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Les mystères du peuple, Tome IV: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges

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CHAPITRE II.

Un festin en Vagrerie.--Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur.--La ronde des Vagres.--Karadeuk le Bagaude.--Loysik l'ermite.--Comment l'évêque Cautin est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement de l'empirée.--Le comte Neroweg et ses leudes.--Attaque des gorges d'Allange.

Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers, tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au four... Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne... N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher; il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une montagne de cendre brûlante chaude... quatre ou cinq heures après, boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures, les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches; pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les rossignols.

Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa, les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.

L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles dents blanches à la grillade de son Vagre, disait:

--Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au moindre oubli... le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il pouvait se montrer difficile.

Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement, mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait... en regardant Ronan... Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non, circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats; parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois; alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple outre-vaillance.

--À toi ce coup-ci...

--À toi celui-là...

--Frappe...

--Riposte...

--Je suis blessé!

--Je suis mort!...

Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage... Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes, les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires...

--Ah! le bon temps!--disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre viande.--Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales! ah! le bon temps que nous font les rois franks!...

--Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule... dansons, buvons sur ses décombres... et faisons l'amour dans la cendre des palais!...

--Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le pillage, l'incendie, le viol et le massacre!...

--Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier, encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de la Gaule... et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez: Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre patrie conquise!...

--Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du chef des cent vallées, des Sacrovir, des Vindex, des Civilis, des Victoria?

--Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres... Loups et Têtes de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares...

--Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt...

--Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent tranchante...

--Et ils nous appellent des pillards...

--Des meurtriers...

--Des sacrilèges...

--Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous pillons; ils violent... non, nous ne violons pas, assez de jolies filles nous arrivent en Vagrerie... voyez plutôt ces gaies commères...

--Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans, la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!...

--Moi aussi!

--Moi aussi!

--Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons!--dit l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure noire.--Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!... jours d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche... Saintes vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les maîtres de son corps?... Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs! fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes... c'est le bel âge pour mourir... Veux-tu mourir, mon Vagre?

--Quand, ma Vagredine?

--Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble!

--Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse?

--Mon Vagre, craindrais-tu la mort?

--Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi...

--À demain donc... la mort ensemble!

--Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma Vagredine?

Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme entre deux vins, dit d'une voix magistrale:

--Frères, j'ai une idée...

--Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette amphore...

--Oui, d'abord... puis de vous démontrer logicè... à priori...

--Au diable le langage romain!

--Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé dans les belles lettres et la philosophie... J'enseignais la rhétorique aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres.

--Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes.

--Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a revendu à l'évêque de...

--Au diable le rhétoricien... le voici voyageant par monts et par vaux!

--C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à travers les plaines de l'imagination... Mais je reviens à ce que je veux vous prouver logicè... c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que logicè... le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous débarrasser de nos ennemis.

--Un miracle en notre faveur... à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien avec le ciel?

--Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en vrais loups... Aussi, logicè, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos ennemis par des miracles... Et ce, je vais vous le prouver.

--À la preuve, docte Symphorien... à la preuve!

--M'y voici... Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe est tombée cette belle terre d'Auvergne?

--Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi Clovis... puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province d'Auvergne... le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule conquise.

--Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain... Qui n'a-t-il pas épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont marié à Gundioque, femme de son propre frère; ils l'ont marié à Radegonde, à Ingonde, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci, nommée Aregonde; ils l'ont marié à Chemesne, à bien d'autres encore, et en dernier lieu à cette Wultrade, veuve de son petit-neveu Théodebald; mais ce sont là des peccadilles...

--Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver logicè que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur... et ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel...

--Ma rhétorique pose les principes... vous allez en voir tout à l'heure les conséquences... ergo, je pose cette autre prémisse, encore nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé... La chose se passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain 3 habité par les rois franks... Or, écoutez...

Note 3: (retour) On voit encore aujourd'hui, rue de la Harpe, les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.

--Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges de ses rois.

--Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela... Clovis était, depuis longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques... après avoir partagé la Gaule entre ses quatre fils: Thierri, Childebert, Clodomir et ce Clotaire, aujourd'hui roi de toutes les provinces conquises... Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils, attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre frère, et elle veut qu'ils aient son royaume... viens donc promptement à Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le royaume de leur père, notre frèreA...»

--Voilà qui commence tendrement.

--C'est la fraternité franque.

--Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère?

--Il n'en est pas un...

--On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux...

--Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien, étaient-ils jeunes?

--L'un avait dix ans, l'autre sept...

--Pauvres petites créatures... les tuer ainsi lâchement!...

--Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers du royaume de leur pèreB

--Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien?

--Tu vas voir...

«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs oncles, en disant à ces enfants:--Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume.--A peine arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine Clotilde:--Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils... veux-tu qu'ils soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils soient égorgés?...--S'ils doivent renoncer au trône de leur père!--s'écria la vieille reine indignée,--j'aime mieux les voir morts que tondus...--L'émissaire revint dire aux deux rois:--Vous avez l'aveu de la reine pour achever l'oeuvre commencée...--Aussitôt le roi Clotaire prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un couteau sous l'aisselle.»

--Pauvre cher petit!--murmura Odille en fondant en larmes;--il a dû mourir en appelant sa mère...

--Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit pour enfoncer son couteau,--dit Ronan.--C'est ainsi qu'on tue les jeunes torins... Continue, docte Symphorien.

«--Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie:--Mon oncle! mon bon oncle! viens à mon secours... fais que je ne sois pas tué comme mon frère!»--Childebert, un moment ému, dit à Clotaire: «--Accorde-moi la vie de cet enfant?»--Mais Clotaire, furieux, lui répondit: «--Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa place... C'est toi qui m'as mis dans cette affaire... et voilà que tu manques de parole?...»

--Ce bon Clotaire avait raison,--dit Ronan:--comploter le meurtre de ces enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien?

--En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un couteau sous l'aisselle et le tua... Les deux rois firent ensuite mettre à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se partagèrent le royaumeC

--Et voilà comme se fondent les monarchies bénies par nos évêques,--dit Ronan.--C'est beau, les royautés, n'est-ce pas, mes Vagres? Ah! par Rita-Gaür! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sa saie de la barbe des rois! le meilleur d'entre eux est bon à pendre; n'est-ce point ton avis, notre ami?--ajouta-t-il en s'adressant à l'ermite laboureur, qui, toujours silencieux et rêveur, écoutait.--Dis? N'est-ce point le devoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de rois maudits, comme on court sus à des bêtes enragées?

--Exterminer les bêtes enragées, c'est bien,--répondit l'ermite,--les empêcher de devenir enragées, c'est mieux...

--Ermite, empêcheras-tu un roi Frank de naître Frank?

--Il faut l'empêcher d'abord de naître roi, duc, comte ou seigneur, et de se croire ainsi maître des biens et de la vie du commun des gens... Jésus de Nazareth l'a dit: «--L'esclave est l'égal de son seigneur...--de l'égalité parmi les hommes, un jour naîtra leur fraternité!»

Puis l'ermite laboureur retomba dans sa rêverie silencieuse.

--Deux fois déjà j'ai suivi à la piste ce dernier roi d'Auvergne par droit de pillage et de massacre,--dit Ronan;--je n'ai pu le joindre; mais, par Rita-Gaür! si le Clotaire me tombe sous la main, je le raserai... mais si près, si près des épaules, que sa tête ne repoussera pas...

--Ronan, tu comptes sans les démonstrations de ma rhétorique. J'ai posé les prémisses, maintenant les conséquences; or, logicè, je vais te prouver que tu ne pourras rien contre Clotaire... Le Seigneur Dieu le protége...

--Ce doux oncle, qui tuait ses neveux à coups de couteau sous les aisselles?

--Lui-même... toute bonne action ne mérite-t-elle pas sa divine récompense?

--Certes...

--Or, le Seigneur Dieu, grâce à l'intercession du grand Saint-Martin, siégeant depuis longtemps au paradis, a fait un miracle en faveur de notre doux oncle.

--En faveur de Clotaire? de ce tueur d'enfants?

--Oui, le Seigneur a fait un miracle en faveur de Clotaire, de ce tueur d'enfants; or donc j'avais raison de dire que je prouverais logicè que ce Dieu si paternellement miraculeux envers les scélérats fera certainement quelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres Vagres...

--Décidément nous avons eu tort de ne point pendre l'évêque.

--Il sera toujours temps d'attirer ainsi sur nous l'attention du Seigneur; mais d'abord conte-nous le miracle, doctissime Symphorien.

--C'était en 537, environ quatre ans après que Childebert et Clotaire avaient tué leurs neveux à coups de couteau... Nos deux fils de Clovis, dignes de leur race, ne songeaient qu'à se dépouiller et à s'égorger les uns les autres; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour le meurtre de ces petits enfants (on n'a pas tous les jours de pareils sujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent la guerre. Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert, et tous deux, à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, comme d'habitude, les contrées qu'ils traversaient, marchent contre Clotaire. Ce doux oncle, ne trouvant pas sa troupe assez nombreuse pour résister aux forces de son frère et de son neveu, refuse la bataille, et se retire dans la forêt de Brotonne, entre Rouen et la mer... Theudebert et Childebert cernaient la forêt, attendant la nuit, espérant prendre leur bien-aimé frère et oncle au trébuchet, et l'égorgeter gentillement... Attention, Ronan, voici le miracle qui vient!

--Voyons-le venir, doctissime Symphorien.

--Childebert et Theudebert s'avançaient donc sans bruit à la tête de leurs troupes... Le jour se lève... ils n'étaient plus qu'à deux à trois cents pas de l'endroit où le doux Clotaire campait avec ses leudes... lorsque soudain tombe du ciel une épouvantable pluie de pierres et de feu... Les troupes de Childebert et de Theudebert sont écrasées par les pierres et brûlées par le feu céleste...

--Et Clotaire?

--Oh! Clotaire, ce favori du Seigneur, grâce au miracle que je dis, voit, à trois cents pas de lui, la troupe de son frère anéantie sous la pluie de feu et de pierres, tandis qu'au-dessus de lui Clotaire, et de son armée, le ciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la conscience de ce doux oncle, est du plus riant azur: pas un souffle de vent n'agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autour de cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d'un pan de sa robe, ce n'est que cataractes de feu, déluge de pierres, écrasant l'armée des ennemis du doux ClotaireD.

--Et voilà comment le Tout-Puissant vous récompense d'avoir tué vos neveux à coups de couteau.

--Le docte Symphorien a raison... D'après ceci, m'est avis qu'il faudrait toujours avoir dans une troupe de Vagres sagement ordonnée... quelque parricide ou fratricide, en considération de quoi l'Éternel prendrait ses bons compagnons sous sa robe, et ferait, au besoin, tomber du ciel, sur leurs ennemis, des torrents de feu et des cataractes de pierres.

--Et remarquez surtout,--reprit Symphorien,--que dans le récit de ce miracle, il est dit que c'est le grand Saint-Martin lui-même qui, habitant le paradis, a prié le Seigneur de donner cette preuve de bonne amitié au doux Clotaire; or, Saint-Martin n'intercédait ainsi auprès de l'Éternel qu'à la fervente prière de la vieille reine ClotildeE.

--Quoi! la grand'mère des deux pauvres petites victimes?--dit Odille en joignant les mains.--Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur de son fils, le meurtrier de ses petits-fils, à elle?

--Que veux-tu, petite Odille? ces femmes franques sont si bonnes mères!

--Mon Vagre,--reprit l'évêchesse avec un sourire amer en passant ses doigts effilés dans la chevelure bouclée du jeune homme,--dis? ne vaut-il pas mieux partir demain à l'aube pour aller revivre ailleurs, que de rester dans cet épouvantable monde où nous sommes?

--Oui, horrible... horrible est ce monde...--s'écria l'ermite laboureur avec une douleur et une indignation profondes.--Quoi! le nom de ce prétendu Dieu de miséricorde, d'amour et de justice... profané, souillé chaque jour par ses prêtres... Quoi! ces forfaits dont s'épouvante la nature, mis sous la protection divine!... O Jésus! Jésus de Nazareth! toi, le plus divin des sages! tu prévoyais la vanité de ton céleste Évangile, quand, l'âme attristée jusqu'à la mort, dans ta veillée suprême, tu pleurais sur le prochain avenir du monde... Jésus!... Jésus!... des siècles se passeront avant que ton jour soit venu!...

--Prends garde, notre ami!--dit Ronan,--ne parle pas haut... ce saint homme d'évêque, qui dort là-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait t'excommunier, s'il t'entendait... Mais au diable la tristesse!... nous sommes en un temps de damnations... vivons en damnés!... Évêques et rois donnent le branle, saint est le meurtre! saint est le pillage!... Debout, mes Vagres! debout... vous, trois fois saints!!... que nos saturnales couvrent la vieille Gaule... que cette terre de nos pères soit le tombeau des Franks et le nôtre... Les ruines de nos cités désertes diront aux siècles futurs: «Ci gît un grand peuple!... Libre, il fut l'orgueil de l'univers... Esclave des rois conquérants, hébêté par les évêques, il eut honte de sa honte... et un jour il sut disparaître du monde en entraînant ses tyrans dans l'abîme!» Or donc, mourons gaiement et longuement... Debout, Vagres et Vagredines! le festin est fini... la lune brillante... chantons, dansons jusqu'au jour... qu'à nos chants endiablés le Frank tremble dans son burg! l'évêque tremble dans sa basilique! et qu'ils se disent épouvantés: «Malheur à nous! malheur à nous demain! car cette nuit ils sont bien gais en Vagrerie!»

Et Vagres et Vagredines, criant, chantant, hurlant, commencèrent une folle ronde sur la pelouse de la forêt aux pâles clartés de la lune...

L'ermite laboureur avait écouté en silence l'entretien des Vagres; assis à côté de la petite Odille, il semblait la couvrir d'une protection paternelle... L'enfant, son menton dans sa main, les yeux levés vers la lune brillante, paraissait étrangère à ce qui se passait autour d'elle. Lorsque Ronan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal des chants et de la danse, ils s'étaient éloignés en tumulte du lieu du festin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danse effrénée au milieu d'une autre clairière, située non loin de la pelouse où ils venaient de festoyer... Ronan, se rapprochant alors de l'ermite laboureur et de l'esclave, toujours assise son menton dans sa main, les yeux levés vers le ciel, dit joyeusement:

--Veux-tu danser, petite Odille? La ronde est commencée; elle durera jusqu'à l'aube...

La jeune fille secoua mélancoliquement la tête sans répondre, contemplant toujours le ciel.

--Odille, qu'as-tu à rêver ainsi en regardant la lune?

--Le sommeil me gagne, et je songe au vieux bardit que ma mère me chantait pour m'endormir quand j'étais petite.

--Quel est-il ce bardit?

--Oh! il est bien vieux, bien vieux... disait ma mère; on le chante en Gaule depuis cinq ou six cents ans...

--Et il se nomme?

--Le bardit d'Hêna, la vierge de l'île de Sên.

--Le bardit d'Hêna!--s'écrièrent à la fois l'ermite et le Vagre en tressaillant.

Puis ils se turent, pendant qu'Odille, étonnée de leur silence et de l'émotion qui se peignait sur leur figure, les regardait en disant:

--Vous savez donc aussi le chant d'Hêna?

--Chante-le toujours, mon enfant,--répondit Ronan d'une voix altérée...

La petite Odille, de plus en plus surprise, ne reconnaissait pas son ami: le hardi et joyeux Vagre était devenu pensif et grave.

--Oh! oui, mon enfant; dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze ans,--reprit l'ermite;--mais pas ici... Le tumulte de la danse et de l'orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.

--L'ermite a raison... Viens avec nous, petite Odille, sous ce grand chêne, à quelques pas d'ici... il est entouré d'un tapis de mousse; tu pourras t'y endormir mollement... je te couvrirai de mon manteau...

Du pied du chêne où l'enfant alla s'asseoir, entre Ronan et son compagnon, l'on n'entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des Vagres et des Vagredines... La lune, à son déclin, jetant ses rayons argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en plein jour l'ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix pure et encore enfantine, chanta ces premier mots du bardit:

«Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s'appelait Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sên...»

À ces paroles, l'ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l'un s'aperçût alors des larmes que versait l'autre, tous deux pleurèrent... Odille chanta le second verset; mais, brisée par la fatigue de la nuit et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si souvent l'avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa mère, la petite esclave ne chantait plus que d'une voix affaiblie, tandis qu'au loin les Vagres entonnèrent soudain en choeur, et d'un mâle accent, un autre vieux bardit de la Gaule... Aussi l'ermite et Ronan tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu'à eux, sans couvrir tout à fait la voix d'Odille:

«--Coule, coule, sang du captif...--Tombe, tombe, rosée sanglante!--Germe, grandis, moisson vengeresse!...»

Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier: au loin ce chant de révolte, de guerre et de sang... près d'eux, la voix angélique de l'enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la Gaule armoricaine... Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus que murmurer les paroles du bardit... puis elles devinrent inintelligibles... Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au tronc de l'arbre, assise sur la mousse, elle s'endormit...

--Pauvre enfant!--dit Ronan en la couvrant soigneusement de son manteau;--elle est accablée de fatigue et de sommeil.

--Ronan,--reprit l'ermite en attachant sur son compagnon un regard pénétrant,--le chant d'Hêna t'a fait pleurer...

--C'est vrai.

--Qui t'émeut ainsi?

--Un souvenir de famille... si un Vagre, un Homme errant, un Loup a une famille...

--Ce souvenir de famille, quel est-il?

--Cette douce Hêna, dont parle le bardit, était l'une de mes aïeules...

--Comment le sais-tu?

--Autrefois, mon père me l'a dit; il me contait dans mon enfance des histoires des temps passés...

--Ton père, où est-il à cette heure?

--Je ne sais... il courait la Vagrerie, il la court peut-être encore, à moins qu'il ne soit mort en bon Vagre... Je saurai cela quand lui et moi nous nous retrouverons ailleurs qu'ici...

--Où cela?

--Dans les mondes mystérieux que nul ne connaît, que tous nous connaîtrons... puisque tous nous irons y revivre...

--Tu as donc conservé la foi de tes ancêtres?

--Mon père m'a appris à ne pas plus me soucier de mourir que de changer de vêtement... puisqu'on quitte ce monde-ci pour aller, corps et âme, renaître ailleurs... Persuadé de cela, je fais, tu le vois, bon marché de ma peau... et de celles des Franks...

--Il y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ton père?

--Brisons là... c'est triste, j'aime à être en joyeuse humeur... Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n'es pas gai...

--Nous vivons dans des temps où, pour être gai, il faut avoir l'âme très-forte ou très-faible...

--Me crois-tu faible?

--Je te crois fort et faible à la fois... Mais ton père...

--Tu tiens à parler de lui?

--Beaucoup...

--Soit... Eh bien, mon père était Bagaude en sa jeunesse, et plus tard, quand les Franks nous ont baptisés Vagres, Vagre il est devenu: le nom était changé, le métier le même...

--Et ta mère?

--En Vagrerie on connaît peu sa mère; je n'ai jamais connu la mienne... Du plus loin qu'il m'en souvient, je devais alors avoir sept ou huit ans; j'accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt en Provence, tantôt ici, en Auvergne: étais-je fatigué, mon père ou l'un de nos compagnons me portait sur son dos... J'ai ainsi grandi; nous avions souvent des jours de repos forcé... Parfois les comtes franks, exaspérés contre nous, se rassemblaient, eux et leurs leudes, pour nous donner la chasse... Avertis de leurs mouvements par les pauvres habitants des champs qui nous aimaient, nous nous retirions dans nos repaires inaccessibles, et pendant quelques jours nous faisions les morts, tandis que les Franks battaient la campagne sans rencontrer l'ombre d'un Vagre... Durant ces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon père, je te l'ai dit, me racontait des histoires du temps passé; j'ai appris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, où elle vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cette heure, puisque jamais jusqu'ici les Franks n'ont pu entamer cette rude province: son granit est trop dur, et ses Bretons sont comme le granit de leurs rocs...

--Je sais le proverbe: C'est un homme dur de l'Armorique.

--Mon père me l'a aussi souvent cité.

--Mais comment a-t-il quitté cette province paisible et libre encore aujourd'hui, grâce à son indomptable courage, que soutient toujours sa foi druidique, régénérée par la morale évangélique?

--Mon père avait dix-sept ans... un jour sa famille donna l'hospitalité à un colporteur; celui-ci, courant la Gaule pour son métier, raconta les malheurs du pays, et parla de la vie aventureuse des Bagaudes... Mon père s'ennuyait de la vie des champs; il avait le coeur chaud, la tête ardente, il avait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits du colporteur, il trouva l'occasion belle pour guerroyer contre les barbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelle et alla retrouver le colporteur qui l'attendait à une lieue de là... Tous deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l'Anjou, rencontrèrent des Bagaudes... Jeune, robuste, hardi, mon père était de bonne recrue; il se joignit à eux, et... vive la Bagaudie!... De province en province, il est ainsi venu jusqu'en Auvergne, qu'il n'a plus guère quittée... le pays étant propice au métier, forêts, montagnes, rochers, cavernes, torrents, volcans éteints; c'est une vraie terre de Bagaudie, vraie terre de Vagrerie!...

--Comment as-tu été séparé de ton père?

--Il y a trois ans... Quelques antrustions ou leudes du roi percevaient en Auvergne la redevance du domaine royal; nombreux et bien armés, ils ne voyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur récolte pour la récolter à notre tour... Il s'arrêtèrent une nuit à Sifour, petite ville ouverte... L'occasion tente mon père; nous marchons, croyant surprendre les Franks; ils étaient sur leurs gardes... Après un combat acharné, nous sommes poursuivis la lance dans les reins. Au milieu de cette attaque nocturne, j'ai été séparé de mon père... A-t-il été tué ou seulement blessé et emmené prisonnier? je l'ignore; tous mes efforts ont été vains pour connaître son sort... Depuis, mes compagnons m'ont choisi pour chef... tu m'as demandé mon histoire... la voilà; maintenant, tu me connais.

--Plus que tu ne le penses... Ton père se nommait Karadeuk.

--D'où sais-tu cela?

--Le père de ton père se nommait Jocelyn... s'il vit encore en Bretagne avec son fils aîné Kervan et sa fille Roselyk, il habite sa maison près des pierres sacrées de Karnak...

--Qui t'a dit...

--L'un de tes aïeux se nommait Joel, il était BRENN de la tribu de Karnak... Hêna, la sainte du bardit, était fille de Joel, dont la race remonte jusqu'au BRENN gaulois, qui fit, il y a près de huit cents ans, payer rançon à Rome.

--Qui es-tu donc pour connaître ainsi ma famille?

--Ce chant d'esclaves révoltés contre les Romains: «Coule, coule, sang du captif! tombe, tombe, rosée sanglante,» a été recueilli par un de tes aïeux nommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d'Orange... et ton père t'a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chanté il y a deux siècles et plus, lors d'une des grandes batailles du Rhin contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, la mère des camps...

--Tu dis vrai... mon père me l'a souvent chanté ce bardit; il commence ainsi:

«Ce matin nous disions: Combien sont-ils donc ces barbares? combien sont-ils donc ces Franks?»

--Et il se termine ainsi,--reprit le moine laboureur:

«Ce soir nous disons: Combien étaient-ils donc ces barbares? ce soir nous disons: Combien donc étaient-ils ces Franks?»--Scanvoch, un autre de tes aïeux, bravé soldat et frère de lait de Victoria la Grande, a recueilli ce chant de guerre...

--Oui, la Gaule, alors fière, libre, triomphante, avait refoulé les barbares de l'autre côté du Rhin, tandis qu'aujourd'hui... Tiens... moine, ne parlons plus de ce glorieux passé... le présent me semble plus horrible encore... mon sang bouillonne, et je suis tenté d'assommer cet évêque qui ronfle là... Ah! maudite soit à jamais la crédulité de nos pères, mourants martyrs de cette religion nouvelle...

--Nos pères ont dû croire aux paroles des premiers apôtres, qui leur prêchaient l'amour, le pardon, la délivrance, au nom du jeune maître de Nazareth, que ton aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem...

--Mon aïeule Geneviève?... tu n'ignores rien de ce qui touche ma famille... Mon père seul a pu t'instruire de ce que tu sais... tu l'as donc connu?

--Oui...

--Et où cela?

--N'as-tu pas remarqué que de temps à autre, lorsque vous reveniez au coeur de l'Auvergne, ton père s'absentait pendant plusieurs jours?

--C'est vrai... et le but de ces absences, je ne l'ai jamais su.

--Ton père allait voir, près de Tulle, une pauvre femme esclave, attachée aux terres de l'évêque de cette cité... Cette esclave, il y a au moins trente ans de cela, avait un jour trouvé ton père, alors chef de Bagaudes, blessé, presque mourant dans les buissons de la route: le prenant en pitié, elle l'aida à se traîner dans la cabane où elle logeait avec sa mère... Ton père avait environ vingt ans... la jeune fille à peu près l'âge de cet enfant qui dort près de nous... Tous deux s'aimèrent... Ton père, à peine guerri de sa blessure, fut un jour surpris dans la hutte de l'esclave par le régisseur de l'évêque, cet agent considérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l'emmener esclave à Tulle... Ton père résista, battit l'agent, et alla rejoindre les Bagaudes.

--Et la jeune esclave?

--Elle devint mère... et mit au monde un fils...

--J'ai donc un frère?

--Tu as un frère...

--Le connais-tu? Qu'est-il devenu?

--Le fils d'un esclave naît esclave, et appartient au maître de sa mère... Lorsque cet enfant, que ton père nomma Loysik en mémoire de sa race bretonne, eut quatre ou cinq ans, l'évêque de Tulle, lui reconnaissant quelques qualités précoces, le fit conduire au collège épiscopal, où il fut élevé avec quelques autres jeunes esclaves destinés à entrer un jour dans l'Église comme clercs... De temps à autre, Karadeuk, lorsque les Bagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit voir la mère de son fils... celui-ci, prévenu par elle, trouvait quelquefois le moyen de se rendre à la cabane; là, le père et le fils s'entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé, de la Gaule, jadis glorieuse et libre; car ton père, tu l'as dit, conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amour pour notre patrie; il espérait faire battre le coeur de son fils à ces grands souvenirs d'autrefois, l'exaspérer contre les Franks, et l'emmener courir avec lui la Vagrerie; mais Loysik, alors d'un caractère doux et timide, redoutait cette vie aventureuse... Les années se passèrent... ton frère, s'il eût voulu, aurait pu, comme tant d'autres, faire son chemin dans l'Église; mais au moment d'être ordonné prêtre il vit de si près l'hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu'il refusa la prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gaulois et des conquérants... Il quitta la maison épiscopale, et alla rejoindre, sur les frontières de la Provence, plusieurs ermites laboureurs; il avait connu l'un d'eux à Tulle, où il s'était arrêté malade à l'hospice.

--Ces ermites avaient donc fondé une espèce de colonie?

--Plusieurs d'entre eux s'étaient réunis dans une profonde solitude pour cultiver des terres dévastées et abandonnées depuis la conquête... c'étaient des hommes simples et bons, fidèles aux souvenirs de la vieille Gaule et aux préceptes de l'Évangile, si odieusement faussés, reniés aujourd'hui par de nouveaux princes des prêtres... Ces moines vivaient dans le célibat, mais ne faisaient point de voeux; ils restaient laïques et n'avaient aucun caractère cléricalF; c'est seulement depuis quelques années que la plupart des moines obtiennent d'entrer dans l'Église; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en jour cette popularité, cette indépendance qui les rendaient si redoutables aux évêquesG... Du temps dont je te parle, la vie de ces ermites laboureurs était paisible, laborieuse; ils vivaient en frères, selon les préceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et aussi les défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks, allant d'un burg à l'autre, s'avisaient de tenter, par malfaisance, de ravager leurs champs...

--J'aime ces ermites, à la fois laboureurs et soldats, fidèles aux préceptes de Jésus, à l'amour de la vieille Gaule et à l'horreur des Franks... Ces moines se battaient rudement, dis-tu... étaient-ils donc armés?

--Ils avaient des armes... et mieux que des armes...

--Que veux-tu dire?

--Tiens,--dit l'ermite en sortant de dessous sa robe une espèce de petit sabre ou de long poignard à poignée de fer,--remarque cette arme... mais, je te le dis, sa force n'est pas dans sa lame.

--Où est donc cette force?--demanda Ronan en examinant le poignard.--L'arme semble pourtant bien trempée...

--Ce n'est point, te dis-je, par la lame qu'elle vaut, mais par les mots gravés sur sa poignée.

--Je lis,--reprit Ronan,--je lis sur l'un des côtés de la garde ce mot: GHILDE, et sur l'autre, ces deux mots gaulois: AMINTIAIZ-COMMUNITEZ... amitié-communauté... C'est sans doute la devise des ermites laboureurs?

--Peut-être...

--Mais ce mot GHILDE, que signifie-t-il? il n'est pas gaulois?

--Non, il est saxon...

--Ah! c'est un mot de la langue de ces pirates, qui descendant des mers du Nord, en suivant les côtes, remontent souvent le cours de la Loire pour ravager les pays riverains... Ce sont de terribles pillards, mais d'intrépides marins!... Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots si frêles, si légers, qu'au besoin ils les portent sur leur dos; on dit qu'ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu'à Tours?

--Oui, puisque aujourd'hui la Gaule est en proie aux barbares du dedans et du dehors.

--Mais ce mot saxon ghilde, gravé sur le fer, est-ce lui qui, selon tes paroles, fait la force de cette arme?

--Oui... car ce mot peut opérer des prodiges...

--Explique-toi...

--L'un des moines laboureurs, avant de se réunir à nous, habitait les bords de la Loire... Enlevé jeune, il y a de longues années, lors d'une descente des pirates en Touraine, il avait été emmené dans leur pays... Pendant qu'il y séjournait, il observa que ces hommes du Nord trouvaient une force immense dans des associations où chacun était solidaire de tous et tous de chacun... solidaires par la fraternité, par l'assistance, par les biens, par les armes, par la vie, s'il le fallait. Ces associations, que l'on croirait nées de la fraternité chrétienne, étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant la naissance de Jésus, et se nommaient des GHILDEH. Plus tard, lorsque ce captif des pirates, après leur avoir échappé, se joignit à nous autres, ermites laboureurs...

--Pourquoi t'interrompre?

--Je ne peux t'en dire davantage... un serment m'oblige à me taire... ma confiance m'entraînerait trop loin...

--Soit, je dois respecter ton secret... Mais cette confiance que je t'inspire, je l'éprouve aussi pour toi... quoique étrangers l'un à l'autre... étrangers? non... car tu connais comme moi-même l'histoire de ma famille... Mais, j'y songe... mon frère, tu me l'as dit, était au nombre de ces ermites laboureurs dont tu fais partie... Tu dois l'avoir intimement connu; car lui seul a pu te donner sur les descendants de Joel ces détails, qu'il tenait sans doute de mon père... Tu te tais? pourquoi me regarder ainsi?... ton silence me trouble et m'émeut malgré moi... tes yeux se remplissent de larmes...

--Ronan... ton frère est né il y a trente ans... c'est mon âge...

--Que dis-tu?

--Ton frère s'appelle Loysik... c'est mon nom...

--Loysik! ce frère?...

--C'est moi...

--Joies du ciel!...

L'ermite et le Vagre restèrent longtemps embrassés... Après leur premier épanchement de tendresse, Ronan dit à Loysik:

--Et notre père?

--Comme toi, j'ignore son sort... ne désespérons pas de le retrouver... Ne t'ai-je pas retrouvé, toi?

--Ton instinct fraternel t'a donc poussé à nous accompagner?

--Je ne t'ai reconnu pour mon frère qu'à ton attendrissement causé par le bardit d'Hêna, une de tes aïeules, m'as-tu dit. Alors, pour moi, plus de doute, nous étions frères ou proches parents; le récit de ta vie m'a prouvé que nous étions frères...

--Et pourquoi nous as-tu d'abord suivis en Vagrerie, toi, un véritablement saint homme?

--Ne m'as-tu pas entendu répondre à l'évêque Cautin: «Ce ne sont pas les bien portants, mais les malades qui ont besoin de médecin,» a dit Jésus...

--Me blâmerais-tu d'être Vagre, comme mon père a été Bagaude?...

--Écoute-moi, Ronan... Comme toi, j'ai horreur de l'esclavage et de la conquête, car depuis l'invasion franque, la Gaule jadis puissante et féconde est couverte de ruines et de ronces: les propriétaires, les colons, les laboureurs, ont fui devant les barbares qui les réduisent à la servitude ou à une misère affreuse; grand nombre de ces malheureux, poussés à bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie; de rares esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultivent seuls, sous le fouet, les biens de l'Église et des seigneurs franks... Les cités, autrefois si riches, si florissantes par leur commerce, aujourd'hui ruinées, presque dépeuplées, mais au moins défendues par leurs murailles, offrent plus de sécurité à leurs habitants, et encore les guerres civiles incessantes des fils de Clovis, toujours acharnés à se dépouiller entre eux, livrent parfois ces villes à l'incendie, au pillage et au massacre... Pendant les trêves, à peine les habitants osent-ils sortir de leurs murs; les routes infestées de bandes errantes, rendent les communications, les approvisionnements impossibles... et trop souvent les horreurs de la famine ont décimé les grandes cités...

--Oui, voilà ce que la conquête a fait de la Gaule... Elle ne peut plus être libre... qu'elle disparaisse du monde, ensevelissant ses conquérants sous ses ruines!

--Mon frère, cette Gaule que tu ravages avec autant d'acharnement que ses conquérants, n'est-ce pas notre patrie bien-aimée, notre mère? Est-ce à nous, ses fils, de nous unir aux barbares pour l'accabler de maux et de misères...

--Préfères-tu donc tendre le dos à un joug infâme?

--Comme toi, je veux exterminer la barbarie des oppresseurs... comme toi, je veux mettre un terme au lâche hébêtement des opprimés; mais je veux tuer la barbarie par la civilisation; l'ignorance par l'enseignement; la misère par le travail; l'esclavage par notre héroïque sentiment de nationalité, hélas! presque éteint en nous aujourd'hui, mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druides soulevaient les populations en armes contre les Romains.

--Nos derniers druides, traqués par les évêques, ont péri dans les supplices!

--Mais la foi druidique n'est pas morte... non, non... les formes des religions passent, mais leur divin principe reste éternel, parce qu'il est divin..... Crois-moi, ravivée, régénérée par la douce morale de Jésus, ce grand sage, ce génie sublime et tendre! la foi druidique revit dans de nobles coeurs, elle a conservé sa croyance immuable à l'immortalité des corps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans l'immensité des mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces vies successives, les méchants deviennent meilleurs, et les bons meilleurs encore... Oui, l'humanité, visible ou invisible, s'élevant de sphère en sphère dans son labeur éternel, dans son progrès continu, vers une perfection infinie comme celle du Créateur... Telle est notre foi, à nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrine évangélique dans tout ce qu'elle a de tendre, de miséricordieux, de libérateur...

À ces mots de Loysik, une voix s'éleva du milieu d'un fourré situé près du chêne, et s'écria:

--Relaps! sacrilége! adorateur de Mammon! ermite du diable! tu seras brûlé comme hérétique!...

C'était la voix de l'évêque Cautin... Ronan courait aux broussailles pour assommer l'homme de Dieu, malgré les instances de Loysik, lorsque du côté où les Vagres terminaient leur nuit d'orgie par des chants et par des danses, ces cris retentirent:

--Alerte! nous sommes surpris... alerte, voici les leudes du comte Neroweg!...

--Il est à leur tête!

--Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus de loin...

La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan:

--Le comte Neroweg! sauve-moi!

--Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre.

Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta:

--Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur les bords du Rhin... Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas funeste à la nôtre...

--Tue-moi aussi,--murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en joignant les mains;--j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du comte...

Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une main ferme, et la faisant plier.

--Loysik,--dit-il à l'ermite,--asseois Odille sur cette branche; en se redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat... Je vais rassembler les Vagres... Bon courage, petite Odille... je reviendrai...

Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en tendant ses bras vers Ronan.

L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser, s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil; réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons, les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres... Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées, ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite... Fallait-il combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir, beaucoup voulaient combattre... et la belle évêchesse, au bras de son Vagre, criait plus haut que tous les autres:--Bataille! bataille!--espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords.

Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan, y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à quatre-vingts hommes au plus.

Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie... Que décida-t-on? plus tard on le saura.


Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier fumant encore... Profond est le silence de la forêt... Bientôt un esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent, dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle les leudes à grands cris en disant:

--Par ici! par ici!...

On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon notre bon catholique qui accourait criant:

--Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.

Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant aux pieds de son cheval.

--Chien!--s'écria-t-il,--tu m'as trompé... tu t'entendais avec les Vagres!...

L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de dessous ses haillons.

--À moi le vase d'or,--s'écria le comte, et montrant le calice du bout de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta:--Karl, mets cela dans ton sac...

Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors un grand bond à son cheval, s'écria:

--À moi ces trésors... remplis ton sac, Karl... appelle Rigomer, qu'il remplisse aussi le sien... À moi tous!...

--Non pas à toi seul... mais à nous!--s'écrièrent les leudes qui le suivaient;--à nous aussi ces richesses... Ne sommes-nous pas tes égaux?...

--Égaux à la bataille... nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie pas ceci, Neroweg...

--Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis lui-même... n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.

--À nous donc ces trésors comme à toi... et faisons à l'instant le partage...

Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval, convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes, les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et d'argent... Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait venir du ciel, s'écria:

--Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend... Dieu vous voit!... Si vous osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes damnés...

À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses membres, et tomba à genoux... Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de terreur.

--Tous à genoux, païens!--reprit la voix de plus en plus menaçante,--tous à genoux, maudits!...

Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en murmurant:

--Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!...

--Maintenant, grands pécheurs!--reprit la voix d'en haut d'un ton plus terrible encore,--maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre...

La voix n'acheva pas... les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous se jetèrent la face contre terre en murmurant:

--Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!...

Qui était tombé du faîte de l'arbre?... l'évêque Cautin... la voix d'en haut, c'était la sienne... Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge... ce brusque mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses larges reins endoloris par sa chute:

--Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel... sur l'aile des archanges du Seigneur!...

--Miracle!--dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la poitrine avec un redoublement de terreur.--Miracle!... miracle!...

--Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel... protégez-nous!

--Est-ce ta voix, patron?--murmura Neroweg toujours la face contre terre, sans oser encore lever les yeux,--est-ce ta voix, saint évêque, ou est-ce un piége de Satan?

--C'est moi-même... moi, ton évêque... en douter serait un sacrilége!

--D'où viens-tu, bon patron?

--Ne te l'ai-je pas dit?... je descends du ciel... Le Seigneur, après le sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent, et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des parfums du paradis...

--Miracle!--répéta la foule tout d'une voix.--Miracle!...

--Notre saint évêque a vu le Seigneur en face.

--Saint Cautin,--reprit Neroweg,--tu me protégeras, bon patron, mon cher père en Dieu!

--Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et si tu enrichis son Église... Il l'a dit... il te le répète par ma voix!...

--Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque, pour glorifier ce grand miracle...

--Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance et omnipotence devinait ta pensée... Non, ce n'est point assez... Voici ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte:

--Je t'écoute, patron... je t'écoute...

«--Neroweg et ses leudes,--m'a dit le Seigneur,--ont fui lâchement de la villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres...»

--J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta salle de festin, saint patron...

--C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de Vagres... ce qu'ils ne font que trop souvent... Donc le Seigneur m'a dit ceci de sa propre bouche:

«--Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des diables, sous figure de Vagres... fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin... Je veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés... Je veux enfin que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair... Que le comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon éternel paradis... Amen...» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus délectables... après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre... ce qu'ils viennent d'accomplir... Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous hâter... voyez tout là-haut... les derniers archanges s'envoler vers le trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et d'argent!...

Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard, deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement Neroweg et sa troupe...

--Trahison!--s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et montrant la cime des arbres à ses leudes.--Trahison! les Vagres sont là-haut cachés dans les arbres!...

--Miracle! double miracle!--s'écria l'évêque inspiré.--Les anges exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur demeure éternelle... Mais voici que ces démons, en tombant du haut en bas, se seront raccrochés à ces branches... Miracle! double miracle!... Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins!

À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les Vagres, cribla la troupe de Neroweg... Se voyant découverts, les hardis garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la blessure qu'elle fit à l'ennemi.

--À toi, Neroweg,--dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur archer de la Vagrerie,--un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi, descendant de l'Aigle terrible...

Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea.

Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks?

Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg... Ronan le Vagre fut de ceux-là.

Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse?

Aussi prisonniers... oui, tous ont été conduits au burg du comte frank, tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout sur son passage:

--Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin... il a vu l'Éternel face à face!




CHAPITRE III.

Le burg du comte Neroweg.--L'Ergastule, où sont retenus prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille.--Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du sixième siècle (558).--Le festin.--Le mâhl.--L'épreuve des fers brûlants et de l'eau froide.--L'appartement des femmes.--Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg.--Ce qu'elle apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.--L'enfer et le clerc.--Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte.--Suite de Chram ou truste royale.--Leudes campagnards et antrustions de cour.--Le Lion de Poitiers.--Imnachair et Spactachair.--Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau miracle.--But de la visite de Chram au comte Neroweg.--Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la petite Odille.--Le bateleur et son ours.--Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.

Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon. L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres, soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement, montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le gynécée (appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient avec les femmes esclaves du dehors.

La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome, entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage, au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté, durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme toutes les constructions romaines, un ergastule, sorte de cave profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik, l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg, ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont péri, les autres ont fui dans la montagne.

La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien choisie?... Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut; veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive.

Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton père et de ses leudes... Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse et l'oisiveté... Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes, violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque semaine en fin catholique, voilà ta vie... voilà la vie des FranksA, possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!... Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille, apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des chiens réveillaient les paresseux... Oui, ces gardiens aux crocs aigus, dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail un boeuf ou un bélier récalcitrant.

Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non, non... parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre.

Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches, au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient, saignantes, dans la couche du seigneur frank.

Oh! nos pères!... oh! nos mères!... par tout ce que vous avez souffert!... oh! nos frères et nos soeurs!... par tout ce que vous souffrez!... oh! nos fils!... oh! nos filles!... par tout ce que vous souffrirez encore!... oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!... Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!... dût cette vengeance terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles la race de nos conquérants!...

Bien dit, mon Vagre!... Mais, fou révolté, tu comptes sans les évêques!... Les entends-tu? les entends-tu?...

«--Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici, moi et les miens, réduits à l'esclavage!...»

«--Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves! bénissez Dieu!...»

«--Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!»

«--Épreuve! épreuve!... bénissez Dieu!...»

«--Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?... quoi! ne pas leur demander oeil pour oeil, dent pour dent?...»

«--Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs gros péchés... Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est votre salut qu'ils font.»

«--J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! Amen.»

À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur, famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout, oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre; ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front, tends le dos et marche sans broncher au paradis.

En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans le burg de ton seigneur... Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le portique; il conduit à la salle du Mâhl, ainsi que ces chefs barbares appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneurialeB, salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation, en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont les instruments de l'épreuve judiciaire, ordonnée par la loi salique, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des Franks.

Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent, ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers, ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.

Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un Oremus, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin, le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.

La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumésC, suffisant à peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis, sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou jeter ses concubines sur sa couche.

Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des leudes ses pairs; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux autres tables, l'une réservée aux guerriers d'un rang inférieur, l'autre aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs singent de leur mieux la cour de leurs roisD. Dans les quatre coins de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d'hydromel, une de cervoise et une de vin herbéE, vin d'Auvergne mêlé d'épices et d'absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg; le long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et des armes de chasse ou de guerre; têtes de cerfs, de chevreuils et de daims, garnies de leur ramure; têtes de buffles, d'ours et de sangliers, munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis; épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets favoris des Franks, pièces de boeuf, de mouton et de veau, engraissés dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets, ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la fertile Auvergne; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d'or et d'argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs esclaves, placés à l'un des bouts de la salle, et portant les uns des tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée, peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à demi.

De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe? ces vins, ces venaisons, ces poissons, ces boeufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles, ces légumes, ces fruits, qui les a produits? La Gaule! le pays cultivé, fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin; par ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux, partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille, non moins affamée... Allons, mon saint homme, continue ton antienne!

«O Dieu miséricordieux! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous qui produisons l'abondance! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères! béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi, tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore! grâces te soient donc rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté! car notre faim est atroce et nous mord les entrailles... Fais, ô Seigneur! qu'il en soit ainsi chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.»

Voici donc les Franks repus, avinés; rires, hoquets et défis de boire, de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens; ils sont très-gais ces conquérants de la vieille Gaule; le seigneur comte est surtout en belle humeur; à côté de lui siége son clerc, qui lui sert de secrétaire, et dessert l'oratoire du burg; car, selon la nouvelle coutume autorisée par l'Église, les seigneurs franks peuvent avoir un prêtre et une chapelle dans leur maisonF. Ce clerc a été placé près de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide: «Ce clerc ne t'accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan; moi seul, j'ai ce pouvoir; mais la présence continuelle d'un prêtre, auprès de toi, rendra plus difficiles les entreprises du démon; cela te donnera le loisir, en cas d'urgence diabolique, d'attendre ma venue sans risquer d'être emporté en enfer.»

La bruyante gaieté des leudes est à son comble; Neroweg veut parler, par trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau nommé Scramasax par ces barbares; il s'en sert pour dépecer la viande et le porte habituellement à sa ceinture: on fait silence, ou à peu près, le comte va parler; les coudes sur la table, il passe et repasse entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours chez lui quelque acte de cruauté sournoise; aussi les leudes, connaissant leur comte, font d'avance et de confiance, ces épais Teutons, entendre leur gros rire; Neroweg, sans mot dire, montre du geste à ses convives l'un des esclaves qui tenaient immobiles les luminaires du festin; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d'une souquenille en lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin; les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine au-dessus de ses genoux osseux; ses jambes nues, grêles, sillonnées de cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le supporter; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire à bras tendu, sous la menace d'être martyrisé à coups de fouet, il sentait son maigre bras s'engourdir, faillir et vaciller malgré lui.

S'adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte, désignant du geste le vieil esclave, leur dit:

--Hi... hi... hi... nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi tiens-tu si mal ton flambeau?

--Seigneur... je suis très-âgé... mon bras se lasse malgré moi...

--Ainsi tu es fatigué?

--Hélas! oui, seigneur...

--Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est régalé, hi... hi... de cinquante coups de fouet?

--Seigneur... la force me manque...

--Tu me l'assures?

--Oh! oui, seigneur... quelques moments de plus et le flambeau s'échappait de mes doigts engourdis.

--Pauvre vieux... allons, éteins ton flambeau...

--Grâces vous soient rendues, seigneur.

--Un moment... que vas-tu faire?

--Souffler sur la mèche du flambeau pour l'éteindre...

--Oh! mais ce n'est point ainsi que je l'entends, moi... hi... hi... hi...

Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses leudes un regard ironique et sournois.

--Seigneur, comment voulez-vous que j'éteigne mon flambeau?

--Je veux que tu l'éteignes entre tes genouxG.

À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et des rires sauvages; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres, regarda Neroweg d'un air suppliant et murmura:

--Seigneur... mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.

--Eh! vieille brute... crois-tu que je t'ordonnerais d'éteindre cette torche entre tes genoux s'ils étaient couverts de jambards de fer?

--Seigneur... mon bon seigneur... ce sera pour moi une grande douleur; par pitié ne m'imposez pas ce supplice!

--Bah! tes genoux, ça n'est que des os! Hi... hi... hi...

Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.

--Je n'ai que la peau et les os, c'est vrai,--répondit le vieillard tâchant de rire aussi afin d'apitoyer son maître,--je suis très-chétif... épargnez-moi donc ce mal, s'il vous plaît, mon bon seigneur.

--Écoute... si tu n'éteins pas à l'instant ce flambeau entre tes genoux, je te fais saisir par mes hommes, et moi je t'éteins la torche au fond du gosier... choisis donc et sur l'heure.

Une nouvelle explosion d'hilarité prouva au vieux Gaulois qu'il n'avait point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres jambes frêles et flageolantes; puis, cédant à un dernier espoir, il dit au clerc d'une voix suppliante:

--Mon bon père en Dieu... au nom de la charité... intercédez pour moi auprès de mon seigneur le comte.

--Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.

--Clerc! cet esclave m'appartient-il, oui ou non?

--Il vous appartient, noble seigneur.

--Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon qu'il me plaît!

--Mon noble seigneur, c'est votre droit.

--Alors qu'il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier...

--Mon bon père en Dieu... intercédez encore pour moi...

--Mon cher fils... il faut avec résignation accepter les maux que le ciel nous envoie...

--Finiras-tu?--s'écria le comte en frappant sur la table avec le manche de son grand couteau.--Assez de paroles... choisis: tes genoux ou ton gosier pour éteignoir... Tu hésites... allons, mes leudes, saisissez-le...

--Non, non, mon seigneur... voici que j'obéis...

Et ce fut une scène très-comique pour les Franks... Foi de Vagre, il y avait de quoi rire en effet: le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, approcha d'abord de ses genoux tremblotants la torche ardente; puis, à la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau; mais le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande, riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur la table, d'un air terrible, un grand coup du manche de son couteau. L'esclave, d'une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux frissonnants, et voulut tout d'un coup en finir avec cette torture; il écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement afin d'éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans pouvoir retenir un grand cri de douleur; et si violente fut sa souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de connaissance.

--Ça sent le chien grillé,--dit le comte en dilatant les narines de son nez d'oiseau de proie; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans doute en goût, il s'écria, comme frappé d'une idée subite:--Mes vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble... Nous avons, enchaînés dans l'ergastule, d'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur... tous deux maintenant à peu près guéris de leurs blessures; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa pâleur et sa blessure... Nous avons encore la belle évêchesse, non blessée, mais endiablée... j'avais fort envie d'en faire ma concubine; mais mon clerc m'a dit qu'avoir pour maîtresse une sorcière femme d'un évêque, c'était dangereux pour mon salut...

--Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient l'évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu'elle fût possédée du démon, existent toujours; ce serait donc commettre un adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir les flammes éternelles!

--Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles, dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût; d'ailleurs il y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je songe à une évêchesse sorcière.

--Mais, comte,--reprit un des leudes,--que veux-tu faire de ces Vagres maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés ici après le combat des gorges d'Allange?

--Ah! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges?

--Nous l'avons vu, clerc, nous l'avons vu... ou peu s'en faut.

--Et ce grand miracle nous a frappés tous d'admiration et de frayeur...

--Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l'espèce d'auréole dont était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa descente du paradis? quelques-uns l'ont vue et la disent éblouissante...

--Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose d'approchant.

--Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs de leurs camarades, morts depuis dans l'ergastule, amenés ici prisonniers parce qu'ils étaient trop gravement blessés pour supporter le voyage de Clermont.

--Et c'est là qu'ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés, torturés et suppliciés; ils sont maintenant en état de supporter voyage, torture et supplice...

--Ah! que n'ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la mort de nos compagnons d'armes qu'ils ont tués dans ce combat des gorges d'Allange et dans d'autres batailles!...

--Veux-tu donc, comte, qu'ils soient jugés ici et non à Clermont?

--Non, non... ils seront jugés à Clermont; l'évêque Cautin, mon patron, tient à avoir sa part du jugement; oh! par l'Aigle terrible! mon aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l'ermite renégat et les deux sorcières seront voués à de terribles supplices; mais ce n'est point d'eux qu'il s'agit ce soir... En vous parlant des prisonniers de l'ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de mes esclaves domestiques accusé de larcin par l'esclave cuisinier: celui-ci affirme le vol, l'autre le nie, qui des deux ment? Si, pour connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à soumettre ces deux renardeaux à l'épreuve de l'eau froide et des fers ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd'hui la Gaule, notre conquête?

--Tu as raison, comte... Après boire ce divertissement en vaut un autre.

--Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que j'ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son préambule en termes pleins de foi et d'orthodoxie.

--Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce sera fort à propos; après quoi, selon l'usage, tu conjureras au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l'eau et le feu de manifester la vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu...

--Glorieux comte...

--Que me veux-tu, clerc?

--Vous vous rappelez... car vous-même m'avez instruit de votre pieuse promesse... vous vous rappelez votre voeu de faire bâtir une magnifique chapelle au lieu même où s'est accomplie la miraculeuse et céleste descente de notre bienheureux évêque Cautin?

--On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira... Il n'y a pas d'ailleurs beaucoup de temps de perdu... voilà un mois à peine que j'ai fait ce voeu... Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d'Église, lorsqu'il s'agit de mettre à exécution les voeux ou les donations; mon patron l'évêque m'a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de reconstruire sa villa épiscopale... puisqu'il affirme que le Seigneur Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu'il tenait fort à ce que les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela aiderait à mon salut...

--Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand péché, noble comte; ce serait là une tentation du malin esprit... dangereuse pour votre âme.

--Clerc, ne parlons pas du diable... Je me souviens toujours de cette épouvantable bouche de l'enfer qui s'est ouverte presque à mes pieds chez l'évêque Cautin... non, ne parlons pas du diable... je tiendrai mes promesses: je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle; seulement il me faut le temps de trouver l'argent nécessaire à ces grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes coffres... Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons; puis voici bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là se rendent des achetants juifs que l'on dit cousus d'or... Je m'embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie... et quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les yeux, il faudra bien qu'ils m'ouvrent leur bourse et me fournissent ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.

--L'on ne saurait, noble comte, user mieux de l'or de ces meurtriers de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'en employant leurs richesses à l'accomplissement des oeuvres pies.

--Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l'épreuve de l'eau et du feu...


Le tribunal est assemblé: le comte, sur son siége, préside ce mâhl, sept leudes l'assistent... Les esclaves porte-flambeau se tiennent debout derrière les juges; le tribunal est vivement éclairé, le fond de la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs sortant d'un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et souffle; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue; en face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense et remplie d'eau; au pied du tribunal, l'esclave accusé de larcin est garrotté; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi; l'accusateur, homme d'un âge mûr, contemple le tribunal avec une confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon l'usage, six autres esclaves conjurateurs, choisis par l'accusateur et l'accusé, pour affirmer par serment ce qu'ils croient la véritéH.

--Jugeons! jugeons!--dit le comte avec un hoquet.--Toi, mon majordome, redis à cet esclave de quoi le cuisinier l'accuse.

--Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans la cuisine; sur la table se trouvait une petite écuelle d'argent, servant à l'usage de dame Godégisèle, noble épouse de notre maître. Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du bois; aussitôt après son départ, Justin s'est aperçu que l'écuelle avait disparu; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il accuse Pierre; à quoi je lui ai dit qu'il aurait, lui Justin, une oreille coupée si l'écuelle ne se retrouvait point; à quoi il m'a répondu qu'il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le larron était cet esclave-ci.

--Et je le répète encore, seigneur comte, si l'écuelle a été dérobée, elle n'a pu l'être que par Pierre que voici... Je le jure sur mon paradis! je suis innocent; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme moi sur leur salut.

--Oui, oui...--reprirent en choeur les six esclaves,--nous jurons que Justin est innocent du larcin... nous le jurons sur notre salut...

--Tu entends, chien?--dit Neroweg en se retournant vers Pierre.--Qu'as-tu à répondre? qu'est devenue cette écuelle? Je la connais bien, je l'avais rapportée du pillage de la ville d'Issoire, lorsque nous avons conquis l'Auvergne... Répondras-tu, chien?

--Seigneur, je n'ai pas volé l'écuelle, je ne l'ai pas même vue sur la table... mes conjurateurs sont prêts aie jurer comme moi sur leur salut...

--Oui, oui...--reprirent en choeur les conjurateurs de l'accusé,--Pierre est innocent; nous le jurons sur notre salut...

--Mon cher frère en Christ,--dit le clerc à l'accusé,--songez-y, c'est un gros péché que le vol, et c'est, un autre gros péché que le mensonge... Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend...

--Mon bon père, j'ai grand'peur du Tout-Puissant, je suis ses commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec résignation, j'obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission que tu ordonnes pour gagner le paradis; mais, je te le jure, je n'ai pas volé l'écuelle... La preuve, bon père, c'est qu'on a fouillé mes haillons, et l'on a rien trouvé sur moi.

--Ni sur moi!--reprit Justin,--ni sur moi non plus l'on n'a rien trouvé.

--Mais, renardeaux que vous êtes! les larrons habiles savent dissimuler leur larcin!

--Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles, je n'ai pas volé l'écuelle...

--Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l'auteur du vol... puisque je suis innocent...

--Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j'ordonne que pour savoir le vrai ils soient soumis, l'un à l'épreuve de l'eau froide, l'autre à l'épreuve des fers brûlants...

--Seigneur comte!

--Que veux-tu, clerc?

--Tu ordonnes que l'accusateur et l'accusé soient tous deux soumis à l'épreuve?

--Oui...

--Mais si le jugement du Tout-Puissant prouve que l'accusé est coupable, l'accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent? Alors à quoi bon les soumettre tous deux à l'épreuve?

--Clerc... et si l'accusateur et l'accusé se sont entendus pour voler mon écuelle? et si pour détourner nos soupçons ils s'accusent mutuellement?... ne vois-tu pas que l'épreuve dira si tous deux sont innocents ou coupables, ou bien s'il y a un coupable et un innocent?

--Oui, oui,--crièrent les leudes, se réjouissant d'avance à la pensée de ce spectacle,--la double épreuve...

--Je ne redoute pas l'épreuve, moi, je la demande!--dit Justin d'une voix ferme.--Dieu rendra témoignage de mon innocence...

--Moi aussi, je suis certain de mon innocence,--dit Pierre en tremblant,--pourtant l'épreuve m'épouvante...

--Ton compagnon, mon cher fils, te donne l'exemple d'une pieuse confiance dans la justice divine, sachant que l'Éternel ne fait condamner que des coupables...

--Hélas! bon père, si l'épreuve tourne contre moi?

--Mon fils, c'est que tu auras volé l'écuelle.

--Non, non... sur le salut de mon âme, je ne l'ai pas volée.

--Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu: sa justice est infaillible...

--Ah! mon bon père, quelle terrible et injuste loi!

--Ne parle pas ainsi, mon cher fils; cette loi est sainte, c'est la loi salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants; elle est placée sous l'invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ... Pour t'en convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va vous soumettre à l'épreuve, accusateur et accusé; tu reconnaîtras qu'une pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu'elle est précédée d'une profession de foi si orthodoxe... Écoute bien, mon cher fils: «L'illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre, profonde au conseil, d'une noble stature, d'une blancheur et d'une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s'est récemment convertie à la foi catholique qu'elle pratique pure de toute hérésie; elle a cherché et a dicté la loi salique par l'organe des plus anciens de la nation qui la gouvernaient alors: le gast de Wiso, le gast de Bodo, le gast de Salo, le gast de Wido, habitant les lieux appelés Salo-Heim, Bodo-Heim, Wido-Heim, se réunirent pendant trois mâhls, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.

Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur empire! qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protége l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ. AmenI.»--Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le préambule s'exprime si pieusement, ne peut être taxée d'iniquité... Bénis-la donc, au contraire, puisqu'elle t'accorde la grâce insigne de voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l'Éternel.

--Clerc, assez de paroles!--reprit le comte.--L'accusé va subir l'épreuve de l'eau froide... L'on va, selon l'usage, attacher sa main droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la première... S'il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin; s'il reste au fond, le jugement de Dieu l'absoudraJ.

À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l'esclave gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main droite à son pied gauche.

--Hélas!--disait-il en gémissant,--quelle terrible loi, pourtant, mon bon père!... Quel sort est le mien! Si je reste au fond de la cuve, je suis noyé, quoique innocent! si je surnage, je suis condamné au supplice des larrons!

--Le jugement de l'Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s'égarer.

Déjà les Franks, élevant l'esclave entre leurs bras, se préparaient à le lancer dans la cuve, lorsque le clerc s'écria:

--Un moment! et la consécration de l'eau!

Puis allant vers l'esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses lèvres une croix d'argent qu'il portait au cou, et lui dit:

--Baise cette croix, mon cher fils.

Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l'ami des affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par l'Église:

«--O toi qui vas subir le jugement de l'eau froide, je t'adjure, par notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés, puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu es coupable, que la présente eau te rejette sans qu'aucun maléfice puisse l'en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu!... Et toi, eau! eau créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l'homme, je t'adjure, au nom de l'indivisible Trinité qui a permis au peuple d'Israël de te traverser à pied sec, je t'adjure, eau, de ne pas recevoir ce corps s'il s'est allégé du fardeau des bonnes oeuvres... Je te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom duquel tu me dois obéissance... AmenK

La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de leur tête l'esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de l'assistance.

--Hi! hi! hi!... Jamais loutre, sautant du creux d'un saule à la poursuite d'une carpe, n'a fait un plus beau plongeon!--disait le bon seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait; l'assistance, riant aussi à coeur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres disant:

--Il surnagera!

--Il ne surnagera pas!

--Comme il bat l'eau!

--Et ces glou... glou... glou!...

--On dirait une bouteille qui s'emplit.

--Ah! le voici qui reparaît!

--Non, il replonge!

Cependant l'esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l'eau, la figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et renversés, comme un homme qui, d'un effort désespéré, échappe à la noyade; il agita au-dessus de l'eau la seule main qu'il eût de libre, en criant:

--À moi!... au secours!... je me noie!...

Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu'il demandait était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais convaincu de par le jugement de Dieu... Ce grand scélérat fut retiré demi-mort de la cuve; les Franks s'égayaient de plus en plus de ses contorsions et de l'expression de sa figure bleuâtre et encore épouvantée... Il tomba, gémissant, sur le sol.

--Mon fils, mon fils, je vous l'avais dit,--reprit le prêtre d'une voix menaçante,--c'est un grand péché que le larcin! c'est un grand péché que le mensonge! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés, puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et divine vérité, vous déclare coupable.

--Va, misérable voleur!--lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et courroux, craignant sans doute d'être, lui et ses compagnons, châtiés comme les complices de Pierre.--Tu nous avais juré de ton innocence, nous t'avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le prouve!... Va, infâme! je te méprise! je te hais!... Nous verrons avec joie ton supplice!...

--Je suis innocent! je suis innocent!...

--Et le jugement de Dieu, blasphémateur!--s'écria Justin.--Tu veux nous persuader que Dieu a menti!...

--Hélas! je n'ai pourtant pas volé l'écuelle!

--Tais-toi, impie!... L'épreuve que je vais subir à mon tour, avec une confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois de plus témoigner de ton crime!

--Bien, bien, mon cher fils! Retirez-vous de ce misérable menteur, larron et blasphémateur!... Votre innocence sera vitement reconnue, votre piété aura sa récompense.

--Oh! je le sais, mon bon père! aussi l'épreuve me semble lente à venir.

--Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur tout-puissant, subira la peine de son larcin: il aura l'oreille gauche coupée. Maintenant, passons à l'épreuve des fers ardents; car si le premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve pas que l'autre soit innocent... Tous deux, je le répète, peuvent s'être entendus pour voler mon écuelle.

--Oh! mon noble seigneur, je ne redoute rien,--s'écria Justin le cuisinier, la figure rayonnante d'une céleste confiance.--Je bénis Dieu de m'avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des accusations des méchants... Mais, fidèle à tes commandements, ô Seigneur, je triompherai avec humilité.

Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de son innocence, le clerc, selon l'usage, alla consacrer et conjurer les fers au milieu du brasier, de même qu'il avait conjuré l'eau dans la cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l'esclave s'il était innocent, et de la lui brûler jusqu'aux os s'il était coupable.

La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l'aide de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les uns des autres; on eût dit un énorme gril, d'une forme étrange, rougi au feu.

--Dépêchons,--dit le comte,--que les socs ne refroidissent pas.

--Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s'il s'est entendu avec l'autre pour voler l'écuelle!

--Quel miracle pourtant va s'accomplir si le cuisinier est vraiment innocent!--dit un autre leude avec une curiosité inquiète.

--Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds!... il n'y a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C'est un grand dieu que le nôtre!...

--Un incomparable dieu! Rigomer!

--Un incommensurable dieu, mes chers frères,--dit le clerc,--et de si étonnants miracles ne sont qu'un jeu pour lui!...

Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir refroidir, dit précipitamment à Justin:

--Vite... vite... marche là-dessus!...

--Va, mon cher fils, et ne crains rien!...

--Oh! je ne redoute rien, mon bon père,--répondit le cuisinier d'une voix inspirée;--puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria plein de ferveur:--Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà témoigné de mon innocence... donne en faveur de ton pauvre serviteur une nouvelle preuve de ta justice infaillible... Ordonne à ces fers ardents d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et de fleurs.

--Dépêche... dépêche... Assez de paroles... les fers refroidissent...

--Qu'importe, seigneur comte!... ces fers ne sauraient jamais être brûlants pour moi...

Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg dit à demi-voix aux leudes de son tribunal:

--Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.

--Va, mon fils en Dieu...--cria le clerc au moment où Justin levait le pied pour le poser sur le premier des coutres,--la justice de l'Éternel est infaillible... Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs que tu vas fouler.

À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que, trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, auprès de son compagnon garrotté.

--Vive l'infaillible jugement du Seigneur!--s'écrièrent les leudes, frappés d'admiration.--Vive le Christ!

--Je le disais bien,--ajouta le comte,--ces deux larrons se sont entendus pour voler mon écuelle... Demain ils auront tous deux l'oreille coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils ont caché leur larcin...

--Tais-toi, comte!...--s'écria Justin en rugissant de douleur et de rage.--Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes... J'aurais volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur... mais je ne l'ai pas volée... aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me condamne.

--Malheureux!... blasphémer!... renier Dieu!... Moi, son serviteur, je t'ordonne en son nom de...

--Tais-toi, prêtre... tu ne me tromperas plus... Ta religion n'est que mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents... Oh! que je souffre!... que je souffre!...

--Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras éternellement, larron sacrilége!... Dieu prouve ton crime, et tu as l'audace de te révolter contre son jugement!...

--Tais-toi, clerc... Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!...

--Scélérat!... tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du ciel! Ah! seigneur comte... je tremble des malheurs qui nous menacent si cet audacieux impie continue ses blasphèmes.

Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat, et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une idée subite:

--Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes rouges?...

--Oui, seigneur comte.

--Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le diable dans mon burg... Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe la langue avec le tranchant des tenailles... Dis, clerc, crois-tu le Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?... Crois-tu que le diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion de venir ici?

--Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible pour ce maudit!... Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!...

--Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement la présence du démon dans mon burg?...

--Le châtiment que tu lui infliges suffit... Ce damné sera ainsi puni par là où il aura péché... Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne blasphémera plus...

--Mais crois-tu ce châtiment suffisant?... Dis toute la vérité, clerc... Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?...

--Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira... Nous ne voulons point d'ailleurs la mort du pécheur... En lui retranchant sa langue blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la cicatriseront par la brûlure.

--Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue pour cuisiner.

L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans son gynécée, pour y passer la nuit.


Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi couverts de son obbon (ainsi que les Franks appellent cette sorte de calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues, ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le costume des femmes franques de haute condition: une longue robe décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or, enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large collier d'or, piqué de rubis, nommé murêne, du nom d'un poisson qui, lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse, filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille; parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise, que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une d'elles, nommée Morise, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants, et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle tenait posée en travers sur ses genoux:

--Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?...

--Oui, madame... Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les riches bracelets que vous portez.

Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.

--Et... à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?...

--Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume... il est entré ici, où nous sommes, tout trébuchant... C'était l'hiver... il y avait du feu dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la cheminée... Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une lavandière nommée Martine... Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai dit, madame, à peine sur ses jambes... Il se mit à dire à Martine: «Viens nous coucher... et toi, Wisigarde,»--ajouta-t-il en s'adressant à sa femme,--«prends la lampe et éclaire-nous.»

--C'était pour Wisigarde beaucoup de honte.

--D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère impétueux... Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non moins souvent querellait violemment le seigneur comte.

--Quoi, Morise! elle osait le quereller?...

--Oh! rien ne l'intimidait celle-là!... rien!... Quand elle était en furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.

--Quelle terrible femme!...

--Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher leur débauche.

--Lui, si colère! elle bravait la mort!... Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines!...

--Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir sanglants et l'écume blanchir ses lèvres... Il s'est élancé sur sa femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de pied dans le ventre il l'a renversée à terre... Elle, aussi furieuse que lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa poitrine... Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée... et puis après, il s'est en allé coucher avec Martine.

--Morise, il m'en arrivera quelque jour autant.

Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.

--Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer... Tant que vous serez grosse vous n'aurez rien à craindre... le seigneur comte ne voudrait pas tuer du même coup sa femme et son enfant.

--Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme Wisigarde!

--Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte... Peut-être aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées.

--Ah! Morise!... plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans ma famille!... Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage qu'il a fait à Mayence!... Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard acéré!... Je serais morte du moins au milieu des miens...

--Quel brin de paille, madame?

--N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le seinL?

--Non, madame.

--Tel est l'usage en Germanie... Hélas! Morise, je te le répète, pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!... Je serais morte sans agonie... Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, ma vie ne sera plus qu'une agonie...

--Madame, il fallait refuser d'épouser le comte.

--Je n'ai pas osé, Morise... Oh! il me tuera! il me tuera!...

--Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?... Vous ne soufflez mot, quoi qu'il dise et fasse... Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il est le maître... vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long des fossés du burg... Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous qu'il vous tue?...

--Quand il est ivre il ne raisonne pas.

--C'est vrai... il n'y a que ce danger.

--Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il s'enivre.

--Que faire à cela?...

--Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules... où je suis comme une étrangère?...

Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée:

--Morise?

--Madame.

--Vous ne me haïssez pas, vous autres?

--Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde... vous ne nous battez pas et ne nous mordez jamais.

--Morise...

--Madame... Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme braise, vous toujours si pâle!...

--C'est que je n'ose te dire... Enfin, écoute-moi, tu es... tu es... l'une des favorites de monseigneur le comte...

--Il le faut bien... sinon de gré, du moins de force... Malgré ma répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin... et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un métier moins rude que d'être esclave des champs... on a moins de mal et la nourriture est moins mauvaise.

--Je sais... je sais... Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne cherches pas à l'irriter contre moi?... Hélas! on a vu des esclaves faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur seigneur.

--J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge... D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène d'ici, c'est à peine s'il me parle... Je n'ai donc ni le loisir ni l'envie de lui dire du mal de vous.

--C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?...

--Oh! oui, madame...

--Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour morghen-gab, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième femme Wisigarde... Chaque jour il me demande à les voir, et il les compte... Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.

--Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi.

--Ah! Morise!... je voudrais être à ta place.

--Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!...

--Il ne te tuera pas, toi!...

--Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend... et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de riches parures, des esclaves pour vous servir... et puis enfin, vous êtes libre.

--Je ne sors pas du burg.

--Parce que vous ne le voulez pas... Wisigarde montait à cheval et chassait... Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de pourpre, son faucon sur le poing!... Au moins, si elle est morte jeune, elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là... Au lieu que vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par votre fenêtre ou vous pleurez... quelle vie!

--Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont si loin... si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.

--Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin... elle buvait et mangeait presque autant que le comte.

--Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par accident... Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?...

--Oui, madame... d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce poteau... et puis alors...

--Qu'as-tu?

--Madame, madame... entendez-vous?

--Quoi donc?

--On marche dans la chambre du seigneur comte.

--Ah! c'est lui!...

--Oui, madame, c'est son pas.

--Oh! j'ai peur!... j'ai peur!...

C'était Neroweg... Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives; Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin, après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme:

--Morise, viens...

Et regardant Godégisèle, il ajouta:

--Tu es bien pâle... tu as l'air troublé... Pourquoi es-tu si pâle, toi?...

La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave: Viens! de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque sans savoir ce qu'elle disait:

--Monseigneur!... monseigneur!...

--Quoi? qu'as-tu?... Réponds,--reprit brutalement le comte.

--Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?...

--Non... oh! non!... monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi, Godégisèle, son humble servante?...

Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de balbutier:

--Et même... si monseigneur le désire... je vais l'éclairer, avec cette lampe, jusqu'à son lit.

--Ah! madame!--lui dit tout bas Morise,--quelle mauvaise parole que celle-là!... C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre femme.

Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras:

--Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe?

--Grâce! monseigneur!... ne me tuez pas!...

Et elle tomba à genoux.

--Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!...

Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé d'une terreur que redoublait son ivresse:

--Elle sait que j'ai tué Wisigarde!... elle me dit les mêmes mots qui me l'ont fait tuer!... C'est l'oeuvre du malin esprit!... Je m'en souviens, l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!... Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement du ciel ou de l'enfer!

Et s'adressant à Morise:

--Mon clerc! mon clerc!... cours le chercher!... Il priera près de moi toute la nuit... il ne me quittera pas... Le fantôme de Wisigarde n'osera pas approcher, un prêtre étant là... Et puis cet esclave qui a blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!... Oh! j'ai eu tort de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!... Non, ce n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége!

Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée, s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à genoux et s'écria, se frappant la poitrine:

--Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... J'ai beaucoup payé à mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme Wisigarde!... Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de fantôme!... Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa... Seigneur! bon seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!... Délivrez-moi cette nuit de la présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!...

Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une anxiété terrible, l'arrivée de son clerc.

D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer domestique!... Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux! fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!... Ô Margarid, Hêna, Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande, réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!... Réjouissez-vous dans la fierté de votre coeur!... Quelle indignation! quelle honte! quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient leurs esclavesM!

Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs complices, nos saints évêques!... les voilà, ces conquérants patronés, choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme adultère... même pour la courtisane repentie!...

Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus de nos mères!... Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs meurtres et surtout vivent nos évêques!... Et comme le dit le début de la loi des Franks saliens, nos conquérants:

«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ!»

Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine:

«--Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon, trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.»


Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!... Cette nuit qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves, vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme, tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre chasse... Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!... Voici votre roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez? ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous l'aisselle?... Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts! Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père... Il vient, faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes et d'antrustions, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du roiN... Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui vous vient visiter... La chevauchée est brillante et nombreuse! Les trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent Imnachair, Spactachair et le Lion de PoitiersO, ce Gaulois renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine et le carnage.

Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!... Éveillez aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes étranglées!... Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon patron!... Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses favoris... Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un diplôme royal de par lequel ils traînent la belle dans leur litP.

Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des Visigoths, damnés Ariens, maudits hérétiques contre lesquels les évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois... Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent, larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!... Vite, courez au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg... Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale! hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque Cautin, accompagne le roi Chram.

--Maudite soit la venue de ce Chram!...--disait Neroweg.--Pour peu que lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards, parce qu'ils hantent les palais et les villes.

Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.

Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais touchée, étant l'un des attributs des races royales franques. Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par l'ivrognerie et la débauche, était presque chauveQ, ce roi chevelu!... Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre, fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blancheR, était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram, celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et cruauté.

Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons; les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle. Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées; d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse, avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir gratuitementS.

Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui, arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg:

--Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou deux jours dans ton burg.

--Que ta gloireT soit la bienvenue dans mon domaine... Il est en partie composé de terres saliques: je les tiens de mon père, qui les tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis... C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir.

--Comte,--dit insolemment le Lion de Poitiers,--ta femme vaut-elle la peine qu'on la courtise?

--Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle,--dit Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer,--mon favori, le Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.

--Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et malade et ne sortira point de chez elle...

--Si ta femme est enceinte,--reprit le lion,--de qui est l'enfant?...

--Comte, ne te fâche pas de ces railleries... Je te l'ai dit, mon ami est d'un naturel plaisant.

--Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori... Allons au burg.

--Marchons, comte.

L'on s'avance vers le burg et l'on cause.

--Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!...

--Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi d'un joyeux esprit.

--Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.

--Neroweg, tu nous caches ta femme... c'est ton droit... Nous la dénicherons... c'est le nôtre... Pour un bon larron, il n'y a pas de cachette.

--Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute?

--Oui, comte, et des plus joyeux... il se nomme Imnachair.

--Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche?

--Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de Poitiers!

--Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays d'Auvergne,--s'écria Neroweg,--je tuerais un lion comme un renardeau, comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de lion!...

--Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui est sur tes talons qui te donne cette audace?--répondit le favori du roi en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg.--Si cette bande vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus!

Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés, ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram, murmurèrent tout haut d'un air farouche:

--Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg!

--Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux!

--Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe!

L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant allusion à leur grossier équipement:

--Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des guerriers déguisés en esclaves de charrue?

La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque l'évêque Cautin s'écria:

--Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous engage au calme et à la paix...

--Comte,--dit gaiement Chram à Neroweg,--défie-toi de ce luxurieux et hypocrite évêque... Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des païens, tout saint homme qu'il est!

--Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire; mais comme évêque, j'ai droit à ton respect.

--Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.

--Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en Gaule... Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu, et nos richesses le bien des pauvres?...

--Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la coquille! tu dis cette fois la vérité... Oui, vos richesses sont le bien des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac!

--Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ, le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais, mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte religion catholique et apostolique.

--Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations, vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes!

--Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos seules armes sont nos prédications!...

--Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez extirper leur hérésie par le fer et par le feu!

--Et de cela gloire à Dieu!... Les pieux rois franks, dans ces guerres contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant au giron de la sainte Église.

Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg, dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter les simplesU; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la marche de l'orageuse nuée qui s'avançait:

--Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat,--ajouta l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante,--malheur à qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui l'ose?--continua Cautin d'une voix menaçante;--y a-t-il ici quelqu'un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine?

--Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence.

Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste royale comme les leudes du comte... Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers; Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori... Cautin, d'un coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait toujours sa houssine:

--Malheureux impie, aie pitié de toi-même... le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème... Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!... À genoux, chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne... Priez pour apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable blasphème!...

Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste.

À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacé l'évêque de sa houssine... Neroweg, l'un des premiers à genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à obéir aux ordres de l'évêque... Alors celui-ci, d'un geste impérieux et d'un accent menaçant, s'écria:

--À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du Tout-Puissant... le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant l'Éternel pour apaiser son courroux... À genoux donc, ô roi! à genoux, toi et tes favoris!...

--Oses-tu me commander, à moi?--s'écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque.--Qui, de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?...

Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, qui reprit:

--À genoux, roi!... n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissant irrité?... Veux-tu attirer sur nous tous une pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres pécheurs... car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et repentants... Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!...

Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram; lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte; cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants, s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.

--À genoux, notre roi... à genoux!...

--Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.

--À genoux, notre roi... à genoux!... Obéis à la parole du saint évêque... c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche...

--À genoux, roi... à genoux!...

Chram céda... il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.

Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.

--À genoux!--crièrent les voix de plus en plus irritées,--à genoux, le Lion de Poitiers!...

--Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir...

--Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu...

--Mes fils, mes chers fils!--s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul à cheval,--préparons-nous à la mort! un seul grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment... un seul pécheur endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes... Résignons-nous, mes chers fils... que la volonté de Dieu soit faite... peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis!

La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, et s'écria:

--À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!...

--Oui, oui... à mort!--crièrent une foule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables encore par l'écho des montagnes.

Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants... Les plus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque... Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à son favori:

--Descends de cheval et agenouille-toi... sinon, je te laisse massacrer... Jamais je n'ai vu pareil orage!... Tu as eu tort de menacer l'évêque de ta houssine, et moi de le railler... le feu du ciel va peut-être tomber sur nous...

Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin... Alors l'évêque, jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, savourant sa victoire:

--Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes pieds, le front dans la poussière...

Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante:

--Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!... L'impie rebelle, saisi d'une sainte terreur, abaisse son front superbe... Le lion dévorant est devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau... Apaise ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi... dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel... éloigne la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos têtes... daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi... jusqu'à toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton oint de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et de tes anges et archanges!...

Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère... Après quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine:

«--Gloire! gloire éternelle au Seigneur!...

»--Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!...

»--Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel...

»--L'impie a courbé son front rebelle...

»--Gloire! gloire au Seigneur!...»


Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie, que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube. Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui dit:

--Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y...

Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l'hésitation du comte, reprit:

--S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux trésors, peu m'importe... Allons chez ta femme si tu veux.

--Non... non... viens dans ma chambre aux trésors... Permets seulement que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.

Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit:

--Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram... Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.

--Que crains-tu?

--La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui, et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.

--Nous y serons.

--Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide... Je me défie du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés... Les deux autres favoris de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout... comme leur royal maître... As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent ce Chram?

--Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes... de ses antrustions, comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, parce qu'ils sont les fidèles du fils d'un roi... Ne les valons-nous pas?... quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de Wirgelt et la nôtre à deux cents sous seulementV.

--Tout à l'heure,--ajouta Bertéchram,--ils avaient l'air de manger du bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils étaient propres... Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et d'étain...

--Oui, oui... pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de m'en dérober quelque pièce.

--Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leurs dédains.

--Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.

--Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers amis... Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.

--Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle.

--Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes... Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du gynécée.

--Ce que tu demandes sera fait.

Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.

--Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres?

--Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose... Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre...» mais ils sont presque vides...

--Tant pis, comte... Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être la valeur qu'ils renferment.

--Tu veux railler?

--Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et tes richesses... Je te le jure par l'indivisible Trinité!

--Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le feu du ciel... Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche?...

--Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt.

--Tu me persuades.

--Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi?

--Je le voudrais.

--Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses?

--Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais!

--Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux le désirer?

--Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement?

--Je te le jure!

--Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une dévotion particulière?

--Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.

--Alors, explique-toi.

--Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les Saxons... Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon père... Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet... Seras-tu pour ou contre moi?

--Et tes frères Charibert, Gontran, Chilperik et Sigibert? ils ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul?

--Je ferai tuer mes frères...

--Par qui?

--Tu le sauras plus tard.

--Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir soi-même... pour être assuré qu'elles réussissent...

--Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main...

--Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre d'Ursio... moi, j'en suis absous... j'ai payé...

--Tu as gardé l'héritage?

--J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron, l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre...

--Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage.

--Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais pas tué... je ne lui en voulais pas...

--Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères... seulement je désire être seul roi de toute la Gaule... Ainsi, comte, réponds, veux-tu t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...

--Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nous obéirons à ta bouche, ainsi que nous disons en Germanie?

--Oui, telle est ma demande.

--Mais ton père? mais ton père?...

--Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le massacrer... sais-tu cela?

--Le bruit en est venu jusqu'ici.

--Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule à sa placeX...

--Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée?

--Je le combattrai, et je le tuerai si je peux... N'a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?...

--Je ne te blâme point en ceci... je pense à ce qui peut m'advenir, à moi...

--À toi, comte?

--Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en sois mêlé, de cette guerre... il m'arrivera malheur... Je serai dépouillé comme traître des terres que je tiens à bénéfices; il ne me restera que mes terres SALIQUES...

--Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu?

--Je préférerais cela de beaucoup... Mais écoute, Chram; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi et mes hommes nous obéirons à ta bouche... mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront ouvertement déclarés en armes les premiers...

--Tu veux jouer à coup sûr?

--Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup...

--Soit... alors échangeons nos serments.

--Attends, roi...

--Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?... Laisse donc du moins le couvercle relevé, que je voie tes trésors...

--Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a craint fort la poussière.

--Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre... ce n'est qu'or, rubis, perles et escarboucles... Où as-tu pillé cela?

--Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est tout écrit en lettres d'or...

--C'est la boîte qui est superbe... j'en suis ébloui...

--Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos promesses...

--J'y consens... Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, «que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi...»

«--Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!...»

--Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon serment!...

--C'est juré...

--C'est juré...

--Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique boîte à Évangile...

--Excuse-moi... cette boîte craint terriblement la poussière...

--Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre...

--C'est toujours afin que la poussière n'y entre point.

--À cette heure, autre chose... Notre serment nous lie, je peux te parler sans détour... Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.

--Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un héritage; il préférait tuer d'abord... et prendre ensuite.

--Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de leur héritage.

--D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient ensuite... C'était mal avisé... on dépouille plus facilement un mort qu'un vivant...

--Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes frères moi-même...

--Tu ne peux pas... et pourquoi ne peux-tu pas?

--Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de moi.

--Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre défiance... Il était si jeune encore!

--J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes sur qui je peux compter... il m'en faut un quatrième.

--Où le trouver?

--Ici...

--Dans mon burg?

--Oui, peut-être...

--Explique-toi...

--Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne?

--Je l'ignore...

--C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans l'ergastule de ce burg... et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme sorcière...

--Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.

--D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au supplice... tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de pareil.

--Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de Clermont.

--J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier...

--Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage... Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice... et je donnerais, je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leur faveur... Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tes frères?

--Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures?

--Oui.

--C'est un homme résolu?

--Un démon... Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon patron.

--Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer ensuite quelqu'un... et le meurtre accompli, vingt sous d'or de profit...» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?...

--Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de sa propre bouche... Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!...

--Qui te dit le contraire?

--Tu parles de lui faire grâce pour...

--Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d'or... on lui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers... Ah! cela te fait rire...

--Hi... hi!... oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, hi... hi... lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi... Ce Vagre croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de fer... hi! hi!...

--Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués... et leur mort assure la réussite de mes projets... Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ce Vagre...

--Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ce Ronan.

--Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse, et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre...

--Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas?

--Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?...

--C'est juste... mais sa fuite, comment la favoriser?

--Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures?

--Oui.

--Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain... d'ici à demain il nous reste la nuit... Pendant le sommeil de l'évêque tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de Spatachair, mon favori... le reste me regarde... et demain nous dirons à l'évêque: Le Vagre s'est enfui...

--Hi... hi!...

--De quoi ris-tu?

--Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra... hi! hi!... cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera écartelé... hi! hi! hi!...

--Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père... Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre?

--Oui, oui... et puis cette idée des cent coups de barre de fer... hi! hi! hi!...

--Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé?

--Dans deux heures il le sera.

--Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont... mais au revoir, duc de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la Gaule!...


Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent court.

--Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort apprivoisé.

L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne:

--Viens ici près de moi, Mont-Dore!

À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves... Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de son ours.

--Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas, enceinte d'un fossé?

--C'est le burg du comte Neroweg, notre maître.

--Est-il au burg, aujourd'hui?

--Il y est en grande et royale compagnie.

--En royale compagnie?

--Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le souper de ce soir.

--Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi... je pourrai divertir ces nobles seigneurs en leur montrant mon ours et mon singe... Croyez-vous, mes enfants, qu'on me laissera entrer au burg?

--Oh! nous ne savons... aucun étranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont gardé durant le jour est retiré chaque soir.

--Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le seigneur comte s'est amusé à les voir.

--Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à son royal hôte...

--Il se peut... En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à attendre l'amusement de demain.

--Lequel?

--Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre, l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notre bienheureux évêque Cautin.

--Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?... Et ils ont été condamnés aujourd'hui?

--Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y assistaient... Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la torture...

--Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie?

--Non... Ronan le maudit s'en vantait, au contraire.

--Alors, pourquoi la torture?

--C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces.

--Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de Dieu... Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme.

--Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite dans l'huile bouillante... et ils ont avoué une seconde fois.

--Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.

--Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible!... mais jamais assez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre...

--Qu'a-t-il donc fait, mes amis?

--N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin...

--Comment, mes amis, Ronan le Vagre... cet impie aurait osé commettre un pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la torture?

--La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres exterminés.

--Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière, peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de demain.»

--Votre évêque est très-judicieux, mes amis... et où ces scélérats attendent-ils la mort?

--Dans le souterrain du burg.

--Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés?

--D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.

--J'oubliais cela, mes amis.

--Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes armés.

--Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice... Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.

--Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nos seigneurs.

--Votre maître est donc humain pour vous?

--Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis...

--Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut... J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à leur sort?

--Il est des impies partout... Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage; mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer éternel!...

--Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi vous, au burg?

--Oh! non... ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.

--Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi peuplée d'esclaves selon Dieu... Et puisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome du comte... Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l'enceinte.

--Nous allons annoncer ta venue, bateleur... le majordome décidera...

Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria:

--Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!... Et Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!... Souffrirons-nous cela, vieux Karadeuk?

--Je vengerai mes fils... ou je mourrai près d'eux!... Ô Loysik! ô Ronan! torturés... torturés!... et demain, la mort!...

--Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec ses gens de guerre!... tout cela bouleverse nos projets... Au lieu d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg... au lieu d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils occupent ce burg... et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, combien sommes-nous? toi et moi... Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours des kalendes de janvierY, ainsi que je le suis à cette heure... Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier... celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud... et j'aurais dit vrai... car je serais plus au frais dans un four brûlant que sous cette peau!... La rage et la chaleur me mettent en eau... Tu restes muet, mon vieux Vagre... à quoi penses-tu?

--À mes fils... Que faire... que faire?...

--Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain, brûlée!... Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des chênes, contre les gens du comte... Pauvre... pauvre femme! je l'ai crue morte ou prisonnière... Notre déroute était complète, impossible à moi de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciens repaires... Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans... Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclave et de l'évêchesse... C'est étrange, ce que je ressens pour cette vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas... mon coeur se brise de chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans, vingt ans, cent ans!... Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!... Au diable le chagrin! il faut agir!...

--Oh! mes fils! mes fils!...

--S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma peau... pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaientZ, et que dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et... mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup?... Que veux-tu? cela m'étourdit... car lorsque je reste muet et songeur... mon coeur se navre, et je deviens stupide!...

--Loysik! Ronan! suppliciés demain... non, non... ciel et terre! non!...

--Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les cimes du Mont-Dore... À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il accourt à moi les bras ouverts... et la gueule aussi. Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il tuait ses petits-neveux... Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, la petite esclave et mon évêchesse... Résumons-nous donc, car le calme me revient... Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du peuple ami des Vagres... À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont... C'était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu... Ce qui s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets... que faire?... Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre... as-tu décidé quelque chose?

--Oui, viens...

--Au burg? mais il fait jour encore...

--La nuit sera noire avant notre arrivée.

--Quel est ton projet?

--Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens...

--Marchons... Ah! j'oubliais... et la casaque?

--Quelle casaque?

--Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser... La mesure est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés...

Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.

--Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis de la casaque... et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille... Vois, sur la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer: Amitié, communauté... Amitié, c'est un bon présage... L'amitié, comme l'amour, me conduit au burg... Sang et massacre! délivrer du même coup son ami, sa maîtresse!...

--Viens, viens... Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux... ou nous mourrons tous trois!...


Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés; voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes barreaux de fer... Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg, situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient.

Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.

Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.

Des pas se font entendre... un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et des craches.

--Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse... le fils du roi visite notre burg!

--Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il apporte!...

--Mais veillez sur les prisonniers... que pas un de vous ne bouge d'ici!...

--Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain... Ne crains donc rien, Sigefrid.

--Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pour parler aux condamnés...

--Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et tranchantes...

--Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg... et en un instant nous sommes ici.

--Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dans la vase... Enfin, il n'y a pas d'étrangers dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois cents hommes armés... qui donc tenterait de délivrer ces chiens de prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?... Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, mais elles seront vaines...

--Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer.

--Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter!

--Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid?

--Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres... déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux oreilles pour rire, boire et manger... Ce sont, après tout, de bons et gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon.

--Ah! ah! ah!... la bonne scène...

--Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement...

--Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe!

--Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et ses bêtes...

--Sigefrid, tu es un bon compagnon!

--Et surtout... veillez bien sur les prisonniers!...

--Sois tranquille, et bois tranquille... Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg!


La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.

Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec des yeux de mère... Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.

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