Les mystères du peuple, Tome IV: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
--Meurs, petite Odille!--disait Ronan,--meurs, mon enfant... tu serais brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué!
--Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces... Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus livide!
--Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort prochaine... cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?... Meurs, meurs donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore après ton déshonneur!... Meurs donc, petite Odille... Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier!... Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage! Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à peine serait si vite éteint!
--J'y ai déjà songé... Ronan, et je n'ose...
--Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien... Écoutez bien: vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux fouettées de houssines!
--Tais-toi... Ronan... tais-toi, le rouge me monte au front!... Pour moi, femme, là est le pire du supplice...
--Ton mari l'évêque le savait... comme il savait que la torture d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée tantôt... vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci... lui, qui jadis inventa d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction... Ah! j'oubliais... avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu vivantes... La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?... Ah! tu te décides enfin!... tes mains s'approchent du cou de la petite Odille... Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères... mettant à mort les enfants qu'elles chérissaient... Mais quoi! tu hésites!... tes mains retombent!... tu pleures!...
--Je n'ose pas... je n'ose pas...
--Lâche coeur!!!
--Moi! lâche?... non... si elle était ma fille... je la tuerais...
--C'est juste, Odille est pour toi une étrangère... tu ne peux l'aimer assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik, pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?... Après tout, elle n'est pas la mère de cette enfant!
À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord Ronan... s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit d'une voix faible:
--Ronan... la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour?
--Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie?
--Je faisais un rêve doux et triste... ma mère me berçait sur ses genoux en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant: «Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler...» Alors je me suis éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour... Ah! Ronan! que c'est long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera... à moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite...
--Et tu ne regretteras pas la vie?
--Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort... vous êtes condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés, nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.
--Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui t'ont condamnée à mourir ainsi?
--Oui, Ronan... je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils me font mourir... et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne...
--Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le mal qu'ils vous font?
--Seulement pour me venger?... si j'étais par hasard délivrée? frère Loysik?
--Oui, seulement pour vous venger!
--Non... je ne me sens pas de méchanceté au coeur...
--Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou par vous... choisissez...
--Que voulez-vous, frère Loysik... ils sont méchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «--Odille, voici Ronan, voici dame Fulvie... voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soient suppliciés, choisis.»--Oh! comme je répondrais vite: Prenez-moi... prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux pour moi! ils sont si bons au pauvre monde!
--Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir... oui, que tes dernières paroles pour eux soient tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée?
--Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais... je ne pourrais ainsi aimer injustement...
--Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternelle félicité.
--Où? là-haut?... Par qui payée, Ronan?
--Par un Dieu... par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut... et qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures!
--Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut, pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et l'innocence?...
--Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu l'apprendrais,--s'écria l'ermite laboureur.--Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et imbécile; mais libre... tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!... tu ne vois pas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux qui t'aimaient.
--Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir.
--Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance, dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain... Sais-tu, Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée... à jamais soumise aux Franks et aux évêques!
--Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques! non, non, frère... les siècles sont des siècles pour l'homme... ils sont à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!... Ce monde où nous vivons nous semble grand... Qu'est-il? roulant confondu parmi ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!... Tiens, mon frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avec désespoir:--«Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise à la conquête étrangère...» Et pourtant...
--Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis vrai, Loysik, tu dis vrai.
--Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souvent racontée? te la rappelles-tu?
--Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques!
--Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande?
--Oh... splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois!
--Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses enfants, libre et redoutable!... Que le passé te donne foi dans l'avenir!... Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à demain que les dernières heures de notre vie... Oh! mon frère, j'ai une foi profonde... invincible dans le réveil et l'affranchissement de la Gaule!... Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche éternelle!
--Loysik... tu me rassures... tu raffermis ma croyance... oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule renaissante!... Un dernier chagrin me reste... l'incertitude où nous sommes du sort de notre père!
--S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait tendrement... c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros comme le chef des cent vallées, son idole!... À la tête d'une bande de révoltés... notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou de Vagres... Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles représailles... si légitimes qu'elles soient... elles ne laissent après elles que ruines et désastres... Mais du moins notre père a toujours vengé les opprimés... les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint que les méchants...
--Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit une mission divine!... Les puissants du monde écrasent les faibles!... la Vagrerie frappe les puissants... Qui donc les punirait sans nous, ces puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples terrifier nos maîtres!... Insensibles à la prière, ils céderont à l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où êtes-vous! pour cent Vagres tués... la Vagrerie, je le sais, n'est pas morte... mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils!
--S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous délivrer... ils vous aiment tant...
--Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant... je dis rêver, car voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent...
--C'est vrai, Ronan... est-ce faiblesse... ou sommeil... je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi... Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain...
--Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la... comme sa mère la berçait autrefois... et qu'elle s'endorme pour ne plus se réveiller!...
--Dors, pauvre petite... dors sur mes genoux... En te voyant souffrir si douce et si jeune... toi, d'un âge à être ma fille... j'ai compris les douleurs maternelles... Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait voulu, mère vaillante, épouse dévouée...
Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit tout à fait, Fulvie ajouta:
--Et vous ne savez pas, Ronan... si le veneur a été tué?
--Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut d'un chêne... quelque leude à la portée de sa flèche... Est-il à cette heure mort ou vivant? je l'ignore...
--Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse... Quand je pense à cette nuit... c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la fois brûlant et honteux... vous devez me mépriser beaucoup... Loysik! et je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort... il me sera cruel d'emporter vos mépris.
--Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi... et vous disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute sincérité?
--Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!... oh! oui... croyez-moi, Loysik... j'agirais comme je dis... je le sais... je le sens... Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite pour son courage et son généreux coeur.
--Je vous crois, Fulvie... Comment alors, en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser?... ne répareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et dévouée?
--Mais, Loysik, cet homme a été mon amant...
--Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l'entraînement que vous regrettez?
--Jamais!
--Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femme adultère et à Madeleine, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé... Comment, moi, vous mépriserais-je?
--Merci, Loysik, de me parler ainsi... Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille... c'est à votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance!
--Frère,--dit Ronan,--ils sont bien gais là-bas! dans le burg!... Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain... Oui... ils étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces paroles prophétiques:
--Coule, coule, sang du captif!--tombe, tombe, rosée sanglante!--germe, grandis, moisson vengeresse!...--A toi, faucheur, à toi, la voilà mûre!--aiguise ta faux! aiguise, aiguise ta faux!...
Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin, devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou comme la queue d'un cheval rouge.
L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle, on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait de plus en plus les convives.
L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait, agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait, malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au Lion de Poitiers; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg, assez habituellement stupide et sans réplique.
--Comte,--lui disait Cautin,--ton hospitalité part du coeur, j'en suis certain; mais ton repas est exécrable en son abondance... ce ne sont que viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans recherche... vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en prends à témoin sa gloire le roi Chram.
--Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux,--dit Chram, qui, pour ses projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se ménager le comte.--Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe peu au festin.
--Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que je compte y festiner encore,--reprit l'évêque.--Cent fois je l'ai dit au comte; il a de détestables cuisiniers... il est avaricieux... et ne sait point mettre le prix aux choses... Voyons, Neroweg, combien t'a coûté l'esclave chef de tes cuisiniers?
--Il ne m'a rien coûté du tout... mes leudes, en revenant de Clermont, l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que lui pour préparer ce festin.
--Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier... cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand chemin... qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or... c'est vraiment une peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses... ainsi par exemple: voici des grues... des grues! gibier succulent, esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé... or, comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à l'eau! des grues bouillies à l'eau!
--Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir...
--Rôtir!... mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues rôties!...
--Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?...
--Veux-tu le savoir?
--Oui...
--Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier, si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter...
--Oh! saint évêque! le fouet aidant... il faudra bien que le cuisinier exécute la recette.
--Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits d'Apicius, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!...
--Voyons, patron... voyons ta recette...
--Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite de terre avec de l'eau, du sel et de l'anet...
--Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue avec de l'eau et du sel...
--Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le poursuivre jusqu'au bout... Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue) dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet d'origan et de coriandre; quand votre grue sera sur le point d'être cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de livèche, quelque peu de cumin, un scrupule de benjoin, un atome de rüe et un peu de carvi broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec un bouquet de fenouil vertAA. Maintenant je le demande à sa gloire le roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives... y a-t-il le moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau grasse?
--Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel évêque,--dit le Lion de Poitiers,--tu ne dérogerais pas à cuisiner au paradis.
À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi Chram.
--Allons, comte Neroweg,--dit Spatachair,--à tout péché miséricorde, une autre fois tu nous donneras un festin plus délicat... et ta femme, dont tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.
--Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les genoux sous la table.
--Lors de ce festin-là, Neroweg,--ajouta Imnachair, malgré les vains coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses favoris,--lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table... hors de notre portée... ne dirait-on pas que tu nous prends pour des larrons?
--Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient,--reprit d'un air sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte;--ceux qui mangent la viande et boivent le vin d'ici... sont mal venus à se plaindre des pots et des plats...
--Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et mangeons dans ce burg?
--Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles!
--Et de plus ce serait une insulte,--s'écria un autre des convives.--Or d'insulte, nous n'en souffrirons pas... nous sommes ce que nous sommes... nous autres de la truste royale!
--Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare... en mesurant la longueur de nos épées.
--Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer... c'est le coeur...
--Ainsi, nous, fidèles de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que le vôtre... Est-ce un défi?
--Défi, si vous voulez, épais rustiques...
--L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous allez le voir tout à l'heure si vous voulez...
--Donc, nous verrons cela... Six contre six... ou plus, s'il vous convient...
--Cela nous convient!...
Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie, s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil encore provocants et farouches.
Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le majordome, s'étant approché de son maître, lui dit:
--Seigneur comte?
--Que veux-tu?
--Le bateleur, son ours et son singe sont là.
--Quoi, comte, tu as ici des ours?
--Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes... J'ai pensé que peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné d'amener cet homme.
--Qu'il vienne, comte, qu'il vienne... Tu nous donnes un régal vraiment royal!
La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle, non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu, et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence ursine était parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria:
--Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est sournois et féroce...
--Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine!
--Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes animaux pour gagner ma vie... j'ai supplié vos nobles et nobilissimes hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours...
--Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire...
--Oh! très-glorieux prince!--dit Karadeuk du ton le plus respectueux,--ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles!
--Avance, avance, plus près encore...
--Très-glorieux roi, prenez garde... il y aurait moins de danger à considérer de près le singe... je peux le tirer de sa cage.
--Oh! des singes... je suis peu curieux de cette maligne engeance, puisque j'ai des pages... Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa casaque... vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon... il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme...
--Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je n'emploie pas... à ton exemple.
--Lion, tu es injuste... je suis devenu tempérant et chaste.
--Par épuisement... ô roi pudique! ô roi sobre!
--Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser... Ah çà, bateleur, que fait ton ours? est-il savant?
--Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi, galopant avec grâce, le tour de la salle.
--Voyons d'abord ceci...
--Attention, Mont-Dore!
--Comment l'appelles-tu?
--Mont-Dore, glorieux roi... je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore...
--Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants, loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange!
--Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car c'est là une terrible vision!...
--Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet?
--Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence: «Celui-ci est Karadeuk le Vagre... Ainsi seront traités ses pareils!»
--Karadeuk! ce vieux bandit... qui, avec sa bande endiablée, a si longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!...
--Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks! soulevant les esclaves!...
--Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui sera supplicié demain...
--On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour.
--O glorieux roi! il ne reviendra pas... à moins que ce scélérat ne descende de son gibet... et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il avait les mains et les pieds coupés...
--Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?... Ce serait véritablement une grande délivrance pour le pays...
--Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu.
--C'est un nom breton,--dit l'évêque Cautin,--un nom de ce pays hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité, les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis, ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils.
--Évêque, tu en parles fort à ton aise... Plusieurs fois Clovis et les rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de l'Armorique... Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons indomptables!... ce sont des démons!... Ah! si toutes les Gaules avaient été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur?
--Moi, glorieux roi?
--Une larme a coulé sur ta barbe grise...
--S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont avares de larmes...
--Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage?
--O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons, Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... O prince! je vous le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes, elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!...
--Bateleur! tu es un pieux homme,--dit Cautin,--agenouille-toi et baise ma main...
--Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez... que je la rebaise encore, cette main sacrée.
--Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les attendent.
--Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France... je n'aurai ni cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!...
--Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée!
--Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!...
--Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours et loups n'ont-ils pas la même tanière?... Allons, Mont-Dore, debout, debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble assistance... Prenez ce bâton... ce sera votre monture, donc à cheval et galopez autour de cette table de votre meilleure grâce... et de votre air le moins lourdaud... Allons, Mont-Dore... à cheval... ce coursier-là ne vous emportera point malgré vous... place... place, s'il vous plaît, nobles seigneurs!... et surtout ne vous approchez pas trop... allons, Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier!
L'amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu'il prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour de la salle, au milieu des rires bruyants de l'assistance.
Le vieux Vagre le guidait, se disant:
--Tout à l'heure j'ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler du courage de notre race bretonne, mon coeur battait d'orgueil à briser ma poitrine... et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis m'appelait son favori! Je pensais à mon père Jocelyn, à ma mère Madalèn... morts sans doute au pays que j'ai quitté depuis quarante ans et plus... et où vivent peut-être encore mon frère Kervan et ma tant douce soeur Roselyk... Alors, malgré moi les larmes me sont venues aux yeux... Ô mes fils! ô Ronan! Loysik! me voici près de vous... Mais comment faire pour vous sauver! Hésus! Hésus! inspire-moi!...
Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton; encouragé par le joyeux accueil des Franks; se souvenant de ses succès d'autrefois lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité jusqu'à la pamoison; le comte surtout, les deux mains sur son ventre, riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d'argent. Soudain, sans s'interrompre de rire, il dit à Chram:
--Roi, veux-tu te divertir davantage encore? Hi... hi...
--Achève, comte... Te voilà rouge à étouffer... tu souffles comme un boeuf...
--C'est que... mon projet... hi... hi...
--Quel projet?
--J'ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et très-féroces... Nous allons enchaîner l'ours à l'un des poteaux de cette salle... hi... hi...
--Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens?...
--Oui, Chram... hi... hi...
--Vive le comte Neroweg! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des idées plaisantes... vite, vite, des chiens! plus ils seront mordants et féroces, plus le divertissement sera complet.
--Oui, oui,--crièrent les Franks avec des trépignements joyeux,--les chiens... les chiens...
--Eh! mon veneur Gondulf! vite, mon veneur Gondulf!...
--Seigneur comte, me voici...
--Amène ici Mirff et Morff... s'ils laissent à l'ours un lambeau de peau et de chair sur les os, je veux, hi... hi... que cette coupe de vin me serve de poison.
--Seigneur, je cours au chenil; je reviens à l'instant avec Mirff et avec Morff.
En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec acclamations, l'amant de l'évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s'en allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes compromettants son refus de s'offrir aux crocs de Mirff et de Morff; heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de l'air le plus indifférent du monde; mais bientôt son conducteur, le tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui disant:
--Seigneur comte, clarissime seigneur!...
--Que veux-tu?
--Mon ours est mon gagne-pain... vous allez le faire étrangler...
--Et moi, hi... hi... est-ce que je ne m'expose pas à voir... les deux meilleurs chiens de ma meute déchirés... à coups de griffes... puisque tu dis ton ours féroce?
--Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre! et mon ours est mon gagne-pain...
--Oserais-tu résister à ma volonté?
--Ô grand prince!--reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant vers Chram,--un pauvre vieillard s'adresse à votre gloire; un mot de vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, et il renonce à son projet... Je vous le jure par mon salut! les autres tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat sanglant qui va me priver de mon gagne-pain...
--Allons, relève-toi... je ne t'empêcherai pas de gagner ton pain...
--Grâces vous soient rendues, grand roi! mon ours est sauvé.
Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes du comte; non-seulement ils se voyaient privés d'un spectacle réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la personne de leur patron.
--Chram n'est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg,--s'écria Sigefrid, l'un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment de l'entrée de Karadeuk et de son ours.--Non, le roi Chram ne peut, par caprice, nous priver d'un divertissement qu'il te plaît de nous donner, Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.
--Non, non,--ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du comte,--nous voulons voir étrangler l'ours... Les chiens! les chiens!... Neroweg seul ordonne ici...
--Oui, et au diable le roi!--s'écria Sigefrid,--au diable Chram, s'il s'oppose à nos plaisirs!
--Il n'y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur hôte... lorsqu'il est fils de leur roi,--reprit le Lion de Poitiers d'un air menaçant.--Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes hommes? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette heure, à peine le festin terminé, d'emporter ta vaisselle d'or et d'argent, de peur sans doute que nous la dérobions?
--Mes fils! mes chers fils en Christ! allez-vous recommencer à quereller? La paix, mes fils... au nom du ciel paix entre vous!
--Évêque, tu as raison de prêcher la paix; mais ces braves leudes, qui me croient opposé à leur divertissement, ne m'ont pas compris; je t'ai dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.
--Grâces donc vous soient rendues, roi.
--Un instant, combien vaut ton ours?
--Il est pour moi sans prix.
--Quel que soit son prix, je te le payerai s'il est étranglé.
Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la nouvelle querelle près de s'engager entre eux; mais Karadeuk, toujours à genoux, s'écria:
--Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours; de grâce renoncez à votre projet.
--Les chiens... ah! voici les chiens...
--De ma vie je n'ai vu pareils molosses!--dit Chram.--Comte, si toute ta meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je croyais, foi de roi, sans égale!
--Quels reins! quelles pattes énormes! Hein, Chram? ah! si tu entendais leur voix! les beuglements d'un taureau sont comme le chant du rossignol auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d'un loup ou d'un sanglier!
--Je gage que l'un d'eux suffit à étrangler l'ours, aussi vrai que je m'appelle Spatachair.
--Allons, l'ours à un poteau, bateleur! et commençons... je te l'ai dit, si ta bête est étranglée, je la paye.
--Illustre roi, ayez pitié d'un pauvre homme.
--Assez, assez... enchaînez l'ours au poteau, et finissons...
--Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m'avez donnée à baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal...
--Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable? Ah! bateleur! bateleur! si tu ne t'étais montré un pieux homme, je prendrais cette prière pour un outrage...
Insister plus longtemps, c'était tout perdre. Karadeuk le comprit, et s'adressant de nouveau à Chram:
--Glorieux roi, que votre volonté soit faite; permettez-moi seulement un dernier mot.
--Hâte-toi...
--Ce spectacle ne sera qu'une boucherie, mon ours étant enchaîné ne pourra se défendre.
--Veux-tu pas, vieil idiot, qu'on le déchaîne pour qu'il nous dévore...
--Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque temps, du moins égalisez les forces; permettez-moi d'armer mon ours de ce bâton!
--N'a-t-il pas ses ongles?
--Pour plus de prudence, je les lui ai limés... Voyez plutôt comme ils sont émoussés...
--Je te crois sur parole... Soit, il aura pour arme un bâton... et tu crois qu'il saura s'en servir?
--Hélas! la peur d'être dévoré le forcera bien de se défendre comme il pourra, et de votre vie vous n'aurez vu pareil spectacle...
--Et toi, Neroweg?--dit Sigefrid, plus qu'aucun autre leude chatouilleux sur la dignité du comte,--accordes-tu que l'ours ait un bâton? car enfin, seul, tu as le droit de dire ici: Je veux.
--Oui, oui, j'accorde le bâton... je trouve, hi, hi, hi... que cet ours bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant... pourtant j'aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l'animal par Mirff et par Morff; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de trompe; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine! et vous, esclaves porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l'on va former! Haut vos torches, afin d'éclairer le combat... Allons, battez, tambours! sonnez, trompes de chasse! pour exciter les chiens.
--Au poteau, l'ours, au poteau!
Karadeuk conduisit l'amant de l'évêchesse à l'une des extrémités de la salle, l'enchaîna à l'une des poutres de la colonnade, et lui remettant le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit:
--Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux, puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.
Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves porte-flambeaux. Au premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte, l'évêque et plusieurs leudes; les autres assistants montèrent sur la table... Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu'on lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide; il s'était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne s'attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des mouvements d'un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant; Gondulf, le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers monstrueux; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail, un fanon pareil à celui des taureaux; leurs yeux, caves, sanglants, étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes; le noir, le fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur leur dos lorsqu'ils aperçurent l'ours; faisant entendre alors des aboiements formidables, d'un élan furieux ils brisèrent la laisse que Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l'amant de l'évêchesse.
--Hardi, Mirff! hardi, Morff!--cria le comte en battant des mains,--hardi! à la curée, mes farouches! ne lui laissez pas un morceau de chair sur les os!...
--À moins d'un prodige de force et d'adresse, mon compagnon va être mis en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour mes fils perdue... Alors je poignarde le comte et le roi!--se dit Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.
Le Vagre-ours, à l'aspect des chiens, continua son rôle avec présence d'esprit, bravoure et dextérité; il fit un mouvement de surprise; puis s'acculant au poteau, il s'apprêta, le bâton haut, à repousser l'attaque des chiens: au moment où Mirff s'élançait le premier pour le saisir au ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, qu'il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en poussant un hurlement terrible.
--Malédiction!--s'écria le comte,--un limier qui m'avait coûté trois sous d'or (BB)! Oh là! que l'on m'éventre cet ours enragé à coups d'épieu!
Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le combat, applaudissaient la vaillance de l'ours, et attendaient avec une curieuse anxiété l'issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux prises, corps à corps, avec l'autre molosse, qui, au moment où le bâton s'était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont il était jonché. L'ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes; alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme Deber-Trud, ne démordait pas, le Vagre l'étouffa d'abord à demi, puis l'acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains vigoureuses, qu'il l'étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d'être massacré, ainsi que Karadeuk, s'il se trahissait, l'amant de l'évêchesse, fidèle à son rôle ursin, ne poussa d'autre cri que quelques sourds grognements; puis, le combat terminé, le digne animal s'accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte acclamaient à grands cris le triomphe de l'ours.
--Hélas! hélas!--murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son compagnon,--mon ours est blessé mortellement peut-être... J'ai perdu mon gagne-pain.
--Des épieux! des haches!--criait le comte écumant de fureur,--que l'on achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux meilleurs chiens de ma meute... Par l'aigle terrible! mon aïeul, que cet ours damné soit mis en morceaux à l'instant même... M'entends-tu, Gondulf?--ajouta-t-il en s'adressant à son veneur en trépignant de rage;--prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille... et à mort l'ours, à mort!...
Gondulf courut s'armer d'un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les mains vers Chram, s'écriait:
--Grand roi! mon seul espoir est en toi... Je te demande merci, je me mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et invincible à la guerre! Oh! valeureux guerriers! aussi terribles au combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s'est battu sans traîtrise... Non, non, à l'exemple de votre glorieux roi, votre honneur courtois et raffiné s'indignerait d'une brutale lâcheté, même commise à l'égard d'un pauvre animal... Oh! guerriers, non moins brillants par l'armure et la grâce militaire que foudroyants par la valeur... je me mets à merci sous la protection de votre roi... il demandera la vie de l'ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à de si nobles hôtes que vous!
Le Frank est vaniteux; son orgueil se plaît aux louanges les plus exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s'adressant seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent favorablement accueillies par les guerriers de Chram; et celui-ci, s'approchant de Neroweg, lui dit:
--Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique, selon laquelle, tu le sais, la demande d'un hôte est toujours accordée.
--Roi, quoi qu'en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d'or... Gondulf, des épieux, des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l'heure!...
--Comte, ce pauvre bateleur s'est mis à ma merci... je ne peux l'abandonner.
--Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de Mirff et de Morff...
--Écoute, Neroweg, j'ai une meute qui vaut la tienne... tu l'as vue chasser dans la forêt de Margevol... tu enverras ton veneur à ma villa; il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu regrettes...
--Je n'ai que faire de tes chiens... j'ai dit que je vengerais la mort de Mirff et de Morff!--s'écria le comte en grinçant des dents de fureur;--je vengerai la mort de Mirff et de Morff! Gondulf, aux épieux! aux épieux!...
--Sauvage campagnard! tu manques à tous les devoirs de l'hospitalité en refusant la demande du fils de ton roi,--dit le Lion de Poitiers à Neroweg,--de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant ta femme d'assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant la fin du repas... Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras pas... je te le défends... car le bateleur s'est mis sous la protection de Chram et de nous autres, ses hommes...
--Compagnons!--s'écria Sigefrid,--laisserons-nous insulter plus longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les fidèles?
--Les entendez-vous, ces brutes rustiques?--dit l'un des guerriers de Chram.--Les voici encore à aboyer sans oser mordre.
--Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je tuerai cet ours! et si tu dis un mot de plus, toi qu'on appelle Lion, je t'abats à mes pieds, effronté renard de palais!...
--Une injure! à moi... sanglier boueux!--s'écria le Gaulois renégat, pâle de colère, en tirant son épée d'une main et de l'autre saisissant le comte au collet de sa dalmatique.--Tu veux donc que ta gorge serve de fourreau à cette lame?...
--Ah! double larron! tu veux m'arracher mes colliers d'or!--s'écria Neroweg, ne pensant qu'à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de son adversaire, que celui-ci le voulait voler.--J'ai donc eu raison de mettre ma vaisselle à l'abri de vos griffes à tous...
--Ainsi, nous sommes tous des larrons... Aux épées! hommes de la truste royale! aux armes! vengeons notre honneur! écharpons ces rustauds!...
--Ah! chiens bâtards!--cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par Sigefrid, qui s'était jeté entre eux,--vous parlez d'épées... en voici une, et de bonne trempe; tu vas l'éprouver, luxurieux blasphémateur, toi qui n'as du lion que le nom... À moi, mes leudes! on a porté la main sur votre compagnon de guerre!...
--Neroweg!--s'écria Chram en s'interposant encore; car son favori, débarrassé de Sigefrid, revenait l'épée haute vers le comte.--Êtes-vous fous de vous quereller ainsi?... Lion, je t'ordonne de rengaîner cette épée...
--Oh! béni sois-tu, grand Saint-Martin! de me donner l'occasion de châtier ce sacrilège, qui a eu l'audace de lever sa houssine sur mon saint patron l'évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse de me railler!--s'écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant de rejoindre son adversaire dont il venait encore d'être séparé au milieu du tumulte croissant.
--Enfants! défendons Neroweg!--s'écria Sigefrid;--l'occasion est bonne pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes! aux armes!...
--Et nous aussi, aux armes! Finissons-en avec ces dogues de basse-cour!
--Ils se croient forts parce qu'ils sont dans leur niche.
--Défendons le favori du roi Chram, notre roi!
--Mes chers fils en Dieu!--criait l'évêque, tâchant de dominer le tumulte et le vacarme croissant à chaque instant,--je vous ordonne de remettre vos glaives dans le fourreau! c'est affliger le Seigneur que de combattre pour de futiles querelles...
--Mes amis!--criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu,--c'est folie, stupidité, de s'entr'égorger ainsi... Imnachair! Spatachair! mettez donc le holà... apaisez nos hommes... et toi, Neroweg, calme les tiens au lieu de les exciter.
Vaines paroles... Et d'ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre... Un flot de la foule tumultueuse l'avait éloigné de nouveau du Lion de Poitiers, qu'il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les guerriers de Chram et ceux du comte, après s'être injuriés, provoqués, menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns des autres, se joignirent... Au premier coup porté, la mêlée s'engagea insensée, furieuse, ivre, et d'autant plus terrible, que les esclaves, porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d'être tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant à leurs pieds leurs torches, qui s'éteignirent sur le sol; les autres, fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés... Au bout de peu d'instants, la salle du festin étant privée de ces vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un aveugle acharnement.
Et Karadeuk? et l'amant de la belle évêchesse? étaient-ils donc restés au milieu de cette tuerie, eux? Oh! non point! mieux avisé l'on est en Vagrerie... Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon de discorde entre la truste royale et les leudes du comte, vit bientôt se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à peine apaisée; de sorte qu'ils l'oublièrent bientôt, lui et son ours. Aussi, lorsque tous les coeurs furent enflammés de fureur, le tumulte arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon:
--Ta blessure t'empêche-t-elle de marcher et d'agir?
--Non.
--As-tu ton poignard?
--Oui, dans un pli de ma casaque.
--Ne me quitte pas de l'oeil et imite-moi.
A ce moment la mêlée s'engageait... Déjà plusieurs des porte-flambeaux laissaient, par leur fuite ou par l'abandon de leurs torches, la salle du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée durant le combat, car elle était, contre l'usage habituel des Franks, fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l'abri, le vieux Vagre déboucla le collier de l'amant de l'évêchesse; puis, tous deux, continuant de ramper sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et s'élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus, leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge et lui met un poignard sur la poitrine.
--Éteins ta torche,--dit Karadeuk,--et conduis-moi à l'ergastule, ou tu es mort...
--Donne-moi ta torche,--dit l'amant de l'évêchesse,--et conduis-moi aux granges, ou tu es mort...
Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent: l'un court aux granges, l'autre à l'ergastule.
Les prisonniers de l'ergastule se sont, autant que possible, rapprochés des barreaux; la petite Odille, endormie sur les genoux de l'évêchesse, s'est en sursaut réveillée, disant:
--Ronan, qu'y a-t-il donc? vient-on déjà nous chercher pour le supplice?
--Non, petite Odille; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais je ne sais ce qui se passe au burg; tous les Franks qui nous gardaient ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs, qui est venu les chercher; puis, tous sont partis en courant et en agitant leurs armes.
--Ronan, mon frère, prête l'oreille dans la direction de la maison seigneuriale... il me semble entendre un bruit étrange...
--Silence! faisons silence...
--Ce sont des cris tumultueux... l'on dirait qu'on entend le choc des armes...
--Loysik! les débris de ma troupe, joints à d'autres Vagres, attaqueraient-ils le burg?... Ô mon frère! délivrance!... liberté!... vengeance!...
--Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas... vos Vagres, qui vous aiment tant, viennent vous délivrer.
--Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant! Et puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m'emportassent, moi et mon frère, sur leurs épaules... nous ne saurions faire un pas.
--Le feu! le feu!...
--Le feu est au burg!
--Voyez-vous cette grande lueur? elle monte vers le ciel!
--Incendie et bataille! ce sont mes Vagres!
--Le feu! encore le feu! là-bas... plus loin!...
--L'incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.
--Le tumulte augmente... Entendez-vous crier: au feu!... au feu!...
--L'embrasement grandit... voyez, voyez... devant notre souterrain; il fait maintenant clair comme en plein jour...
--Quelles flammes!... elles s'élancent maintenant par-dessus les arbres...
--Un homme accourt...
--Mon père!...
--Loysik! Ronan! ô mes fils!
--Vous, mon père... ici...
--Cette grille, comment s'ouvre-t-elle?
--De votre côté... une grosse serrure...
--La clef, la clef!...
--Les Franks l'auront emportée...
--Malheur! cette grille est énorme!... Ronan, Loysik! vous tous qui êtes là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux...
--Nous ne pouvons bouger, mon père... la torture nous a brisés!
--Oh! des forces! des forces!... Voir là mes deux fils!... il faut les sauver pourtant...
--Mon père, tu n'ébranleras jamais cette grille!... donne-nous ta main à travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu'à fuir... du moins nous t'aurons revu...
--Quelqu'un accourt!
--Un ours!
--À moi, Veneur! à moi, mon hardi garçon!... délivrons mes fils!...
--Ma belle évêchesse, es-tu là? voici ma tête à bas... me reconnais-tu?
--Mon Vagre, c'est toi! oh! tu m'aimes!...
--Un baiser à travers la grille? il doublera mes forces, mon adorée.
--Tiens... tiens... et sauve cette enfant! sauve-nous!...
--Tes lèvres ont pressé les miennes... Maintenant, mon évêchesse, je porterais le monde sur mes épaules... À nous deux, Karadeuk... renversons cette grille!
--Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père?
--Tous deux seuls, Ronan...
Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille, le veneur ajouta:
--J'ai mis le feu aux quatre coins du burg: étables, écuries, granges, tout flambe à plaisir!... La maison du comte, pleine de Franks qui s'égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet incendie, comme un fagot dans un four ardent... Malédiction! impossible d'ébranler cette grille!... Il faudrait des leviers...
--Sauve-toi, mon Vagre! je mourrai avec la douce pensée de ton amour... Oh! dites, Loysik, d'un pareil amour ai-je encore à rougir?
--Fuyez, mon père!
--Sauve-toi, brave Veneur... tu t'es montré bon Vagre jusqu'à la fin... Moi, Ronan, je te le dis: Sauve-toi...
--Ô mes fils! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de rage de ne pouvoir vous délivrer...
--Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi!...
--Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent...
--Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme devant Dieu?
--Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du ciel... s'ils écroulaient! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir là!...
--Loysik, vous l'entendez?
--Fulvie, cet amour est maintenant sacré...
--Ô Loysik! merci de vos paroles... je suis heureuse!
--Mais cette clef, cette clef... elle est cachée quelque part peut-être... Ô mes fils!...
--Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille... Oh! si de loin nos bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu...
--Vous n'êtes pas seuls?
--Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.
--Malheur! ces fossés sont infranchissables!
--Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk; les Franks qui gardaient l'ergastule ne pensent maintenant qu'à éteindre le feu, creusons la terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.
--Les Franks!... les voilà... ils reviennent, ils accourent...
--On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.
--Mon père, plus d'espoir! vous êtes perdu!
--Sang et mort! perdu... et nous là, brisés, incapables de vous défendre!
--Mon Vagre, une dernière fois, je t'en conjure! sauve-toi... Tu refuses... viens donc là, tout près, entre mes bras... passe les tiens à travers cette grille... viens, mon époux... Ah! maintenant que nos âmes s'exhalent dans un dernier baiser!...
Une vingtaine d'hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes vers l'ergastule; un des leudes disait:
--Une partie de ces chiens d'esclaves profite de l'incendie pour se révolter; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les prisonniers... Vite, vite, mettons-les tous à mort... ensuite nous exterminerons les esclaves... La clef de la grille, la clef?...
--La voilà...
Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s'écria:
--Le bateleur ici! Que fais-tu là, vieux vagabond?
--Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m'avait échappé; je cours après lui... Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin... Hélas! quel malheur que cet incendie!
--Sigefrid, la grille est ouverte,--dit un des Franks.--Commençons-nous par tuer les hommes ou les femmes?
--Moi, je commence par tuer les hommes!--s'écria Karadeuk en plantant son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s'était rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la hache à la main dans l'ergastule: le vieux Vagre s'y élança pour mourir, s'il le fallait, auprès de ses deux fils.
--Que dis-tu de ma griffe?--dit à son tour le Veneur en poignardant un autre Frank, et courant à l'évêchesse.
--Vagrerie! Vagrerie!...--À nous, bons esclaves!...--À nous, révoltez-vous!...--Crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l'espace qui séparait l'ergastule du fossé d'enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus, les voix répétèrent:--Vagrerie! Vagrerie!...--Mort aux Franks!--Liberté aux esclaves!--Vive la vieille Gaule!
--Les Vagres!--s'écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort des deux leudes.--Les Vagres!... ils sortent donc de l'enfer!...
--À moi!--cria Ronan d'une voix tonnante,--à moi, mes Vagres!...
C'étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de l'incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé; mais comment? Ce fossé n'était-il point rempli d'une vase tellement profonde, qu'un homme devait s'y engloutir s'il tentait de le traverser? Certes; mais nos bons Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour d'une bergerie, l'avaient sondé, ce fossé; après quoi, ces judicieux garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d'arbres bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de l'ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats, ils avaient, l'un après l'autre, rampé sur ces troncs arbres, afin d'atteindre le revers de l'enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase: c'étaient le gros Dent-de-Loup et Florent le rhéteur... Que leurs noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie... Leurs compagnons, arrivant de l'autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l'ergastule pour délivrer les prisonniers, une trentaine d'esclaves révoltés, armés de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à l'exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg, après s'être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin, oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu du combat, ne songèrent qu'à courir au feu: les hommes du comte, pour éteindre l'incendie; les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi embrasées... Les Franks, accourus à l'ergastule, étaient une vingtaine au plus; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n'échappa, non, pas un! c'était urgent et prudent: un seul de ces conquérants de la vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les leudes de ce qui se passait à la prison... Deux esclaves chargèrent Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu'il couvait des yeux.
Cette lutte triomphante, aux abords de l'ergastule, s'était passée en moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire; mais il restait fort à faire pour sortir de l'enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d'Odille, incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir pendant assez longtemps suivi le revers de l'enceinte sous les arbres de l'hippodrome, on devait traverser le terrain complétement découvert qui s'étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où elle se trouvait alors à l'abri de tout regard ennemi, et il dit:
--Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu'au dernier. Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l'incendie pour nous exterminer; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu'il nous faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des Franks effarés, occupés à transporter ce qu'ils peuvent arracher aux flammes... Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre rendez-vous général...
--Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment éviter que l'on nous remarque?
--Peu importe qu'on vous remarque; ces esclaves sembleront transporter deux hommes blessés par les décombres de l'incendie; vous cacherez seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d'ours, il traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras, comme s'il venait d'arracher du milieu des flammes une jeune fille du gynécée; l'évêchesse va s'envelopper dans la casaque du Veneur, et au milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue... Tout ceci est-il entendu, accepté?
--Oui, Karadeuk.
--Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu'au bout de l'hippodrome; là, nous nous séparons... Notre rendez-vous est au pont!...
Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point exécutés.
Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c'était un fier spectacle que ce vaste burg frank, dévoré par les flammes! À chaque instant les toits de chaume des étables et des granges s'effondraient avec fracas, en lançant vers le ciel étoilé d'immenses gerbes de flammes et d'étincelles; le vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture embrasée, soutenue jusqu'alors par quelques grosses poutres carbonisées, s'abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu. Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de Neroweg, et s'efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les chevaux et les mulets, chargés à la hâte; des hommes du comte, non moins effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les objets qu'ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux bâtiments, afin de disputer d'autres débris à l'incendie. De bons esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand'peine devant eux le bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés d'épouvante; les plus dévots de ces captifs s'agenouillaient éperdus, se frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que l'on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau miracle.
Quel tumulte infernal!... qu'il est doux à l'oreille d'un Gaulois qui se venge du féroce conquérant de son pays, d'un Gaulois qui se venge de l'implacable ennemi de sa race! Par les os de nos pères! la belle musique! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés brûlaient ou écrasaient en croulant! Et quelle belle lumière éclairait ce tableau! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la marche de l'aïeul de Ronan, Albinik le marin, allant, avec sa femme Méroë, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp... Oui... qu'est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée! «Ô liberté! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang!» disaient nos pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages... «Ô liberté! liberté sainte!... nous nous ensevelirons avec toi sous les ruines fumantes de la Gaule; mais nous n'aurons pas vécu esclaves... et le pied d'un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces contrées dévastées!»
O nos pères! héroïques martyrs de l'indépendance! vous n'auriez pas, comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, dont à peine nous brûlons, comme aujourd'hui, quelques burgs... Cela est peu; mais leurs complices seront frappés de terreur!... Ils parlent d'enfer, ces pieux hommes! la Vagrerie sera sur terre leur enfer; les flammes, les grincements de dents n'y manqueront pas... Non, non! foi de Vagre! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis acharnés de l'étranger! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les appelle Hommes errants, Loups, Têtes-de-loup... Mais ces loups, entre loups, se chérissent comme frères; car voici les deux fils du vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir heureusement traversé, en s'y mêlant, la foule des Franks fourmillant autour de l'incendie. Le gardien du pont ayant crié à l'aide, on l'a envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a disparu dans la bourbe.
--Vite, passez tous! passez vite,--dit le vieux Karadeuk qui n'oublie rien.--Sommes-nous tous hors de l'enceinte du burg?
--Oui, tous! tous!
--Maintenant, tirons à nous ce pont; j'ai fait briser les chaînes qui l'attachaient de l'autre côté de l'enceinte; s'il prend envie aux Franks de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance; trouver de quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l'épouvante où ils sont à cette heure, n'est point facile. Une fois en pleine forêt, au diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule!...
--Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.
--Ô mes fils! enfin sauvés!... Ronan, Loysik!... encore un embrassement, mes enfants.
--Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse! tu es ma femme... je ne te quitterai qu'à la mort!
--Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison: «Fulvie, libre aujourd'hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d'être sa femme que répondriez-vous?» Libre à cette heure, je te dis à toi, mon époux,--ajouta l'évêchesse en se retournant vers le Vagre:--Je serai femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire...
--Et toi, petite Odille, toi, qui n'as plus ni père ni mère, veux-tu de moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure?
--Ronan, je serais morte, que l'espoir d'être votre femme à vous, si bon au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau!...
Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt, Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son ami, lui a promis de la prendre pour femme; elle se sent, dit-elle, de force à marcher; mais l'évêchesse n'y consent pas, et son Vagre, n'abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de Fulvie... Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et maugréant:
--Comme il est lourd, comme il est lourd...
--Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter... Ah! ce n'est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille... passe ton petit bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.
--De quel sanglier parles-tu donc, Veneur?
--Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk...
--Quel butin?... Mais, par le diable! c'est un homme que nos compagnons portent là...
--Oui... c'est un homme bâillonné, garrotté... Nos camarades en ont leur charge; il se fait lourd...
--Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il?
--Réjouis-toi, Ronan, c'est le comte!...
--Neroweg!
--Lui-même... dextrement enlevé tout à l'heure au milieu de ses leudes, par ton père et deux de nos camarades!
--Neroweg! en notre pouvoir... à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik, descendants de Scanvoch! Ciel et terre! est-ce possible?... Le comte Neroweg enlevé... je n'y puis croire!...
--Eh! vieux Karadeuk! viens donc de ce côté... Ronan ne peut croire encore à l'enlèvement du sanglier frank...
--Oui, mon fils; cet homme dont la tête est enveloppée d'une casaque, c'est Neroweg... c'est ma part du butin...
--C'est la tienne, Karadeuk... mais seulement nous te demandons, nous, anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau...
--Quel dommage de n'avoir pas aussi l'évêque... la fête serait complète...
--L'évêque Cautin est mort!...
--Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n'étais ton mari.
--Cautin m'a fait beaucoup souffrir; mais, aussi vrai que je t'aime, mon Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n'ait pas été cruelle...
--Le Lion de Poitiers l'a tué.
--Mon père... cet évêque damné, vous l'avez vu mourir?
--Oui... frappé d'un coup d'épée, par le Lion de Poitiers... L'évêque fuyait l'un des bâtiments incendiés; le Lion de Poitiers le rencontrant face à face, lui a dit: «Tu m'as forcé de m'agenouiller devant toi, orgueilleux prélat... Je t'ai promis de me venger... je me venge... Meurs...»
--Sa fin est trop douce pour sa vie... Au diable l'évêque Cautin! il n'enterrera plus de vivants avec les morts... Et le comte, comment vous en êtes-vous emparé, mon père?
--Je vous suivais de l'oeil, toi et Loysik, portés par nos Vagres criant: «Place! place à des blessés que nous venons de retirer de dessous les décombres!» Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont; soudain, de loin, je vois accourir le comte, seul, et portant à grand'peine, entre ses bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d'or ou d'argent, se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce moment assez éloigné du lieu de l'incendie; la pensée me vient de m'emparer de lui; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant derrière des abrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute qu'à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver plus tard dans cette cachette; nous tombons trois sur lui à l'improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et la main sur la bouche pour l'empêcher de crier à l'aide... un des nôtres se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur comte... Le pont était voisin... et voici ma capture... ma part du butin à moi...
--Elle est lourde; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk?
--On ne peut plus d'ici entendre au burg les cris du comte... débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.
--C'est fait.
--Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront libres... Veux-tu marcher jusqu'à la lisière de la forêt? sinon l'on t'y portera comme on t'a porté jusqu'ici!...
--Vous allez m'égorger là!
--Veux-tu nous suivre, oui ou non?
--Marchons, bateleur maudit! vous verrez qu'un noble frank va d'un pas ferme à la mort! chiens gaulois, race d'esclaves!
On arrive à la lisière de la forêt, alors que l'aube naissait; elle est hâtive au mois de juin; au loin, l'on aperçoit, luttant contre les premières clartés du jour, une lueur immense; ce sont les ruines du burg encore embrasées.
Ronan et l'ermite laboureur sont déposés sur l'herbe; la petite Odille est assise à leurs côtés. L'évêchesse s'agenouille près de l'enfant pour visiter sa blessure; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en cercle; le comte, toujours garrotté, l'air farouche, résolu, car ces barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une bravoure sauvage, c'est à leurs ennemis de le dire; il jette sur les Vagres un regard intrépide; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble rajeuni de vingt ans; la joie d'avoir sauvé ses fils et de tenir en son pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle; son regard brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d'un oeil avide.
--Nous allons être vengés,--dit Ronan,--tu vas être vengée, petite Odille.
--Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance; dans la prison je disais au bon ermite laboureur: Si je redevenais libre, je ne rendrais pas le mal pour le mal: n'est-ce pas, Loysik?
--Oui, douce enfant... douce comme le pardon; mais ne craignez rien, notre père ne tuera pas cet homme désarmé.
--Il ne le tuera pas, mon frère? Si, de par le diable! notre père tuera ce Frank, aussi vrai qu'il nous a fait mettre tous deux à la torture, qu'il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la violenter... Sang et massacre! pas de pitié!
--Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.
--Vous tardez beaucoup à m'égorger, chiens gaulois! qu'attendez-vous donc? Et toi, bateleur, chef de ces bandits! qu'as-tu à me regarder ainsi en silence?
--C'est qu'en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé... je me souviens...
--De quoi te souviens-tu?
--De ton aïeul...
--Quel aïeul? mes aïeux sont nombreux.
--Neroweg, l'Aigle terrible...
--Oh! c'était un grand chef...--reprit le Frank avec un accent d'orgueil farouche,--c'était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma race vaillante! son nom est encore glorifié en Germanie!... Puisse ma honte à moi, prisonnier de votre bande d'esclaves révoltés, être enfouie au fond de ma fosse... si vous me creusez une fosse...
--Écoute: il y a de cela plus de trois siècles; ton aïeul était chef d'une des hordes franques, rassemblées de l'autre côté du Rhin, et qui alors menaçaient la Gaule...
--Et nous l'avons conquise, cette Gaule! elle est notre terre aujourd'hui, et vous... vous êtes nos esclaves... race bâtarde!...
--Écoute encore: mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.
--Par ma chevelure! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre! Mirff et Morff, mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens!
--Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l'Aigle terrible, la veille d'une grande bataille du Rhin; le matin de ce combat, les soldats gaulois chantaient:
«Combien sont-ils, ces Franks?... combien sont-ils donc, ces barbares?»
Le soir ils chantaient après leur victoire:
«Combien étaient-ils, ces Franks? combien étaient-ils donc ces barbares?...»
--Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce fut par trahison...
--Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s'est battu contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement ennemies! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer... Le sort des armes en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l'ont pas trompé... Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à travers les âges... Tu as fait torturer mes deux fils; tu devais aujourd'hui les livrer au supplice...
--Assez, chien!... Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans l'avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer?
--Je veux te tuer... Ton frère a péri de ta main fratricide; ta famille sera éteinte en toi!...
Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank; il répondit:
--Tue-moi...
--Ôtez-lui ses liens...
--C'est fait, Karadeuk; mais nous le tenons, et nos mains valent les liens qui le garrottaient.
--Je propose, moi, qu'il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi qu'il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves...
--Oui, oui... à la torture! à la torture!...
--Et après, coupé en quatre quartiers.
--Haché à coups de hache!
--Mes Vagres! cet homme est à moi... c'est ma part du butin!
--Il est à toi, vieux Karadeuk...
--Laissez-le libre.
--Tu le veux?
--Laissez-le libre; mais formez autour de lui un cercle qu'il ne puisse franchir...
--Voici un cercle de pointes d'épées, de fer, de piques et de tranchants de faux qu'il ne franchira pas...
--Un prêtre!--s'écria soudain le comte avec un accent d'angoisse mortelle,--un prêtre! je ne veux pas mourir sans un prêtre! j'irais en enfer... Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque Cautin, mon patron, te traitait de renégat; mais enfin comme moine tu es toujours un peu prêtre, toi... veux-tu m'assister? et me promettre que je n'irai pas en enfer, mais en paradis?... Ces chiens, tes compagnons, m'ont volé mes colliers d'or et les sacs que je n'avais pas jetés dans la citerne; il ne me reste que cet anneau d'or... je te le donne... mais promets-moi, sur ton salut, le paradis...
--Mon père!--s'écria Loysik,--mon père! vous ne tuerez pas ainsi cet homme...
--Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d'esclaves! je saurai mourir; mais je ne veux pas aller en enfer, moi! Ô mon bon patron! bienheureux évêque Cautin, où es-tu? où es-tu? Fais un nouveau miracle... envoie-moi un prêtre!...
--En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.
--Quoi, Karadeuk, tu l'armes?
--Prends cette hache, comte Neroweg; j'ai la mienne, défends-toi.
--Mon père! il est fort comme un taureau sauvage; il est jeune encore et vous êtes vieux!
--Mon père! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce combat...
--Mes enfants, ne craignez rien; cette hache ne pèse pas à mon bras... J'ai foi dans mon courage; j'éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.
--Oh! être là, incapable de bouger... ne pouvoir me battre à ta place, ô mon père!
--Mes fils, c'est aux vieux à mourir... aux jeunes de vivre... Neroweg, défends-toi...
--Moi, de race illustre, me battre contre un gueux! un Vagre! un esclave révolté! non...
--Tu refuses?...
--Oui, chien bâtard... égorge-moi si tu veux...
--Mes Vagres, qu'on le saisisse, et tondez-le comme un esclave: le tranchant d'un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.
--Moi, tondu comme un vil esclave! moi, Neroweg, subir un tel outrage! moi, tondu!...
--La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils morts que tondus... je sais cela... Oui, vous autres nobles Franks, vous tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d'antique et illustre race; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu...
--Moi, tondu!... Cette hache! cette hache!...
--La voici, comte... Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle!...
--Ermite laboureur, veux-tu me promettre, si ce combat me met en danger de mort, de m'envoyer en paradis? je te donnerai mon anneau...
--Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te feront, je l'espère, envisager fermement la mort.
--Ce n'est pas la mort que je crains, chien! c'est le paradis que je veux...
--Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l'enfer que de ta hache... Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d'un cheval de montagne... Allons, tondons le comte... le seigneur frank sera tondu...
Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s'engagea, terrible, acharné. Loysik, Ronan, l'évêchesse et la petite Odille, pâles, tremblants, suivaient la lutte d'un oeil alarmé; elle ne fut pas longue, la lutte... Le vieux Vagre l'avait dit, la hache ne pesait point à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, sanglant, roula sur l'herbe, frappé d'un coup mortel...
--Meurs donc!--s'écria Karadeuk avec une joie triomphante;--la race de l'Aigle terrible ne poursuivra plus la race de Joel... Meurs donc, comte Neroweg!
--Hi! hi!... j'ai un fils de ma seconde femme à Soissons... et ma femme Godégisèle est enceinte, chien gaulois!--murmura le Frank avec un éclat de rire sardonique.--Ma race n'est pas éteinte... j'espère qu'elle retrouvera plus d'une fois la tienne pour l'écraser...
Puis il ajouta d'une voix affaiblie, épouvantée:
--Ermite laboureur, donne-moi le paradis... bon patron, évêque Cautin, aie pitié de moi... Oh! l'enfer! l'enfer! les diables!... j'ai peur... l'enfer!...
Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son dernier regard s'arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la colline.
Les leudes du comte s'apercevant de sa disparition, durent le croire enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé... S'ils l'ont cherché au dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière de la forêt, mort, la tête fendue d'un coup de hache, étendu au pied d'un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient ces mots tracés avec la pointe d'un poignard:
«Karadeuk le Vagre, descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a tué ce COMTE frank, descendant de Neroweg l'Aigle terrible... Vive la vieille Gaule!...»
Ici finit le récit de Ronan le Vagre, fils de Karadeuk le Bagaude, Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils d'Araïm. À cette histoire, j'ai ajouté les lignes suivantes, ce soir, jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan m'ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j'ai pu, en ce qui le touche, écrire, ainsi qu'il aurait écrit lui-même.
À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m'a dit, non sans raison:
«--Le voeu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance d'ajouter tour à tour à notre légende l'histoire de leur vie, a été de perpétuer d'âge en âge dans notre famille l'amour de la Gaule et la haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu'ici, ont raconté leurs aventures sous forme de mémoires; moi, j'ai agi différemment; mais la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m'a inspiré; tous les faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n'ai pas assisté m'ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l'entrevue secrète de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors. Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l'un de ses favoris; un esclave entendit ce récit; et plus tard, après l'incendie du burg, cet esclave s'étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu'en Bourgogne, c'est de lui que j'ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces légendes, pourvu que le fond soit vrai; il nous faut, avant tout, donner à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront ainsi le voeu suprême de notre aïeul Joel.»
Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre: Peu importe la forme de ces récits, pourvu qu'ils reproduisent fidèlement les temps où nous vivons. Je compléterai donc, ainsi qu'il suit, et jusqu'à aujourd'hui, l'histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.
CHAPITRE IV.
Ronan le Vagre revient en Bretagne accomplir le dernier voeu de son père Karadeuk.--Il retrouve Kervan, frère de son père.--Ce qui est advenu à Ronan le Vagre, avant et durant son voyage.
Deux ans se sont écoulés depuis la mort du comte Neroweg... On est en hiver: le vent siffle, la neige tombe. Par une nuit pareille, il y a de cela près de cinquante ans, Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait quitté la maison de son père où se passe ce récit, pour aller courir la Bagaudie, séduit par les récits du colporteur.
Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps, regrettant jusqu'à la fin Karadeuk, son favori; Jocelyn et Madalèn, père et mère de Karadeuk, sont aussi morts; son frère aîné, Kervan, et sa douce soeur Roselyk, sont encore vivants, et habitent la maison située près des pierres sacrées de Karnak. Kervan a soixante-huit ans passés; il s'est marié déjà vieux: son fils, âgé de quinze ans, s'appelle Yvon; la blonde Roselyk, soeur de Kervan, est presque aussi âgée que lui: ses cheveux sont devenus blancs; elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa femme Martha.
Le soir est venu, le vent souffle au dehors, la neige tombe.
Kervan, sa soeur, sa femme, son fils et plusieurs de leurs parents, qui cultivent avec eux les mêmes champs que cultivait, il y a plus de six cents ans, Joel et sa famille, sont occupés, autour du foyer, aux travaux de la veillée. À une violente raffale de vent, Kervan dit à sa soeur:
--Bonne Roselyk, c'est par une nuit semblable, qu'il y a beaucoup d'années, ce colporteur maudit... te souviens-tu?
--Hélas! oui... et le lendemain notre pauvre frère Karadeuk nous quittait pour jamais... Sa disparition a causé tant de chagrin à notre bon grand-père Araïm, qu'il est mort en pleurant son petit-fils... Peu de temps après, nous avons perdu notre mère Madalèn, devenue presque folle de douleur... Seul, notre père Jocelyn a résisté plus longtemps au chagrin... Ah! notre frère Karadeuk n'a été que trop puni de son désir de voir des Korrigans.
--Les Korrigans? tante Roselyk,--reprit Yvon, fils de Kervan,--ces petites fées d'autrefois, dont le vieux Gildas, le tondeur de brebis, parle souvent? On ne les voit plus depuis longues années dans le pays, les Korrigans, non plus que les Dûs, autres petits nains.
--Heureusement, mon enfant, le pays est débarrassé de ces génies malfaisants... Sans eux, ton oncle Karadeuk serait peut-être à cette heure avec nous à la veillée...
--Et jamais, mon père, vous n'avez eu de nouvelles de lui?
--Jamais, mon fils! il est mort sans doute au milieu de ces guerres civiles, de ces désastres, qui continuent de déchirer la vieille Gaule, sous le règne des descendants de Clovis.
--Puisse notre Bretagne ignorer longtemps ces maux dont souffrent si cruellement les autres provinces!
--Notre vieille Armorique a su jusqu'ici conserver son indépendance, et repousser l'invasion des Franks, pourquoi faiblirions-nous à l'avenir? Nos chefs de tribus, choisis par nous, sont vaillants... le chef des chefs, choisi par eux, le vieux Kanâo, qui veille sur nos frontières, est aussi intrépide qu'expérimenté... n'a-t-il pas déjà repoussé victorieusement les attaques des Franks?
--Et trois fois déjà tu as été appelé aux armes, Kervan, nous laissant, moi, ta femme, Roselyk, ta soeur, et Yvon, ton fils, dans des angoisses mortelles...
--Allons, allons, pauvres Gauloises dégénérées, ne parlez point ainsi; songez à nos légendes de famille... Dites, Margarid, femme de Joel; Méroë, femme d'Albinik le marin; Ellèn, femme de Scanvoch, avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leurs époux allaient combattre pour la liberté de la Gaule?
--Hélas! non; car Margarid et Méroë ont, comme leurs époux, trouvé la mort dans les batailles...
--Tandis que moi, je n'ai été blessé qu'une fois, en combattant ces Franks maudits, que nous avons exterminés sur nos frontières.
--Oublies-tu, mon frère, le danger que tu as couru aux dernières vendanges? Étranges vendanges! que l'on va faire l'épée au côté, la hache à la main!
--Quoi! une partie de plaisir... sortir gaiement de nos frontières pour aller en armes vendanger la vigne que les Franks font cultiver par leurs esclaves vers le pays de NantesA... Par la barbe du bon Joel! il aurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières, escortant gaiement nos grands chariots remplis de raisins vermeils! Quel joyeux coup d'oeil! les pampres verts ornaient les jougs de nos boeufs, les brides de nos chevaux, et jusqu'aux fers de nos lances; puis, tous en choeur nous chantions ce bardit:
«--Les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!...--Nous vendangeons l'épée d'une main, la serpe de l'autre.--Nos chars de guerre sont des pressoirs roulants.--Ce n'est pas le sang qui rougit leurs essieux, c'est le jus empourpré du raisin.--Non, les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule... non, les Franks ne le boiront pas!...»
--Mon père, j'aurai seize ans à la prochaine vendange au pays de Nantes... vous m'emmènerez avec vous?
--Tais-toi, Yvon, ne fais pas de semblables voeux; cela m'effraye, mon enfant.
--Roselyk, entends-tu ma femme? Ne croirait-on pas entendre notre pauvre mère dire à notre frère Karadeuk, en le grondant de son désir de voir les Korrigans: «Taisez-vous, méchant enfant, vous m'effrayez...»
--Hélas! mon frère, le coeur de toutes les mères se ressemble.
--Mon père, j'entends des pas au dehors... je suis certain que c'est le vieux Gildas; il m'avait promis de venir à la veillée, de nous apprendre un nouveau bardit qu'un tailleur ambulant lui a chanté. Justement, c'est lui... Bonsoir, vieux Gildas.
--Bonsoir, mon enfant; bonsoir à vous tous.
--Ferme la porte, vieux Gildas; la bise est froide.
--Kervan, je ne suis pas seul.
--Avec qui es-tu donc?
--Un étranger m'accompagne; il a frappé à ma demeure et m'a demandé le logis de Kervan, fils de Jocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de plus loin encore.
--Pourquoi n'entre-t-il pas?
--Il secoue dehors les frimas dont il est couvert.
--Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-il un colporteur?
--Roselyk, Roselyk, entends-tu encore ma femme?... Ah! tu as raison: les coeurs des mères sont tous pareils...
--Non, Martha; ce jeune homme ne m'a point paru être un colporteur; à son air résolu, on le prendrait plutôt pour un soldat; il porte un long poignard à son côté... tenez, le voici.
--Approche, voyageur; tu as demandé la demeure de Kervan, fils de Jocelyn? Kervan, c'est moi...
--Salut donc à toi et aux tiens, Kervan... Mais qu'as-tu à me regarder ainsi en silence? d'où vient le trouble où je te vois?
--Roselyk, regarde donc ce jeune homme... remarque son front, ses yeux, l'air de sa figure...
--Ah! mon frère! il est d'étranges ressemblances... On croirait voir, vieux de quelques années de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu'il a quitté cette maison.
--Roselyk, cet étranger porte la main à ses yeux; il pleure... Dis, jeune homme, tu es le fils de Karadeuk?
Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta au cou du frère de son père, et il embrassa non moins tendrement Martha, Roselyk et Yvon... Les larmes séchées, la première émotion apaisée, les premiers mots qui partirent du coeur et des lèvres de Roselyk et de Kervan furent ceux-ci:
--Et notre frère?
--Et Karadeuk?
À cette question, Ronan le Vagre est resté muet; il a baissé la tête, et, de nouveau, ses yeux se sont remplis de larmes... larmes cette fois amères...
Un grand silence se fit parmi ces descendants de la race de Joel; les larmes coulèrent de nouveau, non moins amères que celles de Ronan le Vagre.
Kervan, le premier, reprit la parole, et dit à son neveu:
--Y a-t-il longtemps que mon frère est mort?
--Il y a trois mois...
--Et sa fin a-t-elle été douce? s'est-il souvenu de moi et de Roselyk, qui l'aimions tant?
--Ses dernières paroles ont été celles-ci: «Je meurs sans avoir pu accomplir, pour ma part, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa descendance... Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et celle de ton frère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d'écrire, sans cacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait... Ce récit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceau de notre famille, près des pierres sacrées de Karnak... Je ne peux espérer que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn vivent encore; s'ils sont morts, comme je le crains, tu remettras cet écrit, soit à mon bon frère Kervan, s'il a survécu à mes vieux parents, soit au fils aîné de mon frère. S'il était mort sans laisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa femme déposeront entre tes mains, selon le voeu de notre aïeul Joel, la légende et les reliques de notre famille, et tu les transmettras à ta descendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma douce soeur Roselyk m'ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçant leurs noms toujours chers à mon coeur...»
--Telles ont été les dernières paroles de mon père Karadeuk.
--Et ce récit de la vie de mon frère et de la tienne?
--Le voici,--répondit Ronan en débouclant son sac de voyage.
Et il en tira un rouleau de parchemin qu'il remit à Kervan. Celui-ci prit cet écrit avec émotion, tandis que, ôtant de sa ceinture ce long poignard à manche de fer qu'avait porté Loysik, puis le Veneur, et sur la garde duquel on voyait gravé le mot saxon: Ghilde, et les deux mots gaulois: Amitié, communauté, Ronan donna cette arme à son oncle, et lui dit:
--Le désir de mon père est que vous joigniez ce poignard aux reliques de notre famille. Lorsque vous aurez lu ce récit, lorsque je vous aurai raconté quelques événements qui le complètent, vous reconnaîtrez que cette arme peut tenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont légués... pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veillée commence... après demain matin il me faudra vous quitter.
--Quoi! si tôt?
--Vous saurez la cause de mon prompt départ. Je vous prie donc de lire, dès ce soir, ce récit que je vous apporte; demain je vous raconterai ce que je n'ai pas eu le loisir d'écrire, l'heure de mon voyage en Bretagne ayant été hâtée malgré moi... Pendant que vous lirez ceci, je désirerais vivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m'a souvent raconté les principaux faits.
--Viens,--dit Kervan en prenant une lampe.
Ronan le suivit... Tous deux entrèrent dans une des chambres de la maison. Sur une table était déposé le coffret de fer, autrefois donné à Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tira de ce coffret la faucille d'or d'Hêna, la vierge de l'île de Sên; la clochette d'airain, laissée par Guilhern; le collier de fer de Sylvest; la croix d'argent de Geneviève; l'alouette de casque de Victoria la Grande; puis il déposa ces objets auprès du poignard de Loysik. Kervan prit aussi dans le coffret les différents parchemins composant la chronique de la descendance de Joel.
Ces reliques, datant d'un temps si lointain déjà, Ronan les contemplait avec une profonde et silencieuse émotion. Kervan, voyant son neveu plongé dans ce pieux recueillement, le laissa, et alla rejoindre sa famille, non moins impatiente que lui de connaître l'histoire de Karadeuk le Bagaude, de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l'ermite laboureur.
Le Vagre resta seul... Cette longue nuit d'hiver s'écoula durant qu'il lisait les légendes de sa race... La lumière de sa lampe luttait contre les premières clartés de l'aube lorsque Ronan termina sa lecture. Dès que le jour fut tout à fait venu, le descendant de Joel chercha au loin des yeux, à travers la fenêtre, les rochers de l'île de Sên, île jadis si fameuse par son collége de druidesses, où Hêna avait passé les premières années de sa vie, terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt Ronan vit les rochers de l'île se dessiner confusément à travers la brume de la mer; alors il jeta de nouveau un regard respectueux et attendri sur la petite faucille d'or, déjà noircie par les siècles, et qu'Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de cela plus de six cents ans; puis il sortit de la maison.
Kervan et sa femme avaient, de leur côté, prolongé leur lecture presque jusqu'à l'aube; et, contre leur habitude, ils ne s'étaient pas levés avec le jour. Ronan, encore sous l'impression de l'histoire de sa famille, alla visiter les abords de la maison: à chaque pas, il y trouva le souvenir de ses ancêtres; elle verdoyait toujours, la vaste prairie où son aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient aux mâles exercices militaires de la marhek-adroad; il coulait toujours, le ruisseau d'eau vive, au bord duquel Sylvest et Siomara avaient, dans leurs jeux enfantins, élevé une petite cabane pour se mettre à l'abri de la chaleur du jour. Ronan cherchait au bord de ce ruisseau la place des deux vieux saules, où plus tard, lors de la conquête de César, Sylvest et son père Guilhern, ayant en vain tâché d'échapper à l'esclavage du centurion boiteux, alors propriétaire de leurs champs paternels, furent livrés, par le Romain, à l'horrible supplice des fourmis! arbres séculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour de Scanvoch et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille...
L'émotion de Ronan le Vagre fut à la fois douce et triste. Absorbé dans sa profonde méditation sur le passé, peu à peu il lui sembla voir, au milieu de la brume qui voilait à demi le rivage de la vieille Armorique, apparaître les touchantes ou mâles figures de la légende de son obscure mais antique famille gauloise. Le brenn (Brennus), vainqueur de l'Italie aux premiers siècles de la puissance de Rome; Joel, Margarid, Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvest l'esclave, Siomara la courtisane; Geneviève, témoin de la mort du jeune homme de Nazareth; Scanvoch, et enfin Karadeuk le Bagaude... Dans cette vision étrange, plus l'époque à laquelle appartenaient ces différents personnages s'éloignait du temps présent pour s'enfoncer dans la profondeur des âges, plus ils semblaient grandir... de sorte que les pâles fantômes de la génération de Joel, qui dominaient ceux de sa descendance, étaient à leur tour dominés par l'imposante figure du brenn victorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans la balance où se pesait la rançon de Rome et de l'Italie...
--Ah! combien de nos générations se succéderont encore avant que la radieuse vision de Victoria la Grande se soit réalisée!--pensait Ronan avec un accablement mélancolique.--Ô Brennus! vaillant guerrier, le plus anciens des aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire!... Ô Joel! combien de temps votre descendance doit-elle souffrir encore avant que la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamais délivrée du joug des rois franks et des pontifes de Rome... Que de sueurs! que de larmes! que de sang doit verser encore votre race, ô Brennus! ô Joel! avant l'avènement de ce glorieux jour de bonheur et de liberté!
Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix du frère de son père.
--Ronan,--dit Kervan,--la gelée a durci la terre, les troupeaux ne peuvent sortir des étables; nous avons à cribler le grain à la maison... viens, rentrons; pendant notre travail tu nous diras les événements qui complètent ton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire fidèlement la suite de l'histoire de ta vie.
Ronan et la famille de Kervan sont rassemblés dans la grande salle de la métairie; après le repas du matin les femmes filent leur quenouille ou s'occupent des soins domestiques; les hommes criblent le grain qu'ils tirent de grands sacs et qu'ils reversent dans d'autres. Des troncs d'orme et de chêne brûlent dans l'immense foyer, car au dehors vive est la froidure; Ronan va parler; on fait silence, et chacun tout en s'occupant de ses travaux jette de temps à autre un regard curieux sur le Vagre, fils du Bagaude.
--Mon oncle,--dit Ronan,--vous avez lu ce récit?
--Nous tous qui sommes ici nous l'avons entendu...
--Et que pensez-vous maintenant des Bagaudes et des Vagres?
--Je pense, ainsi que ton frère Loysik, que ces représailles contre les horreurs de la conquête franque, représailles légitimées par la conquête elle-même, étaient malheureusement stériles et désastreuses comme l'est la vengeance si juste qu'elle soit; cependant, je crois, je sens qu'il fallait frapper de terreur ces féroces conquérants! sur eux seuls doit retomber tant de sang versé...
--Implacable et légitime a été notre vengeance, mais non pas stérile, Loysik l'a proclamé lui-même; rappelez-vous ces paroles de votre grand-père Araïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit, Kervan; elles étaient, elles sont, elles seront éternellement justes: «--L'insurrection a toujours du bon... car on y gagne toujours quelque chose. Qu'un peuple conquis ou opprimé implore ses maîtres, au nom de la justice, au nom de l'humanité, ses maîtres se rient de lui; qu'il se révolte... ils tremblent et accordent à la terreur ce qu'ils avaient refusé au bon droit.» Araïm disait vrai. N'est-ce pas aux grandes insurrections de la Bagaudie que l'Armorique a dû son complet affranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bien qu'allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudie avait protesté par les armes, les autres contrées de la Gaule étaient redevenues provinces romaines après l'ère glorieuse et libre de Victoria la Grande!
--C'est la vérité, Ronan... mais en quoi votre Vagrerie a-t-elle été pour vous aussi fructueuse que la Bagaudie? Et mon pauvre frère Karadeuk comment est-il mort?
--Pour répondre à vos questions, Kervan, il me faut d'abord vous apprendre ce qui s'est passé après l'incendie du burg du comte Neroweg.
--Nous t'écoutons...
--Le succès de notre attaque terrifia d'abord les Franks et les évêques de la contrée; ceux des esclaves qui n'étaient pas hébétés par les prêtres, les colons pressurés par les seigneurs, enfin les hommes de coeur qui sentaient encore couler dans leurs veines quelques gouttes de sang gaulois, reprirent quelque espoir; notre bande, dont mon père conserva le commandement, devint considérable; on vit alors des prélats et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie, améliorer un peu le sort de leurs esclaves, pressurer moins leurs colons; foi de Vagre! mon oncle... la terreur faisait battre d'une charité passagère tous ces coeurs jusqu'alors endurcis...
--Et ton frère Loysik?
--Fidèle à ce principe de Jésus de Nazareth: «que ce sont surtout les malades qui ont besoin de médecins,» il ne nous quittait pas, il eut bientôt sur notre troupe l'ascendant qu'il savait prendre sur les hommes les plus endiablés; sa bonté, son courage, son éloquence, son amour de la Gaule, son horreur de la conquête franque, lui acquirent bientôt tous les coeurs, souvent il empêcha des désastres inutiles ou de sanglantes représailles. Lorsque ainsi que moi il fut guéri des suites de notre torture, il nous quitta pendant quelque temps et nous demanda, sans nous dire ses motifs, de nous rapprocher des confins de la Bourgogne; il devait nous rejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l'extrême frontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sans peine, de ne plus incendier les burgs et les villas épiscopales; mais le pillage allait toujours au profit du pauvre monde, et nous faisions bonne justice des seigneurs franks, dont les cruautés étaient avérées.
--Et les Franks ne se sont pas armés contre vous?
--Le roi Clotaire ordonna une levée d'hommes, mais les seigneurs bénéficiers craignirent en se séparant de leurs leudes de laisser leurs burgs désarmés à la merci des esclaves, ou livrés sans défense aux attaques de notre troupe; ils n'envoyèrent que peu de gens à la levée, aussi, par deux fois, nous avons rudement combattu et battu les Franks; mais, selon le désir de Loysik, nous nous rapprochions toujours des frontières de la Bourgogne...
--Et la petite Odille, Ronan?
--Je l'avais prise pour femme... la chère enfant ne me quittait pas, aussi douce que vaillante, aussi dévouée que tendre.
--Pauvre petite... et l'évêchesse qui nous a intéressés malgré son égarement?
--Fulvie était pour le veneur ce qu'Odille était pour moi.
--Et ce roi Chram qui rêvait le parricide a-t-il exécuté ses projets de révolte contre son père Clotaire? cet autre monstre qui tuait les enfants de son frère à coups de couteau!
--Kervan, il y a trois jours en me rendant ici... j'ai retrouvé Chram et son père sur les frontières de notre Armorique.
--Le père et le fils sur nos frontières?
--Oui, et ils se sont montrés dignes l'un de l'autre... Ah! Kervan! j'ai dès mon enfance couru la Vagrerie... j'ai dans ma vie assisté à de terribles spectacles... mais, foi de Vagre, je n'ai jamais éprouvé une pareille épouvante... et d'horreur encore je frissonne quand je songe à ce qui, sous mes yeux, s'est passé lors de la rencontre de Chram et de son père.
--Je te crois, Ronan, car te voici tout pâle à ce souvenir.
--Horrible... horrible... mais je viendrai tout à l'heure à ce récit; fidèles à notre promesse envers Loysik, nous nous rapprochions des confins de la Bourgogne. Cette contrée, l'une des premières conquises avant Clovis par d'autres barbares venus de Germanie, et appelés Burgondes, était aussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille Gaule! À la voix de Vercingétorix, le chef des cent vallées, les populations s'étaient soulevées en armes contre les Romains, Epidorix, Convictolitan, Lictavic, et d'autres patriotes de cette province, avaient rejoint avec leurs tribus le chef des cent vallées, jaloux de combattre avec lui pour la liberté des Gaules.
--Et cette contrée autrefois si vaillante... a subi le sort commun!
--Là comme ailleurs, Kervan, les évêques avaient hébêté ces populations jadis si viriles.
--Oui, tandis que dans notre Armorique les druides chrétiens ou non chrétiens nous prêchent encore l'amour de la patrie, la haine de l'étranger.
--Aussi la Bretagne est jusqu'ici restée libre; il n'en fut pas ainsi de la malheureuse province dont je vous parle; dès 355, son peuple avait dégénéré, deux chefs de hordes, Westralph et Chnodomar, avaient envahi cette contrée; d'autres barbares, les Burgondes, venus des environs de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiers envahisseurs et s'établirent en ce pays vers l'année 416. Ces Burgondes, qui ont donné leur nom à cette province, étaient des peuples pasteurs, moins féroces que les autres tribus de Germanie. Le plus grand nombre des habitants gaulois de ce pays avaient été massacrés ou emmenés en esclavage lors de la première conquête de 355. La race de ceux qui en petit nombre survécurent, asservie par les Burgondes, ne fut pas aussi misérable que celles de la majorité des provinces conquises; les rois Gondiok, Gondebaud et son fils Sigismond, régnèrent tour à tour sur ce pays jusqu'en 534; à cette époque, Childebert et Clotaire, fils de Clovis, attaquant ces rois burgondes, comme eux de race germaine, ravagèrent de nouveau ce pays, asservirent également et la race burgonde et la race gauloise, et ajoutèrent ce territoire aux autres possessions de la royauté franque.
--Que de ruines! que de massacres! que d'esclavage!... Heureux sont nos pères des siècles passés... ils vivent ailleurs qu'en ce triste monde!...
--C'est un terrible temps! mais, foi de Vagre, nous l'avons rendu terrible aussi pour bon nombre de nos conquérants... Je vous l'ai dit, selon notre promesse faite à Loysik, nous nous étions rapprochés des confins de la Bourgogne... Nous arrivâmes près de Marcigny au commencement de l'automne; dans ces climats fortunés cette saison est aussi douce que l'été. Le soleil baissait, nous avions marché toute la journée, traversant des contrées jadis fécondes autant que peuplées, et alors incultes, presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à nous, d'autres se réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent l'alarme. Nous attendions toujours le retour de Loysik; pour plus de prudence, nous avions campé sur une colline boisée, d'où l'on dominait au loin la ville, à peine défendue par des murailles en ruines... Vers la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère; il accourait, instruit de notre venue par les esclaves fugitifs. Il me semble encore le voir, gravissant la colline d'un pas précipité, ses traits rayonnaient de bonheur; après avoir répondu aux témoignages d'affection dont nous l'entourions à l'envi, Loysik fit signe qu'il voulait parler; il gravit un monticule ombragé d'une châtaigneraie séculaire: la foule s'assembla autour de lui; à ses pieds s'assirent un grand nombre de femmes qui couraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles se trouvaient Odille et l'évêchesse. Loysik portait ce jour-là une robe de grosse laine blanche; un rayon du soleil couchant, traversant les châtaigniers, semblait entourer d'une auréole dorée sa grave et douce figure encadrée de ses longs cheveux, séparés sur son front un peu chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je ne sais pourquoi me vint alors à la pensée le souvenir du jeune homme de Nazareth, prêchant sur la montagne la foule vagabonde dont il était toujours suivi... Un grand silence se fit dans notre troupe; Loysik nous dit ces paroles, que bientôt après j'ai écrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas les oublier:
«--Mes amis, mes frères, vous tous qui m'entendez, je reviens au milieu de vous avec la bonne nouvelle...écoutez-moi: jusqu'ici vous avez, par de terribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pour le mal: les méchants l'ont voulu, la violence a appelé la violence! l'oppression, la révolte; l'iniquité, la vengeance! Elles se sont réalisées, ces menaçantes paroles de Jésus: Qui frappera de l'épée périra par l'épée!--Malheur à vous qui retenez votre prochain en esclavage!--Malheur à vous, riches au coeur impitoyable! Aux pauvres qui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de ces conquérants pillards ou de ces nouveaux princes des prêtres, race de serpents et de vipères, qui, selon le Christ, dévore le bien des pauvres.--Affreux hypocrites qui jurent par l'or de l'autel et non par la sainteté du temple... Beaucoup d'hommes endurcis, frappés par vous de terreur, ont dès lors montré quelque charité... Vous avez enfin fait justice; mais, hélas! justice aventureuse, implacable, comme nos temps implacables! temps de tyrannie et de guerre civile, d'esclavage et de révolte, de misère atroce et de criminelle opulence! effrayants désastres qui ont jeté les peuples hors de toutes les voies humaines. L'éternelle notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, s'obscurcit dans les esprits: les uns, hébétés par l'épouvante et l'ignorance, subissent des maux inouïs avec une résignation dégradante, impie! les autres, se jetant comme vous dans une révolte légitime, mais impuissante parce qu'elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel vertige furieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux actes les plus déplorables... Votre vengeance est légitime, et elle engendre fatalement d'incalculables malheurs! Aujourd'hui, frappés par vous de terreur, quelques coeurs, jusqu'alors impitoyables, se montrent moins cruels envers leurs esclaves; mais demain? demain... vous serez loin et les bourreaux redoubleront de cruauté... Vous incendiez les demeures de ces conquérants barbares établis en Gaule par le massacre et le pillage; mais ces demeures écroulées dans les flammes, qui les rebâtira? nos frères esclaves! Vous partagez entre eux les dépouilles des seigneurs et des prélats enrichis par la rapine, l'exaction, la simonie; mais ces ressources précaires, dites, combien durent-elles pour nos frères esclaves? quelques jours à peine; puis la misère pèsera plus atroce encore sur ces malheureux! Ces coffres vidés par vous, charitablement je le sais, qui devra les remplir? nos frères esclaves, par de nouveaux et écrasants labeurs! Et que de larmes! que de sang versé! que de ruines!...
»--Oui, des larmes! des ruines! du sang!--crièrent plusieurs voix.--Nos conquérants ne l'ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notre race!... Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nous l'iniquité qui nous dévore!...
»--Périsse l'iniquité! oui, périsse l'esclavage! oui, périssent la misère, l'ignorance!... Oui, oui! demandez à Ronan, mon frère, je ne lui disais pas un jour: Comme toi, j'ai horreur de la conquête barbare; comme toi, j'ai horreur de l'asservissement; comme toi, j'ai horreur de l'ignorance funeste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurs semblables; comme toi, j'ai horreur de la dégradation de notre Gaule bien-aimée... Mais pour vaincre à jamais la barbarie, l'ignorance, la misère, l'esclavage, il faut les combattre, le moment venu, par la civilisation, par le savoir, par la vertu, par le travail, par le réveil de l'antique patriotisme gaulois, non pas mort, mais engourdi au fond de tant de coeurs!
»--Ermite notre ami, comment pouvons-nous combattre nos ennemis autrement que par les armes? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que nous sommes?
»--Je vous l'ai dit: vos représailles sont légitimes; la violence appelle la violence! l'oppression, la révolte! mais la révolte, rendue toujours nécessaire par l'aveugle iniquité des oppresseurs, n'est qu'un moyen terrible d'atteindre à ce but divin: le bonheur de l'humanité... La révolte déblaye le terrain, le travail, la vertu, la liberté le fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mes amis, mes frères, croyez-moi! l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires n'a pas encore sonné... Notre génération, comme celles qui l'ont précédée, a été façonnée par l'Église à subir les horreurs de la conquête avec une résignation impie, oui, impie! oui, sacrilége! Quoi! la rapine, le massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent, oppriment notre pays! quoi! nos conquérants et leurs complices effrayent le monde de leurs forfaits! quoi! voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos soeurs, nos enfants, subir les hontes, les tortures de l'esclavage, et au nom de l'éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par la révolte contre ces iniquités épouvantables! Ah! cette soumission, plus criminelle encore qu'imbécile, outrage le ciel et les hommes... Mais, je vous l'ai dit, mes amis, pour que cette révolte porte ses fruits, il faut que, comme nos puissantes insurrections des temps passés, elle soit générale, et elle ne peut, elle ne pourra l'être ni aujourd'hui, ni demain... En doutez-vous? Voyez le petit nombre d'esclaves qui répondent à votre appel de liberté... Croyez-moi, je vous le répète... non, elle n'a pas sonné, l'heure redoutable et sainte des grands soulèvements populaires... Cette heure, vous la devancez d'un siècle, et plus peut-être... Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents, tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérants abhorrés, vous n'aurez laissé après vous que des ruines! Suivez au contraire mes avis, et vos frères trouveront dans votre exemple un utile enseignement pour l'avenir!
»--Explique-toi, ermite laboureur, explique-toi, notre ami.
»--Dites, mes amis, qui vous a faits Vagres, vous, hommes de toutes conditions avant d'être réduits en servitude? oui, qui vous a jetés dans la révolte? N'est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de l'esclavage et des malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la conquête franque?
»--Oui, oui, voilà pourquoi nous courons la Vagrerie.
»--Mais si l'on vous disait: Renoncez à votre vie errante, et votre travail vous assurera largement les nécessités de la vie; votre courage garantira votre repos et votre liberté... Vous qui regrettez ou désirez la paix du foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et douces jouissances... Vous qui préférez l'austère isolement du célibat, vous suivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.
»--Ermite notre ami, ces promesses sont-elles réalisables? Tu n'es pas de ces fourbes qui prétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder le don des miracles...
»--Ah! s'ils l'eussent voulu! les évêques eussent chaque jour, et sans fourberie, accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaine prêchée par Jésus... Oui, s'ils avaient agi par justice et par humanité, ainsi que vient d'agir par terreur l'évêque de Châlons, une voie d'émancipation pacifique et véritablement chrétienne s'ouvrait pour la Gaule...
»--Et qu'a-t-il donc fait l'évêque de Châlons?
»--Après m'être séparé de vous, je suis allé dans cette petite ville de Marcigny, qui dépend du diocèse de Châlons; c'est là que l'évêque a sa villa où il habite l'été... Ce n'est pas un méchant homme, quoiqu'il commette, ainsi que les autres prélats, le crime affreux pour un prêtre du Christ de retenir ses frères en esclavage; ses jours se sont écoulés, jusqu'ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise et l'opulence; il est d'ailleurs grand ami du roi Clotaire. Depuis longtemps je connais cet évêque; ma vie, contraire à la sienne, lui impose; il a foi à ma parole, il la sait sincère... Je suis donc allé le trouver, cet évêque, et je lui ai dit ceci:
»--As-tu entendu parler des Vagres d'Auvergne?--Hélas! oui... car ils commettent d'effrayants ravages en ce pays-là; mais, grâce à Dieu, la Vagrerie n'est point venue jusqu'en Bourgogne.--Évêque, elle s'en approche à grands pas; avant quinze jours les Vagres seront aux frontières de ton diocèse.--Alors, malheur, malheur à nous, moine! ils ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyés contre eux... Hélas! hélas! si la Vagrerie approche, qu'allons-nous devenir? mon diocèse va être ravagé, mon trésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma riante villa incendiée... comme celle de l'évêque Cautin... Moine, c'est une grande désolation!... Que faire, mon Dieu!... que faire!...--Évêque, la vallée de Charolles est située dans ton diocèse?--Oui, elle appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes les terres de la Gaule qui n'ont pas été distribuées en bénéfices, soit par lui, soit par son père Clovis, aux chefs des leudes ou à l'Église.--Tu es l'ami du roi Clotaire?--Ce grand prince me témoigne beaucoup de bonne volonté: je lui ai remis plusieurs de ses péchés...--Demande-lui pour moi la donation de la vallée de Charolles; j'y fonderai une communauté de moines laboureurs; autour de ce monastère se fondera une colonie laïque; une partie des terres sera réservée aux moines laboureurs, l'autre, abandonnée à la colonie; mais je veux cette donation absolue, héréditaire, exempte de toutes charges et redevances... Les colons seront reconnus, de droit et de fait, hommes libres, eux et leur descendance... Obtiens, et tu le peux, cette donation de ton ami le roi Clotaire, et la troupe de Vagres qui t'épouvante devient, par la possession de ce territoire, un établissement d'hommes de paix et de travail... Choisis donc, pour ton diocèse, entre les désastres de la Vagrerie ou les féconds labeurs d'une colonie d'hommes libres...--Je connaissais, mes amis, le caractère de l'évêque Florent: son choix ne pouvait être douteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la donation pour lui-même; mais il apprit le même jour, par des voyageurs, que les Vagres s'approchaient de plus en plus des frontières de Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire, alors à Bourges, lui écrivit une lettre pressante en ma faveur... Hier, ce messager a rapporté à l'évêque de Châlons cette donation accordée ainsi qu'il suit, par une charte, selon la formule ordinaire: