou à papiers. Mais s'il s'en présente qui n'en aient pas, comme il sait que j'y regarde moins, il m'envoie ces pratiques-là.
—Et elles paient en conséquence?
—Toujours.
—Mais c'est tous amis de la pègre[15] ceux qui n'ont pas de papiers!
—Eh! non! Tiens, justement, à propos de ça, mon cousin m'a envoyé il y a quelques jours une pratique... que le diable me brûle si j'y comprends rien... Encore une tournée!
—Ça va... le liquide est bon... À la vôtre, père Micou!
—À la tienne, garçon! Je te disais donc que l'autre jour mon cousin m'a envoyé une pratique où je ne comprends rien. Figure-toi une mère et sa fille qui avaient l'air bien panées et bien râpées, c'est vrai; elles portaient leur butin dans un mouchoir. Eh bien! quoique ça doive être des rien du tout, puisqu'elles n'ont pas de papiers et qu'elles logent à la quinzaine... depuis qu'elles sont ici, elles ne bougent pas plus que des marmottes; il n'y vient jamais d'hommes, mon fiston, jamais d'hommes... et pourtant, si elles n'étaient pas si maigres et si pâles, ça ferait deux fameux brins de femme, la fille surtout! Ça vous a quinze ou seize ans tout au plus... c'est blanc comme un lapin blanc, avec des yeux grands comme ça... Nom de nom, quels yeux! Quels yeux!
—Vous allez encore vous incendier... Et qu'est-ce qu'elles font, ces deux femmes?
—Je te dis que je n'y comprends rien... Il faut qu'elles soient honnêtes et pourtant pas de papiers... Sans compter qu'elles reçoivent des lettres sans adresse... Faut que leur nom soit guère bon à écrire.
—Comment cela?
—Elles ont envoyé ce matin mon neveu André au bureau de la poste restante, pour réclamer une lettre adressée à Mme X. Z. La lettre doit venir de Normandie, d'un bourg appelé Les Aubiers. Elles ont écrit cela sur un papier, afin qu'André puisse réclamer la lettre en donnant ces renseignements-là... Tu vois que ça n'a pas l'air de grand-chose, des femmes qui prennent le nom d'un X et d'un Z. Eh bien, pourtant, jamais d'hommes!
—Elles ne vous payeront pas.
—Ce n'est pas à un vieux singe comme moi qu'on apprend des grimaces. Elles ont pris un cabinet sans cheminée, que je leur fais payer vingt francs par quinzaine et d'avance. Elles sont peut-être malades, car, depuis deux jours, elles ne sont pas descendues. C'est toujours pas d'indigestion qu'elles seraient malades, car je ne crois pas qu'elles aient jamais allumé un fourneau pour leur manger depuis qu'elles sont ici. Mais j'en reviens toujours là... jamais d'hommes et pas de papiers...
—Si vous n'avez que des pratiques comme ça, père Micou...
—Ça va et ça vient; si je loge des gens sans passeport, dis donc, je loge aussi des gens calés. J'ai dans ce moment-ci deux commis voyageurs, un facteur de la poste, le chef d'orchestre du café des Aveugles et une rentière, tous gens honnêtes; ce sont eux qui sauveraient la réputation de la maison, si le commissaire voulait y regarder de trop près... C'est pas des locataires de nuit, ceux-là, c'est des locataires de plein soleil.
—Quand il en fait dans votre passage, père Micou.
—Farceur!... Encore une tournée?
—Mais la dernière; faut que je file... À propos, Robin le gros boiteux loge donc encore ici?
—En haut... la porte à côté de la mère et de la fille... Il finit de manger son argent de prison... et je crois qu'il ne lui en reste guère.
—Dites donc, gare à vous! il est en rupture de ban.
—Je sais bien, mais je ne peux pas m'en dépêtrer. Je crois qu'il monte quelque coup; le petit Tortillard, le fils de Bras-Rouge, est venu ici l'autre soir avec Barbillon pour le chercher... J'ai peur qu'il ne fasse tort à mes bons locataires, ce damné Robin; aussi, une fois sa quinzaine finie, je le mets dehors, en lui disant que son cabinet est retenu par un ambassadeur ou par le mari de Mme de Saint-Ildefonse, ma rentière.
—Une rentière?
—Je crois bien! Trois chambres et un cabinet sur le devant, rien que ça... remeublés à neuf, sans compter une mansarde pour sa bonne... Quatre-vingts francs par mois... et payés d'avance par son oncle, à qui elle donne une de ses chambres en pied-à-terre, quand il vient de la campagne. Après ça, je crois bien que sa campagne est comme qui dirait rue Vivienne, rue Saint-Honoré, ou dans les environs de ces paysages-là.
—Connu!... Elle est rentière parce que le vieux lui fait des rentes.
—Tais-toi donc! Justement voilà sa bonne!
Une femme assez âgée, portant un tablier blanc d'une propreté douteuse, entra dans le magasin du revendeur.
—Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, madame Charles?
—Père Micou, votre neveu n'est pas là?
—Il est en course, au grand bureau de la poste aux lettres; il va rentrer tout à l'heure.
—M. Badinot voudrait qu'il portât tout de suite cette lettre à son adresse; il n'y a pas de réponse, mais c'est très-pressé.
—Dans un quart d'heure il sera en route, madame Charles.
—Et qu'il se dépêche.
—Soyez tranquille.
La bonne sortit.
—C'est donc la bonne d'un de vos locataires, père Micou?
—Eh! non! Colas, c'est la bonne de ma rentière, Mme de Saint-Ildefonse. Mais M. Badinot est son oncle; il est venu hier de la campagne, dit le logeur, qui examinait la lettre; puis il ajouta en lisant l'adresse: Vois donc: que ça de belles connaissances! Quand je te dis que c'est des gens calés: il écrit à un vicomte.
—Ah bah!
—Tiens, vois plutôt: À Monsieur le vicomte de Saint-Remy, rue de Chaillot... Très-pressée... À lui-même. J'espère que quand on loge des rentières qui ont des oncles qui écrivent à des vicomtes, on peut bien ne pas tenir aux passe-ports de quelques locataires du haut de la maison, hein?
—Je crois bien. Allons, à tout à l'heure, père Micou. Je vas attacher mon chien à votre porte avec sa charrette; je porterai ce que j'ai à porter à pied... Préparez ma marchandise et mon argent, que je n'aie qu'à filer.
—Sois tranquille: quatre bonnes plaques de tôle de deux pieds carrés chaque, trois barres de fer de trois pieds et deux charnières pour ta soupape. Cette soupape me paraît drôle; enfin c'est égal... est-ce là tout?
—Oui, et mon argent?
—Et ton argent... Mais dis donc, avant de t'en aller, faut que je te dise... depuis que tu es là... je t'examine...
—Eh bien?
—Je ne sais pas... mais tu as l'air d'avoir quelque chose.
—Moi?
—Oui.
—Vous êtes fou. Si j'ai quelque chose... c'est que... j'ai faim.
—Tu as faim... tu as faim... c'est possible... mais on dirait que tu veux avoir l'air gai, et qu'au fond tu as quelque chose qui te pince et qui te cuit... une puce à la muette[16], comme dit l'autre... et pour que ça te démange, il faut que ça te gratte fort... car tu n'es pas bégueule.
—Je vous dis que vous êtes fou, père Micou, dit Nicolas en tressaillant malgré lui.
—On dirait que tu viens de trembler, vois-tu.
—C'est mon bras qui me fait mal.
—Alors n'oublie pas ma recette, ça te guérira.
—Merci, père Micou... à tout à l'heure.
Et le bandit sortit.
Le receleur, après avoir dissimulé les saumons de cuivre derrière son buffet, s'occupait de rassembler les différents objets que lui avait demandés Nicolas, lorsqu'un nouveau personnage entra dans sa boutique.
C'était un homme de cinquante ans environ, à figure fine et sagace, portant un épais collier de favoris gris très-touffu et des besicles d'or; il était vêtu avec assez de recherche; les larges manches de son paletot brun, à parements de velours noir, laissaient voir des mains gantées de gants paille; ses bottes devaient avoir été enduites la veille d'un brillant vernis.
Tel était M. Badinot, l'oncle de la rentière, cette Mme de Saint-Ildefonse dont la position sociale faisait l'orgueil et la sécurité du père Micou.
On se souvient peut-être que M. Badinot, ancien avoué, chassé de sa corporation, alors chevalier d'industrie et agent d'affaires équivoques, servait d'espion au baron de Graün et avait donné à ce diplomate des renseignements assez nombreux et très-précis sur bon nombre des personnages de cette histoire.
—Mme Charles vient de vous donner une lettre à porter, dit M. Badinot au logeur.
—Oui, monsieur... Mon neveu va rentrer... dans un moment il partira.
—Non, rendez-moi cette lettre... je me suis ravisé, j'irai moi-même chez le vicomte de Saint-Remy, dit M. Badinot en appuyant avec intention et fatuité sur cette adresse aristocratique.
—Voici la lettre, monsieur... Vous n'avez pas d'autre commission?
—Non, père Micou, dit M. Badinot d'un air protecteur; mais j'ai des reproches à vous faire.
—À moi, monsieur?
—De très-graves reproches.
—Comment, monsieur?
—Certainement... Mme de Saint-Ildefonse paie très-cher votre premier; ma nièce est une de ces locataires auxquelles on doit les plus grands égards; elle est venue de confiance dans cette maison; redoutant le bruit des voitures, elle espérait être ici comme à la campagne.
—Et elle y est, c'est ici comme un hameau... Vous devez vous y connaître, vous, monsieur, qui habitez la campagne... c'est ici comme un vrai hameau.
—Un hameau? Il est joli! Toujours un tapage infernal.
—Pourtant il est impossible de trouver une maison plus tranquille; au-dessus de madame il y a un chef d'orchestre du café des Aveugles et un commis voyageur... Au-dessus, un autre commis voyageur. Au-dessus il y a...
—Il ne s'agit pas de ces personnes-là, elles sont fort tranquilles et fort honnêtes, ma nièce n'en disconvient pas; mais il y a au quatrième un gros boiteux que Mme de Saint-Ildefonse a rencontré hier encore ivre dans l'escalier; il poussait des cris de sauvage; elle en a eu presque une révolution, tant elle a été effrayée... Si vous croyez qu'avec de tels locataires votre maison ressemble à un hameau...
—Monsieur, je vous jure que je n'attends que l'occasion pour mettre ce gros boiteux à la porte; il m'a payé sa dernière quinzaine d'avance sans quoi il serait déjà dehors.
—Il ne fallait pas l'accepter pour locataire.
—Mais, sauf lui, j'espère que madame n'a pas à se plaindre; il y a un facteur à la petite poste, qui est la crème des honnêtes gens; et au-dessus, à côté de la chambre du gros boiteux, une femme et sa fille qui ne bougent pas plus que des marmottes.
—Encore une fois, Mme de Saint-Ildefonse ne se plaint que du gros boiteux: c'est le cauchemar de la maison que ce drôle-là! Je vous en préviens, si vous le gardez, il fera déserter tous les honnêtes gens.
—Je le renverrai, soyez tranquille... je ne tiens pas à lui.
—Et vous ferez bien... car on ne tiendrait pas à votre maison.
—Ce qui ne ferait pas mon affaire... Aussi, monsieur, regardez le gros boiteux comme déjà parti, car il n'a plus que quatre jours à rester ici.
—C'est beaucoup trop; enfin ça vous regarde... À la première algarade, ma nièce abandonne cette maison.
—Soyez tranquille, monsieur.
—Tout ceci est dans votre intérêt, mon cher. Faites-en votre profit... car je n'ai qu'une parole, dit M. Badinot d'un air protecteur.
Et il sortit.
Avons-nous besoin de dire que cette femme et cette jeune fille, qui vivaient si solitaires, étaient les deux victimes de la cupidité du notaire?
Nous conduirons le lecteur dans le triste réduit qu'elles habitaient.
V
Les victimes d'un abus de confiance
Lorsque l'abus de confiance est puni, terme moyen de punition: deux mois de prison et vingt-cinq francs d'amende.
Art. 406 et 408 du Code pénal
Que le lecteur se figure un cabinet situé au quatrième étage de la triste maison du passage de la Brasserie.
Un jour pâle et sombré pénètre à peine dans cette pièce étroite par une petite fenêtre à un seul vantail, garnie de trois vitres fêlées, sordides; un papier délabré, d'une couleur jaunâtre, couvre les murailles; aux angles du plafond lézardé pendent d'épaisses toiles d'araignées. Le sol, décarrelé en plusieurs endroits, laisse voir çà et là les poutres et les lattes qui supportent les carreaux.
Une table de bois blanc, une chaise, une vieille malle sans serrure et un lit de sangle à dossier de bois garni d'un mince matelas, de draps de grosse toile bise et d'une vieille couverture de laine brune, tel est le mobilier de ce garni.
Sur la chaise est assise Mme la baronne de Fermont.
Dans le lit repose Mlle Claire de Fermont (tel était le nom des deux victimes de Jacques Ferrand).
Ne possédant qu'un lit, la mère et la fille s'y couchaient tour à tour, se partageant ainsi les heures de la nuit.
Trop d'inquiétudes, trop d'angoisses torturaient la mère pour qu'elle cédât souvent au sommeil; mais sa fille y trouvait du moins quelques instants de repos et d'oubli.
Dans ce moment elle dormait.
Rien de plus touchant, de plus douloureux, que le tableau de cette misère imposée par la cupidité du notaire à deux femmes jusqu'alors habituées aux modestes douceurs de l'aisance et entourées dans leur ville natale de la considération qu'inspire toujours une famille honorable et honorée.
Mme de Fermont a trente-six ans environ; sa physionomie est à la fois remplie de douceur et de noblesse; ses traits, autrefois d'une beauté remarquable, sont pâles et altérés; ses cheveux noirs, séparés sur son front et aplatis en bandeaux, se tordent derrière sa tête; le chagrin y a déjà mêlé quelques mèches argentées. Vêtue d'une robe de deuil rapiécée en plusieurs endroits, Mme de Fermont, le front appuyé sur sa main, s'accoude au misérable chevet de sa fille et la regarde avec une affliction inexprimable.
Claire n'a que seize ans; le candide et doux profil de son visage, amaigri comme celui de sa mère, se dessine sur la couleur grise des gros draps dont est recouvert son traversin, rempli de sciure de bois.
Le teint de la jeune fille a perdu de son éclatante pureté; ses grands yeux fermés projettent jusque sur ses joues creuses leur double frange de longs cils noirs. Autrefois roses et humides, mais alors sèches et pâles, ses lèvres entr'ouvertes laissent entrevoir le blanc émail de ses dents; le rude contact des draps grossiers et de la couverture de laine avait rougi, marbré en plusieurs endroits la carnation délicate du cou, des épaules et des bras de la jeune fille.
De temps à autre, un léger tressaillement rapprochait ses sourcils minces et veloutés, comme si elle eût été poursuivie par un rêve pénible. L'aspect de ce visage, déjà empreint d'une expression morbide, est pénible; on y découvre les sinistres symptômes d'une maladie qui couve et menace.
Depuis longtemps Mme de Fermont n'avait plus de larmes; elle attachait sur sa fille un œil sec et enflammé par l'ardeur d'une fièvre lente qui la minait sourdement. De jour en jour, Mme de Fermont se trouvait plus faible; ainsi que sa fille, elle ressentait ce malaise, cet accablement, précurseurs certains d'un mal grave et latent; mais, craignant d'effrayer Claire, et ne voulant pas surtout, si cela peut se dire, s'effrayer soi-même, elle luttait de toutes ses forces contre les premières atteintes de la maladie.
Par des motifs d'une générosité pareille, Claire, afin de ne pas inquiéter sa mère, tâchait de dissimuler ses souffrances. Ces deux malheureuses créatures, frappées des mêmes chagrins, devaient être encore frappées des mêmes maux.
Il arrive un moment suprême dans l'infortune où l'avenir se montre sous un aspect si effrayant que les caractères les plus énergiques, n'osant l'envisager en face, ferment les yeux et tâchent de se tromper par de folles illusions.
Telle était la position de Mme et de Mlle de Fermont.
Exprimer les tortures de cette femme, pendant les longues heures où elle contemplait ainsi son enfant endormie, songeant au passé, au présent, à l'avenir, serait peindre ce que les augustes et saintes douleurs d'une mère ont de plus poignant, de plus désespéré, de plus insensé; souvenirs enchanteurs, craintes sinistres, prévisions terribles, regrets amers, abattement mortel, élans de fureur impuissante contre l'auteur de tant de maux, supplications vaines, prières violentes, et enfin... enfin... doutes effrayants sur la toute-puissante justice de celui qui reste inexorable à ce cri arraché des entrailles maternelles... à ce cri sacré dont le retentissement doit pourtant arriver jusqu'au ciel: Pitié pour ma fille!
—Comme elle a froid, maintenant! disait la pauvre mère en touchant légèrement de sa main glacée les bras glacés de son enfant, elle a bien froid... Il y a une heure elle était brûlante... c'est la fièvre!... Heureusement elle ne sait pas l'avoir... Mon Dieu, qu'elle a froid!... Cette couverture est si mince aussi... Je mettrais bien mon vieux châle sur le lit... mais si je l'ôte de la porte où je l'ai suspendu... ces hommes ivres viendront encore comme hier regarder au travers des trous qui sont à la serrure ou par les ais disjoints du chambranle...
«Quelle horrible maison, mon Dieu! Si j'avais su comment elle était habitée... avant de payer notre quinzaine d'avance... nous ne serions pas restées ici... mais je ne savais pas... Quand on est sans papiers, on est repoussé des autres maisons garnies. Pouvais-je deviner que j'aurais jamais besoin de passeport?... Quand je suis partie d'Angers dans ma voiture... parce que je ne croyais pas convenable que ma fille voyageât dans une voiture publique... pouvais-je croire que...
Puis, s'interrompant avec un élan de colère:
—Mais c'est pourtant infâme, cela... parce que ce notaire a voulu me dépouiller, me voici réduite aux plus affreuses extrémités, et contre lui je ne puis rien!... Rien!... Si... Dans le cas où j'aurais de l'argent je pourrais plaider; plaider... pour entendre traîner dans la boue la mémoire de mon bon et noble frère... pour entendre dire que dans sa ruine il a mis fin à ses jours, après avoir dissipé toute ma fortune et celle de ma fille... Plaider... pour entendre dire qu'il nous a réduites à la dernière misère!... Oh! jamais! Jamais!
«Pourtant... si la mémoire de mon frère est sacrée... la vie... l'avenir de ma fille... me sont aussi sacrés... mais je n'ai pas de preuves contre le notaire, moi, et c'est soulever un scandale inutile...
«Ce qui est affreux... affreux, reprit-elle après un moment de silence, c'est que quelquefois, aigrie, irritée par ce sort atroce, j'ose accuser mon frère... donner raison au notaire contre lui... comme si, en ayant deux noms à maudire, ma peine serait soulagée... et puis je m'indigne de mes suppositions injustes, odieuses... contre le meilleur, le plus loyal des frères. Oh! ce notaire, il ne sait pas toutes les effroyables conséquences de son vol... Il a cru ne voler que de l'argent, ce sont deux âmes qu'il torture... deux femmes qu'il fait mourir à petit feu...
«Hélas! oui, je n'ose jamais dire à ma pauvre enfant toutes mes craintes pour ne pas la désoler... mais je souffre... j'ai la fièvre... je ne me soutiens qu'à force d'énergie; je sens en moi les germes d'une maladie... dangereuse peut-être... oui, je la sens venir... elle s'approche... ma poitrine brûle; ma tête se fend... Ces symptômes sont plus graves que je ne veux me l'avouer à moi-même... Mon Dieu... si j'allais tomber... tout à fait malade... si j'allais mourir!...
«Non! Non! s'écria Mme de Fermont avec exaltation, je ne veux pas... je ne veux pas mourir... Laisser Claire... à seize ans... sans ressources, seule, abandonnée au milieu de Paris... est-ce que cela est possible?... Non! je ne suis pas malade, après tout... qu'est-ce que j'éprouve? un peu de chaleur à la poitrine, quelque pesanteur à la tête; c'est la suite du chagrin, des insomnies, du froid, des inquiétudes; tout le monde à ma place ressentirait cet abattement... mais cela n'a rien de sérieux. Allons, allons, pas de faiblesse... mon Dieu! c'est en se laissant aller à des idées pareilles, c'est en s'écoutant ainsi... que l'on tombe réellement malade... et j'en ai bien le loisir, vraiment!... Ne faut-il pas que je m'occupe de trouver de l'ouvrage pour moi et pour Claire, puisque cet homme qui nous donnait des gravures à colorier...
Après un moment de silence, Mme de Fermont ajouta avec indignation:
—Oh! cela est abominable!... Mettre ce travail au prix de la honte de Claire!... Nous retirer impitoyablement ce chétif moyen d'existence, parce que je n'ai pas voulu que ma fille allât travailler seule le soir chez lui!... Peut-être trouverons-nous de l'ouvrage ailleurs, en couture ou en broderie... Mais, quand on ne connaît personne, c'est si difficile!... Dernièrement encore, j'ai tenté en vain... Lorsqu'on est si misérablement logé, on n'inspire aucune confiance, et pourtant la petite somme qui nous reste une fois épuisée, que faire?... Que devenir?... Il ne nous restera plus rien... mais plus rien... sur la terre... mais pas une obole... et j'étais riche pourtant!... Ne songeons pas à cela... ces pensées me donnent le vertige... me rendent folle... Voilà ma faute, c'est de trop m'appesantir sur ces idées, au lieu de tâcher de m'en distraire... C'est cela qui m'aura rendue malade... non, non, je ne suis pas malade... je crois même que j'ai moins de fièvre, ajouta la malheureuse mère en se tâtant le pouls elle-même.
Mais, hélas! les pulsations précipitées, saccadées, irrégulières, qu'elle sentit battre sous sa peau à la fois sèche et froide ne lui laissèrent pas d'illusion.
Après un moment de morne et sombre désespoir, elle dit avec amertume:
—Seigneur, mon Dieu! pourquoi nous accabler ainsi? Quel mal avons-nous jamais fait? Ma fille n'était-elle pas un modèle de candeur et de piété? son père, l'honneur même? N'ai-je pas toujours vaillamment rempli mes devoirs d'épouse et de mère? Pourquoi permettre qu'un misérable fasse de nous ses victimes?... Cette pauvre enfant surtout!... Quand je pense que sans le vol de ce notaire je n'aurais aucune crainte sur le sort de ma fille... Nous serions à cette heure dans notre maison, sans inquiétude pour l'avenir, seulement tristes et malheureuses de la mort de mon pauvre frère; dans deux ou trois ans, j'aurais songé à marier Claire, et j'aurais trouvé un homme digne d'elle, si bonne, si charmante, si belle!... Qui n'eût pas été heureux d'obtenir sa main?... Je voulais d'ailleurs, me réservant une petite pension pour vivre auprès d'elle, lui abandonner en mariage tout ce que je possédais, cent mille écus au moins... car j'aurais pu encore faire quelques économies; et quand une jeune personne aussi jolie, aussi bien élevée que mon enfant chérie, apporte en dot plus de cent mille écus...
Puis, revenant par un douloureux contraste à la triste réalité de sa position, Mme de Fermont s'écria dans une sorte de délire:
—Mais il est pourtant impossible que, parce que le notaire le veut, je voie patiemment ma fille réduite à la plus affreuse misère... elle qui avait droit à tant de félicité...
«Si les lois laissent ce crime impuni, je ne le laisserai pas; car, enfin, si le sort me pousse à bout, si je ne trouve pas moyen de sortir de l'atroce position où ce misérable m'a jetée avec mon enfant, je ne sais pas ce que je ferai... je serai capable de le tuer, moi, cet homme. Après, on fera de moi ce qu'on voudra... j'aurai pour moi toutes les mères...
«Oui... mais ma fille?... Ma fille? La laisser seule, abandonnée, voilà ma terreur, voilà pourquoi je ne veux pas mourir... voilà pourquoi je ne puis pas tuer cet homme. Que deviendrait-elle? elle a seize ans... elle est jeune et sainte comme un ange... mais elle est si belle!... Mais l'abandon, mais la misère, mais la faim... quel effrayant vertige tous ces malheurs réunis ne peuvent-ils pas causer à une enfant de cet âge... et alors... et alors dans quel abîme ne peut-elle pas tomber?
«Oh! c'est affreux... à mesure que je creuse ce mot, misère, j'y trouve d'épouvantables choses. La misère... la misère est atroce pour tous, mais peut-être plus atroce encore pour ceux qui ont toute leur vie vécu dans l'aisance. Ce que je ne me pardonne pas, c'est, en présence de tant de maux menaçants, de ne pouvoir vaincre un malheureux sentiment de fierté. Il me faudrait voir ma fille manquer absolument de pain pour me résigner à mendier... Comme je suis lâche, pourtant!
Et elle ajouta avec une sombre amertume:
—Ce notaire m'a réduite à l'aumône, il faut pourtant que je me rompe aux nécessités de ma position; il ne s'agit plus de scrupules, de délicatesse, cela était bon autrefois; maintenant il faut que je tende la main pour ma fille et pour moi; oui, si je ne trouve pas de travail... il faudra bien me résoudre à implorer la charité des autres, puisque le notaire l'aura voulu.
«Il y a sans doute là-dedans une adresse, un art que l'expérience vous donne; j'apprendrai; c'est un métier comme un autre, ajouta-t-elle avec une sorte d'exaltation délirante. Il me semble pourtant que j'ai tout ce qu'il faut pour intéresser... des malheurs horribles, immérités, et une fille de seize ans... un ange... oui, mais il faut savoir, il faut oser faire valoir ces avantages; j'y parviendrai. Après tout, de quoi me plaindrais-je? s'écria-t-elle avec un éclat de rire sinistre. La fortune est précaire, périssable... Le notaire m'aura au moins appris un état.
Mme de Fermont resta un moment absorbée dans ses pensées; puis elle reprit avec plus de calme:
—J'ai souvent pensé à demander un emploi; ce que j'envie, c'est le sort de la domestique de cette femme qui loge au premier; si j'avais cette place, peut-être, avec mes gages, pourrais-je suffire aux besoins de Claire... peut-être, par la protection de cette femme, pourrais-je trouver quelque ouvrage pour ma fille... qui resterait ici... Comme cela je ne la quitterais pas. Quel bonheur... si cela pouvait s'arranger ainsi!... Oh! non, non, ce serait trop beau... ce serait un rêve!... Et puis, pour prendre sa place, il faudrait faire renvoyer cette servante... et peut-être son sort serait-il alors aussi malheureux que le nôtre. Eh bien! tant pis, tant pis... a-t-on mis du scrupule à me dépouiller, moi? Ma fille avant tout. Voyons, comment m'introduire chez cette femme du premier? Par quel moyen évincer sa domestique? Car une telle place serait pour nous une position inespérée.
Deux ou trois coups violents frappés à la porte firent tressaillir Mme de Fermont et éveillèrent sa fille en sursaut.
—Mon Dieu! maman, qu'y a-t-il? s'écria Claire en se levant brusquement sur son séant; puis, par un mouvement machinal, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère, qui, aussi effrayée, se serra contre sa fille en regardant la porte avec terreur.
—Maman, qu'est-ce donc? répéta Claire.
—Je ne sais, mon enfant... Rassure-toi... ce n'est rien... on a seulement frappé... c'est peut-être la réponse qu'on nous apporte de la poste restante...
À cet instant la porte vermoulue s'ébranla de nouveau sous le choc de plusieurs vigoureux coups de poing.
—Qui est là? dit Mme de Fermont d'une voix tremblante.
Une voix ignoble, rauque, enrouée, répondit:
—Ah çà! vous êtes donc sourdes, les voisines? Ohé!... les voisines! Ohé!...
—Que voulez-vous? Monsieur, je ne vous connais pas, dit Mme de Fermont en tâchant de dissimuler l'altération de sa voix.
—Je suis Robin... votre voisin... donnez-moi du feu pour allumer ma pipe... allons, houp! et plus vite que ça!
—Mon Dieu! c'est cet homme boiteux qui est toujours ivre, dit tout bas la mère à sa fille.
—Ah çà!... allez-vous me donner du feu, ou j'enfonce tout... nom d'un tonnerre!
—Monsieur... je n'ai pas de feu...
—Vous devez avoir des allumettes chimiques... tout le monde en a... ouvrez-vous... voyons?
—Monsieur... retirez-vous...
—Vous ne voulez pas ouvrir, une fois... deux fois?...
—Je vous prie de vous retirer ou j'appelle...
—Une fois... deux fois... trois fois... non... vous ne voulez pas? Alors je démolis tout!... Hue! donc.
Et le misérable donna un si furieux coup dans la porte qu'elle céda, la méchante serrure qui la fermait ayant été brisée.
Les deux femmes poussèrent un grand cri d'effroi.
Mme de Fermont, malgré sa faiblesse, se précipita au-devant du bandit au moment où il mettait un pied dans le cabinet et lui barra le passage.
—Monsieur, cela est indigne! Vous n'entrerez pas! s'écria la malheureuse mère en retenant de toutes ses forces la porte entrebâillée. Je vais crier au secours...
Et elle frissonnait à l'aspect de cet homme à figure hideuse et avinée.
—De quoi, de quoi? reprit-il, est-ce que l'on ne s'oblige pas entre voisins? Il fallait m'ouvrir, j'aurais rien enfoncé.
Puis, avec l'obstination stupide de l'ivresse, il ajouta, en chancelant sur ses jambes inégales:
—Je veux entrer, j'entrerai... et je ne sortirai pas que je n'aie allumé ma pipe.
—Je n'ai ni feu ni allumettes. Au nom du ciel, monsieur, retirez-vous.
—C'est pas vrai, vous dites ça pour que je ne voie pas la petite qui est couchée. Hier vous avez bouché les trous de la porte. Elle est gentille, je veux la voir... Prenez garde à vous... je vous casse la figure, si vous ne me laissez pas entrer... je vous dis que je verrai la petite dans son lit et que j'allumerai ma pipe... Ou bien je démolis tout! Et vous avec!...
—Au secours, mon Dieu!... Au secours!... cria Mme de Fermont, qui sentit la porte céder sous un violent coup d'épaule du gros boiteux.
Intimidé par ces cris, l'homme fit un pas en arrière et montra le poing à Mme de Fermont en lui disant:
—Tu me payeras ça, va... Je reviendrai cette nuit, je t'empoignerai la langue et tu ne pourras pas crier...
Et le gros boiteux, comme on l'appelait à l'île du Ravageur, descendit en proférant d'horribles menaces.
Mme de Fermont, craignant qu'il ne revînt sur ses pas et voyant la serrure brisée, traîna la table contre la porte afin de la barricader.
Claire avait été si émue, si bouleversée de cette horrible scène, qu'elle était retombée sur son grabat presque sans mouvement, en proie à une crise nerveuse.
Mme de Fermont, oubliant sa propre frayeur, courut à sa fille, la serra dans ses bras, lui fit boire un peu d'eau et, à force de soins, de caresses, parvint à la ranimer.
Elle la vit bientôt reprendre peu à peu ses sens et lui dit:
—Calme-toi... rassure-toi, ma pauvre enfant... ce méchant homme s'en est allé.
Puis la malheureuse mère s'écria avec un accent d'indignation et de douleur indicible:
—C'est pourtant ce notaire qui est la cause première de toutes nos tortures!...
Claire regardait autour d'elle avec autant d'étonnement que de crainte.
—Rassure-toi, mon enfant, reprit Mme de Fermont en embrassant tendrement sa fille, ce misérable est parti.
—Mon Dieu, maman, s'il allait remonter? Tu vois bien, tu as crié au secours, et personne n'est venu... Oh! je t'en supplie, quittons cette maison... j'y mourrai de peur.
—Comme tu trembles!... Tu as la fièvre.
—Non, non, dit la jeune fille pour rassurer sa mère, ce n'est rien, c'est la frayeur, cela se passe... Et toi, comment vas-tu? Donne tes mains... Mon Dieu, comme elles sont brûlantes! Vois-tu, c'est toi qui souffres, tu veux me le cacher.
—Ne crois pas cela, je me trouvais mieux que jamais! C'est l'émotion que cet homme m'a causée qui me rend ainsi; je dormais sur la chaise très-profondément, je ne me suis éveillée qu'en même temps que toi...
—Pourtant, maman, tes pauvres yeux sont bien rouges... bien enflammés!
—Ah! tu conçois, mon enfant, sur une chaise, le sommeil repose moins... vois-tu!
—Bien vrai, tu ne souffres pas?
—Non, non, je t'assure... Et toi?
—Ni moi non plus; seulement je tremble encore de peur. Je t'en supplie, maman, quittons cette maison.
—Et où irons-nous? Tu sais avec combien de peine nous avons trouvé ce malheureux cabinet... car nous sommes malheureusement sans papiers, et puis nous avons payé quinze jours d'avance, on ne nous rendrait pas notre argent... et il nous reste si peu, si peu... que nous devons ménager le plus possible.
—Peut-être M. de Saint-Remy te répondra-t-il un jour ou l'autre.
—Je ne l'espère plus... Il y a si longtemps que je lui ai écrit!
—Il n'aura pas reçu ta lettre... Pourquoi ne lui écrirais-tu pas de nouveau? D'ici à Angers ce n'est pas si loin, nous aurions bien vite sa réponse.
—Ma pauvre enfant, tu sais combien cela m'a coûté déjà...
—Que risques-tu? Il est si bon malgré sa brusquerie! N'était-il pas un des plus vieux amis de mon père?... Et puis enfin il est notre parent...
—Mais il est pauvre lui-même; sa fortune est bien modeste... Peut-être ne nous répond-il pas pour s'éviter le chagrin de nous refuser.
—Mais s'il n'avait pas reçu ta lettre, maman?
—Et s'il l'a reçue, mon enfant... De deux choses l'une: ou il est lui-même dans une position trop gênée pour venir à notre secours... ou il ne ressent aucun intérêt pour nous: alors à quoi bon nous exposer à un refus ou à une humiliation?
—Allons, courage, maman, il nous reste encore un espoir... Peut-être ce matin nous rapportera-t-on une bonne réponse...
—De M. d'Orbigny?
—Sans doute... Cette lettre dont vous aviez fait autrefois le brouillon était si simple, si touchante... exposait si naturellement notre malheur, qu'il aura pitié de nous... Vraiment, je ne sais qui me dit que vous avez tort de désespérer de lui.
—Il a si peu de raisons de s'intéresser à nous! Il avait, il est vrai, autrefois connu ton père, et j'avais souvent entendu mon pauvre frère parler de M. d'Orbigny comme d'un homme avec lequel il avait eu de très-bonnes relations avant que celui-ci ne quittât Paris pour se retirer en Normandie avec sa jeune femme.
—C'est justement cela qui me fait espérer; il a une jeune femme, elle sera compatissante... Et puis, à la campagne, on peut faire tant de bien! Il vous prendrait, je suppose, pour femme de charge, moi je travaillerais à la lingerie... Puisque M. d'Orbigny est très-riche, dans une grande maison il y a toujours de l'emploi...
—Oui; mais nous avons si peu de droits à son intérêt!...
—Nous sommes si malheureuses!
—C'est un titre aux yeux des gens très-charitables, il est vrai.
—Espérons que M. d'Orbigny et sa femme le sont...
—Enfin, dans le cas où il ne faudrait rien attendre de lui, je surmonterais encore ma fausse honte, et j'écrirais à Mme la duchesse de Lucenay.
—Cette dame dont M. de Saint-Remy nous parlait si souvent, dont il vantait sans cesse le bon cœur et la générosité?
—Oui, la fille du prince de Noirmont. Il l'a connue toute petite, et il la traitait presque comme son enfant... car il était intimement lié avec le prince. Mme de Lucenay doit avoir de nombreuses connaissances, elle pourrait peut-être trouver à nous placer.
—Sans doute, maman; mais je comprends ta réserve, tu ne la connais pas du tout, tandis qu'au moins mon père et mon pauvre oncle connaissaient un peu M. d'Orbigny.
—Enfin, dans le cas où Mme de Lucenay ne pourrait rien faire pour nous, j'aurais recours à une dernière ressource.
—Laquelle, maman?
—C'est une bien faible... une bien folle espérance, peut-être; mais pourquoi ne pas la tenter?... Le fils de M. de Saint-Remy est...
—M. de Saint-Remy a un fils? s'écria Claire en interrompant sa mère avec étonnement.
—Oui, mon enfant, il a un fils...
—Il n'en parlait jamais... il ne venait jamais à Angers...
—En effet, et pour des raisons que tu ne peux connaître, M. de Saint-Remy, ayant quitté Paris il y a quinze ans, n'a pas revu son fils depuis cette époque.
—Quinze ans sans voir son père... cela est-il possible, mon Dieu.
—Hélas! oui, tu le vois... Je te dirai que le fils de M. de Saint-Remy étant fort répandu dans le monde, et fort riche...
—Fort riche?... Et son père est pauvre?
—Toute la fortune de M. de Saint-Remy fils vient de sa mère...
—Mais il n'importe... comment laisse-t-il son père...?
—Son père n'aurait rien accepté de lui.
—Pourquoi cela?
—C'est encore une question à laquelle je ne puis répondre, ma chère enfant. Mais j'ai entendu dire par mon pauvre frère qu'on vantait beaucoup la générosité de ce jeune homme... Jeune et généreux, il doit être bon... Aussi, apprenant par moi que mon mari était l'ami intime de son père, peut-être voudra-t-il bien s'intéresser à nous pour tâcher de nous trouver de l'ouvrage ou de l'emploi... il a des relations si brillantes, si nombreuses, que cela lui sera facile...
—Et puis l'on saurait par lui peut-être si M. de Saint-Remy, son père, n'aurait pas quitté Angers avant que vous ne lui ayez écrit; cela expliquerait alors son silence.
—Je crois que M. de Saint-Remy, mon enfant, n'a conservé aucune relation. Enfin, c'est toujours à tenter...
—À moins que M. d'Orbigny ne vous réponde d'une manière favorable... et, je vous le répète, je ne sais pourquoi, malgré moi, j'ai de l'espoir.
—Mais voilà plusieurs jours que je lui ai écrit, mon enfant, lui exposant les causes de notre malheur, et rien... rien encore... Une lettre mise à la poste avant quatre heures du soir arrive le lendemain matin à la terre des Aubiers... Depuis cinq jours, nous pourrions avoir reçu sa réponse...
—Peut-être cherche-t-il, avant de t'écrire, de quelle manière il pourra nous être utile avant de nous répondre.
—Dieu t'entende, mon enfant!
—Cela me paraît tout simple, maman... S'il ne pouvait rien pour nous, il t'en aurait instruite tout de suite.
—À moins qu'il ne veuille rien faire...
—Ah! maman... est-ce possible? Dédaigner de nous répondre et nous laisser espérer quatre jours, huit jours, peut-être... car lorsqu'on est malheureux on espère toujours...
—Hélas! mon enfant, il y a quelquefois tant d'indifférence pour les maux que l'on ne connaît pas!
—Mais votre lettre...
—Ma lettre ne peut lui donner une idée de nos inquiétudes, de nos souffrances de chaque minute; ma lettre lui peindra-t-elle notre vie si malheureuse, nos humiliations de toutes sortes, notre existence dans cette affreuse maison, la frayeur que nous avons eue tout à l'heure encore?... Ma lettre lui peindra-t-elle enfin l'horrible avenir qui nous attend, si...? Mais, tiens... mon enfant, ne parlons pas de cela... Mon Dieu... tu trembles... tu as froid...
—Non, maman... ne fais pas attention; mais, dis-moi, supposons que tout nous manque, que le peu d'argent qui nous reste là, dans cette malle, soit dépensé... il serait donc possible que dans une ville riche comme Paris... nous mourussions toutes les deux de faim et de misère... faute d'ouvrage, et parce qu'un méchant homme t'a pris tout ce que tu avais?...
—Tais-toi, malheureuse enfant...
—Mais enfin, maman, cela est donc possible?...
—Hélas!...
—Mais Dieu, qui sait tout, qui peut tout, comment nous abandonne-t-il ainsi, lui que nous n'avons jamais offensé?
—Je t'en supplie, mon enfant, n'aie pas de ces idées désolantes... j'aime mieux encore te voir espérer, sans grande raison peut-être... Allons, rassure-moi au contraire par tes chères illusions; je ne suis que trop sujette au découragement... tu sais bien...
—Oui! oui! espérons... cela vaut mieux. Le neveu du portier va sans doute revenir aujourd'hui de la poste restante avec une lettre... Encore une course à payer sur votre petit trésor... et par ma faute... Si je n'avais pas été si faible hier et aujourd'hui, nous serions allées à la poste nous-mêmes, comme avant-hier... mais vous n'avez pas voulu me laisser seule ici en y allant vous-même.
—Le pouvais-je... mon enfant?... Juge donc... tout à l'heure... ce misérable qui a enfoncé cette porte, si tu t'étais trouvée seule ici, pourtant!
—Oh! maman, tais-toi... rien qu'à y songer, cela épouvante...
À ce moment, on frappa assez brusquement à la porte.
—Ciel!... c'est lui! s'écria Mme de Fermont encore sous sa première impression de terreur. Et elle poussa de toutes ses forces la table contre la porte.
Ses craintes cessèrent lorsqu'elle entendit la voix du père Micou.
—Madame, mon neveu André arrive de la poste restante... C'est une lettre avec un X et un Z pour adresse... ça vient de loin... Il y a huit sous de port et la commission... c'est vingt sous...
—Maman... une lettre de province, nous sommes sauvés... c'est de M. de Saint-Remy ou de M. d'Orbigny! Pauvre mère, tu ne souffriras plus, tu ne t'inquiéteras plus de moi, tu seras heureuse... Dieu est juste... Dieu est bon!... s'écria la jeune fille; et un rayon d'espoir éclaira sa douce et charmante figure.
—Oh! monsieur, merci... donnez... donnez vite! dit Mme de Fermont en dérangeant la table à la hâte et en entrebâillant la porte.
—C'est vingt sous, madame, dit le receleur en montrant la lettre si impatiemment désirée.
—Je vais vous payer, monsieur.
—Ah! madame, par exemple... il n'y a pas de presse... Je monte aux combles; dans dix minutes je redescends, je prendrai l'argent en passant.
Le revendeur remit la lettre à Mme de Fermont et disparut.
—La lettre est de Normandie... Sur le timbre il y a Les Aubiers... c'est de M. d'Orbigny! s'écria Mme de Fermont en examinant l'adresse: À Madame X. Z., poste restante, à Paris[17].
—Eh bien, maman, avais-je raison?... Mon Dieu, comme le cœur me bat!
—Notre bon ou mauvais sort est là pourtant..., dit Mme de Fermont d'une voix altérée, en montrant la lettre.
Deux fois sa main tremblante s'approcha du cachet pour le rompre.
Elle n'en eut pas le courage.
Peut-on espérer de peindre la terrible angoisse à laquelle sont en proie ceux qui, comme Mme de Fermont, attendent d'une lettre l'espoir ou le désespoir?
La brûlante et fiévreuse émotion du joueur dont les dernières pièces sont aventurées sur une carte et qui, haletant, l'œil enflammé, attend d'un coup décisif sa ruine ou son salut; cette émotion si violente donnerait pourtant à peine une idée de la terrible angoisse dont nous parlons.
En une seconde l'âme s'élève jusqu'à la plus radieuse espérance, ou retombe dans un découragement mortel. Selon qu'il croit être secouru ou repoussé, le malheureux passe tour à tour par les émotions les plus violemment contraires: ineffables élans de bonheur et de reconnaissance envers le cœur généreux qui s'est apitoyé sur un sort misérable; amers et douloureux ressentiments contre l'égoïste indifférence!
Lorsqu'il s'agit d'infortunes méritantes, ceux qui donnent souvent donneraient peut-être toujours... et ceux qui refusent toujours donneraient peut-être souvent, s'ils savaient ou s'ils voyaient ce que l'espoir d'un appui bienveillant ou ce que la crainte d'un refus dédaigneux... ce que leur volonté enfin... peut soulever d'ineffable ou d'affreux dans le cœur de ceux qui les implorent.
—Quelle faiblesse! dit Mme de Fermont avec un triste sourire en s'asseyant sur le lit de sa fille. Encore une fois, ma pauvre Claire, notre sort est là... (Elle montrait la lettre.) Je brûle de le connaître et je n'ose... Si c'est un refus, hélas! il sera toujours assez tôt...
—Et si c'est une promesse de secours, dis, maman... Si cette pauvre petite lettre contient de bonnes et consolantes paroles qui nous rassureront sur l'avenir en nous promettant un modeste emploi dans la maison de M. d'Orbigny, chaque minute de perdue n'est-elle pas un moment de bonheur perdu?
—Oui, mon enfant; mais si au contraire...
—Non, maman, vous vous trompez, j'en suis sûre. Quand je vous disais que M. d'Orbigny n'avait autant tardé à vous répondre que pour pouvoir vous donner quelque certitude favorable... Permettez-moi de voir la lettre, maman; je suis sûre de deviner, seulement à l'écriture, si la nouvelle est bonne ou mauvaise... Tenez, j'en suis sûre maintenant, dit Claire en prenant la lettre; rien qu'à voir cette bonne écriture simple, droite et ferme, on devine une main loyale et généreuse, habituée à s'offrir à ceux qui souffrent...
—Je t'en supplie, Claire, pas de folles espérances, sinon j'oserais encore moins ouvrir cette lettre.
—Mon Dieu, bonne petite maman, sans l'ouvrir, moi, je puis te dire à peu près ce qu'elle contient; écoute-moi: «Madame, votre sort et celui de votre fille sont si dignes d'intérêt que je vous prie de vouloir bien vous rendre auprès de moi dans le cas où vous voudriez vous charger de la surveillance de ma maison...»
—De grâce, mon enfant, je t'en supplie encore... pas d'espoir insensé... Le réveil serait affreux... Voyons, du courage, dit Mme de Fermont en prenant la lettre des mains de sa fille et s'apprêtant à briser le cachet.
—Du courage? Pour vous, à la bonne heure! dit Claire, souriant et entraînée par un de ces accès de confiance si naturels à son âge; moi, je n'en ai pas besoin; je suis sûre de ce que j'avance. Tenez, voulez-vous que j'ouvre la lettre? Que je la lise? Donnez, peureuse...
—Oui, j'aime mieux cela, tiens... Mais non, non, il vaut mieux que ce soit moi!
Et Mme de Fermont rompit le cachet avec un terrible serrement de cœur.
Sa fille, aussi profondément émue, malgré son apparente confiance, respirait à peine.
—Lis tout haut, maman, dit-elle.
—La lettre n'est pas longue; elle est de la comtesse d'Orbigny, dit Mme de Fermont en regardant la signature.
—Tant mieux, c'est bon signe... Vois-tu, maman, cette excellente jeune dame aura voulu te répondre elle-même.
—Nous allons voir.
Et Mme de Fermont lut ce qui suit d'une voix tremblante:
«Madame,
«M. le comte d'Orbigny, fort souffrant depuis quelque temps, n'a pu vous répondre pendant mon absence...»
—Vois-tu, maman, il n'y a pas de sa faute.
—Écoute, écoute!
«Arrivée ce matin de Paris, je m'empresse de vous écrire, madame, après avoir conféré de votre lettre avec M. d'Orbigny. Il se rappelle fort confusément les relations que vous dites avoir existé entre lui et monsieur votre frère. Quant au nom de monsieur votre mari, madame, il n'est pas inconnu à M. d'Orbigny, mais il ne peut se rappeler en quelle circonstance il l'a entendu prononcer. La prétendue spoliation dont vous accusez si légèrement M. Jacques Ferrand, que nous avons le bonheur d'avoir pour notaire, est, aux yeux de M. d'Orbigny, une cruelle calomnie dont vous n'avez sans doute pas calculé la portée. Ainsi que moi, madame, mon mari connaît et admire l'éclatante probité de l'homme respectable et pieux que vous attaquez si aveuglément. C'est vous dire, madame, que M. d'Orbigny, prenant sans doute part à la fâcheuse position dans laquelle vous vous trouvez, et dont il ne lui appartient pas de rechercher la véritable cause, se voit dans l'impossibilité de vous secourir.
«Veuillez recevoir, madame, avec l'expression de tous les regrets de M. d'Orbigny, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.
«Comtesse d'ORBIGNY»
La mère et la fille se regardèrent avec une stupeur douloureuse, incapables de prononcer une parole.
Le père Micou frappa à la porte et dit:
—Madame, est-ce que je peux entrer, pour le port et pour la commission? C'est vingt sous.
—Ah! c'est juste; une si bonne nouvelle vaut bien ce que nous dépenserons en deux jours pour notre existence, dit Mme de Fermont avec un sourire amer; et, laissant la lettre sur le lit de sa fille, elle alla vers une vieille malle sans serrure, se baissa et l'ouvrit.
—Nous sommes volées! s'écria la malheureuse femme avec épouvante; rien, plus rien, ajouta-t-elle d'une voix morne.
Et, anéantie, elle s'appuya sur la malle.
—Que dis-tu, maman?... Le sac d'argent...
Mais Mme de Fermont, se relevant vivement, sortit de la chambre et, s'adressant au revendeur, qui se trouvait ainsi avec elle sur le palier:
—Monsieur, lui dit-elle, l'œil étincelant, les joues colorées par l'indignation et par l'épouvante, j'avais un sac d'argent dans cette malle... On me l'a volé avant-hier sans doute, car je suis sortie pendant une heure avec ma fille... Il faut que cet argent se retrouve, entendez-vous? Vous en êtes responsable.
—On vous a volée! Ça n'est pas vrai; ma maison est honnête, dit insolemment et brutalement le receleur; vous dites cela pour ne pas me payer mon port de lettre et ma commission.
—Je vous dis, monsieur, que cet argent étant tout ce que je possédais au monde, on me l'a volé; il faut qu'il se retrouve, ou je porte ma plainte. Oh! je ne ménagerai rien, je ne respecterai rien... voyez-vous, je vous en avertis.
—Ça serait joli, vous qui n'avez seulement pas de papiers... allez-y donc, porter votre plainte! Allez-y donc tout de suite... je vous en défie, moi!
La malheureuse femme était atterrée.
Elle ne pouvait sortir et laisser sa fille seule, alitée, depuis la frayeur que le gros boiteux lui avait faite le matin, et surtout après les menaces que lui adressait le revendeur.
Celui-ci reprit:
—C'est une frime; vous n'avez pas plus de sac d'argent que de sac d'or; vous voulez ne pas me payer mon port de lettre, n'est-ce pas? Bon! ça m'est égal... quand vous passerez devant ma porte, je vous arracherai votre vieux châle noir des épaules... il est bien pané, mais il vaut toujours au moins vingt sous.
—Oh! monsieur, s'écria Mme de Fermont en fondant en larmes, de grâce, ayez pitié de nous... cette faible somme était tout ce que nous possédions, ma fille et moi; cela volé, mon Dieu, il ne nous reste plus rien, entendez-vous?... Rien qu'à mourir de faim!...
—Que voulez-vous que j'y fasse... moi? S'il est vrai qu'on vous a volée... et de l'argent encore (ce qui me paraît louche), il y a longtemps qu'il est frit, l'argent!
—Mon Dieu! Mon Dieu!
—Le gaillard qui a fait le coup n'aura pas été assez bon enfant pour marquer les pièces et les garder ici pour se faire pincer, si c'est quelqu'un de la maison, et je ne le crois pas; car, ainsi que je le disais encore ce matin à l'oncle de la dame du premier, ici c'est un vrai hameau; si l'on vous a volée... c'est un malheur. Vous déposeriez cent mille plaintes que vous n'en retireriez pas un centime... vous n'en serez pas plus avancée... je vous le dis... croyez-moi... Eh bien! s'écria le receleur en s'interrompant et en voyant Mme de Fermont chanceler, qu'est-ce que vous avez?... Vous pâlissez?... Prenez donc garde... Mademoiselle, votre mère se trouve mal!... ajouta le revendeur en s'avançant assez à temps pour retenir la malheureuse mère, qui, frappée par ce dernier coup, se sentait défaillir; l'énergie factice qui la soutenait depuis si longtemps cédait à cette nouvelle atteinte.
—Ma mère... mon Dieu, qu'avez-vous? s'écria Claire toujours couchée.
Le receleur, encore vigoureux malgré ses cinquante ans, saisi d'un mouvement de pitié passagère, prit Mme de Fermont entre ses bras, poussa du genou la porte pour entrer dans le cabinet, et dit:
—Mademoiselle, pardon d'entrer pendant que vous êtes couchée, mais faut pourtant que je vous ramène votre mère... elle est évanouie... ça ne peut pas durer.
En voyant cet homme entrer, Claire poussa un cri d'effroi, et la malheureuse enfant se cacha du mieux qu'elle put sous sa couverture.
Le revendeur assit Mme de Fermont sur la chaise à côté du lit de sangle et se retira, laissant la porte entr'ouverte, le gros boiteux en ayant brisé la serrure.
Une heure après cette dernière secousse, la violente maladie qui depuis longtemps couvait et menaçait Mme de Fermont avait éclaté.
En proie à une fièvre ardente, à un délire affreux, la malheureuse femme était couchée dans le lit de sa fille, éperdue, épouvantée, qui, seule, presque aussi malade que sa mère, n'avait ni argent ni ressources, et craignait à chaque instant de voir entrer le bandit qui logeait sur le même palier.
VI
La rue de Chaillot
Nous précéderons de quelques heures M. Badinot, qui, du passage de la Brasserie, se rendait en hâte chez le vicomte de Saint-Remy.
Ce dernier, nous l'avons dit, demeurait rue de Chaillot, et occupait seul une charmante petite maison, bâtie entre cour et jardin, dans ce quartier solitaire, quoique très-voisin des Champs-Élysées, la promenade la plus à la mode de Paris.
Il est inutile de nombrer les avantages que M. de Saint-Remy, spécialement homme à bonnes fortunes, retirait de la position d'une demeure si savamment choisie. Disons seulement qu'une femme pouvait entrer très-promptement chez lui, par une petite porte de son vaste jardin qui s'ouvrait sur une ruelle absolument déserte, communiquant de la rue Marbeuf à la rue de Chaillot.
Enfin, par un miraculeux hasard, l'un des plus beaux établissements d'horticulture de Paris avait aussi, dans ce passage écarté, une sortie peu fréquentée; les mystérieuses visiteuses de M. de Saint-Remy, en cas de surprise ou de rencontre imprévue, étaient donc armées d'un prétexte parfaitement plausible et bucolique pour s'aventurer dans la ruelle fatale.
Elles allaient (pouvaient-elles dire) choisir des fleurs rares chez un célèbre jardinier fleuriste renommé par la beauté de ses serres chaudes.
Ces belles visiteuses n'auraient d'ailleurs menti qu'à demi: le vicomte, largement doué de tous les goûts d'un luxe distingué, avait une charmante serre chaude qui s'étendait en partie le long de la ruelle dont nous avons parlé; la petite porte dérobée donnait dans ce délicieux jardin d'hiver, qui aboutissait à un boudoir (qu'on nous pardonne cette expression surannée) située au rez-de-chaussée de la maison.
Il serait donc permis de dire sans métaphore qu'une femme qui passait ce seuil dangereux pour entrer chez M. de Saint-Remy courait à sa perte par un sentier fleuri; car, l'hiver surtout, cette élégante allée était bordée de véritables buissons de fleurs éclatantes et parfumées.
Mme de Lucenay, jalouse comme une femme passionnée, avait exigé une clef de cette petite porte.
Si nous insistons quelque peu sur le caractère général de cette singulière habitation, c'est qu'elle reflétait, pour ainsi dire, une de ces existences dégradantes qui, de jour en jour, deviennent heureusement plus rares, mais qu'il est bon de signaler comme une des bizarreries de l'époque; nous voulons parler de l'existence de ces hommes qui sont aux femmes ce que les courtisanes sont aux hommes; faute d'une expression plus particulière, nous appellerions ces gens-là des hommes-courtisanes, si cela se pouvait dire.
L'intérieur de la maison de M. de Saint-Remy offrait, sous ce rapport, un aspect curieux, ou plutôt cette maison était séparée en deux zones très-distinctes:
Le rez-de-chaussée, où il recevait les femmes;
Le premier étage, où il recevait ses compagnons de jeu, de table, de chasse, ce qu'on appelle enfin des amis...
Ainsi, au rez-de-chaussée se trouvaient une chambre à coucher qui n'était qu'or, glaces, fleurs, satin et dentelles, un petit salon de musique où l'on voyait une harpe et un piano (M. de Saint-Remy était excellent musicien), un cabinet de tableaux et de curiosités, le boudoir communiquant à la serre chaude; une salle à manger pour deux personnes, servie et desservie par un tour; une salle de bains, modèle achevé du luxe et du raffinement oriental, et tout auprès une petite bibliothèque en partie formée d'après le catalogue de celle que La Mettrie avait colligée pour le grand Frédéric.
Il est inutile de dire que toutes ces pièces, meublées avec un goût exquis, avec une recherche véritablement sardanapalesque, avaient pour ornement des Watteau peu connus, des Boucher inédits, des groupes de biscuit ou de terre cuite de Clodion, et, sur des socles de jaspe ou de brèche antique, quelques précieuses copies des plus jolis groupes du musée, en marbre blanc. Joignez à cela, l'été, pour perspective, les vertes profondeurs d'un jardin touffu, solitaire, encombré de fleurs, peuplé d'oiseaux, arrosé d'un petit ruisseau d'eau vive, qui, avant de se répandre sur la fraîche pelouse, tombe du haut d'une roche noire et agreste, y brille comme un pli de gaze d'argent et se fond en lame nacrée dans un bassin limpide où de beaux cygnes blancs se jouent avec grâce.
Et quand venait la nuit tiède et sereine, que d'ombre, que de parfum, que de silence dans les bosquets odorants dont l'épais feuillage servait de dais aux sofas rustiques faits de joncs et de nattes indiennes!
Pendant l'hiver, au contraire, excepté la porte de glace qui s'ouvrait sur la serre chaude, tout était bien clos: la soie transparente des stores, le réseau de dentelles des rideaux rendaient le jour plus mystérieux encore; sur tous les meubles, des masses de végétaux exotiques semblaient jaillir de grandes coupes étincelantes d'or et d'émail.
Dans cette retraite silencieuse, remplie de fleurs odorantes, de tableaux voluptueux, on aspirait une sorte d'atmosphère amoureuse, enivrante, qui plongeait l'âme et les sens dans de brûlantes langueurs...
Enfin, pour faire les honneurs de ce temple qui paraissait élevé à l'amour antique ou aux divinités nues de la Grèce, un homme, jeune et beau, élégant et distingué, tour à tour spirituel ou tendre, romanesque ou libertin, tantôt moqueur et gai jusqu'à la folie, tantôt plein de charme et de grâce, excellent musicien, doué d'une de ces voix vibrantes, passionnées, que les femmes ne peuvent entendre chanter sans ressentir une impression profonde... presque physique, enfin un homme amoureux surtout... amoureux toujours... tel était le vicomte.
À Athènes il eût été sans doute admiré, exalté, déifié à l'égal d'Alcibiade; de nos jours, et à l'époque dont nous parlons, le vicomte n'était plus qu'un ignoble faussaire, qu'un misérable escroc.
Le premier étage de la maison de M. de Saint-Remy avait au contraire un aspect tout viril.
C'est là qu'il recevait ses nombreux amis, tous d'ailleurs de la meilleure compagnie.
Là, rien de coquet, rien d'efféminé: un ameublement simple et sévère, pour ornements de belles armes, des portraits de chevaux de course, qui avaient gagné au vicomte bon nombre de magnifiques vases d'or et d'argent posés sur les meubles; la tabagie et le salon de jeu avoisinaient une joyeuse salle à manger, où huit personnes (nombre de convives strictement limité lorsqu'il s'agit d'un dîner savant) avaient bien des fois apprécié l'excellence du cuisinier et le non moins excellent mérite de la cave du vicomte, avant de tenir contre lui quelque nerveuse partie de whist de cinq à six cents louis, ou d'agiter bruyamment les cornets d'un creps infernal.
Ces deux nuances assez tranchées de l'habitation de M. de Saint-Remy exposées, le lecteur voudra bien nous suivre dans des régions plus infimes, entrer dans la cour des remises et monter le petit escalier qui conduisait au très-confortable appartement d'Edwards Patterson, chef d'écurie de M. de Saint-Remy.
Cet illustre coachman avait invité à déjeuner M. Boyer, valet de chambre de confiance du vicomte. Une très-jolie servante anglaise s'étant retirée après avoir apporté la théière d'argent, nos deux personnages restèrent seuls.
Edwards était âgé de quarante ans environ; jamais plus habile et plus gros cocher ne fit gémir son siège sous une rotondité plus imposante, n'encadra dans sa perruque blanche une figure plus rubiconde et ne réunit plus élégamment dans sa main gauche les quadruples guides d'un four-in-hand; aussi fin connaisseur en chevaux que Tatersail de Londres, ayant été dans sa jeunesse aussi bon entraîneur que le vieux et célèbre Chiffney, le vicomte avait trouvé dans Edwards, chose rare, un excellent cocher et un homme très-capable de diriger l'entraînement de quelques chevaux de course qu'il avait eus pour tenir des paris.
Edwards, lorsqu'il n'étalait pas sa somptueuse livrée brun et argent sur la housse blasonnée de son siège, ressemblait fort à un honnête fermier anglais; c'est sous cette dernière apparence que nous le présenterons au lecteur, en ajoutant toutefois que, sous cette face large et colorée, on devinait l'impitoyable et diabolique astuce d'un maquignon.
M. Boyer, son convive, valet de chambre de confiance du vicomte, était un grand homme mince, à cheveux gris et plats, au front chauve, au regard fin, à la physionomie froide, discrète et réservée; il s'exprimait en termes choisis, avait des manières polies, aisées, quelque peu de lettres, des opinions politiques conservatrices, et pouvait honorablement tenir sa partie de premier violon dans un quatuor d'amateurs; de temps en temps, il prenait du meilleur air du monde une prise de tabac dans une tabatière d'or rehaussée de perles fines... après quoi il secouait négligemment du revers de sa main, aussi soignée que celle de son maître, les plis de sa chemise de fine toile de Hollande.
—Savez-vous, mon cher Edwards, dit Boyer, que votre servante Betty fait une petite cuisine bourgeoise fort supportable?
—Ma foi, c'est une bonne fille, dit Edwards, qui parlait parfaitement français, et je l'emmènerai avec moi dans mon établissement, si toutefois je me décide à le prendre; et à ce propos, puisque nous voici seuls, mon cher Boyer, parlons affaires, vous les entendez très-bien?
—Moi, oui, un peu, dit modestement Boyer en prenant une prise de tabac. Cela s'apprend si naturellement... quand on s'occupe de celles des autres.
—J'ai donc un conseil très-important à vous demander; c'est pour cela que je vous avais prié de venir prendre une tasse de thé avec moi.
—Tout à votre service, mon cher Edwards.
—Vous savez qu'en dehors des chevaux de course, j'avais un forfait avec M. le vicomte, pour l'entretien complet de son écurie, bêtes et gens, c'est-à-dire huit chevaux et cinq ou six grooms et boys, à raison de vingt-quatre mille francs par an, mes gages compris.
—C'était raisonnable.
—Pendant quatre ans, M. le vicomte m'a exactement payé; mais, vers le milieu de l'an passé, il m'a dit: «Edwards, je vous dois environ vingt-quatre mille francs. Combien estimez-vous, au plus bas prix, mes chevaux et mes voitures?—Monsieur le vicomte, les huit chevaux ne peuvent pas être vendus moins de trois mille francs chaque, l'un dans l'autre, et encore c'est donné (et c'est vrai, Boyer; car la paire de chevaux de phaéton a été payée cinq cents guinées), ça fera donc vingt-quatre mille francs pour les chevaux. Quant aux voitures, il y en a quatre, mettons douze mille francs, ce qui, joint aux vingt-quatre mille francs des chevaux, fait trente-six mille francs.—Eh bien! a repris M. le vicomte, achetez-moi le tout à ce prix-là, à condition que pour les douze mille francs que vous me redevrez, vos avances remboursées, vous entretiendrez et laisserez à ma disposition chevaux, gens et voitures pendant six mois.»
—Et vous avez sagement accepté le marché, Edwards? C'était une affaire d'or.
—Sans doute; dans quinze jours les six mois seront écoulés, je rentre dans la propriété des chevaux et des voitures.
—Rien de plus simple. L'acte a été rédigé par M. Badinot, l'homme d'affaires de M. le vicomte. En quoi avez-vous besoin de mes conseils?
—Que dois-je faire? Vendre les chevaux et les voitures par cause de départ de M. le vicomte, et tout se vendra très-bien, car il est connu pour le premier amateur de Paris; ou dois-je m'établir marchand de chevaux, avec mon écurie, qui ferait un joli commencement? Que me conseillez-vous?
—Je vous conseille de faire ce que je ferai moi-même.
—Comment?
—Je me trouve dans la même position que vous.
—Vous?
—M. le vicomte déteste les détails; quand je suis entré ici, j'avais d'économies et de patrimoine une soixantaine de mille francs, j'ai fait les dépenses de la maison comme vous celles de l'écurie, et tous les ans M. le vicomte m'a payé sans examen; à peu près à la même époque que vous, je me suis trouvé à découvert, pour moi, d'une vingtaine de mille francs, et, pour les fournisseurs, d'une soixantaine; alors M. le vicomte m'a proposé comme à vous, pour me rembourser, de me vendre le mobilier de cette maison, y compris l'argenterie, qui est très-belle, de très-bons tableaux, etc.; le tout a été estimé, au plus bas prix, cent quarante mille francs. Il y avait quatre-vingt mille francs à payer, restaient soixante mille francs que je devais affecter, jusqu'à leur entier épuisement, aux dépenses de la table, aux gages des gens, etc., et non à autre chose: c'était une condition du marché.
—Parce que sur ces dépenses vous gagniez encore?
—Nécessairement, car j'ai pris des arrangements avec les fournisseurs que je ne payerai qu'après la vente, dit Boyer en aspirant une forte prise de tabac, de sorte qu'à la fin de ce mois-ci...
—Le mobilier est à vous comme les chevaux et les voitures sont à moi.
—Évidemment. M. le vicomte a gagné à cela de vivre pendant les derniers temps comme il aime à vivre... en grand seigneur, et ceci à la barbe de ses créanciers; car mobilier, argenterie, chevaux, voitures, tout avait été payé comptant à sa majorité, et était devenu notre propriété à vous et à moi.
—Ainsi M. le vicomte se sera ruiné?...
—En cinq ans...
—Et M. le vicomte avait hérité?...
—D'un pauvre petit million comptant, dit assez dédaigneusement M. Boyer en prenant une prise de tabac, ajoutez à ce million deux cent mille francs de dettes environ, c'est passable... C'était donc pour vous dire, mon cher Edwards, que j'avais eu l'intention de louer cette maison admirablement meublée, comme elle l'est, à des Anglais, linge, cristaux, porcelaine, argenterie, serre chaude; quelques-uns de vos compatriotes auraient payé cela fort cher.
—Sans doute. Pourquoi ne le faites-vous pas?
—Oui, mais les non-valeurs! c'est chanceux; je me décide donc à vendre le mobilier. M. le vicomte est aussi tellement cité comme connaisseur en meubles précieux, en objets d'art, que ce qui sortira de chez lui aura toujours une double valeur: de la sorte, je réaliserai une somme ronde. Faites comme moi, Edwards, réalisez, réalisez et n'aventurez pas vos gains dans des spéculations; vous, premier cocher de M. le vicomte de Saint-Remy, c'est à qui voudra vous avoir: on m'a justement parlé hier d'un mineur émancipé, un cousin de Mme la duchesse de Lucenay, le jeune duc de Montbrison, qui arrive d'Italie avec son précepteur, et qui monte sa maison. Deux cent cinquante bonnes mille livres de rentes en terres, mon cher Edwards, deux cent cinquante mille livres de rentes... Et avec cela entrant dans la vie. Vingt ans, toutes les illusions de la confiance, tous les enivrements de la dépense, prodigue comme un prince... Je connais l'intendant, je puis vous dire cela en confidence: il m'a déjà presque agréé comme premier valet de chambre: il me protège, le niais!
Et M. Boyer leva les épaules en aspirant violemment sa prise de tabac.
—Vous espérez le débusquer?
—Parbleu! c'est un imbécile ou un impertinent. Il me met là, comme si je n'étais pas à craindre pour lui! Avant deux mois je serai à sa place.
—Deux cent cinquante mille livres de rentes en terres! reprit Edwards en réfléchissant, et jeune homme, c'est une bonne maison...
—Je vous dis qu'il y a de quoi faire. Je parlerai pour vous à mon protecteur, dit M. Boyer avec ironie. Entrez là, c'est une fortune qui a des racines et à laquelle on peut s'attacher pour longtemps. Ce n'est pas comme ce malheureux million de M. le vicomte, une vraie boule de neige: un rayon du soleil parisien, et tout est dit. J'ai bien vu tout de suite que je ne serais ici qu'un oiseau de passage: c'est dommage; car notre maison nous faisait honneur, et jusqu'au dernier moment je servirai M. le vicomte avec le respect et l'estime qui lui sont dus.
—Ma foi, mon cher Boyer, je vous remercie et j'accepte votre proposition: mais, j'y songe, si je proposais à ce jeune duc l'écurie de M. le vicomte! Elle est toute prête, elle est connue et admirée de tout Paris.
—C'est juste, vous pouvez faire là une affaire d'or.
—Mais vous-même, pourquoi ne pas lui proposer cette maison si admirablement montée en tout? Que trouverait-il de mieux?
—Pardieu, Edwards, vous êtes un homme d'esprit, ça ne m'étonne pas, mais vous me donnez là une excellente idée; il faut nous adresser à M. le vicomte, il est si bon maître qu'il ne refusera pas de parler pour nous au jeune duc; il lui dira que, partant pour la légation de Gerolstein, où il est attaché, il veut se défaire de tout son établissement. Voyons, cent soixante mille francs pour la maison toute meublée, vingt mille francs pour l'argenterie et les tableaux, cinquante mille francs pour l'écurie et les voitures, ça fait deux cent trente mille francs; c'est une affaire excellente pour un jeune homme qui veut se monter de tout; il dépenserait trois fois cette somme avant de réunir quelque chose d'aussi complètement élégant et choisi que l'ensemble de cet établissement. Car, il faut l'avouer, Edwards, il n'y en a pas un second comme M. le vicomte pour entendre la vie.
—Et les chevaux!
—Et la bonne chère! Godefroi, son cuisinier, sort d'ici cent fois meilleur qu'il n'y est entré; M. le vicomte lui a donné d'excellents conseils, l'a énormément raffiné.
—Par là-dessus on dit que M. le vicomte est si beau joueur!
—Admirable... gagnant de grosses sommes avec encore plus d'indifférence qu'il ne perd... Et pourtant je n'ai jamais vu perdre plus galamment.
—Et les femmes! Boyer, les femmes!!! Ah! vous pourriez en dire long là-dessus, vous qui entrez seul dans les appartements du rez-de-chaussée...
—J'ai mes secrets comme vous avez les vôtres, mon cher.
—Les miens?
—Quand M. le vicomte faisait courir, n'aviez-vous pas aussi vos confidences? Je ne veux pas attaquer la probité des jockeys de vos adversaires... Mais enfin certains bruits...
—Silence, mon cher Boyer; un gentleman ne compromet pas plus la réputation d'un jockey adversaire qui a eu la faiblesse de l'écouter...
—Qu'un galant homme ne compromet la réputation d'une femme qui a eu des bontés pour lui; aussi, vous dis-je, gardons nos secrets, ou plutôt les secrets de M. le vicomte, mon cher Edwards.
—Ah çà!... qu'est-ce qu'il va faire maintenant?
—Partir pour l'Allemagne avec une bonne voiture de voyage et sept ou huit mille francs qu'il saura bien trouver. Oh! je ne suis pas embarrassé de M. le vicomte; il est de ces personnages qui retombent toujours sur leurs jambes, comme on dit...
—Et il n'a plus aucun héritage à attendre?
—Aucun, car son père a tout juste une petite aisance.
—Son père?
—Certainement...
—Le père de M. le vicomte n'est pas mort?...
—Il ne l'était pas, du moins, il y a cinq ou six mois; M. le vicomte lui a écrit pour certains papiers de famille...
—Mais on ne le voit jamais ici?
—Par une bonne raison: depuis une quinzaine d'années il habite en province, à Angers.
—Mais M. le vicomte ne va pas le visiter?
—Son père?
—Oui.
—Jamais... jamais... ah bien! non.
—Ils sont donc brouillés?
—Ce que je vais vous dire n'est pas un secret, car je le tiens de l'ancien homme de confiance de M. le prince de Noirmont.
—Le père de Mme de Lucenay? dit Edwards avec un regard malin et significatif dont M. Boyer, fidèle à ses habitudes de réserve et de discrétion, n'eut pas l'air de comprendre la signification; il reprit donc froidement:
—Mme la duchesse de Lucenay est en effet fille de M. le prince de Noirmont; le père de M. le vicomte était intimement lié avec le prince; Mme la duchesse était alors toute jeune personne, et M. de Saint-Remy père, qui l'aimait beaucoup, la traitait aussi familièrement que si elle eût été sa fille. Je tiens ces détails de Simon, l'homme de confiance du prince; je puis parler sans scrupules, car l'aventure que je vais vous raconter a été dans le temps la fable de tout Paris. Malgré ses soixante ans, le père de M. le vicomte est un homme d'un caractère de fer, d'un courage de lion, d'une probité que je me permettrai d'appeler fabuleuse; il ne possédait presque rien et avait épousé par amour la mère de M. le vicomte, jeune personne assez riche, qui possédait le million à la fonte duquel nous venons d'avoir l'honneur d'assister.
Et M. Boyer s'inclina.
Edwards l'imita.
—Le mariage fut très-heureux jusqu'au moment où le père de M. le vicomte trouva, dit-on, par hasard, de diables de lettres qui prouvaient évidemment que, pendant une de ses absences, trois ou quatre ans après son mariage, sa femme avait eu une tendre faiblesse pour un certain comte polonais.
—Cela arrive souvent aux Polonais. Quand j'étais chez M. le marquis de Senneval, Mme la marquise... une enragée...
M. Boyer interrompit son compagnon.
—Vous devriez, mon cher Edwards, savoir les alliances de nos grandes familles avant de parler; sans cela, vous vous réservez de cruels mécomptes.
—Comment?
—Mme la marquise de Senneval est la sœur de M. le duc de Montbrison, où vous désirez entrer...
—Ah! diable!
—Jugez de l'effet, si vous aviez été parler d'elle en des termes pareils devant les envieux ou des délateurs: vous ne seriez pas resté vingt-quatre heures dans la maison.
—C'est juste, Boyer... je tâcherai de connaître les alliances...
—Je reprends... Le père de M. le vicomte découvrit donc, après douze ou quinze ans d'un mariage jusque-là fort heureux, qu'il avait à se plaindre d'un comte polonais. Malheureusement ou heureusement, M. le vicomte était né neuf mois après que son père... ou plutôt que M. le comte de Saint-Remy, était revenu de ce fatal voyage, de sorte qu'il ne pouvait pas être certain, malgré de grandes probabilités, que M. le vicomte fût le fruit de l'adultère. Néanmoins, M. le comte se sépara à l'instant de sa femme, ne voulut pas toucher à un sou de la fortune qu'elle lui avait apportée et se retira en province avec environ quatre-vingt mille francs qu'il possédait; mais vous allez voir la rancune de ce caractère diabolique. Quoique l'outrage datât de quinze ans lorsqu'il le découvrit, et qu'il dût y avoir prescription, le père de M. le vicomte, accompagné de M. de Fermont, un de ses parents, se mit aux trousses du Polonais séducteur et l'atteignit à Venise, après l'avoir cherché pendant dix-huit mois dans presque toutes les villes de l'Europe.
—Quel obstiné!...
—Une rancune de démon, vous dis-je, mon cher Edwards... À Venise eut lieu un duel terrible, dans lequel le Polonais fut tué. Tout s'était passé loyalement; mais le père de M. le vicomte montra, dit-on, une joie si féroce de voir le Polonais blessé mortellement que son parent, M. de Fermont, fut obligé de l'arracher du lieu du combat... le comte voulant voir, disait-il, expirer son ennemi sous ses yeux.
—Quel homme! Quel homme!
—Le comte, lui, revint à Paris, alla chez sa femme, lui annonça qu'il venait de tuer le Polonais et repartit. Depuis, il n'a jamais revu ni elle ni son fils, et il s'est retiré à Angers; c'est là qu'il vit, dit-on, comme un vrai loup-garou, avec ce qui lui reste de ses quatre-vingt mille francs, bien écornés par ses courses après le Polonais, comme vous pensez. À Angers il ne voit personne, si ce n'est la femme et la fille de son parent, M. de Fermont, qui est mort depuis quelques années. Du reste, cette famille a du malheur, car le frère de M. de Fermont s'est brûlé, dit-on, la cervelle, il y a plusieurs mois.
—Et la mère de M. le vicomte?
—Il l'a perdue il y a longtemps. C'est pour cela que M. le vicomte, à sa majorité, a joui de la fortune de sa mère... Vous voyez donc bien, mon cher Edwards, qu'en fait d'héritage, M. le vicomte n'a rien ou presque rien à attendre de son père...
—Qui, du reste, doit le détester.
—Il n'a jamais voulu le voir, depuis la découverte en question, persuadé sans doute qu'il est fils du Polonais.
L'entretien des deux personnages fut interrompu par un valet de pied géant, soigneusement poudré quoiqu'il fût à peine onze heures.
—Monsieur Boyer, M. le vicomte a sonné deux fois, dit le géant.
Boyer parut désolé d'avoir manqué à son service, se leva précipitamment et suivit le domestique avec autant d'empressement et de respect que s'il n'eût pas été le propriétaire de la maison de son maître.