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Les mystères de Paris, Tome III

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X

La protectrice

L'inspectrice entra bientôt avec la Goualeuse dans le petit salon où se trouvait Clémence; la pâleur de la jeune fille s'était légèrement colorée ensuite de son entretien avec la Louve.

—Mme la marquise, touchée des excellents renseignements que je lui ai donnés sur vous, dit Mme Armand à Fleur-de-Marie, désire vous voir, et daignera peut-être vous faire sortir d'ici avant l'expiration de votre peine.

—Je vous remercie, madame, répondit timidement Fleur-de-Marie à Mme Armand, qui la laissa seule avec la marquise.

Celle-ci, frappée de l'expression candide des traits de sa protégée, de son maintien rempli de grâce et de modestie, ne put s'empêcher de se souvenir que la Goualeuse avait, en dormant, prononcé le nom de Rodolphe, et que l'inspectrice croyait la pauvre prisonnière en proie à un amour profond et caché.

Quoique parfaitement convaincue qu'il ne pouvait être question du grand-duc Rodolphe, Clémence reconnaissait que du moins, quant à la beauté, la Goualeuse était digne de l'amour d'un prince...

À l'aspect de sa protectrice, dont la physionomie, nous l'avons dit, respirait une bonté charmante, Fleur-de-Marie se sentit sympathiquement attirée vers elle.

—Mon enfant, lui dit Clémence, en louant beaucoup la douceur de votre caractère et la sagesse exemplaire de votre conduite, Mme Armand se plaint de votre peu de confiance envers elle.

Fleur-de-Marie baissa la tête sans répondre.

—Les habits de paysanne dont vous étiez vêtue lorsqu'on vous a arrêtée, votre silence au sujet de l'endroit où vous demeuriez avant d'être amenée ici, prouvent que vous nous cachez certaines circonstances.

—Madame...

—Je n'ai aucun droit à votre confiance, ma pauvre enfant, je ne voudrais pas vous faire de question importune; seulement on m'assure que si je demandais votre sortie de prison, cette grâce pourrait m'être accordée. Avant d'agir, je désirerais causer avec vous de vos projets, de vos ressources pour l'avenir. Une fois libérée... que ferez-vous? Si, comme je n'en doute pas, vous êtes décidée à suivre la bonne voie où vous êtes entrée, ayez confiance en moi, je vous mettrai à même de gagner honorablement votre vie...

La Goualeuse fut émue jusqu'aux larmes de l'intérêt que lui témoignait Mme d'Harville. Après un moment d'hésitation, elle lui dit:

—Vous daignez, madame, vous montrer pour moi si bienveillante, si généreuse, que je dois peut-être rompre le silence que j'ai gardé jusqu'ici sur le passé... un serment m'y forçait.

—Un serment?

—Oui, madame, j'ai juré de taire à la justice et aux personnes employées dans cette prison par suite de quels événements j'ai été conduite ici; pourtant... si vous vouliez, madame, me faire une promesse...

—Laquelle?

—Celle de me garder le secret, je pourrais, grâce à vous, madame, sans manquer pourtant à mon serment, rassurer des personnes respectables qui, sans doute, sont bien inquiètes de moi.

—Comptez sur ma discrétion; je ne dirai que ce que vous m'autoriserez à dire.

—Oh! merci, madame; je craignais tant que mon silence envers mes bienfaiteurs ne ressemblât à de l'ingratitude!...

Le doux accent de Fleur-de-Marie, son langage presque choisi, frappèrent Mme d'Harville d'un nouvel étonnement.

—Je ne vous cache pas, lui dit-elle, que votre maintien, vos paroles, tout m'étonne au dernier point. Comment, avec une éducation qui paraît distinguée, avez-vous pu...

—Tomber si bas, n'est-ce pas, madame? dit la Goualeuse avec amertume. C'est qu'hélas! cette éducation, il y a bien peu de temps que je l'ai reçue. Je dois ce bienfait à un protecteur généreux, qui, comme vous, madame... sans me connaître... sans même avoir les favorables renseignements qu'on vous a donnés sur moi, m'a prise en pitié...

—Et ce protecteur... quel est-il?

—Je l'ignore, Madame...

—Vous l'ignorez?

—Il ne se fait connaître, dit-on, que par son inépuisable bonté; grâce au ciel, je me suis trouvée sur son passage.

—Et où l'avez-vous rencontré?

—Une nuit... dans la Cité, madame, dit la Goualeuse en baissant les yeux, un homme voulait me battre; ce bienfaiteur inconnu m'a courageusement défendue: telle a été ma première rencontre avec lui.

—C'était donc un homme... du peuple?

—La première fois que je l'ai vu, il en avait le costume et le langage... mais plus tard...

—Plus tard?

—La manière dont il m'a parlé, le profond respect dont l'entouraient les personnes auxquelles il m'a confiée, tout m'a prouvé qu'il avait pris par déguisement l'extérieur d'un de ces hommes qui fréquentent la Cité.

—Mais dans quel but?

—Je ne sais...

—Et le nom de ce protecteur mystérieux, le connaissez-vous?

—Oh! oui, madame, dit la Goualeuse avec exaltation. Dieu merci car je puis sans cesse bénir, adorer ce nom... Mon sauveur s'appelle M. Rodolphe, madame...

Clémence devint pourpre.

—Et n'a-t-il pas d'autre nom?... demanda-t-elle vivement à Fleur-de-Marie.

—Je l'ignore, madame... Dans la ferme où il m'avait envoyée, on ne le connaissait que sous le nom de M. Rodolphe.

—Et son âge?

—Il est jeune encore, madame...

—Et beau?

—Oh! oui... beau, noble... comme son cœur...

L'accent reconnaissant, passionné de Fleur-de-Marie en prononçant ces mots, causa une impression douloureuse à Mme d'Harville.

Un invincible, un inexplicable pressentiment lui disait qu'il s'agissait du prince.

Les remarques de l'inspectrice étaient fondées, pensait Clémence... la Goualeuse aimait Rodolphe... c'était son nom qu'elle avait prononcé pendant son sommeil...

Dans quelles circonstances étranges le prince et cette malheureuse s'étaient-ils rencontrés?

Pourquoi Rodolphe était-il allé déguisé dans la Cité?

La marquise ne put résoudre ces questions.

Seulement elle se souvint de ce que Sarah lui avait autrefois méchamment et faussement raconté des prétendues excentricités de Rodolphe, de ses amours étranges... N'était-il pas, en effet, bizarre, qu'il eût retiré de la fange cette créature d'une ravissante beauté, d'une intelligence peu commune?...

Clémence avait de nobles qualités; mais elle était femme, et elle aimait profondément Rodolphe, quoiqu'elle fût décidée à ensevelir ce secret au plus profond de son cœur...

Sans réfléchir qu'il ne s'agissait sans doute que d'une de ces actions généreuses que le prince était accoutumé de faire dans l'ombre; sans réfléchir qu'elle confondait peut-être avec l'amour un sentiment de gratitude exalté; sans réfléchir enfin que, ce sentiment eût-il été plus tendre, Rodolphe pouvait l'ignorer, la marquise, dans un premier moment d'amertume et d'injustice, ne put s'empêcher de regarder la Goualeuse comme sa rivale.

Son orgueil se révolta en reconnaissant qu'elle rougissait, qu'elle souffrait malgré elle d'une rivalité si abjecte.

Elle reprit donc d'un ton sec, qui contrastait cruellement avec l'affectueuse bienveillance de ses premières paroles:

—Et comment se fait-il, mademoiselle, que votre protecteur vous laisse en prison? Comment vous trouvez-vous ici?

—Mon Dieu! madame, dit timidement Fleur-de-Marie, frappée de ce brusque changement de langage, vous ai-je déplu en quelque chose?...

—Et en quoi pouvez-vous m'avoir déplu? demanda Mme d'Harville avec hauteur.

—C'est qu'il me semble... que tout à l'heure... vous me parliez avec plus de bonté, madame...

—En vérité, mademoiselle, ne faut-il pas que je pèse chacune de mes paroles? Puisque je consens à m'intéresser à vous... j'ai le droit, je pense, de vous adresser certaines questions...

À peine ces mots étaient-ils prononcés que Clémence, pour plusieurs raisons, en regretta la dureté.

D'abord par un louable retour de générosité, puis parce qu'elle songea qu'en brusquant sa rivale elle n'en apprendrait rien de ce qu'elle désirait savoir.

En effet, la physionomie de la Goualeuse, un moment ouverte et confiante, devint tout à coup craintive.

De même que la sensitive, à la première atteinte, referme ses feuilles délicates et se replie sur elle-même... le cœur de Fleur-de-Marie se serra douloureusement.

Clémence reprit doucement, pour ne pas éveiller les soupçons de sa protégée par un revirement trop subit:

—En vérité, je vous le répète, je ne puis comprendre qu'ayant autant à vous louer de votre bienfaiteur, vous soyez ici prisonnière. Comment, après être sincèrement revenue au bien, avez-vous pu vous faire arrêter la nuit dans une promenade qui vous était interdite? Tout cela, je vous l'avoue, me semble extraordinaire... Vous parlez d'un serment qui vous a jusqu'ici imposé le silence... mais ce serment même est si étrange!...

—J'ai dit la vérité, madame...

—J'en suis certaine... il n'y a qu'à vous voir, qu'à vous entendre, pour vous croire incapable de mentir; mais ce qu'il y a d'incompréhensible dans votre situation augmente, irrite encore mon impatiente curiosité; c'est seulement à cela que vous devez attribuer la vivacité de mes paroles de tout à l'heure. Allons... je l'avoue... j'ai eu tort; car bien que je n'aie d'autre droit à vos confidences que mon vif désir de vous être utile, vous m'avez offert de me dire ce que vous n'avez dit à personne, et je suis très-touchée, croyez-moi, pauvre enfant, de cette preuve de votre foi dans l'intérêt que je vous porte... Aussi, je vous le promets, en gardant scrupuleusement votre secret, si vous me le confiez... je ferai mon possible pour arriver au but que vous vous proposez.

Grâce à ce replâtrage assez habile (qu'on nous passe cette trivialité), Mme d'Harville regagna la confiance de la Goualeuse, un moment effarouchée.

Fleur-de-Marie, dans sa candeur, se reprocha même d'avoir mal interprété les mots qui l'avaient blessée.

—Pardonnez-moi, madame, dit-elle à Clémence; j'ai sans doute eu tort de ne pas vous dire tout de suite ce que vous désirez savoir; mais vous m'avez demandé le nom de mon sauveur... malgré moi je n'ai pu résister au bonheur de parler de lui...

—Rien de mieux... cela prouve combien vous lui êtes reconnaissante. Mais par quelle circonstance avez-vous quitté les honnêtes gens chez lesquels il vous avait placée sans doute? Est-ce à cet événement que se rapporte le serment dont vous m'avez parlé?

—Oui, madame; mais, grâce à vous, je crois maintenant pouvoir, tout en restant fidèle à ma parole, rassurer mes bienfaiteurs sur ma disparition...

—Voyons, ma pauvre enfant, je vous écoute.

—Il y a trois mois environ, M. Rodolphe m'avait placée dans une ferme située à quatre ou cinq lieues d'ici...

—Il vous y avait conduite... lui-même?

—Oui, madame... il m'avait confiée à une dame aussi bonne que vénérable... que j'aimai bientôt comme ma mère... Elle et le curé du village, à la recommandation de M. Rodolphe, s'occupèrent de mon éducation...

—Et monsieur... Rodolphe venait-il souvent à la ferme?

—Non, madame... il y est venu trois fois pendant le temps que j'y suis restée.

Clémence ne put cacher un tressaillement de joie.

—Et quand il venait vous voir, cela vous rendait bien heureuse... n'est-ce pas?

—Oh! oui, madame!... C'était pour moi plus que du bonheur... c'était un sentiment mêlé de reconnaissance, de respect, d'admiration et même d'un peu de crainte...

—De la crainte?

—De lui à moi... de lui aux autres... la distance est si grande!...

—Mais... quel est donc son rang?

—J'ignore s'il a un rang, madame.

—Pourtant, vous parlez de la distance qui existe entre lui... et les autres.

—Oh! madame... ce qui le met au-dessus de tout le monde, c'est l'élévation de son caractère... c'est son inépuisable générosité pour ceux qui souffrent... c'est l'enthousiasme qu'il inspire à tous... Les méchants mêmes ne peuvent entendre son nom sans trembler... ils le respectent autant qu'ils le redoutent... Mais, pardon, madame, de parler encore de lui... je dois me taire... je vous donnerais une idée incomplète de celui que l'on doit se borner à adorer en silence... autant vouloir exprimer par des paroles la grandeur de Dieu.

—Cette comparaison...

—Est peut-être sacrilège, madame... Mais est-ce offenser Dieu que de lui comparer celui qui m'a donné la conscience du bien et du mal, celui qui m'a retirée de l'abîme... celui enfin à qui je dois une vie nouvelle?

—Je ne vous blâme pas, mon enfant; je comprends toutes les nobles exagérations. Mais comment avez-vous abandonné cette ferme où vous deviez vous trouver si heureuse?

—Hélas!... cela n'a pas été volontairement, madame!

—Qui vous y a donc forcée?

—Un soir, il y a quelques jours, dit Fleur-de-Marie, tremblant encore à ce récit, je me rendais au presbytère du village, lorsqu'une méchante femme, qui m'avait tourmentée pendant mon enfance... et un homme son complice... qui était embusqué avec elle dans un chemin creux, se jetèrent sur moi, et, après m'avoir bâillonnée, m'emportèrent dans un fiacre.

—Et dans quel but?

—Je ne sais pas, madame. Mes ravisseurs obéissaient, je crois, à des personnes puissantes.

—Quelles furent les suites de cet enlèvement?

—À peine le fiacre était-il en marche que la méchante femme, qui s'appelle la Chouette, s'écria: «J'ai du vitriol, je vais en frotter le visage de la Goualeuse pour la défigurer.»

—Quelle horreur!... malheureuse enfant!... Et qui vous a sauvée de ce danger?

—Le complice de cette femme... un aveugle, nommé le Maître d'école.

—Il a pris votre défense?

—Oui, madame, dans cette occasion et dans une autre encore. Cette fois une lutte s'engagea entre lui et la Chouette... Usant de sa force, le Maître d'école la força de jeter par la portière la bouteille qui contenait le vitriol. Tel est le premier service qu'il m'ait rendu, après avoir pourtant aidé à mon enlèvement... La nuit était profonde... Au bout d'une heure et demie, la voiture s'arrêta, je crois, sur la grande route qui traverse la plaine Saint-Denis; un homme à cheval attendait à cet endroit... «—Eh bien! dit-il, la tenez-vous enfin?—Oui, nous la tenons! répondit la Chouette, qui était furieuse de ce qu'on l'avait empêchée de me défigurer. Si vous voulez vous débarrasser de cette petite, il y a un bon moyen: je vais l'étendre par terre, sur la route, je lui ferai passer les roues de la voiture sur la tête... elle aura l'air d'avoir été écrasée par accident.»

—Mais c'est épouvantable!

—Hélas! madame, la Chouette était bien capable de faire ce qu'elle disait. Heureusement l'homme à cheval lui répondit qu'il ne voulait pas qu'on me fît mal, qu'il fallait seulement me tenir pendant deux mois enfermée dans un endroit d'où je ne pourrais ni sortir ni écrire à personne. Alors la Chouette proposa de me mener chez un homme appelé Bras-Rouge, maître d'une taverne située aux Champs-Élysées. Dans cette taverne, il y avait plusieurs chambres souterraines; l'une d'elles pourrait, disait la Chouette, me servir de prison. L'homme à cheval accepta cette proposition; puis il me promit qu'après être restée deux mois chez Bras-Rouge, on m'assurerait un sort qui m'empêcherait de regretter la ferme de Bouqueval.

—Quel mystère étrange!

—Cet homme donna de l'argent à la Chouette, lui en promit encore lorsqu'on me retirerait de chez Bras-Rouge et partit au galop de son cheval. Notre fiacre continua sa route vers Paris. Peu de temps avant d'arriver à la barrière, le Maître d'école dit à la Chouette: «Tu veux enfermer la Goualeuse dans une des caves de Bras-Rouge; tu sais bien qu'étant près de la rivière, ces caves sont dans l'hiver toujours submergées!... Tu veux donc la noyer?—Oui», répondit la Chouette.

—Mais, mon Dieu! qu'aviez-vous donc fait à cette horrible femme?

—Rien, madame, et depuis mon enfance elle s'est toujours ainsi acharnée sur moi... Le Maître d'école lui répondit: «—Je ne veux pas qu'on noie la Goualeuse; elle n'ira pas chez Bras-Rouge.»—La Chouette était aussi étonnée que moi, madame, d'entendre cet homme me défendre ainsi. Elle se mit alors dans une colère horrible et jura qu'elle me conduirait chez Bras-Rouge, malgré le Maître d'école. «—Je t'en prie, dit celui-ci, car je tiens la Goualeuse par le bras, je ne la lâcherai pas et je t'étranglerai si tu t'approches d'elle.—Mais que veux-tu donc en faire alors? s'écria la Chouette, puisqu'il faut qu'elle disparaisse pendant deux mois sans qu'on sache où elle est?—Il y a un moyen, dit le Maître d'école; nous allons aller aux Champs-Élysées, nous ferons stationner le fiacre à quelque distance d'un corps de garde; tu iras chercher Bras-Rouge à sa taverne; il est minuit, tu le trouveras, tu le ramèneras, il prendra la Goualeuse et il la conduira au poste, en déclarant que c'est une fille de la Cité qu'il a trouvée rôdant autour de son cabaret. Comme les filles sont condamnées à trois mois de prison quand on les surprend aux Champs-Élysées, et que la Goualeuse est encore inscrite à la police, on l'arrêtera, on la mettra à Saint-Lazare, où elle sera aussi bien gardée et cachée que dans la cave de Bras-Rouge.—Mais, reprit la Chouette, la Goualeuse ne se laissera pas arrêter. Une fois au corps de garde, elle dira que nous l'avons enlevée, elle nous dénoncera. En supposant même qu'on l'emprisonne, elle écrira à ses protecteurs, tout sera découvert.—Non, elle ira en prison de bonne volonté, reprit le Maître d'école, et elle va jurer de ne nous dénoncer à personne tant qu'elle restera à Saint-Lazare, ni ensuite non plus; elle me doit cela, car je l'ai empêchée d'être défigurée par toi, la Chouette, et noyée chez Bras-Rouge. Mais si, après avoir juré de ne pas parler, elle avait le malheur de le faire, nous mettrions la ferme de Bouqueval à feu et à sang. Puis, s'adressant à moi, le Maître d'école ajouta:—Décide-toi; fais le serment que je te demande; tu en seras quitte pour aller deux mois en prison; sinon je t'abandonne à la Chouette, qui te mènera dans la cave de Bras-Rouge, où tu seras noyée. Voyons, dépêche-toi... Je sais que si tu fais le serment, tu le tiendras.»

—Et vous avez juré?

—Hélas! oui, madame, tant je craignais d'être défigurée par la Chouette ou d'être noyée par elle dans une cave... Cela me paraissait affreux... Une autre mort m'eût paru moins effrayante; je n'aurais peut-être pas cherché à y échapper.

—Quelle idée sinistre, à votre âge!... dit Mme d'Harville en regardant la Goualeuse avec surprise. Une fois sortie d'ici, remise aux mains de vos bienfaiteurs, ne serez-vous pas bien heureuse? Votre repentir n'aura-t-il pas effacé le passé?

—Est-ce que le passé s'efface? Est-ce que le passé s'oublie? Est-ce que le repentir tue la mémoire, madame? s'écria Fleur-de-Marie d'un ton si désespéré que Clémence tressaillit.

—Mais toutes les fautes se rachètent, malheureuse enfant!

—Et le souvenir de la souillure... madame, ne devient-il pas de plus en plus terrible à mesure que l'âme s'épure, à mesure que l'esprit s'élève! Hélas! plus vous montez, plus l'abîme dont vous sortez vous paraît profond.

—Ainsi, vous renoncez à tout espoir de réhabilitation, de pardon?

—De la part des autres... non, madame; vos bontés prouvent que l'indulgence ne manque jamais aux remords.

—Vous serez donc la seule impitoyable envers vous?

—Les autres pourront ignorer, pardonner, oublier ce que j'ai été... Moi, madame, je ne pourrai jamais l'oublier...

—Et quelquefois vous désirez mourir?

—Quelquefois! dit la Goualeuse en souriant avec amertume. Puis elle reprit, après un moment de silence: Quelquefois... oui, madame.

—Pourtant, vous craigniez d'être défigurée par cette horrible femme; vous teniez donc à votre beauté, pauvre petite? Cela annonce que la vie a encore quelque attrait pour vous. Courage donc, courage!...

—C'est peut-être une faiblesse de penser cela; mais si j'étais belle, comme vous le dites, madame, je voudrais mourir belle en prononçant le nom de mon bienfaiteur...

Les yeux de Mme d'Harville se remplirent de larmes.

Fleur-de-Marie avait dit ces derniers mots si simplement; ses traits angéliques, pâles, abattus, son douloureux sourire, étaient tellement d'accord avec ses paroles, qu'on ne pouvait douter de la réalité de son funeste désir.

Mme d'Harville était douée de trop de délicatesse pour ne pas sentir ce qu'il y avait d'inexorable, de fatal dans cette pensée de la Goualeuse:

«Je n'oublierai jamais ce que j'ai été...»

Idée fixe, incessante, qui devait dominer, torturer la vie de Fleur-de-Marie.

Clémence, honteuse d'avoir un instant méconnu la générosité toujours si désintéressée du prince, regrettait aussi de s'être laissé entraîner à un mouvement de jalousie absurde contre la Goualeuse, qui exprimait avec une naïve exaltation sa reconnaissance envers son protecteur.

Chose étrange, l'admiration que cette pauvre prisonnière ressentait si vivement pour Rodolphe augmentait peut-être encore l'amour profond que Clémence devait toujours lui cacher.

Elle reprit, pour fuir ces pensées:

—J'espère qu'à l'avenir vous serez moins sévère pour vous-même. Mais parlons de votre serment; maintenant je m'explique votre silence. Vous n'avez pas voulu dénoncer ces misérables?

—Quoique le Maître d'école eût pris part à mon enlèvement, il m'avait deux fois défendue... j'aurais craint d'être ingrate envers lui.

—Et vous vous êtes prêtée aux desseins de ces monstres?

—Oui, madame... j'étais si effrayée! La Chouette alla chercher Bras-Rouge; il me conduisit au corps de garde, disant qu'il m'avait trouvée rôdant autour de son cabaret; je ne l'ai pas nié, on m'a arrêtée et l'on m'a conduite ici.

—Mais vos amis de la ferme doivent être en proie à une inquiétude mortelle?

—Hélas madame, dans mon premier mouvement d'épouvante, je n'avais pas réfléchi que mon serment m'empêcherait de les rassurer... Maintenant cela me désole... Mais je crois, n'est-ce pas? que, sans manquer à ma parole, je puis vous prier d'écrire à Mme Georges, à la ferme de Bouqueval, de n'avoir aucune inquiétude à mon égard, sans lui apprendre pourtant où je suis, car j'ai promis de le taire...

—Mon enfant, ces précautions deviendront inutiles si, à ma recommandation, on vous fait grâce. Demain vous retournerez à la ferme, sans avoir trahi pour cela votre serment; plus tard vous consulterez vos bienfaiteurs pour savoir jusqu'à quel point vous engage cette promesse arrachée par la menace.

—Vous croyez, madame... que, grâce à vos bontés... je puis espérer de sortir bientôt d'ici?

—Vous méritez tant d'intérêt que je réussirai, j'en suis sûre; et je ne doute pas qu'après-demain vous ne puissiez aller vous-même rassurer vos bienfaiteurs...

—Mon Dieu, madame, comment ai-je pu mériter tant de bontés de votre part? Comment les reconnaître?...

—En continuant de vous conduire comme vous faites. Je regrette seulement de ne pouvoir rien faire pour votre avenir; c'est un bonheur que vos amis se sont réservé...

Mme Armand entra tout à coup d'un air consterné.

—Madame la marquise, dit-elle à Clémence avec hésitation, je suis désolée du message que j'ai à remplir auprès de vous.

—Que voulez-vous dire, madame?...

—M. le duc de Lucenay est en bas... il vient de chez vous, madame...

—Mon Dieu, vous m'effrayez; qu'y a-t-il?

—Je l'ignore, madame; mais M. de Lucenay est chargé pour vous, dit-il, d'une nouvelle... aussi triste qu'imprévue... Il a appris chez Mme la duchesse, sa femme, que vous étiez ici, et il est venu en toute hâte...

—Une triste nouvelle!... se dit Mme d'Harville. Puis, tout à coup, elle s'écria avec un accent déchirant: Ma fille... ma fille... peut-être!... Oh! parlez, madame!...

—J'ignore, madame...

—Oh! de grâce, de grâce, madame, conduisez-moi auprès de M. de Lucenay! s'écria Mme d'Harville en sortant, tout éperdue, suivie de Mme Armand.

—Pauvre mère! dit tristement la Goualeuse en suivant Clémence du regard. Oh! non... c'est impossible!... Au moment même où elle vient de se montrer si bienveillante pour moi, un tel coup la frapper!... Non, non, encore une fois, c'est impossible.


XI

Une intimité forcée

Nous conduirons le lecteur dans la maison de la rue du Temple, le jour du suicide de M. d'Harville, vers les trois heures du soir.

M. Pipelet, seul dans sa loge, travailleur consciencieux et infatigable, s'occupait de restaurer la botte qui lui était plus d'une fois tombée des mains lors de la dernière et audacieuse incartade de Cabrion.

La physionomie du chaste portier était abattue et beaucoup plus mélancolique que de coutume.

Ainsi qu'un soldat, dans l'humiliation de sa défaite, passe tristement la main sur la cicatrice de ses blessures, souvent M. Pipelet poussait un profond soupir, s'interrompait de travailler et promenait un doigt tremblant sur la cassure transversale dont son vénérable chapeau tromblon avait été sillonné par la main insolente de Cabrion.

Alors tous les chagrins, toutes les inquiétudes, toutes les craintes d'Alfred se réveillaient en songeant aux inconcevables et incessantes poursuites du rapin.

M. Pipelet n'avait pas un esprit très-étendu, très-élevé; son imagination n'était pas des plus vives ni des plus poétiques, mais il possédait un sens très-droit, très-solide et très-logique.

Malheureusement, par une conséquence naturelle de la rectitude de son jugement, ne pouvant comprendre l'excentrique et folle portée de ce qu'en langage d'atelier on appelle une charge, M. Pipelet s'efforçait de trouver des motifs raisonnables, possibles, à la conduite exorbitante de Cabrion, et il se posait à ce sujet une foule de questions insolubles.

Aussi quelquefois, nouveau Pascal, se sentait-il saisi de vertige à force de sonder l'abîme sans fond que le génie infernal du peintre avait creusé sous ses pas.

Que de fois, blessé dans ses épanchements, il avait été forcé de se replier sur lui-même, grâce au pyrrhonisme effréné de Mme Pipelet, qui, ne s'arrêtant qu'aux faits et dédaignant d'approfondir les causes, considérait grossièrement la conduite incompréhensible de Cabrion à l'égard d'Alfred comme une simple farce!

M. Pipelet, homme sérieux et grave, ne pouvait admettre une telle interprétation; il gémissait de l'aveuglement de sa femme; sa dignité d'homme se révoltait à cette pensée qu'il pouvait être le jouet d'une combinaison aussi vulgaire: une farce... Il était absolument convaincu que la conduite inouïe de Cabrion cachait quelque complot ténébreux dissimulé sous une frivole apparence.

Nous l'avons dit, c'est à résoudre ce funeste problème que l'homme au chapeau tromblon épuisait incessamment sa puissance dialectique.

—Je porterais plutôt ma tête sur l'échafaud, disait cet homme austère, qui, dès qu'il les touchait, agrandissait immensément les questions, je porterais ma tête sur l'échafaud plutôt que d'admettre que, dans l'unique intention de faire une plaisanterie stupide, Cabrion s'acharne si opiniâtrement contre moi; on ne fait une farce que pour la galerie. Or, dans sa dernière entreprise, cette créature malfaisante n'avait aucun témoin; il a agi seul et dans l'ombre, comme toujours; il s'est clandestinement introduit dans la solitude de ma loge pour déposer sur mon front indigné son hideux baiser. Et cela, je le demanderai à toute personne désintéressée: dans quel but? Ce n'était pas par bravade... personne ne le voyait; ce n'était pas par plaisir... les lois de la nature s'y opposent; ce n'était pas par amitié... je n'ai qu'un ennemi au monde, c'est lui. Il faut donc reconnaître qu'il y a là un mystère que ma raison ne peut pénétrer! Alors, où tend ce plan diabolique, concerté de longue main et poursuivi avec une persistance qui m'épouvante? Voilà ce que je ne puis comprendre; c'est l'impossibilité où je suis de soulever ce voile qui peu à peu me mine et me consume!

Telles étaient les réflexions pénibles de M. Pipelet au moment où nous les présentons au lecteur.

L'honnête portier venait même de raviver ses plaies toujours saignantes en portant mélancoliquement la main à la cassure de son chapeau, lorsqu'une voix perçante, partant d'un des étages supérieurs de la maison, fit retentir ces mots dans la cage sonore de l'escalier:

—Vite, vite, monsieur Pipelet, montez... dépêchez-vous!

—Je ne connais pas cet organe, dit Alfred, après un moment d'audition réfléchie; et il laissa tomber sur ses genoux son avant-bras chaussé de la botte qu'il réparait.

—Monsieur Pipelet, dépêchez-vous donc! répéta la voix d'un ton pressant.

—Cet organe m'est complètement étranger. Il est mâle, il m'appelle, lui... voilà ce que je puis affirmer... Ça n'est pas une raison suffisante pour que j'abandonne ma loge... La laisser seule... la déserter en l'absence de mon épouse... jamais! s'écria héroïquement Alfred, jamais!!

—Monsieur Pipelet, reprit la voix, montez donc vite... Mme Pipelet se trouve mal!...

—Anastasie!... s'écria Alfred en se levant de son siège; puis il retomba, en se disant à lui-même: «Enfant que je suis... c'est impossible, mon épouse est sortie il y a une heure! Oui, mais ne peut-elle pas être rentrée sans que je l'aie aperçue? Ceci serait peu régulier; mais je dois déclarer que cela peut être.»

—Monsieur Pipelet, montez donc, j'ai votre femme entre les bras!

—On a mon épouse entre les bras! dit M. Pipelet en se levant brusquement.

—Je ne puis pas délacer Mme Pipelet tout seul! ajouta la voix.

Ces mots firent un effet magique sur Alfred; il devint pourpre; sa chasteté se révolta.

—L'organe mâle et inconnu parler de délacer Anastasie! s'écria-t-il, je m'y oppose! Je le défends!!

Et il se précipita hors de sa loge; mais, sur le seuil, il s'arrêta.

M. Pipelet se trouvait dans une de ces positions horriblement critiques et éminemment dramatiques souvent exploitées par les poëtes. D'un côté le devoir le retenait dans sa loge; d'un autre côté sa pudique et conjugale susceptibilité l'appelait aux étages supérieurs de la maison.

Au milieu de ces perplexités terribles, la voix reprit:

—Vous ne venez pas, monsieur Pipelet!... Tant pis... je coupe les cordons et je ferme les yeux!...

Cette menace décida M. Pipelet.

—Môssieurr..., s'écria-t-il d'une voix de stentor, en sortant éperdument de la loge, au nom de l'honneur, je vous adjure, môssieurr, de ne rien couper, de laisser mon épouse intacte!... Je monte... Et Alfred s'élança dans les ténèbres de l'escalier, en laissant, dans son trouble, la porte de sa loge ouverte.

À peine l'eut-il quittée que tout à coup un homme y entra vivement, prit sur la table le marteau du savetier, sauta sur le lit, et, au moyen de quatre pointes fichées d'avance à chaque coin d'un épais carton qu'il tenait à la main, cloua ce carton dans le fond de l'obscure alcôve de M. Pipelet, puis disparut.

Cette opération fut faite si prestement que le portier, s'étant souvenu presque au même instant qu'il avait laissé la porte de sa loge ouverte, redescendit précipitamment, la ferma, emporta la clef et remonta sans pouvoir soupçonner que quelqu'un était entré chez lui. Après cette mesure de précaution, Alfred s'élança de nouveau au secours d'Anastasie en criant de toutes ses forces:

—Môssieurr, ne coupez rien... je monte... me voici... je mets mon épouse sous la sauvegarde de votre délicatesse!

Le digne portier devait tomber d'étonnement en étonnement.

À peine avait-il de nouveau gravi les premières marches de l'escalier qu'il entendit la voix d'Anastasie, non pas à l'étage supérieur, mais dans l'allée.

Cette voix, plus glapissante que jamais, s'écriait:

—Alfred! comment, tu laisses la loge seule?... Où es-tu donc, vieux coureur?

À ce moment, M. Pipelet allait poser son pied droit sur le palier du premier étage; il resta pétrifié, la tête tournée vers le bas de l'escalier, la bouche béante, les yeux fixes, le pied levé.

—Alfred!!! cria de nouveau Mme Pipelet.

«Anastasie est en bas... elle n'est donc pas en haut occupée à se trouver mal!... se dit M. Pipelet, fidèle à son argumentation logique et serrée. Mais alors... cet organe mâle et inconnu qui me menaçait de la délacer, quel est-il?... C'est donc un imposteur?... Il se fait donc un jeu cruel de mon inquiétude?... Quel est son dessein? Il se passe ici quelque chose d'extraordinaire... Il n'importe. «Fais ton devoir, advienne que pourra...» Après avoir été répondre à mon épouse, je remonterai pour éclaircir ce mystère et vérifier cet organe.»

M. Pipelet descendit fort inquiet et se trouva face à face avec sa femme.

—C'est toi! lui dit-il.

—Eh bien! oui, c'est moi; qui veux-tu que ça soye?

—C'est toi, ma vue ne m'abuse point?

—Ah çà! qu'est-ce que tu as encore à faire tes gros yeux en boules de loto? Tu me regardes comme si tu allais me manger...

—C'est que ta présence me révèle qu'il se passe ici des choses... des choses...

—Quelles choses? Voyons, donne-moi la clef de la loge; pourquoi la laisses-tu seule? Je reviens du bureau des diligences de Normandie, où j'étais allée en fiacre porter la malle de M. Bradamanti, qui ne veut pas qu'on sache qu'il part ce soir et qui ne se fie pas à ce petit gueux de Tortillard... et il a raison!

En disant ces mots, Mme Pipelet prit la clef que son mari tenait à la main, ouvrit la loge et y précéda son mari.

À peine le couple était-il rentré qu'un personnage, descendant légèrement l'escalier, passa rapidement et inaperçu devant la loge.

C'était l'organe mâle qui avait si vivement excité les inquiétudes d'Alfred.

M. Pipelet s'assit lourdement sur sa chaise et dit à sa femme d'une voix émue:

—Anastasie... je ne me sens pas dans mon assiette accoutumée; il se passe ici des choses... des choses...

—Voilà que tu rabâches encore; mais il s'en passe partout, des choses! Qu'est-ce que tu as? Voyons... ah çà! mais tu es tout en eau... tout en nage... mais tu viens donc de faire un effort. Il ruisselle... ce vieux chéri!

—Oui, je ruisselle... et j'en ai le droit... et M. Pipelet passa la main sur son visage baigné de sueur, car il se passe ici des choses à vous renverser...

—Qu'est-ce qu'il y a encore? Tu ne peux jamais te tenir en repos... Il faut toujours que tu trottes comme un chat maigre, au lieu de rester tranquille sur ta chaise à garder la loge.

—Anastasie, vous êtes injuste... en disant que je trotte comme un chat maigre. Si je trotte... c'est pour vous.

—Pour moi?

—Oui... Pour vous épargner un outrage dont nous eussions tous les deux gémi et rougi... j'ai déserté un poste que je considère comme aussi sacré que la guérite du soldat...

—On voulait me faire outrage, à moi?

—Ce n'était pas à vous... puisque l'outrage dont on vous menaçait devait s'accomplir là-haut, et que vous étiez sortie... mais...

—Que le diable m'emporte si je comprends rien à ce que tu me chantes là! Ah çà! est-ce que décidément tu perds la boule?... Tiens, vois-tu... je finirai par croire que tu as des absences... un coup de marteau... et ça par la faute de ce gredin de Cabrion, que Dieu confonde!... Depuis sa farce de l'autre jour je ne te reconnais plus, tu as l'air tout ahuri... cet être-là sera donc toujours ton cauchemar?

À peine Anastasie avait-elle prononcé ces mots qu'il se passa une chose étrange.

Alfred se tenait assis, le visage tourné du côté du lit.

La loge était éclairée par la clarté blafarde d'un jour d'hiver et par une lampe. À la lueur de ces deux lumières douteuses, M. Pipelet, au moment où sa femme prononça le nom de Cabrion, crut voir apparaître dans l'ombre de l'alcôve la figure immobile et narquoise du peintre.

C'était lui, son chapeau pointu, ses longs cheveux, son visage maigre, son rire satanique, sa barbe en pointe et son regard fascinateur...

Un moment M. Pipelet crut rêver; il passa sa main sur ses yeux... se croyant le jouet d'une illusion...

Ce n'était pas une illusion...

Rien de plus réel que cette apparition...

Chose effrayante, on ne voyait pas de corps... mais seulement une tête, dont la carnation vivante se détachait de l'obscurité de l'alcôve...

À cette vue, M. Pipelet se renversa brusquement en arrière sans prononcer une parole; il leva le bras droit vers le lit et désigna cette terrible vision d'un geste si épouvanté que Mme Pipelet se retourna pour chercher la cause d'un effroi qu'elle partagea bientôt, malgré sa crânerie habituelle.

Elle recula de deux pas, saisit avec force la main d'Alfred et s'écria:

—CABRION!!!

—Oui!... murmura M. Pipelet d'une voix éteinte et caverneuse, en fermant les yeux.

La stupeur des deux époux faisait le plus grand honneur au talent de l'artiste qui avait admirablement peint sur carton les traits de Cabrion.

Sa première surprise passée, Anastasie, intrépide comme une lionne, courut au lit, y monta, et, non sans un certain saisissement, arracha le carton du mur où il avait été cloué.

L'amazone couronna cette vaillante entreprise en poussant comme un cri de guerre son exclamation favorite:

—Et alllllez donc!...

Alfred, les yeux toujours fermés, les mains tendues en avant, restait immobile, ainsi qu'il en avait pris l'habitude dans les circonstances critiques de sa vie. L'oscillation convulsive de son chapeau tromblon révélait seule de temps à autre la violence contenue de ses émotions intérieures.

—Ouvre donc l'œil, vieux chéri, dit Mme Pipelet triomphante, ça n'est rien... c'est une peinture... le portrait de ce scélérat de Cabrion!... Tiens, regarde comme je le trépigne! Et Anastasie, dans son indignation, jeta la peinture à terre et la foula aux pieds en s'écriant: Voilà comme je voudrais l'arranger en chair et en os, le gredin. Puis, ramassant le portrait: Vois, maintenant, il porte mes marques... regarde donc!

Alfred secoua négativement la tête sans dire un mot, et en faisant signe à sa femme d'éloigner de lui cette image détestée.

—A-t-on vu un effronté pareil!... Ça n'est pas tout... il y a écrit au bas, en lettres rouges: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie, dit la portière en examinant le carton à la lumière.

—«Son bon ami... pour la vie!...» murmura Alfred.

Et il leva les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de cette nouvelle et outrageante ironie.

—Mais à propos, comment ça se fait-il? dit Anastasie, ce portrait n'y était pas ce matin quand j'ai fait le lit, bien sûr... tu avais tout à l'heure emporté la clef de la loge avec toi, personne n'a donc pu y entrer pendant ton absence. Comment donc, encore une fois, ce portrait se trouve-t-il ici?... Ah çà! est-ce que par hasard ce serait toi qui l'aurais mis là, vieux chéri?

À cette monstrueuse hypothèse, Alfred bondit sur son siège; il ouvrit des yeux furieux, menaçants.

—Moi... moi, accrocher dans mon alcôve le portrait de cet être malfaisant qui, non content de me persécuter de son odieuse présence, me poursuit encore la nuit en rêve, le jour en peinture! Mais vous voulez donc me rendre fou, Anastasie... fou à lier?...

—Eh bien! après? Quand pour avoir la paix, tu te serais raccommodé... avec Cabrion pendant mon absence... où serait le grand mal?

—Moi... raccommodé avec... Ô mon Dieu! vous l'entendez!...

—Et alors... il t'aurait donné son portrait... en gage de bonne amitié... Si ça est, ne t'en défends pas...

—Anastasie!...

—Si ça est, il faut convenir que tu es capricieux comme une jolie femme.

—Mon épouse!

—Mais, enfin, il faut bien que ça soit toi qui aies accroché ce portrait?

—Moi!... Ô mon Dieu! mon Dieu!...

—Mais... qui est-ce, alors?

—Vous, madame...

—Moi!...

—Oui! s'écria M. Pipelet avec égarement, c'est vous, j'ai besoin de croire que c'est vous. Ce matin, ayant le dos tourné au lit, je ne me serai aperçu de rien.

—Mais... vieux chéri...

—Je vous dis qu'il faut que ça soit vous... sinon je croirai que c'est le diable... puisque je n'ai pas quitté la loge, et que lorsque je suis monté en haut pour répondre à l'appel de l'organe mâle j'avais la clef. La porte était bien fermée, c'est vous qui l'avez ouverte... Niez cela?

—C'est ma foi, vrai!

—Vous avouez donc?

—J'avoue que je n'y comprends rien... C'est une farce, et elle est joliment faite... faut être juste.

—Une farce! s'écria M. Pipelet, emporté par une indignation délirante. Ah! vous y voilà encore, une farce! Je vous dis, moi, que tout cela cache quelque trame abominable... il y a quelque chose là-dessous. C'est un coup monté... un complot. On dissimule l'abîme sous des fleurs, on tente de m'étourdir pour m'empêcher de voir le précipice où l'on veut me plonger... Il ne me reste plus qu'à me mettre sous la protection des lois... Heureusement, Dieu protège la France.

Et M. Pipelet se dirigea vers la porte.

—Où vas-tu donc, vieux chéri?

—Chez M. le commissaire... déposer ma plainte et ce portrait, comme preuve des persécutions dont on m'accable.

—Mais de quoi te plaindras-tu?

—De quoi je me plaindrai? Comment! mon ennemi le plus acharné trouvera moyen par des procédés frauduleux... de me forcer à avoir son portrait chez moi, jusque dans mon lit nuptial, et les magistrats ne me prendront pas sous leur égide?... Donnez-moi ce portrait, Anastasie... donnez-le-moi... pas du côté de la peinture... cette vue me révolte! Le traître ne pourra pas nier... il y a de sa main: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie... Pour la vie!... Oui, c'est bien cela... C'est pour avoir ma vie sans doute qu'il me poursuit... et il finira par l'avoir... Je vais vivre dans des alarmes continuelles; je croirai que cet être infernal est là, toujours là! sous le plancher, dans la muraille, au plafond! la nuit, qu'il me regarde dormir aux bras de mon épouse... le jour, qu'il est debout derrière moi, toujours avec son sourire satanique... Et qui me dit qu'en ce moment même il n'est pas ici... tapi quelque part, tapi comme un insecte venimeux? Voyons? y es-tu, monstre? Y es-tu?... s'écria M. Pipelet en accompagnant cette imprécation furibonde d'un mouvement de tête circulaire, comme s'il eût voulu interroger du regard toutes les parties de la loge.

—J'y suis, bon ami! dit affectueusement la voix bien connue de Cabrion.

Ces paroles semblaient sortir du fond de l'alcôve, grâce à un simple effet de ventriloquie; car l'infernal rapin se tenait en dehors de la porte de la loge, jouissant des moindres détails de cette scène. Pourtant, après avoir prononcé ces derniers mots, il s'esquiva prudemment, non sans laisser, ainsi qu'on le verra plus tard, un nouveau sujet de colère, d'étonnement et de méditation à sa victime.

Mme Pipelet, toujours courageuse et sceptique, visita le dessous du lit, les derniers recoins de la loge sans rien découvrir, explora l'allée sans être plus heureuse dans ses recherches, pendant que M. Pipelet, atterré par ce dernier coup, était retombé assis sur sa chaise, dans un état d'accablement désespéré.

—Ça n'est rien, Alfred, dit Anastasie, qui se montrait toujours très-esprit fort, le gredin était caché près de la porte, et, pendant que nous cherchions d'un côté, il se sera sauvé de l'autre. Patience! je l'attraperai un jour, et alors... gare à lui! il mangera mon manche à balai!

La porte s'ouvrit, et Mme Séraphin, femme de charge du notaire Jacques Ferrand, entra dans la loge.

—Bonjour, madame Séraphin, dit Mme Pipelet, qui, voulant cacher à une étrangère ses chagrins domestiques, prit tout à coup un air gracieux et avenant; qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

—D'abord, dites-moi donc ce que c'est que votre nouvelle enseigne?

—Notre nouvelle enseigne?

—Le petit écriteau...

—Un petit écriteau?

—Oui, noir, avec des lettres rouges, qui est accroché au-dessus de la porte de votre allée.

—Comment! Dans la rue?...

—Mais oui, dans la rue, juste au-dessus de votre porte.

—Ma chère madame Séraphin, je donne ma langue aux chiens, je n'y comprends rien du tout; et toi, vieux chéri?

Alfred resta muet.

—Au fait, c'est M. Pipelet que ça regarde, dit Mme Séraphin; il va m'expliquer ça, lui.

Alfred poussa une sorte de gémissement sourd, inarticulé, en agitant son chapeau tromblon.

Cette pantomime signifiait qu'Alfred se reconnaissait incapable de rien expliquer aux autres, étant suffisamment préoccupé d'une infinité de problèmes plus insolubles les uns que les autres.

—Ne faites pas attention, madame Séraphin, reprit Anastasie. Ce pauvre Alfred a sa crampe au pylore, ça le rend tout chose... Mais qu'est-ce que c'est donc que cet écriteau dont vous parlez... peut-être celui du rogomiste d'à côté?

—Mais non, mais non; je vous dis que c'est un petit écriteau accroché tout juste au-dessus de votre porte.

—Allons, vous voulez rire...

—Pas du tout, je viens de le voir en entrant; il y a dessus écrit en grosses lettres: PIPELET ET CABRION FONT COMMERCE D'AMITIÉ ET AUTRES. S'adresser au portier.

—Ah! mon Dieu!... il y a cela écrit au-dessus de notre porte! Entends-tu, Alfred?

M. Pipelet regarda Mme Séraphin d'un air égaré; il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre.

—Il y a cela... dans la rue... sur un écriteau? reprit Mme Pipelet, confondue de cette nouvelle audace.

—Oui, puisque je viens de le lire. Alors je me suis dit: «Quelle drôle de chose! M. Pipelet est cordonnier, de son état, et il apprend aux passants par une affiche qu'il fait «commerce d'amitié» avec un M. Cabrion... Qu'est-ce que cela signifie?... Il y a quelque chose là-dessous... ça n'est pas clair. Mais comme il y a sur l'écriteau: «Adressez-vous au portier», Mme Pipelet va m'expliquer cela.» Mais regardez donc, s'écria tout à coup Mme Séraphin en s'interrompant, votre mari a l'air de se trouver mal... prenez donc garde! Il va tomber à la renverse!...

Mme Pipelet reçut Alfred dans ses bras, à demi pâmé. Ce dernier coup avait été trop violent; l'homme au chapeau tromblon perdit à peu près connaissance en murmurant ces mots:

—Le malheureux! il m'a publiquement affiché!!

—Je vous le disais, madame Séraphin, Alfred a sa crampe au pylore, sans compter un polisson déchaîné qui le mine à coups d'épingle... Ce pauvre vieux chéri n'y résistera pas! Heureusement, j'ai là une goutte d'absinthe, ça va peut-être le remettre sur ses pattes...

En effet, grâce au remède infaillible de Mme Pipelet, Alfred reprit peu à peu ses sens; mais, hélas! à peine renaissait-il à la vie qu'il fut soumis à une nouvelle et cruelle épreuve.

Un personnage d'un âge mûr, honnêtement vêtu et d'une physionomie si candide, ou plutôt si niaise qu'on ne pouvait supposer la moindre arrière-pensée ironique à ce type du gobe-mouche parisien, ouvrit la partie mobile et vitrée de la porte et dit d'un air singulièrement intrigué:

—Je viens de voir écrit sur un écriteau placé au-dessus de cette allée: «Pipelet et Cabrion font commerce d'amitié et autres. Adressez-vous au portier.» Pourriez-vous, s'il vous plaît, me faire l'honneur de m'enseigner ce que cela veut dire, vous qui êtes le portier de la maison?

—Ce que cela veut dire!... s'écria M. Pipelet d'une voix tonnante, en donnant enfin cours à ses ressentiments si longtemps comprimés, cela veut dire que M. Cabrion est un infâme imposteur, môssieur!...

Le gobe-mouche, à cette explosion soudaine et furieuse, recula d'un pas.

Alfred, exaspéré, le regard flamboyant, le visage pourpre, avait le corps à demi sorti de sa loge et appuyait ses deux mains crispées au panneau inférieur de la porte, pendant que les figures de Mme Séraphin et d'Anastasie se dessinaient vaguement sur le second plan, dans la demi-obscurité de la loge.

—Apprenez, môssieur! cria M. Pipelet, que je n'ai aucun commerce avec ce gueux de Cabrion, et celui d'amitié encore moins que tout autre!

—C'est vrai... et il faut que vous soyez depuis bien longtemps en bocal, vieux cornichon que vous êtes, pour venir faire une telle demande! s'écria aigrement la Pipelet, en montrant sa mine hargneuse au-dessus de l'épaule de son mari.

—Madame, dit sentencieusement le gobe-mouche en reculant d'un autre pas, les affiches sont faites pour être lues. Vous affichez, je lis, je suis dans mon droit, et vous n'êtes pas dans le vôtre en me disant une grossièreté!

—Grossièreté vous-même... grigou! riposta Anastasie en montrant les dents.

—Vous êtes une manante!

—Alfred, ton tire-pied, que je prenne mesure de son museau... pour lui apprendre à venir faire le farceur à son âge... vieux paltoquet!

—Des injures, quand on vient vous demander les renseignements que vous indiquez sur votre affiche! Ça ne se passera pas comme ça, madame!

—Mais, môssieur..., s'écria le malheureux portier.

—Mais, monsieur, reprit le gobe-mouche exaspéré, faites amitié tant qu'il vous plaira avec votre M. Cabrion; mais, corbleu! ne l'affichez pas en grosses lettres au nez des passants! Sur ce, je me vois dans l'obligation de vous prévenir que vous êtes un fier malotru, et que je vais déposer ma plainte chez le commissaire.

Et le gobe-mouche s'en alla courroucé.

—Anastasie, dit Pipelet d'une voix dolente, je n'y survivrai pas, je le sens, je suis frappé à mort... je n'ai pas l'espoir de lui échapper. Tu le vois, mon nom est publiquement accolé à celui de ce misérable. Il ose afficher que je fais commerce d'amitié avec lui, et le public le croit; j'en informe... je le dis... je le communique... c'est monstrueux... c'est énorme, c'est une idée infernale; mais il faut que ça finisse... la mesure est comblée... il faut que lui ou moi succombions dans cette lutte!

Et, surmontant son apathie habituelle, M. Pipelet, déterminé à une vigoureuse résolution, saisit le portrait de Cabrion et s'élança vers la porte.

—Où vas-tu, Alfred?

—Chez le commissaire. Je vais enlever en même temps cet infâme écriteau; alors, cet écriteau et ce portrait à la main, je crierai au commissaire: Défendez-moi! Vengez-moi! Délivrez-moi de Cabrion!

—Bien dit, vieux chéri; remue-toi, secoue-toi; si tu ne peux pas enlever l'écriteau, dis au rogomiste de t'aider et de te prêter sa petite échelle. Gueux de Cabrion! Oh! si je le tenais et si je le pouvais, je le mettrais frire dans ma poêle, tant je voudrais le voir souffrir. Oui, il y a des gens que l'on guillotine qui ne l'ont pas autant mérité que lui. Le gredin! je voudrais le voir en Grève, le scélérat!

Alfred fit preuve dans cette circonstance d'une longanimité sublime. Malgré ses terribles griefs contre Cabrion, il eut encore la générosité de manifester quelques sentiments pitoyables à l'égard du rapin.

—Non, dit-il, non, quand même je le pourrais, je ne demanderais pas sa tête!

—Moi, si... si... si, tant pis. Et allez donc! s'écria la féroce Anastasie.

—Non, reprit Alfred, je n'aime pas le sang, mais j'ai le droit de réclamer la réclusion perpétuelle de cet être malfaisant; mon repos l'exige, ma santé me le commande... la loi doit m'accorder cette réparation... sinon, je quitte la France... ma belle France! Voilà ce qu'on y gagnera.

Et Alfred, abîmé dans sa douleur, sortit majestueusement de sa loge, comme une de ces imposantes victimes de la fatalité antique.


XII

Cecily

Avant de faire assister le lecteur à l'entretien de Mme Séraphin et de Mme Pipelet, nous le préviendrons qu'Anastasie, sans suspecter le moins du monde la vertu et la dévotion du notaire, blâmait extrêmement la sévérité qu'il avait déployée à l'égard de Louise Morel et de Germain. Naturellement la portière enveloppait Mme Séraphin dans la même réprobation; mais, en habile politique, Mme Pipelet, pour des raisons que nous dirons plus bas, dissimulait son éloignement pour la femme de charge sous l'accueil le plus cordial.

Après avoir formellement désapprouvé l'indigne conduite de Cabrion, Mme Séraphin reprit:

—Ah çà! que devient donc M. Bradamanti? Hier soir je lui écris, pas de réponse; ce matin je viens pour le trouver, personne... J'espère qu'à cette heure j'aurai plus de bonheur.

Mme Pipelet feignit la contrariété la plus vive.

—Ah! par exemple, s'écria-t-elle, faut avoir du guignon!

—Comment?

—M. Bradamanti n'est pas encore rentré.

—C'est insupportable!

—Hein! est-ce tannant, ma pauvre madame Séraphin!

—Moi qui ai tant à lui parler!

—Si ça n'est pas comme un sort!

—D'autant plus qu'il faut que j'invente des prétextes pour venir ici; car si M. Ferrand se doutait jamais que je connais un charlatan, lui qui est si dévot... si scrupuleux... vous jugez... quelle scène!

—C'est comme Alfred: il est si bégueule, si bégueule qu'il s'effarouche de tout.

—Et vous ne savez pas quand il rentrera, M. Bradamanti?

—Il a donné rendez-vous à quelqu'un pour six ou sept heures du soir, et il m'a priée de dire, à la personne qu'il attend, de repasser s'il n'était pas encore rentré. Revenez dans la soirée, vous serez sûre de le trouver.

Et Anastasie ajouta mentalement: «Compte là-dessus; dans une heure il sera en route pour la Normandie.»

—Je reviendrai donc ce soir, dit Mme Séraphin d'un air contrarié. Puis elle ajouta: J'avais autre chose à vous dire, ma chère madame Pipelet. Vous savez ce qui est arrivé à cette drôlesse de Louise, que tout le monde croyait si honnête?

—Ne m'en parlez pas, répondit Mme Pipelet en levant les yeux avec componction, ça fait dresser les cheveux sur la tête.

—C'est pour vous dire que nous n'avons plus de servante, et que si par hasard vous entendiez parler d'une jeune fille bien sage, bien bonne travailleuse, bien honnête, vous seriez bien aimable de me l'adresser. Les excellents sujets sont si difficiles à rencontrer qu'il faut se mettre en quête de vingt côtés pour les trouver.

—Soyez tranquille, madame Séraphin. Si j'entends parler de quelqu'un je vous préviendrai... Écoutez donc, les bonnes places sont aussi rares que les bons sujets.

Puis Anastasie ajouta, toujours mentalement:

«Plus souvent que je t'enverrai une pauvre fille pour qu'elle crève de faim dans ta baraque! Ton maître est trop avare et trop méchant; dénoncer du même coup cette pauvre Louise et ce pauvre Germain!»

—Je n'ai pas besoin de vous dire, reprit Mme Séraphin, combien notre maison est tranquille; il n'y a qu'à gagner pour une jeune fille à être placée chez nous, et il a fallu que cette Louise fût un mauvais sujet incarné pour avoir mal tourné, malgré les bons et saints conseils que lui donnait M. Ferrand.

—Bien sûr... Aussi fiez-vous à moi si j'entends parler d'une jeunesse comme il vous la faut, je vous l'adresserai tout de suite.

—Il y a encore une chose, reprit Mme Séraphin: M. Ferrand tiendrait, autant que possible, à ce que cette servante n'eût pas de famille, parce qu'ainsi, vous comprenez, n'ayant pas d'occasion de sortir, elle risquerait moins de se déranger; de sorte que, si par hasard cela se trouvait, monsieur préférerait une orpheline, je suppose... d'abord parce que ce serait une bonne action, et puis parce que, je vous l'ai dit, n'ayant ni tenants ni aboutissants, elle n'aurait aucun prétexte pour sortir. Cette misérable Louise est une fière leçon pour monsieur... allez... ma pauvre madame Pipelet! C'est ce qui maintenant le rend si difficile sur le choix d'une domestique. Un tel esclandre dans une pieuse maison comme la nôtre... quelle horreur! Allons, à ce soir; en montant chez M. Bradamanti, j'entrerai chez la mère Burette.

—À ce soir, madame Séraphin, et vous trouverez M. Bradamanti pour sûr.

Mme Séraphin sortit.

—Est-elle acharnée après Bradamanti! dit Mme Pipelet; qu'est-ce qu'elle peut lui vouloir? Et lui, est-il acharné à ne pas la voir avant son départ pour la Normandie! J'avais une fière peur qu'elle ne s'en allât pas, la Séraphin, d'autant plus que M. Bradamanti attend la dame qui est déjà venue hier soir. Je n'ai pas pu bien la voir; mais cette fois-ci je vas joliment tâcher de la dévisager, ni plus ni moins que l'autre jour la particulière de ce commandant de deux liards. Il n'a pas remis les pieds ici! Pour lui apprendre, je vas lui brûler son bois... oui, je le brûlerai, tout ton bois! freluquet manqué. Va donc! avec tes mauvais douze francs et ta robe de chambre de ver luisant! Ça t'a servi à grand-chose! Mais qu'est-ce que c'est que cette dame de M. Bradamanti? Une bourgeoise, ou une femme du commun? Je voudrais bien savoir, car je suis curieuse comme une pie; ça n'est pas ma faute, le bon Dieu m'a faite comme ça. Qu'il s'arrange! voilà mon caractère. Tiens... une idée, et fameuse encore, pour savoir son nom, à cette dame! Il faudra que j'essaie. Mais qui est-ce qui vient là? Ah! c'est mon roi des locataires. Salut! monsieur Rodolphe, dit Mme Pipelet en se mettant au port d'arme, le revers de sa main gauche à sa perruque.

C'était en effet Rodolphe; il ignorait encore la mort de M. d'Harville.

—Bonjour, madame Pipelet, dit-il en entrant. Mlle Rigolette est-elle chez elle? J'ai à lui parler.

—Elle? Ce pauvre petit chat, est-ce qu'elle n'y est pas toujours! Et son travail, donc! Est-ce qu'elle chôme jamais!...

—Et comment va la femme de Morel? Reprend-elle un peu courage?

—Oui, monsieur Rodolphe. Dame! grâce à vous ou au protecteur dont vous êtes l'agent, elle et ses enfants sont si heureux maintenant! Ils sont comme des poissons dans l'eau: ils ont du feu, de l'air, de bons lits, une bonne nourriture, une garde pour les soigner, sans compter Mlle Rigolette, qui tout en travaillant comme un petit castor, et sans avoir l'air de rien, ne les perd pas de l'œil, allez!... et puis il est venu de votre part un médecin nègre voir la femme de Morel... Eh! eh! eh! dites donc, monsieur Rodolphe, je me suis dit à moi-même: «Ah çà! mais c'est donc le médecin des charbonniers, ce moricaud-là? Il peut leur tâter le pouls sans se salir les mains.» C'est égal, la couleur n'y fait rien; il paraît qu'il est fameux médecin, tout de même! Il a ordonné une potion à la femme Morel, qui l'a soulagée tout de suite.

—Pauvre femme! Elle doit être toujours bien triste?

—Oh! oui, monsieur Rodolphe... Que voulez-vous! avoir son mari fou... et puis sa Louise en prison. Voyez-vous, sa Louise, c'est son crève-cœur! Pour une famille honnête, c'est terrible... Et quand je pense que tout à l'heure la mère Séraphin, la femme de charge du notaire, est venue ici dire des horreurs de cette pauvre fille! Si je n'avais pas eu un goujon à lui faire avaler, à la Séraphin, ça ne se serait pas passé comme ça; mais pour le quart d'heure j'ai filé doux. Est-ce qu'elle n'a pas eu le front de venir me demander si je ne connaîtrais pas une jeunesse pour remplacer Louise chez ce grigou de notaire?... Sont-ils roués et avares! Figurez-vous qu'ils veulent une orpheline pour servante, si ça se rencontre. Savez-vous pourquoi, monsieur Rodolphe? C'est censé parce qu'une orpheline, n'ayant pas de parents, n'a pas occasion de sortir pour les voir et qu'elle est bien plus tranquille. Mais ça n'est pas ça, c'est une frime. La vérité vraie est qu'ils voudraient empaumer une pauvre fille qui ne tiendrait à rien, parce que n'ayant personne pour la conseiller, ils la grugeraient sur ses gages tout à leur aise. Pas vrai, monsieur Rodolphe?

—Oui... oui..., répondit celui-ci d'un air préoccupé.

Apprenant que Mme Séraphin cherchait une orpheline pour remplacer Louise comme servante auprès de M. Ferrand, Rodolphe entrevoyait dans cette circonstance un moyen peut-être certain d'arriver à la punition du notaire. Pendant que Mme Pipelet parlait, il modifiait donc peu à peu le rôle qu'il avait jusqu'alors dans sa pensée destiné à Cecily, principal instrument du juste châtiment qu'il voulait infliger au bourreau de Louise Morel.

—J'étais bien sûre que vous penseriez comme moi, reprit Mme Pipelet; oui, je le répète, ils ne veulent chez eux une jeunesse isolée que pour rogner ses gages; aussi plutôt mourir que de leur adresser quelqu'un. D'abord je ne connais personne... mais je connaîtrais n'importe qui, que je l'empêcherais bien d'entrer jamais dans une pareille baraque. N'est-ce pas, monsieur Rodolphe, que j'aurais raison?

—Madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service?

—Dieu de Dieu! monsieur Rodolphe... faut-il me jeter en travers du feu, friser ma perruque avec de l'huile bouillante? Aimez-vous mieux que je morde quelqu'un? Parlez... je suis toute à vous... moi et mon cœur nous sommes des esclaves... excepté ce qui serait de faire des traits à Alfred...

—Rassurez-vous, madame Pipelet... voilà de quoi il s'agit... J'ai à placer une jeune orpheline... elle est étrangère... elle n'était jamais venue à Paris, et je voudrais la faire entrer chez M. Ferrand...

—Vous me suffoquez!... Comment! Dans cette baraque, chez ce vieil avare?...

—C'est toujours une place... Si la jeune fille dont je vous parle ne s'y trouve pas bien, elle en sortira plus tard... mais au moins elle gagnera tout de suite de quoi vivre... et je serai tranquille sur son compte.

—Dame, monsieur Rodolphe, ça vous regarde, vous êtes prévenu... Si, malgré ça, vous trouvez la place bonne... vous êtes le maître... Et puis aussi, faut être juste, par rapport au notaire: s'il y a du contre, il y a du pour... Il est avare comme un chien, dur comme un âne, bigot comme un sacristain, c'est vrai... mais il est honnête homme comme il n'y en a pas... Il donne peu de gages... mais il les paie rubis sur l'oncle... La nourriture est mauvaise... mais elle est tous les jours la même chose. Enfin, c'est une maison où il faut travailler comme un cheval; mais c'est une maison on ne peut pas plus embêtante... où il n'y a jamais de risque qu'une jeune fille prenne les allures... Louise, c'est un hasard.

—Madame Pipelet, je vais confier un secret à votre honneur.

—Foi d'Anastasie Pipelet, née Galimard, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel... et qu'Alfred ne porte que des habits verts... je serai muette comme une tanche...

—Il ne faudra rien dire à M. Pipelet!...

—Je le jure sur la tête de mon vieux chéri... si le motif est honnête...

—Ah! madame Pipelet!

—Alors nous lui en ferons voir de toutes les couleurs; il ne saura rien de rien; figurez-vous que c'est un enfant de six mois, pour l'innocence et la malice.

—J'ai confiance en vous. Écoutez-moi donc.

—C'est entre nous à la vie, à la mort, mon roi des locataires... Allez votre train.

—La jeune fille dont je vous parle a fait une faute...

—Connu!... Si je n'avais pas à quinze ans épousé Alfred, j'en aurais peut-être commis des cinquantaines... des centaines de fautes! Moi, telle que vous ne voyez... j'étais un vrai salpêtre déchaîné, nom d'un petit bonhomme! Heureusement, Pipelet m'a éteinte dans sa vertu... sans ça... j'aurais fait des folies pour les hommes. C'est pour vous dire que si votre jeune fille n'en a commis qu'une de faute... il y a encore de l'espoir.

—Je le crois aussi. Cette jeune fille était servante, en Allemagne, chez une de mes parentes; le fils de cette parente a été le complice de la faute; vous comprenez?

—Alllllez donc!... je comprends... comme si je l'aurais faite, la faute.

—La mère a chassé la servante; mais le jeune homme a été assez fou pour quitter la maison paternelle et pour amener cette pauvre fille à Paris.

—Que voulez-vous?... Ces jeunes gens...

—Après le coup de tête sont venues les réflexions, réflexions d'autant plus sages que le peu d'argent qu'il possédait était mangé. Mon jeune parent s'est adressé à moi; j'ai consenti à lui donner de quoi retourner auprès de sa mère, mais à condition qu'il laisserait ici cette fille et que je tâcherais de la placer.

—Je n'aurais pas mieux fait pour mon fils... si Pipelet s'était plu à m'en accorder un...

—Je suis enchanté de votre approbation; seulement, comme la jeune fille n'a pas de répondants et qu'elle est étrangère, il est très-difficile de la placer... Si vous vouliez dire à Mme Séraphin qu'un de vos parents, établi en Allemagne, vous a adressé et recommandé cette jeune fille, le notaire la prendrait peut-être à son service; j'en serais doublement satisfait. Cecily, n'ayant été qu'égarée, se corrigerait certainement dans une maison aussi sévère que celle du notaire... C'est pour cette raison surtout que je tiendrais à la voir, cette jeune fille, entrer chez M. Jacques Ferrand. Je n'ai pas besoin de vous dire que présentée par vous... personne si respectable...

—Ah! monsieur Rodolphe...

—Si estimable...

—Ah! mon roi des locataires...

—Que cette jeune fille enfin, recommandée par vous, serait certainement acceptée par Mme Séraphin, tandis que présentée par moi...

—Connu!... C'est comme si je présentais un petit jeune homme! Eh bien! tope... ça me chausse... Allez donc!... Enfoncée la Séraphin! Tant mieux, j'ai une dent contre elle; je vous réponds de l'affaire, monsieur Rodolphe! Je lui ferai voir des étoiles en plein midi; je lui dirai que depuis je ne sais combien de temps j'ai une cousine établie en Allemagne, une Galimard; que je viens de recevoir la nouvelle qu'elle est défunte, comme son mari, et que leur fille, qui est orpheline, va me tomber sur le dos d'un jour à l'autre.

—Très-bien... Vous conduirez vous-même Cecily chez M. Ferrand, sans en parler davantage à Mme Séraphin. Comme il y a vingt ans que vous n'avez vu votre cousine, vous n'aurez rien à répondre, si ce n'est que depuis son départ pour l'Allemagne vous n'aviez eu d'elle aucune nouvelle.

—Ah çà! mais si la jeunesse ne baragouine que l'allemand?

—Elle parle parfaitement français. Je lui ferai sa leçon; ne vous occupez de rien, sinon de la recommander très-instamment à Mme Séraphin; ou plutôt, j'y songe, non... car elle soupçonnerait peut-être que vous voulez lui forcer la main... Vous le savez, souvent il suffit qu'on demande quelque chose pour qu'on vous refuse...

—À qui le dites-vous!... C'est pour ça que j'ai toujours rembarré les enjôleurs. S'ils ne m'avaient rien demandé... je ne dis pas...

—Cela arrive toujours ainsi... Ne faites donc aucune proposition à Mme Séraphin et voyez-la venir... Dites-lui seulement que Cecily est orpheline, étrangère, très-jeune, très-jolie, qu'elle va être pour vous une bien lourde charge, et que vous ne sentez pour elle qu'une très-médiocre affection, vu que vous étiez brouillée avec votre cousine, et que vous ne concevez rien au cadeau qu'elle vous fait là...

—Dieu de Dieu! que vous êtes malin!... Mais soyez tranquille, à nous deux nous faisons la paire. Dites donc, monsieur Rodolphe, comme nous nous entendons bien... nous deux!... Quand je pense que si vous aviez été de mon âge dans le temps où j'étais un vrai salpêtre... ma foi, je ne sais pas... et vous?

—Chut!... Si M. Pipelet...

—Ah bien! oui... Pauvre cher homme, il pense bien à la gaudriole! Vous ne savez pas... une nouvelle infamie de ce Cabrion?... Mais je vous dirai cela plus tard... Quant à votre jeune fille, soyez calme... je gage que j'amène la Séraphin à me demander de placer ma parente chez eux.

—Si vous y réussissez, ma chère madame Pipelet, il y a cent francs pour vous. Je ne suis pas riche, mais...

—Est-ce que vous vous moquez du monde, monsieur Rodolphe? Est-ce que vous croyez que je fais ça par intérêt? Dieu de Dieu!... C'est de la pure amitié... Cent francs!

—Mais jugez donc que si j'avais longtemps cette jeune fille à ma charge, cela me coûterait bien plus que cette somme... au bout de quelques mois...

—C'est donc pour vous rendre service que je prendrai les cent francs, monsieur Rodolphe; mais c'est un fameux quine à la loterie pour nous que vous soyez venu dans la maison. Je puis le crier sur les toits, vous êtes le roi des locataires... Tiens, un fiacre!... C'est sans doute la petite dame de M. Bradamanti... Elle est venue hier, je n'ai pas pu bien la voir... Je vas lanterner à lui répondre pour la bien dévisager; sans compter que j'ai inventé un moyen pour avoir son nom... Vous allez me voir travailler... ça vous amusera.

—Non, non, madame Pipelet, peu m'importent le nom et la figura de cette dame, dit Rodolphe en se reculant dans le fond de la loge.

—Madame! cria Anastasie en se précipitant au-devant de la personne qui entrait, où allez-vous, madame?

—Chez M. Bradamanti, dit la femme visiblement contrariée d'être ainsi arrêtée au passage.

—Il n'y est pas...

—C'est impossible, j'ai rendez-vous avec lui.

—Il n'y est pas...

—Vous vous trompez...

—Je ne me trompe pas du tout..., dit la portière en manœuvrant toujours habilement afin de distinguer les traits de cette femme, M. Bradamanti est sorti, bien sorti, très-sorti... c'est-à-dire excepté pour une dame...

—Eh bien! c'est moi... vous m'impatientez... laissez-moi passer.

—Votre nom, madame?... Je verrai bien si c'est le nom de la personne que M. Bradamanti m'a dit de laisser entrer. Si vous ne portez pas ce nom-là... il faudra que vous me passiez sur le corps pour monter...

—Il vous a dit mon nom? s'écria la femme avec autant de surprise que d'inquiétude.

—Oui, madame...

—Quelle imprudence! murmura la jeune femme. Puis, après un moment d'hésitation, elle ajouta impatiemment à voix basse, et comme si elle eût craint d'être entendue:—Eh bien! je me nomme Mme d'Orbigny.

À ce nom, Rodolphe tressaillit.

C'était le nom de la belle-mère de Mme d'Harville.

Au lieu de rester dans l'ombre, il s'avança, et, à la lueur du jour et de la lampe, il reconnut facilement cette femme grâce au portrait que Clémence lui en avait plus d'une fois tracé.

—Mme d'Orbigny? répéta Mme Pipelet, c'est bien ça le nom que m'a dit M. Bradamanti; vous pouvez monter, madame.

La belle-mère de Mme d'Harville passa rapidement devant la loge.

—Et alllllez donc! s'écria la portière d'un air triomphant, enfoncée la bourgeoise!... Je sais son nom, elle s'appelle d'Orbigny... pas mauvais le moyen, hein... monsieur Rodolphe? Mais qu'est-ce que vous avez donc? Vous voilà tout pensif!

—Cette dame est déjà venue voir M. Bradamanti? demanda Rodolphe à la portière.

—Oui. Hier soir, dès qu'elle a été partie, M. Bradamanti est tout de suite sorti, afin d'aller probablement retenir sa place à la diligence pour aujourd'hui: car hier, en revenant, il m'a priée d'accompagner ce matin sa malle jusqu'au bureau des voitures, parce qu'il ne se fiait pas à ce petit gueux de Tortillard.

—Et où va M. Bradamanti? Le savez-vous?

—En Normandie... route d'Alençon.

Rodolphe se souvint que la terre des Aubiers, qu'habitait M. d'Orbigny, était située en Normandie.

Plus de doute, le charlatan se rendait auprès du père de Clémence, nécessairement dans de sinistres intentions!

—C'est son départ, à M. Bradamanti, qui va joliment ostiner la Séraphin! reprit Mme Pipelet. Elle est comme une enragée pour voir M. Bradamanti, qui l'évite le plus qu'il peut; car il m'a bien recommandé de lui cacher qu'il partait ce soir à six heures; aussi, quand elle va revenir, elle trouvera visage de bois! Je profiterai de ça pour lui parler de votre jeunesse. À propos, comment donc qu'elle s'appelle... Cicé?

—Cecily...

—C'est comme qui dirait Cécile avec un i au bout. C'est égal, faudra que je mette un morceau de papier dans ma tabatière pour me rappeler ce diable de nom-là... Cici... Caci... Cecily; bon, m'y voilà.

—Maintenant, je monte chez Mlle Rigolette, dit Rodolphe à Mme Pipelet, en sortant de sa loge.

—Et en redescendant, monsieur Rodolphe, est-ce que vous ne direz pas bonjour à ce pauvre vieux chéri? Il a bien du chagrin, allez! Il vous contera cela... ce monstre de Cabrion a encore fait des siennes...

—Je prendrai toujours part aux chagrins de votre mari, madame Pipelet...

Et Rodolphe, singulièrement préoccupé de la visite de Mme d'Orbigny à Polidori, monta chez Mlle Rigolette.


XIII

Le premier chagrin de Rigolette

La chambre de Rigolette brillait toujours de la même propreté coquette; la grosse montre d'argent, placée sur la cheminée dans un cartel de buis, marquait quatre heures; la rigueur du froid ayant cessé, l'économe ouvrière n'avait pas allumé son poêle.

À peine de la fenêtre apercevait-on un coin du ciel bleu à travers la masse irrégulière de toits, de mansardes et de hautes cheminées qui de l'autre côté de la rue formait l'horizon.

Tout à coup un rayon de soleil, pour ainsi dire égaré, glissant entre deux pignons élevés, vint pendant quelques instants empourprer d'une teinte resplendissante les carreaux de la chambre de la jeune fille.

Rigolette travaillait assise à côté de la croisée; le doux clair-obscur de son charmant profil se détachait alors sur la transparence lumineuse de la vitre comme un camée d'une blancheur rosée sur un fond vermeil.

De brillants reflets couraient sur sa noire chevelure, tordue derrière sa tête, et nuançaient d'une chaude couleur d'ambre l'ivoire de ses petites mains laborieuses, qui maniaient l'aiguille avec une incomparable agilité.

Les longs plis de sa robe brune, sur laquelle tranchait la dentelure d'un tablier vert, cachaient à demi son fauteuil de paille; ses deux jolis pieds, toujours parfaitement chaussés, s'appuyaient au rebord d'un tabouret placé devant elle.

Ainsi qu'un grand seigneur s'amuse quelquefois par caprice à cacher les murs d'une chaumière sous d'éblouissantes draperies, un moment le soleil couchant illumina cette chambrette de mille feux chatoyants, moira de reflets dorés les rideaux de perse grise et verte, fit étinceler le poli des meubles de noyer, miroiter le carrelage du sol comme du cuivre rouge et entoura d'un grillage d'or la cage des oiseaux de la grisette.

Mais, hélas! malgré la joyeuseté provocante de ce rayon de soleil, les deux canaris mâle et femelle voletaient d'un air inquiet et, contre leur habitude, ne chantaient pas.

C'est que, contre son habitude, Rigolette ne chantait pas.

Tous trois ne gazouillaient guère les uns sans les autres. Presque toujours le chant frais et matinal de celle-ci donnait l'éveil aux chansons de ceux-là, qui, plus paresseux, ne quittaient pas leur nid de si bonne heure.

C'étaient alors des défis, des luttes de notes claires, sonores, perlées, argentines, dans lesquelles les oiseaux ne remportaient pas toujours l'avantage.

Rigolette ne chantait plus... parce que pour la première fois de sa vie elle éprouvait un chagrin.

Jusqu'alors l'aspect de la misère des Morel l'avait souvent affectée; mais de tels tableaux sont trop familiers aux classes pauvres pour leur causer des sentiments très-durables.

Après avoir presque chaque jour secouru ces malheureux autant qu'elle le pouvait, sincèrement pleuré avec eux et sur eux, la jeune fille se sentait à la fois émue et satisfaite... émue de ces infortunes... satisfaite de s'y être montrée pitoyable.

Mais ce n'était pas là un chagrin.

Bientôt la gaieté naturelle du caractère de Rigolette reprenait son empire... Et puis, sans égoïsme, mais par un simple fait de comparaison, elle se trouvait si heureuse dans sa petite chambre en sortant de l'horrible réduit des Morel que sa tristesse éphémère se dissipait bientôt.

Cette mobilité d'impression était si peu entachée de personnalité que, par un raisonnement d'une touchante délicatesse, la grisette regardait presque comme un devoir de faire la part des plus malheureux qu'elle, pour pouvoir jouir sans scrupule d'une existence bien précaire sans doute, et entièrement acquise par son travail, mais qui, auprès de l'épouvantable détresse de la famille du lapidaire, lui paraissait presque luxueuse.

—Pour chanter sans remords, lorsqu'on a auprès de soi des gens si à plaindre, disait-elle naïvement, il faut leur avoir été aussi charitable que possible.

Avant d'apprendre au lecteur la cause du premier chagrin de Rigolette, nous désirons le rassurer et l'édifier complètement sur la vertu de cette jeune fille.

Nous regrettons d'employer le mot de vertu, mot grave, pompeux, solennel, qui entraîne presque toujours avec soi des idées de sacrifice douloureux, de lutte pénible contre les passions, d'austères méditations sur la fin des choses d'ici-bas.

Telle n'était pas la vertu de Rigolette.

Elle n'avait ni lutté ni médité.

Elle avait travaillé, ri et chanté.

Sa sagesse, ainsi qu'elle le disait simplement et sincèrement à Rodolphe, dépendait surtout d'une question de temps... Elle n'avait pas le loisir d'être amoureuse.

Avant tout, gaie, laborieuse, ordonnée, l'ordre, le travail, la gaieté, l'avaient, à son insu, défendue, soutenue, sauvée.

On trouvera peut-être cette morale légère, facile et joyeuse; mais qu'importe la cause, pourvu que l'effet subsiste?

Qu'importe la direction des racines de la plante, pourvu que sa fleur s'épanouisse pure, brillante et parfumée?...

À propos de notre utopie sur les encouragements, les secours, les récompenses que la société devrait accorder aux artisans remarquables par d'éminentes qualités sociales, nous avons parlé de cet espionnage de la vertu, un des projets de l'empereur.

Supposons cette féconde pensée du grand homme réalisée!...

Un de ces vrais philanthropes, chargés par lui de rechercher le bien, a découvert Rigolette.

Abandonnée, sans conseils, sans appui, exposée à tous les dangers de la pauvreté, à toutes les séductions dont la jeunesse et la beauté sont entourées, cette charmante fille est restée pure; sa vie honnête, laborieuse, pourrait servir d'enseignement et d'exemple.

Cette enfant ne méritera-t-elle pas, non une récompense, non un secours, mais quelques touchantes paroles d'approbation, d'encouragement, qui lui donneront la conscience de sa valeur, qui la rehausseront à ses propres yeux, qui l'obligeront même pour l'avenir?

Car elle saura qu'on la suit d'un regard plein de sollicitude et de protection dans la voie difficile où elle marche avec tant de courage et de sérénité.

Car elle saura que si un jour le manque d'ouvrage ou la maladie menaçait de rompre l'équilibre de cette vie pauvre et préoccupée qui repose tout entière sur le travail et sur la santé, un léger secours dû à ses mérites passés lui viendrait en aide.

L'on se récriera sans doute sur l'impossibilité de cette surveillance tutélaire dont seraient entourées les personnes particulièrement dignes d'intérêt par leurs excellents antécédents.

Il nous semble que la société a déjà résolu ce problème.

N'a-t-elle pas imaginé la surveillance de la haute police à vie ou à temps, dans le but, d'ailleurs fort utile, de contrôler incessamment la conduite des personnes dangereuses signalées par leurs détestables antécédents?

Pourquoi la société n'exercerait-elle pas aussi une surveillance de haute charité morale?

Mais descendons de la sphère des utopies et revenons à la cause du premier chagrin de Rigolette.

Sauf Germain, candide et grave jeune homme, les voisins de la grisette avaient pris tout d'abord son originale familiarité, ses offres de bon voisinage, pour des agaceries très-significatives; mais ces messieurs avaient été obligés de reconnaître, avec autant de surprise que de dépit, qu'ils trouveraient dans Rigolette un aimable et gai compagnon pour leurs récréations dominicales, une voisine serviable et bonne enfant, mais non pas une maîtresse.

Leur surprise et leur dépit, très-vifs d'abord, cédèrent peu à peu devant la franche et charmante humeur de la grisette; et puis, ainsi qu'elle l'avait judicieusement dit à Rodolphe, ses voisins étaient fiers le dimanche d'avoir au bras une jolie fille qui leur faisait honneur de plus d'une manière (Rigolette se souciait peu des apparences), et qui ne leur coûtait que le partage de modestes plaisirs dont sa présence et sa gentillesse doublaient le prix.

D'ailleurs la chère fille se contentait si facilement!... Dans les jours de pénurie elle dînait si bien et si gaiement avec un beau morceau de galette chaude où elle mordait de toutes les forces de ses petites dents blanches! Après quoi elle s'amusait tant d'une promenade sur les boulevards ou dans les passages!

Si nos lecteurs ressentent quelque peu de sympathie pour Rigolette, ils conviendront qu'il aurait fallu être bien sot ou bien barbare pour refuser, une fois par semaine, ces modestes distractions à une si gracieuse créature, qui, du reste, n'ayant pas le droit d'être jalouse, n'empêchait jamais ses sigisbées de se consoler de ses rigueurs auprès de belles moins cruelles!

François Germain seul ne fonda aucune folle espérance sur la familiarité de la jeune fille; fût-ce instinct du cœur ou délicatesse d'esprit, il devina, dès le premier jour, tout ce qu'il pouvait y avoir de ravissant dans la camaraderie singulière que lui offrait Rigolette.

Ce qui devait fatalement arriver arriva.

Germain devint passionnément amoureux de sa voisine, sans oser lui dire un mot de cet amour.

Loin d'imiter ses prédécesseurs, qui, bien convaincus de la vanité de leurs poursuites, s'étaient consolés par d'autres amours, sans pour cela vivre en moins bonne intelligence avec leur voisine, Germain avait délicieusement joui de son intimité avec la jeune fille, passant auprès d'elle non-seulement le dimanche, mais toutes les soirées où il n'était pas occupé. Durant ces longues heures, Rigolette s'était montrée, comme toujours, rieuse et folle; Germain, tendre, attentif, sérieux, souvent même un peu triste.

Cette tristesse était son seul inconvénient; car ses manières, naturellement distinguées, ne pouvaient se comparer aux ridicules prétentions de M. Giraudeau, le commis voyageur, ou aux turbulentes excentricités de Cabrion; mais M. Giraudeau, par son intarissable loquacité, et le peintre par son hilarité non moins intarissable l'emportaient sur Germain, dont la douce gravité imposait un peu à sa voisine.

Rigolette n'avait donc eu jusqu'alors de préférence marquée pour aucun de ses trois amoureux... Mais comme elle ne manquait pas de jugement, elle trouvait que Germain réunissait seul toutes les qualités nécessaires pour rendre heureuse une femme raisonnable.

Ces antécédents posés, nous dirons pourquoi Rigolette était chagrine et pourquoi ni elle ni ses oiseaux ne chantaient.

Sa ronde et fraîche figure avait un peu pâli; ses grands yeux noirs, ordinairement gais et brillants, étaient légèrement battus et voilés; ses traits révélaient une fatigue inaccoutumée. Elle avait employé à travailler une grande partie de la nuit.

De temps à autre, elle regardait tristement une lettre placée tout ouverte sur une table auprès d'elle; celle lettre venait de lui être adressée par Germain, et contenait ce qui suit:

«Prison de la Conciergerie.

«Mademoiselle,

«Le lieu d'où je vous écris vous dira l'étendue de mon malheur. Je suis incarcéré comme voleur... Je suis coupable aux yeux de tout le monde, et j'ose pourtant vous écrire!

«C'est qu'il me serait affreux de croire que vous me regardez aussi comme un être criminel et dégradé. Je vous en supplie, ne me condamnez pas avant d'avoir lu cette lettre... Si vous me repoussiez... ce dernier coup m'accablerait tout à fait!

«Voici ce qui s'est passé.

«Depuis quelque temps, je n'habitais plus rue du Temple; mais je savais par la pauvre Louise que la famille Morel, à laquelle vous et moi nous nous intéressions tant, était de plus en plus misérable. Hélas! ma pitié pour ces pauvres gens m'a perdu! Je ne m'en repens pas, mais mon sort est bien cruel!...

«Hier, j'étais resté assez tard chez M. Ferrand, occupé d'écritures pressées. Dans la chambre où je travaillais se trouvait un bureau, mon patron y serrait chaque jour la besogne que j'avais faite. Ce soir-là, il paraissait inquiet, agité; il me dit: «Ne vous en allez pas que ces comptes ne soient terminés, vous les déposerez dans le bureau dont je vous laisse la clef.» Et il sortit.

«Mon ouvrage fini, j'ouvris le tiroir pour l'y serrer; machinalement mes yeux s'arrêtèrent sur une lettre déployée, où je lus le nom de Jérôme Morel, le lapidaire.

«Je l'avoue, voyant qu'il s'agissait de cet infortuné, j'eus l'indiscrétion de lire cette lettre; j'appris ainsi que l'artisan devait être le lendemain arrêté pour une lettre de change de mille trois cent francs à la poursuite de M. Ferrand, qui, sous un nom supposé, le faisait emprisonner.

«Cet avis était de l'agent d'affaires de mon patron. Je connaissais assez la situation de la famille Morel pour savoir quel coup lui porterait l'incarcération de son seul soutien... Je fus aussi désolé qu'indigné. Malheureusement je vis dans le même tiroir une boîte ouverte, renfermant de l'or; elle contenait deux mille francs... À ce moment, j'entendis Louise monter l'escalier; sans réfléchir à la gravité de mon action, profitant de l'occasion que le hasard m'offrait, je pris mille trois cents francs. J'attendis Louise au passage; je lui mis l'argent dans la main, et lui dis: «On doit arrêter votre père demain au point du jour pour mille trois cents francs, les voici, sauvez-le, mais dites pas que c'est de moi que vous tenez cet argent... M. Ferrand est un méchant homme!...»

«Vous le voyez, mademoiselle, mon intention était bonne, mais ma conduite coupable; je ne vous cache rien... Maintenant voici mon excuse.

«Depuis longtemps, à force d'économies, j'avais réalisé et placé chez un banquier une petite somme de mille cinq cents francs. Il y a huit jours, il me prévint que, le terme de son obligation envers moi étant arrivé, il tenait mes fonds à ma disposition dans le cas où je ne les lui laisserais pas.

«Je possédais donc plus que je ne prenais au notaire: je pouvais le lendemain toucher mes mille cinq cents francs; mais le caissier du banquier n'arrivait pas chez son patron avant midi, et c'est au point du jour qu'on devait arrêter Morel. Il me fallait donc mettre celui-ci en mesure de payer de très-bonne heure; sinon, lors même que je serais allé dans la journée le tirer de prison, il n'en eût pas moins été arrêté et emmené aux yeux de sa femme, que ce dernier coup pouvait achever. De plus, les frais considérables de l'arrestation auraient encore été à la charge du lapidaire. Vous comprenez, n'est-ce pas, que tous ces malheurs n'arrivaient pas, si je prenais les treize cents francs, que je croyais pouvoir remettre le lendemain matin dans le bureau, avant que M. Ferrand se fût aperçu de quelque chose. Malheureusement je me suis trompé.

«Je sortis de chez M. Ferrand n'étant plus sous l'impression d'indignation et de pitié qui m'avait fait agir. Je réfléchis à tout le danger de ma position: mille craintes vinrent alors m'assaillir; je connaissais la sévérité du notaire; il pouvait, après mon départ, revenir fouiller dans son bureau, s'apercevoir du vol; car à ses yeux, aux yeux de tous, c'est un vol.

«Ces idées me bouleversèrent: quoiqu'il fût tard, je courus chez le banquier pour le supplier de me rendre mes fonds à l'instant; j'aurais motivé cette demande extraordinaire; je serais ensuite retourné chez M. Ferrand remplacer l'argent que j'avais pris.

«Le banquier, par un funeste hasard, était depuis deux jours à Belleville dans une maison de campagne, où il faisait faire des plantations; j'attendis le jour avec une angoisse croissante, enfin j'arrivai à Belleville. Tout se liguait contre moi; le banquier venait de repartir à l'instant pour Paris; j'y accours, j'ai enfin mon argent. Je me présente chez M. Ferrand, tout était découvert!

«Mais ce n'est là qu'une partie de mes infortunes. Maintenant le notaire m'accuse de lui avoir volé quinze mille francs, en billets de banque, qui étaient, dit-il, dans le tiroir du bureau, avec les deux mille francs en or. C'est une accusation indigne, un mensonge infâme! Je m'avoue coupable de la première soustraction; mais par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous jure, mademoiselle, que je suis innocent de la seconde. Je n'ai vu aucun billet de banque dans ce tiroir: il n'y avait que deux mille francs en or, sur lesquels j'ai pris les treize cents francs que je rapportais.

«Telle est la vérité, mademoiselle: je suis sous le coup d'une accusation accablante, et pourtant j'affirme que vous devez me savoir incapable de mentir... mais me croirez-vous? Hélas! comme m'a dit M. Ferrand, celui qui a volé une faible somme peut en voler une plus forte, et ses paroles ne méritent aucune confiance.

«Je vous ai toujours vue si bonne et si dévouée pour les malheureux, mademoiselle; je vous sais si loyale et si franche, que votre cœur vous guidera, je l'espère, dans l'appréciation de la vérité. Je ne demande rien de plus... Ajoutez foi à mes paroles, et vous me trouverez aussi à plaindre qu'à blâmer; car, je le répète, mon intention était bonne, des circonstances impossibles à prévoir m'ont perdu.

«Ah! mademoiselle Rigolette, je suis bien malheureux! Si vous saviez au milieu de quelles gens je suis destiné à vivre jusqu'au jour de mon jugement!

«Hier on m'a conduit dans un lieu qu'on appelle le dépôt de préfecture de police. Je ne saurais vous dire ce que j'ai éprouvé lorsque après avoir monté un sombre escalier, je suis arrivé devant une porte à guichet de fer que l'on a ouverte et qui s'est bientôt refermée sur moi.

«J'étais si troublé que je ne distinguai d'abord rien. Un air chaud, nauséabond, m'a frappé au visage; j'ai entendu un grand bruit de voix mêlé çà et là de rires sinistres, d'accents de colère et de chansons grossières; je me tenais immobile près de la porte, regardant les dalles de grès de cette salle, n'osant ni avancer ni lever les yeux, croyant que tout le monde m'examinait.

«On ne s'occupait pas de moi: un prisonnier de plus ou de moins inquiète peu ces gens-là. Enfin je me suis hasardé à lever la tête. Quelles horribles figures, mon Dieu! Que de vêtements en lambeaux! Que de haillons souillés de boue! Tous les dehors de la misère et du vice. Ils étaient là quarante ou cinquante, assis, debout, ou couchés sur des bancs scellés dans le mur, vagabonds, voleurs, assassins, enfin tous ceux qui avaient été arrêtés la nuit ou dans la journée.

«Lorsqu'ils se sont aperçus de ma présence, j'ai éprouvé une triste consolation en voyant qu'ils reconnaissaient que je n'étais pas des leurs. Quelques-uns me regardèrent d'un air insolent et moqueur; puis ils se mirent à parler entre eux à voix basse je ne sais quel langage hideux que je ne comprenais pas. Au bout d'un moment, le plus audacieux vint me frapper sur l'épaule et me demander de l'argent pour payer ma bienvenue.

«J'ai donné quelques pièces de monnaie, espérant acheter ainsi le repos: cela ne leur a pas suffi, ils ont exigé davantage, j'ai refusé. Alors plusieurs m'ont entouré en m'accablant d'injures et de menaces; ils allaient se précipiter sur moi lorsque heureusement, attiré par le tumulte, un gardien est entré. Je me suis plaint à lui: il a exigé que l'on me rendît l'argent que j'avais donné, et m'a dit que si je voulais je serais, pour une modique somme, conduit à ce qu'on appelle la pistole, c'est-à-dire que je pourrais être seul dans une cellule. J'acceptai avec reconnaissance et je quittai ces bandits au milieu de leurs menaces pour l'avenir; car nous devions, disaient-ils, nous retrouver, et alors je resterais sur la place.

«Le gardien me mena dans une cellule où je passai le reste de la nuit.

«C'est de là que je vous écris ce matin, mademoiselle Rigolette. Tantôt, après mon interrogatoire, je serai conduit à une autre prison qu'on appelle la Force, où je crains de retrouver plusieurs de mes compagnons du dépôt.

«Le gardien, intéressé par ma douleur et par mes larmes, m'a promis de vous faire parvenir cette lettre quoique de telles complaisances lui soient très-sévèrement défendues.

«J'attends, mademoiselle Rigolette, un dernier service de votre ancienne amitié, si toutefois vous ne rougissez pas maintenant de cette amitié.

«Dans le cas où vous voudriez bien m'accorder ma demande, la voici:

«Vous recevrez avec cette lettre une petite clef et un mot pour le portier de la maison que j'habite, boulevard Saint-Denis, n° 11. Je le préviens que vous pouvez disposer comme moi-même de tout ce qui m'appartient, et qu'il doit exécuter vos ordres. Il vous conduira dans ma chambre. Vous aurez la bonté d'ouvrir mon secrétaire avec la clef que je vous envoie; vous trouverez une grande enveloppe renfermant différents papiers que je vous prie de me garder: l'un d'eux vous était destiné, ainsi que vous le verrez par l'adresse. D'autres ont été écrits à propos de vous, et cela dans des temps bien heureux. Ne vous en fâchez pas, vous ne deviez jamais les connaître. Je vous prie aussi de prendre le peu d'argent qui est dans ce meuble, ainsi qu'un sachet de satin renfermant une petite cravate de soie orange que vous portiez lors de nos dernières promenades du dimanche, et que vous m'avez donnée le jour où j'ai quitté la rue du Temple.

«Je voudrais enfin qu'à l'exception d'un peu de linge que vous m'enverriez à la Force vous fissiez vendre les meubles et les effets que je possède: acquitté ou condamné, je n'en serai pas moins flétri et obligé de quitter Paris. Où irai-je? Quelles seront mes ressources? Dieu le sait.

«Mme Bouvard, qui a déjà vendu et acheté plusieurs objets, se chargerait peut-être du tout; c'est une honnête femme; cet arrangement vous épargnerait beaucoup d'embarras, car je sais combien votre temps est précieux.

«J'avais payé mon terme d'avance, je vous prie donc de vouloir bien seulement donner une petite gratification au portier. Pardon, mademoiselle, de vous importuner de tous ces détails, mais vous êtes la seule personne au monde à laquelle j'ose et je puisse m'adresser.

«J'aurais pu réclamer ce service d'un des clercs de M. Ferrand avec lequel je suis assez lié; mais j'aurais craint son indiscrétion au sujet de divers papiers; plusieurs vous concernent, comme je vous l'ai dit; quelques autres ont rapport à de tristes événements de ma vie.

«Ah! croyez-moi, mademoiselle Rigolette, si vous me l'accordez, cette dernière preuve de votre ancienne affection sera ma seule consolation dans le grand malheur qui m'accable; malgré moi j'espère que vous ne me refuserez pas.

«Je vous demande aussi la permission de vous écrire quelquefois... Il me serait si doux, si précieux, de pouvoir épancher dans un cœur bienveillant la tristesse qui m'accable!

«Hélas! je suis seul au monde; personne ne s'intéresse à moi. Cet isolement m'était déjà bien pénible, jugez maintenant!...

«Et je suis honnête pourtant... et j'ai la conscience de n'avoir jamais nui à personne, d'avoir toujours, même au péril de ma vie, témoigné de mon aversion pour ce qui était mal... ainsi que vous le verrez par les papiers que je vous prie de garder et que vous pouvez lire... Mais quand je dirai cela, qui me croira? M. Ferrand est respecté par tout le monde, sa réputation de probité est établie depuis longtemps, il y a un juste grief à me reprocher... il m'écrasera... Je me résigne d'avance à mon sort.

«Enfin, mademoiselle Rigolette, si vous me croyez, vous n'aurez, je l'espère, aucun mépris pour moi, vous me plaindrez, et vous penserez quelquefois à un ami sincère. Alors, si je vous fais bien... bien pitié, peut-être vous pousserez la générosité jusqu'à venir un jour... un dimanche (hélas! que de souvenirs ce mot me rappelle!), jusqu'à venir un dimanche affronter le parloir de ma prison. Mais non, non, vous revoir dans un pareil lieu... je n'oserais jamais... Pourtant, vous êtes si bonne... que...

«Je suis obligé d'interrompre cette lettre et de vous l'envoyer ainsi avec la clef et le petit mot pour le portier, que je vais écrire à la hâte. Le gardien vient m'avertir que je vais être conduit devant le juge... Adieu, adieu, mademoiselle Rigolette... ne me repoussez pas... je n'ai d'espoir qu'en vous, qu'en vous seule!

«FRANÇOIS GERMAIN

«P. S.—Si vous me répondez, adressez votre lettre à la prison de la Force.»

On comprend maintenant la cause du premier chagrin de Rigolette. Son cœur excellent s'était profondément ému d'une infortune dont elle n'avait eu jusqu'alors aucun soupçon. Elle croyait aveuglément à l'entière véracité du récit de Germain, ce fils infortuné du Maître d'école.

Assez peu rigoriste, elle trouvait même que son ancien voisin s'exagérait énormément sa faute. Pour sauver un malheureux père de famille, il avait pris de l'argent qu'il savait pouvoir rendre. Cette action, aux yeux de la grisette, n'était que généreuse.

Par une de ces contradictions naturelles aux femmes, et surtout aux femmes de sa classe, cette jeune fille, qui jusqu'alors n'avait éprouvé pour Germain, comme pour ses autres voisins, qu'une cordiale et joyeuse amitié, ressentit pour lui une vive préférence.

Dès qu'elle le sut malheureux... injustement accusé et prisonnier, son souvenir effaça celui de ses anciens rivaux.

Chez Rigolette, ce n'était pas encore l'amour, c'était une affection vive, sincère, remplie de commisération et de dévouement résolu: sentiment très-nouveau pour elle en raison même de l'amertume qui s'y joignait.

Telle était la situation morale de Rigolette, lorsque Rodolphe entra dans sa chambre, après avoir discrètement frappé à la porte.


XIV

Amitié

—Bonjour, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette; je ne vous dérange pas?

—Non, mon voisin; je suis au contraire très-contente de vous voir, car j'ai beaucoup de chagrin.

—En effet, je vous trouve pâle, vous semblez avoir pleuré.

—Je crois bien que j'ai pleuré!... Il y a de quoi! Pauvre Germain! Tenez, lisez. Et Rigolette remit à Rodolphe la lettre du prisonnier. Si ce n'est pas à fendre le cœur! Vous m'avez dit que vous vous intéressiez à lui... voilà le moment de le montrer, ajouta-t-elle pendant que Rodolphe lisait attentivement. Faut-il que ce vilain M. Ferrand soit acharné après tout le monde! D'abord ç'a été contre Louise, maintenant c'est contre Germain. Oh! je ne suis pas méchante; mais il arriverait quelque bon malheur à ce notaire, que j'en serais contente. Accuser un si honnête garçon de lui avoir volé quinze mille francs! Germain! lui! la probité en personne!... Et puis, si rangé, si doux, si triste. Va-t-il être à plaindre, mon Dieu! au milieu de tous ces scélérats, dans sa prison! Ah! monsieur Rodolphe, d'aujourd'hui je commence à voir que tout n'est pas couleur de rose dans la vie.

—Et que comptez-vous faire, ma voisine?

—Ce que je compte faire?... Mais tout ce que Germain me demande; et cela le plus tôt possible. Je serais déjà partie sans cet ouvrage très-pressé que je finis et que je vais porter tout à l'heure rue Saint-Honoré, en me rendant à la chambre de Germain chercher les papiers dont il me parle. J'ai passé une partie de la nuit à travailler pour gagner quelques heures d'avance. Je vais avoir tant de choses à faire en dehors de mon ouvrage qu'il faut que je me mette en mesure. D'abord Mme Morel voudrait que je puisse voir Louise dans sa prison. C'est peut-être très-difficile, mais enfin je tâcherai... Malheureusement je ne sais pas seulement à qui m'adresser...

—J'avais songé à cela.

—Vous, mon voisin?

—Voici une permission.

—Quel bonheur! Est-ce que vous ne pourriez pas m'en avoir une aussi pour la prison de ce malheureux Germain?... Ça lui ferait tant de plaisir!

—Je vous donnerai aussi les moyens de voir Germain.

—Oh! merci, monsieur Rodolphe.

—Vous n'aurez donc pas peur d'aller dans sa prison?

—Bien sûr le cœur me battra très-fort la première fois... Mais c'est égal. Est-ce que, quand Germain était heureux, je ne le trouvais pas toujours prêt à aller au-devant de toutes mes volontés, à me mener au spectacle ou promener, à me faire la lecture le soir, à m'aider à arranger mes caisses de fleurs, à cirer ma chambre? Eh bien il est dans la peine, c'est à mon tour maintenant. Un pauvre petit rat comme moi ne peut pas grand-chose, je le sais, mais enfin tout ce que je pourrai, je le ferai, il peut y compter; il verra si je suis bonne amie. Tenez, monsieur Rodolphe, il y a une chose qui me désole, c'est sa méfiance. Me croire capable de le mépriser, moi! Je vous demande un peu pourquoi. Ce vieil avare de notaire l'accuse d'avoir volé; qu'est-ce que ça me fait?... Je sais bien que ça n'est pas vrai. La lettre de Germain ne m'aurait pas prouvé clair comme le jour qu'il est innocent, que je ne l'aurais pas cru coupable; il n'y qu'à le voir, qu'à le connaître, pour être sûr qu'il est incapable d'une vilaine action. Il faut être aussi méchant que M. Ferrand pour soutenir des faussetés pareilles.

—Bravo! ma voisine, j'aime votre indignation.

—Oh! tenez, je voudrais être homme pour pouvoir aller trouver ce notaire, et lui dire: «Ah! vous soutenez que Germain vous a volé, eh bien! tenez, voilà pour vous vieux menteur! Il ne vous volera pas cela, toujours!» Et pan! pan! pan! je le battrais comme plâtre.

—Vous avez une justice très-expéditive, dit Rodolphe en souriant de l'animation de Rigolette.

—C'est que ça révolte aussi; et, comme dit Germain dans sa lettre, tout le monde sera du parti de son patron contre lui, parce que son patron est riche, considéré, et que Germain n'est qu'un pauvre jeune homme sans protection, à moins que vous ne veniez à son secours, monsieur Rodolphe, vous qui connaissez des personnes si bienfaisantes. Est-ce qu'il n'y aurait pas à faire quelque chose?

—Il faut qu'il attende son jugement. Une fois acquitté, comme je le crois, de nombreuses preuves d'intérêt lui seront données, je vous l'assure. Mais écoutez, ma voisine, je sais par expérience qu'on peut compter sur votre discrétion.

—Oh! oui, monsieur Rodolphe; je n'ai jamais été bavarde.

—Eh bien! il faut que personne ne sache, et que Germain lui-même ignore que des amis veillent sur lui... car il a des amis.

—Vraiment?

—De très-puissants, de très-dévoués.

—Ça lui donnerait tant de courage de le savoir!

—Sans doute; mais il ne pourrait peut-être pas s'en taire. Alors M. Ferrand, effrayé, se mettrait sur ses gardes, sa défiance s'éveillerait, et, comme il est très-adroit, il deviendrait difficile de l'atteindre: ce qui serait fâcheux, car il faut non-seulement que l'innocence de Germain soit reconnue, mais que son calomniateur soit démasqué.

—Je vous comprends, monsieur Rodolphe.

—Il en est de même de Louise; je vous apportais cette permission de la voir, afin que vous la priiez de ne parler à personne de ce qu'elle m'a révélé; elle saura ce que cela signifie.

—Cela suffit, monsieur Rodolphe.

—En un mot, que Louise se garde de se plaindre dans sa prison de la méchanceté de son maître, c'est très-important. Mais elle devra ne rien cacher à un avocat qui viendra de ma part s'entendre avec elle pour sa défense; faites-lui bien toutes ces recommandations.

—Soyez tranquille, mon voisin, je n'oublierai rien, j'ai bonne mémoire. Mais je parle de bonté! C'est vous qui êtes bon et généreux! Quelqu'un est-il dans la peine, vous vous trouvez tout de suite là.

—Je vous l'ai dit, ma voisine, je ne suis qu'un pauvre commis marchand; mais quand, en flânant de côté et d'autre, je trouve de braves gens qui méritent protection, j'en instruis une personne bienfaisante qui a toute confiance en moi, et on les secourt. Ça n'est pas plus malin que ça.

—Et où logez-vous, maintenant que vous avez cédé votre chambre aux Morel?

—Je loge... en garni.

—Oh! que je détesterais ça! Être où a été tout le monde, c'est comme si tout le monde avait été chez vous.

—Je n'y suis que la nuit, et alors...

—Je conçois, c'est moins désagréable. Ce que c'est que de nous, pourtant, monsieur Rodolphe! Mon chez-moi me rendait si heureuse! Je m'étais arrangé une petite vie si tranquille que je n'aurais jamais cru possible d'avoir un chagrin, et vous voyez pourtant!... Non, je ne peux pas vous dire le coup que le malheur de Germain m'a porté. J'ai vu les Morel et d'autres encore bien à plaindre, c'est vrai; mais enfin la misère est la misère, entre pauvres gens on s'y attend, ça ne surprend pas, et l'on s'entraide comme on peut. Aujourd'hui c'est l'un, demain c'est l'autre. Quant à soi, avec du courage et de la gaieté, on se tire d'affaire. Mais voir un pauvre jeune homme, honnête et bon, qui a été votre ami pendant longtemps, le voir accusé de vol et emprisonné pêle-mêle avec des scélérats!... Ah! dame, monsieur Rodolphe, vrai, je suis sans force contre ça, c'est un malheur auquel je n'avais jamais pensé, ça me bouleverse.

Et les grands yeux de Rigolette se voilèrent de larmes.

—Courage! courage! Votre gaieté reviendra quand votre ami sera acquitté.

—Oh! il faudra bien qu'il soit acquitté. Il n'y aura qu'à lire aux juges la lettre qu'il m'a écrite: ça suffira, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

—En effet, cette lettre simple et touchante a tout le caractère de la vérité; il faudra même que vous m'en laissiez prendre copie, cela sera nécessaire à la défense de Germain.

—Certainement, monsieur Rodolphe. Si je n'écrivais pas comme un vrai chat, malgré les leçons qu'il m'a données, ce bon Germain, je vous proposerais de vous la copier; mais mon écriture est si grosse, si de travers, et puis il y a tant, tant de fautes...

—Je vous demanderai de me confier seulement la lettre jusqu'à demain.

—La voilà, mon voisin, mais vous y ferez bien attention, n'est-ce pas? J'ai brûlé tous les billets doux que Cabrion et M. Giraudeau m'écrivaient dans les commencements de notre connaissance, avec des cœurs enflammés et des colombes sur le haut du papier, quand ils croyaient que je me laisserais prendre à leurs cajoleries; mais cette pauvre lettre de Germain je la garderai soigneusement et les autres aussi, s'il m'en écrit. Car enfin, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe, ça prouve en ma faveur qu'il me demande ces petits services?

—Sans doute, cela prouve que vous êtes la meilleure petite amie qu'on puisse désirer. Mais j'y songe, au lieu d'aller tout à l'heure seule chez M. Germain, voulez-vous que je vous accompagne?

—Avec plaisir, mon voisin. La nuit vient, et le soir j'aime autant ne pas être toute seule dans les rues; sans compter qu'il faut que je porte de l'ouvrage près le Palais-Royal. Mais d'aller si loin, ça va vous fatiguer et vous ennuyer peut-être?

—Pas du tout... nous prendrons un fiacre.

—Vraiment! Oh! comme ça m'amuserait d'aller en voiture si je n'avais pas de chagrin! Et il faut que j'en aie, du chagrin, car voilà la première fois depuis que je suis ici que je n'ai pas chanté de la journée. Mes oiseaux en sont tout interdits. Pauvres petites bêtes! ils ne savent pas ce que cela signifie; deux ou trois fois papa Crétu a chanté un peu pour m'agacer; j'ai voulu lui répondre; ah bien! oui... au bout d'une minute je me suis mise à pleurer. Ramonette a recommencé, mais je n'ai pas pu lui répondre davantage.

—Quels singuliers noms vous avez donnés à vos oiseaux, papa Crétu et Ramonette!

—Dame, monsieur Rodolphe, mes oiseaux font la joie de ma solitude, ce sont mes meilleurs amis; je leur ai donné le nom des braves gens qui ont fait la joie de mon enfance et qui ont été aussi mes meilleurs amis; sans compter, pour achever la ressemblance, que papa Crétu et Ramonette étaient gais et chantaient comme les oiseaux du bon Dieu.

—Ah! maintenant, en effet, je me souviens, vos parents adoptifs s'appelaient ainsi.

—Oui, mon voisin; ces noms sont ridicules pour des oiseaux, je le sais, mais ça ne regarde que moi. Tenez, c'est encore à ce sujet-là que j'ai vu que Germain avait bien bon cœur.

—Comment donc?

—Certainement: M. Giraudeau et M. Cabrion..., M. Cabrion surtout, étaient toujours à faire des plaisanteries sur les noms de mes oiseaux; appeler un serin papa Crétu, voyez donc! M. Cabrion n'en revenait pas, et il partait de là pour faire des gorges chaudes à n'en plus finir. «Si c'était un coq, disait-il à la bonne heure, vous pourriez l'appeler Crétu. C'est comme le nom de la serine, Ramonette; ça ressemble à Ramona.» Enfin il m'a si fort impatientée que j'ai été deux dimanches sans vouloir sortir avec lui pour lui apprendre, et je lui ai dit très-sérieusement que s'il recommençait ses moqueries, qui me faisaient de la peine, nous n'irions plus jamais ensemble.

—Quelle courageuse résolution!

—Ça m'a coûté, allez, monsieur Rodolphe, moi qui attendais mes sorties du dimanche comme le Messie: j'avais le cœur bien gros de rester toute seule par un temps superbe; mais, c'est égal, j'aimais encore mieux sacrifier mon dimanche que de continuer à entendre M. Cabrion se moquer de ce que je respectais. Après ça, certainement que, sans l'idée que j'y attachais, j'aurais préféré donner d'autres noms à mes oiseaux. Tenez, il y a surtout un nom que j'aurais aimé à l'adoration. Colibri... Eh bien! je m'en suis privée, parce que jamais je n'appellerai les oiseaux que j'aurai autrement que Crétu et Ramonette; sinon il me semblerait que je sacrifie, que j'oublie mes bons parents adoptifs, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

—Vous avez raison, mille fois raison. Et Germain ne se moquait pas de ces noms, lui?

—Au contraire; seulement la première fois ils lui ont semblé drôles, ainsi qu'à tout le monde: c'était tout simple; mais, quand je lui ai expliqué mes raisons, comme je les avais pourtant expliquées à M. Cabrion, les larmes lui en sont venues aux yeux. De ce jour-là je me suis dit: «M. Germain est un bien bon cœur; il n'a contre lui que sa tristesse.» Et voyez-vous, monsieur Rodolphe, ça m'a porté malheur de lui reprocher sa tristesse. Alors je ne comprenais pas qu'on pût être triste, maintenant je ne le comprends que trop. Mais voilà mon paquet fini, mon ouvrage prêt à emporter. Voulez-vous me donner mon châle, mon voisin? Il ne fait pas assez froid pour prendre un manteau, n'est-ce pas?

—Nous allons en voiture et je vous ramènerai.

—C'est vrai, nous irons et nous reviendrons plus vite; ce sera toujours ça de temps gagné.

—Mais, j'y songe, comment allez-vous faire? Votre travail va souffrir de vos visites aux prisons?

—Oh! que non, que non, j'ai fait mon compte. D'abord j'ai mes dimanches à moi; j'irai voir Louise et Germain ces jours-là, ça me servira de promenade et de distraction; ensuite, dans la semaine, je retournerai à la prison une ou deux autres fois; chacune me prendra trois bonnes heures, n'est-ce pas? Eh bien! pour me trouver à mon aise, je travaillerai une heure de plus par jour, je me coucherai à minuit au lieu de me coucher à onze heures; ça me fera un gain tout clair de sept ou huit heures par semaine, que je pourrai dépenser pour aller voir Louise et Germain. Vous voyez, je suis plus riche que je n'en ai l'air, ajouta Rigolette en souriant.

—Et vous ne craignez pas que cela vous fatigue?

—Bah! je m'y ferai, on se fait à tout. Et puis ça ne durera pas toujours.

—Voilà votre châle, ma voisine. Je ne serai pas aussi indiscret qu'hier, je n'approcherai pas trop mes lèvres de ce cou charmant.

—Ah! mon voisin, hier, c'était hier, on pouvait rire; mais aujourd'hui c'est différent. Prenez garde de me piquer.

—Allons, l'épingle est tordue.

—Eh bien! prenez-en une autre, là, sur la pelote. Ah! j'oubliais, voulez-vous être bien gentil, mon voisin?

—Ordonnez, ma voisine.

—Taillez-moi une bonne plume, bien grosse, pour que je puisse, en rentrant, écrire à ce pauvre Germain que ses commissions sont faites. Il aura ma lettre demain de bonne heure à la prison, ça lui fera un bon réveil.

—Et où sont vos plumes?

—Là, sur la table, le canif est dans le tiroir. Attendez, je vais vous allumer ma bougie, car il commence à n'y plus faire clair.

—Ça ne sera pas de refus pour tailler la plume.

—Et puis il faut que je puisse attacher mon bonnet. Rigolette fit pétiller une allumette chimique et alluma un bout de bougie dans un petit bougeoir bien luisant.

—Diable, de la bougie, ma voisine! Quel luxe!

—Pour ce que j'en brûle, ça me coûte une idée plus cher que de la chandelle, et c'est bien plus propre.

—Pas plus cher?

—Mon Dieu, non! J'achète ces bouts de bougie à la livre, et une demi-livre me fait presque mon année.

—Mais, dit Rodolphe en taillant soigneusement la plume, pendant que la grisette nouait son bonnet devant son miroir, je ne vois pas de préparatifs pour votre dîner.

—Je n'ai pas l'ombre de faim. J'ai pris une tasse de lait ce matin, j'en prendrai une ce soir avec un peu de pain, j'en aurai bien assez.

—Vous ne voulez pas venir sans façon dîner avec moi en sortant de chez Germain?

—Je vous remercie, mon voisin, j'ai le cœur trop gros; une autre fois, avec plaisir. Tenez, la veille du jour où ce pauvre Germain sortira de prison, je m'invite, et après vous me mènerez au spectacle. Est-ce dit?

—C'est dit, ma voisine; je vous assure que je n'oublierai pas cet engagement. Mais aujourd'hui vous me refusez?

—Oui, monsieur Rodolphe, je vous serais une compagnie trop maussade, sans compter que ça me prendrait beaucoup de temps. Pensez donc... c'est surtout maintenant qu'il ne faut pas que je fasse la paresseuse, et que je dépense un quart d'heure mal à propos.

—Allons, je renonce à ce plaisir... pour aujourd'hui.

—Tenez, voilà mon paquet, mon voisin; passez devant, je fermerai la porte.

—Voici une plume excellente. Maintenant, votre paquet.

—Prenez garde de le chiffonner, c'est du pou-de-soie, ça garde le pli; tenez-le à votre main, comme ça, légèrement. Bien, passez, je vous éclairerai.

Et Rodolphe descendit, précédé de Rigolette.

Au moment où le voisin et la voisine passèrent devant la loge du portier, ils virent M. Pipelet qui, les bras pendants, s'avançait vers eux du fond de l'allée; d'une main il tenait l'enseigne qui annonçait au public qu'il ferait commerce d'amitié avec Cabrion, de l'autre main il tenait le portrait du damné peintre.

Le désespoir d'Alfred était si écrasant que son menton touchait à sa poitrine et qu'on n'apercevait que le fond immense de son chapeau tromblon.

En le voyant venir ainsi, la tête baissée, vers Rodolphe et Rigolette, on eût dit un bélier ou un brave champion breton se préparant au combat.

Anastasie parut bientôt sur le seuil de sa loge et s'écria à l'aspect de son mari:

—Eh bien! vieux chéri, te voilà donc! Qu'est-ce qu'il t'a dit le commissaire? Alfred! Alfred! mais fais donc attention, tu vas poquer dans mon roi des locataires qui te crève les yeux. Pardon, monsieur Rodolphe, c'est ce gueux de Cabrion qui l'abrutit de plus en plus. Il le fera, bien sûr, tourner en bourrique, ce vieux chéri!!! Alfred, mais réponds donc!

À cette voix chère à son cœur, M. Pipelet releva la tête; ses traits étaient empreints d'une sombre amertume.

—Qu'est-ce qu'il t'a dit, le commissaire? reprit Anastasie.

—Anastasie, il faudra rassembler le peu que nous possédons, serrer nos amis dans nos bras, faire nos malles... et nous expatrier de Paris... de la France... de ma belle France! car, sûr maintenant de l'impunité, le monstre est capable de me poursuivre partout... dans toute l'étendue des départements du royaume.

—Comment! Le commissaire?

—Le commissaire! s'écria M. Pipelet avec une indignation courroucée, le commissaire!... Il m'a ri au nez...

—À toi... un homme d'âge, qui as l'air si respectable que tu en paraîtrais bête comme une oie si on ne connaissait pas tes vertus!...

—Eh bien! malgré cela, lorsque j'eus respectueusement déposé par-devant lui mon amas de plaintes et de griefs contre cet infernal Cabrion... ce magistrat, après avoir regardé en riant... oui, en riant... et, j'ose le dire, en riant indécemment... l'enseigne et le portrait que j'apportais comme pièces justificatives, ce magistrat m'a répondu:

«—Mon brave homme, ce Cabrion est un très-drôle de corps, c'est un mauvais farceur; ne faites pas attention à ses plaisanteries. Je vous conseille, moi, tout bonnement, d'en rire, car il y a vraiment de quoi!—D'en rire, môssieur! me suis-je écrié, d'en rire!... Mais le chagrin me dévore... mais ce gueux-là empoisonne mon existence... il m'affiche, il me fera perdre la raison... Je demande qu'on l'enferme, qu'on l'exile... au moins de ma rue.» À ces mots, le commissaire a souri, il m'a obligeamment montré la porte... J'ai compris ce geste du magistrat... et me voici.

—Magistrat de rien du tout!... s'écria Mme Pipelet.

—Tout est fini, Anastasie, tout est fini... plus d'espoir! Il n'y a plus de justice en France... je suis atrocement sacrifié!...

Et, pour péroraison, M. Pipelet lança de toutes ses forces l'enseigne et le portrait au fond de l'allée...

Rodolphe et Rigolette avaient, dans l'ombre, un peu souri du désespoir de M. Pipelet.

Après avoir adressé quelques mots de consolation à Alfred, qu'Anastasie calmait de son mieux, le roi des locataires quitta la maison de la rue du Temple avec Rigolette, et tous deux montèrent en fiacre pour se rendre chez François Germain.


XV

Le testament

François Germain demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11. Nous rappellerons au lecteur, qui l'a sans doute oublié, que Mme Mathieu, la courtière en diamants dont nous avons parlé à propos de Morel le lapidaire, logeait dans la même maison que Germain.

Pendant le long trajet de la rue du Temple à la rue Saint-Honoré, où demeurait la maîtresse couturière à qui Rigolette avait d'abord voulu rapporter son ouvrage, Rodolphe put apprécier davantage encore l'excellent naturel de la jeune fille. Ainsi que les caractères instinctivement bons et dévoués, elle n'avait pas la conscience de la délicatesse, de la générosité de sa conduite, qui lui semblait fort simple.

Rien n'eût été plus facile à Rodolphe que de libéralement assurer le présent et l'avenir de Rigolette, et de la mettre ainsi à même d'aller charitablement consoler Louise et Germain, sans qu'elle se préoccupât du temps que ses visites dérobaient à son travail, son unique ressource; mais le prince craignait d'affaiblir le mérite du dévouement de la grisette en le rendant trop facile; bien décidé à récompenser les qualités rares et charmantes qu'il avait découvertes en elle, il voulait la suivre jusqu'au terme de cette nouvelle et intéressante épreuve.

Est-il besoin de dire que, dans le cas où la santé de la jeune fille se fût le moins du monde altérée par le surcroît de travail qu'elle s'imposait vaillamment pour consacrer quelques heures chaque semaine à la fille du lapidaire et au fils du Maître d'école, Rodolphe fût à l'instant venu au secours de sa protégée?

Il étudiait avec autant de bonheur que d'émotion ce caractère si naturellement heureux et si peu habitué au chagrin que çà et là un éclair de gaieté venait l'illuminer encore.

Au bout d'une heure environ, le fiacre, de retour de la rue Saint-Honoré, s'arrêta boulevard Saint-Denis, n° 11, devant une maison de modeste apparence.

Rodolphe aida Rigolette à descendre; celle-ci entra chez le portier et lui communiqua les intentions de Germain, sans oublier la gratification promise. Grâce à l'aménité de son caractère, le fils du Maître d'école était partout aimé. Le confrère de M. Pipelet fut consterné d'apprendre que la maison perdait un locataire si honnête et si tranquille... Telles furent ses expressions.

La grisette, munie d'une lumière, rejoignit son compagnon, le portier ne devant monter que quelque temps après pour recevoir ses dernières instructions.

La chambre de Germain était située au quatrième étage. En arrivant devant la porte, Rigolette dit à Rodolphe, en lui donnant la clef:

—Tenez, mon voisin... ouvrez; la main me tremble trop... Vous allez vous moquer de moi; mais, en pensant que ce pauvre Germain ne reviendra plus jamais ici... il me semble que je vais entrer dans la chambre d'un mort...

—Soyez donc raisonnable, ma voisine, n'ayez pas de ces idées-là!

—J'ai tort, mais c'est plus fort que moi... Et elle essuya une larme.

Sans être aussi ému que sa compagne, Rodolphe éprouvait néanmoins une impression pénible en pénétrant dans ce modeste réduit.

Sachant de quelles détestables obsessions les complices du Maître d'école avaient poursuivi et poursuivaient peut-être encore Germain, il pressentait que cet infortuné avait dû passer de bien tristes heures dans cette solitude.

Rigolette posa la lumière sur une table.

Rien de plus simple que l'ameublement de cette chambre de garçon, composé d'une couchette, d'une commode, d'un secrétaire de noyer, de quatre chaises de paille et d'une table; des rideaux de coton blanc drapaient les fenêtres et l'alcôve; pour tout ornement on voyait sur la cheminée une carafe et un verre.

À l'affaissement du lit, qui n'était pas défait, on s'apercevait que Germain avait dû s'y jeter quelques instants tout habillé pendant la nuit qui avait précédé son arrestation.

—Pauvre garçon! dit tristement Rigolette en examinant avec intérêt l'intérieur de la chambre, on voit bien qu'il ne m'a plus pour sa voisine... C'est rangé, mais ça n'est pas soigné; il y a de la poussière partout, les rideaux sont enfumés, les vitres sont ternes, le carreau n'est pas ciré... Ah! quelle différence! Rue du Temple, ça n'était pas plus beau, mais c'était plus gai, parce que tout brillait de propreté, comme chez moi...

—C'est qu'aussi vous étiez là pour donner vos avis.

—Mais voyez donc! s'écria Rigolette en montrant le lit, il ne s'est pas couché l'autre nuit, tant il était inquiet! Tenez, ce mouchoir qu'il a laissé là, il a été tout trempé de larmes. Ça se voit bien... Et elle le prit en ajoutant: Germain a gardé une petite cravate de soie orange que je lui ai donnée quand nous étions heureux; moi, je garderai ce mouchoir en souvenir de ses malheurs; je suis sûr qu'il ne s'en fâchera pas...

—Au contraire, il sera très-heureux de ce témoignage de votre affection.

—Maintenant songeons aux choses sérieuses: je ferai tout à l'heure un paquet du linge que je trouverai dans la commode, afin de le lui porter en prison; la mère Bouvard, que j'enverrai ici demain, s'arrangera du reste... Je vais d'abord ouvrir le secrétaire pour y prendre les papiers et l'argent que Germain me prie de lui garder.

—Mais j'y songe, dit Rodolphe, Louise Morel m'a remis hier les treize cents francs en or que Germain lui avait donnés pour acquitter la dette du lapidaire, que j'avais déjà payée; j'ai cet argent: il appartient à Germain, puisqu'il a remboursé le notaire; je vais vous le remettre, vous le joindrez à celui dont vous allez être dépositaire.

—Comme vous voudrez, monsieur Rodolphe; pourtant, j'aimerais presque autant ne pas avoir chez moi une si grosse somme; il y a tant de voleurs maintenant!... Des papiers, à la bonne heure... on n'a rien à craindre, mais de l'argent... c'est dangereux...

—Vous avez peut-être raison, ma voisine; voulez-vous que je me charge de cette somme? Si Germain a besoin de quelque chose, vous me le ferez savoir tout de suite; je vous laisserai mon adresse et je vous enverrai ce qu'il vous demandera.

—Tenez, mon voisin, je n'aurais pas osé vous prier de nous rendre ce service; cela vaut bien mieux; je vous remettrai aussi ce qui proviendra de la vente des effets. Voyons donc ces papiers, dit la jeune fille en ouvrant le secrétaire et plusieurs tiroirs. Ah! c'est probablement cela. Voici une grosse enveloppe. Ah! mon Dieu! voyez donc, monsieur Rodolphe, comme c'est triste ce qu'il y a d'écrit dessus.

Et elle lut d'une voix émue:

«Dans le cas où je mourrais de mort violente ou autrement, je prie la personne qui ouvrira ce secrétaire de porter ces papiers chez Mlle Rigolette, couturière, rue du Temple, n° 17.»

—Est-ce que je puis décacheter cette enveloppe, monsieur Rodolphe?

—Sans doute; Germain ne vous annonce-t-il pas qu'il y a parmi les papiers qu'elle contient une lettre qui vous est particulièrement adressée?

La jeune fille rompit le cachet; plusieurs écrits s'y trouvaient renfermés; l'un d'eux portant cette suscription: À Mademoiselle Rigolette, contenait ces mots:

«Mademoiselle, lorsque vous lirez cette lettre, je n'existerai plus... Si, comme je le crains, je meurs de mort violente en tombant dans un guet-apens semblable à celui auquel j'ai dernièrement échappé, quelques renseignements joints ici sous le titre de: Footnotes sur ma vie, pourront mettre sur la trace de mes assassins.»

—Ah! monsieur Rodolphe, dit Rigolette en s'interrompant, je ne m'étonne plus maintenant de ce qu'il était si triste! Pauvre Germain! Toujours poursuivi de pareilles idées!

—Oui, il a dû être bien affligé; mais ses plus mauvais jours sont passés... croyez-moi.

—Hélas! je le désire, monsieur Rodolphe; mais pourtant, être en prison... accusé de vol...

—Soyez tranquille: une fois son innocence reconnue, au lieu de retomber dans l'isolement il retrouvera des amis. Vous d'abord, puis une mère bien-aimée, dont il a été séparé depuis son enfance.

—Sa mère! Il a encore sa mère?

—Oui... Elle le croyait perdu pour elle. Jugez de sa joie lorsqu'elle le reverra, mais absous de l'indigne accusation portée contre lui! J'avais donc raison de vous dire que ses plus mauvais jours étaient passés. Ne lui parlez pas de sa mère. Je vous confie ce secret parce que vous vous intéressez si généreusement à Germain qu'il faut au moins qu'à votre dévouement ne se joignent pas de trop cruelles inquiétudes sur son sort à venir.

—Je vous remercie, monsieur Rodolphe, vous pouvez être tranquille, je garderai votre secret...

Et Rigolette continua de lire la lettre de Germain.

«Si vous voulez, mademoiselle, jeter un coup d'œil sur ces notes, vous verrez que j'ai été toute ma vie bien malheureux... excepté pendant le temps que j'ai passé auprès de vous... Ce que je n'aurais jamais osé vous dire, vous le trouverez écrit dans une espèce de memento intitulé: Mes seuls jours de bonheur.

«Presque chaque soir, en vous quittant, j'épanchais ainsi les consolantes pensées que votre affection m'inspirait, et qui seules adoucissaient l'amertume de ma vie. Ce qui était amitié chez vous était de l'amour chez moi. Je vous ai caché que je vous aimais ainsi jusqu'à ce moment où je ne suis plus pour vous qu'un triste souvenir. Ma destinée était si malheureuse que je ne vous aurais jamais parlé de ce sentiment; quoique sincère et profond, il vous eût porté malheur.

«Il me reste un dernier vœu à former, et j'espère que vous voudrez bien l'accomplir.

«J'ai vu avec quel courage admirable vous travaillez, et combien il vous fallait d'ordre, de sagesse, pour vivre du modique salaire que vous gagnez si péniblement; souvent, sans vous le dire, j'ai tremblé en pensant qu'une maladie, causée peut-être par l'excès du labeur, pouvait vous réduire à une position si affreuse que je ne pouvais l'envisager sans frémir. Il m'est bien doux de penser que je pourrai du moins vous épargner en grande partie les tourments et peut-être... les misères que votre insouciante jeunesse ne prévoit pas, heureusement.»

—Que veut-il dire, monsieur Rodolphe? dit Rigolette étonnée.

—Continuez... nous allons voir.

Rigolette reprit:

«Je sais de combien peu vous vivez et de quelle ressource vous serait, en des temps difficiles, la plus modique somme; je suis bien pauvre, mais à force d'économie, j'ai mis de côté quinze cents francs, placés chez un banquier; c'est tout ce que je possède. Par mon testament, que vous trouverez ici, je me permets de vous les léguer; acceptez cela d'un ami, d'un bon frère... qui n'est plus.»

—Ah! monsieur Rodolphe! dit Rigolette en fondant en larmes et donnant la lettre au prince, cela me fait trop de mal. Bon Germain, s'occuper ainsi de mon avenir! Ah! quel cœur, mon Dieu! Quel cœur excellent!

—Digne et brave jeune homme! reprit Rodolphe avec émotion. Mais calmez-vous, mon enfant; Dieu merci, Germain n'est pas mort; ce testament anticipé aura du moins servi à vous apprendre combien il vous aimait... combien il vous aime.

—Et dire, monsieur Rodolphe, reprit Rigolette en essuyant ses larmes, que je ne m'en étais jamais doutée! Dans les commencements de notre voisinage, M. Giraudeau et M. Cabrion me parlaient toujours de leur passion enflammée, comme ils disaient; mais, voyant que cela ne les menait à rien, ils s'étaient déshabitués de me dire de ces choses-là; Germain, au contraire, ne m'avait jamais parlé d'amour. Quand je lui ai proposé d'être bons amis, il a franchement accepté, et depuis nous avons vécu en vrais camarades. Mais, tenez... je puis bien vous avouer cela maintenant, monsieur Rodolphe, certainement; je n'étais pas fâchée que Germain ne m'eût pas dit, comme les autres, qu'il m'aimait d'amour.

—Mais enfin vous en étiez... étonnée?

—Oui, monsieur Rodolphe, je pensais que c'était sa tristesse... qui le rendait ainsi.

—Et vous lui en vouliez un peu... de cette tristesse?

—C'était son seul défaut, dit naïvement la grisette; mais maintenant je l'excuse... je m'en veux de la lui avoir reprochée.

—D'abord parce que vous savez qu'il avait malheureusement beaucoup de sujets de chagrin, et puis... peut-être parce que vous voilà certaine que, malgré cette tristesse... il vous aimait d'amour? ajouta Rodolphe en souriant.

—C'est vrai... être aimée d'un si brave jeune homme, ça flatte le cœur... n'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

—Et un jour peut-être vous partagerez cet amour.

—Dame! monsieur Rodolphe, c'est bien tentant; ce pauvre Germain est si à plaindre! Je me mets à sa place... si, au moment où je me croyais abandonnée, méprisée de tout le monde, une personne, bien amie, venait à moi encore plus tendre que je ne l'espérais, je serais si heureuse. Après un moment de silence, Rigolette reprit avec un soupir: D'un autre côté... nous sommes si pauvres tous les deux que ça ne serait peut-être pas raisonnable. Tenez, monsieur Rodolphe, je ne veux pas penser à cela, je me trompe peut-être; ce qu'il y a de sûr, c'est que je ferai pour Germain tout ce que je pourrai tant qu'il restera en prison. Une fois libre, il sera toujours temps de voir si c'est de l'amour ou de l'amitié que j'aurai pour lui; alors, si c'est de l'amour... que voulez-vous, mon voisin... ça sera de l'amour... Jusque-là ça me gênerait de savoir à quoi m'en tenir. Mais il se fait tard, monsieur Rodolphe; voulez-vous rassembler ces papiers pendant que je vais faire un paquet de linge? Ah! j'oubliais le sachet renfermant la petite cravate orange que je lui ai donnée. Il est dans ce tiroir, sans doute. Oui, le voilà. Oh! voyez donc comme il est joli, ce sachet, et tout brodé! Pauvre Germain, il l'a gardée comme une relique, cette petite cravate! Je me rappelle bien la dernière fois où je l'ai mise, et quand je la lui ai donnée... Il a été si content, si content!...

À ce moment on frappa à la porte de la chambre.

—Qui est là? demanda Rodolphe.

—On voudrait parler à m'ame Mathieu, répondit une voix grêle et enrouée, avec l'accent qui distingue la plus basse populace. (Mme Mathieu était la courtière en diamants dont nous avons parlé.)

Cette voix, singulièrement accentuée, éveilla quelques vagues souvenirs dans la pensée de Rodolphe. Voulant les éclaircir, il prit la lumière et alla lui-même ouvrir la porte. Il se trouva face à face avec un des habitués du tapis-franc de l'ogresse, qu'il reconnut sur-le-champ, tant l'empreinte du vice était fatalement, profondément marquée sur cette physionomie imberbe et juvénile: c'était Barbillon.

Barbillon, le faux cocher de fiacre qui avait conduit le Maître d'école et la Chouette au chemin creux de Bouqueval; Barbillon, l'assassin du mari de cette malheureuse laitière qui avait ameuté contre la Goualeuse les laboureurs de la ferme d'Arnouville.

Soit que ce misérable eût oublié les traits de Rodolphe, qu'il n'avait vu qu'une fois au tapis-franc de l'ogresse, soit que le changement de costume l'empêchât de reconnaître le vainqueur du Chourineur, il ne manifesta aucun étonnement à son aspect.

—Que voulez-vous? lui dit Rodolphe.

—C'est une lettre pour m'ame Mathieu... Faut que je lui remette à elle-même, répondit Barbillon.

—Ce n'est pas ici qu'elle demeure; voyez en face, dit Rodolphe.

—Merci, bourgeois; on m'avait dit la porte à gauche, je me suis trompé.

Rodolphe ne se souvenait pas du nom de la courtière en diamants, que Morel le lapidaire n'avait prononcé qu'une ou deux fois. Il n'avait donc aucun motif de s'intéresser à la femme auprès de laquelle Barbillon venait comme messager. Néanmoins, quoiqu'il ignorât les crimes de ce bandit, sa figure avait un tel caractère de perversité qu'il resta sur le seuil de la porte, curieux de voir la personne à qui Barbillon apportait cette lettre.

À peine Barbillon eut-il frappé à la porte opposée à celle de Germain qu'elle s'ouvrit et que la courtière, grosse femme de cinquante ans environ, y parut tenant une chandelle à la main.

M'ame Mathieu? dit Barbillon.

—C'est moi, mon garçon.

—Voilà une lettre, il y a réponse...

Et Barbillon fit un pas pour entrer chez la courtière; mais celle-ci lui fit signe de ne pas avancer, décacheta la lettre tout en tenant son flambeau, lut et répondit d'un air satisfait:

—Vous direz que c'est bon, mon garçon; j'apporterai ce qu'on demande. J'irai à la même heure que l'autre fois. Bien des compliments... à cette dame...

—Oui, ma bourgeoise... n'oubliez pas le commissionnaire...

—Va demander à ceux qui t'envoient, ils sont plus riches que moi...

Et la courtière ferma sa porte.

Rodolphe rentra chez Germain, voyant Barbillon descendre rapidement l'escalier.

Le brigand trouva sur le boulevard un homme d'une mine basse et féroce, qui l'attendait devant une boutique.

Quoique plusieurs personnes pussent l'entendre, mais non le comprendre, il est vrai, Barbillon semblait si satisfait qu'il ne put s'empêcher de dire à son compagnon:

—Viens pitancher l'eau d'aff, Nicolas; la birbasse fauche dans le point à mort... elle aboulera chez la Chouette; la mère Martial nous aidera à lui pessiller d'esbrouffe ses durailles d'orphelin, et après nous trimballerons le refroidi dans ton passe-lance[2].

Esbignons-nous[3], alors; faut que je sois à Asnières de bonne heure; je crains que mon frère Martial se doute de quelque chose.

Et les deux bandits, après avoir tenu cette conversation inintelligible pour ceux qui auraient pu les écouter, se dirigèrent vers la rue Saint-Denis.

Quelques moments après, Rigolette et Rodolphe sortirent de chez Germain, remontèrent en fiacre et arrivèrent rue du Temple.

Le fiacre s'arrêta.

Au moment où la portière s'ouvrit, Rodolphe reconnut, à la lueur du quinquet du rogomiste, son fidèle Murph qui l'attendait à la porte de l'allée.

La présence du squire annonçait toujours quelque événement grave ou inattendu, car lui seul savait où trouver le prince.

—Qu'y a-t-il? lui demanda vivement Rodolphe pendant que Rigolette rassemblait plusieurs paquets dans la voiture.

—Un grand malheur, monseigneur!

—Parle, au nom du ciel!

—M. le marquis d'Harville...

—Tu m'effraies!

—Il avait donné ce matin à déjeuner à plusieurs de ses amis... Tout s'était passé à merveille... lui surtout n'avait jamais été plus gai, lorsqu'une fatale imprudence...

—Achève... achève donc!

—En jouant avec un pistolet qu'il ne croyait pas chargé...

—Il s'est blessé grièvement?

—Monseigneur!...

—Eh bien?...

—Quelque chose de terrible!

—Que dis-tu?

—Il est mort!...

—D'Harville!!! ah! c'est affreux! s'écria Rodolphe avec un accent si déchirant que Rigolette, qui descendait alors du fiacre avec ses paquets, s'écria:

—Mon Dieu! Qu'avez-vous, monsieur Rodolphe?

—Une bien triste nouvelle que je viens d'apprendre à mon ami, mademoiselle, dit Murph à la jeune fille; car le prince, accablé, ne pouvait répondre.

—C'est donc un bien grand malheur? dit Rigolette toute tremblante.

—Un bien grand malheur, répondit le squire.

—Ah! c'est épouvantable! dit Rodolphe après quelques minutes de silence; puis, se ressouvenant de Rigolette, il lui dit:

—Pardon, mon enfant... si je ne vous accompagne pas chez vous... Demain... je vous enverrai mon adresse et un permis pour entrer à la prison de Germain... bientôt je vous reverrai.

—Ah! monsieur Rodolphe, je vous assure que je prends bien part au chagrin qui vous arrive... Je vous remercie de m'avoir accompagnée... À bientôt, n'est-ce pas?

—Oui, mon enfant, à bientôt.

—Bonsoir, monsieur Rodolphe, ajouta tristement Rigolette, qui disparut dans l'allée, avec les différents objets quelle rapportait de chez Germain.

Le prince et Murph montèrent dans le fiacre, qui les conduisit rue Plumet. Aussitôt Rodolphe écrivit à Clémence le billet suivant:

«Madame,

«J'apprends à l'instant le coup inattendu qui vous frappe et qui m'enlève un de mes meilleurs amis; je renonce à vous peindre ma stupeur, mon chagrin.

«Il faut pourtant que je vous entretienne d'intérêts étrangers à ce cruel événement... Je viens d'apprendre que votre belle-mère, à Paris depuis quelques jours sans doute, repart ce soir pour la Normandie emmenant avec elle Polidori.

«C'est vous dire le péril qui sans doute menace monsieur votre père. Permettez-moi de vous donner un conseil que je crois salutaire. Après l'affreux malheur de ce matin, on ne comprendra que trop votre besoin de quitter Paris pendant quelque temps... Ainsi, croyez-moi, partez, partez à l'instant pour les Aubiers, afin d'y arriver, sinon avant votre belle-mère, du moins en même temps qu'elle.

«Soyez tranquille, madame, de près comme de loin je veille sur vous... Les abominables projets de votre belle-mère seront déjoués...

«Adieu, madame; je vous écris ces mots à la hâte... J'ai l'âme brisée quand je songe à cette soirée d'hier où je l'ai quitté, lui... plus tranquille, plus heureux qu'il ne l'avait été depuis longtemps...

«Croyez, madame, à mon dévouement profond et sincère...

«RODOLPHE»

Suivant les avis du prince, Mme d'Harville, trois heures après avoir reçu cette lettre, était en route avec sa fille pour la Normandie.

Une voiture de poste, partie de l'hôtel de Rodolphe, suivait la même route.

Malheureusement, dans le trouble où la plongèrent cette complication d'événements et la précipitation de son départ, Clémence oublia de faire savoir au prince qu'elle avait rencontré Fleur-de-Marie à Saint-Lazare.

On se souvient peut-être que, la veille, la Chouette était venue menacer Mme Séraphin de dévoiler l'existence de la Goualeuse, affirmant savoir (et elle disait vrai) où était alors cette jeune fille.

On se souvient encore qu'après cet entretien le notaire Jacques Ferrand, craignant la révélation de ses criminelles menées, se crut un puissant intérêt à faire disparaître la Goualeuse, dont l'existence, une fois connue, pouvait le compromettre dangereusement.

Il avait donc fait écrire à Bradamanti, un de ses complices, de venir le trouver pour tramer avec lui une nouvelle machination dont Fleur-de-Marie devait être la victime.

Bradamanti, occupé des intérêts non moins pressants de la belle-mère de Mme d'Harville, qui avait de sinistres raisons pour emmener le charlatan auprès de M. d'Orbigny, Bradamanti, trouvant sans doute plus d'avantage à servir son ancienne amie, ne se rendit pas à l'invitation du notaire et partit pour la Normandie sans voir Mme Séraphin.

L'orage grondait sur Jacques Ferrand; dans la journée, la Chouette était venue réitérer ses menaces et, pour prouver qu'elles n'étaient pas vaines, elle avait déclaré au notaire que la petite fille autrefois abandonnée par Mme Séraphin était alors prisonnière à Saint-Lazare sous le nom de la Goualeuse et que, s'il ne donnait pas dix mille francs dans trois jours, cette jeune fille recevrait des papiers qui lui apprendraient qu'elle avait été dans son enfance confiée aux soins de Jacques Ferrand.

Selon son habitude, ce dernier nia tout avec audace, et chassa la Chouette comme une effrontée menteuse, quoiqu'il fût convaincu et effrayé de la dangereuse portée de ses menaces.

Grâce à ses nombreuses relations, le notaire trouva moyen de s'assurer dans la journée même (pendant l'entretien de Fleur-de-Marie et de Mme d'Harville) que la Goualeuse était en effet prisonnière à Saint-Lazare et si parfaitement citée pour sa bonne conduite qu'on s'attendait à voir cesser sa détention d'un moment à l'autre.

Muni de ces renseignements, Jacques Ferrand, ayant mûri un projet diabolique, sentit que, pour l'exécuter, le secours de Bradamanti lui était de plus en plus indispensable; de là les vaines instances de Mme Séraphin pour rencontrer le charlatan.

Apprenant le soir même le départ de ce dernier, le notaire, pressé d'agir par l'imminence de ses craintes et du danger, se souvint de la famille Martial, ces pirates d'eau douce établis près du pont d'Asnières, chez lesquels Bradamanti lui avait proposé d'envoyer Louise Morel pour s'en défaire impunément.

Ayant absolument besoin d'un complice pour accomplir ses sinistres desseins contre Fleur-de-Marie, le notaire prit les précautions les plus habiles pour n'être pas compromis dans le cas où un nouveau crime serait commis et, le lendemain du départ de Bradamanti pour la Normandie, Mme Séraphin se rendit en hâte chez Martial.


XVI

L'île du Ravageur

Les scènes suivantes vont se passer pendant la soirée du jour où Mme Séraphin, suivant les ordres du notaire Jacques Ferrand, s'est rendue chez les Martial, pirates d'eau douce, établis à la pointe d'une petite île de la Seine, non loin du pont d'Asnières.

Le père Martial, mort sur l'échafaud comme son père, avait laissé une veuve, quatre fils et deux filles...

Le second de ces fils était déjà condamné aux galères à perpétuité...

De cette nombreuse famille il restait donc à l'île du Ravageur (nom que dans le pays on donnait à ce repaire, nous dirons pourquoi), il restait, disons-nous:

La mère Martial;

Trois fils: l'aîné (l'amant de la Louve) avait vingt-cinq ans; l'autre vingt ans; le plus jeune douze ans;

Deux filles, l'une de dix-huit ans, la seconde de neuf ans.

Les exemples de ces familles, où se perpétue une sorte d'épouvantable hérédité dans le crime, ne sont que trop fréquents.

Cela doit être.

Répétons-le sans cesse: la société songe à punir, jamais à prévenir le mal.

Un criminel sera jeté au bagne pour sa vie... Un autre sera décapité...

Ces condamnés laisseront de jeunes enfants...

La société prendra-t-elle souci des orphelins?...

De ces orphelins, qu'elle a faits... en frappant leur père de mort civile, ou en lui coupant la tête?

Viendra-t-elle substituer une tutelle salutaire, préservatrice, à la déchéance de celui que la loi a déclaré indigne, infâme... à la déchéance de celui que la loi a tué?

Non... «Morte la bête... mort le venin...» dit la société...

Elle se trompe.

Le venin de la corruption est si subtil, si corrosif, si contagieux, qu'il devient presque toujours héréditaire; mais, combattu à temps, il ne serait jamais incurable.

Contradiction bizarre!...

L'autopsie prouve-t-elle qu'un homme est mort d'une maladie transmissible? À force de soins préservatifs, on mettra les descendants de cet homme à l'abri de l'affection dont il a été victime...

Que les mêmes faits se reproduisent dans l'ordre moral...

Qu'il soit démontré qu'un criminel lègue presque toujours à son fils le germe d'une perversité précoce...

Fera-t-on pour le salut de cette jeune âme ce que le médecin fait pour le corps lorsqu'il s'agit de lutter contre un vice héréditaire?

Non...

Au lieu de guérir ce malheureux, on le laissera se gangrener jusqu'à la mort...

Et alors, de même que le peuple croit le fils du bourreau forcément bourreau... on croira le fils d'un criminel forcément criminel...

Et alors on regardera comme le fait d'une hérédité inexorablement fatale une corruption causée par l'égoïste incurie de la société...

De sorte que si, malgré de funestes enseignements, l'orphelin que la loi a fait... reste par hasard laborieux et honnête, un préjugé barbare fera rejaillir sur lui la flétrissure paternelle. En butte à une réprobation imméritée, à peine trouvera-t-il du travail...

Et, au lieu de lui venir en aide, de le sauver du découragement, du désespoir, et surtout des dangereux ressentiments de l'injustice, qui poussent quelquefois les caractères les plus généreux à la révolte, au mal... la société dira:

«Qu'il tourne à mal... nous verrons bien. N'ai-je pas là geôliers, gardes-chiourme et bourreaux?»

Ainsi, pour celui qui (chose aussi rare que belle) se conserve pur malgré de détestables exemples, aucun appui, aucun encouragement.

Ainsi, pour celui qui, plongé en naissant dans un foyer de dépravation domestique, est vicié tout jeune encore, aucun espoir de guérison!

«Si! si! moi je le guérirai, cet orphelin que j'ai fait, répond la société, mais en temps et lieu... mais à ma mode... mais plus tard.

«Pour extirper la verrue, pour inciser l'apostème... il faut qu'ils soient à point.»

Un criminel demande à être attendu...

«Prisons et galères, voilà mes hôpitaux... Dans les cas incurables, j'ai le couperet.

«Quant à la cure de mon orphelin, j'y songerai, vous dis-je; mais patience, laissons mûrir le germe de corruption héréditaire qui couve en lui, laissons-le grandir, laissons-le étendre profondément ses ravages.

«Patience donc, patience. Lorsque notre homme sera pourri jusqu'au cœur, lorsqu'il suintera le crime par tous les pores, lorsqu'un bon vol ou un bon meurtre l'auront jeté sur le banc d'infamie où s'est assis son père, oh! alors nous guérirons l'héritier du mal... comme nous avons guéri le donateur.

«Au bagne ou sur l'échafaud, le fils trouvera la place paternelle encore toute chaude...»

Oui, dans ce cas, la société raisonne ainsi.

Et elle s'étonne, et elle s'indigne, et elle s'épouvante de voir des traditions de vol et de meurtre fatalement perpétuées de génération en génération.

Le sombre tableau qui va suivre, les pirates d'eau douce, a pour but de montrer ce que peut être dans une famille l'hérédité du mal, lorsque la société ne vient pas, soit légalement, soit officieusement, préserver les malheureux orphelins de la loi des terribles conséquences de l'arrêt fulminé contre leur père.

Le lecteur nous excusera de faire précéder ce nouvel épisode d'une sorte d'introduction.

Voici pourquoi nous agissons ainsi:

À mesure que nous avançons dans cette publication, son but moral est attaqué avec tant d'acharnement, et, selon nous, avec tant d'injustice, qu'on nous permettra d'insister sur la pensée sérieuse, honnête, qui, jusqu'à présent, nous a soutenu, guidé.

Plusieurs esprits graves, délicats, élevés, ayant bien voulu nous encourager dans nos tentatives et nous faire parvenir des témoignages flatteurs de leur adhésion, nous devons peut-être à ces amis connus et inconnus de répondre une dernière fois à des récriminations aveugles, obstinées, qui ont retenti, nous dit-on, jusqu'au sein de l'assemblée législative.

Proclamer l'odieuse immoralité de notre œuvre, c'est proclamer implicitement, ce nous semble, les tendances odieusement immorales des personnes qui nous honorent de leurs vives sympathies.

C'est donc au nom de ces sympathies autant qu'au nôtre que nous tenterons de prouver par un exemple, choisi parmi plusieurs, que cet ouvrage n'est pas complètement dépourvu d'idées généreuses et pratiques.

L'an passé, dans l'une des premières parties de ce livre nous avons donné l'aperçu d'une ferme modèle, fondée par Rodolphe pour encourager, enseigner et rémunérer les cultivateurs pauvres, probes et laborieux.

À ce propos, nous ajoutions:

«Les honnêtes gens malheureux méritent au moins autant d'intérêt que les criminels; pourtant il y a de nombreuses sociétés destinées au patronage des jeunes détenus ou libérés, mais aucune société n'est fondée dans le but de secourir les jeunes gens pauvres dont la conduite aurait toujours été exemplaire. De sorte qu'il faut nécessairement avoir commis un délit... pour être apte à jouir du bénéfice de ces institutions, d'ailleurs si méritantes et si salutaires.»

Et nous faisions dire à un paysan de la ferme de Bouqueval:

«Il est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants; mais il faudrait aussi faire espérer les bons. Un honnête garçon, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire, de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu'on lui dirait:—Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé?—Non.—Eh bien! il n'y a point de place ici pour toi.».

Cette discordance avait aussi frappé des esprits meilleurs que le nôtre. Grâce à eux, ce que nous regardions comme une utopie vient d'être réalisé.

Sous la présidence d'un des hommes les plus éminents, les plus honorables de ce temps-ci, M. le comte Portalis, et sous l'intelligente direction d'un véritable philanthrope au cœur généreux, à l'esprit pratique et éclairé, M. Allier, une société vient d'être fondée dans le but de venir au secours des jeunes gens pauvres et honnêtes du département de la Seine, et de les employer dans les colonies agricoles.

Ce seul et simple rapprochement suffit pour constater la pensée morale de notre œuvre.

Nous sommes très-fier, très-heureux de nous être rencontré dans un même milieu d'idées, de vœux et d'espérance avec les fondateurs de cette nouvelle œuvre et patronage; car nous sommes un des propagateurs les plus obscurs, mais les plus convaincus, de ces deux grandes vérités: qu'il est du devoir de la société de prévenir le mal et d'encourager, de récompenser le bien autant qu'il est en elle.

Puisque nous avons parlé de cette nouvelle œuvre de charité, dont la pensée juste et morale doit avoir une action salutaire et féconde, espérons que ses fondateurs songeront peut-être à combler une autre lacune, en étendant plus tard leur tutélaire patronage ou du moins leur sollicitude officieuse sur les jeunes enfants dont le père aurait été supplicié ou condamné à une peine infamante entraînant la mort civile, et qui, nous le répétons, sont rendus orphelins par le fait de l'application de la loi.

Ceux de ces malheureux enfants qui seraient déjà dignes d'intérêt par leurs saines tendances et par leur misère mériteraient encore une attention particulière, en raison même de leur position exceptionnelle, pénible, difficile, dangereuse.

Oui, pénible, difficile, dangereuse.

Disons-le encore: presque toujours victime de cruelles répulsions, souvent la famille d'un condamné, demandant en vain du travail, se voit, pour échapper à la réprobation générale, contrainte d'abandonner les lieux où elle trouvait des moyens d'existence.

Alors, aigris, irrités par l'injustice, déjà flétris à l'égal des criminels pour des fautes dont ils sont innocents... quelquefois à bout de ressources honorables, les infortunés ne seront-ils pas bien près de faillir, s'ils sont restés probes?

Ont-ils, au contraire, déjà subi une influence presque inévitablement corruptrice, ne doit-on pas tenter de les sauver, lorsqu'il en est temps encore?

La présence de ces orphelins de la loi au milieu des autres enfants recueillis par la société dont nous parlons serait d'ailleurs pour tous d'un utile enseignement... Elle montrerait que, si le coupable est inexorablement puni, les siens ne perdent rien, gagnent même dans l'estime du monde, si, à force de courage, de vertus, ils parviennent à réhabiliter un nom déshonoré.

Dira-t-on que le législateur a voulu rendre le châtiment plus terrible encore, en frappant virtuellement le père criminel dans l'avenir de son fils innocent?

Cela serait barbare, immoral, insensé.

N'est-il pas, au contraire, d'une haute moralité de prouver au peuple:

—Qu'il n'y a dans le mal aucune solidarité héréditaire.

—Que la tache originelle n'est pas ineffaçable?

Osons espérer que ces réflexions paraîtront dignes de quelque intérêt à la nouvelle société de patronage.

Sans doute, il est douloureux de songer que l'État ne prend jamais l'initiative dans toutes ces questions palpitantes qui touchent au vif de l'organisation sociale.

En peut-il être autrement?

À l'une des dernières séances législatives, un pétitionnaire, frappé, dit-il, de la misère et des souffrances des classes pauvres, a proposé, entre autres moyens d'y remédier, «la fondation de maisons d'invalides destinées aux travailleurs».

Ce projet, sans doute défectueux dans sa forme, mais qui renfermait du moins une haute idée philanthropique digne du plus sérieux examen, en cela qu'elle se rattache à l'immense question de l'organisation du travail, ce projet, disons-nous, «a été accueilli par une hilarité générale et prolongée».

Cela dit, passons.

Revenons aux pirates d'eau douce et à l'île du Ravageur.

Le chef de la famille Martial, qui le premier s'établit dans cette petite île moyennant un loyer modique, était ravageur.

Les ravageurs, ainsi que les débardeurs et les déchireurs de bateaux, restent pendant toute la journée plongés dans l'eau jusqu'à la ceinture pour exercer leur métier.

Les débardeurs débarquent le bois flotté.

Les déchireurs démolissent les trains qui ont amené le bois.

Tout aussi aquatique que les industries précédentes, l'industrie des ravageurs a un but différent.

S'avançant dans l'eau aussi loin qu'il peut aller, le ravageur puise, à l'aide d'une longue drague, le sable de rivière sous la vase; puis le recueillant dans de grandes sébiles de bois, il le lave comme un minerai ou comme un gravier aurifère et en retire ainsi une grande quantité de parcelles métalliques de toutes sortes, fer, cuivre, fonte, plomb, étain, provenant des débris d'une foule d'ustensiles.

Souvent même les ravageurs trouvent dans le sable des fragments de bijoux d'or ou d'argent apportés dans la Seine, soit par les égouts où se dégorgent les ruisseaux, soit par les masses de neige ou de glace ramassées dans les rues et que l'hiver on jette à la rivière.

Nous ne savons en vertu de quelle tradition ou de quel usage ces industriels, généralement honnêtes, paisibles et laborieux, sont si formidablement baptisés.

Le père Martial, premier habitant de l'île, jusqu'alors inoccupée, étant ravageur (fâcheuse exception), les riverains du fleuve la nommèrent l'île du Ravageur.

L'habitation des pirates d'eau douce est donc située à la partie méridionale de cette terre.

Dans le jour, on peut lire sur un écriteau qui se balance au-dessus de la porte:

AU RENDEZ-VOUS DES RAVAGEURS
bon vin, bonne matelote et friture
On loue des bachots (bateaux) pour la promenade

On le voit, à ses métiers patents ou occultes le chef de cette famille maudite avait joint ceux de cabaretier, de pêcheur et de loueur de bateaux.

La veuve de ce supplicié continuait de tenir la maison: des gens sans aveu, des vagabonds en rupture de ban, des montreurs d'animaux, des charlatans nomades venaient y passer le dimanche et d'autres jours non fériés en parties de plaisir.

Martial (l'amant de la Louve), fils aîné de la famille, le moins coupable de tous, pêchait en fraude et, au besoin, prenait, en véritable bravo, et moyennant salaire, le parti des faibles contre les forts.

Un de ses autres frères, Nicolas, le futur complice de Barbillon pour le meurtre de la courtière en diamants, était en apparence ravageur, mais de fait il se livrait à la piraterie d'eau douce sur la Seine et sur ses rives.

Enfin François, le plus jeune des fils du supplicié, conduisait les curieux qui voulaient se promener en bateau. Nous parlerons pour mémoire d'Ambroise Martial, condamné aux galères pour vol de nuit avec effraction et tentative de meurtre.

La fille aînée, surnommée Calebasse, aidait sa mère à faire la cuisine et à servir les hôtes; sa sœur Amandine, âgée de neuf ans, s'occupait aussi des soins du ménage, selon ses forces.

Ce soir-là, au-dehors, la nuit est sombre; de lourds nuages gris et opaques, chassés par le vent, laissent voir çà et là, à travers leurs déchirures bizarres, quelque peu de sombre azur scintillant d'étoiles.

La silhouette de l'île, bordée de hauts peupliers dépouillés, se dessine vigoureusement en noir sur l'obscurité diaphane du ciel et sur la transparence blanchâtre de la rivière.

La maison, à pignons irréguliers, est complètement ensevelie dans l'ombre; deux fenêtres du rez-de-chaussée sont seulement éclairées; leurs vitres flamboient; ces lueurs rouges se reflètent comme de longues traînées de feu dans les petites vagues qui baignent le débarcadère, situé proche de l'habitation.

Les chaînes des bateaux qui y sont amarrés font entendre un cliquetis sinistre: il se mêle tristement aux rafales de la bise dans les branches des peupliers et au sourd mugissement des grandes eaux...

Une partie de la famille est rassemblée dans la cuisine de la maison.

Cette pièce est vaste et basse; en face de la porte sont deux fenêtres, au-dessous desquelles s'étend un long fourneau; à gauche, une haute cheminée; à droite, un escalier qui monte à l'étage supérieur; à côté de cet escalier, l'entrée d'une grande salle garnie de plusieurs tables destinées aux habitués du cabaret.

La lumière d'une lampe, jointe aux flammes du foyer, fait reluire un grand nombre de casseroles et autres ustensiles en cuivre pendus le long des murailles ou rangés sur des tablettes avec différentes poteries; une grande table occupe le milieu de cette cuisine.

La veuve du supplicié, entourée de trois de ses enfants, est assise au coin du foyer.

Cette femme, grande et maigre, paraît avoir quarante-cinq ans. Elle est vêtue de noir; un mouchoir de deuil noué en marmotte, cachant ses cheveux, entoure son front plat, blême, déjà sillonné de rides; son nez est long, droit et pointu; ses pommettes saillantes, ses joues creuses, son teint bilieux, blafard, et profondément marqué de petite vérole; les coins de sa bouche, toujours abaissés, rendent plus dure encore l'expression de ce visage froid, sinistre, impassible comme un masque de marbre. Ses sourcils gris surmontent ses yeux d'un bleu terne.

La veuve du supplicié s'occupe d'un travail de couture, ainsi que ses deux filles.

L'aînée, sèche et grande, ressemble beaucoup à sa mère... C'est sa physionomie calme, dure et méchante, son nez mince, sa bouche sévère, son regard pâle... Seulement, son teint terreux, jaune comme un coing, lui a valu le surnom de Calebasse. Elle ne porte pas le deuil; sa robe est brune; son bonnet de tulle noir laisse apercevoir deux bandeaux de cheveux rares, d'un blond fade et sans reflet.

François, le plus jeune des fils de Martial, accroupi sur un escabeau, remaille un aldret, filet de pêche destructeur sévèrement interdit sur la Seine.

Malgré le hâle qui le brunit, le teint de cet enfant est florissant; une forêt de cheveux roux couvre sa tête; ses traits sont arrondis, ses lèvres grosses, son front saillant, ses yeux vifs, perçants: il ne ressemble ni à sa mère, ni à sa sœur aînée; il a l'air sournois, craintif; de temps à autre, à travers l'espèce de crinière qui retombe sur son front, il jette obliquement sur sa mère un coup d'œil défiant, ou échange avec sa petite sœur Amandine un regard d'intelligence et d'affection...

Celle-ci, assise à côté de son frère, s'occupe non pas à marquer, mais à démarquer du linge volé la veille. Elle a neuf ans; elle ressemble autant à son frère que sa sœur ressemble à sa mère; ses traits, sans être plus réguliers, sont moins grossiers que ceux de François. Quoique couvert de taches de rousseur, son teint est d'une fraîcheur éclatante; ses lèvres sont épaisses, mais vermeilles; ses cheveux roux, mais fins, soyeux, brillants; ses yeux petits, mais d'un bleu pur et doux.

Lorsque le regard d'Amandine rencontre celui de son frère, elle lui montre la porte; à ce signe, François répond par un soupir; puis, appelant l'attention de sa sœur par un geste rapide, il compte distinctement du bout de son filoir dix mailles de filet...

Cela veut dire, dans le langage symbolique des enfants, que leur frère Martial ne doit rentrer qu'à dix heures.

En voyant ces deux femmes silencieuses, à l'air méchant, et ces deux pauvres petits, inquiets, muets, craintifs, on devine là deux bourreaux et deux victimes.

Calebasse, s'apercevant qu'Amandine cessait un moment de travailler, lui dit d'une voix dure:

—Auras-tu bientôt fini de démarquer cette chemise?...

L'enfant baissa la tête sans répondre; à l'aide de ses doigts et de ses ciseaux, elle acheva d'enlever à la hâte les fils de coton rouge qui dessinaient des lettres sur la toile.

Au bout de quelques instants, Amandine, s'adressant timidement à la veuve, lui présenta son ouvrage:

—Ma mère, j'ai fini, lui dit-elle.

Sans lui répondre, la veuve lui jeta une autre pièce de linge.

L'enfant ne put la recevoir à temps et la laissa tomber. Sa grande sœur lui donna de sa main dure comme du bois un coup rigoureux sur le bras en s'écriant:

—Petite bête!!!

Amandine regagna sa place et se mit activement à l'œuvre, après avoir échangé avec son frère un regard où roulait une larme.

Le même silence continua de régner dans la cuisine.

Au-dehors le vent gémissait toujours et agitait l'enseigne du cabaret.

Ce triste grincement et le sourd bouillonnement d'une marmite placée devant le feu étaient les seuls bruits qu'on entendît.

Les deux enfants observaient avec une secrète frayeur que leur mère ne parlait pas.

Quoiqu'elle fût habituellement silencieuse, ce mutisme complet et certain pincement de ses lèvres leur annonçaient que la veuve était dans ce qu'ils appelaient ses colères blanches, c'est-à-dire en proie à une irritation concentrée.

Le feu menaçait de s'éteindre faute de bois.

—François, une bûche! dit Calebasse.

Le jeune raccommodeur de filets défendus regarda derrière le pilier de la cheminée et répondit:

—Il n'y en a plus là...

—Va au bûcher, reprit Calebasse.

François murmura quelques paroles inintelligibles et ne bougea pas.

—Ah çà! François, m'entends-tu? dit aigrement Calebasse.

La veuve du supplicié posa sur ses genoux une serviette, qu'elle démarquait aussi et jeta les yeux sur son fils.

Celui-ci avait la tête baissée, mais il devina, mais il sentit pour ainsi dire le terrible regard de sa mère peser sur lui... Craignant de rencontrer ce visage redoutable, l'enfant restait immobile.

—Ah çà! es-tu sourd, François? reprit Calebasse irritée. Ma mère... tu vois...

La grande sœur semblait avoir pour fonction d'accuser les deux enfants et de requérir les peines que la veuve appliquait impitoyablement.

Amandine, sans qu'on pût remarquer son mouvement, poussa doucement le coude de son frère pour l'engager tacitement à obéir à Calebasse.

François ne bougea pas.

La sœur aînée regarda sa mère pour lui demander la punition du coupable: la veuve l'entendit.

De son long doigt décharné elle lui montra une baguette de saule forte et souple, placée dans l'encoignure de la cheminée.

Calebasse se pencha en arrière, prit cet instrument de correction et le remit à sa mère.

François avait parfaitement suivi le geste de sa mère; il se leva brusquement et d'un saut se mit hors de l'atteinte de la menaçante baguette.

—Tu veux donc que ma mère te roue de coups? s'écria Calebasse.

La veuve, tenant toujours le bâton à la main, pinçant de plus en plus ses lèvres pâles, regardait François d'un œil fixe, sans prononcer un mot.

Au léger tremblement des mains d'Amandine, dont la tête était baissée, à la rougeur qui couvrit subitement son cou, on voyait que l'enfant, quoique habituée à de pareilles scènes, s'effrayait du sort qui attendait son frère.

Celui-ci, réfugié dans un coin de la cuisine, semblait craintif et irrité.

—Prends garde à toi, ma mère va se lever, et il ne sera plus temps! dit la grande sœur.

—Ça m'est égal, reprit François en pâlissant. J'aime mieux être battu comme avant-hier... que d'aller dans le bûcher... et la nuit... encore...

—Et pourquoi ça? reprit Calebasse avec impatience.

—J'ai peur dans le bûcher... moi..., répondit l'enfant en frissonnant malgré lui.

—Tu as peur... imbécile... et de quoi?

François hocha la tête sans répondre.

—Parleras-tu?... De quoi as-tu peur?

—Je ne sais pas... mais j'ai peur...

—Tu es allé là cent fois, et encore hier soir?

—Je ne veux plus y aller maintenant...

—Voilà ma mère qui se lève!...

—Tant pis! s'écria l'enfant, qu'elle me batte, qu'elle me tue, elle ne me fera pas aller dans le bûcher... la nuit... surtout...

—Mais, encore une fois, pourquoi? reprit Calebasse.

—Eh bien! parce que...

—Parce que?

—Parce qu'il y a quelqu'un...

—Il y a quelqu'un?

—D'enterré là..., murmura François en frissonnant.

La veuve du supplicié, malgré son impassibilité, ne put réprimer un brusque tressaillement; sa fille l'imita; on eût dit ces deux femmes frappées d'une même secousse électrique.

—Il y a quelqu'un d'enterré dans le bûcher? reprit Calebasse en haussant les épaules.

—Oui, dit François d'une voix si basse qu'on l'entendit à peine.

—Menteur!... s'écria Calebasse.

—Je te dis, moi, que tantôt, en rangeant du bois, j'ai vu dans le coin noir du bûcher un os de mort... il sortait un peu de la terre qui était humide à l'entour..., répliqua François.

—L'entends-tu, ma mère? Est-il bête! dit Calebasse en faisant un signe d'intelligence à la veuve, ce sont des os de mouton que je mets là pour la lessive.

—Ce n'était pas un os de mouton, reprit l'enfant avec épouvante, c'étaient des os enterrés... des os de mort... un pied qui sortait de terre... je l'ai bien vu.

—Et tu as tout de suite raconté cette belle trouvaille-là... à ton frère... à ton bon ami Martial, n'est-ce pas? dit Calebasse avec une ironie sauvage.

François ne répondit pas.

—Méchant petit raille[4]! s'écria Calebasse furieuse, parce qu'il est poltron comme une vache, il serait capable de nous faire faucher comme on a fauché[5] notre père!

—Puisque tu m'appelles raille, s'écria François exaspéré, je dirai tout à mon frère Martial. Je ne lui avais pas dit encore, car je ne l'ai pas vu depuis tantôt... Mais quand il reviendra ce soir... je...

L'enfant n'osa pas achever. Sa mère s'avançait vers lui, calme, mais inexorable.

Quoiqu'elle se tînt habituellement un peu courbée, sa taille était très-haute pour une femme; tenant sa baguette d'une main, de l'autre la veuve prit son fils par le bras et, malgré la terreur, la résistance, les prières, les pleurs de l'enfant, l'entraînant après elle, elle le força de monter l'escalier du fond de la cuisine.

Au bout d'un instant, on entendit au-dessus du plafond des trépignements sourds, mêlés de cris et de sanglots.

Quelques minutes après ce bruit cessa.

Une porte se referma violemment.

Et la veuve du supplicié redescendit.

Puis, toujours impassible, elle remit la baguette de saule à sa place, se rassit auprès du foyer et reprit son travail de couture sans prononcer une parole.

Fin de la cinquième partie


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