Les mystères de Paris, Tome III
VII
Le comte de Saint-Remy
Il y avait environ deux heures que Boyer, quittant Edwards, s'était rendu auprès de M. de Saint-Remy, lorsque le père de ce dernier vint frapper à la porte cochère de la maison de la rue de Chaillot.
Le comte de Saint-Remy était un homme de haute taille, encore alerte et vigoureux malgré son âge; la couleur presque cuivrée de son teint contrastait étrangement avec la blancheur éclatante de sa barbe et de ses cheveux; ses épais sourcils, restés noirs, recouvraient à demi ses yeux perçants profondément enfoncés dans leur orbite. Quoiqu'il portât, par une sorte de manie misanthropique, des vêtements presque sordides, il y avait dans toute sa personne quelque chose de calme, de fier, qui commandait le respect.
La porte de la maison de son fils s'ouvrit, il entra.
Un portier en grande livrée brun et argent, parfaitement poudré et chaussé de bas de soie, parut sur le seuil d'une loge élégante, qui avait autant de rapport avec l'antre enfumé des Pipelet que le tonneau d'une ravaudeuse peut en avoir avec la somptueuse boutique d'une lingerie à la mode.
—M. de Saint-Remy? demanda le comte d'un ton bref.
Le portier, au lieu de répondre, examinait avec une dédaigneuse surprise la barbe blanche, la redingote râpée et le vieux chapeau de l'inconnu, qui tenait à la main une grosse canne.
—M. de Saint-Remy? reprit impatiemment le comte, choqué de l'impertinent examen du portier.
—M. le vicomte n'y est pas.
Ce disant, le confrère de M. Pipelet tira le cordon et, d'un geste significatif, invita l'inconnu à se retirer.
—J'attendrai, dit le comte.
Et il passa outre.
—Eh! l'ami, l'ami! on n'entre pas ainsi dans les maisons! s'écria le portier en courant après le comte et en le prenant par le bras.
—Comment, drôle! répondit le vieillard d'un air menaçant en levant sa canne, tu oses me toucher!...
—J'oserai bien autre chose si vous ne sortez pas tout de suite. Je vous ai dit que M. le vicomte n'y était pas, ainsi allez-vous-en.
À ce moment, Boyer, attiré par ces éclats de voix, parut sur le perron de la maison.
—Quel est ce bruit? demanda-t-il.
—Monsieur Boyer, c'est cet homme qui veut absolument entrer, quoique je lui aie dit que M. le vicomte n'y était pas.
—Finissons! reprit le comte en s'adressant à Boyer, qui s'était approché; je veux voir mon fils... S'il est sorti, je l'attendrai...
Nous l'avons dit, Boyer n'ignorait ni l'existence ni la misanthropie du père de son maître; assez physionomiste d'ailleurs, il ne douta pas un moment de l'identité du comte, le salua respectueusement et répondit:
—Si Monsieur le comte veut bien me suivre, je suis à ses ordres...
—Allez, dit M. de Saint-Remy, qui accompagna Boyer, au profond ébahissement du portier.
Toujours précédé du valet de chambre, le comte arriva au premier étage et suivit son guide, qui, lui faisant traverser le cabinet de travail de Florestan de Saint-Remy (nous désignerons désormais le vicomte par ce nom de baptême pour le distinguer de son père), l'introduisit dans un petit salon communiquant à cette pièce, et situé immédiatement au-dessus du boudoir du rez-de-chaussée.
—M. le vicomte a été obligé de sortir ce matin, dit Boyer; si Monsieur le comte veut prendre la peine de l'attendre, il ne tardera pas à rentrer.
Et le valet de chambre disparut.
Resté seul, le comte regarda autour de lui avec assez d'indifférence; mais tout à coup, il fit un brusque mouvement, sa figure s'anima, ses joues s'empourprèrent, la colère contracta ses traits.
Il venait d'apercevoir le portrait de sa femme... de la mère de Florestan de Saint-Remy.
Il croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête comme pour échapper à cette vision et marcha à grands pas.
—Cela est étrange! disait-il; cette femme est morte; j'ai tué son amant, et ma blessure est aussi vive, aussi douloureuse qu'au premier jour... Ma soif de vengeance n'est pas encore éteinte, ma farouche misanthropie, en m'isolant presque absolument du monde, m'a laissé face à face avec la pensée de mon outrage. Oui, car la mort du complice de cette infâme a vengé mon outrage, mais ne l'a pas effacé de mon souvenir.
«Oh! je le sens, ce qui rend ma haine incurable, c'est de songer que pendant quinze ans j'ai été dupe; c'est que pendant quinze ans j'ai entouré d'estime, de respect, une misérable qui m'avait indignement trompé. C'est que j'ai aimé son fils, le fils de son crime, comme s'il eût été mon enfant... car l'aversion que m'inspire maintenant ce Florestan ne me prouve que trop qu'il est le fruit de l'adultère!
«Et pourtant je n'ai pas la certitude absolue de son illégitimité; il est possible enfin qu'il soit mon fils... quelquefois ce doute m'est affreux... S'il était mon fils pourtant! Alors l'abandon où je l'ai laissé, l'éloignement, que je lui ai toujours témoigné, mon refus de le jamais voir, seraient impardonnables. Mais, après tout, il est riche, jeune, heureux: à quoi lui aurais-je été utile?... Oui, mais sa tendresse eût peut-être adouci les chagrins que m'a causés sa mère!
Après un moment de réflexion profonde, le comte reprit en haussant les épaules:
—Encore ces suppositions insensées, sans issue, qui ravivent toutes les peines! Soyons homme, et surmontons la stupide et pénible émotion que je ressens en songeant que je vais revoir celui que, pendant dix années, j'ai aimé avec la plus folle idolâtrie, que j'ai aimé comme mon fils, lui! lui! l'enfant de cet homme que j'ai vu tomber sous mon épée avec tant de bonheur, de cet homme dont j'ai vu couler le sang avec tant de joie! Et ils m'ont empêché d'assister à son agonie... à sa mort!... Oh! ils ne savaient pas ce que c'est que d'avoir été frappé aussi cruellement que je l'ai été!... Et puis, penser que mon nom, toujours respecté, honoré, a dû être si souvent prononcé avec insolence et dérision... comme on prononce celui d'un mari trompé!... Penser que mon nom... mon nom dont j'ai toujours été si fier, appartient à cette heure au fils de l'homme dont j'aurais voulu arracher le cœur!... Oh! je ne sais pas comment je ne deviens pas fou quand je songe à cela!
Et M. de Saint-Remy, continuant de marcher avec agitation, souleva machinalement la portière qui séparait le salon du cabinet de travail de Florestan et fit quelques pas dans cette dernière pièce.
Il avait disparu depuis un instant, lorsqu'une petite porte masquée dans la tenture s'ouvrit doucement, et Mme de Lucenay, enveloppée d'un grand châle de cachemire vert, coiffée d'un chapeau de velours noir très-simple, entra dans le salon que le comte venait de quitter pour un moment.
Expliquons la cause de cette apparition inattendue.
Florestan de Saint-Remy avait donné la veille rendez-vous à la duchesse pour le lendemain matin. Celle-ci ayant, nous l'avons dit, une clef de la petite porte de la ruelle était, comme d'habitude, entrée par la serre chaude, comptant trouver Florestan dans l'appartement du rez-de-chaussée; ne l'y trouvant pas, elle crut (ainsi que cela était arrivé quelquefois) le vicomte occupé à écrire dans son cabinet... Un escalier dérobé conduisait du boudoir au premier. Mme de Lucenay monta sans crainte, supposant que M. de Saint-Remy avait, comme toujours, défendu sa porte.
Malheureusement, une visite assez menaçante de M. Badinot ayant obligé Florestan de sortir précipitamment, il avait oublié le rendez-vous de Mme de Lucenay.
Celle-ci, ne voyant personne, allait entrer dans le cabinet, lorsque les rideaux de la portière du salon s'écartèrent, et la duchesse se trouva en face à face avec le père de Florestan.
Elle ne put retenir un cri d'effroi.
—Clotilde! s'écria le comte stupéfait.
Intimement lié avec le comte de Noirmont, père de Mme de Lucenay, M. de Saint-Remy, ayant connu celle-ci enfant et toute jeune fille, l'avait autrefois ainsi familièrement appelée par son nom de baptême.
La duchesse restait immobile, contemplant avec surprise ce vieillard à barbe blanche et mal vêtu, dont elle se rappelait pourtant confusément les traits.
—Vous, Clotilde! répéta le comte avec un accent de reproche douloureux, vous... ici... chez mon fils!
Ces derniers mots fixèrent les souvenirs indécis de Mme de Lucenay; elle reconnut enfin le père de Florestan et s'écria:
—Monsieur de Saint-Remy!
La position était tellement nette et significative que la duchesse, dont on sait d'ailleurs le caractère excentrique et résolu, dédaigna de recourir à un mensonge pour expliquer le motif de sa présence chez Florestan; comptant sur l'affection toute paternelle que le comte lui avait jadis témoignée, elle lui tendit la main et lui dit de cet air à la fois gracieux, cordial et hardi qui n'appartenait qu'à elle:
—Voyons... ne me grondez pas... vous êtes mon plus vieil ami; souvenez-vous qu'il y a vingt ans vous m'appeliez votre chère Clotilde...
—Oui... je vous appelais ainsi... mais...
—Je sais d'avance tout ce que vous allez me dire, vous connaissez ma devise: «Ce qui est, est... Ce qui sera, sera...»
—Ah! Clotilde!...
—Épargnez-moi vos reproches, laissez-moi plutôt vous parler de ma joie de vous revoir; votre présence me rappelle tant de choses: mon pauvre père... d'abord, et puis mes quinze ans... Ah! quinze ans, que c'est beau!
—C'est parce que votre père était mon ami, que...
—Oh! oui, reprit la duchesse en interrompant M. de Saint-Remy, il vous aimait tant! Vous souvenez-vous, il vous appelait en riant l'homme aux rubans verts... Vous lui disiez toujours: «Vous gâtez Clotilde... prenez garde»; et il vous répondait en m'embrassant: «Je le crois bien que je la gâte, et il faut que je me dépêche et que je redouble, car bientôt le monde me l'enlèvera pour la gâter à son tour.» Excellent père! Quel ami j'ai perdu!... Une larme brilla dans les beaux yeux de Mme de Lucenay; puis, tendant la main à M. de Saint-Remy, elle lui dit d'une voix émue: Vrai, je suis heureuse, bien heureuse de vous revoir; vous éveillez des souvenirs si précieux, si chers à mon cœur!...
Le comte, quoiqu'il connût dès longtemps ce caractère original et délibéré, restait confondu de l'aisance avec laquelle Clotilde acceptait cette position si délicate: rencontrer chez son amant le père de son amant!
—Si vous êtes à Paris depuis longtemps, reprit Mme de Lucenay, il est mal à vous de n'être pas venu me voir plus tôt; nous aurions tant causé du passé... car savez-vous que je commence à atteindre l'âge où il y a un charme extrême à dire à de vieux amis: Vous souvenez-vous?
Certes, la duchesse n'eût pas parlé avec un plus tranquille nonchaloir si elle eût reçu une visite du matin à l'hôtel de Lucenay. M. de Saint-Remy ne put s'empêcher de lui dire sévèrement:
—Au lieu de parler du passé, il serait plus à propos de parler du présent... mon fils peut rentrer d'un moment à l'autre, et...
—Non, dit Clotilde en l'interrompant, j'ai la clef de la petite porte de la serre, et on annonce toujours son arrivée par un coup de timbre lorsqu'il rentre par la porte cochère; à ce bruit je disparaîtrai aussi mystérieusement que je suis venue, et je vous laisserai tout à votre joie de revoir Florestan. Quelle douce surprise vous allez lui causer... depuis si longtemps vous l'abandonniez!... Tenez, c'est moi qui aurais des reproches à vous faire.
—À moi?... À moi?...
—Certainement... Quel guide, quel appui a-t-il eu en entrant dans le monde? Et pour mille choses positives les conseils d'un père sont indispensables... Aussi, franchement, il est très-mal à vous de...
Ici Mme de Lucenay, cédant à la bizarrerie de son caractère, ne put s'empêcher de s'interrompre en riant comme une folle et de dire au comte:
—Avouez que la position est au moins singulière, et qu'il est très-piquant que ce soit moi qui vous sermonne.
—Cela est étrange, en effet; mais je ne mérite ni vos sermons ni vos louanges; je viens chez mon fils... mais ce n'est pas pour mon fils... À son âge, il n'a pas ou il n'a plus besoin de mes conseils.
—Que voulez-vous dire?
—Vous devez savoir pour quelles raisons j'ai le monde et surtout Paris en horreur, dit le comte avec une expression pénible et contrainte. Il a donc fallu des circonstances de la dernière importance pour m'obliger à quitter Angers, et surtout à venir ici... dans cette maison... Mais j'ai dû braver mes répugnances et recourir à toutes les personnes qui pouvaient m'aider ou me renseigner à propos de recherches d'un grand intérêt pour moi.
—Oh! alors, dit Mme de Lucenay avec l'empressement le plus affectueux, je vous en prie, disposez de moi, si je puis vous être utile à quelque chose. Est-il besoin de sollicitations? M. de Lucenay doit avoir un certain crédit, car les jours où je vais dîner chez ma grand'tante de Montbrison, il donne à manger chez moi à des députés; on ne fait pas ça sans motifs; cet inconvénient doit être racheté par quelque avantage, probablement... comme qui dirait une certaine influence sur des gens qui en ont beaucoup dans ce temps-ci, dit-on. Encore une fois, si nous pouvons vous servir, regardez-nous comme à vous. Il y a encore mon jeune cousin, le petit duc de Montbrison, qui, pair lui-même, est lié avec toute la jeune pairie. Pourrait-il aussi quelque chose? En ce cas, je vous l'offre. En un mot, disposez de moi et des miens, vous savez si je puis me dire amie vaillante et dévouée!
—Je le sais... et je ne refuse pas votre appui... quoique pourtant...
—Voyons, mon cher Alceste, nous sommes gens du monde, agissons donc en gens du monde; que nous soyons ici ou ailleurs, cela importe peu, je suppose, à l'affaire qui vous intéresse, et qui maintenant m'intéresse extrêmement, puisqu'elle est vôtre. Causons donc de cela, et très-à fond... je l'exige...
Ce disant, la duchesse s'approcha de la cheminée, s'y appuya et avança vers le foyer le plus joli petit pied du monde, qui, pour le moment, était glacé.
Avec un tact parfait, Mme de Lucenay saisissait l'occasion de ne plus parler du vicomte et d'entretenir M. de Saint-Remy d'un sujet auquel ce dernier attachait beaucoup d'importance...
La conduite de Clotilde eût été différente en présence de la mère de Florestan; c'est avec bonheur, avec fierté, qu'elle lui eût longuement avoué combien il lui était cher.
Malgré son rigorisme et son âpreté, M. de Saint-Remy subit l'influence de la grâce cavalière et cordiale de cette femme qu'il avait vue et aimée tout enfant, et il oublia presque qu'il parlait à la maîtresse de son fils.
Comment, d'ailleurs, résister à la contagion de l'exemple, lorsque le héros d'une position souverainement embarrassante ne semble pas même se douter ou vouloir se douter de la difficulté de la circonstance où il se trouve?
—Vous ignorez peut-être, Clotilde, dit le comte, que depuis très-longtemps j'habite Angers?
—Non, je le savais.
—Malgré l'espèce d'isolement que je recherchais, j'avais choisi cette ville, parce que là habitait un de mes parents, M. de Fermont, qui, lors de l'affreux malheur qui m'a frappé, s'est conduit pour moi comme un frère. Après m'avoir accompagné dans toutes les villes de l'Europe, où j'espérais rencontrer... un homme que je voulais tuer, il m'avait servi de témoin lors d'un duel...
—Oui, un duel terrible; mon père m'a tout dit autrefois, reprit tristement Mme de Lucenay; mais, heureusement, Florestan ignore ce duel... et aussi la cause qui l'a amené...
—J'ai voulu lui laisser respecter sa mère, répondit le comte en étouffant un soupir...
Il continua:
—Au bout de quelques années, M. de Fermont mourut à Angers, dans mes bras, laissant une fille et une femme que, malgré ma misanthropie, j'avais été obligé d'aimer, parce qu'il n'y avait rien au monde de plus pur, de plus noble que ces deux excellentes créatures. Je vivais seul dans un faubourg éloigné de la ville; mais, quand mes accès de noire tristesse me laissaient quelque relâche, j'allais chez Mme de Fermont parler avec elle et avec sa fille de celui que nous avions perdu. Comme de son vivant, je venais me retremper, me calmer dans cette douce intimité, où j'avais désormais concentré toutes mes affections. Le frère de Mme de Fermont habitait Paris; il se chargea de toutes les affaires de sa sœur lors de la mort de son mari et plaça chez un notaire cent mille écus environ, qui composaient toute la fortune de la veuve. Au bout de quelque temps, un nouveau et affreux malheur frappa Mme de Fermont; son frère, M. de Renneville, se suicida, il y a de cela environ huit mois. Je la consolai du mieux que je pus. Sa première douleur calmée, elle partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires. Au bout de quelque temps, j'appris que l'on vendait par son ordre le modeste mobilier de la maison qu'elle louait à Angers et que cette somme avait été employée à payer quelques dettes laissées par elle. Inquiet de cette circonstance, je m'informai, et j'appris vaguement que cette malheureuse femme et sa fille se trouvaient dans la détresse, victimes sans doute d'une banqueroute. Si Mme de Fermont pouvait, dans une extrémité pareille, compter sur quelqu'un, c'était sur moi... pourtant je ne reçus d'elle aucune nouvelle. Ce fut surtout en perdant cette intimité si douce que j'en reconnus toute la valeur. Vous ne pouvez vous figurer mes souffrances, mes inquiétudes depuis le départ de Mme de Fermont et de sa fille... Leur père, leur mari était pour moi un frère... il me fallait donc absolument les retrouver, savoir pourquoi dans leur ruine elles ne s'adressaient pas à moi, tout pauvre que j'étais; je partis pour venir ici, laissant à Angers, une personne qui, si par hasard on apprenait quelque chose de nouveau, devait m'en instruire.
—Eh bien?
—Hier encore j'ai reçu une lettre d'Anjou... on ne sait rien. En arrivant à Paris j'ai commencé mes recherches... je suis allé d'abord à l'ancien domicile du frère de Mme de Fermont. Là on m'a dit qu'elle demeurait sur le quai du canal Saint-Martin.
—Et cette adresse?
—Avait été la sienne, mais on ignorait son nouveau logement. Malheureusement, jusqu'à présent mes recherches ont été inutiles. Après mille vaines tentatives avant de désespérer tout à fait, je me suis décidé à venir ici: peut-être Mme de Fermont, qui, par un motif inexplicable, ne m'a demandé ni aide ni appui, aura eu recours à mon fils comme au fils du meilleur ami de son mari. Sans doute ce dernier espoir est bien peu fondé... mais je ne veux rien avoir négligé pour retrouver cette pauvre femme et sa fille.
Depuis quelques minutes Mme de Lucenay écoutait le comte avec un redoublement d'attention; tout à coup elle dit:
—En vérité, il serait bien singulier qu'il s'agît des mêmes personnes... auxquelles s'intéresse Mme d'Harville...
—Quelles personnes? demanda le comte.
—La veuve dont vous parlez est jeune encore, n'est-ce pas? Sa figure est très-noble?
—Sans doute; mais comment savez-vous...
—Sa fille, belle comme un ange, a seize ans au plus?
—Oui... oui...
—Et elle s'appelle Claire?
—Oh! de grâce! dites, où sont-elles?
—Hélas! je l'ignore...
—Vous l'ignorez?
—Voici ce qui est arrivé: une femme de ma société, Mme d'Harville, est venue chez moi me demander si je ne connaissais pas une femme veuve dont la fille se nommait Claire, et dont le frère se serait suicidé; Mme d'Harville s'adressait à moi, parce qu'elle avait vu ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay», tracés au bas d'un brouillon de lettre que cette malheureuse femme écrivait à une personne inconnue, dont elle réclamait l'appui.
—Elle voulait vous écrire... à vous, et pourquoi?
—Je l'ignore... je ne la connais pas.
—Mais elle vous connaissait, elle! s'écria M. de Saint-Remy, frappé d'une idée subite.
—Que dites-vous?
—Cent fois elle m'avait entendu parler de votre père, de vous, de votre généreux et excellent cœur. Dans son infortune, elle aura songé à recourir à vous.
—En effet, cela peut s'expliquer ainsi.
—Et Mme d'Harville... comment avait-elle eu ce brouillon de lettre en sa possession?
—Je l'ignore; tout ce que je sais, c'est que, sans savoir encore où étaient réfugiées cette pauvre mère et sa fille, elle était, je crois, sur leurs traces.
—Alors je compte sur vous, Clotilde, pour m'introduire auprès de Mme d'Harville; il faut que je la voie aujourd'hui.
—Impossible! Son mari vient d'être victime d'un effroyable accident; une arme qu'il ne croyait pas chargée est partie entre ses mains, il a été tué sur le coup.
—Ah! c'est horrible!
—La marquise est aussitôt partie pour aller passer les premiers temps de son deuil chez son père, en Normandie.
—Clotilde, je vous en conjure, écrivez-lui aujourd'hui, demandez-lui les renseignements qu'elle possède déjà; puisqu'elle s'intéresse à ces pauvres femmes, dites-lui qu'elle n'aura pas de plus chaleureux auxiliaire que moi; mon seul désir est de retrouver la veuve de mon ami et de partager avec elle et avec sa fille le peu que je possède. Maintenant c'est ma seule famille.
—Toujours le même, toujours généreux et dévoué! Comptez sur moi, j'écrirai aujourd'hui même à Mme d'Harville. Où adresserai-je ma réponse?
—À Asnières, poste restante.
—Quelle bizarrerie! Pourquoi vous loger là, et pas à Paris?
—J'exècre Paris, à cause des souvenirs qu'il me rappelle, dit M. de Saint-Remy d'un air sombre; mon ancien médecin, le docteur Griffon, avec qui je suis resté en correspondance, possède une petite maison de campagne sur le bord de la Seine, près d'Asnières; il ne l'habite pas l'hiver, il me l'a proposée; c'était presque un faubourg de Paris; je pouvais, après m'être livré à mes recherches, trouver là l'isolement qui me plaît... J'ai accepté.
—Je vous écrirai donc à Asnières; je puis d'ailleurs vous donner déjà un renseignement qui pourra vous servir peut-être... et que je dois à Mme d'Harville... La ruine de Mme de Fermont a été causée par la friponnerie du notaire chez qui était placée toute la fortune de votre parente... Ce notaire a nié le dépôt.
—Le misérable!... Et il se nomme?
—M. Jacques Ferrand, dit la duchesse, sans pouvoir dissimuler son envie de rire.
—Que vous êtes étrange, Clotilde! Il n'y a rien que de sérieux, que de triste dans tout ceci, et vous riez! dit le comte surpris et mécontent.
En effet, Mme de Lucenay, au souvenir de l'amoureuse déclaration du notaire, n'avait pu réprimer un mouvement d'hilarité.
—Pardon, mon ami, reprit-elle; c'est que ce notaire est un homme fort singulier... et l'on raconte de lui des choses fort ridicules... Mais, sérieusement, si sa réputation d'honnête homme n'est pas plus méritée que sa réputation de saint homme (et je déclare celle-ci usurpée), c'est un grand misérable!
—Et il demeure?
—Rue du Sentier.
—Il aura ma visite... Ce que vous me dites de lui coïnciderait alors assez avec certains soupçons...
—Quels soupçons?
—D'après quelques renseignements pris sur la mort du frère de ma pauvre amie, je serais presque tenté de croire que ce malheureux, au lieu de se suicider... a été victime d'un assassinat.
—Grand Dieu! Et qui vous ferait supposer?...
—Plusieurs raisons qui seraient trop longues à vous dire; je vous laisse... N'oubliez pas les offres de service que vous m'avez faites en votre nom et en celui de M. de Lucenay...
—Comment! vous partez... sans voir Florestan?
—Cette entrevue me serait trop pénible, vous devez le comprendre... Je la bravais dans le seul espoir de trouver ici quelques renseignements sur Mme de Fermont, voulant n'avoir au moins rien négligé pour la retrouver; maintenant, adieu...
—Ah! vous êtes impitoyable!
—Ne savez-vous pas...?
—Je sais que votre fils n'a jamais eu plus besoin de vos conseils...
—Comment? N'est-il pas riche, heureux?...
—Oui, mais il ne connaît pas les hommes. Aveuglément prodigue, parce qu'il est confiant et généreux, en tout, partout et toujours très-grand seigneur, je crains qu'on n'abuse de sa bonté. Si vous saviez ce qu'il y a de noblesse dans ce cœur! Je n'ai jamais osé le sermonner au sujet de ses dépenses et de son désordre, d'abord parce que je suis au moins aussi folle que lui, et puis... pour d'autres raisons; mais vous, au contraire, vous pourriez...
Mme de Lucenay n'acheva pas.
Tout à coup on entendit la voix de Florestan de Saint-Remy.
Il entra précipitamment dans le cabinet voisin du salon; après en avoir brusquement fermé la porte, il dit d'une voix altérée à quelqu'un qui l'accompagnait:
—Mais c'est impossible!...
—Je vous le répète, répondit la voix claire et perçante de M. Badinot, je vous répète que, sans cela, avant quatre heures vous serez arrêté... Car s'il n'a pas l'argent tantôt, notre homme va déposer sa plainte au parquet du procureur du roi, et vous savez ce que vaut un FAUX comme celui-là: les galères, mon pauvre vicomte!...
VIII
L'entretien
Il est impossible de peindre le regard qu'échangèrent Mme de Lucenay et le père de Florestan en entendant ces terribles paroles: Il y va pour vous... des galères! Le comte devint livide; il s'appuya au dossier d'un fauteuil, ses genoux se dérobaient sous lui.
Son nom vénérable et respecté... son nom déshonoré par un homme qu'il accusait d'être le fruit de l'adultère!
Ce premier abattement passé, les traits courroucés du vieillard, un geste menaçant qu'il fit en s'avançant vers le cabinet, révélèrent une résolution si effrayante que Mme de Lucenay lui saisit la main, l'arrêta et lui dit à voix basse, avec l'accent de la plus profonde conviction:
—Il est innocent... je vous le jure!... Écoutez en silence...
Le comte s'arrêta. Il voulait croire à ce que lui disait la duchesse.
Celle-ci était en effet persuadée de la loyauté de Florestan.
Pour obtenir de nouveaux sacrifices de cette femme si aveuglément généreuse, sacrifices qui avaient pu seuls le mettre à l'abri d'une prise de corps et des poursuites de Jacques Ferrand, le vicomte avait affirmé à Mme de Lucenay que, dupe d'un misérable dont il avait reçu en paiement une traite fausse, il risquait d'être regardé comme complice du faussaire, ayant lui-même mis cette traite en circulation.
Mme de Lucenay savait le vicomte imprudent, prodigue, désordonné; mais jamais elle ne l'aurait un moment supposé capable, non pas d'une bassesse ou d'une infamie, mais seulement de la plus légère indélicatesse.
En lui prêtant par deux fois des sommes considérables dans des circonstances très-difficiles, elle avait voulu lui rendre un service d'ami, le vicomte n'acceptant jamais ces avances qu'à la condition expresse de les rembourser; car on lui devait, disait-il, plus du double de ces sommes.
Son luxe apparent permettait de le croire. D'ailleurs, Mme de Lucenay, cédant à l'impulsion de sa bonté naturelle, n'avait songé qu'à être utile à Florestan, et nullement à s'assurer s'il pouvait s'acquitter envers elle. Il l'affirmait, elle n'en doutait pas; eût-il accepté sans cela des prêts aussi importants? En répondant de l'honneur de Florestan, en suppliant le vieux comte d'écouter la conversation de son fils, la duchesse pensait qu'il allait être question de l'abus de confiance dont le vicomte se prétendait victime, et qu'il serait ainsi complètement innocenté aux yeux de son père.
—Encore une fois, reprit Florestan d'une voix altérée, ce Petit-Jean est un infâme; il m'avait assuré n'avoir pas d'autres traites que celles que j'ai retirées de ses mains hier et il y a trois jours... Je croyais celle-ci en circulation, elle n'était payable que dans trois mois à Londres, chez Adams et Compagnie.
—Oui, oui, dit la voix mordante de Badinot, je sais, mon cher vicomte, que vous aviez adroitement combiné votre affaire; vos faux ne devaient être découverts que lorsque vous seriez déjà loin... Mais vous avez voulu attraper plus fin que vous.
—Eh! il est bien temps maintenant de me dire cela, malheureux que vous êtes..., s'écria Florestan furieux; n'est-ce pas vous qui m'avez mis en rapport avec celui qui m'a négocié ces traites!
—Voyons, mon cher aristocrate, répondit froidement Badinot, du calme!... Vous contrefaites habilement les signatures de commerce; c'est à merveille, mais ce n'est pas une raison pour traiter vos amis avec une familiarité désagréable. Si vous vous emportez encore... je vous laisse, arrangez-vous comme vous voudrez...
—Et croyez-vous qu'on puisse conserver son sang-froid dans une position pareille?... Si ce que vous me dites est vrai, si cette plainte doit être déposée aujourd'hui au parquet du procureur du roi, je suis perdu...
—C'est justement ce que je vous dis, à moins que... vous n'ayez encore recours à votre charmante Providence aux yeux bleus...
—C'est impossible.
—Alors, résignez-vous. C'est dommage, c'était la dernière traite... et pour vingt-cinq mauvais mille francs... aller prendre l'air du Midi à Toulon... C'est maladroit, c'est absurde, c'est bête! Comment un habile homme comme vous peut-il se laisser acculer ainsi?
—Mon Dieu, que faire? Que faire?... Rien de ce qui est ici ne m'appartient plus, je n'ai pas vingt louis à moi.
—Vos amis?
—Eh! je dois à tous ceux qui pourraient me prêter; me croyez-vous assez sot pour avoir attendu jusqu'à aujourd'hui pour m'adresser à eux?
—C'est vrai; pardon... tenez, causons tranquillement, c'est le meilleur moyen d'arriver à une solution raisonnable. Tout à l'heure je voulais vous expliquer comment vous vous étiez attaqué à plus fin que vous. Vous ne m'avez pas écouté.
—Allons, parlez, si cela peut être bon à quelque chose.
—Récapitulons: vous m'avez dit, il y a deux mois: «J'ai pour cent treize mille francs de traites sur différentes maisons de banque à longues échéances; mon cher Badinot, trouvez moyen de me les négocier...»
—Eh bien!... Ensuite?...
—Attendez... je vous ai demandé à voir ces valeurs... Un certain je ne sais quoi m'a dit que ces traites étaient fausses, quoique parfaitement imitées. Je ne vous soupçonnais pas, il est vrai, un talent calligraphique aussi avancé; mais, m'occupant du soin de votre fortune depuis que vous n'aviez plus de fortune, je vous savais complètement ruiné. J'avais fait passer l'acte par lequel vos chevaux, vos voitures, le mobilier de cet hôtel, appartenaient à Boyer et à Edwards... Il n'était donc pas indiscret à moi de m'étonner de vous voir possesseur de valeurs de commerce si considérables, hein?
—Faites-moi grâce de vos étonnements, arrivons au fait.
—M'y voici... J'ai assez d'expérience ou de timidité... pour ne pas me soucier de me mêler directement d'affaires de cette sorte; je vous adressai donc à un tiers qui, non moins clairvoyant que moi, soupçonna le mauvais tour que vous vouliez lui jouer.
—C'est impossible, il n'aurait pas escompté ces valeurs s'il les avait crues fausses.
—Combien vous a-t-il donné d'argent comptant, pour ces cent treize mille francs?
—Vingt-cinq mille francs comptant, et le reste en créances à recouvrer...
—Et qu'avez-vous retiré de ces créances?...
—Rien, vous le savez bien; elles étaient illusoires... mais il aventurait toujours vingt-cinq mille francs.
—Que vous êtes jeune, mon cher vicomte! Ayant à recevoir de vous ma commission de cent louis si l'affaire se faisait, je m'étais bien gardé de dire au tiers l'état réel de vos affaires... Il vous croyait encore à votre aise, et il vous savait surtout très-adoré d'une grande dame puissamment riche qui ne vous laisserait jamais dans l'embarras; il était donc à peu près sûr de rentrer au moins dans ses fonds, par transaction; il risquait sans doute de perdre, mais il risquait aussi de gagner beaucoup, et son calcul était bon; car l'autre jour, vous lui avez déjà compté bel et bien cent mille francs, pour retirer la fausse traite de cinquante-huit mille francs, et hier trente mille francs pour la seconde... Pour celle-ci, il s'est contenté, il est vrai, du remboursement intégral. Comment vous êtes-vous procuré ces trente mille francs d'hier? que le diable m'emporte si je le sais! car vous êtes un homme unique... Vous voyez donc bien qu'en fin de compte, si Petit-Jean vous force à payer la dernière traite de vingt-cinq mille francs, il aura reçu de vous cent cinquante-cinq mille francs pour vingt-cinq mille qu'il vous aura comptés; or, j'avais raison de dire que vous vous étiez joué à plus fin que vous.
—Mais pourquoi m'a-t-il dit que cette dernière traite, qu'il présente aujourd'hui, était négociée?
—Pour ne pas vous effrayer; il vous avait dit aussi qu'excepté celle de cinquante-huit mille francs, les autres étaient en circulation; une fois la première payée, hier est venue la seconde, et aujourd'hui la troisième.
—Le misérable!...
—Écoutez donc, chacun pour soi, chacun chez soi, comme dit un célèbre jurisconsulte dont j'admire beaucoup la maxime. Mais causons de sang-froid: ceci vous prouve que le Petit-Jean (et entre nous je ne serais pas étonné que, malgré sa sainte renommée, le Jacques Ferrand ne fût de moitié dans ses spéculations), ceci vous prouve, dis-je, que le Petit-Jean, alléché par vos premiers paiements, spécule sur cette dernière traite, comme il a spéculé sur les autres, bien certain que vos amis ne vous laisseront pas traduire en cour d'assises. C'est à vous de voir si ces amitiés ne sont pas exploitées, pressurées jusqu'à l'écorce, et s'il ne reste pas encore quelques gouttes d'or à en exprimer; car si dans trois heures vous n'avez pas les vingt-cinq mille francs, mon noble vicomte, vous êtes coffré.
—Quand vous me répéterez cela sans cesse...
—À force de m'entendre vous consentirez peut-être à essayer de tirer une dernière plume de l'aile de cette généreuse duchesse...
—Je vous répète qu'il n'y faut pas songer... En trois heures trouver encore vingt-cinq mille francs, après les sacrifices qu'elle a déjà faits, ce serait folie que de l'espérer.
—Pour vous plaire, heureux mortel, on tente l'impossible.
—Eh! elle l'a déjà tenté, l'impossible... c'était d'emprunter cent mille francs à son mari et de réussir; mais ce sont de ces phénomènes qui ne se reproduisent pas deux fois. Voyons, mon cher Badinot, jusqu'ici vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi... j'ai toujours été généreux, tâchez d'obtenir quelque sursis de ce misérable Petit-Jean... Vous le savez, je trouve toujours moyen de récompenser qui me sert; une fois cette dernière affaire assoupie, je prends un nouvel essor... vous serez content de moi.
—Petit-Jean est aussi inflexible que vous êtes peu raisonnable.
—Moi!...
—Tâchez seulement d'intéresser encore votre généreuse amie à votre funeste sort... Que diable! dites-lui seulement ce qu'il en est; non plus, comme déjà, que vous avez été dupe de faussaires, mais que vous êtes faussaire vous-même.
—Jamais je ne lui ferai un tel aveu, ce serait une honte sans avantage.
—Aimez-vous mieux qu'elle apprenne demain la chose par La Gazette des tribunaux?
—J'ai trois heures devant moi, je puis fuir.
—Et où irez-vous sans argent? Jugez donc, au contraire: ce dernier faux retiré, vous vous trouverez dans une position superbe, vous n'aurez plus que des dettes. Voyons, promettez-moi de parler encore à la duchesse. Vous êtes si roué! vous saurez vous rendre intéressant malgré vos erreurs; au pis-aller on vous estimera peut-être un peu moins ou plus du tout, mais on vous tirera d'affaire. Voyons, promettez-moi de voir votre belle amie; je cours chez Petit-Jean, je me fais fort d'obtenir une heure ou deux de sursis.
—Enfer! Il faut boire la honte jusqu'à la lie!
—Allons! bonne chance, soyez tendre, passionné, charmant; je cours chez Petit-Jean, vous m'y trouverez jusqu'à trois heures... plus tard il ne serait plus temps... le parquet du procureur du roi n'est ouvert que jusqu'à quatre heures...
Et M. Badinot sortit.
Lorsque la porte fut fermée, on entendit Florestan s'écrier avec un profond désespoir:
—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!
Pendant cet entretien, qui dévoilait au comte l'infamie de son fils, et à Mme de Lucenay l'infamie de l'homme qu'elle avait aveuglément aimé, tous deux étaient restés immobiles, respirant à peine, sous cette épouvantable révélation.
Il serait impossible de rendre l'éloquence muette de la scène douloureuse qui se passa entre cette jeune femme et le comte lorsqu'il n'y eut plus de doute possible sur le crime de Florestan. Étendant le bras vers la pièce où se trouvait son fils, le vieillard sourit avec une ironie amère, jetant un regard écrasant sur Mme de Lucenay, et sembla lui dire:
«Voilà celui pour lequel vous avez bravé toutes les hontes, consommé tous les sacrifices! Voilà celui que vous me reprochiez d'avoir abandonné!...»
La duchesse comprit le reproche; un moment elle baissa la tête sous le poids de sa honte.
La leçon était terrible...
Puis, peu à peu, à l'anxiété cruelle qui avait contracté les traits de Mme de Lucenay, succéda une sorte d'indignation hautaine. Les fautes inexcusables de cette femme étaient au moins palliées par la loyauté de son amour, par la hardiesse de son dévouement, par la grandeur de sa générosité, par la franchise de son caractère et par son inexorable aversion pour tout ce qui était bas ou lâche.
Encore trop jeune, trop belle, trop recherchée, pour éprouver l'humiliation d'avoir été exploitée, une fois le prestige de l'amour subitement évanoui chez elle, cette femme altière et décidée ne ressentit ni haine ni colère; instantanément, sans transition aucune, un dégoût mortel, un dédain glacial, tua son affection jusqu'alors si vivace; ce ne fut plus une maîtresse indignement trompée par son amant, ce fut une femme de bonne compagnie découvrant qu'un homme de sa société était un escroc et un faussaire, et le chassant de chez elle.
En supposant même que quelques circonstances eussent pu atténuer l'ignominie de Florestan, Mme de Lucenay ne les aurait pas admises; selon elle, l'homme qui franchissait certaines limites d'honneur, soit par vice, entraînement ou faiblesse, n'existait plus à ses yeux; l'honorabilité étant pour elle une question d'être ou de non-être.
Le seul ressentiment douloureux qu'éprouva la duchesse fut excité par l'effet terrible que cette révélation inattendue produisait sur le comte, son vieil ami.
Depuis quelques moments il semblait ne pas voir, ne pas entendre; ses yeux étaient fixes, sa tête baissée, ses bras pendants, sa pâleur livide; de temps à autre un soupir convulsif soulevait sa poitrine.
Chez un homme aussi résolu qu'énergique, un tel abattement était plus effrayant que les transports de la colère.
Mme de Lucenay le regardait avec inquiétude.
—Courage, mon ami, lui dit-elle à voix basse. Pour vous... pour moi... pour cet homme... je sais ce qu'il me reste à faire...
Le vieillard la regarda fixement; puis, comme s'il eût été arraché à sa stupeur par une commotion violente, il redressa la tête, ses traits devinrent menaçants, et, oubliant que son fils pouvait l'entendre, il s'écria:
—Et moi aussi, pour vous, pour moi, pour cet homme, je sais ce qu'il me reste à faire...
—Qui est donc là? demanda Florestan surpris.
Mme de Lucenay, craignant de se trouver avec le vicomte, disparut par la petite porte et descendit par l'escalier dérobé.
Florestan, ayant encore demandé qui était là et ne recevant pas de réponse, entra dans le salon. Il s'y trouva seul avec le comte.
La longue barbe du vieillard le changeait tellement, il était si pauvrement vêtu, que son fils, qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs années, ne le reconnaissant pas d'abord, s'avança vers lui d'un air menaçant.
—Que faites-vous là...? Qui êtes-vous?
—Je suis le mari de cette femme! répondit le comte en montrant le portrait de Mme de Saint-Remy.
—Mon père! s'écria Florestan en reculant avec frayeur; et il se rappela les traits du comte, depuis longtemps oubliés.
Debout, formidable, le regard irrité, le front empourpré par la colère, ses cheveux blancs rejetés en arrière, ses bras croisés sur sa poitrine, le comte dominait, écrasait son fils, qui, la tête baissée, n'osait lever les yeux sur lui.
Pourtant M. de Saint-Remy, par un secret motif, fit un violent effort pour rester calme et pour dissimuler ses terribles ressentiments.
—Mon père! reprit Florestan d'une voix altérée, vous étiez là?...
—J'étais là...
—Vous avez entendu?...
—Tout.
—Ah! s'écria douloureusement le vicomte en cachant son visage dans ses mains.
Il y eut un moment de silence.
Florestan, d'abord aussi étonné que chagrin de l'apparition inattendue de son père, songea bientôt, en homme de ressources, au parti qu'il pourrait tirer de cet incident.
«Tout n'est pas perdu, se dit-il. La présence de mon père est un coup du sort. Il sait tout, il ne voudra pas laisser flétrir son nom; il n'est pas riche, mais il doit toujours posséder plus de vingt-cinq mille francs. Jouons serré... De l'adresse, de l'entrain, de l'émotion... je laisse reposer la duchesse et je suis sauvé!»
Puis, donnant à ses traits charmants une expression de douloureux abattement, mouillant son regard des larmes du repentir, prenant sa voix la plus vibrante, son accent le plus pathétique, il s'écria en joignant les mains avec un geste désespéré:
—Ah! mon père... je suis bien malheureux!... Après tant d'années... vous revoir... et dans un tel moment!... Je dois vous paraître si coupable! Mais daignez m'écouter, je vous en supplie; permettez-moi, non de me justifier, mais de vous expliquer ma conduite... Le voulez-vous, mon père?...
M. de Saint-Remy ne répondit pas un mot; ses traits restèrent impassibles; il s'assit dans un fauteuil, où il s'accouda, et là, le menton appuyé sur la paume de sa main, il contempla le vicomte en silence.
Si Florestan eût connu les motifs qui remplissaient l'âme de son père de haine, de fureur et de vengeance, épouvanté du calme apparent du comte, il n'eût pas sans doute essayé de le duper, ni plus ni moins qu'un bonhomme Géronte.
Mais ignorant les funestes soupçons qui pesaient sur la légitimité de sa naissance, mais ignorant la faute de sa mère, Florestan ne douta pas du succès de sa piperie, croyant n'avoir qu'à attendrir un père qui, à la fois très-misanthrope et très-fier de son nom, serait capable, plutôt que de le laisser déshonorer, de se décider aux derniers sacrifices.
—Mon père, reprit timidement Florestan, me permettez-vous de tâcher, non de me disculper, mais de vous dire par suite de quels entraînements involontaires... je suis arrivé, presque malgré moi, jusqu'à des actions... infâmes... je l'avoue?...
Le vicomte prit le silence de son père pour un consentement tacite et continua:
—Lorsque j'eus le malheur de perdre ma mère... ma pauvre mère qui m'avait tant aimé... je n'avais pas vingt ans... Je me trouvai seul... sans conseil... sans appui... Maître d'une fortune considérable... habitué au luxe dès mon enfance... je m'en étais fait une habitude... un besoin. Ignorant combien il était difficile de gagner de l'argent, je le prodiguais sans mesure... Malheureusement... et je dis malheureusement, parce que cela m'a perdu, mes dépenses, toutes folles qu'elles étaient, furent remarquables par leur élégance... À force de goût, j'éclipsai des gens dix fois plus riches que moi. Ce premier succès m'enivra, je devins homme de luxe comme on devient homme de guerre, homme d'État; oui, j'aime le luxe, non par ostentation vulgaire, mais je l'aime comme le peintre aime la peinture, comme le poëte aime la poésie; comme tout artiste, j'étais jaloux de mon œuvre... et mon œuvre, à moi, c'était mon luxe. Je sacrifiai tout à sa perfection... Je le voulus beau, grand, complet, splendidement harmonieux en toute chose... depuis mon écurie jusqu'à ma table, depuis mon habit jusqu'à ma maison... Je voulus que ma vie fût comme un enseignement de goût et d'élégance. Comme un artiste enfin, j'étais à la fois avide des applaudissements de la foule et de l'admiration des gens d'élite: ce succès si rare, je l'obtins...
En parlant ainsi, les traits de Florestan perdaient peu à peu leur expression hypocrite, ses yeux brillaient d'une sorte d'enthousiasme. Il disait vrai; il avait été d'abord séduit par cette manière assez peu commune de comprendre le luxe.
Le vicomte interrogea du regard la physionomie de son père; elle lui parut s'adoucir un peu.
Il reprit avec une exaltation croissante:
—Oracles et régulateurs de la mode, mon blâme ou ma louange faisaient loi; j'étais cité, copié, vanté, admiré, et cela par la meilleure compagnie de Paris, c'est-à-dire de l'Europe, du monde... Les femmes partagèrent l'engouement général, les plus charmantes se disputaient le plaisir de venir à quelques fêtes très-restreintes que je donnais, et partout et toujours on s'extasiait sur l'élégance incomparable, sur le goût exquis de ces fêtes... que les millionnaires ne pouvaient ni égaler ni éclipser; enfin, je fus ce que l'on appelle le roi de la mode... Ce mot vous dira tout, mon père, si vous le comprenez.
—Je le comprends... et je suis sûr qu'au bagne vous inventeriez quelque élégance raffinée dans la manière de porter votre chaîne... cela deviendrait à la mode dans la chiourme et s'appellerait... à la Saint-Remy, dit le vieillard avec une sanglante ironie... Puis il ajouta: Et Saint-Remy... c'est mon nom!...
Et il se tut, restant toujours accoudé, toujours le menton dans la paume de sa main.
Il fallut à Florestan beaucoup d'empire sur lui-même pour cacher la blessure que lui fit ce sarcasme acéré.
Il reprit d'un ton plus humble:
—Hélas! mon père, ce n'est pas par orgueil que j'évoque le souvenir de ces succès... car, je vous le répète, ce succès m'a perdu... Recherché, envié, flatté, adulé, non par des parasites intéressés, mais par des gens dont la position dépassait de beaucoup la mienne et sur lesquels j'avais seulement l'avantage que donne l'élégance... qui est au luxe ce que le goût est aux arts... la tête me tourna. Je ne calculai plus: ma fortune devait être dissipée en quelques années, peu m'importait. Pouvais-je renoncer à cette vie fiévreuse, éblouissante, dans laquelle les plaisirs succédaient aux plaisirs, les jouissances aux jouissances, les fêtes aux fêtes, les ivresses de toutes sortes aux enchantements de toutes sortes?... Oh! si vous saviez, mon père, ce que c'est que d'être partout signalé comme le héros du jour... d'entendre le murmure qui accueille votre entrée dans un salon... d'entendre les femmes se dire: «C'est lui!... le voilà!...» Oh! si vous saviez...
—Je sais, dit le vieillard en interrompant son fils et sans changer d'attitude, je sais... Oui, l'autre jour, sur une place publique, il y avait foule; tout à coup on entendit un murmure... pareil à celui qui vous accueille quand vous entrez quelque part, puis les regards des femmes surtout se fixèrent sur un très-beau garçon... toujours comme ils se fixent sur vous... et elles se le montraient les unes aux autres en se disant: «C'est lui... le voilà...», toujours comme s'il s'était agi de vous...
—Mais cet homme, mon père?
—Était un faussaire que l'on mettait au carcan.
—Ah! s'écria Florestan avec une rage concentrée; puis feignant une affliction profonde, il ajouta: Mon père, vous êtes sans pitié... Que voulez-vous que je vous dise pourtant? Je ne cherche pas à nier les torts... je veux seulement vous expliquer l'entraînement fatal qui les a causés. Eh bien! oui, dussiez-vous encore m'accabler de sanglants sarcasmes, je tâcherai d'aller jusqu'au bout de cette confession, je tâcherai de vous faire comprendre cette exaltation fiévreuse qui m'a perdu, parce que alors peut-être vous me plaindrez... Oui, car on plaint un fou... et j'étais fou... Fermant les yeux, je m'abandonnais à l'étincelant tourbillon dans lequel j'entraînais avec moi les femmes les plus charmantes, les hommes les plus aimables. M'arrêter, le pouvais-je? Autant dire au poëte qui s'épuise, et dont le génie dévore la santé: «Arrêtez-vous au milieu de l'inspiration qui vous emporte!...» Non, je ne pouvais pas, moi!... Moi!... Abdiquer cette royauté que j'exerçais, et rentrer honteux, ruiné, moqué, dans la plèbe inconnue; donner ce triomphe à mes envieux que j'avais jusqu'alors défiés, dominés, écrasés!... Non, non, je ne le pouvais pas!... Volontairement du moins. Vint le jour fatal où pour la première fois l'argent m'a manqué. Je fus surpris comme si ce moment n'avait jamais dû arriver. Cependant j'avais encore à moi mes chevaux, mes voitures, le mobilier de cette maison... Mes dettes payées, il me serait resté soixante mille francs... peut-être... Qu'aurai-je fait de cette misère? Alors, mon père, je fis le premier pas dans une voie infâme... j'étais encore honnête... je n'avais dépensé que ce qui m'appartenait; mais alors je commençai à faire des dettes que je ne pouvais pas payer... je vendis tout ce que je possédais à deux de mes gens, afin de m'acquitter envers eux, et de pouvoir, pendant six mois encore, malgré mes créanciers, jouir du luxe qui m'enivrait... Pour subvenir à mes besoins de jeu et de folles dépenses, j'empruntai d'abord à des juifs; puis, pour payer les juifs, à mes amis, et, pour payer mes amis, à mes maîtresses. Ces ressources épuisées, il y eut un nouveau temps d'arrêt dans ma vie... D'honnête homme j'étais devenu chevalier d'industrie... mais je n'étais pas encore criminel... Cependant j'hésitai... je voulais prendre une résolution violente... j'avais prouvé dans plusieurs duels que je ne craignais pas la mort... je voulais me tuer!...
—Ah bah!..., vraiment? dit le comte avec une ironie farouche.
—Vous ne me croyez pas, mon père?
—C'était bien tôt ou bien tard! ajouta le vieillard toujours impassible et dans la même attitude.
Florestan, pensant avoir ému son père en lui parlant de son projet de suicide, crut nécessaire de remonter la scène par un coup de théâtre.
Il ouvrit un meuble, y prit un petit flacon de cristal verdâtre et dit au comte en le posant sur la table:
—Un charlatan italien m'a vendu ce poison...
—Et... il était pour vous... ce poison? dit le vieillard toujours accoudé.
Florestan comprit la portée des paroles de son père.
Ses traits exprimèrent cette fois une indignation réelle, car il disait vrai.
Un jour, il avait eu la fantaisie de se tuer: fantaisie éphémère! Les gens de sa sorte sont trop lâches pour se résoudre froidement et sans témoins à la mort qu'ils affrontent par point d'honneur dans un duel.
Il s'écria donc avec l'accent de la vérité:
—Je suis tombé bien bas... mais du moins pas jusque-là, mon père! C'était pour moi que je réservais ce poison!
—Et vous avez eu peur? fit le comte sans changer de position.
—Je l'avoue, j'ai reculé devant cette extrémité terrible; rien n'était encore désespéré: les personnes auxquelles je devais étaient riches et pouvaient attendre... À mon âge, avec mes relations, j'espérai un moment, sinon refaire ma fortune, du moins m'assurer une position honorable, indépendante, qui m'en eût tenu lieu... Plusieurs de mes amis, peut-être moins bien doués que moi, avaient fait un chemin rapide dans la diplomatie. J'eus une velléité d'ambition... Je n'eus qu'à vouloir, et je fus attaché à la légation de Gerolstein... Malheureusement, quelques jours après cette nomination, une dette de jeu contractée envers un homme que je haïssais me mit dans un cruel embarras... J'avais épuisé mes dernières ressources... Une idée fatale me vint. Me croyant certain de l'impunité, je commis une action infâme... Vous le voyez... mon père... je ne vous ai rien caché... j'avoue l'ignominie de ma conduite, je ne cherche à l'atténuer en rien... Deux partis me restent à prendre, et je suis également décidé à tous deux... Le premier est de me tuer... et de laisser votre nom déshonoré, car si je ne paie pas aujourd'hui même vingt-cinq mille francs, la plainte est déposée, l'éclat a lieu, et, mort ou vivant, je suis flétri. Le second moyen est de me jeter dans vos bras, mon père... de vous dire: «Sauvez votre fils, sauvez votre nom de l'infamie... et je vous jure de partir demain pour l'Afrique, de m'y engager soldat et d'y trouver la mort ou de vous revenir un jour vaillamment réhabilité...» Ce que je vous dis là, mon père, voyez-vous, est vrai... En présence de l'extrémité qui m'accable, je n'ai pas d'autre parti... Décidez... ou je mourrai couvert de honte, ou, grâce à vous... je vivrai pour réparer ma faute... Ce ne sont pas là des menaces et des paroles de jeune homme, mon père... J'ai vingt-cinq ans, je porte votre nom, j'ai assez de courage ou pour me tuer... ou pour me faire soldat, car je ne veux pas aller au bagne...
Le comte se leva.
—Je ne veux pas que mon nom soit déshonoré, dit-il froidement à Florestan.
—Ah! mon père!... Mon sauveur, s'écria chaleureusement le vicomte; et il allait se précipiter dans les bras de son père, lorsque celui-ci, d'un geste glacial, calma cet entraînement.
—On vous attend jusqu'à trois heures... chez cet homme qui a le faux?
—Oui, mon père... il est deux heures...
—Passons dans votre cabinet... donnez-moi de quoi écrire.
—Voici, mon père.
Le comte s'assit devant le bureau de Florestan et écrivit d'une main ferme:
«Je m'engage à payer ce soir à dix heures les vingt-cinq mille francs que doit mon fils.
«Comte de SAINT-REMY»
—Votre créancier ne veut que de l'argent; malgré ses menaces, cet engagement de moi le fera consentir à un nouveau délai; il ira chez M. Dupont, banquier, rue de Richelieu, n° 7, qui lui répondra de la valeur de cet acte.
—Ô mon père!... Comment jamais...
—Vous m'attendrez ce soir... à dix heures, je vous apporterai l'argent... Que votre créancier se trouve ici...
—Oui, mon père: et après-demain je pars pour l'Afrique... Vous verrez si je suis ingrat!... Alors, peut-être, lorsque je serai réhabilité, vous accepterez mes remerciements.
—Vous ne me devez rien; j'ai dit que mon nom ne serait pas déshonoré davantage; il ne le sera pas, dit simplement M. de Saint-Remy en prenant sa canne qu'il avait déposée sur le bureau; et il se dirigea vers la porte.
—Mon père, votre main, au moins! reprit Florestan d'un ton suppliant.
—Ici, ce soir, à dix heures, dit le comte en refusant sa main.
Et il sortit.
—Sauvé!... s'écria Florestan radieux. Sauvé! Puis il reprit, après un moment de réflexion: Sauvé à peu près... N'importe, c'est toujours cela... Peut-être ce soir lui avouerai-je l'autre chose. Il est en train... il ne voudra pas s'arrêter en si beau chemin, et que son premier sacrifice reste inutile faute d'un second... Et encore, pourquoi lui dire?... Qui saura jamais?... Au fait, si rien ne se découvre, je garderai l'argent qu'il me donnera pour éteindre cette dernière dette... J'ai eu de la peine à l'émouvoir, ce diable d'homme!!! L'amertume de ses sarcasmes m'avait fait douter de sa bonne résolution; mais ma menace de suicide, la crainte de voir son nom flétri, l'ont décidé; c'était bien là qu'il fallait frapper... Il est sans doute beaucoup moins pauvre qu'il n'affecte de l'être... S'il possède une centaine de mille francs, il a dû faire des économies en vivant comme il vit... Encore une fois, sa venue est un coup du sort... Il a l'air sauvage, mais au fond je le crois bon homme... Courons chez cet huissier!
Il sonna. M. Boyer parut.
—Comment ne m'avez-vous pas averti que mon père était ici? Vous êtes d'une négligence...
—Par deux fois j'ai voulu adresser la parole à monsieur le vicomte, qui rentrait avec M. Badinot par le jardin; mais monsieur le vicomte, probablement préoccupé de son entretien avec M. Badinot, m'a fait signe de la main de ne pas l'interrompre... Je ne me suis pas permis d'insister... Je serais désolé que monsieur le vicomte pût me croire coupable de négligence...
—C'est bien... Dites à Edwards de me faire tout de suite atteler Orion, non, Plower au cabriolet.
M. Boyer s'inclina respectueusement.
Au moment où il allait sortir, on frappa.
M. Boyer regarda le vicomte d'un air interrogatif.
—Entre! dit Florestan.
Un second valet de chambre parut, tenant à la main un petit plateau de vermeil.
M. Boyer s'empara du plateau avec une sorte de jalouse prévenance, de respectueux empressement, et vint le présenter au vicomte.
Celui-ci y prit une assez volumineuse enveloppe scellée d'un cachet de cire noire.
Les deux serviteurs se retirèrent discrètement.
Florestan ouvrit l'enveloppe. Elle contenait vingt-cinq mille francs en bons du Trésor... sans autre avis.
—Décidément, s'écria-t-il avec joie, la journée est bonne... Sauvé! Cette fois, et pour le coup complètement sauvé... je cours chez le joaillier... et encore..., se dit-il, peut-être... Non, attendons on ne peut avoir aucun soupçon sur moi... Vingt-cinq mille francs sont bons à garder... Pardieu! je suis bien sot de jamais douter de mon étoile... au moment où elle semble obscurcie, ne reparaît-elle pas plus brillante encore?... Mais d'où vient cet argent? l'écriture de l'adresse m'est inconnue... voyons le cachet... le chiffre. Mais oui, oui... je ne me trompe pas... un N et un L... c'est Clotilde! Comment a-t-elle su? Et pas un mot... c'est bizarre! Quel à-propos!... Ah! mon Dieu! j'y songe... je lui avais donné rendez-vous ce matin... Ces menaces de Badinot m'ont bouleversé... J'ai oublié Clotilde... après m'avoir attendu au rez-de-chaussée, elle s'en sera allée?... Sans doute, cet envoi est un moyen délicat de me faire entendre qu'elle craint de se voir oubliée pour des embarras d'argent. Oui, c'est un reproche indirect de ne m'être pas adressé à elle comme toujours... Bonne Clotilde; toujours la même! Généreuse comme une reine! Quel dommage d'en être venu là avec elle... encore si jolie! Quelquefois j'en ai regret... mais je ne me suis adressé à elle qu'à la dernière extrémité. J'y ai été forcé.
—Le cabriolet de monsieur le vicomte est avancé, vint dire M. Boyer.
—Qui a apporté cette lettre? lui demanda Florestan.
—Je l'ignore, monsieur le vicomte.
—Au fait, je le demanderai en bas.
—Mais dites-moi, il n'y a personne au rez-de-chaussée? ajouta le vicomte en regardant Boyer d'un air significatif.
—Il n'y a plus personne, monsieur le vicomte.
«Je ne m'étais pas trompé, pensa Florestan, Clotilde m'a attendu et s'en est allée.»
—Si monsieur le vicomte voulait avoir la bonté de m'accorder deux minutes, dit Boyer.
—Dites et dépêchez-vous.
—Edwards et moi nous avons appris que M. le duc de Montbrison désirait monter sa maison; si monsieur le vicomte voulait être assez bon pour lui proposer la sienne toute meublée, ainsi que son écurie toute montée... ce serait pour moi et pour Edwards une très-bonne occasion de nous défaire de tout, et pour monsieur le vicomte peut-être une bonne occasion de motiver cette vente.
—Mais vous avez pardieu raison, Boyer... pour moi-même je préfère cela... Je verrai Montbrison, je lui parlerai. Quelles sont vos conditions?
—Monsieur le vicomte comprend bien... que nous devons tâcher de profiter le plus possible de sa générosité.
—Et gagner sur votre marché; rien de plus simple! Voyons... le prix?
—Le tout, deux cent soixante mille francs... monsieur le vicomte.
—Vous gagnez là-dessus, vous et Edwards?...
—Environ quarante mille francs, monsieur le vicomte...
—C'est joli! Du reste, tant mieux; car, après tout, je suis content de vous... et si j'avais eu un testament à faire, je vous aurais laissé cette somme, à vous et à Edwards.
Et le vicomte sortit pour se rendre d'abord chez son créancier, puis chez Mme de Lucenay qu'il ne soupçonnait pas d'avoir assisté à son entretien avec Badinot.
IX
La perquisition
L'hôtel de Lucenay était une de ces royales habitations du faubourg Saint-Germain que le terrain perdu rendait si grandioses; une maison moderne tiendrait à l'aise dans la cage de l'escalier d'un de ces palais, et on bâtirait un quartier tout entier sur l'emplacement qu'ils occupent.
Vers les neuf heures du soir de ce même jour, les deux battants de l'énorme porte de cet hôtel s'ouvrirent devant un étincelant coupé qui, après avoir décrit une courbe savante dans la cour immense, s'arrêta devant un large perron abrité qui conduisait à une première antichambre.
Pendant que le piétinement de deux chevaux ardents et vigoureux retentissait sur le pavé sonore, un gigantesque valet de pied ouvrit la portière armoriée; un jeune homme descendit lestement de cette brillante voiture et monta non moins lestement les cinq ou six marches du perron.
Ce jeune homme était le vicomte de Saint-Remy.
En sortant de chez son créancier, qui, satisfait de l'engagement du père de Florestan, avait accordé le délai demandé et devait revenir toucher son argent à dix heures du soir, rue de Chaillot, M. de Saint-Remy s'était rendu chez Mme de Lucenay pour la remercier du nouveau service qu'elle lui avait rendu; mais, n'ayant pas rencontré la duchesse le matin, il arrivait triomphant, certain de la trouver en prima sera, heure qu'elle lui réservait habituellement.
À l'empressement de deux valets de pied de l'antichambre qui coururent ouvrir la porte vitrée dès qu'ils reconnurent la voiture de Florestan, à l'air profondément respectueux avec lequel le reste de la livrée se leva spontanément sur le passage du vicomte; enfin à quelques nuances presque imperceptibles, on devinait le second, ou plutôt le véritable maître de la maison.
Lorsque M. le duc de Lucenay rentrait chez lui, son parapluie à la main et les pieds chaussés de socques démesurés (il détestait de sortir le jour en voiture), les mêmes évolutions domestiques se répétaient tout aussi respectueuses; cependant, aux yeux d'un observateur, il y avait une grande différence de physionomie entre l'accueil fait au mari et celui qu'on réservait à l'amant.
Le même empressement se manifesta dans le salon des valets de chambre lorsque Florestan y entra; à l'instant l'un d'eux le précéda pour aller l'annoncer à Mme de Lucenay.
Jamais le vicomte n'avait été plus glorieux, ne s'était senti plus léger, plus sûr de lui, plus conquérant...
La victoire qu'il avait remportée le matin sur son père, la nouvelle preuve d'attachement de Mme de Lucenay, la joie d'être sorti si miraculeusement d'une position terrible, sa renaissante confiance dans son étoile donnaient à sa jolie figure une expression d'audace et de bonne humeur qui la rendait plus séduisante encore; jamais enfin il ne s'était senti mieux.
Et il avait raison.
Jamais sa taille mince et flexible ne s'était dressée plus cavalière; jamais il n'avait porté le front et le regard plus haut; jamais son orgueil n'avait été plus délicieusement chatouillé par cette pensée:
«La très-grande dame, maîtresse de ce palais, est à moi, est à mes pieds... ce matin encore elle m'attendait chez moi...»
Florestan s'était livré à ces réflexions singulièrement vaniteuses en traversant trois ou quatre salons qui conduisaient à une petite pièce où la duchesse se tenait habituellement. Un dernier coup d'œil jeté sur une glace compléta l'excellente opinion que Florestan avait de soi-même.
Le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça:
—M. le vicomte de Saint-Remy!
L'étonnement et l'indignation de la duchesse furent inexprimables.
Elle croyait que le comte n'avait pas caché à son fils qu'elle aussi avait tout entendu...
Nous l'avons dit: en apprenant combien Florestan était infâme, l'amour de Mme de Lucenay, subitement éteint, s'était changé en un dédain glacial.
Nous l'avons dit encore: au milieu de ses légèretés, de ses erreurs, Mme de Lucenay avait conservé purs et intacts des sentiments de droiture, d'honneur, de loyauté chevaleresque, d'une vigueur et d'une exigence toutes viriles; elle avait les qualités de ses défauts, les vertus de ses vices: traitant l'amour aussi cavalièrement qu'un homme le traite, elle poussait aussi loin, plus loin qu'un homme, le dévouement, la générosité, le courage, et surtout l'horreur de toute bassesse.
Mme de Lucenay, devant aller le soir dans le monde, était, quoique sans diamants, habillée avec son goût et sa magnificence habituels; cette toilette splendide, le rouge vif qu'elle portait franchement, hardiment, en femme de cour, jusque sous les paupières, sa beauté surtout éclatante aux lumières, sa taille de déesse marchant sur les nues, rendaient plus frappant encore ce grand air que personne au monde ne possédait comme elle, et qu'elle poussait, s'il le fallait, jusqu'à une foudroyante insolence...
On connaît le caractère altier, déterminé de la duchesse: qu'on se figure donc sa physionomie, son regard, lorsque le vicomte s'avançant, pimpant, souriant et confiant, lui dit avec amour:
—Ma chère Clotilde... combien vous êtes bonne!... Combien vous...
Le vicomte ne put achever.
La duchesse était assise et n'avait pas bougé: mais son geste, son coup d'œil révélèrent un mépris à la fois si calme et si écrasant... que Florestan s'arrêta court...
Il ne put dire un mot ou faire un pas de plus.
Jamais de Lucenay ne s'était montrée à lui sous cet aspect. Il ne pouvait croire que ce fût la même femme qu'il avait toujours trouvée douce, tendre, passionnément soumise; car rien n'est plus humble, plus timide qu'une femme résolue, devant l'homme qu'elle aime et qui la domine.
Sa première surprise passée, Florestan eut honte de sa faiblesse; son audace habituelle reprit le dessus. Faisant un pas vers Mme de Lucenay pour lui prendre la main, il lui dit, de sa voix la plus caressante:
—Mon Dieu! Clotilde, qu'est-ce donc?... Je ne t'ai jamais vue si jolie, et pourtant...
—Ah! c'est trop d'impudence! s'écria la duchesse en se reculant avec tant de dégoût et de hauteur que Florestan demeura de nouveau surpris et atterré.
Reprenant pourtant un peu d'assurance, il lui dit:
—M'apprendrez-vous au moins, Clotilde, la cause de ce changement si soudain? Que vous ai-je fait?... Que voulez-vous?
Sans lui répondre, Mme de Lucenay le regarda, comme on dit vulgairement, des pieds à la tête, avec une expression si insultante que Florestan sentit le rouge de la colère lui monter au front, et il s'écria:
—Je sais, madame, que vous brusquez habituellement les ruptures... Est-ce une rupture que vous voulez?
—La prétention est curieuse! dit Mme de Lucenay avec un éclat de rire sardonique; sachez que lorsqu'un laquais me vole... je ne romps pas avec lui... je le chasse...
—Madame!...
—Finissons, dit la duchesse d'une voix brève et insolente, votre présence me répugne! Que voulez-vous ici? Est-ce que vous n'avez pas eu votre argent?
—Il était donc vrai... Je vous avais devinée... Ces vingt-cinq mille francs...
—Votre dernier FAUX est retiré, n'est-ce pas? L'honneur du nom de votre famille est sauvé. C'est bien... allez-vous-en...
—Ah! croyez...
—Je regrette fort cet argent, il aurait pu secourir tant d'honnêtes gens... mais il fallait songer à la honte de votre père et à la mienne.
—Ainsi, Clotilde, vous saviez tout?... Oh! voyez-vous! maintenant... il ne me reste plus qu'à mourir..., s'écria Florestan du ton le plus pathétique et le plus désespéré.
Un impertinent éclat de rire de la duchesse accueillit cette exclamation tragique, et elle ajouta entre deux accès d'hilarité:
—Mon Dieu! je n'aurais jamais cru que l'infamie pût être si ridicule!
—Madame!... s'écria Florestan les traits contractés par la rage.
Les deux battants de la porte s'ouvrirent avec fracas, et on annonça:
—M. le duc de Montbrison!
Malgré son empire sur lui-même, Florestan contint à peine la violence de ses ressentiments, qu'un homme plus observateur que le duc eût certainement remarqués.
M. de Montbrison avait à peine dix-huit ans.
Qu'on s'imagine une ravissante figure de jeune fille, blonde, blanche et rose, dont les lèvres vermeilles et le menton satiné seraient légèrement ombragés d'une barbe naissante; qu'on ajoute à cela de grands yeux bruns encore un peu timides, qui ne demandent qu'à s'émerillonner, une taille aussi svelte que celle de la duchesse, et l'on aura peut-être l'idée de ce jeune duc, le chérubin le plus idéal que jamais comtesse et suivante aient coiffé d'un bonnet de femme, après avoir remarqué la blancheur de son cou d'ivoire.
Le vicomte eut la faiblesse ou l'audace de rester...
—Que vous êtes aimable, Conrad, d'avoir pensé à moi ce soir! dit Mme de Lucenay du ton le plus affectueux en tendant sa belle main au jeune duc.
Celui-ci allait donner un shake-hands à sa cousine, mais Clotilde haussa légèrement la main et lui dit gaiement:
—Baisez-la, mon cousin, vous avez vos gants.
—Pardon... ma cousine, dit l'adolescent; et il appuya ses lèvres sur la main nue et charmante qu'on lui présentait.
—Que faites-vous ce soir, Conrad? lui demanda Mme de Lucenay, sans paraître s'occuper le moins du monde de Florestan.
—Rien, ma cousine; en sortant de chez vous j'irai au club.
—Pas du tout, vous nous accompagnerez, M. de Lucenay et moi, chez Mme de Senneval, c'est son jour; elle m'a déjà demandé plusieurs fois de vous présenter à elle.
—Ma cousine, je serai trop heureux de me mettre à vos ordres.
—Et puis, franchement, je n'aime pas vous voir déjà ces habitudes et ces goûts de club; vous avez tout ce qu'il faut pour être parfaitement accueilli et même recherché dans le monde... il faut donc y aller beaucoup.
—Oui, ma cousine.
—Et comme je suis avec vous à peu près sur le pied d'une grand'mère... mon cher Conrad, je me dispose à exiger infiniment. Vous êtes émancipé, c'est vrai; mais je crois que vous aurez encore longtemps besoin d'une tutelle... Et il faudra vous résoudre à accepter la mienne.
—Avec joie, avec bonheur, ma cousine! dit vivement le jeune duc.
Il est impossible de peindre la rage muette de Florestan, toujours debout, appuyé à la cheminée.
Ni le duc ni Clotilde ne faisaient attention à lui. Sachant combien Mme de Lucenay se décidait vite, il s'imagina qu'elle poussait l'audace et le mépris jusqu'à vouloir se mettre aussitôt et devant lui en coquetterie réglée avec M. de Montbrison.
Il n'en était rien: la duchesse ressentait alors pour son cousin une affection toute maternelle, l'ayant presque vu naître. Mais le jeune duc était si joli, il semblait si heureux du gracieux accueil de sa cousine que la jalousie, ou plutôt l'orgueil, de Florestan s'exaspéra; son cœur se tordit sous les cruelles morsures de l'envie que lui inspirait Conrad de Montbrison qui, riche et charmant, entrait si splendidement dans cette vie de plaisirs, d'enivrement et de fête, d'où il sortait, lui, ruiné, flétri, méprisé, déshonoré.
M. de Saint-Remy était brave de cette bravoure de tête, si cela se peut dire, qui fait par colère ou par vanité affronter un duel; mais, vil et corrompu, il n'avait pas ce courage de cœur qui triomphe des mauvais penchants, ou qui, du moins, vous donne l'énergie d'échapper à l'infamie par une mort volontaire.
Furieux de l'infernal mépris de la duchesse, croyant voir un successeur dans le jeune duc, M. de Saint-Remy résolut de lutter d'insolence avec Mme de Lucenay, et, s'il le fallait, de chercher querelle à Conrad.
La duchesse, irritée de l'audace de Florestan, ne le regardait pas; et M. de Montbrison, dans son empressement auprès de sa cousine, oubliant un peu les convenances, n'avait pas salué ni dit un mot, au vicomte, qu'il connaissait pourtant.
Celui-ci, s'avançant vers Conrad, qui lui tournait le dos, lui toucha légèrement le bras et dit d'un ton sec et ironique:
—Bonsoir, monsieur... mille pardons de ne pas vous avoir encore aperçu.
M. de Montbrison, sentant qu'il venait en effet de manquer de politesse, se retourna vivement et dit cordialement au vicomte:
—Monsieur, je suis confus, en vérité... Mais j'ose espérer que ma cousine, qui a causé ma distraction, voudra bien l'excuser auprès de vous... et...
—Conrad, dit la duchesse, poussée à bout par l'impudence de Florestan, qui persistait à rester chez elle et à la braver, Conrad, c'est bon; pas d'excuses... ça n'en vaut pas la peine.
M. de Montbrison, croyant que sa cousine lui reprochait en plaisantant d'être trop formaliste, dit gaiement au vicomte, blême de colère:
—Je n'insisterai pas, monsieur... puisque ma cousine me le défend... Vous le voyez, sa tutelle commence.
—Et cette tutelle ne s'arrêtera pas là... mon cher monsieur, soyez-en certain. Aussi dans cette prévision (que Mme la duchesse s'empressera de réaliser, je n'en doute pas), dans cette prévision, dis-je, il me vient l'idée de vous faire une proposition...
—À moi, monsieur? dit Conrad, commençant à se choquer du ton sardonique de Florestan.
—À vous-même... je pars dans quelques jours pour la légation de Gerolstein, à laquelle je suis attaché... Je voulais me défaire de ma maison toute meublée, de mon écurie toute montée; vous devriez vous en arranger aussi...—Et le vicomte appuya insolemment sur ces derniers mots en regardant Mme de Lucenay.—Ce serait fort piquant... n'est-ce pas, madame la duchesse?
—Je ne vous comprends pas, monsieur, dit M. de Montbrison de plus en plus étonné.
—Je vous dirai, Conrad, pourquoi vous ne pouvez accepter l'offre qu'on vous fait, dit Clotilde.
—Et pourquoi monsieur ne peut-il pas accepter mon offre, madame la duchesse?
—Mon cher Conrad, ce qu'on vous propose de vous vendre est déjà vendu à d'autres... vous comprenez... vous auriez l'inconvénient d'être volé comme dans un bois.
Florestan se mordit les lèvres de rage.
—Prenez garde, madame! s'écria-t-il.
—Comment? Des menaces... ici... monsieur! s'écria Conrad.
—Allons donc, Conrad, ne faites pas attention, dit Mme de Lucenay, en prenant une pastille dans une bonbonnière avec un imperturbable sang-froid; un homme d'honneur ne doit ni ne peut plus se commettre avec monsieur. S'il y tient, je vais vous dire pourquoi!
Un terrible éclat allait avoir lieu peut-être, lorsque les deux battants de la porte s'ouvrirent de nouveau, et M. le duc de Lucenay entra bruyamment, violemment, étourdiment, selon sa coutume.
—Comment, ma chère, vous êtes déjà prête? dit-il à sa femme; mais c'est étonnant!... Mais c'est surprenant!... Bonsoir, Saint-Remy; bonsoir, Conrad... Ah! vous voyez le plus désespéré des hommes... c'est-à-dire que je n'en dors pas, que je n'en mange pas, que j'en suis abruti, je ne peux pas m'y habituer... pauvre d'Harville, quel événement!
Et M. de Lucenay, se jetant à la renverse sur une sorte de causeuse à deux dossiers, lança son chapeau loin de lui avec un geste de désespoir, et, croisant sa jambe gauche sur son genou droit, il prit par manière de contenance son pied dans sa main, continuant de pousser des exclamations désolées.
L'émotion de Conrad et de Florestan put se calmer sans que M. de Lucenay, d'ailleurs l'homme le moins clairvoyant du monde, se fût aperçu de rien.
Mme de Lucenay, non par embarras, elle n'était pas femme à s'embarrasser jamais, on le sait, mais parce que la présence de Florestan lui était aussi répugnante qu'insupportable, dit au duc:
—Quand vous voudrez, nous partirons, je présente Conrad à Mme de Senneval.
—Non, non, non! se mit à crier le duc, en abandonnant son pied pour saisir un des coussins sur lequel il frappa violemment de ses deux poings au grand émoi de Clotilde, qui, aux cris inattendus de son mari, bondit sur son fauteuil.
—Mon Dieu, monsieur, qu'avez-vous? lui dit-elle, vous m'avez fait une peur horrible.
—Non! répéta le duc, et, repoussant le coussin, il se leva brusquement et se mit à gesticuler en marchant; je ne puis me faire à l'idée de la mort de ce pauvre d'Harville; et vous, Saint-Remy?
—En effet, cet événement est affreux! dit le vicomte, qui, la haine et la rage dans le cœur, cherchait le regard de M. de Montbrison; mais celui-ci, d'après les derniers mots de sa cousine, non par manque de cœur, mais par fierté, détournait sa vue d'un homme si cruellement flétri.
—De grâce, monsieur, dit la duchesse à son mari, en se levant, ne regrettez pas M. d'Harville d'une manière si bruyante et surtout si singulière... Sonnez, je vous prie, pour demander mes gens.
—C'est que c'est vrai aussi, dit M. de Lucenay en saisissant le cordon de la sonnette; dire qu'il y a trois jours il était plein de vie et de santé... et aujourd'hui, de lui que reste-t-il? Rien... rien... rien!!!
Ces trois dernières exclamations furent accompagnées de trois secousses si violentes que le cordon de sonnette que le duc tenait à la main, toujours en gesticulant, se sépara du ressort supérieur, tomba sur un candélabre garni de bougies allumées, en renversa deux; l'une, s'arrêtant sur la cheminée, brisa une charmante petite coupe de vieux sèvres, l'autre roula à terre sur un tapis de foyer en hermine, qui, un moment enflammé, fut presque aussitôt éteint sous le pied de Conrad.
Au même instant deux valets de chambre, appelés par cette sonnerie formidable, accoururent en hâte et trouvèrent M. de Lucenay le cordon de sonnette à la main, la duchesse riant aux éclats de cette ridicule cascatelle de bougies, et M. de Montbrison partageant l'hilarité de sa cousine.
M. de Saint-Remy seul ne riait pas.
M. de Lucenay, fort habitué à ces sortes d'accidents, conservait un sérieux parfait; il jeta le cordon de sonnette à un des gens et leur dit:
—La voiture de madame.
Clotilde, un peu calmée, reprit:
—En vérité, monsieur, il n'y a que vous au monde capable de donner à rire à propos d'un événement aussi lamentable.
—Lamentable!... Mais dites donc effroyable... mais dites donc épouvantable. Tenez, depuis hier, je suis à chercher combien il y a de personnes, même dans ma propre famille, que j'aurais voulu voir mourir à la place de ce pauvre d'Harville. Mon neveu d'Emberval, par exemple, qui est si impatientant à cause de son bégaiement; ou bien encore votre tante Merinville, qui parle toujours de ses nerfs, de sa migraine, et qui vous avale tous les jours, pour attendre le dîner, une abominable croûte au pot, comme une portière! Est-ce que vous y tenez beaucoup à votre tante Merinville?
—Allons donc, monsieur, vous êtes fou! dit la duchesse en haussant les épaules.
—Mais c'est que c'est vrai, reprit le duc, on donnerait vingt indifférents pour un ami... n'est-ce pas, Saint-Remy?
—Sans doute.
—C'est toujours cette vieille histoire du tailleur. La connais-tu, Conrad, l'histoire du tailleur?
—Non, mon cousin.
—Tu vas comprendre tout de suite l'allégorie. Un tailleur est condamné à être pendu; il n'y avait que lui de tailleur dans le bourg; que font les habitants? Ils disent au juge: «Monsieur le juge, nous n'avons qu'un tailleur, et nous avons trois cordonniers; si ça vous était égal de pendre un des trois cordonniers à la place du tailleur, nous aurions bien assez de deux cordonniers.» Comprends-tu l'allégorie, Conrad?
—Oui, mon cousin.
—Et vous, Saint-Remy?
—Moi aussi.
—La voiture de madame la duchesse! dit un des gens.
—Ah çà! mais pourquoi donc n'avez-vous pas mis vos diamants? dit tout à coup M. de Lucenay; avec cette toilette-là ils iraient joliment bien!
Saint-Remy tressaillit.
—Pour une pauvre fois que nous allons dans le monde ensemble, reprit le duc, vous auriez bien pu m'en faire honneur de vos diamants. C'est qu'ils sont beaux, les diamants de la duchesse... Les avez-vous vus, Saint-Remy?
—Oui... monsieur les connaît parfaitement, dit Clotilde; puis elle ajouta: Votre bras, Conrad...
M. de Lucenay suivit la duchesse avec Saint-Remy, qui ne se possédait pas de colère.
—Est-ce que vous ne venez pas avec nous chez les Senneval, Saint-Remy? lui dit M. de Lucenay.
—Non... impossible, répondit-il brusquement.
—Tenez, Saint-Remy, Mme de Senneval, voilà encore une personne... qu'est-ce que je dis, une?... deux... que je sacrifierais volontiers; car son mari est aussi sur ma liste.
—Quelle liste?
—Celle des gens qu'il m'aurait été bien égal de voir mourir, pourvu que d'Harville nous fût resté.
Au moment où, dans le salon d'attente, M. de Montbrison aidait la duchesse à mettre sa mante, M. de Lucenay, s'adressant à son cousin, lui dit:
—Puisque tu viens avec nous, Conrad... dis à ta voiture de suivre la nôtre... à moins que vous ne veniez, Saint-Remy, alors vous me donneriez une place... et je vous raconterais une bonne autre histoire, qui vaut bien celle du tailleur.
—Je vous remercie, dit sèchement Saint-Remy; je ne puis vous accompagner.
—Alors, au revoir, mon cher... Est-ce que vous êtes en querelle avec ma femme? La voilà qui monte en voiture sans vous dire un mot.
En effet, la voiture de la duchesse étant avancée au bas du perron, elle y monta légèrement.
—Mon cousin?... dit Conrad en attendant M. de Lucenay par déférence.
—Monte donc! Monte donc! dit le duc, qui, arrêté un moment au haut du perron, considérait l'élégant attelage de la voiture du vicomte. Ce sont vos chevaux alezans... Saint-Remy?
—Oui...
—Et votre gros Edwards... quelle tournure!... Voilà ce qui s'appelle un cocher de bonne maison!... Voyez comme il a bien ses chevaux dans la main!... Il faut être juste, il n'y a pourtant que ce diable de Saint-Remy pour avoir ce qu'il y a de mieux en tout.
—Mme de Lucenay et son cousin vous attendent, mon cher, dit M. de Saint-Remy avec amertume.
—C'est pardieu vrai... suis-je grossier... Au revoir, Saint-Remy... Ah! j'oubliais, dit le duc en s'arrêtant au milieu du perron, si vous n'avez rien de mieux à faire, venez donc dîner avec nous demain; lord Dudley m'a envoyé d'Écosse des grouses (coqs de bruyère). Figurez-vous que c'est quelque chose de monstrueux... C'est dit, n'est-ce pas?
Et le duc rejoignit sa femme et Conrad.
Saint-Remy, resté seul sur le perron, vit la voiture partir.
La sienne s'avança.
Il y monta en jetant un regard de colère, de haine et de désespoir sur cette maison, où il était entré si souvent en maître, et qu'il quittait ignominieusement chassé.
—Chez moi! dit-il brusquement.
—À l'hôtel! dit le valet de pied à Edwards, en fermant la portière. On comprend quelles furent les pensées amères et désolantes de Saint-Remy en revenant chez lui.
Au moment où il rentra, Boyer, qui l'attendait sous le péristyle, lui dit:
—M. le comte est en haut qui attend M. le vicomte.
—C'est bien...
—Il y a aussi là un homme à qui M. le vicomte a donné rendez-vous à dix heures, M. Petit-Jean...
—Bien, bien. Oh! quelle soirée! dit Florestan en montant rejoindre son père, qu'il trouva dans le salon du premier étage, où s'était passée leur entrevue du matin.
—Mille pardons! mon père, de ne pas m'être trouvé ici lors de votre arrivée... mais je...
—L'homme qui a en main cette traite fausse est-il ici? dit le comte en interrompant son fils.
—Oui, mon père, il est en bas.
—Faites-le monter...
Florestan sonna; Boyer parut.
—Dites à M. Petit-Jean de monter.
—Oui, monsieur le vicomte. Et Boyer sortit.
—Combien vous êtes bon, mon père, de vous être souvenu de votre promesse.
—Je me souviens toujours de ce que je promets...
—Que de reconnaissance!... Comment jamais vous prouver...
—Je ne voulais pas que mon nom fût déshonoré... Il ne le sera pas...
—Il ne le sera pas!... non... et il ne le sera plus, je vous le jure, mon père...
Le comte regarda son fils d'un air singulier et il répéta:
—Non, il ne le sera plus.
Puis il ajouta d'un air sardonique:
—Vous êtes devin?
—C'est que je lis ma résolution dans mon cœur.
Le père de Florestan ne répondit rien.
Il se promena de long en large dans la chambre, les deux mains plongées dans les poches de sa longue redingote.
Il était pâle.
—Monsieur Petit-Jean, dit Boyer en introduisant un homme à figure basse, sordide et rusée.
—Où est cette traite? dit le comte.
—La voici, monsieur, dit Petit-Jean (l'homme de paille de Jacques Ferrand le notaire), en présentant le titre au comte.
—Est-ce bien cela? dit celui-ci à son fils, en lui montrant la traite d'un coup d'œil.
—Oui, mon père.
Le comte tira de la poche de son gilet vingt-cinq billets de mille francs, les remit à son fils et lui dit:
—Payez!
Florestan paya et prit la traite avec un profond soupir de satisfaction.
M. Petit-Jean plaça soigneusement les billets dans un vieux portefeuille et salua.
M. de Saint-Remy sortit avec lui du salon, pendant que Florestan déchirait prudemment la traite.
«Au moins les vingt-cinq mille francs de Clotilde me restent. Si rien ne se découvre... c'est une consolation. Mais comme elle m'a traité!... Ah çà! qu'est-ce que mon père peut avoir à dire à M. Petit-Jean?»
Le bruit d'une serrure que l'on fermait à double tour fit tressaillir le vicomte.
Son père rentra.
Sa pâleur avait augmenté.
—Il me semble, mon père, avoir entendu fermer la porte de mon cabinet?
—Oui, je l'ai fermée.
—Vous, mon père? Et pourquoi? demanda Florestan stupéfait.
—Je vais vous le dire.
Et le comte se plaça de manière à ce que son fils ne pût passer par l'escalier dérobé qui conduisait au rez-de-chaussée.
Florestan, inquiet, commençait à remarquer la physionomie sinistre de son père et suivait tous ses mouvements avec défiance.
Sans pouvoir se l'expliquer, il ressentait une vague terreur.
—Mon père... qu'avez-vous?
—Ce matin, en me voyant, votre seule pensée a été celle-ci: «Mon père ne laissera pas déshonorer son nom, il payera... si je parviens à l'étourdir par quelques feintes paroles de repentir.»
—Ah! pouvez-vous croire que...?
—Ne m'interrompez pas... Je n'ai pas été votre dupe: il n'y a chez vous ni honte, ni regrets, ni remords: vous êtes vicié jusqu'au cœur, vous n'avez jamais eu un sentiment honnête; vous n'avez pas volé tant que vous avez possédé de quoi satisfaire vos caprices, c'est ce qu'on appelle la probité des riches de votre espèce; puis sont venues les indélicatesses, puis les bassesses, puis le crime, les faux. Ceci n'est que la première période de votre vie... elle est belle et pure, comparée à celle qui vous attendrait...
—Si je ne changeais pas de conduite, je l'avoue; mais j'en changerai, mon père, je vous l'ai juré.
—Vous n'en changeriez pas...
—Mais...
—Vous n'en changeriez pas... Chassé de la société où vous avez jusqu'ici vécu, vous deviendriez bientôt criminel à la manière des misérables parmi lesquels vous serez rejeté, voleur inévitablement... et, si besoin est, assassin. Voilà votre avenir.
—Assassin!... Moi!...
—Oui, parce que vous êtes lâche!
—J'ai eu des duels, et j'ai prouvé...
—Je vous dis que vous êtes lâche! Vous avez préféré l'infamie à la mort! Un jour viendrait où vous préféreriez l'impunité de vos nouveaux crimes à la vie d'autrui. Cela ne peut pas être, je ne veux pas que cela soit. J'arrive à temps pour sauver du moins désormais mon nom d'un déshonneur public. Il faut en finir.
—Comment, mon père... en finir! Que voulez-vous dire? s'écria Florestan de plus en plus effrayé de l'expression redoutable de la figure de son père et de sa pâleur croissante.
Tout à coup on heurta violemment à la porte du cabinet; Florestan fit un mouvement pour aller ouvrir, afin de mettre un terme à une scène qui l'effrayait, mais le comte le saisit d'une main de fer et le retint.
—Qui frappe? demanda le comte.
—Au nom de la loi, ouvrez!... Ouvrez!... dit une voix.
—Ce faux n'était donc pas le dernier? s'écria le comte à voix basse, en regardant son fils d'un air terrible.
—Si, mon père... je vous le jure, dit Florestan en tâchant en vain de se débarrasser de la vigoureuse étreinte de son père.
—Au nom de la loi... ouvrez!... répéta la voix.
—Que voulez-vous? demanda le comte.
—Je suis le commissaire de police; je viens procéder à des perquisitions pour un vol de diamants dont est accusé M. de Saint-Remy... M. Baudoin, joaillier, a des preuves. Si vous n'ouvrez pas, monsieur... je serai obligé de faire enfoncer la porte.
—Déjà voleur! Je ne m'étais pas trompé, dit le comte à voix basse. Je venais vous tuer... j'ai trop tardé.
—Me tuer!
—Assez de déshonneur sur mon nom; finissons: j'ai là deux pistolets... vous allez vous brûler la cervelle... sinon, moi, je vous la brûle, et je dirai que vous vous êtes tué de désespoir pour échapper à la honte.
Et le comte, avec un effrayant sang-froid, tira de sa poche un pistolet et, de la main qu'il avait de libre, le présenta à son fils en lui disant:
—Allons! finissons, si vous n'êtes pas un lâche!
Après de nouveaux et inutiles efforts pour échapper aux mains du comte, son fils se renversa en arrière, frappé d'épouvante, et devint livide.
Au regard terrible, inexorable de son père, il vit qu'il n'y avait aucune pitié à attendre de lui.
—Mon père! s'écria-t-il.
—Il faut mourir!
—Je me repens!
—Il est trop tard!... Entendez-vous!... Ils ébranlent la porte!
—J'expierai mes fautes!
—Ils vont entrer! Il faut donc que ce soit moi qui te tue?
—Grâce!
—La porte va céder! Tu l'auras voulu!...
Et le comte appuya le canon de l'arme sur la poitrine de Florestan.
Le bruit extérieur annonçait qu'en effet la porte du cabinet ne pouvait résister plus longtemps.
Le vicomte se vit perdu.
Une résolution soudaine et désespérée éclata sur son front; il ne se débattit plus contre son père, et lui dit avec autant de fermeté que de résignation:
—Vous avez raison, mon père... donnez cette arme. Assez d'infamie sur mon nom, la vie qui m'attend est affreuse, elle ne vaut pas la peine d'être disputée. Donnez cette arme. Vous allez voir si je suis lâche. Et il étendit sa main vers le pistolet.—Mais, au moins, un mot, un seul mot de consolation, de pitié, d'adieu, dit Florestan.
Et ses lèvres tremblantes, sa pâleur, sa physionomie bouleversée annonçaient l'émotion terrible de ce moment suprême.
«Si c'était mon fils pourtant! pensa le comte avec terreur, en hésitant à lui remettre le pistolet. Si c'est mon fils, je dois encore moins hésiter devant ce sacrifice.»
Un long craquement de la porte du cabinet annonça qu'elle venait d'être forcée.
—Mon père... ils entrent... Oh! je le sens maintenant, la mort est un bienfait... Merci... merci... mais au moins, votre main, et pardonnez-moi!
Malgré sa dureté, le comte ne put s'empêcher de tressaillir et de dire d'une voix émue:
—Je vous pardonne.
—Mon père... la porte s'ouvre... allez à eux... qu'on ne vous soupçonne pas au moins... Et puis, s'ils entrent ici, ils m'empêcheraient d'en finir... Adieu.
Les pas de plusieurs personnes s'entendirent dans la pièce voisine.
Florestan se posa le canon du pistolet sur le cœur.
Le coup partit au moment où le comte, pour échapper à cet horrible spectacle, détournait la vue et se précipitait hors du salon, dont les portières se refermèrent sur lui.
Au bruit de l'explosion, à la vue du comte pâle et égaré, le commissaire s'arrêta subitement près du seuil de la porte, faisant signe à ses agents de ne pas avancer.
Averti par Boyer que le vicomte était enfermé avec son père, le magistrat comprit tout et respecta cette grande douleur.
—Mort!... s'écria le comte en cachant sa figure dans ses mains... mort!!! répéta-t-il avec accablement. Cela était juste... mieux vaut la mort que l'infamie... mais c'est affreux!
—Monsieur, dit tristement le magistrat après quelques minutes de silence, épargnez-vous un douloureux spectacle, quittez cette maison... Maintenant il me reste à remplir un autre devoir plus pénible encore que celui qui m'appelait ici.
—Vous avez raison, monsieur, dit M. de Saint-Remy. Quant à la victime du vol, vous pouvez lui dire de se présenter chez M. Dupont, banquier.
—Rue de Richelieu... il est bien connu, répondit le magistrat.
—À quelle somme sont estimés les diamants volés?
—À trente mille francs environ, monsieur; la personne qui les a achetés, et par laquelle le vol s'est découvert, en a donné cette somme... à votre fils.
—Je pourrai encore payer cela, monsieur. Que le joaillier se trouve après-demain chez mon banquier, je m'entendrai avec lui.
Le commissaire s'inclina.
Le comte sortit.
Après le départ de ce dernier, le magistrat, profondément touché de cette scène inattendue, se dirigea lentement vers le salon, dont les portières étaient baissées.
Il les souleva avec émotion.
—Personne!... s'écria-t-il stupéfait, en regardant autour du salon et n'y voyant pas la moindre trace de l'événement tragique qui avait dû s'y passer.
Puis, remarquant la petite porte pratiquée dans la tenture, il y courut.
Elle était fermée du côté de l'escalier dérobé.
—C'était une ruse... c'est par là qu'il aura pris la fuite! s'écria-t-il avec dépit.
En effet, le vicomte, devant son père, s'était posé le pistolet sur le cœur, mais il avait ensuite fort habilement tiré par-dessous son bras et avait prestement disparu.
Malgré les plus actives recherches dans toute la maison, on ne put retrouver Florestan.
Pendant l'entretien de son père et du commissaire, il avait rapidement gagné le boudoir, puis la serre chaude, puis la ruelle déserte et enfin les Champs-Élysées.
Le tableau de cette ignoble dépravation dans l'opulence est chose triste...
Nous le savons.
Mais, faute d'enseignements, les classes riches ont aussi fatalement leurs misères, leurs vices, leurs crimes.
Rien de plus fréquent et de plus affligeant que ces prodigalités insensées, stériles, que nous venons de peindre, et qui toujours entraînent ruine, déconsidération, bassesse ou infamie.
C'est un spectacle déplorable... funeste... autant voir un florissant champ de blé inutilement ravagé par une horde de bêtes fauves.
Sans doute l'héritage, la propriété sont et doivent être inviolables, sacrés...
La richesse acquise ou transmise doit pouvoir impunément et magnifiquement resplendir aux yeux des classes pauvres et souffrantes.
Longtemps encore il doit y avoir de ces disproportions effrayantes qui existent entre le millionnaire Saint-Remy et l'artisan Morel.
Mais, par cela même que ces disproportions inévitables sont consacrées, protégées par la loi, ceux qui possèdent tant de biens en doivent user moralement comme ceux qui ne possèdent que probité, résignation, courage et ardeur au travail.
Aux yeux de la raison, du droit humain et même de l'intérêt social bien entendu, une grande fortune serait un dépôt héréditaire, confié à des mains prudentes, fermes, habiles, généreuses, qui, chargées à la fois de faire fructifier et de dispenser cette fortune, sauraient fertiliser, vivifier, améliorer tout ce qui aurait le bonheur de se trouver dans son rayonnement splendide et salutaire.
Il en est ainsi quelquefois; mais les cas sont rares.
Que de jeunes gens comme Saint-Remy (à l'infamie près), maîtres à vingt ans d'un patrimoine considérable, le dissipent follement dans l'oisiveté, dans l'ennui, dans le vice, faute de savoir employer mieux ces biens et pour eux et pour autrui!
D'autres, effrayés de l'instabilité des choses humaines, thésaurisent d'une manière sordide.
Enfin ceux-là, sachant qu'une fortune stationnaire s'amoindrit, se livrent, forcément dupes ou fripons, à cet agiotage hasardeux, immoral, que le pouvoir encourage et patronne.
Comment en serait-il autrement?
Cette science, cet enseignement, ces rudiments d'économie individuelle et par cela même sociale, qui les donne à la jeunesse inexpérimentée?
Personne.
Le riche est jeté au milieu de la société avec sa richesse, comme le pauvre avec sa pauvreté.
On ne prend pas plus de souci du superflu de l'un que des besoins de l'autre.
On ne songe pas plus à moraliser la fortune que l'infortune.
N'est-ce pas au pouvoir à remplir cette grande et noble tâche?
Si, prenant enfin en pitié les misères, les douleurs toujours croissantes des travailleurs encore résignés... réprimant une concurrence mortelle à tous, abordant enfin l'imminente question de l'organisation du travail, il donnait lui-même le salutaire exemple de l'association des capitaux et du labeur...
Mais d'une association honnête, intelligente, équitable, qui assurerait le bien-être de l'artisan sans nuire à la fortune du riche... et qui, établissant entre ces deux classes des liens d'affection, de reconnaissance, sauvegarderait à jamais la tranquillité de l'État...
Combien seraient puissantes les conséquences d'un tel enseignement pratique!
Parmi les riches, qui hésiterait alors:
Entre les chances improbes, désastreuses de l'agiotage,
Les farouches jouissances de l'avarice,
Les folles vanités d'une dissipation ruineuse,
Ou un placement à la fois fructueux, bienfaisant, qui répandrait l'aisance, la moralité, le bonheur, la joie dans vingt familles?...
X
Les adieux
...J'ai cru—j'ai vu—je pleure...
WORDSWORTH
Le lendemain de cette soirée où le comte de Saint-Remy avait été si indignement joué par son fils, une scène touchante se passait à Saint-Lazare, à l'heure de la récréation des détenues.
Ce jour-là, pendant la promenade des autres prisonnières, Fleur-de-Marie était assise sur un banc avoisinant le bassin du préau, et déjà surnommé le banc de la Goualeuse: par une sorte de convention tacite, les détenues lui abandonnaient cette place, qu'elle aimait, car la douce influence de la jeune fille avait encore augmenté.
La Goualeuse affectionnait ce banc situé près du bassin, parce qu'au moins le peu de mousse qui veloutait les margelles de ce réservoir lui rappelait la verdure des champs, de même que l'eau limpide dont il était rempli lui rappelait la petite rivière du village de Bouqueval.
Pour le regard attristé du prisonnier, une touffe d'herbe est une prairie... une fleur est un parterre...
Confiante dans les affectueuses promesses de Mme d'Harville, Fleur-de-Marie s'était attendue depuis deux jours à quitter Saint-Lazare.
Quoiqu'elle n'eût aucune raison de s'inquiéter du retard que l'on apportait à sa sortie de prison, la jeune fille, dans son habitude du malheur, osait à peine espérer d'être libre...
Depuis son retour parmi ces créatures, dont l'aspect, dont le langage ravivaient à chaque instant dans son âme le souvenir incurable de sa première honte, la tristesse de Fleur-de-Marie était devenue plus accablante encore.
Ce n'est pas tout.
Un nouveau sujet de trouble, de chagrin, presque d'épouvante pour elle, naissait de l'exaltation passionnée de sa reconnaissance envers Rodolphe.
Chose étrange! elle ne sondait la profondeur de l'abîme où elle avait été plongée que pour mesurer la distance qui la séparait de cet homme dont la grandeur lui semblait surhumaine... de cet homme à la fois d'une bonté si auguste... et d'une puissance si redoutable aux méchants...
Malgré le respect dont était empreinte son adoration pour lui, quelquefois hélas! Fleur-de-Marie craignait de reconnaître dans cette adoration les caractères de l'amour, mais d'un amour aussi caché que profond, aussi chaste que caché, aussi désespéré que chaste.
La malheureuse enfant n'avait cru lire dans son cœur cette désolante révélation qu'après son entretien avec Mme d'Harville, éprise elle-même pour Rodolphe d'une passion qu'il ignorait.
Après le départ et les promesses de la marquise, Fleur-de-Marie aurait dû être transportée de joie en songeant à ses amis de Bouqueval, à Rodolphe qu'elle allait revoir...
Il n'en fut rien.
Son cœur se serra douloureusement. Sans cesse revenaient à son souvenir les paroles acerbes, les regards hautains, scrutateurs, de Mme d'Harville, lorsque la pauvre prisonnière s'était élevée jusqu'à l'enthousiasme en parlant de son bienfaiteur.
Par une singulière intuition, la Goualeuse avait ainsi surpris une partie du secret de Mme d'Harville.
«L'exaltation de ma reconnaissance pour M. Rodolphe a blessé cette jeune dame si belle et d'un rang si élevé, pensa Fleur-de-Marie... Maintenant je comprends l'amertume de ses paroles, elles exprimaient une jalousie dédaigneuse...
«Elle! jalouse de moi? Il faut donc qu'elle l'aime... et que je l'aime aussi, lui?... Il faut donc que mon amour se soit trahi malgré moi?...
«L'aimer... moi, moi... créature à jamais flétrie, ingrate et misérable que je suis... oh! si cela était... mieux vaudrait cent fois la mort...»
Hâtons-nous de le dire, la malheureuse enfant, qui semblait vouée à tous les martyres, s'exagérait ce qu'elle appelait son amour.
À sa gratitude profonde envers Rodolphe, se joignait son admiration involontaire pour la grâce, la force, la beauté qui le distinguaient entre tous; rien de plus immatériel, rien de plus pur que cette admiration; mais elle existait vive et puissante, parce que la beauté physique est toujours attrayante.
Et puis enfin, la voix du sang, si souvent niée, muette, ignorante ou méconnue, se fait parfois entendre; ces élans de tendresse passionnée qui entraînaient Fleur-de-Marie vers Rodolphe, et dont elle s'effrayait, parce que, dans son ignorance, elle en dénaturait la tendance, ces élans résultaient de mystérieuses sympathies, aussi évidentes mais aussi inexplicables que la ressemblance des traits...
En un mot, Fleur-de-Marie, apprenant qu'elle était fille de Rodolphe, se fût expliqué la vive attraction qu'elle ressentait pour lui; alors, complètement éclairée, elle eût admiré, sans scrupule, la beauté de son père.
Ainsi s'explique l'abattement de Fleur-de-Marie, quoiqu'elle dût s'attendre d'un moment à l'autre, d'après la promesse de Mme d'Harville, à quitter Saint-Lazare.
Fleur-de-Marie, mélancolique et pensive, était donc assise sur un banc auprès du bassin, regardant avec une sorte d'intérêt machinal les jeux de quelques oiseaux effrontés qui venaient s'ébattre sur les margelles de pierre. Un moment elle avait cessé de travailler à une petite brassière d'enfant qu'elle finissait d'ourler.
Est-il besoin de dire que cette brassière appartenait à la nouvelle layette si généreusement offerte à Mont-Saint-Jean par les prisonnières, grâce à la touchante intervention de Fleur-de-Marie?
La pauvre et difforme protégée de la Goualeuse était assise à ses pieds; tout en s'occupant de parfaire un petit bonnet, de temps à autre elle jetait sur sa bienfaitrice un regard à la fois reconnaissant, timide et dévoué... le regard du chien sur son maître.
La beauté, le charme, la douceur adorable de Fleur-de-Marie inspiraient à cette femme avilie autant d'attrait que de respect.
Il y a toujours quelque chose de saint, de grand dans les aspirations d'un cœur même dégradé, qui, pour la première fois, s'ouvre à la reconnaissance; et jusqu'alors personne n'avait mis Mont-Saint-Jean à même d'éprouver la religieuse ardeur de ce sentiment si nouveau pour elle.
Au bout de quelques minutes, Fleur-de-Marie tressaillit légèrement, essuya une larme et se remit à coudre avec activité.
—Vous ne voulez donc pas vous reposer de travailler pendant la récréation, mon bon ange sauveur? dit Mont-Saint-Jean à la Goualeuse.
—Je n'ai pas donné d'argent pour acheter la layette... je dois fournir ma part en ouvrage..., reprit la jeune fille.
—Votre part! mon bon Dieu!... mais sans vous, au lieu de cette bonne toile bien blanche, de cette futaine bien chaude, pour habiller mon enfant, je n'aurais que ces haillons que l'on traînait dans la boue de la cour... Je suis bien reconnaissante envers mes compagnes, elles ont été très-bonnes pour moi... c'est vrai... mais vous? Ô vous!... comment donc que je vous dirai cela? ajouta la pauvre créature en hésitant et très-embarrassée d'exprimer sa pensée. Tenez, reprit-elle, voilà le soleil, n'est-ce pas? Voilà le soleil?...
—Oui, Mont-Saint-Jean... voyons, je vous écoute, répondit Fleur-de-Marie en inclinant son visage enchanteur vers la hideuse figure de sa compagne.
—Mon Dieu... vous allez vous moquer de moi, reprit celle-ci tristement, je veux me mêler de parler... et je ne le sais pas...
—Dites toujours, Mont-Saint-Jean.
—Avez-vous de bons yeux d'ange! dit la prisonnière en contemplant Fleur-de-Marie dans une sorte d'extase, ils m'encouragent... vos bons yeux... voyons, je vas tâcher de dire ce que je voulais; voilà le soleil, n'est-ce pas? Il est bien chaud, il égaie la prison, il est bien agréable à voir et à sentir, pas vrai?
—Sans doute...
—Mais une supposition... ce soleil... ne s'est pas fait tout seul, et si on est reconnaissant pour lui, à plus forte raison pour...
—Pour celui qui l'a créé, n'est-ce pas, Mont-Saint-Jean?... Vous avez raison... aussi celui-là on doit le prier, l'adorer... C'est Dieu.
—C'est ça... voilà mon idée, s'écria joyeusement la prisonnière; c'est ça: je dois être reconnaissante pour mes compagnes; mais je dois vous prier, vous adorer, vous, la Goualeuse, car c'est vous qui les avez rendues bonnes pour moi, au lieu de méchantes qu'elles étaient.
—C'est Dieu qu'il faut remercier, Mont-Saint-Jean, et non pas moi.
—Oh! si... vous, vous... je vous vois... vous m'avez fait du bien et par vous et par les autres.
—Mais si je suis bonne comme vous dites, Mont-Saint-Jean, c'est Dieu qui m'a faite ainsi... c'est donc lui qu'il faut remercier.
—Ah! dame... alors, peut-être bien... puisque vous le dites, reprit la prisonnière indécise; si ça vous fait plaisir... comme ça... à la bonne heure...
—Oui, ma pauvre Mont-Saint-Jean... priez-le souvent... ce sera la meilleure manière de me prouver que vous m'aimez un peu...
—Si je vous aime, la Goualeuse! Mon Dieu, mon Dieu!!! Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que vous disiez aux autres détenues pour les empêcher de me battre? «Ce n'est pas seulement elle que vous battez... c'est aussi son enfant...» Eh bien!... c'est tout de même, pour vous aimer; ça n'est pas seulement pour moi que je vous aime, c'est aussi pour mon enfant...
—Merci, merci, Mont-Saint-Jean, vous me faites plaisir en me disant cela.
Et Fleur-de-Marie émue tendit sa main à sa compagne.
—Quelle belle petite menotte de fée!... Est-elle blanche et mignonne! dit Mont-Saint-Jean en se reculant comme si elle eût craint de toucher, de ses vilaines mains rouges et sordides, cette main charmante.
Pourtant, après un moment d'hésitation, elle effleura respectueusement de ses lèvres le bout des doigts effilés que lui présentait Fleur-de-Marie; puis, s'agenouillant brusquement, elle se mit à la contempler fixement dans un recueillement attentif, profond.
—Mais venez donc vous asseoir là... près de moi, lui dit la Goualeuse.
—Oh! pour ça non, par exemple... jamais... jamais...
—Pourquoi cela?
—Respect de la discipline, comme disait autrefois mon brave Mont-Saint-Jean; soldats ensemble, officiers ensemble, chacun avec ses pareils.
—Vous êtes folle... Il n'y a aucune différence entre nous deux...
—Aucune différence... mon bon Dieu! Et vous dites cela quand je vous vois comme je vous vois, aussi belle qu'une reine; oh! tenez... qu'est-ce que cela vous fait?... Laissez-moi là, à genoux, vous bien, bien regarder comme tout à l'heure... Dame... qui sait?... Quoique je sois un vrai monstre, mon enfant vous ressemblera peut-être... On dit que quelquefois par un regard... ça arrive.
Puis, par un scrupule d'une incroyable délicatesse chez une créature de cette espèce, craignant d'avoir peut-être humilié ou blessé Fleur-de-Marie par ce vœu singulier. Mont-Saint-Jean ajouta tristement:
—Non, non, je dis cela en plaisantant, allez, la Goualeuse... je ne me permettrais pas de vous regarder dans cette idée-là... sans que vous me le permettiez... Mon enfant sera aussi laid que moi... qu'est-ce que ça me fait?... Je ne l'en aimerai pas moins; pauvre petit malheureux, il n'a pas demandé à naître, comme on dit... Et s'il vit... qu'est-ce qu'il deviendra? dit-elle d'un air sombre et abattu. Hélas!... oui... qu'est-ce qu'il deviendra, mon Dieu?
La Goualeuse tressaillit à ces paroles.
En effet, que pouvait devenir l'enfant de cette misérable, avilie, dégradée, pauvre et méprisée?... Quel sort!... Quel avenir!...
—Ne pensez pas à cela, Mont-Saint-Jean, reprit Fleur-de-Marie; espérez que votre enfant trouvera des personnes charitables sur son chemin.
—Oh! on n'a pas deux fois la chance, voyez-vous, la Goualeuse, dit amèrement Mont-Saint-Jean en secouant la tête; je vous ai rencontrée... vous, c'est déjà un grand hasard... Et, tenez, soit dit sans vous offenser, j'aurais mieux aimé que mon enfant ait eu ce bonheur-là que moi. Ce vœu-là... c'est tout ce que je peux lui donner.
—Priez, priez... Dieu vous exaucera.
—Allons, je prierai, si ça vous fait plaisir, la Goualeuse, ça me portera peut-être bonheur; au fait, qui m'aurait dit, quand la Louve me battait, et que j'étais le pâtiras de tout le monde, qu'il se trouverait là un bon petit ange sauveur qui, avec sa jolie voix douce, serait plus fort que tout le monde et que la Louve, qui est si forte et si méchante?...
—Oui, mais la Louve a été bien bonne pour vous... quand elle a réfléchi que vous étiez doublement à plaindre.
—Oh! ça c'est vrai... grâce à vous, et je ne l'oublierai jamais... Mais dites donc, la Goualeuse, pourquoi donc a-t-elle, depuis l'autre jour, demandé à changer de quartier, la Louve... elle qui, malgré ses colères, avait l'air de ne pouvoir plus se passer de vous?
—Elle est un peu capricieuse...
—C'est drôle... une femme qui est venue ce matin du quartier de la prison où est la Louve dit qu'elle est toute changée...
—Comment cela?
—Au lieu de quereller ou de menacer le monde, elle est triste... triste, et s'isole dans les coins; si on lui parle, elle vous tourne le dos et ne vous répond pas. À présent la voir muette, elle qui criait toujours, c'est étonnant, n'est-ce pas? Et puis cette femme m'a dit encore une chose, mais pour cela... je ne le crois pas.
—Quoi donc?
—Elle a dit avoir vu pleurer la Louve... pleurer la Louve, c'est impossible.
—Pauvre Louve! c'est à cause de moi qu'elle a voulu changer de quartier... je l'ai chagrinée sans le vouloir, dit la Goualeuse en soupirant.
—Vous, chagriner quelqu'un, mon bon ange sauveur...
À ce moment l'inspectrice, Mme Armand, entra dans le préau. Après avoir cherché des yeux Fleur-de-Marie, elle vint à elle l'air satisfait et souriant.
—Bonne nouvelle, mon enfant...
—Que dites-vous, madame? s'écria la Goualeuse en se levant.
—Vos amis ne vous ont pas oubliée, ils ont obtenu votre mise en liberté... M. le directeur vient d'en recevoir l'avis.
—Il serait possible, madame? Ah! quel bonheur! Mon Dieu!... Et l'émotion de Fleur-de-Marie fut si violente qu'elle pâlit, mit sa main sur son cœur qui battait avec violence et retomba sur son banc.
—Calmez-vous, mon enfant, lui dit Mme Armand avec bonté, heureusement ces secousses-là sont sans danger.
—Ah! madame, que de reconnaissance!...
—C'est sans doute Mme d'Harville qui a obtenu votre liberté... Il y a là une vieille dame chargée de vous conduire chez des personnes qui s'intéressent à vous... Attendez-moi, je vais revenir vous prendre, j'ai quelques mots à dire à l'atelier.
Il serait difficile de peindre l'expression de morne désolation qui assombrit les traits de Mont-Saint-Jean, en apprenant que son bon ange sauveur, comme elle appelait la Goualeuse, allait quitter Saint-Lazare.
La douleur de cette femme était moins causée par la crainte de redevenir le souffre-douleur de la prison que par le chagrin de se voir séparée du seul être qui lui eût jamais témoigné quelque intérêt.
Toujours assise au pied du banc, Mont-Saint-Jean porta ses mains aux deux touffes de cheveux hérissés qui sortaient en désordre de son vieux bonnet noir, comme pour se les arracher; puis, cette violente affliction faisant place à l'abattement, elle laissa retomber sa tête et resta muette, immobile, le front caché dans ses mains, les coudes appuyés sur ses genoux.
Malgré sa joie de quitter la prison, Fleur-de-Marie ne put s'empêcher de frissonner un moment au souvenir de la Chouette et du Maître d'école, se rappelant que ces deux monstres lui avaient fait jurer de ne pas informer ses bienfaiteurs de son triste sort.
Mais ces funestes pensées s'effacèrent bientôt de l'esprit de Fleur-de-Marie devant l'espoir de revoir Bouqueval, Mme Georges, Rodolphe, à qui elle voulait recommander la Louve et Martial; il lui semblait même que le sentiment exalté qu'elle se reprochait d'éprouver pour son bienfaiteur, n'étant plus nourri par le chagrin et par la solitude, se calmerait dès qu'elle reprendrait ses occupations rustiques, qu'elle aimait tant à partager avec les bons et simples habitants de la ferme.
Étonnée du silence de sa compagne, silence dont elle ne soupçonnait pas la cause, la Goualeuse lui toucha légèrement l'épaule, en disant:
—Mont-Saint-Jean, puisque me voilà libre... ne pourrais-je pas vous être utile à quelque chose?
En sentant la main de la Goualeuse, la prisonnière tressaillit, laissa retomber ses bras sur ses genoux et tourna vers la jeune fille son visage ruisselant de larmes.
Une si amère douleur éclatait sur la figure de Mont-Saint-Jean que sa laideur disparaissait.
—Mon Dieu!... Qu'avez-vous? lui dit la Goualeuse; comme vous pleurez!
—Vous vous en allez! murmura la détenue d'une voix entrecoupée de sanglots; je n'avais pourtant jamais pensé que d'un moment à l'autre vous partiriez d'ici... et que je ne vous verrais plus... plus... jamais...
—Je vous assure que je me souviendrai toujours de votre amitié... Mont-Saint-Jean.
—Mon Dieu, mon Dieu!... Et dire que je vous aimais déjà tant... Quand j'étais là assise par terre, à vos pieds... il me semblait que j'étais sauvée... que je n'avais plus rien à craindre. Ce n'est pas pour les coups que les autres vont peut-être recommencer à me donner que je dis cela... j'ai la vie dure... Mais enfin il me semblait que vous étiez ma bonne chance et que vous porteriez bonheur à mon enfant, rien que parce que vous aviez eu pitié de moi... C'est vrai, allez, ça; quand on est habitué à être maltraité, on est plus sensible que d'autres à la bonté. Puis, s'interrompant pour éclater encore en sanglots, elle s'écria: Allons, c'est fini... c'est fini... Au fait... ça devait arriver un jour ou l'autre... mon tort est de n'y avoir jamais pensé... C'est fini... plus rien... plus rien...
—Allons, courage, je me souviendrai de vous, comme vous vous souviendrez de moi.
—Oh! pour ça on me couperait en morceaux plutôt que de me faire vous renier ou vous oublier: je deviendrais vieille, vieille, comme les rues, que j'aurais toujours devant les yeux votre belle figure d'ange. Le premier mot que j'apprendrai à mon enfant, ça sera votre nom, la Goualeuse, car il vous aura dû de n'être pas mort de froid...
—Écoutez-moi, Mont-Saint-Jean, dit Fleur-de-Marie, touchée de l'affection de cette misérable, je ne puis rien vous promettre pour vous... quoique je connaisse des personnes bien charitables; mais pour votre enfant... c'est différent... il est innocent de tout, lui, et les personnes dont je vous parle voudront peut-être bien se charger de le faire élever quand vous pourrez vous en séparer...
—M'en séparer... jamais, oh! jamais, s'écria Mont-Saint-Jean avec exaltation: qu'est-ce que je deviendrais donc maintenant que j'ai compté sur lui...
—Mais... comment l'élèverez-vous? Fille ou garçon, il faut qu'il soit honnête, et pour cela...
—Il faut qu'il mange un pain honnête, n'est-ce pas, la Goualeuse? Je crois bien, c'est mon ambition; je me le dis tous les jours; aussi, en sortant d'ici, je ne remettrai pas le pied sous un pont... Je me ferai chiffonnière, balayeuse des rues, mais honnête; on doit ça, sinon à soi, du moins à son enfant, quand on a l'honneur d'en avoir un..., dit-elle avec une sorte de fierté.
—Et qui gardera votre enfant pendant que vous travaillerez? reprit la Goualeuse; ne vaudrait-il pas mieux, si cela est possible, comme je l'espère, le placer à la campagne chez de braves gens qui en feraient une brave fille de ferme ou un bon cultivateur? Vous viendriez de temps en temps le voir, et un jour vous trouveriez peut-être moyen de vous en rapprocher tout à fait; à la campagne on vit de si peu!
—Mais m'en séparer, m'en séparer! Je mettais toute ma joie en lui, moi qui n'ai rien qui m'aime.
—Il faut songer plus à lui qu'à vous, ma pauvre Mont-Saint-Jean; dans deux ou trois jours j'écrirai à Mme Armand, et, si la demande que je compte faire en faveur de votre enfant réussit, vous n'aurez plus à dire de lui ce qui tout à l'heure m'a tant navrée: «Hélas! mon Dieu, que deviendra-t-il?»
L'inspectrice, Mme Armand, interrompit cet entretien; elle venait chercher Fleur-de-Marie. Après avoir de nouveau éclaté en sanglots et baigné de larmes désespérées les mains de la jeune fille, Mont-Saint-Jean retomba sur le banc dans un accablement stupide, ne songeant pas même à la promesse que Fleur-de-Marie venait de lui faire à propos de son enfant.
—Pauvre créature! dit Mme Armand en sortant du préau suivie de Fleur-de-Marie. Sa reconnaissance envers vous me donne meilleure opinion d'elle.
En apprenant que la Goualeuse était graciée, les autres détenues, loin de se montrer jalouses de cette faveur, en témoignèrent leur joie; quelques-unes entourèrent Fleur-de-Marie et lui firent des adieux pleins de cordialité, la félicitèrent franchement de sa prompte sortie de prison.
—C'est égal, dit l'une d'elles; cette petite blonde nous a fait passer un bon moment... c'est quand nous avons boursillé pour la layette de Mont-Saint-Jean. On se souviendra de cela à Saint-Lazare.
Lorsque Fleur-de-Marie eut quitté le bâtiment des prisons sous la conduite de l'inspectrice, celle-ci lui dit:
—Maintenant, mon enfant, rendez-vous au vestiaire où vous déposerez vos vêtements de détenue pour reprendre vos habits de paysanne, qui, par leur simplicité rustique, vous seyaient si bien; adieu, vous allez être heureuse, car vous allez vous trouver sous la protection de personnes recommandables, et vous quittez cette maison pour n'y jamais rentrer. Mais... tenez... je ne suis guère raisonnable, dit Mme Armand, dont les yeux se mouillèrent de larmes; il m'est impossible de vous cacher combien je m'étais déjà attachée à vous, pauvre petite! Puis, voyant le regard de Fleur-de-Marie devenir humide aussi, l'inspectrice ajouta: Vous ne m'en voudrez pas, je l'espère, d'attrister ainsi votre départ?
—Ah! madame... n'est-ce pas grâce à votre recommandation que cette jeune dame, à qui je dois ma liberté, s'est intéressée à mon sort?
—Oui, et je suis heureuse de ce que j'ai fait; mes pressentiments ne m'avaient pas trompée.
À ce moment une cloche sonna.
—Voici l'heure du travail des ateliers, il faut que je rentre... Adieu, encore adieu, ma chère enfant!...
Et Mme Armand, aussi émue que Fleur-de-Marie, l'embrassa tendrement; puis elle dit à un des employés de la maison:
—Conduisez mademoiselle au vestiaire.
Un quart d'heure après, Fleur-de-Marie, vêtue en paysanne ainsi que nous l'avons vue à la ferme de Bouqueval, entrait dans le greffe, où l'attendait Mme Séraphin.
La femme de charge du notaire Jacques Ferrand venait chercher cette malheureuse enfant pour la conduire à l'île du Ravageur.
XI
Souvenirs
Jacques Ferrand avait facilement et promptement obtenu la liberté de Fleur-de-Marie, liberté qui dépendait d'une simple décision administrative.
Instruit par la Chouette du séjour de la Goualeuse à Saint-Lazare, il s'était aussitôt adressé à l'un de ses clients, homme honorable et influent, lui disant qu'une jeune fille, d'abord égarée mais sincèrement repentante et récemment enfermée à Saint-Lazare, risquait, par le contact des autres prisonnières, de voir s'affaiblir peut-être ses bonnes résolutions. Cette jeune fille lui ayant été vivement recommandée par des personnes respectables qui devaient se charger d'elle à sa sortie de prison, avait ajouté Jacques Ferrand, il priait son tout-puissant client, au nom de la morale, de la religion et de la réhabilitation future de cette infortunée, de solliciter sa libération.
Enfin le notaire, pour se mettre à l'abri de toute recherche ultérieure, avait surtout et instamment prié son client de ne pas le nommer dans l'accomplissement de cette bonne œuvre; ce vœu, attribué à la modestie philanthropique de Jacques Ferrand, homme aussi pieux que respectable, fut scrupuleusement observé: la liberté de Fleur-de-Marie fut demandée et obtenue au seul nom du client qui, pour comble d'obligeance, envoya directement à Jacques Ferrand l'ordre de sortie, afin qu'il pût l'adresser aux protecteurs de la jeune fille.
Mme Séraphin, en remettant cet ordre au directeur de la prison, ajouta qu'elle était chargée de conduire la Goualeuse auprès des personnes qui s'intéressaient à elle.
D'après les excellents renseignements donnés par l'inspectrice à Mme d'Harville sur Fleur-de-Marie, personne ne douta que celle-ci ne dût sa liberté à l'intervention de la marquise.
La femme de charge du notaire ne pouvait donc en rien exciter la défiance de sa victime.
Mme Séraphin avait, selon l'occasion et ainsi qu'on le dit vulgairement, l'air bonne femme; il fallait assez d'observation pour remarquer quelque chose d'insidieux, de faux, de cruel dans son regard patelin, dans son sourire hypocrite.
Malgré sa profonde scélératesse, qui l'avait rendue complice ou confidente des crimes de son maître, Mme Séraphin ne put s'empêcher d'être frappée de la touchante beauté de cette jeune fille, qu'elle avait livrée tout enfant à la Chouette... et qu'elle conduisait alors à une mort certaine.
—Eh bien! ma chère demoiselle, lui dit Mme Séraphin d'une voix mielleuse, vous devez être bien contente de sortir de prison?
—Oh! oui, madame, et c'est, sans doute, à la protection de Mme d'Harville, qui a été si bonne pour moi...
—Vous ne vous trompez pas... mais venez... nous sommes déjà un peu en retard... et nous avons une longue route à faire.
—Nous allons à la ferme de Bouqueval, chez Mme Georges, n'est-ce pas... madame? s'écria la Goualeuse.
—Oui... certainement, nous allons à la campagne... chez Mme Georges, dit la femme de charge pour éloigner tout soupçon de l'esprit de Fleur-de-Marie, puis elle ajouta, avec un air de malicieuse bonhomie: Mais ce n'est pas tout: avant de voir Mme Georges, une petite surprise vous attend; venez... venez, notre fiacre est en bas... Quel ouf vous allez pousser en sortant d'ici... chère demoiselle!... Allons, partons... Votre servante, messieurs.
Et Mme Séraphin, après avoir salué le greffier et son commis, descendit avec la Goualeuse.
Un gardien les suivait, chargé de faire ouvrir les portes.
La dernière venait de se refermer, et les deux femmes se trouvaient sous le vaste porche qui donne sur la rue du Faubourg-Saint-Denis, lorsqu'elles se rencontrèrent avec une jeune fille qui venait sans doute visiter quelque prisonnière.
C'était Rigolette... Rigolette toujours leste et coquette; un petit bonnet très-simple, mais bien frais et orné de faveurs cerise qui accompagnaient à merveille ses bandeaux de cheveux noirs, encadrait son joli minois: un col bien blanc se rabattait sur son long tartan brun. Elle portait au bras un cabas de paille; grâce à sa démarche de chatte attentive et proprette, ses brodequins à semelles épaisses étaient d'une propreté miraculeuse, quoiqu'elle vînt, hélas! de bien loin, la pauvre enfant.
—Rigolette! s'écria Fleur-de-Marie en reconnaissant son ancienne compagne de prison[18] et de promenades champêtres.
—La Goualeuse! dit à son tour la grisette.
Et les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.
Rien de plus enchanteur que le contraste de ces deux enfants de seize ans, tendrement embrassées, toutes deux si charmantes, et pourtant si différentes de physionomie et de beauté.
L'une blonde, aux grands yeux bleus mélancoliques, au profil d'une angélique pureté idéale, un peu pâli, un peu attristé, un peu spiritualisé, de ces adorables paysannes de Greuze, d'un coloris si frais et si transparent... mélange ineffable de rêverie, de candeur et de grâce...
L'autre, brune piquante, aux joues rondes et vermeilles, aux jolis yeux noirs, au rire ingénu, à la mine éveillée, type ravissant de jeunesse, d'insouciance et de gaieté, exemple rare et touchant du bonheur dans l'indigence, de l'honnêteté dans l'abandon et de la joie dans le travail.
Après l'échange de leurs naïves caresses, les deux jeunes filles se regardèrent...
Rigolette était radieuse de cette rencontre... Fleur-de-Marie confuse...
La vue de son amie lui rappelait le peu de jours de bonheur calme qui avait précédé sa dégradation première.
—C'est toi... quel bonheur!... disait la grisette...
—Mon Dieu, oui, quelle douce surprise!... Il y a si longtemps que nous ne sommes vues..., répondit la Goualeuse.
—Ah! maintenant, je ne m'étonne plus de ne t'avoir pas rencontrée depuis six mois..., reprit Rigolette en remarquant les vêtements rustiques de la Goualeuse, tu habites donc la campagne?...
—Oui... depuis quelque temps, dit Fleur-de-Marie en baissant les yeux...
—Et tu viens, comme moi, voir quelqu'un en prison?
—Oui... je venais... je viens de voir quelqu'un, dit Fleur-de-Marie en balbutiant et en rougissant de honte.
—Et tu t'en retournes chez toi? Loin de Paris sans doute? Chère petite Goualeuse... toujours bonne: je te reconnais bien là... Te rappelles-tu cette pauvre femme en couches à qui tu avais donné ton matelas, du linge et le peu d'argent qui te restait, et que nous allions dépenser à la campagne... Car alors tu étais déjà folle de la campagne, toi... mademoiselle la villageoise.
—Et toi, tu ne l'aimais pas beaucoup, Rigolette; étais-tu complaisante! C'est pour moi que tu y venais pourtant.
—Et pour moi aussi... car toi, qui étais toujours un peu sérieuse, tu devenais si contente, si gaie, si folle, une fois au milieu des champs ou des bois... que rien que de t'y voir... c'était pour moi un plaisir... Mais laisse-moi donc encore te regarder. Comme ce joli bonnet rond te va bien! Es-tu gentille ainsi! Décidément... c'était ta vocation de porter un bonnet de paysanne, comme la mienne de porter un bonnet de grisette. Te voilà selon ton goût, tu dois être contente... Du reste, ça ne m'étonne pas... quand je ne t'ai plus vue, je me suis dit: «Cette bonne petite Goualeuse n'est pas faite pour Paris, c'est une vraie fleur des bois, comme dit la chanson, et ces fleurs-là ne vivent pas dans la capitale, l'air n'y est pas bon pour elles... Aussi la Goualeuse se sera mise en place chez de braves gens à la campagne: c'est ce que tu as fait, n'est-ce pas?»
—Oui..., dit Fleur-de-Marie en rougissant.
—Seulement... j'ai un reproche à te faire.
—À moi?...
—Tu aurais dû me prévenir... on ne se quitte pas ainsi du jour au lendemain... ou du moins sans donner de ses nouvelles.
—Je... j'ai quitté Paris... si vite, dit Fleur-de-Marie de plus en plus confuse, que je n'ai pas pu...
—Oh! je ne t'en veux pas, je suis trop contente de te revoir... Au fait, tu as eu bien raison de quitter Paris, va, c'est si difficile d'y vivre tranquille; sans compter qu'une pauvre fille isolée comme nous sommes peut tourner à mal sans le vouloir... Quand on n'a personne pour vous conseiller... on a si peu de défense... les hommes vous font toujours de si belles promesses; et puis, dame, quelquefois la misère est si dure... Tiens, te souviens-tu de la petite Julie qui était si gentille? Et de Rosine, la blonde aux yeux noirs?
—Oui... je m'en souviens.
—Eh bien! ma pauvre Goualeuse, elles ont été trompées toutes les deux, puis abandonnées, et enfin de malheur en malheur elles en sont tombées à être de ces vilaines femmes que l'on renferme ici...
—Ah! mon Dieu! s'écria Fleur-de-Marie qui baissa la tête et devint pourpre.
Rigolette, se trompant sur le sens de l'exclamation de son amie, reprit:
—Elles sont coupables, méprisables... même, si tu veux, je ne dis pas; mais, vois-tu, ma bonne Goualeuse, parce que nous avons eu le bonheur de rester honnêtes: toi, parce que tu as été vivre à la campagne auprès de braves paysans; moi, parce que je n'avais pas de temps à perdre avec les amoureux... que je leur préférais mes oiseaux, et que je mettais tout mon plaisir à avoir, grâce à mon travail, un petit ménage, bien gentil... il ne faut pas être trop sévère pour les autres; mon Dieu; qui sait... si l'occasion, la tromperie, la misère n'ont pas été pour beaucoup dans la mauvaise conduite de Rosine et de Julie... et si à leur place nous n'aurions pas fait comme elles!...
—Oh! dit amèrement Fleur-de-Marie, je ne les accuse pas... je les plains...
—Allons, allons, nous sommes pressées, ma chère demoiselle, dit Mme Séraphin en offrant son bras à sa victime avec impatience.
—Madame, donnez-nous encore quelques moments; il y a si longtemps que je n'ai vu ma pauvre Goualeuse, dit Rigolette.
—C'est qu'il est tard, mesdemoiselles; déjà trois heures, et nous avons une longue course à faire, répondit Mme Séraphin fort contrariée de cette rencontre; puis elle ajouta: Je vous donne encore dix minutes...
—Et toi, reprit Fleur-de-Marie en prenant les mains de son amie dans les siennes, tu as un caractère si heureux; tu es toujours gaie? toujours contente?...
—Je l'étais il y a quelques jours... contente et gaie, maintenant...
—Tu as des chagrins?
—Moi? Ah bien! oui, tu me connais... un vrai Roger-Bontemps... Je ne suis pas changée... mais malheureusement tout le monde n'est pas comme moi... Et comme les autres ont des chagrins, ça fait que j'en ai.
—Toujours bonne...
—Que veux-tu!... Figure-toi que je viens ici pour une pauvre fille... une voisine... la brebis du bon Dieu, qu'on accuse à tort et qui est bien à plaindre, va; elle s'appelle Louise Morel, c'est la fille d'un honnête ouvrier qui est devenu fou tant il était malheureux.
Au nom de Louise Morel, une des victimes du notaire, Mme Séraphin tressaillit et regarda très-attentivement Rigolette.
La figure de la grisette lui était absolument inconnue; néanmoins la femme de charge prêta dès lors beaucoup d'attention à l'entretien des deux jeunes filles.
—Pauvre femme! reprit la Goualeuse, comme elle doit être contente de ce que tu ne l'oublies pas dans son malheur!
—Ce n'est pas tout, c'est comme un sort; telle que tu me vois, je viens de bien loin... et encore d'une prison... mais d'une prison d'hommes.
—D'une prison d'hommes, toi?...
—Ah! mon Dieu oui, j'ai là une autre pauvre pratique bien triste... aussi tu vois mon cabas (et Rigolette le montra), il est partagé en deux, chacun a son côté: aujourd'hui j'apporte à Louise un peu de linge, et tantôt j'ai aussi porté quelque chose à ce pauvre Germain... mon prisonnier s'appelle Germain; tiens, je ne peux pas penser à ce qui vient de m'arriver avec lui sans avoir envie de pleurer... c'est bête, je sais que cela n'en vaut pas la peine, mais enfin je suis comme ça.
—Et pourquoi as-tu envie de pleurer?
—Figure-toi que Germain est si malheureux d'être confondu avec ces mauvais hommes de la prison qu'il est tout accablé, n'ayant de goût à rien, ne mangeant pas et maigrissant à vue d'œil... Je m'aperçois de ça, et je me dis: «Il n'a pas faim, je vais lui faire une petite friandise qu'il aimait bien quand il était mon voisin, ça le ragoûtera...» Quand je dis friandise, entendons-nous, c'étaient tout bonnement de belles pommes de terre jaunes, écrasées avec un peu de lait et du sucre; j'en emplis une jolie tasse bien propre, et tantôt je lui porte ça à sa prison en lui disant que j'avais préparé moi-même ce pauvre petit régal, comme autrefois, dans le bon temps, tu comprends; je croyais ainsi lui donner un peu envie de manger... Ah bien! oui...
—Comment?
—Ça lui a donné envie de pleurer; quand il a reconnu la tasse dans laquelle j'avais si souvent pris mon lait devant lui, il s'est mis à fondre en larmes... et, par-dessus le marché, j'ai fini par faire comme lui, quoique j'aie voulu m'en empêcher. Tu vois comme j'ai de la chance, je croyais bien faire... le consoler, et je l'ai attristé davantage encore.
—Oui, mais ces larmes-là lui auront été si douces!
—C'est égal, j'aurais autant aimé le consoler autrement; mais je te parle de lui sans te dire qui il est; c'est un ancien voisin à moi... le plus honnête garçon du monde, aussi doux, aussi timide qu'une jeune fille, et que j'aimais comme un camarade, comme un frère.
—Oh! alors, je conçois que ses chagrins soient devenus les tiens.
—N'est-ce pas? Mais tu vas voir comme il a bon cœur. Quand je me suis en allée, je lui ai demandé, comme toujours, ses commissions, lui disant en riant, afin de l'égayer un peu, que j'étais sa petite femme de ménage et que je serais bien exacte, bien active, pour garder sa pratique. Alors lui, s'efforçant de sourire, m'a demandé de lui apporter un des romans de Walter Scott qu'il m'avait autrefois lus le soir pendant que je travaillais; ce roman-là s'appelle Ivan... Ivanhoé... oui, c'est ça. J'aimais tant ce livre-là qu'il me l'avait lu deux fois... Pauvre Germain! il était si complaisant!...
—C'est un souvenir de cet heureux temps passé qu'il veut avoir...
—Certainement, puisqu'il m'a priée d'aller dans le même cabinet de lecture, non pour louer, mais pour acheter les mêmes volumes que nous lisions ensemble... Oui, les acheter... et tu juges, pour lui, c'est un sacrifice, car il est aussi pauvre que nous.
—Excellent cœur! dit la Goualeuse tout émue.
—Te voilà aussi attendrie que moi... quand il m'a chargée de cette commission, ma bonne petite Goualeuse; mais tu comprends, plus je me sentais envie de pleurer, plus je tâchais de rire, car, pleurer deux fois dans une visite faite exprès pour l'égayer, c'était trop fort... Aussi, pour cacher ça, je me suis mise à lui rappeler les drôles d'histoires d'un juif, un personnage de ce roman qui nous amusait tant autrefois... mais plus je parlais, plus il me regardait avec de grosses, grosses larmes dans les yeux. Dame, moi, ça m'a fendu le cœur; j'avais beau renfoncer mes larmes depuis un quart d'heure... j'ai fini par faire comme lui; quand je l'ai quitté, il sanglotait et je me disais, furieuse de ma sottise: «Si c'est comme ça que je le console et que je l'égaie, c'est bien la peine d'aller le voir; moi qui me promets toujours de le faire rire, c'est étonnant comme j'y réussis!»
Au nom de Germain, autre victime du notaire, Mme Séraphin avait redoublé d'attention.
—Et qu'a-t-il donc fait, ce jeune homme, pour être en prison? demanda Fleur-de-Marie.
—Lui! s'écria Rigolette, dont l'attendrissement cédait à l'indignation, il a fait qu'il est poursuivi par un vieux monstre de notaire... qui est aussi le dénonciateur de Louise.
—De Louise, que tu viens voir ici?
—Sans doute; elle était la servante du notaire, et Germain était son caissier... Il serait trop long de te dire de quoi il accuse bien injustement ce pauvre garçon... Mais, ce qu'il y a de sûr, c'est que ce méchant homme est comme un enragé après ces deux malheureux, qui ne lui ont jamais fait de mal... Mais patience, patience, chacun aura son tour...
Rigolette prononça ces derniers mots avec une expression qui inquiéta Mme Séraphin. Se mêlant à la conversation, au lieu d'y demeurer étrangère, elle dit à Fleur-de-Marie d'un air patelin:
—Ma chère demoiselle, il est tard, il faut partir... on nous attend. Je comprends bien que ce que vous dit mademoiselle vous intéresse, car moi, qui ne connais pas la jeune fille et le jeune homme dont on parle, ça me désole. Mon Dieu! est-il possible qu'il y ait des gens si méchants! Et comment donc s'appelle-t-il, ce vilain notaire dont vous parlez, mademoiselle?
Rigolette n'avait aucune raison de se défier de Mme Séraphin. Néanmoins, se souvenant des recommandations de Rodolphe, qui lui avait enjoint la plus grande réserve au sujet de la protection cachée qu'il accordait à Germain et à Louise, elle regretta de s'être laissé entraîner à dire: «Patience, chacun aura son tour.»
—Ce méchant homme s'appelle M. Ferrand, madame, reprit donc Rigolette, ajoutant très-adroitement, pour réparer sa légère indiscrétion: Et c'est d'autant plus mal à lui de tourmenter Louise et Germain que personne ne s'intéresse à eux... excepté moi... ce qui ne leur sert pas à grand-chose.
—Quel malheur! reprit Mme Séraphin, j'avais espéré le contraire quand vous avez dit: «Mais patience...» Je croyais que vous comptiez sur quelque protecteur pour soutenir ces deux infortunés contre ce méchant notaire.
—Hélas! non, madame, ajouta Rigolette, afin de détourner complètement les soupçons de Mme Séraphin; qui serait assez généreux pour prendre le parti de ces deux pauvres jeunes gens contre un homme riche et puissant, comme l'est ce M. Ferrand?
—Oh! il y a des cœurs assez généreux pour cela! reprit Fleur-de-Marie après un moment de réflexion et avec une exaltation contrainte, oui, je connais quelqu'un qui se fait un devoir de protéger ceux qui souffrent et de les défendre, car celui dont je te parle est aussi secourable aux honnêtes gens que redoutable aux méchants.
Rigolette regarda la Goualeuse avec étonnement et fut sur le point de lui dire, en songeant à Rodolphe, qu'elle aussi connaissait quelqu'un qui prenait courageusement le parti du faible contre le fort; mais, toujours fidèle aux recommandations de son voisin (ainsi qu'elle appelait le prince), la grisette répondit à Fleur-de-Marie:
—Vraiment! tu connais quelqu'un d'assez généreux pour venir aussi en aide aux pauvres gens?...
—Oui... et, quoique j'aie déjà à implorer sa pitié, sa bienfaisance pour d'autres personnes, je suis sûre que s'il connaissait le malheur immérité de Louise et de M. Germain... il les sauverait et punirait leur persécuteur... car sa justice et sa bonté sont inépuisables comme celles de Dieu...
Mme Séraphin regarda sa victime avec surprise. «Cette petite fille serait-elle donc encore plus dangereuse que nous ne le pensions? se dit-elle; si j'avais pu en avoir pitié, ce qu'elle vient de dire rendrait inévitable l'accident qui va nous en débarrasser.»
—Ma bonne petite Goualeuse, puisque tu as une si bonne connaissance, je t'en supplie, recommande-lui ma bonne Louise et mon Germain, car ils ne méritent pas leur mauvais sort, dit Rigolette en songeant que ses amis ne pouvaient que gagner à avoir deux défenseurs au lieu d'un.
—Sois tranquille, je te promets de faire ce que je pourrai pour tes protégés auprès de M. Rodolphe, dit Fleur-de-Marie.
—M. Rodolphe! s'écria Rigolette étrangement surprise.
—Sans doute, dit la Goualeuse.
—M. Rodolphe!... Un commis voyageur?
—Je ne sais pas ce qu'il est... mais pourquoi cet étonnement?
—Parce que je connais aussi un M. Rodolphe.
—Ce n'est peut-être pas le même.
—Voyons, voyons le tien; comment est-il?
—Jeune!...
—C'est ça.
—Une figure pleine de noblesse et de bonté.
—C'est bien ça... mais, mon Dieu! c'est tout comme le mien, dit Rigolette de plus en plus étonnée, et elle ajouta: Est-il brun, a-t-il de petites moustaches?
—Oui.
—Enfin, il est grand et mince... il a une taille charmante... et l'air si comme il faut... pour un commis voyageur... Est-ce toujours bien ça le tien?
—Sans doute, c'est lui, répondit Fleur-de-Marie; seulement, ce qui m'étonne, c'est que tu croies qu'il est commis voyageur.
—Quant à cela, j'en suis sûre... il me l'a dit.
—Tu le connais?
—Si je le connais? c'est mon voisin.
—M. Rodolphe?
—Il a une chambre au quatrième, à côté de la mienne.
—Lui?... Lui?...
—Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant à cela? C'est tout simple; il ne gagne guère que quinze ou dix-huit cents francs par an; il ne peut prendre qu'un logement modeste, quoiqu'il ait l'air de ne pas avoir beaucoup d'ordre... car il ne sait pas seulement ce que ses habits lui coûtent... mon cher voisin...
—Non... non..., ce n'est pas le même..., dit Fleur-de-Marie en réfléchissant.
—Ah çà! le tien est donc un phénix pour l'ordre?
—Celui dont je te parle, vois-tu, Rigolette, dit Fleur-de-Marie avec enthousiasme, est tout-puissant... on ne prononce son nom qu'avec amour et vénération... son aspect trouble, impose... et l'on est tenté de s'agenouiller devant sa grandeur et sa bonté...
—Alors je m'y perds, ma pauvre Goualeuse; je dis comme toi, ça n'est plus le même, car le mien n'est ni tout-puissant, ni imposant, il est très-bon enfant, très-gai, et on ne s'agenouille pas devant lui; au contraire, car il m'avait promis de m'aider à cirer ma chambre, sans compter qu'il devait me mener promener le dimanche... Tu vois que ça n'est pas un gros seigneur. Mais à quoi est-ce que je pense, j'ai joliment le cœur à la promenade! Et Louise, et mon pauvre Germain! Tant qu'ils seront en prison, il n'y aura pas de plaisir pour moi.
Depuis quelques moments, Fleur-de-Marie réfléchissait profondément; elle s'était tout à coup rappelé que, lors de sa première entrevue avec Rodolphe chez l'ogresse, il avait l'extérieur et le langage des hôtes du tapis-franc. Ne pouvait-il pas jouer ce rôle de commis voyageur auprès de Rigolette?
Mais quel était le but de cette nouvelle transformation?
La grisette reprit, voyant l'air pensif de Fleur-de-Marie:
—Il n'est pas besoin de te creuser la tête pour cela, ma bonne Goualeuse; nous saurons bien si nous connaissons le même M. Rodolphe; quand tu verras le tien, parle-lui de moi; quand je verrai le mien, je lui parlerai de toi; de cette manière-là nous saurons tout de suite à quoi nous en tenir.
—Et où demeures-tu, Rigolette?
—Rue du Temple, n° 17.
«Voilà qui est étrange et bon à savoir, se dit Mme Séraphin, qui avait attentivement écouté cette conversation. Ce M. Rodolphe, mystérieux et tout-puissant personnage qui se fait sans doute passer pour commis voyageur, occupe un logement voisin de celui de cette petite ouvrière, qui a l'air d'en savoir plus qu'elle n'en veut dire, et ce défenseur des opprimés loge ainsi qu'elle dans la maison de Morel et de Bradamanti... Bon, bon, si la grisette et le prétendu commis voyageur continuent à se mêler de ce qui ne les regarde pas, on saura où les trouver.»
—Lorsque j'aurai parlé à M. Rodolphe, je t'écrirai, dit la Goualeuse, et je te donnerai mon adresse pour que tu puisses me répondre; mais répète-moi la tienne, je crains de l'oublier.
—Tiens, j'ai justement sur moi une des cartes que je laisse à mes pratiques, et elle donna à Fleur-de-Marie une petite carte sur laquelle était écrit en magnifique bâtarde: Mademoiselle Rigolette, couturière, rue du Temple, n° 17. C'est comme imprimé, n'est-ce pas? ajouta la grisette. C'est encore ce pauvre Germain qui me les a écrites dans le temps, ces cartes-là; il était si bon, si prévenant!... Tiens, vois-tu, c'est comme un fait exprès, on dirait que je ne m'aperçois de toutes ses excellentes qualités que depuis qu'il est malheureux... et maintenant je suis toujours à me reprocher d'avoir attendu si tard pour l'aimer...
—Tu l'aimes donc?
—Ah! mon Dieu oui!... Il faut bien que j'aie un prétexte pour aller le voir en prison... Avoue que je suis une drôle de fille, dit Rigolette en étouffant un soupir et en riant dans ses larmes, comme dit le poëte.
—Tu es bonne et généreuse comme toujours, dit Fleur-de-Marie en pressant tendrement les mains de son amie.
Mme Séraphin en avait sans doute assez appris par l'entretien des deux jeunes filles, car elle dit presque brusquement à Fleur-de-Marie:
—Allons, allons, ma chère demoiselle, partons; il est tard, voilà un quart d'heure de perdu.
—A-t-elle l'air bougon, cette vieille!... Je n'aime pas sa figure, dit tout bas Rigolette à Fleur-de-Marie. Puis elle reprit tout haut: Quand tu viendras à Paris, ma bonne Goualeuse, ne m'oublie pas; ta visite me ferait tant de plaisir! Je serais si contente de passer une journée avec toi, de te montrer mon petit ménage, ma chambre, mes oiseaux!... J'ai des oiseaux... c'est mon luxe.
—Je tâcherai de t'aller voir, mais certainement je t'écrirai; allons, adieu, Rigolette, adieu... Si tu savais comme je suis heureuse de t'avoir rencontrée!
—Et moi donc... mais ce ne sera pas la dernière fois, je l'espère; et puis je suis si impatiente de savoir si ton M. Rodolphe est le même que le mien... Écris-moi bien vite à ce sujet, je t'en prie.
—Oui, oui... adieu, Rigolette.
—Adieu, ma bonne petite Goualeuse.
Et les deux jeunes filles s'embrassèrent tendrement en dissimulant leur émotion.
Rigolette entra dans la prison pour voir Louise, grâce au permis que lui avait fait obtenir Rodolphe.
Fleur-de-Marie monta en fiacre avec Mme Séraphin, qui ordonna au cocher d'aller aux Batignolles et de s'arrêter à la barrière.
Un chemin de traverse très-court conduisait de cet endroit presque directement au bord de la Seine, non loin de l'île du Ravageur.
Fleur-de-Marie, ne connaissant pas Paris, n'avait pu s'apercevoir que la voiture suivait une autre route que celle de la barrière Saint-Denis. Ce fut seulement lorsque le fiacre s'arrêta aux Batignolles qu'elle dit à Mme Séraphin, qui l'invitait à descendre:
—Mais il me semble, madame, que ce n'est pas là le chemin de Bouqueval... Et puis comment irons-nous à pied d'ici jusqu'à la ferme?
—Tout ce que je puis vous dire, ma chère demoiselle, reprit cordialement la femme de charge, c'est que j'exécute les ordres de vos bienfaiteurs et que vous leur feriez grand-peine si vous hésitiez à me suivre...
—Oh! madame, ne le pensez pas! s'écria Fleur-de-Marie; vous êtes envoyée par eux, je n'ai aucune question à vous adresser... Je vous suis aveuglément; dites-moi seulement si Mme Georges se porte toujours bien.
—Elle se porte à ravir.
—Et M. Rodolphe?
—Parfaitement bien aussi.
—Vous le connaissez donc, madame; mais tout à l'heure, quand je parlais de lui avec Rigolette, vous n'en avez rien dit?
—Parce que je ne devais rien en dire... apparemment. J'ai mes ordres...
—C'est lui qui vous les a donnés?
—Est-elle curieuse, cette chère demoiselle, est-elle curieuse! dit en riant la femme de charge.
—Vous avez raison; pardonnez mes questions, madame. Puisque nous allons à pied à l'endroit où vous me conduisez, ajouta Fleur-de-Marie en souriant doucement, je saurai bientôt ce que je désire tant de savoir.
—En effet, ma chère demoiselle, avant un quart d'heure, nous serons arrivées.
La femme de charge, ayant laissé derrière elle les dernières maisons des Batignolles, suivit avec Fleur-de-Marie un chemin gazonné bordé de noyers.
Le jour était tiède et beau, le ciel à demi-voilé de nuages empourprés par le couchant; le soleil, commençant à décliner, jetait ses rayons obliques sur les hauteurs de Colombes, de l'autre côté de la Seine.
À mesure que Fleur-de-Marie approchait des bords de la rivière, ses joues pâles se coloraient légèrement; elle aspirait avec délices l'air vif et pur de la campagne.
Sa touchante physionomie exprimait une satisfaction si douce que Mme Séraphin lui dit:
—Vous semblez bien contente, ma chère demoiselle?
—Oh! oui, madame... je vais revoir Mme Georges, peut-être M. Rodolphe... j'ai de pauvres créatures très-malheureuses à leur recommander... j'espère qu'on les soulagera... comment ne serais-je pas contente? Si j'étais triste, comment ma tristesse ne s'effacerait-elle pas? Et puis, voyez donc... le ciel est si gai avec ses nuages roses! Et le gazon... est-il vert malgré la saison! et là-bas... là-bas... derrière ces saules, la rivière... est-elle grande, mon Dieu! Le soleil y brille, c'est éblouissant... on dirait des reflets d'or... Il brillait ainsi tout à l'heure dans l'eau du petit bassin de la prison... Dieu n'oublie pas les pauvres prisonniers... il leur donne aussi leur rayon de soleil, ajouta Fleur-de-Marie avec une sorte de pieuse reconnaissance; puis, ramenée par le souvenir de sa captivité à mieux apprécier encore le bonheur d'être libre, elle s'écria dans un élan de joie naïve:
—Ah! madame... et là-bas, au milieu de la rivière, voyez donc cette jolie petite île bordée de saules et de peupliers, avec cette maison blanche au bord de l'eau... comme cette habitation doit être charmante l'été quand tous les arbres sont couverts de feuilles; quel silence, quelle fraîcheur on doit y trouver!
—Ma foi, dit Mme Séraphin avec un sourire étrange, je suis ravie que vous trouviez cette île jolie.
—Pourquoi cela, madame?
—Parce que nous y allons.
—Dans cette île?
—Oui, cela vous surprend?
—Un peu, madame.
—Et si vous trouviez là vos amis?
—Que dites-vous?
—Vos amis rassemblés pour fêter votre sortie de prison? ne seriez-vous pas encore plus agréablement surprise?
—Il serait possible! Mme Georges... M. Rodolphe...
—Tenez, ma chère demoiselle, je n'ai pas plus de défense qu'un enfant... avec votre petit air innocent vous me feriez dire ce que je ne dois pas dire.
—Je vais les revoir... oh! madame, comme mon cœur bat!
—N'allez donc pas si vite, je conçois votre impatience, mais je puis à peine vous suivre... petite folle...
—Pardon, madame, j'ai tant de hâte d'arriver...
—C'est bien naturel... je ne vous en fais pas un reproche, au contraire...
—Voici le chemin qui descend, il est mauvais, voulez-vous mon bras, madame?
—Ce n'est pas de refus, ma chère demoiselle... car vous êtes leste et ingambe, et moi je suis vieille.
—Appuyez-vous sur moi, madame, n'ayez pas peur de me fatiguer...
—Merci, ma chère demoiselle, votre aide n'est pas de trop, cette descente est si rapide... enfin nous voici dans une belle route.
—Ah! madame, il est donc vrai, je vais revoir Mme Georges? je ne puis le croire.
—Encore un peu de patience... dans un quart d'heure... vous la verrez et vous le croirez alors!
—Ce que je ne puis pas comprendre, ajouta Fleur-de-Marie après un moment de réflexion, c'est que Mme Georges m'attende là au lieu de m'attendre à la ferme.
—Toujours curieuse, cette chère demoiselle, toujours curieuse...
—Comme je suis indiscrète, n'est-ce pas, madame? dit Fleur-de-Marie en souriant.
—Aussi pour vous j'ai bien envie de vous apprendre la surprise que vos amis vous ménagent.
—Une surprise? à moi, madame?
—Tenez, laissez-moi tranquille, petite espiègle, vous me feriez encore parler malgré moi.
Nous laisserons Mme Séraphin et sa victime dans le chemin qui conduit à la rivière.
Nous les précéderons toutes deux de quelques moments à l'île du Ravageur.
XII
Le bateau
—Eh quoi! déjà partir?
—Partir ne plus entendre vos nobles paroles! Non, par le ciel! je reste ici, maître...
WOLFGANG, Scène II
Pendant la nuit, l'aspect de l'île habitée par la famille Martial était sinistre; mais, à la brillante clarté du soleil, rien de plus riant que ce séjour maudit.
Bordée de saules et de peupliers, presque entièrement couverte d'une herbe épaisse, où serpentaient quelques allées de sable jaune, l'île renfermait un petit jardin potager et un assez grand nombre d'arbres à fruits. Au milieu de ce verger on voyait la baraque à toit de chaume dans laquelle Martial voulait se retirer avec François et Amandine. De ce côté, l'île se terminait à sa pointe par une sorte d'estacade formée de gros pieux destinés à contenir l'éboulement des terres.
Devant la maison, touchant presque au débarcadère, s'arrondissait une tonnelle de treillage vert, destinée à supporter pendant l'été les tiges grimpantes de la vigne vierge et du houblon, berceau de verdure sous lequel on disposait alors les tables des buveurs.
À l'une des extrémités de la maison, peinte en blanc et recouverte de tuiles, un bûcher surmonté d'un grenier formait en retour une petite aile beaucoup plus basse que le corps de logis principal. Presque au-dessus de cette aile on remarquait une fenêtre aux volets garnis de plaques de tôle, et extérieurement condamnés par deux barres de fer transversales, que de forts crampons fixaient au mur.
Trois bachots se balançaient, amarrés aux pilotis du débarcadère.
Accroupi au fond de l'un de ces bachots, Nicolas s'assurait du libre jeu de la soupape qu'il y avait adaptée.
Debout sur un banc situé en dehors de la tonnelle, Calebasse, la main placée au-dessus de ses yeux en manière d'abat-jour, regardait au loin dans la direction que Mme Séraphin et Fleur-de-Marie devaient suivre pour se rendre à l'île.
—Personne ne paraît encore, ni vieille ni jeune, dit Calebasse en descendant de son banc et s'adressant à Nicolas. Ce sera comme hier! nous aurons attendu pour le roi de Prusse. Si ces femmes n'arrivent pas avant une demi-heure... il faudra partir; le coup de Bras-Rouge vaut mieux, il nous attend. La courtière doit venir à cinq heures chez lui, aux Champs-Élysées. Il faut que nous soyons arrivés avant elle. Ce matin la Chouette nous l'a répété...
—Tu as raison, reprit Nicolas en quittant son bateau. Que le tonnerre écrase cette vieille qui nous fait droguer pour rien! La soupape va... comme un charme. Des deux affaires nous n'en aurons peut-être pas une...
—Du reste, Bras-Rouge et Barbillon ont besoin de nous... à eux deux ils ne peuvent rien.
—C'est vrai; car, pendant qu'on fera le coup, il faudra que Bras-Rouge reste en dehors de son cabaret pour être au guet, et Barbillon n'est pas assez fort pour entraîner à lui tout seul la courtière dans le caveau... elle regimbera, cette vieille.
—Est-ce que la Chouette ne nous disait pas en riant, qu'elle y tenait le Maître d'école... en pension... dans ce caveau?
—Pas dans celui-là. Dans un autre qui est bien plus profond, et qui est inondé quand la rivière est haute.
—Doit-il marronner dans ce caveau, le Maître d'école! Être là-dedans tout seul, et aveugle!
—Il y verrait clair qu'il n'y verrait pas autre chose: le caveau est noir comme un four.
—C'est égal, quand il a fini de chanter, pour se distraire, toutes les romances qu'il sait, le temps doit lui paraître joliment long.
—La Chouette dit qu'il s'amuse à faire la chasse aux rats, et que ce caveau-là est très-giboyeux.
—Dis donc, Nicolas, à propos de particuliers qui doivent s'ennuyer et marronner, reprit Calebasse avec un sourire féroce, en montrant du doigt la fenêtre garnie de plaques de tôle, il y en a là un qui doit se manger le sang.
—Bah!... il dort... Depuis ce matin il ne cogne plus... et son chien est muet.
—Peut-être qu'il l'a étranglé pour le manger. Depuis deux jours ils doivent tous deux enrager la faim et la soif là-dedans.
—Ça les regarde... Martial peut durer encore longtemps comme ça, si ça l'amuse. Quand il sera fini... on dira qu'il est mort de maladie; ça ne fera pas un pli.
—Tu crois?
—Bien sûr. En allant ce matin à Asnières, la mère a rencontré le père Férot, le pêcheur, comme il s'étonnait de ne pas avoir vu son ami Martial depuis deux jours, la mère lui a dit que Martial ne quittait pas son lit, tant il était malade, et qu'on désespérait de lui. Le père Férot a avalé ça doux comme miel... il le redira à d'autres... et quand la chose arrivera... elle paraîtra toute simple.
—Oui, mais il ne mourra pas encore tout de suite; c'est long de cette manière-là.
—Qu'est-ce que tu veux? il n'y avait pas moyen d'en venir à bout autrement. Cet enragé de Martial, quand il s'y met, est méchant en diable, et fort comme un taureau, par là-dessus; il se défiait, nous n'aurions pas pu l'approcher sans danger; tandis que sa porte une fois bien clouée en dehors, qu'est-ce qu'il pouvait faire? Sa fenêtre était grillée.
—Tiens... il pouvait desceller les barreaux... en creusant le plâtre avec son couteau, ce qu'il aurait fait si, montée à l'échelle, je ne lui avais pas déchiqueté les mains à coups de hachette toutes les fois qu'il voulait commencer son ouvrage.
—Quelle faction! dit le brigand en ricanant; c'est toi qui as dû t'amuser!
—Il fallait bien te donner le temps d'arriver avec la tôle que tu avais été chercher chez le père Micou.
—Devait-il écumer... cher frère!
—Il grinçait des dents comme un possédé; deux ou trois fois il a voulu me repousser à travers les barreaux à grands coups de bâton; mais alors, n'ayant plus qu'une main de libre, il ne pouvait pas travailler et desceller la grille. C'est ce qu'il fallait.
—Heureusement qu'il n'y a pas de cheminée dans sa chambre!
—Et que la porte est solide et qu'il a les mains abîmées! sans ça, il serait capable de trouer le plancher.
—Et les poutres, il passerait donc à travers? Non, non, va, il n'y a pas de danger qu'il s'échappe; les volets sont garnis de tôle et assurés par deux barres de fer; la porte... clouée en dehors avec des clous à bateau de trois pouces. Sa bière est plus solide que si elle était en chêne et en plomb.
—Dis donc, et quand, en sortant de prison, la Louve viendra ici pour chercher son homme... comme elle l'appelle?
—Eh bien! on lui dira: «Cherche.»
—À propos, sais-tu que si ma mère n'avait pas enfermé ces gueux d'enfants, ils auraient été capables de ronger la porte comme des rats pour délivrer Martial? Ce petit gredin de François est un vrai démon depuis qu'il se doute que nous avons emballé le grand frère.
—Ah çà! mais est-ce qu'on va les laisser dans la chambre d'en haut pendant que nous allons quitter l'île? Leur fenêtre n'est pas grillée; ils n'ont qu'à descendre en dehors...
À ce moment, des cris et des sanglots, partant de la maison, attirèrent l'attention de Calebasse et de Nicolas.
Ils virent la porte du rez-de-chaussée, jusqu'alors ouverte, se fermer violemment, une minute après, la figure pâle et sinistre de la mère Martial apparut à travers les barreaux de la fenêtre de la cuisine.
De son long bras décharné, la veuve du supplicié fit signe à ses enfants de venir à elle.
—Allons, il y a du grabuge; je parie que c'est encore François qui se rebiffe, dit Nicolas. Gredin de Martial! Sans lui, ce gamin-là aurait été tout seul. Veille toujours bien: et si tu vois les deux femelles, appelle-moi.
Pendant que Calebasse, remontée sur son banc, épiait au loin la venue de Mme Séraphin et de la Goualeuse, Nicolas entra dans la maison.
La petite Amandine, agenouillée au milieu de la cuisine, sanglotait et demandait grâce pour son frère François.
Irrité, menaçant, celui-ci, acculé dans un des angles de cette pièce, brandissait la hachette de Nicolas et semblait décidé à apporter cette fois une résistance désespérée aux volontés de sa mère.
Toujours impassible, toujours silencieuse, montrant à Nicolas l'entrée du caveau qui s'ouvrait dans la cuisine et dont la porte était entrebâillée, la veuve fit signe à son fils d'y enfermer François.
—On ne m'enfermera pas là-dedans! s'écria l'enfant déterminé dont les yeux brillaient comme ceux d'un jeune chat sauvage. Vous voulez nous y laisser mourir de faim avec Amandine, comme notre frère Martial.
—Maman... pour l'amour de Dieu, laissez-nous en haut dans notre chambre, comme hier, demanda la petite fille d'un ton suppliant, en joignant les mains... dans le caveau noir, nous aurons trop peur.
La veuve regarda Nicolas d'un air impatient, comme pour lui reprocher de n'avoir pas encore exécuté ses ordres, puis, d'un nouveau geste impérieux, lui désigna François.
Voyant son frère s'avancer vers lui, le jeune garçon brandit sa hachette d'un air désespéré et s'écria:
—Si on veut m'enfermer là, que ce soit ma mère, mon frère ou Calebasse, tant pis... je frappe, et la hache coupe.
Ainsi que la veuve, Nicolas sentait l'imminente nécessité d'empêcher les deux enfants d'aller au secours de Martial pendant que la maison resterait seule, et aussi de leur dérober la connaissance des scènes qui allaient se passer, car de leur fenêtre on découvrait la rivière, où l'on voulait noyer Fleur-de-Marie.
Mais Nicolas, aussi féroce que lâche, et se souciant peu de recevoir un coup de la dangereuse hachette dont son jeune frère était armé, hésitait à s'approcher de lui.
La veuve, courroucée de l'hésitation de son fils aîné, le poussa rudement par l'épaule au-devant de François.
Mais Nicolas, reculant de nouveau, s'écria:
—Quand il m'aura blessé, qu'est-ce que je ferai, la mère? Vous savez bien que je vais avoir besoin de mes bras tout à l'heure, et je me ressens encore du coup que ce gueux de Martial m'a donné.
La veuve haussa les épaules avec mépris et fit un pas vers François.
—N'approchez pas, ma mère, s'écria François furieux, ou vous allez me payer tous les coups que vous nous avez donnés à nous deux Amandine.
—Mon frère, laisse-toi plutôt renfermer. Oh! mon Dieu, ne frappe pas notre mère! s'écria Amandine épouvantée.
Tout à coup Nicolas vit sur une chaise une grande couverture de laine dont on s'était servi pour le repassage; il la saisit, la déploya à moitié et la lança adroitement sur la tête de François, qui, malgré ses efforts, se trouvant engagé sous ses plis épais, ne put faire usage de son arme.
Alors Nicolas se précipita sur lui et, aidé de sa mère, il le porta dans le caveau.
Amandine était restée agenouillée au milieu de la cuisine; dès qu'elle vit le sort de son frère, elle se leva vivement et, malgré sa terreur, alla d'elle-même le rejoindre dans le sombre réduit.
La porte fut fermée à double tour sur le frère et sur la sœur.
—C'est pourtant la faute de ce gueux de Martial si ces enfants sont maintenant comme des déchaînés après nous, s'écria Nicolas.
—On n'entend plus rien dans sa chambre depuis ce matin, dit la veuve d'un air pensif, et elle tressaillit; plus rien...
—C'est ce qui prouve, la mère, que tu as bien fait de dire tantôt au père Férot, le pêcheur d'Asnières, que Martial était depuis deux jours dans son lit malade à crever. Comme ça, quand tout sera dit, on ne s'étonnera de rien.
Après un moment de silence, et comme si elle eût voulu échapper à une pensée pénible, la veuve reprit brusquement:
—La Chouette est venue ici pendant que j'étais à Asnières?
—Oui, la mère.
—Pourquoi n'est-elle pas restée pour nous accompagner chez Bras-Rouge? Je me défie d'elle.
—Bah! vous vous défiez de tout le monde, la mère: aujourd'hui c'est de la Chouette, hier c'était de Bras-Rouge.
—Bras-Rouge est libre, mon fils est à Toulon, et ils avaient commis le même vol.
—Quand vous répéterez toujours cela... Bras-Rouge a échappé parce qu'il est fin comme l'ambre, voilà tout. La Chouette n'est pas restée ici parce qu'elle avait rendez-vous à deux heures, près de l'Observatoire, avec le grand monsieur en deuil au compte de qui elle a enlevé cette jeune fille de campagne avec l'aide du Maître d'école et de Tortillard, même que c'était Barbillon qui menait le fiacre que ce grand monsieur en deuil avait loué pour cette affaire. Voyons, la mère, comment voulez-vous que la Chouette nous dénonce, puisqu'elle nous dit les coups qu'elle monte, et que nous ne lui disons pas les nôtres? Car elle ne sait rien de la noyade de tout à l'heure. Soyez tranquille, allez, la mère, les loups ne se mangent pas, la journée sera bonne; quand je pense que la courtière a souvent pour des vingt, des trente mille francs de diamants dans son sac, et qu'avant deux heures nous la tiendrons dans le caveau de Bras-Rouge!... Trente mille francs de diamants!... Pensez donc!
—Et pendant que nous tiendrons la courtière, Bras-Rouge restera en dehors de son cabaret? dit la veuve d'un air soupçonneux.
—Et où voulez-vous qu'il soit? S'il vient quelqu'un chez lui, ne faut-il pas qu'il réponde et qu'il empêche d'approcher de l'endroit où nous ferons notre affaire?
—Nicolas! Nicolas! cria tout à coup Calebasse au-dehors, voilà les deux femmes.
—Vite, vite, la mère, votre châle; je vais vous conduire à terre, ça sera autant de fait, dit Nicolas.
La veuve avait remplacé sa marmotte de deuil par un bonnet de tulle noir. Elle s'enveloppa dans un grand châle de tartan à carreaux gris et blancs, ferma la porte de la cuisine, plaça la clef derrière un des volets du rez-de-chaussée et suivit son fils à l'embarcadère.
Presque malgré elle, avant de quitter l'île, elle jeta un long regard sur la fenêtre de Martial, fronça les sourcils, pinça ses lèvres; puis, après un brusque et nouveau tressaillement, elle murmura tout bas: «C'est sa faute, c'est sa faute.»
—Nicolas, les vois-tu... là-bas, le long de la butte? il y a une paysanne et une bourgeoise, s'écria Calebasse en montrant, de l'autre côté de la rivière, Mme Séraphin et Fleur-de-Marie qui descendaient un petit sentier contournant un escarpement assez élevé d'où l'on dominait un four à plâtre.
—Attendons le signal, n'allons pas faire de mauvaise besogne, dit Nicolas.
—Tu es donc aveugle? Est-ce que tu ne reconnais pas la grosse femme qui est venue avant-hier! Vois donc son châle orange. Et la petite paysanne, comme elle se dépêche! Elle est encore bonne enfant, celle-là, on voit bien qu'elle ne sait pas ce qui l'attend.
—Oui, je reconnais la grosse femme. Allons, ça chauffe, ça chauffe. Ah çà! convenons bien du coup, Calebasse, dit Nicolas. Je prendrai la vieille et la jeune dans le bachot à soupape, tu me suivras dans l'autre bout à bout, et attention à ramer juste, pour que d'un saut je puisse me lancer dans ton bateau dès que j'aurai fait jouer la trappe et que le mien enfoncera.
—N'aie pas peur, ce n'est pas la première fois que je rame, n'est-ce pas?
—Je n'ai pas peur de me noyer, tu sais comme je nage. Mais, si je ne sautais pas à temps dans l'autre bachot, les femelles, en se débattant contre la noyade, pourraient s'accrocher à moi, et, merci, je n'ai pas envie de faire une pleine eau avec elles.
—La vieille fait signe avec son mouchoir, dit Calebasse; les voilà sur la grève.
—Allons, allons, embarquez, la mère, dit Nicolas en démarrant, venez dans le bachot à soupape. Comme ça, les deux femmes ne se défieront de rien. Et toi, Calebasse, saute dans l'autre, et des bras, ma fille, rame dur. Ah! tiens, prends mon croc, mets-le à côté de toi, il est pointu comme une lance, ça pourra servir, et en route! dit le bandit en plaçant dans le bateau de Calebasse un long croc armé d'un fer aigu.
En peu d'instants les deux bachots, conduits l'un par Nicolas, l'autre par Calebasse, abordèrent sur la grève, où Mme Séraphin et Fleur-de-Marie attendaient depuis quelques minutes.
Pendant que Nicolas attachait son bateau à un pieu placé sur le rivage, Mme Séraphin s'approcha et lui dit tout bas et très-rapidement:
—Dites que Mme Georges nous attend; puis la femme de charge reprit à haute voix:
—Nous sommes un peu en retard, mon garçon?
—Oui, ma brave dame; Mme Georges vous a déjà demandées plusieurs fois.
—Vous voyez, ma chère demoiselle, Mme Georges nous attend, dit Mme Séraphin en se retournant vers Fleur-de-Marie, qui, malgré sa confiance, avait senti son cœur se serrer à l'aspect des sinistres figures de la veuve, de Calebasse et de Nicolas. Mais le nom de Mme Georges la rassura, et elle répondit:
—Je suis aussi bien impatiente de voir Mme Georges, heureusement le trajet n'est pas long.
—Va-t-elle être contente, cette chère dame! dit Mme Séraphin. Puis, s'adressant à Nicolas:—Voyons, mon garçon, approchez encore un peu plus votre bateau que nous puissions monter. Et elle ajouta tout bas: Il faut absolument noyer la petite; si elle revient sur l'eau, replongez-la.
—C'est dit; et vous, n'ayez pas peur, quand je vous ferai signe, donnez-moi la main. Elle enfoncera toute seule, tout est préparé, vous n'avez rien à craindre, répondit tout bas Nicolas. Puis, avec une impassibilité féroce, sans être touché ni de la beauté ni de la jeunesse de Fleur-de-Marie, il lui tendit son bras.
La jeune fille s'y appuya légèrement et entra dans le bateau.
—À vous, ma brave dame, dit Nicolas à Mme Séraphin.
Et il lui offrit la main à son tour.
Fut-ce pressentiment, défiance ou seulement crainte de ne pas sauter assez lestement de l'embarcation dans laquelle se trouvaient Nicolas et la Goualeuse lorsqu'elle coulerait à fond, la femme de charge de Jacques Ferrand dit à Nicolas en se reculant:
—Au fait, moi, j'irai dans le bateau de mademoiselle.
Et elle se plaça près de Calebasse.
—À la bonne heure, dit Nicolas en échangeant un coup d'œil expressif avec sa sœur.
Et, du bout de sa rame, il donna une vigoureuse impulsion à son bachot.
Sa sœur l'imita lorsque Mme Séraphin fut à côté d'elle.
Debout, immobile, sur le rivage, indifférente à cette scène, la veuve, pensive et absorbée, attachait obstinément son regard sur la fenêtre de Martial, que l'on distinguait de la grève à travers les peupliers.
Pendant ce temps, les deux bachots, dont le premier portait Fleur-de-Marie et Nicolas, l'autre Mme Séraphin et Calebasse, s'éloignèrent lentement du bord.