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Les mystères du peuple, Tome IV: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges

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Clotaire, guerrier illustre, roi des Franks... L'office et le devoir d'un roi est de venir en aide aux serviteurs de Dieu et d'accueillir favorablement leurs demandes. D'autre part, comme nous ne demeurons que peu de temps en cette vie, il importe d'amasser au plus vite des richesses pour l'éternité. Ces richesses, nous pouvons les acquérir facilement au moyen de largesses accordées aux évêques et à l'Église. C'est pourquoi nous accueillons la demande de notre vénérable père en Christ, Florent, évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous nos fidèles présents et futurs qu'un certain moine, nommé Loysik, nous a demandé, par l'entremise dudit Florent, notre vénérable père en Christ et ami, une terre où il pût habiter librement, prier et implorer pour nous la miséricorde divine; il a ajouté qu'il était suivi d'un grand nombre d'hommes qu'il voulait retirer des désordres et des misères du siècle; ces hommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se livrer à une vie paisible et laborieuse; pour nous, considérant que la demande du moine est sage; parce que nous croyons, d'ailleurs, que, si nous l'accueillons favorablement, nous ferons une chose agréable à Dieu et méritoire pour la rémission de nos péchés, nous accordons à ce moine la possession de la vallée de Charolles, située dans le diocèse de Châlons, bornée au nord par les rochers dits Roches-Balues; au midi par la rivière de Charolles, dont une branche traverse ladite vallée; à l'ouest par le ravin appelé Ravin d'Epidorix; à l'est, par la lisière des bois dits Bois aux Chèvres, touchant aux terres de l'église de Marcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu'il rencontrera sur lesdites terres, esclaves, animaux domestiques, constructions, vignes, champs cultivés, prairies et bois; il usera de tout librement et pourra, sans que nul ait droit d'y mettre empêchement, labourer, planter, bâtir: nous l'exemptons, lui et ceux qui s'établiront avec lui dans la vallée de Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons à tous nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d'exiger pour eux et pour leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, ni redevance de ce moine Loysik, ni de ceux qui s'établiront sur le territoire que nous lui avons accordé, les tenant et reconnaissant pour hommes libres. Que nul ne soit assez audacieux pour enfreindre nos commandements, nous voulons que ce moine Loysik, ses compagnons et leurs successeurs vivent libres et tranquilles sous notre protection. Et pour que le présent acte ait plus de force, nous avons voulu qu'il fût signé de notre main et scellé de notre sceau.
ClotaireB.


»L'évêque, en me remettant cette charte, m'a dit:

»--Je me suis bien gardé de mander à notre glorieux roi Clotaire qu'il s'agissait des Vagres. Il aurait par orgueil et vengeance refusé la donation; mais quand il saura que, grâce à elle, cette province n'a plus à craindre ces hommes déterminés, que l'on finirait toujours par écraser, mais au prix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa concession. Maintenant, moine, j'ai foi à ta parole, je sais qu'on y doit compter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mon diocèse.

»L'évêque me parlait ainsi tantôt, lorsque quelques esclaves fugitifs sont venus annoncer l'approche de votre troupe; le prélat m'a dit alors d'une voix suppliante:--Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres, annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolte présente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leurs besoins, en attendant celle de l'an prochain, je leur enverrai du blé, du vin, des bestiaux; mes esclaves charpentiers les aideront à construire des maisons de bois avec les arbres de la forêt, en attendant qu'ils aient pu se bâtir des demeures de pierres, et à ces bâtisses mes esclaves de tous métiers s'emploieront encore... va, cours, moine, je ferai tous les sacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence avec de si redoutables voisins...

»À cette heure, mes amis, mes frères, vous le voyez, de vous il dépend de vivre laborieux, paisibles, heureux et aussi libres qu'on peut l'être sous la domination franque! Ceux d'entre vous qui voudront entrer avec moi dans notre communauté de laboureurs y entreront; ceux qui, préférant la vie de famille, voudront s'unir à une femme de leur choix, recevront de moi des terres héréditaires et fonderont la colonie... J'ai soigneusement visité la vallée... une rivière poissonneuse traverse ses vastes prairies, des bois séculaires l'ombragent, ce qui est cultivé par les esclaves du fisc royal en vigne et en blé est florissant; les bestiaux sont nombreux. Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que ces pauvres esclaves transportés ou nés en ce pays, et que dans sa générosité sacrilège ce roi Clotaire me donne... pêle-mêle avec le bétail... seront affranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques pour garder ainsi notre prochain en esclavage et l'exploiter à notre profit; ces esclaves redeviendront comme nous des hommes libres, les terres qu'ils ont jusqu'ici cultivées pour le fisc du roi leur appartiendront désormais à titre héréditaire. La vallée est immense, et fussions-nous trois fois plus nombreux, la fertilité de son sol suffirait à nos besoins; ces terres que le roi Clotaire nous restitue, à nous Gaulois, sous forme de don, ont été violemment conquises il y a plus de deux siècles par des tribus barbares, puis envahies par les Burgondes, puis enfin reconquises sur ceux-ci par les Franks; ces terres sont en partie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deux cent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est, hélas! depuis longtemps éteinte; massacrées lors de ces conquêtes successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à la peine en cultivant pour autrui les champs paternels, les premières populations ont disparu, les esclaves habitant aujourd'hui cette vallée descendent de ceux qui y ont été transportés pour la repeupler après la conquête de Clovis. En occupant cette portion du sol de la Gaule, nous, Gaulois, nous ne dépossédons personne de notre race; mais ce territoire, il faudra savoir au besoin le défendre: en ces temps de guerre civile, les donations, quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par les héritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins. Nous serons donc prêts à repousser la force par la force. La vallée est garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midi par une rivière profonde, à l'ouest par des ravins escarpés, à gauche par des bois épais; il nous sera facile de nous fortifier dans cette possession et d'y maintenir nos droits... si le nombre nous écrase, nous mourrons du moins en hommes libres. Un mot encore, mes amis, je vous l'ai dit, les faits vous le prouvent et vous le prouveront, l'heure des grands soulèvements populaires n'a pas encore sonné, ne sonnera pas de longtemps peut-être; mais une heureuse chance a servi votre révolte isolée, sachez en profiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez pris les armes... mais vous renoncez à de terribles représailles du jour où vous rentrez en possession du sol et de la liberté... de ce jour, vous, hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes de paix, de travail et de famille... esclaves violemment dépouillés de vos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres, possédant la terre et la fécondant par votre travail, vous répandez autour de vous l'abondance et la richesse... Ah! croyez-moi, cet enseignement sera fécond pour l'avenir; oui, malgré la torpeur effrayante où sont plongées les populations qui nous entourent, tôt ou tard vous voyant vivre paisibles, laborieux, elles se diront:--Si le peuple des Gaules, au lieu de subir l'esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les habitants de cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que la violence lui avait ravi, il serait aujourd'hui heureux et libre! Comptons-nous donc, pauvres esclaves que nous sommes! comptons les Franks... et debout! mais tous ensemble... isolément nous serions écrasés... oui, debout... debout tous ensemble! courons tous aux armes! et à nous aussi notre jour viendra!--Amis, croyez-moi, de proche en proche ces idées germeront, grandiront, et l'heure arrivera, lointaine encore, je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le peuple des Gaules, se levant tout entier contre l'oppression des rois et de l'Église, ressaisira les droits sacrés dont l'a dépouillé la conquête! alors, oh! alors, pour tous, paix, travail, bonheur et liberté!»

--Ronan,--dit Kervan après avoir, ainsi que sa famille, attentivement écouté le Vagre,--Loysik parlait avec une grande sagesse... Ses conseils ont-ils été suivis par tes compagnons?

--Oui... le plus grand nombre des Vagres acceptèrent l'offre de Loysik: quelques-uns continuèrent leur vie aventureuse; mais ils promirent à Loysik de ne pas entrer en Bourgogne... et depuis, nous n'avons plus entendu parler d'eux; car, ainsi que le disait mon frère, le temps des grands soulèvements populaires n'est pas encore venu, il faut le reconnaître avec regret, avec douleur... Parmi ceux qui peuplent aujourd'hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant le célibat, ont adopté la règle des moines laboureurs, sous la direction de Loysik; mais la majorité de nos compagnons, formant la colonie laïque établie autour du monastère, se sont mariés, soit à des femmes qui couraient avec nous la Vagrerie, soit aux filles des colons voisins... J'ai épousé la petite Odille et le Veneur l'évêchesse; les artisans, que l'esclavage et la misère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciens métiers, et travaillèrent pour la colonie; d'autres se livrèrent à la culture des terres, des vignes, à l'élevage des bestiaux. Je suis devenu bon laboureur, et ma petite Odille, habituée dès son enfance à soigner les troupeaux dans les montagnes où elle est née, s'occupe des mêmes soins; l'évêchesse file sa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et dirige l'hospice ouvert pour les femmes malades; de même que Loysik dirige l'hospice des hommes, fondé par lui dans son monastère; il est aussi l'arbitre souverain des rares démêlés qui s'élèvent entre nous; car je vous le dirai, Kervan, et vous me croirez, au bout de six mois de séjour dans cette fertile vallée de Charolles, nous, jadis Vagres errants et indomptés, nous étions devenus, selon le voeu de mon frère, des hommes de paix, de travail et de famille.

--Ah! Ronan! Loysik disait vrai: puisque les évêques n'ont pas osé, comme nos druides vénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks, pourquoi n'ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère? Oui... ces terres immenses, peuplées d'esclaves et de bétail, que l'Église obtient si facilement de la crédulité des rois et des seigneurs franks, pourquoi ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui les possédaient autrefois? ou bien si le massacre de la conquête laissait ces terres sans possesseurs, pourquoi l'Église ne les a-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les cultivaient et qu'elle aurait affranchis, au lieu de les garder en servitude, exploitant ainsi terres et gens à son profit... Redevenus libres et citoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de la famille, par la possession d'un sol fécondé par leur travail, ces anciens esclaves régénérés, formant alors la population la plus considérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain, absorber ou chasser cette poignée de barbares qui l'oppriment et reconquérir son indépendance... Oh! oui, oui... si ce que ton frère a accompli dans la vallée de Charolles, tous les évêques l'avaient accompli dans les immenses domaines de l'Église, peuplés d'esclaves, la Gaule, aujourd'hui, serait prospère, glorieuse et libre!

--Cela est certain, Kervan; mais les évêques ne l'ont pas voulu. Ces terres conquises par leur fourberie, ils les ont, vous l'avez dit, conservées, exploitées à leur profit, grâce au labeur écrasant de leurs frères, qu'ils retiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus dur esclavage... Le mal que font les évêques, ils le font volontairement, amoureusement; ces terres, ces esclaves, dons pieux de la crédulité de nos conquérants, quelle puissance humaine pouvait forcer l'Église à les garder? qui l'empêchait, qui l'empêche d'affranchir ces pauvres captifs? qui l'en empêche?... Ah! c'est l'ambition implacable, c'est la cupidité effrénée de ces nouveaux princes des prêtres!... Ils règnent absolus, redoutés sur un peuple crédule et craintif; ils jouissent du fruit de ses sueurs dans une opulente oisiveté... et ils n'auraient été que simples citoyens au milieu d'un peuple libre, intelligent, pénétré de ses droits, et n'entendant travailler qu'au profit de sa famille... Alors, ces richesses si chères à la fainéantise, à l'orgueil, aux excès du clergé, il lui eût fallu les acquérir par le travail... Aussi, honte, exécration à ces princes des prêtres de l'Église de Rome!... Aussi, malheur à notre vieille Armorique, si jamais la foi de nos pères s'éteint en elle!... Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira le joug catholique, elle subira le joug de la royauté franque!...

--Fasse le ciel que ces cruelles appréhensions ne se réalisent jamais, Ronan! Écartons ces tristes pensées, parlons de la vie paisible et laborieuse de la colonie de la vallée de Charolles.

--Oui, là nous avons jusqu'ici vécu heureux, cultivant nos champs en commun, et partageant en frères les fruits de notre travail commun, selon ces mots gravés sur la garde du poignard que je vous ai apporté: Amitié, communauté!

--Mais cet autre mot que j'y ai lu, ce mot Ghilde, que signifie-t-il?

--C'est un mot saxon; il signifie association, confrérie, parce qu'en ce pays du Nord, d'après une coutume dont l'origine se perd dans la nuit des temps, tous ceux qui font partie d'une ghilde se jurent en secret, par serment mystérieux et sacré: Amitié, appui, solidarité en toutes choses... La maison de l'un des associés brûle-t-elle, tous les autres l'aident à la reconstruire; sa récolte est-elle détruite par la grêle ou par l'orage, tous les associés, se cotisant, l'indemnisent de ce dommage; il en est de même si son vaisseau périt dans un naufrage... Craint-on de partir seul pour un long voyage, un, deux ou plusieurs associés vous accompagnent; quelqu'un de la ghilde est-il victime d'une iniquité, tous prennent parti pour lui, afin d'obtenir justice; est-il outragé, tous se joignent à l'offensé pour l'aider à obtenir réparation ou vengeanceC... Ce qu'il y a de fécond dans ce principe de fraternelle solidarité, notre communauté l'a mis en pratique. Là nous disons comme autrefois en Vagrerie: Tous pour chacun, chacun pour tous...

--Et mon frère Karadeuk a-t-il du moins joui de cette vie paisible et fortunée, après tant d'aventures?

--Oui... jusqu'au jour de sa mort il a vécu heureux dans notre maison, auprès d'Odille et de moi... il a pu bénir mon premier-né...

--Quelle a été la cause de la mort de mon frère?

--Vous avez vu, Kervan, dans ces récits, quel homme était ce Chram, fils du roi Clotaire?

--Oui, c'était le digne fils d'un tel père...

--Ses projets de révolte ayant échoué en Poitou et en Auvergne, il s'est dernièrement jeté en Bourgogne, à la tête de quelques troupes, pour soulever ce pays contre son père; les comtes et les ducs de Clotaire, en ce pays, crurent de leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle guerre civile; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureux pays. Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée; mon père et Loysik, prévoyant les éventualités de ces temps de troubles, nous avaient fait fortifier, au moyen de fossés et d'abattis d'arbres, les points de la vallée qui n'étaient pas défendus, soit par la rivière, soit par des ravins presque inaccessibles; nos colons et les hommes de la communauté occupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l'invasion du fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de ces postes avancés lorsque les guerriers de Chram s'approchèrent de notre vallée pour la ravager.

--Sans doute il y eut un combat, et mon pauvre frère Karadeuk...

--Fut mortellement blessé en repoussant les Franks à la tête de nos hommes... Mon père mourut après avoir prononcé les paroles que je vous ai dites. Durant ce combat, il portait ce poignard saxon appartenant à Loysik, et ramassé par le Veneur lors de l'attaque des gorges d'Allange; celui-ci l'avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de Neroweg... Loysik donna plus tard cette arme à mon père; il la portait le jour où il fut mortellement blessé... Il m'a prié de vous l'apporter et de la joindre aux reliques de notre famille.

--La mort de mon frère a été vaillante comme sa vie... Maudit soit ce Chram, fils de Clotaire! S'il n'eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère Karadeuk vivrait peut-être encore!

--Je dis comme vous, Kervan, maudit soit ce Chram! Du moins il a trouvé aux frontières de notre Bretagne la juste punition de ses crimes...

--Tu veux parler de cette aventure qui t'a frappé d'une telle épouvante, que tout à l'heure tu pâlissais encore à ce souvenir?

--Ah! Kervan! l'on dirait que ces rois franks et leur race sont prédestinés à devenir l'horreur du monde!... Écoutez, écoutez... mon père mourant me fit donc promettre de me rendre ici, au berceau de notre famille. Après avoir écrit le récit que je vous ai remis... je n'ai pu le compléter; voici pourquoi: En ces temps désastreux, rien de plus difficile, de plus périlleux, que d'entreprendre un long voyage; on risque à chaque pas d'être enlevé en route et emmené captif par les bandes armées des ducs, des comtes, des seigneurs franks ou des évêques qui guerroyent de province à province, de diocèse à diocèse, de domaine à domaine, se pillant les uns les autres ou envahissant réciproquement leur territoire, afin d'agrandir leurs possessions; aussi tous ceux qui sont forcés de voyager ne s'aventurent jamais hors des cités sans se réunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l'attaque des bandes armées que l'on rencontre continuellement. J'appris qu'une compagnie de voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pour se rendre à Moulins; c'était mon chemin; voulant profiter de cette occasion, je quittai la vallée avant d'avoir achevé le récit que je vous ai remis; nous partîmes de Marcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes, enfants, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour aller d'abord à Moulins; de cette ville d'autres voyageurs devaient partir pour Bourges; de cette dernière cité j'espérais trouver de pareilles compagnies pour gagner Tours, puis poursuivre ainsi ma route jusqu'à nos frontières, par Saumur et par Nantes. Pendant mon voyage de Marcigny à Tours, les voyageurs avec qui je cheminai eurent souvent à combattre contre des bandes armées; je fus légèrement blessé dans l'une de ces attaques; plusieurs de mes compagnons furent tués, d'autres, faits prisonniers, furent emmenés eux et leurs familles en esclavage; moi, ainsi que bon nombre de mes compagnons, nous eûmes le bonheur d'arriver à Tours.

--Dans quel temps nous vivons! Voyager en un pays ennemi ne serait pas plus dangereux!

--Ah! Kervan... si vous voyiez les ravages de la conquête! ravages toujours naissants! partout des ruines anciennes et nouvelles; nos anciennes chaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs relais de poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus que décombres... les communications, jadis si faciles sur tous les points de la Gaule, sont maintenant interrompues; les évêques, maîtres absolus dans leur diocèse, empirent encore s'ils le peuvent cet état de choses, voulant surtout isoler les populations entre elles afin de les dominer plus sûrement. Ici les routes sont coupées parce qu'elles passent sur le domaine d'un seigneur frank ou d'une abbaye; ailleurs les ponts ont été détruits par quelque bande armée afin d'assurer sa retraite; aussi étions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au terme de notre voyage; souvent nous passions plusieurs nuits dans les champs; parfois encore il nous fallait abattre les arbres voisins des rivières afin de construire des radeaux où nous nous aventurions, n'ayant que ce moyen de traverser les fleuves; foi de Vagre, ce n'était pas autrement en Vagrerie.

--Pauvre pays! pauvre Gaule!

--En arrivant à Tours, j'appris que le roi Clotaire rassemblait là des troupes pour marcher en personne contre son fils Chram qui, ravageant tout sur son passage, venait de traverser la Touraine, se dirigeant, disait-on, vers les frontières de la Bretagne. L'occasion me parut bonne pour achever ma route en sûreté; je suivis les troupes royales, composées des leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks, possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leur roi; des colons enrôlés de force augmentaient cette armée, elle se mit en marche, je l'accompagnai; des troupes ennemies n'eurent pas été plus désastreuses que les troupes du roi Clotaire pour les populations. Les Franks arrivaient-ils dans une cité, ils chassaient les habitants de leurs maisons et s'y établissaient en maîtres; durant leur séjour les provisions étaient consommées, gaspillées; puis lors de leur départ les Franks dévalisaient la maison; chacun d'eux pillant à sa guise; les hommes, s'ils disaient mot, étaient battus, souvent tués, les femmes et les filles violentées, puis l'armée du glorieux roi Clotaire reprenait sa marche.

--Tu as raison, Ronan, la Vagrerie était moins terrible!

--Clotaire et sa truste rejoignirent les troupes à Nantes; c'est là que, pour la première fois, je le vis un soir, ce monstre qui tuait les fils de son frère à coups de couteau; oui, c'est là que je le vis ce lâche meurtrier en faveur de qui le Dieu des catholiques faisait des miracles, grâce à l'intercession du bienheureux Saint-Martin!

--Tu l'as vu ce Clotaire?... quelle figure avait-il?

--Ce soir-là il portait une longue dalmatique d'un rouge de sang, brodée d'or, et par-dessus ce riche vêtement une casaque de fourrure avec un capuchon aussi de fourrure à demi rabaissé sur son front; ses yeux flamboyaient dans l'ombre de cette coiffure comme ceux d'un chat sauvage; le visage cadavereux de ce roi chevelu était entouré de longues mèches de cheveux gris tombant presque jusqu'à sa ceinture; l'expression de ses traits était froidement féroce; il montait un grand cheval de guerre tout noir et caparaçonné de rouge; à sa gauche chevauchait son connétable, à sa droite l'évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan, l'aspect de cet homme enflamma mon coeur de tant de haine que sans mon ardent désir de revoir Odille et mon fils, j'aurais, je crois, accompli ce voeu de mon père Karadeuk, lorsqu'il y a plus de cinquante ans, il disait dans cette salle où nous sommes: «N'est-il donc pas un homme en Gaule pour planter un poignard dans le coeur de l'un des fils de ce monstre de Clovis?...» Mais lorsque le lendemain soir j'ai vu ce que j'ai vu...

--Voici que tu pâlis encore à ce souvenir, Ronan.

--Oui, ce souvenir me poursuit; aussi je ne regrette plus de n'avoir pas tué ce Clotaire... Écoutez, Kervan... et ainsi que moi tout à l'heure vous pâlirez. Chram, n'ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui devant les forces supérieures de son père... espérant entrer en Bretagne, mais il trouva les frontières gardées par Kanao.

--Et bien gardées... Kanao est l'un des plus vaillants guerriers de l'Armorique.

--Chram, accompagné de son digne ami Spatachair (le Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, dont j'ai parlé dans mes récits, était mort fou depuis peu), Chram, accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui proposa de joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour combattre Clotaire, son père, et le tuer, s'il pouvait, «--Je suis toujours fort aise de voir des Franks s'entr'égorger,--répondit Kanao à Chram;--cependant l'horreur que m'inspirent tes projets parricides est telle, quoique ton père soit un monstre de ton espèce, que je ne veux aucune alliance avec toi; mes troupes me suffiront pour combattre Clotaire, s'il veut envahir nos frontières, que pas un guerrier frank n'a franchies jusqu'ici.» Chram, assuré du moins de la neutralité de Kanao, mais acculé aux confins de l'Armorique, comme un loup dans sa tanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayant d'ailleurs, ainsi que je l'ai su plus tard, la précaution de s'assurer d'un vaisseau, qui devait l'attendre près du petit port du Croisik, afin de s'embarquer là, si le sort de la bataille lui était contraire!

--Fils contre père... guerre parricide!

--J'étais arrivé sain et sauf jusqu'aux limites de la Bretagne; le résultat du combat m'importait peu, pourvu qu'il y eût beaucoup de Franks exterminés de part et d'autre; mon seul but était de me rendre ici. Le hasard me fit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes, qui, lors de la joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont allées faire cet automne, avaient été blessés; ils s'étaient tenus cachés jusqu'à leur guérison dans la hutte d'un esclave... Ces deux Armoricains voulaient revenir à Vannes; de cette ville aux pierres sacrées de Karnak, la distance n'est pas très-longue. Nous partîmes tous trois, avant le lever du soleil, le matin du combat que Clotaire devait livrer à son fils... Pour abréger le chemin, et ne pas nous trouver enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné le bord de la mer, afin de nous diriger vers la baie du Morbihan... D'ailleurs, je vous l'avoue, Kervan, j'éprouvais le pieux désir de contempler ces lieux témoins, il y a plus de six siècles, de la grande bataille de Vannes, à la fois donnée sur terre et sur mer; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses fils avaient si vaillamment lutté contre l'armée de César. C'était aussi dans cette baie qu'Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour du camp romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotte ennemie, et pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l'avaient conduite au port, afin de la combattre loyalement, au lieu de la détruire par une lâche traîtrise, fidèles à cet antique proverbe armoricain: Jamais Breton ne fit trahison.

--Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où se décida le sort de la Gaule... La victoire fut héroïquement disputée par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire!

--Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des selles de femmes.

--Singulière rencontre en ce pays solitaire... Et à qui appartenaient ces chevaux?

--À Chram... Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette cabane... Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile.

--Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa famille?

--Oui, ce vaisseau l'attendait... Mes deux compagnons et moi, nous hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée d'environ douze ans... La jeune femme paraissait profondément abattue: ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg.

--Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?... Il me paraît toujours étrange que de pareils monstres aient une famille.

--Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec anxiété:

«Est-ce que vous venez des environs de Nantes?

»Oui, madame.

»Avez-vous des nouvelles de la bataille?

»Non...»

--Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un redoublement d'anxiété:

«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?»

--Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux petites filles:

«Mes enfants! mes pauvres enfants!...»

--Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers, accourut en criant:

«Des cavaliers!... On voit au loin, dans un nuage de poussière, une troupe de cavaliers armés accourir bride abattue...

»Mort et furie!--dit Imnachair en pâlissant,--c'est Chram... La bataille est perdue!...»

--À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots et les gémissements de la mère et des enfants.

»Vite, vite, au bateau!--s'écria Imnachair.--Esclaves, déchargez les mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous, madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.»

--À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le choc des armures et des cris confus et furieux.

«C'est mon mari!--s'écria la femme de Chram en blêmissant; »--mais son père est à sa poursuite... Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est perdu!...»

--Imnachair prêta l'oreille... une bouffée de vent nous apporta ces cris:

«Tue! tue!...

»À mort! à mort!...

»C'est la voix du roi Clotaire!--s'écria Imnachair.--Fuyez, madame, vous et vos enfants... Courons au bateau... et force de rames... Dans un instant il sera trop tard...,

»Fuir... sans mon mari... jamais!--reprit la jeune femme en serrant convulsivement ses deux enfants contre son sein.--Ce n'est pas maintenant que j'abandonnerai Chram...»

--Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas...

«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous?--dit Imnachair en la saisissant par le bras,--venez-vous?

»Non,--dit-elle:--non...

»Vous connaissez Clotaire... et vous voulez l'attendre!»--s'écria Imnachair avec épouvante; puis il disparut.

--Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram, faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.

--Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants?

--Imnachair les abandonnait... Assis à la proue, il tenait le gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la fuite du favori de Chram.

--Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis dévoués... Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée; mais cette femme, mais ces deux petites filles?

--Écoutez, Kervan, écoutez... Je vous l'ai dit, de ma cachette je découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient. Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle; puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air suppliant et épouvanté... Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant de parer les coups que lui portaient trois guerriers... Soudain j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles arrivèrent jusqu'à moi:

«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis indignement outragé par mon fils!... Vois, et juge-nous avec équité,--ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique,--et que ton jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père DavidD

Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de charger Chram dont le sang coulait, il s'écria:

«Ne le tuez pas!... je veux l'avoir vivant!»

Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement; ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire, toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en disant:--Nous les avons attachés sur un bancE.--L'un d'eux tenait un tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.

--Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils... à sa femme... à ses deux enfants?

--Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour de la hutte jusqu'à la hauteur du toit...

--Je devine... Ah! Ronan... cela est horrible...

--Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la cabane, Clotaire fit un signe... l'un de ses guerriers approcha des roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les joncs et les bruyères s'allumèrent... d'autres guerriers, se façonnant des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense tourbillon de flammes... Les cris des malheureux qui allaient périr de cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair et les trésors de Chram disparaître à l'horizon...

--Ce Chram ne mérite pas de pitié... mais cette jeune femme... mais ces deux petites filles... ainsi brûlées vives... Ah! Ronan... tu l'as dit: cette race de Clovis semble fatalement née... pour épouvanter le monde...

--La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite, obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste; plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue d'informes débris humains à demi consumés... c'étaient les restes de Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains, Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa suiteF. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement le souvenir de David et d'Absalon!

--Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à Karadeuk:--qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite Bretagne indomptée à la domination franque!...--et c'est sur les frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et sa famille innocente ont trouvé une mort horrible... Mais du moins cette infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres fils à Clotaire?

--En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils nommés Caribert, Gontran, Sigebert et Chilperik... ce dernier surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes!

--Quatre fils!... ce Clotaire laissera quatre fils après lui!... Ah! Ronan! malheur... malheur à la Gaule...

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Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci:

--Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule, j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la délivrance de notre pays... délivrance lointaine, je le sais, car Loysik l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité.

Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette époque j'avais quitté ce monde.

Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi qu'il l'a laissée!

Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan, je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de famille.


Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561.--Nous avons appris par des voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire, dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons, église magnifique qu'il avait fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis.

Clotaire laisse quatre fils: Caribert, roi de Paris; Gontran, roi d'Orléans; Sigebert, roi d'Austrasie, contrées qui avoisinent le Rhin et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; Chilperik réside à Soissons et règne en Neustrie, territoire qui comprend la plus grande partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce Chilperik, ainsi que nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le plus cruel des quatre fils de Clotaire.

Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne le subisse jamais!



KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE.




ÉPILOGUE.




LE MONASTÈRE DE CHAROLLES

ET

LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT.




560-615.





CHAPITRE PREMIER.

La vallée de Charolles.--L'anniversaire.--Le monastère.--Une communauté laïque et une colonie libre au septième siècle.--Condition des moines et des colons.--Le bac.--L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de la reine Brunehaut.--La fête.--Les vieux Vagres.--Les prisonniers.--Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.

Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de Charolles... Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des Franks et des évêques; non, non... ils ont prouvé que le vieux sang gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres... jamais la vue ne s'est reposée sur un plus riant village... Un village? non, c'est plutôt un bourg, un gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume, situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer.

Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées; au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée; au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière; de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille, des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité, contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.

Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants, apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais gaiement... Écoutez plutôt:

--Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu d'achever promptement ce bûcher... Tenez, je suis certaine que déjà du fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez, sempiternelles rieuses!... c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que la communauté nous attend avant le coucher du soleil.

--Encore quelques brassées de sarment, dame Odille, et il n'y aura plus qu'à y mettre le feu,--répondit une belle jeune fille de seize ans, aux yeux bleus et aux cheveux noirs;--c'est moi qui me charge d'allumer le bûcher... vous verrez mon courage!

--Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie l'évêchesse, a raison de dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.

--Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai...

--C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle?

--Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être gaie... Hélas! hélas!...

Et de rire de tout coeur à chaque hélas! mais si drôlement, que la bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit:

--Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien.

--Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille... il me semble que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans!

--Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans; mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur ont passé comme un songe... sauf la méchante année où j'ai vu mourir le père de Ronan... et où j'ai perdu mon premier-né.

--Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.

Ces consolations, c'était Ronan et son second fils Grégor, homme d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: Guenek, beau garçon de vingt ans, et Asilyk, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre, malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans, était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur.

--Bonsoir,--dit-il à sa femme en l'embrassant,--bonsoir, petite Odille.

Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille en disant:

--Bonsoir, ma chère mère.

--Bonsoir, bonne grand'mère.

--Les entendez-vous tous?--reprit la compagne de Ronan avec ce rire si doux chez les vieillards,--les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille...

--Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je t'appellerai encore et toujours petite Odille... de même que ces vieux amis que voici, je les appellerai toujours le Veneur et l'évêchesse.

Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.

--Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà brave aussi...

--Ronan, foi de vieux Vagre!--dit le Veneur,--je l'aime encore autant, ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te souviens-tu, Ronan? te souviens-tu?

--Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.

--Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée,--reprit gaiement Ronan.--Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère Loysik.

Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et mit le feu au bûcher... Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par bandes au monastère de Charolles.


La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont, chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens, contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun, et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de Saint-Benoît, adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose matériellement impossible, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant obéirA. Un autre statut disait formellement:--qu'il n'était pas même permis à un moine d'avoir en sa propre puissance son corps et sa volontéB.--Enfin, il était formellement interdit à un moine d'en défendre, d'en protéger un autre, fussent-ils unis par les liens du sangC.--Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui fait de l'homme une machine inerte, une sorte de cadavre, avait paru par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement adoptée en Gaule.

Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée, assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au milieu des ruines et des désastres du pays.

La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur, s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs, disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière, engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui dit fermement à ces catholiques artisans de troubles:

«--Qui travaille prie... Jésus de Nazareth blâme fort ces fainéants qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent, sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères. Nous ne voulons pas ici d'oisifs... nous sommes tous frères et fils d'un même Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs, à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade, au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui emploie ses loisirs à prier... Les fainéants seuls sont des impies!...»

Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord; puis enfin Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu d'une charte authentique concédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se voyaient forcés, malgré leur habitude d'envahissement, de respecter les droits de Loysik, tâchant d'arriver à leurs fins par des moyens astucieux.

C'était donc fête, ce jour-là, dans la colonie et dans la communauté de Charolles. Les moines laboureurs songeaient à recevoir de leur mieux leurs amis de la vallée qui venaient, selon l'usage adopté depuis un demi-siècle, remercier Loysik de l'heureuse vie que lui devait cette descendance de Vagres, braves diables convertis par la parole du moine laboureur. Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui, librement consentie par la communauté, interdisait aux femmes l'entrée du monastère. Les moines préparaient donc de longues tables partout où elles pouvaient tenir: dans le réfectoire, dans les salles où ils travaillaient à différents métiers manuels, sous les galeries couvertes dont était entourée la cour intérieure, et jusque dans cette cour elle-même, abritée, pour cette solennité, au moyen de pièces de lin tendues sur des cordes, enfin l'on voyait des tables jusque dans la salle d'armes. Quoi! un arsenal dans un monastère?... Oui, là avaient été déposées les armes des Vagres fondateurs de la colonie et de la communauté. Or, de cette mesure conseillée par Loysik, moines, laboureurs et colons s'étaient bien trouvés lors de l'attaque de la vallée par les troupes de Chram... Quoiqu'une pareille occurrence ne se fût point renouvelée depuis, l'arsenal avait été soigneusement entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que dans la communauté, l'on s'exerçait au maniement des armes, exercice salubre au corps et toujours utile en ces temps de terribles violences, disait Loysik.

Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés; sur ces tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur vignoble, quartiers de boeufs et de moutons de leurs étables, fruits et légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien; ils en jouissaient, quoi de plus légitime? et c'était encore une légitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leurs vieux amis de la vallée qu'ils étaient non moins qu'eux bons laboureurs, fins vignerons, habiles jardiniers, soigneux pasteurs.

Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin) qu'à l'un de ces anniversaires où les femmes et les jeunes filles pouvaient entrer dans l'intérieur du monastère, quelque moine laboureur, s'apercevant à l'impression que lui causait une belle jeune fille qu'il s'était trop prématurément épris de l'austère liberté du célibat, ouvrait son coeur à Loysik; celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère, et s'il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôt Loysik, appuyé sur son bâton, gagner le village; là, il s'entretenait avec les parents de la jeune fille de la convenance du mariage, et presque toujours, quelques mois après, la colonie comptait un ménage de plus, la communauté un frère de moins, et Loysik de dire, en manière de moralité: «Voici qui prouve la dangereuse imprudence des voeux éternels.»

Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans l'intérieur du monastère, le soleil se couchait lorsque les moines laboureurs entendirent un grand bruit au dehors; la colonie tout entière arrivait. En tête de la foule marchent Ronan et le Veneur, Odille et l'évêchesse; ce sont les quatre plus anciens habitants de la vallée; quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, viennent ensuite; puis les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie jadis si désordonnée, si redoutable.

Loysik, averti de l'approche de ses amis, s'est, pour les recevoir, avancé à la porte de l'enceinte du monastère; il porte, de même que tous les frères de la communauté, une robe de grosse laine brune, assujettie aux reins par une ceinture de cuir. Son front est devenu complétement chauve, sa longue barbe, d'un blanc de neige, tombe sur sa poitrine; sa taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu'il ait quatre-vingts ans passés; ses mains vénérables sont seulement agitées d'un léger tremblement. La foule s'arrête, Ronan s'approche et dit:

--Loysik, il y a aujourd'hui cinquante et un ans qu'une troupe de Vagres déterminés t'attendait sur les confins de la Bourgogne; tu es venu à nous, tu nous as fait entendre de sages paroles, tu nous as prêché les mâles vertus du travail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à même de pratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre jouissance de cette vallée... Un an après, il y a cinquante ans de cela, notre colonie naissante fêtait le premier anniversaire de son établissement en ce pays; aujourd'hui nous venons, nous, nos enfants et les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus, par ma voix: éternelle reconnaissance et amitié à Loysik!

--Oui, oui,--cria la foule,--reconnaissance éternelle à Loysik, notre ami, notre bon père!...

Le vieux moine laboureur fut très-ému; de douces larmes coulèrent de ses yeux, il fit signe qu'il voulait parler, et il dit, au milieu d'un grand silence:

--Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous autres qui n'avez connu ces terribles temps que par les récits de vos pères, ma joie est grande en ce jour... Les fondateurs de cette colonie, après s'être fait craindre, ont su se faire aimer et respecter en se montrant hommes de labeur, de paix et de famille... Un heureux hasard a voulu qu'au milieu des désastres et des guerres civiles qui depuis tant d'années continuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu près jusqu'ici préservée de ces malheurs, fruits d'une conquête sanglante; nous autres, grâce à la donation que nous avons su obtenir, nous vivons ici paisibles et libres; mais, hélas! dans les autres parties de cette province et de la Gaule, nos frères subissent toujours les douleurs de l'esclavage; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés; non, non... Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus: Les fers des esclaves doivent être brisés! Et en attendant le jour encore lointain de l'affranchissement de tous, vos épargnes et celles de la communauté nous ont encore permis, cette année, de racheter quelques pauvres familles... Il nous reste des terres à leur distribuer... En attendant que nous leur ayons construit des maisons, que ces esclaves d'hier, hommes libres aujourd'hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes... Tenez, les voilà... Aimez-les comme nous nous aimons entre nous... Ce sont aussi des fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l'étions il y a cinquante ans!

À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles, que plusieurs familles, hommes, femmes, enfants, vieillards, sortirent du monastère, pleurant de joie. Ce fut, parmi les colons, à qui offrirait son foyer, ses soins à ces nouveaux venus. Il fallut l'intervention de Loysik, toujours écoutée, pour calmer cette tendre et ardente rivalité d'offres de services; il répartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons dans certaines maisons; l'on parla bien, il est vrai, mais tout bas, de la partialité du vieux moine; on l'accusait d'avoir iniquement favorisé Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieille petite Odille ayant obtenu pour sa part une jeune femme et ses deux enfants, et l'évêchesse tout un ménage, le mari, la femme et trois garçonnets!... Ce que c'est pourtant que la faveur!...

Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire, partait sa pochette bien garnie d'argent; cette somme, fruit des épargnes de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d'esclaves. Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à Châlons-sur-Saône où, vers le commencement de l'automne, se tenait un grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de l'évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait des esclaves jusqu'à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les esclaves de l'Église fussent d'un chiffre trop élevé pour sa bourse, les évêques les vendant toujours deux fois plus cher que les autres, pour ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas prix; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole, Loysik obtenait d'un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons, le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient l'accueil que l'on a vu, et ensuite, travail et bien-être.

Après la distribution des nouveaux affranchis aux habitants de la vallée (Loysik s'était fait la part du lion en hébergeant bon nombre d'hommes au monastère), moines laboureurs et colons se mettent à table. Quel festin!...

--Nos festins en Vagrerie n'étaient rien auprès de ceux-là,--dit Ronan.--Est-ce vrai, vieux Veneur?...

--Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des gorges d'Allange?

--Où l'évêque Cautin cuisina pour nous? après quoi il fut ravi au ciel et en descendit très-promptement.

--Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première fois je vous ai vue, lors de l'incendie de la villa de mon mari l'évêque?

--Certes, Fulvie, je m'en souviens; et aussi de ces largesses que de leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde.

--Loysik, c'est durant cette nuit-là, que pour la première fois j'ai su que nous étions frères.

--Ah! Ronan! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk, parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l'ergastule du burg de ce comte Neroweg!

Te souviens-tu? Vous souvenez-vous? une fois sur ce sujet l'entretien de vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l'évêchesse, placés à table à côté les uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s'éjouissaient et parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l'on était en grande joie au monastère de Charolles.

Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l'un de ses compagnons:

--Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien?

--Ces pieux hommes ont trouvé la fête trop profane pour eux.

--Comment cela?

--Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de garde à la logette de l'embarcadère du bac...

--Oui.

--Placide et Félibien ont offert à deux de nous qui devaient à leur tour veiller cette nuit dans la logette de les y remplacer, afin de laisser nos frères jouir de la fête.

--Quelles bonnes âmes, que ces tonsurés!


La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la traversait dans toute sa longueur; puis, se partageant en deux bras, servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie. Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse de Châlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac.

La lune en son plein se réfléchissait dans l'eau limpide de la rivière, fort large en cet endroit, les deux prêtres qui s'étaient fraternellement offerts à remplacer les moines comme veilleurs, allaient et venaient d'un air inquiet à quelques pas de la logette.

--Placide, tu ne vois rien? tu n'entends rien?

--Rien...

--Voilà pourtant la lune déjà haute... il doit être près de minuit, et personne ne paraît...

--Ne perdons pas espoir... le retard n'est pas encore considérable.

--S'ils nous manquaient de parole, ce serait désolant; nous ne trouverions pas de longtemps un pareille occasion d'être, comme ce soir, chargés de la garde du bac, grâce à l'orgie de cette nuit.

--Et c'est surtout pendant cette nuit d'orgie qu'il est nécessaire de surprendre les moines.

--Et pourtant personne encore...

--Écoute... écoute...

--Tu entends quelque chose?

--Je me suis trompé... c'est le bruissement de la rivière sur les cailloux du rivage.

--L'évêque de Châlons, notre protecteur, aura renoncé à son projet.

--Impossible... il avait obtenu l'assentiment de la reine Brunehaut.

--La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire ecclésiastique.

--Elle! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose?... elle, craindre un vieux moine de quatre-vingts ans?...

--Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas, sur l'autre rive, ces points brillants?

--Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers.

--Ce sont eux! ce sont eux!... Entends-tu ces trois appels de trompe?

--C'est le signal convenu... vite, vite... détachons le bac et passons à l'autre bord...

Les amarres du bac sont détachées et il est manoeuvré par Placide et Félibien, au moyen de longues perches; il touche à l'autre rive... Là, monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d'une robe noire: sa figure est impérieuse et dure; à côté de lui est un chef frank à cheval, escorté d'une vingtaine de cavaliers revêtus d'armures de fer: un chariot rempli de bagage, traîné par quatre boeufs et suivi de plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive.

--Vénérable archidiacre,--dit Placide à l'homme à la robe noire,--nous commencions à désespérer de votre venue; mais vous arrivez encore à temps... l'orgie, à cette heure, doit être complète; toute la colonie, hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui provoque ces horreurs sacriléges!

--Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais, dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers et le chariot qui porte mes bagages?

--Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse; il faudrait au moins trois ou quatre voyages.

--Gondowald,--dit l'archidiacre au chef frank,--si nous laissions provisoirement sur ce bord vos chevaux, ma mule et mon chariot? nous nous rendrions tout d'abord au monastère; vos cavaliers nous accompagneraient à pied.

--Qu'ils soient à pied ou à cheval, ils suffiront à assurer l'exécution des ordres de ma glorieuse reine Brunehaut, et à housser du manche de nos lances ces moines et cette plèbe rustique si elle bronche...

--Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables les moines et les habitants de la vallée, nous estimons qu'en cas de rébellion de leur part aux ordres de notre saint évêque de Châlons, vingt guerriers... c'est fort peu.

Gondowald toisa le prêtre d'un regard dédaigneux, et ne répondit même pas à l'observation.

--Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et j'ai de bonnes raisons pour cela,--reprit l'archidiacre d'un air hautain.--Nous voici tous embarqués... maintenant, au large le bac!

Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée, l'archidiacre, Gondowald, chambellan de Brunehaut, et les vingt guerriers de la reine, casqués, cuirassés, armés de lances et d'épées; ils portaient en sautoir leurs boucliers peints et dorés.

--Y a-t-il un long trajet d'ici au monastère?--demanda l'archidiacre en posant le pied sur le rivage.

--Non, mon père... il y a tout au plus pour une demi-heure de route.

--Marchez devant, mes chers fils... nous vous suivons.

--Ah! mon père! les impies de cette communauté ignorent à cette heure que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête!

--Hâtez le pas, mes fils... bientôt justice sera faite...

--Hermanfred,--dit le chef des guerriers en se retournant vers l'un des hommes de sa troupe,--as-tu le trousseau de cordes et les menottes de fer?

--Oui, seigneur Gondowald.


Au monastère, le festin continuait: partout régnait une douce cordialité. À la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur famille, l'entretien continuait, vif, animé; l'on parlait en ce moment des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable: heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du récit.

--Tenez,--disait Ronan,--afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots: Clotaire, après avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n'est-ce pas?

--Oui, mon père,--reprit Grégor,--puisque nous sommes en l'année 613.

--Ce Clotaire avait laissé quatre fils: Charibert régnait à Paris, Gontran était roi d'Orléans et de Bourges; Sigebert, roi d'Ostrasie, résidait à Metz, et Chilpérik, roi de Neustrie, occupait la demeure royale de Soissons, puisque nos conquérants ont appelé Neustrie et Ostrasie les provinces du nord et de l'est de la Gaule.

--Chilpérik?--reprit le fils de Ronan,--Chilpérik, ce Néron de la Gaule, qui, dit-on, terminait ainsi l'un de ses édits: «Que celui qui n'obéirait pas à cette loi ait les YEUX ARRACHÉS

--C'est seulement de celui-là seul et de son frère Sigebert que nous nous occupons... Laissons de côté ses deux autres frères, Charibert et Gontran, tous deux morts sans enfants: le premier en 566, le second en 593; ils se sont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne s'agit pas d'eux dans ce récit.

--Mon père, l'effrayante histoire qui nous intéresse est celle de Brunehaut et de Frédégonde, puisque ces deux noms, désormais inséparables, sont accolés dans le sang...

--J'arrive à l'histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour la Gaule, leurs louveteaux... Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère, avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d'une beauté éblouissante, et douée, dit-on, d'un charme de séduction irrésistible; elle se nommait Frédégonde... Il en devint si épris, que pour jouir plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent; mais bientôt las de Frédégonde, il fut jaloux d'imiter son frère: Sigebert, qui s'était marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille d'Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux avaient conquis l'Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc et obtint la main de la soeur de Brunehaut, nommée Galeswinthe... L'on ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette jeune princesse, et la bonté de son coeur égalait l'angélique douceur de ses traits. Lorsqu'il lui fallut quitter l'Espagne pour venir en Gaule épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de mort... ces pressentiments ne la trompaient pas... Après six ans de mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux ChilpérikD.

--Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en Auvergne... Rois et seigneurs franks ont les mêmes moeurs... c'est de race...

--Infortunée Galeswinthe!... Et pourquoi tant de férocité de la part de son mari Chilpérik?

--Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde s'était réveillée plus ardente que jamais, et il avait étranglé sa femme afin d'épouser sa concubine... Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik après le meurtre de Galeswinthe, et devenue l'une des reines de la Gaule. Il est d'étranges contrastes dans les familles: Galeswinthe était un ange, Brunehaut, sa soeur, mariée à Sigebert, était une créature infernale; d'une rare beauté, d'un caractère de fer, vindicative jusqu'à la férocité, d'une ambition impitoyable et d'une intelligence qui eût été du génie, si elle n'eût appliqué ses facultés extraordinaires aux forfaits les plus inouïs... Brunehaut devait épouvanter le monde... D'abord elle voulut venger la mort de sa soeur Galeswinthe, étranglée par Chilpérik à l'instigation de Frédégonde... Alors, entre ces deux femmes, mortelles ennemies, et dont chacune régnait avec son mari sur une partie de la Gaule, commença une lutte effrayante: le poison, le poignard, l'incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des pères contre les fils, des frères contre des frères; tels furent les moyens qu'elles employèrent l'une contre l'autre. Les populations gauloises n'échappèrent pas à cette rage de destruction: toutes les provinces soumises à Sigebert et à Brunehaut furent impitoyablement ravagées par Chilpérik, et les possessions de celui-ci furent à leur tour dévastées par Sigebert. Ces deux frères, ainsi poussés par la furie de leurs femmes, combattirent l'un contre l'autre jusqu'au jour où ils furent tous deux assassinés.

--Ah! si le sang gaulois n'avait coulé à torrents, si ces désastres affreux n'avaient écrasé de nouveau notre malheureux pays, je verrais un châtiment céleste dans la lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les familles où elles sont entrées,--dit Loysik;--mais, hélas! que de maux, que de misères atroces ces haines royales font peser sur les peuples...

--Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs vengeances?

--Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison, elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de jeunes pages; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur raison par des philtres qu'elle composait; ils entraient bientôt dans une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert, mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi, dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik...

--Quoi! Frédégonde n'épargna pas même son époux?

--Les uns lui attribuent ce meurtre, d'autres en accusent Brunehaut... les deux crimes sont probables: toutes deux avaient intérêt à le commettre: par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa soeur Galeswinthe, étranglée par ce roi; Frédégonde, en le faisant assassiner, se vengeait de ce qu'il avait surpris, la veille de sa mort, l'un des innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l'esclavage pour monter au trône...

--Et elle? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits?

--La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des crimes sans nombre... Du reste, Frédégonde a longtemps et heureusement et habilement régné, comme disent les infâmes et dévots panégyristes de ces monstres couronnés... Oui, à sa mort elle a laissé à son fils Clotaire le jeune son royaume intact, et les bénédictions du clergé l'ont accompagnée dans sa tombe, cette glorieuse reine, car elle était, pour les prêtres, prodigue du bien d'autrui.

Un frémissement d'horreur circula parmi les auditeurs de ce récit; ces moeurs royales contrastaient d'une manière si effrayante avec les moeurs des habitants de la colonie, que ces bonnes gens croyaient entendre raconter quelque songe épouvantable éclos dans le délire de la fièvre.

Grégor reprit:

--Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et l'arrière-petit-fils de Clovis?

--Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir; car sa mère Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de sa mortelle ennemie...

--Hélas! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette lutte sanglante...

--Oh! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous, habitants de la Bourgogne.

--Mon père, est-ce possible? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde?

--Ronan,--dit Odille en portant ses deux mains à son front,--ce chaos de meurtres, accomplis dans une même famille, donne le vertige... L'esprit se trouble et se lasse à suivre le fil sanglant qui seul peut vous conduire au milieu de ce dédale de crimes sans nom. Grand Dieu! dans quel temps nous vivons!... Que verront donc nos enfants?

--À moins que les démons ne sortent de l'enfer, petite Odille, nos enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons; car, je vous l'ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de Brunehaut... Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille, femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses arrière-petits-enfants... Mais non... je n'ose... mes lèvres se refusent à raconter ces choses sans nom.

--Ronan a raison. Il se passe aujourd'hui dans le château de la reine Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l'imagination humaine,--reprit Loysik en frémissant; puis s'adressant à Ronan:--Mon frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l'humanité tout entière, n'achève pas...

--C'est juste, Loysik; il y a quelque chose d'épouvantable à penser que la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme nous... elle appartient à l'espèce humaine...

--Frère Loysik, frère Loysik,--accourut dire un des moines laboureurs,--on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine Brunehaut.

Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de crainte vague.

--Un message de l'évêque et de la reine?--reprit Loysik en se levant et se dirigeant vers la porte extérieure du monastère,--cela est étrange! Le bac est amarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs ont l'ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit; sans doute ce messager aura pris une barque à Noisan pour remonter la rivière.

En parlant ainsi, le supérieur de la communauté s'était approché de la porte massive et verrouillée en dedans; plusieurs moines, portant des flambeaux, suivaient le supérieur; Ronan, le Veneur et un grand nombre de colons et de frères accompagnaient aussi Loysik; il fit un signe, la lourde porte roula sur ses gonds, et l'on vit au dehors, éclairés par la lune, l'archidiacre et Gondowald, le chambellan de Brunehaut; derrière eux étaient rangés en haie les hommes de guerre, casqués, cuirassés, boucliers au bras, lance à la main, épée au côté.

--Il y a là une trahison,--dit à demi-voix Loysik, se retournant vers Ronan; puis s'adressant à l'un des moines:--Qui donc, cette nuit, est de guet à la logette du bac?

--Nos deux prêtres... Ils ont offert à nos frères de les remplacer pour cette nuit de fête.

--Je devine tout,--répondit Loysik avec amertume;--puis s'adressant à l'archidiacre qui, ainsi que Gondowald, s'était arrêté au seuil de la grande porte, tandis que leur escorte restait au dehors, il dit au guerrier et au prêtre:

--Qui êtes-vous? que voulez-vous?

--Je me nomme Salvien, archidiacre de l'église de Châlons et neveu du vénérable Sidoine, évêque de ce diocèse... Je t'apporte les ordres de ton chef spirituel.

--Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre reine Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes hommes à l'envoyé de l'évêque.

--Voici une lettre de mon oncle,--reprit l'archidiacre en présentant ce parchemin à Loysik.--Prends-en connaissance à l'instant.

--Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout haut cette lecture pour moi.

--Il se peut qu'il y ait dans cette lettre des choses secrètes,--dit l'archidiacre;--je t'engage à la faire lire à voix basse.

--Nous n'avons point ici de secret les uns pour les autres... Lis tout haut, mon frère.

Et Loysik remit la missive à l'un des membres de la communauté, qui exécuta l'ordre de son supérieur.

Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons, instituait l'archidiacre Salvien comme abbé du monastère de Charolles, voulant ainsi mettre terme aux scandales et énormités qui depuis tant d'années affligeaient la chrétienté par l'exemple de cette communauté; elle devrait être à l'avenir rigoureusement soumise à la règle de saint Benoît, ainsi que l'étaient alors presque tous les monastères de la Gaule. Les moines laïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu et par leur humble soumission aux ordres de leur nouvel abbé obtiendraient la faveur toute chrétienne d'entrer dans la cléricature et de devenir moines de l'Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du concile d'Orléans, tenu deux années auparavant (l'année 611), qui ordonnait que «les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules qui seraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance de l'évêque,» tous les biens du monastère et de la colonie formant, à bien dire, la paroisse de Charolles, devaient, à l'avenir, demeurer en la puissance de l'évêque de Châlons, qui commettait son neveu l'archidiacre Salvien à la direction de ces biens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à son cher fils en Christ, Loysik, de se rendre sur l'heure en la cité de Châlons pour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et y subir humblement la pénitence ou châtiment qu'il pourrait lui infliger. Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, par une suggestion diabolique, commît l'énormité de mépriser les ordres de son père spirituel, le noble Gondowald, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, était chargé par cette illustrissime et excellentissime princesse de faire exécuter, au besoin, par la force, les ordres de l'évêque de Châlons.

Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant:

--Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver, d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à coups de bois de lance.

Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries.

Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait dit tout bas au Veneur:

--Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal, et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni de cinquante ans!

--Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt fois j'ai cherché une épée à mon côté.

--Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes pour nous armer tous...

Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre:

--L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles, le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611:

Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y ont envoyé.

L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa voix lorsqu'il voulut répondre.

--Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la justice,--reprit Loysik,--que je ne reconnais à aucun concile, à aucun prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur droit naturel.

--Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une moderne Gomorrhe!--s'écria l'archidiacre;--l'évêque de Châlons en avait été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu... Et je vois des femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour, au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des hommes et des femmes va...

--Assez!--s'écria Loysik indigné;--je te défends, moi, chef de cette communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent!

--Archidiacre, c'est trop de paroles!--s'écria Gondowald;--à quoi bon raisonner avec ces chiens... n'as-tu pas là mes hommes pour te faire obéir?

--Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces malheureux aveuglés,--répondit l'archidiacre;--cet indigne Loysik les tient sous son obsession diabolique... Oui, vous tous qui m'entendez, tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque!

--Salvien,--dit Loysik,--ces paroles sont vaines, tes menaces seront impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs biens à personne... Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis, mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité... Donc, retire-toi d'ici...

--Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable!--dirent plusieurs voix,--ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en repentir.

--Une rébellion! des menaces!--s'écria l'archidiacre.--Gondowald,--ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks,--vous savez les ordres de la reine...

--Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A moi, mes guerriers... garrottez ce vieux moine, et exterminez cette plèbe si elle bronche!

--A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule!

Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père, sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre. L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques. Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald; ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut gré.

--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie tous!--s'écria l'archidiacre blême de fureur.--Anathème à celui qui oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur!

--Ne me tente pas, crois-moi, oint que tu es! car tout vieux que je suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups de fourreau d'épée!

--Ronan, Ronan! pas de violence,--dit Loysik;--ces étrangers sont venus ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez désarmés, c'était justice...

--Et leurs armes enrichiront notre arsenal,--dit Ronan.--Allons, enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer... Par ma foi, nous serons armés comme des guerriers royaux!

--Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du monastère,--ajouta Loysik;--ils y seront enfermés, des moines armés veilleront à la porte et aux fenêtres.

--Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine Brunehaut!--s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant dans ses liens.--Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera!

--La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été aussi équitable qu'elle est inique,--répondit Loysik; puis s'adressant à ses moines:--Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne...

Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au piége:

--Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes prisonnier dans ce monastère...

--Moi?... moi aussi... tu oses...

--Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison l'enceinte du monastère... Dans trois ou quatre jours au plus tard... lors de mon retour, tu seras libre.

Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik:

--Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc?

--À l'instant même... Je vais à Châlons... Je verrai l'évêque, je verrai la reine.

--Que dis-tu, Loysik!--s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse,--tu nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout: Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!...

Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan, se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes, afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement:

--Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses habitants... Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais qu'est-ce que le droit pour Brunehaut!

--Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette louve...

--Tenter d'obtenir justice.

--Obtenir justice!... Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour Brunehaut?...

--Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant j'ai quelque espoir... Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et ses guerriers prisonniers... d'abord parce que, dans leur fureur, ils m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre résistance.

--Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger... comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?...

--Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors vous aurez à prendre une résolution suprême... oui; alors, croyez-moi, rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères lorsque le salut de la patrie était menacé... Qu'à ce conseil les mères et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants... Là, vous aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives, les seules, hélas! qui vous resteront:--devrez-vous subir les prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à son profit;--devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée: domaine du fisc royal, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère, l'esclavage et la honte;--ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos familles, sous les ruines de vos maisonsE?

--Oui... oui... tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines de leur lâche torpeur... Mais, frère... frère... te voir partir seul... pour affronter un péril que je ne peux partager!...

--Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et le chambellan restent ici prisonniers.

--Et au besoin ils serviront d'otages.

--C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.

--Misérables traîtres!... J'ai entendu tes moines parler de la leçon qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine...

--Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux prêtres!--dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines laboureurs qui étaient alors dans sa cellule.--Ces clercs sont les créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le répète, pas de violences, mes enfants.

--Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à ces traîtres.

Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur, chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur; car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre, auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.

Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la Crosse abbatiale, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit Ronan le Vagre; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas interrompre le récit dans le cinquième volume.




L'AUTEUR

AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.

Chers lecteurs,

Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de Ronan le Vagre, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs rois et pour leur foi, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces paroles à propos de Henri V: «En rentrant en France il ne peut être que le premier des Français... le Roi... de ce pays que ses aïeux ont Conquis.....»--Quelques jours auparavant, lors de la discussion du projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas entendu M. Montalembert invoquer la foi de Clovis! La foi de Clovis! jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes de ce fervent catholique.

Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine de ce droit: la conquête, c'est-à-dire, la violence, la spoliation, le massacre... Certes, nous ne prétendons point que les légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation, de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot, prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les dépouilles ensanglantées.

Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette conquête, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième... Oui, des Arabes, car, chose étrange, Abd-el-Kader, cet intrépide et dernier défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi, comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa religion, pour sa patrie...) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions guerrières jusqu'à Bordeaux, jusqu'à Tours, jusqu'à Poitiers, jusqu'à Blois... à Blois où à cette heure Abd-el-Kader, par un étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique.

Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la Crosse abbatiale, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques citations relatives à de semblables scènes rapportées par les chroniqueurs contemporains.

«.....Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels de toute espèce, car elles se préparaient à combattre...

»..... Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables... On accusait l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc., etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.)

Un autre évêque, nommé Venance Fortunat, écrivait à deux religieuses les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui préparaient de leurs mains chéries:

«.....Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, mes chéries, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers: l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis pas à l'abri des accidents qui menacent le commun des buveurs; la table même me semblait nager dans le vin, etc.» (Poésies de Venance Fortunat, liv. VII, p. 24.)

Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique et sociale, rendent presque de circonstance.

Paris, 20 janvier 1851.

Eugène Sue,
Représentant du peuple pour le département de la Seine.






NOTES.

LA GARDE DE POIGNARD.

PROLOGUE.

Note A: M. Amédée Thierry, dans son Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, t. II, p. 474, nous donne les détails suivants sur les origines des Bagaudes et de la Bagaudie: «Pressurés par les propriétaires que pressuraient à leur tour les agents du fisc, les paysans (gaulois) avaient quitté par troupes leurs chaumières pour mendier un pain qu'on ne pouvait pas leur donner. Rebutés partout et chassés par les milices des villes, ils se faisaient bandits ou Bagaudes, mot gaulois équivalant au premier; ils allaient en Bagaudie, suivant l'expression consacrée. On vit dans des cantons entiers les colons se réunir, tuer et manger leur bétail, et, montés sur leurs chevaux de labour, armés de leurs instruments de culture, fondre sur les campagnes comme une tempête. Rien n'échappait à ces bandes affamées qui laissaient, après leur passage, stérile et nue, la terre que leurs sueurs devaient féconder. Les champs ravagés, ils passaient aux villes, dont une populace, amie du pillage et non moins misérable, leur ouvrait souvent les portes. Cette misère était si générale en Gaule, il y avait là tant d'habitudes de désordre, tant d'instincts violents, qu'en peu de mois les Bagaudes formèrent une armée qui s'organisa et conféra à ses deux principaux chefs les titres de César et d'Auguste. Ces singuliers Césars, qui avaient pour peuple des voleurs, pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, et pour palais les forêts et la voûte du ciel, se nommaient Ælian et Amand. Ils ne résistèrent pas à l'orgueil de se faire frapper des médailles dont quelques-unes nous sont restées. L'une d'elles présente la tête radiée d'Amandus, empereur, César, Auguste, pieux et heureux, avec ce mot au revers: Espérance

Ælius et Amandus (Aëlian et Amand) concentrèrent leurs forces aux environs de Paris, un peu au-dessus du confluent de la Seine avec la Marne. Ils avaient là, pour place d'armes, un château d'un abord presque inaccessible et qui, suivant la tradition, avait été bâti et fortifié par Jules César. De ce point ils lançaient leurs bandes non-seulement sur les campagnes, mais encore sur les villes les plus populeuses; c'est ainsi qu'ils se jetèrent sur Autun. Après leur apparition il ne resta de cette belle cité, l'un des centres de la civilisation romaine, qu'un monceau de ruines. L'insurrection gauloise devint si grave que le nouveau chef de l'empire crut nécessaire d'envoyer dans la Gaule son collègue Maximien. Celui-ci n'avait point le génie politique de Dioclétien, mais c'était un brave soldat et un général habile; il vint facilement à bout des troupes indisciplinées d'Ælianus et d'Amandus. Il les força enfin dans leur château qu'il détruisit. Ce fut en cet endroit que s'éleva plus tard l'Abbaye de Saint-Maur des Fossés. Ainsi fut réprimée et vaincue la première Bagaudie. De la seconde Bagaudie date l'affranchissement de la Bretagne.

On voit reparaître les Bagaudes à la fin du règne de Valentinien Ier. Cette fois, ils n'essayent point de se réunir en une grande armée: ils se cachent dans les bois, par petites troupes; c'est de là qu'ils s'élancent pour chercher le pain qui leur manque, ou pour se venger des magistrats romains, leurs oppresseurs. Valentinien ordonna contre eux d'actives poursuites: on parvint encore à les faire disparaître. Tous ceux qui tombèrent aux mains des soldats impériaux périrent dans les plus affreux supplices. Le peuple devait les honorer plus tard comme des saints et des martyrs.

Enfin, il y eut encore une insurrection des Bagaudes au commencement du cinquième siècle. Ce fut au moment de la grande invasion quand les Alains, les Suèves, les Burgondes et les Vandales, après avoir forcé la barrière du Rhin, se jetèrent sur la Gaule et portèrent la dévastation dans ses plus belles provinces. Cette insurrection de Bagaudes, sur laquelle nous n'avons point de détail, est la dernière dont les documents anciens fassent mention. Il n'y eut, plus tard, dans les campagnes, que des soulèvements partiels qui ne rappellent en rien l'ancienne Bagaudie. Le nom même de Bagaude disparut peu à peu: à la fin du cinquième siècle, on se servait déjà de mots germaniques pour désigner non point seulement les Barbares, mais encore les Gallo-Romains qui, réunis par troupes, pillaient et ravageaient les terres qui avaient appartenu autrefois à l'Empire.

CHAPITRE PREMIER.

Note A: Le nom de Warg qui signifie toup, tête de loup, était donné, dans l'ancienne Germanie, au banni, au proscrit. Le vagabond qui errait sans feu ni lieu, quoique non proscrit, était appelé dans les lois germaniques wargangus. On appelait parfois vargus ou wagre l'exilé.

Voyez J. Grimm et M. Michelet qui a reproduit les recherches du savant Allemand dans l'ouvrage intitulé les Origines du droit français.

Plusieurs textes anciens prouvent que dès le commencement des invasions franques, on appelait, dans les Gaules, Wargr, Wagre, Warges, têtes de loup, proscrits, exilés, tous ceux qui se livraient au vagabondage ou à une vie de désordre. Déjà, du temps de Sidoine Apollinaire, avant la fin du cinquième siècle, on appliquait les noms germaniques de warger, warges, même aux Gaulois, propriétaires dépossédés ou esclaves fugitifs, qui se réunissaient par bandes à l'imitation des Bagaudes, pour se livrer, en armes, au pillage et à la dévastation. Il nous suffira de citer ici un passage d'une lettre de Sidoine Apollinaire. L'évêque des Arvernes intercède auprès de son ami S. Loup, pour une femme qui a été enlevée et vendue sur un marché d'esclaves, dit-il, par des brigands originaires du pays qu'on appelle Warges... Unam feminam... quam forte Wargorum, hoc enim nomine indigenas latrunculos nuncupant, superventus abstraxerat... Épist. vi, 4.

Ce passage nous dispense d'une plus longue dissertation.

Note B: Voir la note A sur les Bagaudes.
Note C: Histoire d'Auvergne, t. I, p. 129.
Note D: Les évêques mariés avant l'épiscopat continuaient souvent de vivre avec leurs femmes, auxquelles ils donnaient le nom de soeur.
Note E: Nous empruntons à un mémoire inédit de notre savant et excellent ami Janowski (mémoire couronné par l'Institut), la nomenclature suivante des diverses fonctions des esclaves dépendants d'une villa: arator, venitor, bubulus, porcarius, caprarius, taber-ferrarius, aurifices, argentarius, sutor, tornator, carpentarius, scutator, accipitores; (les esclaves qui faisaient la cervoise, le cidre, la poirée): qui facient cervisiam pomaticum, pistor, retiator, venator, molinarines, forestarius, majordomus, infestor; (celui qui apporte les plats sur la table): scautio, marescalcus, strator, seneschalus.
Note F: Les femmes des évêques mariés s'appelaient évêchesses.
Note G: On appelait gynécée l'appartement des femmes.

Le gynécée était un atelier dans lequel se confectionnaient les vêtements destinés à toute la famille. Outre les ouvrages exécutés dans cet atelier, au profit du maître, on y en faisait d'autres pour l'entretien et le service des femmes qui les habitaient. Les femmes des seigneurs ou les maîtresses de maison ne présidaient pas toutes aux travaux de leurs gynécées, car le concile de Nantes en accuse plusieurs de braver les lois divines et humaines en fréquentant sans cesse les assemblées et les assises publiques, au lieu de rester au milieu des femmes de leurs gynécées pour disserter sur leurs lainages, les tissus et autres ouvrages de leur sexe.

Note H: Les leudes étaient les compagnons de guerre du chef frank, que chaque bande choisissait pour son chef; ils lui juraient fidélité (en germain treue, trust); on les appelait leudes, fidèles ou antrustions; mais cette dernière appellation était plus spécialement consacrée aux compagnons de guerre du roi.

Lors de la conquête, Clovis ou ses successeurs, après s'être réservé la part du lion dans la spoliation du sol de la Gaule, distribuèrent, sous le titre de bénéfices, une partie des terres aux chefs de bandes, leurs compagnons de guerre. M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation en France (t. I, p. 249), dépeint avec autant de sagacité que de savoir l'établissement territorial d'un chef de leudes en Gaule:

«... Lorsqu'une bande arrivait quelque part et prenait possession des terres, ne croyez pas que cette occupation eût lieu systématiquement, ni qu'on divisât le territoire par lots, et que chaque guerrier en reçût un selon son importance et son rang; le chef de la bande, ou les différents chefs qui s'étaient réunis, s'appropriaient de vastes domaines; la plupart des guerriers qui les avaient suivis continuaient de vivre autour d'eux à la même table, sans propriété qui leur appartînt spécialement... La vie commune, le jeu, la chasse, les banquets, c'étaient là leurs plaisirs de barbares; comment se seraient-ils résignés à s'isoler? l'isolement n'est supportable qu'à la condition du travail; or, ces barbares étaient essentiellement oisifs, ils avaient donc besoin de vivre ensemble, et beaucoup de leudes restèrent auprès de leur chef, menant sur ses domaines à peu près la même vie qu'ils menaient auparavant à sa suite; aussi naquit plus tard entre eux une prodigieuse inégalité; il ne s'agit plus de quelque diversité personnelle de force, de courage, ou d'une part plus ou moins considérable en terres, en bestiaux, en esclaves, en meubles précieux; le chef, devenu grand propriétaire, disposa de beaucoup de moyens de pouvoir, et les autres étaient toujours de simples guerriers.»

Néanmoins, le besoin de conserver auprès d'eux ces guerriers pour la nécessité d'une défense commune, poussait les chefs à augmenter sans cesse le nombre de leurs leudes; les rois Gontran et Childebert stipulent en 587: «Qu'ils ne chercheront pas réciproquement à se débaucher leurs leudes, et qu'ils ne conserveront pas à leur service ceux qui auraient abandonné l'un d'entre eux.» (Grégoire de Tours, liv. IX, ch. xx.)

Note I: Voir Thierry, Lettres sur l'Hist. de France, p. 77.
Note J: Au commencement de ce siècle, où l'administration romaine importée en Gaule subsista encore pendant quelques années malgré l'invasion des Franks, la classe des curiales comprenait tous les citoyens habitants des villes, qu'ils y fussent nés ou qu'ils fussent venus s'y établir, et possédant une certaine fortune territoriale. Les curiales avaient pour fonctions: 1º d'administrer les affaires de la ville, ses dépenses et ses revenus; dans cette double situation, les curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, mais des besoins de la ville, auxquels ils étaient forcés de pourvoir eux-mêmes, en cas d'insuffisance des revenus municipaux; 2º de percevoir les impôts publics sous la responsabilité de leurs biens propres en cas de non-recouvrement; 3º nul curiale ne pouvait vendre, sans la permission du gouverneur de la province, la propriété qui le rendait curiale, ni s'absenter de la ville; sinon, et dans le cas où ils ne revenaient plus, leurs biens étaient confisqués au profit de la cité.

Les fonctions de curiales entraînaient des charges et une responsabilité très grandes; le corps entier du clergé, depuis le simple clerc jusqu'à l'archevêque, s'en étaient exemptés, mais ils les présidaient conjointement avec le préfet de la ville, sous les Romains et avec le comte, pendant les premiers temps de la conquête franque. (Voir Code Théodosien, liv. VI, tit. XXII; liv. II, Théorie des lois politiques de la France; liv. I, Preuves, p. 544, cités par M. Guizot; Essais sur l'Histoire de France, p. 19.)

Note K: Ainsi que nous l'établirons dans l'une des notes suivantes, les évêques réunis en concile tendaient de plus en plus à dominer les moines laïques et à les absorber dans l'Église; ainsi le concile d'Orléans (553) décrète: «Qu'il ne soit point permis aux moines d'errer loin de leur monastère, sans la permission de l'évêque du diocèse.»
Note L: et M: Voir dans la lettre précédente l'épisode de Karadeuk le Bagaude et Ronan le Vagre, le passage relatif à l'abominable brutalité d'un seigneur Frank, textuellement extrait de saint Grégoire, évêque de Tours, ainsi que la férocité de l'évêque Cautin, enfermant un vivant avec un mort en putréfaction.
Note N: La portion du sol que Clovis et ses descendants accordèrent aux chefs de bandes et à leurs leudes qui l'avaient suivi dans la conquête de la Gaule s'appelait un bénéfice. Il existait des terres données à bénéfices de plusieurs sortes: 1º des bénéfices qui pouvaient être arbitrairement révoqués par le donateur; 2º des bénéfices temporaires; 3º des bénéfices concédés à vie; 4º des bénéfices héréditaires. Les obligations des bénéficiers, soit temporaires, soit viagers, soit héréditaires, demeurèrent longtemps exprimées par le mot vague de fidélité. Fidélité qui se résumait généralement par ces obligations: 1º les dons d'argent que le bénéficier faisait au roi, soit à l'époque où il convoquait ses fidèles au Champ-de-Mars, soit lorsqu'il venait passer quelque temps dans la province où était situé le bénéfice (Annal. Hildesh. a. 750; ap. Leibnitz Script. Rer. Brunswik; ap. Guizot, Des institutions politiques en France, du cinquième au dixième siècle, p. 66); 2º la fourniture des denrées, moyens de transport, logement, etc., à fournir, soit aux envoyés du roi, soit aux envoyés étrangers qui traversaient la contrée se rendant vers le roi; 3º l'obligation du service militaire; en d'autres termes, l'obligation de suivre le roi à de nouvelles expéditions guerrières. Expéditions qui avaient pour but l'envahissement de nouvelles terres ou le pillage; ainsi Théodorik, petit-fils de Clovis, dit à ses leudes:

«Suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans ce pays, où vous prendrez de l'or et de l'argent autant que vous en pourrez désirer; où vous trouverez en abondance du bétail, des esclaves, des vêtements. Théodorik se prépara donc à passer en Auvergne, promettant de nouveau à ses guerriers qu'ils transporteraient dans leur pays tout le butin et aussi les hommes.» (Grégoire de Tours, liv. III, ch. II.)

Note O: On appelait terre salique ou militaire, la portion du sol dont un chef de bande s'était emparé par la force, ou avait reçu en partage au moment de la conquête; ces terres n'étaient soumises à aucune redevance honorifique ou matérielle envers le roi; c'était la part du butin du guerrier frank, il ne la tenait, disait-il, que de son épée. Ainsi, un chef pouvait posséder à la fois des terres saliques qui ne relevaient que de lui, et des terres bénéficiaires, temporaires, à vie ou héréditaires, qu'il devait à la générosité royale, et qui devenaient, en raison même de ce don, plus où moins tributaires de la royauté.

CHAPITRE II.

Notes A, B, C, D, E: Le récit du meurtre des enfants de Clodomir, par Clotaire et son frère, ainsi que le miracle opéré par l'intercession de saint Martin à la prière de la reine Clotilde, sont textuellement extraits de Saint-Grégoire, évêque de Tours, déjà cité. (Histoire ecclésiastique des Franks, t. I, liv. II et III, ch. XVI, XVIII et suivants.)
Notes F, G: «Il ne faut pas croire (dit M. Guizot dans son Histoire de la civilisation en France, vol. I, p. 398), que les moines aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait essentiellement partie du clergé... Non-seulement on regarde les moines comme des ecclésiastiques, mais l'on est tenté de les regarder comme les plus ecclésiastiques de tous; c'est là une impression pleine d'erreurs; à leur origine et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont pas été des ecclésiastiques, mais de purs laïques réunis sans doute par une croyance religieuse, mais étrangers au clergé proprement dit. Les premiers moines ou ascètes se retirèrent loin du monde et allèrent vivre dans les bois ou la solitude; puis vinrent les ermites, les anachorètes, c'est le second degré de la vie monastique; plus tard les ermites se rapprochèrent, habitèrent et travaillèrent en commun, formèrent les premières communautés et bâtirent des monastères, de là le nom de moines... Beaucoup de moines laïques remuaient le peuple par leurs prédications ou l'édifiaient par le spectacle de leur vie; de jour en jour on les prenait en plus grande admiration, en respect; l'idée s'établissait que c'était là la perfection de la conduite chrétienne; on les proposait pour modèles au clergé, et pourtant c'étaient des laïques, conservant une grande liberté, ne faisant point de voeux, ne contractant point d'engagements religieux; toujours distincts du clergé, souvent même attentifs à s'en séparer.» (Hist. de la civil., vol. I, p. 413.)

Ce passage de Cassien (De instit. Cænob. IX, 17) au moyen suivant, pour ordonner prêtre un moine nommé Paulinien qui refusait cet honneur:

«... Pendant que l'on célébrait la messe dans l'église d'un village qui est près du monastère, à son insu et lorsqu'il ne s'y attendait aucunement, nous avons fait saisir Paulinien par plusieurs diacres; nous lui avons fait tenir la bouche, de peur que, voulant s'échapper, il nous adjurât par le nom du Christ; nous l'avons d'abord ordonné diacre, et nous l'avons sommé d'en remplir l'office au nom de la crainte qu'il avait de Dieu; Paulinien résistait fortement, soutenant qu'il était indigne, et nous avons eu beaucoup de peine à le persuader de remplir l'office, en lui alléguant les ordres de Dieu.»

Voici donc Paulinien diacre, quoi qu'il en eût, obligé de remplir bon gré mal gré son office; mais ce n'était que le premier grade de la prêtrise, il fallait l'ordonner prêtre, ce à quoi saint Épiphanie procéda de la sorte:

«... Lorsque Paulinien a eu rempli les fonctions de diacre dans le saint sacrifice, nous lui avons de nouveau fait tenir les membres et la bouche avec une extrême difficulté, afin de pouvoir l'ordonner prêtre; et au moyen des mêmes raisons que nous lui avions déjà fait valoir, nous l'avons enfin décidé à siéger au rang des prêtres.» (Saint Épiphane, Lettre à Jean, évêque de Jérusalem, liv. II, p. 312.) donne une singulière preuve de l'antagonisme qui exista si longtemps entre les moines laïques et les évêques:

«C'est l'ancien avis des Pères, avis qui persiste toujours, qu'un moine doit à tout prix fuir les femmes et les évêques, car ni les femmes ni les évêques ne permettent au moine qu'ils ont une fois engagé dans leur familiarité, de se reposer en paix dans sa cellule, et d'attacher ses yeux sur la doctrine pure et céleste en contemplant les choses saintes.»

Si beaucoup de moines, séduits par les promesses des évêques, qui redoutaient leur influence et leur popularité, entraient dans le corps du clergé, beaucoup d'autres refusèrent longtemps et si obstinément qu'un évêque de Chypre, saint Épiphane, eut recours.

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