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Les nuits mexicaines

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The Project Gutenberg eBook of Les nuits mexicaines

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Title: Les nuits mexicaines

Author: Gustave Aimard

Release date: August 5, 2015 [eBook #49619]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Camille Bernard and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Biblioteca Nacional de Espagna)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NUITS MEXICAINES ***

LES

NUITS MEXICAINES

PAR

GUSTAVE AIMARD

TROISIÈME ÉDITION
PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
MDCCCLXIV

A

Mlle LAURE DÉJAZET-AIMARD

Ma fille bien aimée, l'ange de mon foyer, je dédie
ce livre comme témoignage de ma profonde tendresse
pour elle.

GUSTAVE AIMARD.

Viry-Châtillon, 30 octobre 1863.


Table

LES

NUITS MEXICAINES


I

LAS CUMBRES

Nulle contrée au monde n'offre, aux regards éblouis des voyageurs, de plus charmants paysages que le Mexique; entre tous, celui de las Cumbres ou des cimes est sans contredit un des plus saisissants et des plus gracieusement accidentés.

Las Cumbres forment une suite de défilés au débouché des montagnes, à travers lesquelles serpente par des méandres infinis le chemin qui conduit à Puebla de los Ángeles (la ville des Anges), ainsi nommée, parce que les anges, selon la tradition, en construisirent la cathédrale. La route dont nous parlons, construite par les Espagnols, descend sur le flanc des montagnes par des angles d'une hardiesse vertigineuse, flanquée à droite et à gauche par une suite non interrompue d'arêtes abruptes, noyées dans une vapeur bleuâtre; à chaque tournant de cette route suspendue pour ainsi dire au-dessus de précipices garnis d'une luxuriante végétation, le spectacle change et devient de plus en plus pittoresque, les cimes des montagnes ne s'élèvent pas l'une derrière l'autre, mais s'abaissent graduellement, tandis que celles qu'on a franchies se dressent au contraire à pic en arrière.

Le 2 juillet 18.., vers quatre heures de l'après-midi, au moment où le soleil, déjà bas sur l'horizon, ne déversait plus que des rayons obliques sur la terre calcinée par la chaleur du mediodía et que la brise, en se levant, commençait à rafraîchir l'atmosphère embrasée, deux voyageurs, bien montés, émergèrent d'un bois touffu de yucas, de bananiers et de bambous aux aigrettes de pourpre, et s'engagèrent sur une route poudreuse aboutissant par une suite de degrés immenses à un vallon où un ruisseau limpide courait à travers la verdure et entretenait une douce fraîcheur.

Les voyageurs, séduits probablement par l'aspect imprévu du paysage grandiose qui se déroulait si soudainement à leurs yeux, arrêtèrent leurs montures, et, après avoir pendant quelques minutes considéré avec admiration les pittoresques accidents des échappées de montagnes, ils mirent pied à terre, ôtèrent la bride à leurs chevaux et s'assirent sur le bord du ruisseau dans le but évident de jouir, pendant quelques instants de plus, des effets de cet admirable kaléidoscope, unique dans le monde.

D'après la direction qu'ils suivaient, ces cavaliers semblaient venir d'Orizaba et se diriger vers Puebla de los Ángeles dont, au reste, ils n'étaient pas fort éloignés en ce moment.

Ces deux cavaliers portaient le costume des riches propriétaires d'haciendas, costume que nous avons trop souvent décrit pour que nous recommencions à le faire ici; nous noterons seulement une particularité caractéristique que rendait nécessaire le peu de sûreté des routes à l'époque où se passe cette histoire: tous deux étaient armés d'une façon formidable et portaient avec eux un arsenal complet; en sus des revolvers à six coups placés dans leurs fontes, d'autres revolvers à six coups aussi étaient passés dans leur ceinture. Ils portaient à la main un excellent fusil double sortant des ateliers de Devisme, le célèbre armurier parisien, ce qui ne leur faisait rien moins que chacun vingt-six coups de feu à tirer, sans compter la machette ou sabre droit, suspendu à leur flanc gauche, le couteau à lame triangulaire enfoncé dans leur botte droite et le lazo ou réata de cuir, lové à la selle où il était solidement attaché par un anneau de fer rivé avec soin.

Certes, ainsi armés, si ces hommes étaient doués d'un certain courage, il leur était facile de faire face sans désavantage à un nombre d'ennemis même considérable.

Du reste, ils ne semblaient nullement s'inquiéter de l'aspect sauvage et solitaire du lieu où ils se trouvaient et causaient gaiement entre eux à demi-étendus sur l'herbe verte et fumant négligemment leurs cigares, vrais puros de la Havane.

Le plus âgé des deux cavaliers était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui n'en paraissait au plus que trente-six; sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, était, bien qu'élégante, fortement charpentée, ses membres trapus dénotaient chez lui une grande vigueur corporelle, il avait les traits accentués, la physionomie énergique et intelligente; ses yeux noirs et vifs, toujours en mouvements, étaient doux mais lançaient parfois des éclairs fulgurants lorsqu'ils s'animaient, et alors ils donnaient à son visage une expression dure et sauvage impossible à exprimer; il avait le front haut et large, la bouche sensuelle; une barbe noire et touffue comme celle d'un Éthiopien, mêlée de fils argentés, tombait sur sa poitrine; une luxuriante chevelure, rejetée en arrière, inondait ses épaules, son teint hâlé était couleur de brique; bref, à le juger sur l'apparence, c'était un de ces hommes déterminés, précieux dans certaines circonstances critiques parce qu'on ne craint pas d'être abandonné par eux. Bien qu'il fût impossible de reconnaître sa nationalité, ses gestes brusques et saccadés, sa parole vive, brève et imagée semblaient lui assigner une origine méridionale.

Son compagnon, de beaucoup plus jeune, car il ne paraissait avoir que vingt-cinq à vingt-huit ans, était grand, un peu maigre, et d'apparence non pas maladive, mais délicate; sa taille élégante, élancée et bien prise, ses pieds et ses mains d'une petitesse extrême dénotaient la race; ses traits étaient beaux, sa physionomie sympathique et intelligente, empreinte d'une grande expression de douceur, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, et surtout la blancheur de son teint, le faisaient tout de suite reconnaître pour un Européen des climats tempérés nouvellement débarqué en Amérique.

Nous avons dit que les deux voyageurs causaient entre eux, ils parlaient français; leurs tournures de phrases et le manque d'accent laissaient supposer qu'ils s'exprimaient dans leur langue maternelle.

—Eh bien, monsieur le comte, dit le plus âgé, regrettez-vous d'avoir suivi mon conseil, et, au lieu d'être cahoté par des chemins détestables, d'avoir entrepris ce voyage à cheval, en compagnie de votre serviteur?

—Pardieu, je serais fort difficile, répondit celui auquel on avait ainsi donné le titre de comte; j'ai parcouru la Suisse, l'Italie, les bords du Rhin comme tout le monde, et je vous avoue que jamais plus délicieux paysages n'ont frappé mes yeux que ceux que, grâce à vous, j'ai le plaisir de voir depuis quelques jours.

—Vous êtes mille fois bon; le paysage est assez beau en effet, il est surtout fort accidenté, ajouta-t-il avec une expression sardonique qui échappa à son compagnon: et pourtant, fit-il avec un soupir étouffé, j'en ai vu de plus beaux encore.

—De plus beaux que celui-ci? se récria le comte, en étendant le bras et traçant un demi-cercle dans l'air; oh! Ce n'est pas possible, monsieur.

—Vous êtes jeune, monsieur le comte, reprit le premier interlocuteur avec un sourire triste, vos voyages de touriste n'ont été que des voyages d'enfants. Celui-ci vous séduit par le contraste qu'il forme avec les autres, voilà tout; n'ayant jamais étudié la nature que dans une stalle de l'Opéra, vous ne supposiez pas qu'elle pût vous réserver de telles surprises; votre enthousiasme s'est subitement élevé à un diapason qui vous enivre, par la bizarrerie des contrastes qui s'offrent incessamment à vos regards, mais si, comme moi, vous aviez parcouru les hautes savanes de l'intérieur, les prairies immenses où errent en liberté les sauvages enfants de cette terre, que la civilisation a dépossédés, comme moi vous n'auriez plus qu'un sourire de dédain pour les sites qui nous entourent et qu'en ce moment vous admirez si consciencieusement.

—Ce que vous dites peut être vrai, monsieur Olivier; malheureusement ces savanes et ces prairies dont vous parlez je ne les connais pas et jamais sans doute je ne les connaîtrai.

—Pourquoi donc? répliqua vivement le premier interlocuteur; vous êtes jeune, riche, vigoureux, libre autant que je puis le supposer. Qui peut s'opposer à ce que vous tentiez une excursion dans le grand désert américain? Vous êtes tout porté en ce moment pour mettre ce projet à exécution; c'est un de ces voyages, réputés impossibles, dont vous pourrez plus tard parler avec orgueil lorsque vous serez de retour dans votre patrie.

—Je le voudrais, répondit le comte avec une nuance de tristesse; malheureusement cela m'est impossible, mon voyage doit se terminer à México.

—A México! fit avec étonnement Olivier.

—Hélas oui, monsieur! Cela est ainsi; je ne m'appartiens pas, je subis en ce moment l'influence d'une volonté étrangère. Je viens tout simplement dans ce pays pour me marier.

—Vous marier? Au Mexique? Vous, monsieur le comte, s'écria Olivier avec étonnement.

—Mon Dieu oui, tout prosaïquement, avec une femme que je ne connais pas, qui ne me connaît pas davantage et qui sans doute n'a pas plus d'amour pour moi que je n'en ai pour elle; nous sommes parents, nous avons été fiancés au berceau et maintenant le moment est arrivé de tenir la promesse faite en notre nom par nos pères; voilà tout.

—Mais alors cette jeune personne est donc Française?

—Pas le moins du monde, elle est Espagnole au contraire, je la crois même un peu Mexicaine.

—Mais vous êtes Français, vous, monsieur le comte?

—Certes, et Français de la Touraine encore, répondit-il en souriant.

—Mais alors, permettez-moi cette question, monsieur le comte, comment se fait-il...

—Oh! Bien naturellement, allez; l'histoire ne sera pas longue, et puisque vous paraissez disposé à l'écouter je vous la dirai en deux mots. Mon nom vous le connaissez, je suis le comte Ludovic Mahiet de la Saulay; ma famille, originaire de Touraine, est une des plus anciennes de cette province, elle remonte aux premiers Francs: un de mes ancêtres fut, dit-on, un des leudes du roi Clovis qui lui fit don pour ses bons et vaillants services de vastes prairies bordées de saules d'où plus tard ma famille tira son nom. Je ne vous cite pas cette origine par un sentiment déplacé d'orgueil. Bien que noble de fait et d'armes, j'ai été, grâce à Dieu, élevé dans des idées de progrès assez larges pour savoir ce que vaut un titre à l'époque où nous vivons et reconnaître que la véritable noblesse réside tout entière dans les sentiments élevés; seulement j'ai dû vous apprendre ces particularités, touchant ma famille, afin que vous compreniez bien comment mes ancêtres, qui toujours ont occupé de hauts emplois sous les diverses dynasties qui se sont succédé en France, sont arrivés à avoir une branche cadette de la famille espagnole tandis que la branche aînée restait française. A l'époque de la Ligue, les Espagnols appelés par les partisans des Guises avec lesquels ils avaient fait alliance contre le roi Henri IV, qu'on ne nommait encore que le roi de Navarre, tinrent pendant un laps de temps assez long garnison à Paris. Je vous demande pardon, cher monsieur Olivier, d'entrer ainsi dans des détails qui doivent vous sembler bien oiseux.

—Pardonnez-moi, monsieur le comte, ils m'intéressent beaucoup au contraire; continuez de grâce.

Le jeune homme s'inclina et reprit:

—Or, le comte de la Saulay, qui vivait alors, était un fougueux partisan des Guises et un ami très intime du duc de Mayenne; le comte avait trois enfants, deux fils qui combattaient dans les rangs de l'armée de la Ligue et une fille attachée en qualité de dame d'honneur à la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Mayenne. Le siège de Paris dura longtemps, il fut même abandonné, puis repris, par Henri IV qui finit par acheter à beaux deniers comptants la ville dont il désespérait de s'emparer et que le duc de Brissac gouverneur de la Bastille pour la Ligue lui vendit. Beaucoup des officiers du duc de Mendoza commandant des troupes espagnoles, et ce général lui-même, avaient leur famille avec eux. Bref, le fils cadet de mon aïeul devint amoureux d'une des nièces du général espagnol, la demanda en mariage et obtint sa main, tandis que sa sœur consentait, sur les instances de la duchesse de Montpensier, à accorder la sienne à un des aides de camp du général; l'artificieuse et politique duchesse pensait par ces alliances éloigner la noblesse française de celui qu'elle nommait le Béarnais et le huguenot, et retarder, sinon rendre impossible, son triomphe. Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, ces calculs se trouvèrent faux, le roi reconquit son royaume et les gentilshommes les plus compromis dans les troubles de la Ligue se virent contraints de suivre les Espagnols dans leur retraite et d'abandonner avec eux la France. Mon aïeul obtint facilement son pardon du roi qui même daigna plus tard lui donner un commandement important et qui attacha son fils aîné à son service; mais le cadet, malgré les prières et les injonctions de son père, ne consentit jamais à rentrer en France et se fixa définitivement en Espagne. Cependant, bien que séparées, les deux branches de la famille continuèrent à entretenir des relations entre elles et à s'allier l'une à l'autre. Mon grand-père épousa pendant l'émigration une fille de la branche espagnole; aujourd'hui c'est à moi à en contracter une semblable. Vous voyez, cher monsieur, que tout cela est fort prosaïque et fort peu intéressant.

—Ainsi vous consentiriez à épouser les yeux fermés pour ainsi dire une personne que vous n'avez jamais vue, que vous ne connaissez même pas?

—Que voulez-vous, cela est ainsi; mon consentement est inutile dans cette affaire, l'engagement a été solennellement pris par mon père, je dois faire honneur à sa parole. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant, ma présence ici vous prouve que je n'ai pas hésité à obéir. Peut-être si ma volonté eût été libre, n'eussé-je pas contracté cette union; malheureusement cela ne dépendait pas de moi, j'ai dû me conformer à la volonté de mon père. Du reste, je vous avoue qu'ayant été élevé dans la perspective continuelle de ce mariage, le sachant inévitable, je me suis peu à peu habitué à la pensée de le contracter et ce sacrifice n'est pas pour moi aussi grand que vous le pourriez supposer.

—N'importe, répondit Olivier avec une certaine rudesse, au diable la noblesse et la fortune si elles imposent de telles obligations; mieux vaut la vie d'aventure au désert et l'indépendance pauvre; au moins on est maître de soi.

—Je suis complètement de votre avis; malgré cela, il me faut courber la tête. Maintenant me permettez-vous de vous adressez une question?

—Pardieu, de grand cœur, deux si cela vous convient.

—Comment se fait-il que nous étant rencontrés par hasard dans l'hôtel français à la Veracruz, au moment où je débarquais, nous nous soyons liés aussi vite et aussi intimement?

—Quant à cela, il me serait impossible de vous le dire, vous m'avez plu au premier coup d'œil, vos manières m'ont attiré; je vous ai offert mes services, vous les avez acceptés, et nous sommes partis ensemble pour México: voilà toute l'histoire, une fois là nous nous séparerons pour ne plus nous revoir sans doute, et tout sera dit.

—Oh, oh! Monsieur Olivier, laissez moi croire que vous vous trompez, que nous nous verrons souvent au contraire, et que notre connaissance deviendra bientôt une solide amitié.

L'autre hocha la tête à plusieurs reprises.

—Monsieur le comte, dit-il enfin, vous êtes gentilhomme, riche et bien posé dans le monde, moi je ne suis qu'un aventurier, dont vous ignorez la vie passée et dont à peine vous savez le nom, en supposant que celui que je porte en ce moment soit le véritable; nos positions sont trop différentes, il y a entre nous une ligne de démarcation trop nettement tranchée, pour que nous puissions être vis-à-vis l'un de l'autre sur un pied d'égalité convenable. Aussitôt que nous serons rentrés dans les exigences de la vie civilisée; je suis plus âgé que vous, j'ai une plus grande expérience du monde, je ne tarderai pas à vous être à charge; n'insistez donc pas sur ce sujet et restons chacun à notre place. Cela, soyez-en convaincu, vaudra mieux et pour vous et pour moi; je suis en ce moment plutôt votre guide que votre ami, cette position est la seule qui me convienne; laissez-la moi.

Le comte se préparait à répondre, mais Olivier lui saisit vivement le bras.

—Silence, lui dit-il, écoutez...

—Je n'entends rien, fit le jeune homme au bout d'un instant.

—C'est juste, reprit l'autre avec un sourire, vos oreilles ne sont pas comme les miennes ouvertes à tous les bruits qui troublent le silence du désert: une voiture s'approche rapidement du côté d'Orizaba, elle suit la même route que nous; bientôt vous la verrez paraître, je distingue parfaitement le tintement des grelots des mules.

—C'est sans doute la diligence de la Veracruz, dans laquelle sont mes domestiques et mes bagages et que nous ne précédons que de quelques heures.

—Peut-être oui, peut-être non, je serais étonné qu'elle nous eût rejoint aussi vite.

—Que nous importe, dit le comte.

—Rien, en effet, si c'est elle, reprit l'autre après un instant de réflexion; dans tous les cas, il est bon de nous précautionner.

—Nous précautionner, pourquoi? fit le jeune homme avec étonnement.

Olivier lui lança un regard d'une expression singulière.

—Vous ne savez encore rien de la vie américaine, répondit-il enfin: au Mexique, la première loi de l'existence est de toujours se prémunir contre les éventualités probables d'un guet-apens. Suivez-moi et faites ce que vous me verrez faire.

—Allons-nous donc nous cacher?

—Parbleu! fit-il en haussant les épaules.

Sans répondre autrement, il se rapprocha de son cheval auquel il remit la bride et sauta en selle avec une légèreté et une dextérité dénotant une grande habitude, puis il s'élança au galop, vers un fourré de liquidambars éloigné d'une centaine de mètres au plus.

Le comte, dominé malgré lui par l'ascendant que cet homme avait su prendre sur lui, par ses étranges façons d'agir depuis qu'ils voyageaient ensemble, se mit en selle et s'élança sur ses traces.

—Bien, fit l'aventurier, dès qu'ils se trouvèrent complètement abrités derrière les arbres, maintenant attendons.

Quelques minutes s'écoulèrent.

—Regardez, dit laconiquement Olivier, en étendant le bras dans la direction du petit bois dont eux-mêmes étaient sortis deux heures auparavant.

Le comte tourna machinalement la tête de ce côté; au même instant une dizaine de cavaliers irréguliers, armés de sabres et de longues lances débouchèrent au galop dans le vallon et s'élancèrent sur la route vers le premier défilé des Cumbres.

—Des soldats du président de la Veracruz, murmura le jeune homme; qu'est-ce que cela veut dire?

—Attendez, reprit l'aventurier:

Un roulement de voiture devint bientôt distinct et une berline apparut emportée comme dans un tourbillon par un attelage de six mules.

—Malédiction, s'écria l'aventurier, avec un geste de colère en apercevant la voiture.

Le jeune homme regarda son compagnon; celui-ci était pâle comme un cadavre, un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

—Qu'avez-vous donc? lui demanda le comte avec intérêt.

—Rien, répondit-il sèchement, regardez... Derrière la voiture, un second peloton de soldats arrivait au galop, la suivant à une légère distance et soulevant des flots de poussière sur son passage.

Puis, cavaliers et berline s'engouffrèrent dans le défilé où ils ne tardèrent pas à disparaître.

—Diable, fit en riant le jeune homme, voilà des voyageurs prudents, au moins; ils ne risquent pas d'être dévalisés par les salteadores.

—Vous croyez? fit Olivier avec un accent de mordante ironie. Eh bien! Vous vous trompez, ils seront attaqués au contraire, et cela avant une heure, et probablement par les soldats payés pour les défendre.

—Allons donc, ce n'est pas possible.

—Voulez-vous le voir?

—Oui, pour la rareté du fait.

—Seulement, prenez-y garde; peut-être y aura-t-il de la poudre à brûler.

—Je l'espère bien ainsi.

—Alors vous êtes résolu à défendre ces voyageurs.

—Certes, si on les attaque.

—Je vous répète qu'on les attaquera.

—Alors, bataille!

—C'est bien, vous êtes bon cavalier?

—Ne vous inquiétez pas de moi: où vous passerez je passerai.

—Alors, à la grâce de Dieu. Nous n'avons que juste le temps nécessaire pour arriver, surveillez bien votre cheval, car sur mon âme, nous allons faire une course comme jamais vous n'en aurez vu.

Les deux cavaliers se penchèrent sur le cou de leurs montures et rendant la bride en même temps qu'ils enfonçaient les éperons, ils s'élancèrent sur les traces des voyageurs.


II

LES VOYAGEURS

A l'époque où se passe notre histoire, le Mexique subissait une de ces crises terribles, dont les retours périodiques ont peu à peu conduit ce malheureux pays à l'extrémité où il est réduit aujourd'hui et dont il est impuissant à sortir seul. Voici en deux mots les faits tels qu'ils s'étaient passés.

Le général Zuloaga, nommé président de la république, avait un jour, on ne sait trop pourquoi, trouvé le pouvoir trop pesant pour ses épaules et l'avait abdiqué en faveur du général don Miguel Miramón, nommé en conséquence président intérimaire; celui-ci, homme énergique et surtout fort ambitieux, avait commencé à gouverner à México, où il avait tout d'abord eu le soin de faire approuver sa nomination à la première magistrature du pays par le congrès qui l'avait élu à l'unanimité et par l'ayuntamiento.

Miramón se trouvait donc de fait et de droit président légitime intérimaire, c'est-à-dire pour le temps qui devait s'écouler encore avant les élections générales.

Les choses marchèrent ainsi tant bien que mal pendant un laps de temps assez long, mais Zuloaga, ennuyé sans doute de l'obscurité dans laquelle il vivait, se ravisa un beau jour et, tout à coup, au moment où on y pensait le moins, il lança une proclamation au peuple, s'entendit avec les partisans de Juárez qui, en sa qualité de vice-président à l'abdication de Zuloaga, n'avait pas reconnu le président substitué et s'était fait élire, par une junte soi-disant nationale, président constitutionnel à la Veracruz, et fît paraître un décret dans lequel il retirait son abdication et déclarait enlever à Miramón les pouvoirs qu'il lui avait remis pour les exercer de nouveau lui-même.

Miramón ne s'émut que médiocrement de cette déclaration insolite, fort du droit qu'il croyait avoir et que le congrès avait sanctionné; il se rendit seul à la maison habitée par le général Zuloaga, s'empara de sa personne et le contraignit à le suivre en lui disant avec un sourire railleur:

«Puisque vous désirez reprendre le pouvoir, je vais vous apprendre comment on devient président de la République.»

Et, le gardant en otage, tout en le traitant avec une certaine considération et ayant pour lui les plus grands égards, il l'obligea à l'accompagner dans une campagne qu'il entreprenait dans les provinces de l'intérieur du côté de Guadalajara contre les généraux du parti opposé qui avaient, ainsi que nous l'avons dit, pris le nom de constitutionnels.

Zuloaga n'opposa aucune résistance; il se résigna en apparence à son sort, et accepta les conséquences de sa position jusqu'à se plaindre à Miramón de ce qu'il ne lui donnait pas un commandement dans son armée; celui-ci se laissa tromper à cette feinte résignation et lui promit qu'à la première bataille son désir serait satisfait. Mais, un beau matin, Zuloaga et les aides de camps qu'on lui avait donnés, plutôt pour le garder que pour lui faire honneur, disparurent subitement et on apprit quelques jours plus tard qu'ils s'étaient réfugiés auprès de Juárez, d'où Zuloaga recommença de plus belle à protester contre la violence dont il avait été victime et à fulminer des décrets contre Miramón.

Juárez est un Indien cauteleux, rusé et profondément dissimulé; politique habile, c'est le seul président de la république qui depuis la déclaration de l'indépendance n'appartienne pas à l'armée. Sorti des rangs infimes de la société mexicaine, il s'éleva peu à peu à force de ténacité au poste éminent qu'il occupe aujourd'hui; connaissant mieux que personne le caractère de la nation qu'il prétendait gouverner, nul ne savait aussi bien que lui flatter les passions populaires et exciter l'enthousiasme des masses. Doué d'une ambition démesurée qu'il cachait avec soin sous les dehors d'un amour profond pour sa patrie, il avait réussi à se créer peu à peu un parti qui à l'époque dont nous parlons était devenu formidable. Le président constitutionnel avait organisé son gouvernement à la Veracruz et guerroyait du fond de son cabinet par ses généraux contre Miramón. Bien qu'il ne fût reconnu par aucune puissance, excepté par les États-Unis, il agissait comme s'il eût été le véritable et légitime dépositaire du pouvoir de la nation; l'adhésion de Zuloaga qu'il méprisait au fond du cœur à cause de sa couardise et de sa nullité lui fournit l'arme dont il avait besoin pour mener ses projets à bonne fin; il en fit en quelque sorte l'enseigne de son parti, prétendant que Zuloaga devait d'abord être réintégré au pouvoir dont il avait été violemment arraché par Miramón, puis qu'on procéderait à de nouvelles élections. Du reste, Zuloaga n'hésita pas à le reconnaître solennellement comme seul président, légitimement nommé par l'élection libre des citoyens.

La question était nettement tranchée: Miramón représentait le parti conservateur, c'est-à-dire celui du clergé, des grands propriétaires et du haut commerce; Juárez représentait, lui, le parti démocratique absolu.

La guerre prit alors des proportions formidables. Malheureusement pour faire la guerre il faut de l'argent, et l'argent était ce dont Juárez manquait totalement; voici pour quelle raison.

Au Mexique, la fortune publique n'est pas concentrée entre les mains du gouvernement; chaque état, chaque province conserve la libre disposition et le maniement des fonds particuliers des villes qui font partie de son territoire, de sorte que, au lieu que ce soient les provinces qui dépendent du gouvernement, c'est au contraire le gouvernement et la métropole qui subissent le joug des provinces qui, lorsqu'elles se révoltent, arrêtent ainsi les subsides et placent le pouvoir dans une situation critique; de plus, les deux tiers de la fortune publique se trouvent entre les mains du clergé qui se garde bien de s'en dessaisir et qui, ne payant pas d'impôts ni d'obligations d'aucunes sortes, se borne à prêter son argent à un taux assez élevé et à faire ostensiblement une usure qui l'enrichit encore sans qu'il risque jamais de perdre son capital.

Juárez, bien que maître de la Veracruz, se trouvait donc dans une situation fort difficile, mais il est homme de ressource avant tout, et l'argent qui lui manquait il ne fut nullement embarrassé pour le trouver. Il commença d'abord par mettre la main sur la douane de la Veracruz, puis il organisa des cuadrillas ou guérillas, qui ne se firent aucun scrupule d'assaillir les haciendas des partisans de Miramón, des Espagnols fixés dans le pays et qui pour la plupart sont riches, et des étrangers de toutes les nations chez lesquels il y avait quelque chose de bon à prendre. Ces guérillas ne bornèrent pas là leurs exploits: elles entreprirent d'écumer les routes, de dévaliser les voyageurs et d'assaillir les convois; et qu'on ne suppose pas que nous exagérons les faits, nous les amoindrissons au contraire. Nous devons ajouter, pour être justes, que, de son côté, Miramón ne se faisait pas faute d'employer les mêmes moyens lorsque les occasions s'en présentaient, mais elles étaient rares, sa position n'était pas aussi avantageuse que celle de Juárez pour pêcher, avec de véritables bénéfices, en eau trouble.

Il est vrai que les guérilleros agissaient en apparence de leur propre mouvement, qu'ils étaient hautement désapprouvés par les deux gouvernements qui feignaient dans certaines occasions de sévir contre eux, mais le voile était tellement transparent que cette comédie ne trompait personne.

Le Mexique se trouvait ainsi transformé de fait en une immense caverne de brigands, où la moitié de la population pillait et assassinait l'autre, telle était la situation politique de ce malheureux pays à l'époque dont nous parlons; il est douteux qu'elle ait beaucoup changé depuis, à moins que ce ne soit pour empirer encore.

Le jour même où commence notre histoire, au moment où le soleil encore au-dessous de l'horizon commençait à rayer le bleu sombre du ciel d'étincelantes gerbes de pourpre et d'or, un rancho, construit en roseaux juxtaposés et ressemblant, bien qu'il fût assez vaste, à une cage à poulets, offrait un aspect animé fort singulier à une heure aussi matinale.

Ce rancho construit au milieu d'un fouillis de verdure dans une délicieuse situation, à quelques pas à peine du Rincón Grande, avait depuis peu été changé en venta ou auberge pour les voyageurs surpris par la nuit ou qui, pour une raison quelconque, préféraient s'y arrêter au lieu de pousser jusqu'à la ville.

Sur un espace de terrain assez grand laissé libre devant la venta, les ballots de plusieurs convois de mules étaient rangés en demi-cercle et empilés les uns sur les autres avec une certaine symétrie; au milieu du cercle, les arrieros accroupis près du feu boucanaient du tasajo pour leur déjeuner ou réparaient les bâts de leurs animaux qui, séparés par troupes, mangeaient leur provende de maïs placée sur des frazadas étendues sur le sol. Une berline, chargée de malles et de cartons, était remisée à l'écart auprès d'une diligence qu'un accident arrivé à une de ses roues avait contraint de s'arrêter en cet endroit. Plusieurs voyageurs, qui avaient passé la nuit en plein air roulés dans leurs zarapés, commençaient à s'éveiller, d'autres allaient et venaient en fumant leur papelitos; quelques-uns, plus alertes, avaient déjà sellé leurs chevaux et s'éloignaient au galop dans différentes directions.

Bientôt le mayoral de la diligence sortit de dessous sa voiture où il avait dormi enfoui dans l'herbe, donna à manger à ses bêtes, pansa les blessures faites par les harnais, les attela, puis il se mit à appeler ses voyageurs; ceux-ci réveillés par ses cris sortirent à demi éveillés de la venta et allèrent prendre leurs places dans la voiture. Ils étaient au nombre de neuf, à l'exception de deux individus vêtus à l'européenne et faciles à reconnaître pour Français. Tous les autres portaient le costume mexicain et paraissaient être de véritables hijos del país, c'est-à-dire des enfants du pays.

Au moment où le cocher ou mayoral, américain du nord pur sang, après être parvenu, à force de jurons yankées entremêlés de mauvais espagnol, à caser tant bien que mal ses voyageurs dans son véhicule à demi-disloqué par les cahots de la route, prenait les rênes pour partir, un galop de chevaux accompagné d'un cliquetis de sabres se fit entendre et une troupe de cavaliers revêtus de costumes à peu près militaires, mais en fort mauvais état, fit halte devant le rancho.

Cette troupe, composée d'une vingtaine d'hommes à faces patibulaires, était commandée par un alférez ou sous-lieutenant aussi pauvrement habillé que ses soldats, mais dont par contre les armes étaient en fort bon état.

Cet officier était un homme long, sec, maigre et nerveux, à la physionomie sournoise, au regard louche, et au teint de bistre.

—¡Hola! Compadre, cria-t-il au mayoral, vous partez de bien bonne heure il me semble.

Le yankée si insolent un instant auparavant changea subitement de manières; il s'inclina humblement avec un sourire faux et répondit d'une voix traînante et câline en affectant une grande joie que probablement il n'éprouvait point:

—¡Eh! ¡Válgame Dios! C'est le señor don Jesús Domínguez! Quelle heureuse rencontre! J'étais loin de m'attendre à un si grand bonheur ce matin; est-ce que votre seigneurie vient pour escorter la diligence.

—Non pas aujourd'hui, un autre devoir m'amène.

—Oh! Votre seigneurie a bien raison, mes voyageurs ne méritent guère une escorte aussi honorable; costeños qui ne me semblent pas être bien riches, d'ailleurs je serai obligé de m'arrêter au moins pendant trois heures à Orizaba pour réparer ma voiture.

—Alors adieu et vas au diable! répondit l'officier.

Le mayoral hésita un instant, puis au lieu de partir ainsi qu'on le lui commandait, il descendit rapidement de son siège et s'approcha de l'officier.

—Vous avez quelque nouvelle à me donner, n'est-ce pas, compadre, dit celui-ci?

—J'en ai une, señor, répondit le mayoral en riant faux.

—Ah! Ah! fit l'autre, et qu'est-elle? Bonne ou mauvaise?

—Le Rayo est en avant sur la route de México.

L'officier tressaillit imperceptiblement à cette révélation, mais se remettant aussitôt:

—Vous vous trompez, dit-il.

—Ah! Que non pas, je l'ai vu comme je vous vois.

L'officier sembla réfléchir une minute ou deux.

—C'est bon, je vous remercie, compadre; je prendrai mes précautions. Et vos voyageurs?

—Ce sont de pauvres hères, à part deux domestiques d'un comte français, dont les malles et les caisses remplissent à elles seules toute la voiture, les autres ne méritent pas la peine qu'on s'occupe d'eux. Est-ce que vous avez l'intention de les visiter?

—Je n'y suis pas encore décidé, je verrai, je réfléchirai.

—Enfin, vous agirez comme vous le trouverez convenable. Pardonnez-moi de vous quitter, señor don Jesús; mes voyageurs s'impatientent, il me faut partir.

—Allons, au revoir.

Le mayoral monta sur son siège, fouetta les mules, et la voiture partit avec une rapidité peu rassurante pour ceux qu'elle contenait et qui risquaient à chaque angle du chemin de se briser les os.

Aussitôt que l'officier se trouva seul, il s'approcha du ventero occupé à mesurer du maïs, à quelques arrieros et l'interpellant avec hauteur:

—Eh! lui demanda-t-il, n'avez-vous pas ici un caballero espagnol et une dame?

—Oui, répondit le ventero, en se découvrant avec un respect mêlé de crainte, oui, seigneur officier, un caballero assez âgé, accompagné d'une dame toute jeune, est arrivé ici hier un peu après le coucher du soleil, dans la berline que vous voyez là remisée devant la porte du rancho; ils avaient avec eux une escorte. D'après ce qu'ont dit les soldats, ils viennent de la Veracruz et se rendent à México.

—C'est cela même, je suis envoyé pour leur servir d'escorte jusqu'à Puebla de Los Ángeles; mais ils ne semblent pas être pressés de partir; cependant la journée doit être longue et ils ne feraient pas mal de se hâter.

En ce moment une porte intérieure s'ouvrit, un homme richement vêtu entra dans la salle commune, et après avoir légèrement soulevé son chapeau en prononçant le sacramentel Ave Maria purísima, il s'avança vers l'officier qui en l'apercevant avait fait quelques pas à sa rencontre.

Ce nouveau personnage était un homme d'environ cinquante-cinq ans encore vert; sa taille était haute et élégante, ses traits beaux et nobles, une expression de franchise et de bonté était répandue sur sa physionomie.

—Je suis don Antonio de Carrera, dit il, en s'adressant à l'officier; j'ai entendu les quelques mots que vous avez dits à notre hôte; je crois, seigneur, être la personne que vous avez mission d'escorter.

—En effet, señor caballero, répondit poliment le sous-lieutenant, le nom que vous avez prononcé est bien celui écrit par l'ordre dont je suis porteur; j'attends votre bon plaisir, prêt à faire ce que vous désirerez.

—Je vous remercie, señor; ma fille est un peu malade, je craindrais, en me mettant en route d'aussi bonne heure, de porter atteinte à sa santé délicate, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous demeurerons encore quelques heures ici et nous ne partirons qu'après notre déjeuner auquel je serais honoré que vous daigniez prendre part.

—Je vous rends mille grâces, caballero, répondit l'officier, en s'inclinant avec courtoisie, mais je ne suis qu'un soldat grossier, dont la société ne saurait être agréable à une dame; veuillez donc m'excuser si je refuse votre toute gracieuse invitation, dont cependant je vous suis aussi reconnaissant que si je l'acceptais.

—Je n'insiste pas, seigneur, bien que j'aurais été flatté de vous avoir pour convive; ainsi il est convenu, n'est-ce pas, que nous resterons ici encore?

—Tant que vous le voudrez, señor, je vous répète que je suis à vos ordres.

Après cet échange mutuel de bons procédés les deux interlocuteurs se séparèrent, le vieillard rentra dans l'intérieur du rancho et l'officier sortit pour installer le bivouac de sa troupe.

Les soldats mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux au piquet et commencèrent à vaguer de côté et d'autre en fumant leur cigarette, regardant tout avec cette inquiète curiosité particulière aux Mexicains.

Cependant l'officier avait dit quelques mots à voix basse à un soldat; celui-ci, au lieu d'imiter l'exemple de ses compagnons, était au contraire remonté à cheval et s'était éloigné au galop.

Vers dix heures du matin, les domestiques de don Antonio de Carrera attelèrent les chevaux à la berline, puis quelques instants plus tard le vieillard sortit.

Il donnait le bras à une dame, tellement enveloppée dans son voile et sa mante qu'il était littéralement impossible de rien voir de son visage ou de rien deviner de l'élégance de sa taille.

Aussitôt que la jeune dame eût été confortablement installée dans la berline, don Antonio se retourna vers l'officier qui s'était rapidement rapproché de lui.

—Nous partirons quand vous voudrez, seigneur lieutenant, lui dit-il.

Don Jesús s'inclina.

L'escorte se mit en selle; le vieillard monta alors dans la berline dont la portière fut fermée par un domestique qui prit place sur le siège à côté du cocher; quatre autres domestiques bien armés se rangèrent derrière la voiture.

—En route, cria l'officier.

La moitié de l'escorte prit les devants, l'autre moitié forma l'arrière-garde, le cocher fouetta ses chevaux, et voiture et cavaliers emportés par un galop rapide disparurent dans un nuage de poussière.

—Que Dieu le protège! murmura le ventero en se signant et en faisant sauter dans sa main deux onces d'or que lui avait données don Antonio; ce vieillard est un digne gentilhomme, malheureusement don Jesús Domínguez est avec lui, et je crains bien que son escorte ne lui soit fatale.


III

LES SALTEADORES

Cependant la berline roulait entourée par son escorte sur la route d'Orizaba. Mais à peu de distance de cette ville elle fit un crochet et par une traverse elle rejoignit le chemin de Puebla et s'avança vers les défilés de las Cumbres; tout en courant à fond de train sur la route poudreuse, les deux voyageurs causaient entre eux.

La dame qui accompagnait le vieillard était une jeune fille de seize à dix-sept ans au plus; ses traits fins délicats, ses yeux bleus bordés de longs cils qui en s'abaissant traçaient un demi-cercle brun sur ses joues veloutées, son nez droit aux ailes roses et mobiles, sa bouche mignonne dont les lèvres de corail laissaient en s'entr'ouvrant apercevoir le double chapelet de perles de ses dents, son menton séparé par une légère fossette, son teint pâle dont la blancheur était rendue plus mate par les boucles soyeuses d'une chevelure de jais dont son visage était encadré et qui retombait sur ses épaules, lui formaient une de ces physionomies étranges et sympathiques, comme seuls en produisent les pays équinoxiaux, et qui, sans avoir la morbidesse de nos frêles beautés des froids climats du nord, ont cet irrésistible attrait qui fait rêver l'ange dans la femme et impose non seulement l'amour, mais encore l'adoration.

Gracieusement pelotonnée dans un angle de la voiture, à demi-enfoncée dans des flots de gaze, elle laissait d'un air rêveur ses regards errer sur la campagne, ne répondant que d'un air distrait et par monosyllabes aux paroles que lui adressait son père.

Le vieillard, bien qu'il affectât une certaine assurance, paraissait cependant assez inquiet.

—Voyez-vous, Dolores, disait-il, tout cela n'est pas clair; malgré les affirmations répétées des chefs du gouvernement de la Veracruz, et la protection dont ils feignent de m'entourer, je n'ai aucune confiance en eux.

—Pourquoi donc, mon père? répondit nonchalamment la jeune fille.

—Pour mille raisons; la principale est que je suis Espagnol, et vous savez que malheureusement à l'époque où nous sommes, ce nom est un titre de plus à la haine des Mexicains contre tous les Européens en général.

—Cela n'est que trop vrai, mon père, mais permettez-moi une question.

—Dites, Dolores, je vous écoute.

—Eh bien, je voudrais que vous me fissiez part du motif si pressant qui vous a engagé à quitter subitement la Veracruz, et à faire ce voyage avec moi surtout, que d'ordinaire vous n'emmenez jamais dans vos excursions.

—Le motif est bien simple, mon enfant, de graves intérêts réclament ma présence à México, où je dois me rendre le plus tôt possible; d'un autre côté, l'horizon politique se rembrunit de jour en jour, j'ai réfléchi que le séjour de notre hacienda del Arenal pourrait, d'ici à quelque temps, devenir dangereux pour notre famille. J'ai donc résolu, après vous avoir laissé à Puebla chez notre parent don Luis de Pezal, dont vous êtes la filleule et qui vous aime beaucoup, de pousser jusqu'à l'Arenal où je prendrai votre frère Melchior, et de vous emmener dans la capitale où il nous sera facile de trouver une protection efficace, au cas malheureusement trop facile à prévoir, où éclaterait non pas une nouvelle révolution, car nous en subissons une depuis longtemps déjà, mais un cataclysme qui renverserait tout d'un coup le pouvoir constitué, pour y substituer celui de la Veracruz.

—Et vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là mon père? demanda la jeune fille en se penchant à demi avec un léger sourire.

—Quel autre motif pourrai-je avoir que celui que je viens de vous dire, ma chère Dolores?

—Je ne sais pas moi, mon père, puisque je vous le demande.

—Vous êtes une curieuse niña, reprit-il en la menaçant en riant du doigt, vous voudriez bien me faire vous avouer mon secret.

—Il y a donc un secret, mon père?

—C'est possible, mais quant à présent il vous faut en prendre votre parti, car je ne vous le dirai pas.

—Bien vrai, mon père?

—Je vous en donne ma parole.

—Oh! Alors je n'insiste pas, je sais trop bien que lorsque vous prenez ainsi votre grosse voix, et que vous froncez les sourcils, il est inutile d'insister.

—Vous êtes folle, Dolores.

—C'est égal, j'aurais bien voulu savoir pourquoi vous avez pris un faux nom pour ce voyage.

—Oh! Pour cela, je ne demande pas mieux que de vous le dire: mon nom est trop connu comme étant celui d'un homme riche, pour que je me hasarde à le porter par les chemins, lorsque tant de bandits fourmillent sur les routes.

—Vous n'avez pas eu d'autre motif que celui-là?

—Pas d'autre, chère enfant; je crois qu'il est suffisant, et que la prudence devait m'engager à agir ainsi que je l'ai fait.

—Soit, mon père, répondit-elle en hochant la tête d'un air boudeur; mais, s'écria-t-elle tout d'un coup, regardez donc, mon père, il me semble que la voiture se ralentit.

—En effet, répondit le vieillard; que signifie cela? Il baissa la glace et pencha la tête au dehors, mais il ne vit rien, la berline s'engageait en ce moment dans le défilé des Cumbres, et la route faisait des coudes si nombreux, que la vue ne pouvait s'étendre à plus de vingt-cinq ou trente pas en avant ou en arrière. Le vieillard appela alors un des domestiques qui suivaient immédiatement la voiture.

—Qu'y a-t-il donc, Sánchez? demanda le voyageur; il me semble que nous ne marchons plus aussi vite.

—C'est la vérité, señor amo, répondit Sánchez; depuis que nous avons quitté la plaine nous n'avançons plus aussi rapidement, sans que j'en connaisse la cause; les soldats de notre escorte paraissent inquiets, ils causent entre eux à voix basse en regardant incessamment autour d'eux; il est évident qu'ils redoutent quelque danger.

—Les salteadores ou les guérilleros qui infestent les routes songeraient-ils à nous attaquer? dit le vieillard avec une inquiétude mal déguisée; informez-vous donc, Sánchez. Hum! L'endroit serait bien choisi pour une surprise, cependant notre escorte est nombreuse et, à moins qu'elle ne soit de connivence avec les bandits, je doute que ceux-ci se hasardent à nous barrer le passage. Voyez, Sánchez, interrogez adroitement les soldats et venez me rapporter ce que vous aurez appris.

Le domestique salua, retint la bride et laissa la voiture le dépasser, puis il se mit en devoir de s'acquitter de la commission dont son maître l'avait chargé.

Mais Sánchez rejoignit presqu'aussitôt la berline; ses traits étaient bouleversés, sa voix haletante sifflait entre ses dents serrées par la terreur, une pâleur cadavéreuse couvrait son visage.

—Nous sommes perdus, señor amo, murmura-t-il en se penchant à la portière.

—Perdus! s'écria le vieillard avec un tressaillement nerveux et en lançant à sa fille muette d'épouvante un regard chargé de tout ce que l'amour paternel a de plus passionné, perdus! Vous êtes fou, Sánchez; expliquez-vous, au nom du ciel.

—C'est inutile, mi amo, répondit le pauvre diable en balbutiant. Voici le señor don Jesús Domínguez, le chef de l'escorte, qui vient de ce côté; sans doute il veut vous faire part de ce qui se passe.

—Qu'il arrive donc! Mieux vaut, sur mon âme, une certitude, si terrible qu'elle soit, qu'une anxiété pareille.

La voiture s'était arrêtée sur une espèce de plateforme d'une centaine de mètres carrés de largeur; le vieillard jeta un coup d'œil au dehors; l'escorte entourait toujours la berline, seulement elle paraissait être doublée: au lieu de vingt cavaliers il y en avait quarante.

Le voyageur comprit qu'il était tombé dans un guet-apens, que toute résistance serait folle et qu'il ne lui restait plus d'autre chance de salut que la soumission; cependant comme, malgré son âge, il était vert encore, doué d'un caractère ferme et d'une âme énergique il ne s'avoua pas vaincu ainsi au premier choc, et résolut d'essayer de tirer le meilleur parti possible de sa fâcheuse position.

Après avoir tendrement embrassé sa fille; lui avoir recommandé de demeurer immobile et de n'intervenir en rien dans ce qui allait se passer, au lieu de demeurer dans la berline, il ouvrit la portière et sauta assez lestement sur la route, un revolver de chaque main.

Les soldats, bien qu'ils fussent surpris de cette action, ne firent pas un geste pour s'y opposer et conservèrent impassiblement leurs rangs.

Les quatre domestiques du voyageur vinrent sans hésiter se ranger derrière lui, la carabine armée, prêts à faire feu sur l'ordre de leur maître.

Sánchez avait dit vrai: don Jesús Domínguez arrivait au galop; mais il n'était pas seul, un autre cavalier l'accompagnait.

Celui-ci était un homme court et trapu, aux traits sombres et aux regards louches, la nuance rougeâtre de son teint le faisait reconnaître pour un Indien de pure race; il portait un somptueux costume de colonel de l'armée régulière.

Le voyageur reconnut aussitôt ce sinistre personnage pour don Felipe Neri Irzabal, un des chefs guérilleros du parti de Juárez; deux ou trois fois il l'avait entrevu à la Veracruz.

Ce fut avec un tressaillement nerveux et un frisson de terreur que le vieillard attendit l'arrivée des deux hommes; cependant lorsqu'ils ne se trouvèrent plus qu'à quelques pas de lui, au lieu de leur permettre de l'interroger ce fut lui qui le premier prit la parole.

—Hola, caballeros, leur cria-t-il d'une voix hautaine, que signifie ceci, et pourquoi me contraignez-vous ainsi à interrompre mon voyage?

—Vous allez l'apprendre, cher seigneur, répondit en ricanant le guérillero; et d'abord pour que vous sachiez bien tout de suite à quoi vous en tenir, au nom de la patrie je vous arrête.

—Vous m'arrêtez? Vous? se récria le vieillard, et de quel droit?

—De quel droit? reprit l'autre avec son ricanement de mauvais augure, ¡vive Cristo! Je pourrais si cela me convenait vous répondre que c'est du droit du plus fort et la raison serait péremptoire, j'imagine.

—En effet, répondit le voyageur d'une voix railleuse, et c'est, je le suppose, le seul que vous puissiez invoquer.

—Eh bien, vous vous trompez, mon gentilhomme; je ne l'invoquerai pas, je vous arrête comme espion et convaincu de haute trahison.

—Allons, vous êtes fou, señor coronel, espion et traître, moi!

—Señor, depuis longtemps déjà le gouvernement du très excellent seigneur, le président Juárez, a les yeux sur vous; vos démarches ont été surveillées, on sait pour quel motif vous avez si précipitamment quitté la Veracruz et dans quel but vous vous rendez à México.

—Je me rends à México pour affaires commerciales et le président le sait bien, puisque lui-même a signé mon sauf-conduit et que l'escorte qui m'accompagne m'a gracieusement été donnée par lui, sans qu'il m'ait été nécessaire de la lui demander.

—Tout cela est vrai, señor; notre magnanime président, qui toujours répugne aux mesures rigoureuses, ne voulait pas vous faire arrêter, il préférait, par considération pour vos cheveux blancs, vous laisser les moyens de vous échapper, mais votre dernière trahison a comblé la mesure, et tout en se faisant violence, le président a reconnu la nécessité de sévir sans retard contre vous; j'ai été expédié à votre poursuite avec l'ordre de vous arrêter; cet ordre, je l'exécute.

—Et pourrai-je savoir de quelle trahison je suis accusé?

—Mieux que personne, seigneur don Andrés de la Cruz, vous devez connaître les motifs qui vous ont engagé à quitter votre nom pour prendre celui de don Antonio de Carrera.

Don Andrés, car tel était en réalité son nom, fut terrorisé à cette révélation, non qu'il se sentît coupable, car ce changement de nom n'avait été opéré qu'avec l'agrément du président, mais il fut confondu par la duplicité des gens qui l'arrêtaient et qui, faute de meilleures raisons, se servaient de celle-là pour le faire tomber dans un piège infâme, afin de s'emparer d'une fortune que depuis longtemps ils convoitaient.

Cependant don Andrés maîtrisa son émotion et s'adressant de nouveau au guérillero:

—Prenez garde à ce que vous faites, señor coronel, dit-il, je ne suis pas le premier venu, moi, je ne me laisserai pas ainsi spolier sans me plaindre, il y a à México un ambassadeur espagnol qui saura me faire rendre justice.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit imperturbablement don Felipe; si c'est du señor Pacheco dont vous parlez, sa protection ne vous sera je crois guère profitable; ce caballero qui se qualifie ambassadeur extraordinaire de S. M. la reine d'Espagne a jugé convenable de reconnaître le gouvernement du traître Miramón. Nous n'avons donc, nous autres, rien à démêler avec lui et son influence auprès du président national est complètement nulle, d'ailleurs je n'ai pas à discuter avec vous; quoiqu'il arrive, je vous arrête. Voulez-vous vous rendre ou prétendez-vous m'opposer une résistance inutile! Répondez.

Don Andrés jeta un regard circulaire sur les gens qui l'entouraient, il comprit que, à part ses domestiques, il n'avait à espérer de secours ou d'appui de personne, alors il laissa tomber ses revolvers à ses pieds, et croisant ses bras sur sa poitrine.

—Je me rends devant la force, dit-il d'une voix ferme, mais je proteste devant tous ceux qui m'entourent contre la violence qui m'est faite.

—Soit, protestez, cher seigneur, vous en êtes le maître, peu m'importe à moi; don Jesús Domínguez, ajouta-t-il en s'adressant à l'officier qui, calme, impassible et indifférent, avait assisté à cette scène, nous allons sans retard procéder à la visite minutieuse des bagages, et surtout des papiers du prisonnier.

Le vieillard haussa les épaules avec mépris.

—C'est bien joué, dit-il; malheureusement, vous vous y prenez un peu tard, caballero.

—Que voulez-vous dire?

—Rien autre chose, sinon que l'argent et les valeurs que vous vous flattez de trouver dans mes bagages n'y sont pas; je vous connais trop bien, señor, pour ne pas avoir pris mes précautions dans la prévision de ce qui arrive en ce moment.

—Malédiction! s'écria le guérillero en frappant du poing le pommeau de sa selle; gachupine du démon, ne crois pas nous échapper ainsi, quand je devrais te faire écorcher vif je saurai, je te le jure, où tu as caché tes trésors.

—Essayez, répondit avec ironie don Andrés, en lui tournant le dos.

Le bandit venait de se révéler; le guérillero, après l'éclat auquel l'avait emporté son avarice, n'avait plus de mesures à garder vis-à-vis de celui qu'il prétendait dépouiller d'une façon si audacieusement cynique.

—C'est bien, dit-il, nous allons voir, et se penchant à l'oreille de don Jesús, il lui parla bas pendant quelques minutes.

Les deux bandits concertaient sans doute entre eux les mesures les plus efficaces qu'ils comptaient employer afin de contraindre l'Espagnol à révéler son secret et à se mettre à leur merci.

—Don Andrés, dit au bout d'un instant avec un ricanement nerveux le guérillero, puisqu'il en est ainsi, je me ferai un scrupule d'interrompre votre voyage; avant de retourner à la Veracruz nous nous rendrons de compagnie à votre hacienda del Arenal, où nous serons beaucoup plus commodément que sur cette route pour parler d'affaires, veuillez, je vous prie, remonter dans votre voiture, nous partons; d'ailleurs votre fille, la charmante Dolores, a besoin sans doute d'être rassurée.

Le vieillard pâlit, car il comprit toute l'horrible portée de la menace que lui faisait le bandit, il leva les yeux au ciel et fit un mouvement pour se rapprocher de la voiture.

Mais au même instant un galop furieux se fit entendre, les soldats s'écartèrent avec épouvante et un cavalier, arrivant à fond de train, pénétra comme un ouragan au centre du cercle qui s'était formé autour de la berline.

Ce cavalier était masqué, un voile noir couvrait entièrement son visage, il arrêta brusquement son cheval sur les pieds de derrière et fixant sur le guérillero ses yeux qui brillaient comme des charbons ardents à travers les trous du voile qui le cachait:

—Que se passe-t-il donc ici? demanda-t-il d'un ton bref et menaçant.

Par un geste instinctif, le guérillero pesa sur la bride et fit reculer son cheval sans répondre.

Les soldats et l'officier lui-même se signèrent avec terreur en murmurant à demi-voix:

—El Rayo! El Rayo!

—Je vous ai interrogé, reprit l'inconnu après quelques secondes d'attente.

Les quarante et quelques hommes qui l'entouraient, courbèrent piteusement la tête et se reculant peu à peu élargirent considérablement le cercle, semblant peu désireux d'entrer en pourparlers avec ce mystérieux personnage.

Don Andrés sentit l'espoir rentrer dans son cœur; un pressentiment secret l'avertissait que l'arrivée subite de cet homme allait sinon complètement changer sa position, au moins la faire entrer dans une phase plus avantageuse pour lui; de plus, il lui semblait, sans qu'il lui fût possible de se rappeler où il l'avait entendu, reconnaître confusément la voix de l'inconnu, aussi, lorsque chacun s'éloignait avec crainte, lui, au contraire, s'en approcha avec un empressement instinctif dont il ne se rendit pas compte.

Don Jesús Domínguez, le commandant de l'escorte, avait disparu; il avait honteusement pris la fuite.


IV

EL RAYO

A l'époque où se passe notre histoire, un homme avait, au Mexique, le privilège de concentrer sur sa personne toutes les curiosités, toutes les terreurs, et qui plus est toutes les sympathies.

Cet homme était el Rayo, c'est-à-dire le Tonnerre.

Qui était el Rayo? D'où venait-il? Que faisait-il?

A ces trois questions, bien courtes cependant, nul n'aurait su répondre avec certitude.

Et pourtant Dieu sait quelle prodigieuse quantité de légendes couraient sur lui.

Voici en quelques mots ce qu'on savait de plus certain sur son compte.

Vers la fin de 1857, il avait tout à coup paru sur la route qui conduit de México à la Veracruz, dont il s'était alors chargé de faire la police à sa manière. Arrêtant les convois et les diligences, protégeant ou rançonnant les voyageurs, c'est-à-dire dans le second cas, obligeant les riches à faire à leur bourse une légère saignée en faveur de leurs compagnons moins favorisés qu'eux de la fortune et contraignant les chefs d'escorte à défendre contre les attaques des salteadores les personnes qu'ils s'étaient chargés d'accompagner.

Personne n'aurait pu dire s'il était jeune ou vieux, beau ou laid, brun ou blond, car jamais nul n'avait vu son visage à découvert. Quant à sa nationalité, elle était toute aussi impossible à reconnaître; il parlait avec la même facilité et la même élégance le castillan, le français, l'allemand, l'anglais et l'italien.

Ce personnage mystérieux était parfaitement renseigné sur tout ce qui se passait sur le territoire de la République, il savait non seulement les noms et la position sociale des voyageurs auxquels il lui plaisait d'avoir affaire, mais encore il connaissait sur eux certaines particularités secrètes qui fort souvent les mettaient très mal à leur aise.

Chose plus étrange encore que tout ce que nous avons rapporté, c'est que el Rayo était toujours seul et qu'il n'hésitait jamais, quel que fût le nombre de ses adversaires, à leur barrer le passage. Nous devons ajouter que l'influence que sa présence exerçait sur ceux-ci était tellement grande, que sa vue suffisait pour arrêter toute velléité de résistance et qu'une menace de lui faisait courir un frisson de terreur dans les veines de ceux à qui il l'adressait.

Les deux présidents de la République, tout en se faisant une guerre à outrance pour se supplanter l'un l'autre, avaient, chacun en particulier, essayé à plusieurs reprises de délivrer la grande route d'un caballero si incommode et qui leur semblait être un dangereux compétiteur, mais toutes leurs tentatives pour obtenir ce résultat avaient échoué d'une façon déplorable: el Rayo, on ne sait comment, mis en garde et parfaitement renseigné sur les mouvements des soldats envoyés à sa recherche, apparaissait toujours à l'improviste devant eux, déjouait leurs ruses et les contraignait à se retirer honteusement.

Une fois cependant, le gouvernement de Juárez espéra que c'en était fait d'el Rayo et qu'il n'échapperait pas aux mesures prises pour s'emparer de sa personne.

On avait appris que, depuis quelques jours, il passait toutes les nuits couché dans un rancho situé à peu de distance de Paso del Macho: un détachement de vingt dragons, commandé par Carvajal, un des guérilleros les plus cruels et les plus déterminés, fut immédiatement et dans le plus grand secret expédié à Paso del Macho.

Le commandant avait l'ordre de fusiller son prisonnier aussitôt qu'il serait parvenu à s'emparer de lui, afin, sans doute, de ne pas lui laisser le loisir de tenter une évasion pendant le trajet de Paso del Macho à la Veracruz.

Le détachement partit donc en toute hâte; les dragons, auxquels on avait promis une forte récompense s'ils réussissaient dans leur scabreuse expédition, étaient parfaitement disposés à faire leur devoir, honteux d'être depuis si longtemps tenus en échec par un seul homme, et brûlant de prendre enfin leur revanche.

Les soldats arrivèrent en vue du rancho; à deux lieues environ de Paso del Macho, ils avaient fait rencontre d'un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage et monté sur une mauvaise mule, trottinait en marmottant son chapelet.

Le commandant avait invité le moine à se joindre à sa troupe, ce que celui-ci avait accepté avec une certaine hésitation. Au moment où le détachement, qui marchait un peu à la débandade, allait atteindre le rancho, le moine mit pied à terre.

—Que faites-vous donc, padre? lui demanda le commandant.

—Vous le voyez, mon fils, je descends de ma mule; mes affaires m'appellent dans un rancho peu éloigné, et tout en vous laissant continuer votre route, je vous demande la permission de vous quitter, en vous remerciant de la bonne société que vous avez bien voulu me faire depuis notre rencontre.

—Oh, oh! fit le commandant en riant d'un gros rire, il n'en sera pas ainsi, señor padre, nous ne pouvons nous séparer de cette façon.

—Pourquoi donc, mon fils? demanda le moine en s'approchant de l'officier, tout en conduisant sa mule par la bride.

—Pour une raison bien simple, mon digne fray...

—Pancracio, pour vous servir, señor caballero dit le moine en s'inclinant.

—Pancracio soit, reprit l'officier. J'ai besoin de vous, ou, pour être plus vrai, de votre ministère; en un mot, il s'agit de confesser un homme qui va mourir.

—Et qui donc?

—Connaissez-vous el Rayo, señor Frayle?

—¡Santa Virgen! Si je le connais, illustre commandant!

—Eh bien, c'est lui qui va mourir.

—Vous l'avez arrêté?

—Pas encore, mais dans quelques minutes ce sera fait, je le cherche.

—Ah bah! Où est-il donc?

—Tenez, là, dans ce rancho que vous apercevez d'ici, répondit l'officier en se penchant complaisamment vers le moine et en étendant le bras dans la direction qu'il lui indiquait.

—Vous en êtes sûr, illustre commandant?

—¡Caray! Si j'en suis sûr!

—Eh bien, je crois que vous vous trompez.

—Hein? Que voulez-vous dire, sauriez-vous quelque chose?

—Certes, je sais quelque chose, puisque el Rayo c'est moi! ¡Ladrón maldito!

Et avant que l'officier, atterré de cette révélation subite à laquelle il était si loin de s'attendre, eût repris son sang-froid, el Rayo l'avait saisi par la jambe, l'avait jeté à terre, s'était mis en selle à sa place, et, s'armant de deux revolvers à six coups cachés sous sa robe, il se précipitait à fond de train sur le détachement, en faisant feu des deux mains à la fois et poussant son terrible cri de guerre: El Rayo! El Rayo!

Les soldats, aussi et même plus surpris que leur officier de cette attaque si rude et si imprévue, se débandèrent et s'enfuirent dans toutes les directions.

El Rayo, après avoir traversé tout le détachement, dont il tua sept hommes et renversa un huitième du poitrail de son cheval, ralentit tout à coup l'allure rapide de sa monture, et, après s'être arrêté pendant quelques minutes d'un air de défi à une centaine de pas, voyant que les dragons ne le poursuivaient point; ce que les pauvres diables, épouvantés, n'avaient garde de faire, car ils ne songeaient qu'à s'enfuir, en abandonnant leur officier, il tourna bride et revint vers celui-ci, toujours étendu sur le sol, comme s'il eût été mort.

—Eh! Commandant, lui dit-il en mettant pied à terre, voilà votre cheval, reprenez-le, il vous servira à rejoindre vos soldats; quant à moi, je n'en ai plus besoin, je vais vous attendre au rancho où, si vous conservez le désir de m'arrêter et de me faire fusiller, vous me trouverez prêt à vous recevoir jusqu'à demain huit heures du matin; au revoir.

Il le salua alors de la main, enfourcha sa mule et se dirigea vers le rancho, où effectivement il entra.

Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'il dormit paisiblement jusqu'au matin, sans que l'officier et les soldats, si acharnés à sa poursuite, osassent venir troubler son repos ils étaient repartis pour la Veracruz, sans retourner la tête.

Voilà quel était l'homme dont l'apparition inattendue au milieu de l'escorte de la berline avait causé une si grande frayeur aux soldats et entièrement glacé leur courage.

El Rayo demeura un instant calme, froid et sombre en face des soldats groupés devant lui, puis d'une voix brève et nettement accentuée:

—Señores, dit-il, vous avez, il me semble, oublié que nul, si ce n'est moi, n'a le droit de commander en maître sur les grands chemins de la République. Señor don Felipe Neri, ajouta-t-il en se tournant vers l'officier immobile à quelques pas de lui, vous pouvez rebrousser chemin avec vos hommes, la route est parfaitement libre jusqu'à Puebla; vous me comprenez n'est-ce pas?

—Je vous comprends, caballero; cependant il me semble, répondit en hésitant le colonel, que mon devoir m'ordonne d'escorter...

—Pas un mot de plus, interrompit violemment el Rayo, pesez bien mes paroles et surtout faites-en votre profit, ceux que vous espériez rencontrer à quelques pas d'ici, n'y sont plus; les cadavres de plusieurs d'entre eux servent en ce moment de pâture aux vautours. C'est partie perdue pour vous aujourd'hui, croyez-moi, tournez bride.

L'officier eut une seconde d'hésitation, puis faisant faire à son cheval quelques pas en avant:

—Señor, dit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler, je ne sais si vous êtes un homme ou un démon, pour imposer ainsi seul contre tous votre volonté à des hommes braves: mourir n'est rien pour un soldat, lorsqu'il est frappé en pleine poitrine en face de l'ennemi; une fois déjà j'ai reculé devant vous, je ne veux plus qu'il en soit ainsi, aujourd'hui tuez-moi, mais ne me déshonorez pas.

—J'aime vous entendre parler ainsi, don Felipe, répondit froidement el Rayo, la bravoure sied bien à un militaire; malgré vos instincts pillards, et vos habitudes de bandit, je vois avec plaisir que le courage ne vous manque point, je ne désespère pas de vous amener plus tard à résipiscence, si une balle en coupant brutalement le fil de vos jours n'arrête subitement le cours de vos bonnes intentions, ordonnez à vos soldats qui tremblent, comme des poltrons qu'ils sont, de reculer d'une douzaine de pas, je vais vous donner la satisfaction que vous désirez.

—Ah! Caballero, s'écria l'officier, il serait possible, vous consentiriez.

—A jouer ma vie contre la vôtre, interrompit railleusement el Rayo; pourquoi non? Vous désirez une leçon; cette leçon, vous allez la recevoir.

Sans perdre un instant, l'officier tourna bride et se mit en devoir de faire reculer ses soldats, manœuvre que ceux-ci exécutèrent avec le plus louable empressement.

Don Andrés de la Cruz, car maintenant nous lui rendrons son véritable nom, avait assisté en spectateur fort intéressé à toute cette scène à laquelle jusque-là il n'avait osé se mêler.

Cependant lorsqu'il vit la tournure que prenaient les choses il crut devoir hasarder quelques observations.

—Pardon, caballero, dit-il en s'adressant au mystérieux inconnu, tout en vous remerciant sincèrement de votre intervention en ma faveur, permettez-moi de vous faire observer que, depuis trop longtemps déjà, je suis arrêté dans ce défilé et que je désirerais continuer ma route afin de mettre le plus tôt possible ma fille à l'abri de tout danger.

—Aucun danger ne menace doña Dolores, señor, répondit froidement el Rayo; ce retard de quelques minutes seulement ne peut en aucune façon avoir pour elle de fâcheuses conséquences, d'ailleurs, je désire que vous assistiez à ce combat qui; en quelque sorte, se livre pour soutenir votre cause; ayez donc patience, je vous prie. Mais tenez, voici don Felipe qui revient; l'affaire ne sera pas longue. Figurez-vous que vous pariez à un combat de coqs; je suis convaincu que vous prendrez plaisir à ce qui va se passer.

—Mais cependant, reprit don Andrés.

—Vous me désobligeriez en insistant davantage, caballero, interrompit sèchement el Rayo, vous avez je le sais, d'excellents revolvers que Devisme vous a envoyés de Paris; veuillez être assez bon pour en prêter un au señor don Felipe, ils sont chargés, je suppose?

—Ils sont chargés, oui señor, répondit don Andrés en présentant à l'officier un de ses pistolets.

Celui-ci le prit, le tourna et le retourna entre ses mains, puis levant la tête d'un air désappointé:

—Je ne sais pas me servir de ces armes, dit-il.

—Oh! C'est bien facile, allez, répondit courtoisement el Rayo et, dans un instant, vous connaîtrez parfaitement leur mécanisme; señor don Andrés, veuillez, je vous prie, être assez bon pour expliquer à ce caballero le maniement, si simple, de ces armes.

L'Espagnol obéit; en effet, l'officier comprit au premier mot l'explication qui lui était donnée.

—Maintenant, señor don Felipe, reprit el Rayo toujours froid et impassible, écoutez-moi bien: je consens à vous donner cette satisfaction à la condition que quelle que soit l'issue de ce combat, vous vous engagiez, n'est-ce pas, à tourner bride aussitôt en laissant le señor don Andrés et sa fille libres de continuer leur voyage comme cela leur conviendra: est-ce convenu?

—C'est convenu, señor.

—Fort bien; maintenant, voici ce que vous et moi, nous allons faire: dès que nous aurons mis pied à terre, nous nous placerons à vingt pas l'un de l'autre; cette distance vous convient-elle?

—Parfaitement, seigneurie.

—Bon; alors, à un signal donné par moi, vous tirerez les six coups de votre revolver: moi, je tirerai ensuite, après vous, mais une fois seulement, car nous sommes pressés.

—Pardon, seigneurie, mais si je vous tue de ces six coups?

—Vous ne me tuerez pas, señor, répondit froidement el Rayo.

—Vous croyez?

—J'en suis sûr; pour tuer un homme de ma trempe, señor don Felipe, dit el Rayo, avec un accent de mordante ironie, il faut un cœur ferme et une main de fer: vous ne possédez ni l'un ni l'autre.

Don Felipe ne répliqua pas, mais, en proie à une rage sourde, le front pâle et les sourcils froncés à se joindre, il alla résolument se placer à vingt pas de son adversaire.

El Rayo avait mis pied à terre, puis le corps fièrement cambré, la tête rejetée en arrière, la jambe droite avancée et les bras croisés au dos, il s'était placé en face de l'officier.

—Maintenant, dit-il, faites bien attention à viser juste; les revolvers, si bons qu'ils soient, ont en général le défaut d'aller toujours un peu haut; ne vous pressez pas, vous y êtes? Bien, allez!

Don Felipe ne se fit pas répéter l'invitation, il déchargea trois fois coup sur coup son revolver.

—Trop vite, beaucoup trop vite, lui cria el Rayo, je n'ai même pas entendu siffler vos balles. Voyons, plus de calme, tâchez de profiter des trois coups qui vous restent.

Tous les regards étaient fixes, toutes les poitrines haletantes. L'officier, démoralisé par le sang-froid de son adversaire et le mauvais succès de son tir, se sentait malgré lui fasciné par la noire statue impassible devant lui et dont il voyait seulement, à travers les trous du masque, briller les yeux comme des charbons ardents; des gouttelettes d'une sueur froide perlaient à chacun de ses cheveux qui se dressaient d'épouvante, son assurance première l'avait abandonné.

Cependant la colère et l'orgueil lui rendirent la force nécessaire pour cacher aux yeux des assistants l'agonie affreuse qu'il souffrait; par un suprême effort de volonté, il reprit un calme apparent, et il tira de nouveau.

—Ceci est mieux, dit railleusement el Rayo, seulement un peu trop haut, voyons l'autre.

Exaspéré par cette dernière raillerie, don Felipe lâcha la détente.

La balle alla frapper le roc à un pouce au plus au-dessus de la tête de l'inconnu.

Il ne restait plus qu'une balle dans le revolver.

—Faites cinq pas en avant, dit el Rayo; peut-être ne perdrez-vous pas votre dernier coup.

Sans répondre à ce mordant sarcasme, l'officier bondit comme une bête fauve, se plaça à quinze pas et tira.

—A moi, dit froidement l'inconnu en se reculant pour rétablir la première distance; vous avez oublié de vous découvrir, caballero, ceci est un manque de politesse que je ne saurais tolérer.

Saisissant alors un des pistolets passés à sa ceinture, il l'arma, étendit le bras et tira sans se donner la peine de viser. La coiffure de l'officier enlevée de sa tête alla rouler sur la poussière.

Don Felipe poussa un rugissement de bête fauve.

—Oh! s'écria-t-il, vous êtes un démon!

—Non, répondit el Rayo, je suis un homme de cœur. Maintenant, partez, je vous laisse la vie.

—Oui, je pars, mais, homme ou démon, je vous tuerai; je le jure. Dussé-je vous poursuivre jusqu'au fond des enfers.

El Rayo s'approcha de lui, le prit violemment par le bras, l'entraîna à l'écart et, soulevant le voile qui cachait ses traits, il lui fit voir son visage.

—Vous me reconnaîtrez à présent, n'est-ce pas? lui dit-il, d'une voix sourde; seulement souvenez-vous que maintenant que vous m'avez vu face-à-face, notre première rencontre sera mortelle; partez.

Don Felipe ne répliqua pas, il remonta à cheval, se mit à la tête de ses soldats effarés, et reprit au galop la route d'Orizaba.

—Cinq minutes plus tard, il ne restait sur le plateau que les voyageurs et leurs domestiques. El Rayo, profitant sans doute du moment de désordre et de surprise causé par la fin de cette scène, avait disparu.


V

L'HACIENDA DEL ARENAL

Quatre jours s'étaient écoulés depuis les événements rapportés dans notre dernier chapitre; le comte Ludovic de la Saulay et Olivier cheminaient encore côte à côte; mais le lieu de la scène avait complètement changé.

Tout autour d'eux, s'étendait une immense plaine couverte d'une luxuriante végétation coupée par quelques cours d'eau, sur les bords desquels s'accroupissaient les humbles huttes, de plusieurs pueblos peu importants; des troupeaux nombreux paissaient çà et là, surveillés par des vaqueros à cheval portant la reata à la selle, la machette au côté et la longue lance au crochet. Sur une route, dont les détours tranchaient en jaune sur la teinte verte de la plaine, apparaissaient, comme des points noirs, des recuas de mulas qui se pressaient vers des montagnes neigeuses qui fermaient au loin l'horizon; des bouquets d'arbres, gigantesques, accidentaient le paysage, et un peu sur la droite, au sommet d'une colline assez élevée, se dressaient orgueilleusement les murailles massives d'une importante hacienda.

Les deux voyageurs suivaient, au petit pas, les derniers détours d'un sentier étroit qui descendait en pente douce dans la plaine; à un moment donné le rideau d'arbres qui masquait leur vue s'étant écarté à droite et à gauche, le paysage sembla tout à coup surgir devant eux, comme s'il avait été subitement créé par la baguette magique d'un puissant enchanteur.

Le comte s'arrêta et poussa un cri d'admiration à la vue du magnifique kaléidoscope qui se déroulait devant ses yeux.

—Ah, ah! fit Olivier, je sais que vous êtes amateur, c'est une surprise que je vous ménageais; comment la trouvez-vous?

—C'est admirable, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau, s'écria le jeune homme avec enthousiasme.

—Oui, reprit l'aventurier avec un soupir étouffé, c'est assez bien, pour un paysage gâté par la main des hommes; je vous l'ai dit plusieurs fois déjà: c'est seulement dans les hautes savanes du grand désert mexicain qu'il est possible de voir la nature telle que Dieu l'a faite; ceci n'est qu'un décor d'opéra en comparaison, une nature de convention qui n'a pas de raison d'être et qui ne signifie rien.

Le comte sourit à cette boutade.

—De convention ou non, moi je trouve cette vue admirable.

—Oui, oui, je vous le répète, c'est assez bien réussi. Songez combien ce paysage devait être beau, aux premiers jours du monde, puisque malgré tous leurs efforts maladroits, les hommes ne sont pas encore parvenus à le gâter entièrement.

Les rires du jeune homme redoublèrent à ces paroles.

—Sur ma foi! dit-il, vous êtes un charmant compagnon, monsieur Olivier, et lorsque je me serai séparé de vous, bien souvent je regretterai votre agréable compagnie.

—Alors préparez-vous à me regretter, monsieur le comte, répondit-il en souriant, car nous n'avons plus que quelques instants à passer ensemble.

—Comment cela?

—Une heure tout au plus, pas davantage, mais continuons notre route: le soleil commence à devenir chaud et l'ombrage des arbres qui sont là-bas nous sera fort agréable.

Ils lâchèrent la bride à leurs chevaux et reprirent au petit pas la descente presqu'insensible qui les devait conduire dans la plaine.

—Est-ce que vous ne commencez pas à éprouver le besoin de vous reposer de vos fatigues, monsieur le comte? demanda l'aventurier en tordant nonchalamment une cigarette.

—Ma foi non; grâce à vous ce voyage m'a paru charmant, bien qu'un peu monotone.

—Comment, monotone?

—Dame, en France on nous fait des récits effrayants des pays d'outremer, où dit-on on trouve à chaque pas des bandits embusqués, où l'on ne saurait faire dix lieues sans risquer vingt fois sa vie; aussi n'est-ce qu'avec une certaine appréhension que nous débarquons sur ces rivages. J'avais la tête farcie d'histoires à faire dresser les cheveux; je me préparais à des surprises, des guets-apens, des combats acharnés, que sais-je encore! Eh bien, pas du tout, j'ai fait le voyage le plus prosaïque du monde, sans le plus petit accident que je puisse raconter plus tard.

—Vous n'êtes pas encore hors du Mexique.

—C'est vrai, mais mes illusions sont détruites, je ne crois plus aux bandits mexicains, ni aux féroces Indiens; ce n'est pas la peine de venir si loin, pour ne rien voir de plus que ce qu'on verrait dans son pays. Au diable les voyages! Il y a quatre jours, je croyais que nous allions avoir une aventure; pendant que vous m'aviez laissé seul, je formais des projets de bataille à perte de vue, et puis, au bout de deux longues heures d'absence, vous revenez tout souriant m'annoncer que vous vous étiez trompé et que vous n'aviez rien vu; il m'a fallu renfoncer toutes mes intentions belliqueuses. Définitivement, c'est ne pas avoir de chance.

—Que voulez-vous? répondit l'aventurier avec un accent d'imperceptible ironie, la civilisation nous gagne tellement que nous ressemblons aujourd'hui, à part quelques légères nuances, aux peuples du vieux monde.

—Riez, riez, moquez-vous bien de moi, je vous en laisse parfaitement le droit; mais revenons s'il vous plaît à notre sujet.

—Revenons-y, je ne demande pas mieux, monsieur le comte. Ne m'avez-vous pas, en causant avec moi, dit, entre autres choses, que vous aviez l'intention de vous rendre à l'hacienda del Arenal, et que si vous ne vous détourniez pas de votre route, au lieu de pousser tout droit à México, c'était par la raison, que vous craigniez de vous égarer dans un pays que vous ne connaissez pas, et de ne point rencontrer des personnes capables de vous remettre dans le bon chemin?

—Je vous ai dit cela, en effet, monsieur.

—Oh! Puisqu'il en est ainsi, la question se simplifie extraordinairement.

—Comment cela?

—Tenez, monsieur le comte, regardez devant vous. Que voyez-vous?

—Un magnifique bâtiment qui ressemble à une forteresse.

—Eh bien, ce bâtiment est l'hacienda del Arenal.

Le comte jeta un cri d'étonnement.

—Il serait possible! Vous ne me trompez pas, dit-il?

—Dans quel but? répondit doucement l'aventurier.

—Oh! Mais de cette façon la surprise est bien plus charmante que je ne le supposais d'abord.

—Ah! A propos, j'oubliais un détail qui ne manque pas, cependant, que d'avoir pour vous une certaine importance: vos domestiques et tous vos bagages sont rendus depuis deux jours déjà à l'hacienda.

—Mais comment mes domestiques ont ils été informés?

—C'est moi qui les ai avertis.

—Vous ne m'avez presque pas quitté.

—C'est vrai, quelques instants seulement, mais cela a suffi.

—Vous êtes un aimable compagnon, monsieur Olivier; je vous remercie sincèrement de toutes vos attentions pour moi.

—Allons donc, vous plaisantez.

—Connaissez-vous le propriétaire de cette hacienda.

—Don Andrés de la Cruz? Très bien.

—Quel homme est-ce?

—Au moral ou au physique?

—Au moral.

—Un homme de cœur et d'intelligence; il fait beaucoup de bien, et est accessible aux pauvres comme aux riches.

—Hum! C'est un magnifique portrait que vous faites-là.

—Je reste au-dessous de la vérité; il a beaucoup d'ennemis.

—Des ennemis?

—Oui, tous les coquins du pays, et grâce à Dieu, ils foisonnent sur cette terre bénie.

—Et sa fille doña Dolores?

—C'est une délicieuse enfant de seize ans, bonne plus encore que belle; innocente et pure, ses yeux reflètent le ciel; c'est un ange que Dieu s'est plu à égarer sur la terre, pour faire honte aux hommes sans doute.

—Vous m'accompagnerez à l'hacienda, n'est-ce pas, monsieur? dit le comte.

—Non, je ne vois pas le señor don Andrés de la Cruz; dans quelques minutes j'aurai l'honneur de prendre congé de vous.

—Pour nous revoir bientôt, je l'espère.

—Je n'ose vous le promettre, monsieur le comte. Ils marchèrent encore pendant quelques instants silencieux aux côtés l'un de l'autre.

Ils avaient hâté le pas de leurs chevaux et approchaient rapidement de l'hacienda, dont les bâtiments apparaissaient maintenant dans tout leur développement.

C'était une de ces magnifiques résidences construites dans les premiers temps de la conquête, demi-palais, demi-forteresse, comme les Espagnols en élevaient alors sur leurs terres, afin de tenir les Indiens en échec et de résister à leurs attaques, pendant les nombreuses révoltes qui ensanglantèrent les premières années de l'invasion des Européens.

Les almenas ou créneaux qui couronnaient les murs, témoignaient de la noblesse du propriétaire de l'hacienda, les gentilshommes seuls possédant le droit de créneler leurs habitations, droit dont ils se montraient fort jaloux.

On voyait briller aux rayons ardents du soleil le dôme de la chapelle de l'hacienda qui s'élevait au-dessus des murailles.

Plus les voyageurs approchaient, plus le paysage semblait vivant; à chaque instant ils croisaient des cavaliers, des arrieros avec leurs mules, des Indiens courant avec des fardeaux suspendus sur leur dos par une courroie passée autour de leur front, puis c'était des troupeaux chassés par les vaqueros et changeant de pâturages, des moines trottant sur des mules, des femmes, des enfants, enfin des gens affairés de tous états et de tous sexes qui allaient, venaient et se croisaient dans tous les sens.

Lorsqu'ils atteignirent le pied de la colline que dominait l'hacienda, l'aventurier arrêta son cheval au moment où celui-ci s'engageait dans le sentier conduisant à la porte principale de l'habitation.

—Monsieur le comte, dit-il, en se tournant vers le jeune homme; nous voici arrivés au terme de notre voyage, permettez-moi de prendre congé de vous.

—Pas avant que vous m'ayez promis de me revoir.

—Je ne puis vous promettre cela, comte, nos routes sont diamétralement opposées, d'ailleurs peut-être vaudrait-il mieux que nous ne nous revissions jamais.

—Que voulez-vous dire?

—Rien d'offensant pour vous, ou qui vous soit personnel; permettez-moi de serrer votre main avant de nous quitter.

—Oh! De grand cœur, s'écria le jeune homme en lui tendant la main avec effusion.

—Et maintenant, adieu! Adieu encore une fois; le temps s'envole rapidement et je devrais être déjà loin.

L'aventurier se pencha sur le cou de son cheval et s'élança avec la rapidité d'une flèche dans un sentier où il ne tarda pas à disparaître.

Le comte le suivit des yeux aussi longtemps qu'il lui fut possible de l'apercevoir; lorsqu'enfin il se fut dérobé derrière un pli de terrain, le comte poussa un soupir.

—Quel caractère étrange! murmura-t-il à voix basse. Oh! Je le reverrai, il le faut.

Le jeune homme fit doucement sentir l'éperon à son cheval, et s'engagea dans le sentier qui devait, en quelques minutes, le conduire au sommet de la colline et à la porte principale de l'hacienda.

L'aventurier avait dit vrai, le comte était attendu à l'hacienda; il en eut la preuve en apercevant ses deux domestiques à la porte, semblant guetter son arrivée.

Le jeune homme mit pied à terre dans une première cour et abandonna son cheval aux mains d'un palefrenier qui l'emmena.

Au moment où le comte se dirigeait vers une large porte surmontée d'une marquise et qui donnait accès dans les appartements, don Andrés en sortit, accourut vers lui avec empressement, le pressa sur son cœur avec effusion et l'embrassa à plusieurs reprises en lui disant:

—Dieu soit loué! Vous voici enfin! Nous commencions à être dans une inquiétude mortelle à votre sujet.

Le comte, pris ainsi à l'improviste, s'était laissé presser et embrasser sans trop comprendre ce qui lui arrivait ni à qui il avait affaire; mais le vieillard, s'apercevant de l'étonnement qu'il éprouvait et que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler complètement, ne le laissa pas plus longtemps dans l'embarras et se nomma en ajoutant:

—Je suis votre proche parent, mon cher comte, votre cousin; ainsi ne vous gênez pas, agissez ici comme chez vous; cette maison et tout ce qu'elle contient est à votre disposition et vous appartient.

Le jeune homme se confondit en protestation, mais don Andrés l'interrompit encore.

—Je suis un vieux fou, dit-il, je vous tiens là en vous racontant mes radotages, j'oublie que vous venez de fournir une longue course à cheval, et que vous devez avoir besoin de repos. Venez, je veux avoir le plaisir de vous conduire moi-même à votre appartement, il est prêt depuis plusieurs jours déjà.

—Mon cher cousin, répondit le comte, je vous remercie mille fois de vos gracieuses prévenances; mais je crois qu'il serait convenable que vous daigniez me présenter à ma cousine avant que je me retire.

—Cela ne presse pas, mon cher comte; ma fille est en ce moment enfermée dans son boudoir avec ses femmes; laissez-moi vous annoncer d'abord, je sais mieux que vous ce qu'il convient de faire en cette circonstance, reposez-vous.

—Soit, mon cousin, je vous suis; d'ailleurs, je vous avoue, puisque vous êtes assez bon pour me mettre si bien à mon aise, que je ne serai nullement fâché de prendre quelques heures de repos.

—Ne le savais-je pas bien? répondit gaîment don Andrés, mais tous les jeunes gens sont les mêmes, ils ne doutent de rien.

L'hacendero conduisit alors son hôte à un appartement qui avait été installé et meublé avec goût, sous la surveillance immédiate de don Andrés, et qui était destiné à servir d'habitation au comte, pendant tout le temps qu'il lui plairait de résider à l'hacienda; ses malles y avaient déjà été transportées, et son valet de chambre l'attendait.

Cet appartement, sans être grand, était cependant disposé d'une façon fort bien entendue et très confortable, vu les ressources du pays.

Il se composait de quatre pièces, la chambre à coucher du comte avec cabinet de toilette et salle de bains à côté, un cabinet de travail faisant salon, une antichambre et une pièce pour les domestiques du comte, afin que de jour et de nuit il pût les avoir à sa disposition.

Au moyen de quelques cloisons, on l'avait séparé et rendu entièrement indépendant des autres appartements de l'hacienda; on y pénétrait par trois portes, une donnant sous le vestibule, la seconde sur la cour commune, et la troisième donnant par quelques marches accès dans la magnifique huerta de l'hacienda qui, par son étendue, pouvait passer pour un parc.

Le comte nouvellement débarqué au Mexique, et de même que tous les étrangers se faisaient une fausse idée d'un pays qu'il ne connaissait pas, était loin de s'attendre à trouver, à l'hacienda del Arenal, une installation aussi commode et aussi conforme à ses goûts et à ses habitudes un peu sérieuses, aussi fût-il réellement dans le ravissement de ce qu'il voyait; il remercia chaleureusement don Andrés de la peine qu'il avait bien voulu prendre pour lui rendre agréable le séjour de sa maison, et l'assura qu'il était loin de s'attendre à une aussi aimable réception.

Don Andrés de la Cruz, fort satisfait de ce compliment, se frotta les mains avec joie et se retira enfin, laissant son parent libre de se livrer au repos si cela lui plaisait.

Demeuré seul avec son valet de chambre, le comte après avoir changé de toilette et avoir pris un costume plus convenable pour la campagne que celui qu'il portait, interrogea son domestique sur la manière dont s'était accompli son voyage depuis la Veracruz et de la réception qui lui avait été faite à son arrivée à l'hacienda.

Ce valet de chambre était un homme du même âge à peu près que le comte, fort attaché à son maître dont il était le frère de lait, garçon fort bien bâti, solidement charpenté, assez bien de figure, très brave, et possédant une qualité précieuse chez un domestique, celle de ne rien voir, de ne rien entendre, et de ne parler que lorsqu'il en recevait l'ordre exprès, et encore ne le faisait-il que de la façon la plus brève.

Le comte l'aimait beaucoup et avait en lui une confiance illimitée; il se nommait Raimbaut, et était Basque; continuellement à cheval sur l'étiquette, et professant un respect profond pour son maître, il ne lui parlait jamais qu'à la troisième personne, et à quelque heure du jour ou de la nuit que le comte l'appelât, il ne se présentait jamais devant lui sans être revêtu du costume sévère qu'il avait adopté et qui se composait d'un habit noir à la française à collet droit et boutons d'or, veste noire, culotte courte noire, bas de soie blancs, souliers à boucle et cravate blanche. Ainsi costumé, sauf la poudre qu'il ne portait pas, Raimbaut ressemblait à s'y méprendre à un intendant de grand seigneur du siècle dernier.

Le second domestique du comte était un grand garçon d'une vingtaine d'années, robuste et trapu. Filleul de Raimbaut qui s'était chargé de l'instruire et de le former au service, il faisait les gros ouvrages et portait la livrée du comte, bleu et argent; il se nommait Lanca Ibarru, était dévoué à son maître et craignait comme le feu son parrain Raimbaut pour lequel il professait une profonde vénération; actif, courageux, rusé et intelligent, telles étaient ses qualités, un peu ternies cependant par sa gourmandise et son goût prononcé pour le dolce-farniente.

Le récit de Raimbaut fut court: il ne lui était rien arrivé du tout, à l'exception de l'ordre qu'un inconnu lui avait transmis de la part de son maître, de ne pas continuer son voyage jusqu'à México, mais de se faire conduire à l'Arenal, ordre auquel il avait obéi.

Le comte reconnut la vérité de ce que lui avait dit l'aventurier; il congédia son valet de chambre, s'étendit sur une butaca, ouvrit un livre, mais bientôt le sommeil s'empara de lui et il s'endormit.

Vers quatre heures du soir environ, au moment où il s'éveillait, Raimbaut entra dans sa chambre à coucher et lui annonça que don Andrés de la Cruz l'attendait pour se mettre à table: l'heure du repas du soir était venue.

Le comte jeta un regard sur sa toilette et précédé par Raimbaut qui lui servait de guide, il se dirigea vers la salle à manger.


VI

PAR LA FENÊTRE

La salle à manger de l'hacienda del Arenal était une vaste pièce longue, éclairée par des fenêtres en ogives à vitraux coloriés et dont les murs, recouverts de boiseries en chêne rendu noir par le temps, lui donnaient l'apparence d'un de ces réfectoires de Chartreux du quinzième siècle; une immense table en fer à cheval, entourée de bancs sauf à la partie supérieure, tenait tout le milieu de la pièce.

Lorsque le comte de la Saulay pénétra dans la salle à manger, la plupart des convives, au nombre de vingt à vingt-cinq, s'y trouvaient réunis.

Don Andrés, de même que beaucoup de grands propriétaires mexicains, avait conservé, sur ses domaines, la coutume de faire manger ses gens à la même table que lui.

Cette coutume patriarcale, tombée depuis longtemps déjà en désuétude en France, était cependant, à notre avis, une des meilleures que nous aient léguées nos pères; cette vie en commun resserrait les liens qui attachent les maîtres aux domestiques et les inféodait pour ainsi dire à la famille, dont ils partageaient jusqu'à un certain point, la vie intime.

Don Andrés de la Cruz se tenait debout au fond de la salle, entre doña Dolores sa fille, et don Melchior, son fils.

Nous ne dirons rien de doña Dolores que le lecteur connaît déjà; don Melchior était un jeune homme du même âge à peu près que le comte: sa taille élevée, ses membres robustes, en faisaient un beau cavalier, dans la vulgaire expression du mot; ses traits étaient mâles, caractérisés, sa barbe noire et bien fournie. Il avait l'œil grand, bien ouvert, le regard fixe et perçant, son teint fort brun était légèrement olivâtre, le son de sa voix un peu rude, son accent bref et cassant, sa physionomie sombre, dont l'expression, à la plus légère émotion, devenait menaçante et hautaine. Du reste, son geste était noble et ses manières extrêmement distinguées, il portait le costume mexicain dans toute sa pureté.

Aussitôt que les présentations eurent été faites par don Andrés, les convives prirent place; l'hacendero, après avoir fait asseoir Ludovic à sa droite, auprès de sa fille, fit un signe à celle-ci; elle dit le bénédicité; les convives répétèrent amen et le repas commença.

Les Mexicains, de même que leurs ancêtres Espagnols, sont fort sobres, ils ne boivent pas pendant les repas; ce n'est que lorsque les dulces ou confitures sont apportées, c'est-à-dire au dessert, que des vases contenant de l'eau sont placés sur la table.

Par une attention délicate, don Andrés avait fait servir du vin à son hôte Français, qui était servi par son valet de chambre, debout derrière lui, à l'ébahissement général des assistants.

Le repas fut silencieux, malgré les efforts répétés de don Andrés pour tâcher d'animer la conversation; le comte et don Melchior se bornaient à échanger entre eux quelques phrases de politesse banale et se taisaient. Doña Dolores était pâle, elle paraissait souffrante, mangeait à peine et ne soufflait mot.

Enfin, le dîner se termina, on se leva de table, les serviteurs de l'hacienda se dispersèrent pour retourner à leurs travaux.

Le comte, préoccupé malgré lui de l'accueil froid et compassé que lui avait fait don Melchior, prétexta la fatigue du voyage pour témoigner le désir de se retirer dans son appartement.

Don Andrés y consentit avec une vive répugnance. Don Melchior et le comte échangèrent un salut cérémonieux et se tournèrent le dos; doña Dolores fit un salut gracieux au jeune homme et le comte se retira enfin après avoir serré avec effusion la main que lui tendait son hôte.

Il fallut quelques jours au comte de la Saulay, habitué aux élégances confortables et aux relations si pleines de bon goût et d'atticisme de la vie parisienne, pour s'accoutumer à l'existence triste, monotone, étriquée et sauvage de l'hacienda del Arenal.

Malgré la cordiale réception qui lui avait été faite par don Andrés de la Cruz et les attentions dont il ne cessait de l'entourer, le jeune homme ne tarda pas à s'apercevoir que son hôte était la seule personne de la famille qui le vît d'un bon œil.

Doña Dolores, fort polie avec lui, gracieuse même dans leurs rapports journaliers et lorsque le hasard les mettait en présence, semblait cependant être gênée devant lui, et fuir toute occasion où il aurait pu l'entretenir en particulier; dès qu'elle s'apercevait que son frère ou son père quittaient la pièce où elle se trouvait en compagnie du comte, elle interrompait aussitôt la conversation commencée, balbutiait en rougissant une excuse, et s'éloignait ou plutôt s'envolait, légère et rapide comme un oiseau, et sans plus de cérémonie, laissait là Ludovic.

Cette conduite de la part d'une jeune fille à laquelle depuis son enfance il était fiancé, à cause de laquelle il avait traversé l'Atlantique presque contre sa volonté, et seulement pour faire honneur à l'engagement pris en son nom par sa famille avait droit de surprendre et de mortifier un homme comme le comte de la Saulay que sa beauté physique, son esprit et même sa fortune n'avaient jusqu'alors nullement habitué à être traité avec un aussi étrange sans-façon et un si complet dédain par les dames.

Naturellement peu disposé au mariage que sa famille lui voulait imposer, nullement amoureux de sa cousine, qu'il s'était à peine donné le temps de regarder, et, à cause de son peu de laisser-aller vis-à-vis de lui, assez porté à la croire sotte, le comte aurait facilement pris son parti de la répugnance qu'elle semblait éprouver pour lui, et se serait non seulement consolé, mais encore félicité de la rupture de son mariage avec elle, si dans cette affaire son amour-propre ne se fût pas trouvé mis en jeu d'une façon fort blessante pour lui.

Quelque grande que fût l'indifférence qu'il éprouvait pour la jeune fille, il était froissé du peu d'effet que, par sa mise, ses manières, son luxe même, il avait produit sur elle et de la façon froidement dédaigneuse dont elle avait écouté ses compliments et reçu ses avances.

Bien que désirant sincèrement au fond de son cœur ne pas voir se conclure ce mariage qui lui déplaisait pour mille raisons, il aurait cependant voulu que, sans venir positivement de lui, la rupture ne vînt pas aussi nettement de la jeune fille, et que les circonstances lui eussent permis tout en se retirant avec les honneurs de la guerre de se voir regretté de celle qui devait être son épouse.

Mécontent de lui et des personnes dont il était entouré, se sentant dans une position fausse et qui ne tarderait probablement pas à devenir ridicule, le comte songea à en sortir le plus tôt possible; mais avant que de provoquer une explication franche et décisive de la part de don Andrés de la Cruz qui semblait nullement se douter de l'état des choses, le comte résolut à part lui, de savoir positivement à quoi s'en tenir sur le compte de sa fiancée; car avec cette fatuité native de tous les hommes gâtés par les succès faciles, il avait la conviction intérieure qu'il était impossible que doña Dolores ne l'eût pas aimé si son cœur n'avait pas déjà été pris d'un autre côté.

Cette résolution une fois prise et bien arrêtée dans son esprit, le comte, qui d'ailleurs se trouvait fort désœuvré dans l'hacienda, se mit en devoir de surveiller les démarches de la jeune fille; déterminé, une fois une certitude acquise, à se retirer et à regagner au plus vite la France, qu'il regrettait tous les jours davantage, et qu'il se repentait d'avoir ainsi brusquement abandonnée pour venir chercher à deux mille lieues de sa patrie une si humiliante aventure.

Malgré son indifférence pour le comte, nous avons fait observer que cependant doña Dolores se croyait obligée à être sinon aussi aimable qu'il l'eût désiré, du moins toujours convenable, polie et même prévenante; exemple que son frère se dispensait complètement de suivre envers l'hôte de son père, qu'il traitait avec une froideur tellement affectée qu'il aurait été impossible au comte de ne pas s'en apercevoir, bien qu'il dédaignât de le laisser paraître; feignant de prendre les manières brusques, tranchantes et même brutales du jeune homme comme étant naturelles et parfaitement en rapport avec les mœurs du pays.

Les Mexicains, hâtons-nous de le dire, sont d'une politesse exquise, leur langage est toujours choisi, leurs expressions fleuries, et à part la différence du costume, il est littéralement impossible de reconnaître, un homme du peuple, d'une personne d'un rang élevé. Don Melchior de la Cruz, par une singulière anomalie provenant de son naturel farouche sans doute, se distinguait complètement de ses compatriotes; toujours sombre, compassé, renfermé en lui-même, il n'ouvrait en général la bouche que pour prononcer quelques brèves paroles, d'un ton brusque et d'une voix rude.

Dès les premiers instants qu'ils se rencontrèrent, le comte et don Melchior semblèrent également peu satisfaits l'un de l'autre: le Français paraissait trop maniéré et trop efféminé au Mexicain, et, par contre, celui-ci repoussait l'autre par sa brutalité, la grossièreté de sa nature et la trivialité de ses gestes et de ses expressions.

Mais s'il n'y avait eu réellement que cette instinctive antipathie entre les deux jeunes gens, peut-être aurait-elle peu à peu disparue, et des rapports amicaux se seraient sans doute établis en se connaissant mieux et par conséquent s'appréciant davantage; mais il n'en était pas ainsi, ce n'était ni de l'indifférence, ni de la jalousie que don Melchior avait pour le comte, c'était une belle et bonne haine mexicaine.

D'où provenait cette haine? Quelle particularité inconnue du comte l'avait fait naître? Ceci était le secret de don Melchior.

Du reste, le jeune hacendero était tout confit en mystères; ses actions étaient aussi ténébreuses que sa physionomie; jouissant d'une liberté illimitée, il en usait et abusait à sa guise de la façon la plus large pour aller, venir, entrer et sortir sans rendre de comptes à personne; il est vrai que son père et sa sœur, faits sans doute à sa façon d'être, ne lui adressaient jamais de questions, et ne lui demandaient point où il avait été, ni ce qu'il avait fait, lorsqu'il reparaissait après une absence qui souvent s'était prolongée pendant plus d'une semaine.

Dans ces circonstances fort fréquentes, c'était ordinairement à l'heure du déjeuner qu'on le voyait arriver.

Il saluait silencieusement les assistants, se mettait a table sans prononcer un mot, mangeait, puis il tordait une cigarette, l'allumait, se levait et se retirait dans ses appartements sans autrement s'occuper des assistants.

Une ou deux fois don Andrés, qui comprenait fort bien ce que cette conduite avait d'inconvenant et surtout de peu poli pour son hôte, avait essayé d'excuser son fils, en rejetant sur des occupations fort sérieuses et qui l'absorbaient complètement cette apparente impolitesse; mais le comte lui avait répondu que don Melchior lui paraissait un charmant cavalier, qu'il ne voyait rien que de très naturel dans sa manière d'agir à son égard, que le sans-façon même qu'il montrait était pour lui une preuve de l'amitié qu'il lui témoignait en le traitant non comme un étranger, mais comme un ami et comme un parent, et qu'il serait désespéré que, à cause de lui, le señor don Melchior fît la moindre violence à ses habitudes.

Don Andrés, sans être dupe de l'apparente mansuétude de son hôte, avait jugé prudent de ne pas insister sur ce sujet et tout avait été dit.

Don Melchior était craint et redouté de tous les peones de l'hacienda et, selon toute apparence, de son père lui-même.

Il était évident que ce sombre jeune homme exerçait sur tout ce qui l'entourait une puissance qui pour être occulte n'en était peut-être que plus redoutable, mais personne n'osait se plaindre, et le comte, qui seul aurait pu risquer quelques observations, ne se souciait nullement d'en faire, par la raison toute simple que se considérant comme étranger, de passage pour quelques jours seulement au Mexique, il n'éprouvait aucun goût à se mêler à des affaires ou à des intrigues qui ne le regardaient pas et qui ne devaient en aucune façon le toucher.

Près de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée du jeune homme à l'hacienda; le temps s'était passé en lectures, ou en promenades faites aux environs, en compagnie presque toujours du mayordomo de l'hacienda, homme d'une quarantaine d'années, à la figure franche et ouverte, à la taille courte et trapue, aux membres vigoureux, qui paraissait jouir d'une grande privauté auprès de ses maîtres.

Ce mayordomo nommé Léo Carral s'était épris d'une grande affection pour ce jeune Français dont la gaieté inépuisable et la libéralité lui avaient touché le cœur.

Il prenait plaisir pendant leurs longues courses dans la plaine à perfectionner le comte dans l'art de l'équitation, lui faisait comprendre les défectuosités des principes de l'école française et s'appliquait à en faire, comme il avait la prétention justifiée du reste de l'être lui-même, un véritable hombre de a caballo et un jinete de première force.

Nous devons ajouter que son élève profitait parfaitement de ses leçons, et non seulement était en peu de temps devenu un parfait cavalier, mais encore, grâce toujours au digne mayordomo, un tireur émérite.

Le comte avait, d'après les conseils de son professeur, adopté depuis peu le costume mexicain, costume élégant, commode et qu'il portait avec une grâce sans pareille.

Don Andrés de la Cruz s'était joyeusement frotté les mains en voyant celui qu'il considérait déjà presque comme son gendre, prendre le costume du pays, preuve à ses yeux certaine de l'intention du comte de se fixer au Mexique; il avait même à cette occasion essayé d'amener adroitement la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus au cœur, c'est-à-dire le mariage du jeune homme avec doña Dolores. Mais le comte toujours sur ses gardes avait, ainsi que plusieurs fois déjà il l'avait fait, évité ce sujet scabreux, et don Andrés s'était retiré en hochant la tête et eu murmurant:

—Il faut cependant que nous nous expliquions?

C'était au moins la dixième fois depuis l'arrivée du comte à l'hacienda que don Andrés de la Cruz se promettait ainsi d'avoir avec lui une explication, mais jusque-là, le jeune homme s'était toujours arrangé de façon à l'éluder.

Un jour que le comte, retiré dans son appartement, s'était laissé aller à lire plus tard que d'habitude, au moment de fermer son livre et de se mettre au lit, en levant les yeux par hasard, il lui sembla voir passer une ombre devant la porte-fenêtre qui donnait dans la huerta.

La nuit était avancée, depuis plus de deux heures déjà tous les habitants de l'hacienda étaient ou devaient être livrés au sommeil: quel était donc ce rôdeur, que sa fantaisie poussait à se promener si tard?

Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi, Ludovic résolut de s'en assurer.

Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître l'ombre suspecte.

La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour, l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue distance on distinguait parfaitement les objets.

Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle étoile.

Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune miroiter devant ses yeux?

Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.

Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis ensuite pour s'orienter.

—Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.

Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et les branches, et il regarda.

Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de surprise.

L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña Dolores de la Cruz.

Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une conversation des plus intéressantes.

Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait complètement.

—Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!

Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre, cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait être qu'un amant.

Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant pour écouter.

C'était la jeune fille qui parlait:

—Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je redoute toujours un malheur.

—Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.

Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:

—Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?

—Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?

—Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux, répondit-elle.

—Est-il ici ce soir?

—Oui.

—Toujours aussi hargneux?

—Plus qu'il ne l'a jamais été.

—Et le Français?

—Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.

—C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix tremblante, depuis quelques jours il semble triste.

—Il s'ennuie?

—Je le crains.

—Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux? C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.

Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme; lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.

—Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais est-ce donc bien nécessaire, mon ami?

—Indispensable, Dolores.

—Diable! Il est familier, dit le comte.

—J'obéirais donc, reprit la jeune fille.

—Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.

L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois le mot adieu et s'éloigna à grands pas.

Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.

—Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!

Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière découverte l'avait bouleversé.

Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le matin, son agitation parut céder à la lassitude.

—Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même je lui demanderai un entretien.

Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte ferma les yeux et s'endormit.

En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.

—Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.

—C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.

—Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?

—Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à monsieur le comte aussitôt son réveil.

—Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il en se décidant enfin à l'ouvrir.

Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:

«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores attendra le señor comte dans son appartement. »

—Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.


VII

LE RANCHO

L'État de Puebla est formé par un plateau de plus de vingt-cinq lieues de circonférence, traversé par les hautes Cordillères de l'Anahuac.

Les plaines, dont la ville est environnée, sont fort accidentées, coupées de ravines, semées de monticules et fermées à l'horizon par des montagnes couvertes de neiges éternelles.

D'immenses champs d'aloès, véritables vignobles de ces contrées, puisque c'est avec cette plante que se fait le pulque, la boisson si chère aux Mexicains, s'étendent à perte de vue.

Rien n'est imposant à voir comme ces aloès énormes dont les feuilles, armées de pointes redoutables sont épaisses, dures, lustrées et ont jusqu'à six et même huit pieds de long.

En partant de Puebla sur la route de México, à deux lieues en avant à peu près, se trouve la ville de Cholula, autrefois fort importante, mais qui, aujourd'hui déchue de sa splendeur passée, ne compte plus que douze à quinze mille âmes.

Du temps des Aztèques, le territoire, qui aujourd'hui forme l'État de Puebla, était considéré par les habitants comme une Terre Sainte privilégiée, et le sanctuaire de la religion. Des ruines considérables, et surtout fort remarquables au point de vue archéologique, attestent encore aujourd'hui la vérité de ce que nous avançons; trois pyramides principales existent dans un espace fort restreint, sans parler des ruines qui se rencontrent à chaque pas sous les pieds des voyageurs.

De ces trois pyramides, une surtout est célèbre à juste titre, c'est celle à laquelle les habitants du pays donnent le nom de Monte hecho a mano, montagne construite à main d'homme, ou grand teocali de Cholula.

Cette pyramide, couronnée de cyprès et sur le sommet de laquelle s'élève aujourd'hui une chapelle dédiée à Nuestra Señora de los Remedios, est entièrement construite en briques; sa hauteur est de cent soixante-dix pieds, et sa base d'après les calculs de Humbolt offre une longueur de treize cent cinquante-cinq, un peu plus du double que la base de la pyramide de Chéops.

Monsieur Ampère fait observer, avec beaucoup de tact et de finesse, que l'imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau pour eux inconnu des pyramides égyptiennes, dont elle a rattaché la construction au déluge, et qu'il en a été de même au Mexique; et à ce propos il raconte une tradition recueillie en 1566 par Pedro del Río, sur les pyramides de Cholula et conservée dans ses manuscrits transportés aujourd'hui au Vatican.

Nous ferons à notre tour un emprunt au célèbre savant et nous rapporterons ici cette tradition telle qu'il la donne dans ses Promenades en Amérique.

«Lors de la dernière grande inondation, le pays d'Anahuac (le plateau du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui ne périrent pas dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géants, qui se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser. Un de ces géants nommé Xelhua [1], qui était architecte, éleva près de Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d'asile à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale. Les Dieux, voyant avec jalousie cet édifice dont la cime devait toucher les nuages, irrités de l'audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes contre la pyramide, d'où il arriva que beaucoup de constructeurs périrent et que l'œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au Dieu de l'air, Qualzalcoatl. »

Ne croirait-on pas lire le récit biblique de la construction de la Tour de Babel?

Il y a dans ce récit une erreur qui ne saurait être amputée au célèbre professeur, mais que, malgré notre humble qualité de romancier, nous croyons utile de rectifier.

Quetzalcoatl, le serpent couvert de plumes, dont la racine est Quetzalli plume et Coatl serpent et non pas Qualzalcoatl qui ne signifie rien et n'est même pas mexicain ou pour mieux dire aztèque, est le Dieu de l'air, le Dieu législateur par excellence: il était blanc et barbu, son manteau noir était semé de croix rouges, il apparut à Tula, dont il fut grand prêtre; les hommes qui l'accompagnaient portaient des vêtements noirs en forme de soutane, et comme lui étaient blancs.

Il traversait Cholula pour se rendre au pays mystérieux d'où étaient sortis ses ancêtres, lorsque les Cholulans le supplièrent de les gouverner et de leur donner des lois, il y consentit et demeura vingt ans parmi eux, puis, lorsqu'il considéra sa mission comme terminée provisoirement, il alla jusqu'à l'embouchure de la rivière Huasacoalco, et là il disparut subitement, après toutefois avoir promis aux Cholulans qu'il reviendrait un jour les gouverner.

Il y a à peine un siècle, les Indiens, en portant leurs offrandes à la chapelle de la Vierge élevée sur la pyramide, priaient encore Quetzalcoatl dont ils attendaient pieusement le retour parmi eux; nous n'oserions pas assurer aujourd'hui que cette croyance soit complètement éteinte.

La pyramide de Cholula ne ressemble en rien à celles qui se rencontrent en Égypte: recouverte de terre dans toutes les parties, c'est une colline parfaitement boisée, au sommet de laquelle il est facile de monter non seulement à cheval, mais encore en voiture.

En certains endroits, la terre, en s'écroulant, a laissé à découvert, les briques cuites au soleil qui ont servi à la construction.

Une chapelle chrétienne s'élève sur le sommet de la pyramide à la place même où était bâti le temple dédié à Quetzalcoatl.

Nous en sommes fâchés pour certains auteurs qui ont avancé qu'une religion d'amour a remplacé un culte barbare et cruel; il eût été plus logique de dire qu'une religion vraie s'est substituée à une fausse.

Jamais le sommet de la pyramide de Cholula n'a été souillé de sang humain, jamais aucun homme n'y a été immolé au Dieu qu'on adorait dans le temple aujourd'hui détruit, par la raison toute simple que ce temple était dédié à Quetzalcoatl et que les seules offrandes présentées sur l'autel de ce Dieu, consistaient en produit de la terre, tels que des fleurs et les prémices des moissons, et cela par ordre exprès du Dieu législateur, ordre que ses prêtres se seraient bien gardé d'enfreindre.

C'était vers quatre heures du matin, les étoiles commençaient à disparaître dans les profondeurs du ciel, l'horizon se nuançait de larges bandes grisâtres qui changeaient incessamment et s'irisaient peu à peu de toutes les couleurs du prisme pour se fondre enfin dans une nuance d'un rouge sanglant; le jour se levait, le soleil allait paraître. En ce moment deux cavaliers sortirent de Puebla et s'engagèrent au grand trot sur la route de Cholula.

Tous deux étaient enveloppés avec soin dans leurs zarapés et paraissaient bien armés.

A une demi-lieue de la ville environ, ils tournèrent brusquement par la droite et s'engagèrent dans un étroit sentier tracé dans un champ d'agave.

Ce sentier, fort mal entretenu, de même que toutes les voies de communication au Mexique, formait des détours sans nombre et était coupé par tant de ravins et de fondrières, que ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés qu'il était possible de s'y diriger sans risquer de se rompre vingt fois le cou en dix minutes. Çà et là, passaient des arroyos, qu'il fallait traverser dans l'eau jusqu'au ventre du cheval; puis, c'était des monticules à monter et à descendre; enfin, après vingt-cinq minutes au moins de cette course difficile, les deux voyageurs atteignirent le pied d'une espèce de pyramide grossièrement travaillée à main d'homme, entièrement boisée et haute d'une quarantaine de pieds environ au-dessus du sol de la plaine.

Cette colline artificielle portait à son sommet un rancho de vaquero, auquel on parvenait au moyen de degrés taillés de distance en distance sur les flancs du monticule.

Arrivé là, l'inconnu s'arrêta et mit pied à terre, son compagnon l'imita aussitôt.

Alors les deux hommes abandonnèrent les chevaux à eux-mêmes, enfoncèrent le canon de leurs fusils dans une anfractuosité de la base de la montagne et donnèrent une pesée, en faisant levier avec la crosse de l'arme.

Bien que la pesée ne fût pas faite avec une grande force, cependant une énorme pierre, qui paraissait complètement adhérer au sol, se détacha lentement, tourna sur des gonds invisibles et démasqua l'entrée d'un souterrain qui s'enfonçait en pente douce sous le sol.

Ce souterrain recevait sans doute de l'air et du jour par une grande quantité d'imperceptibles fissures, car il était sec et parfaitement clair.

—Vas López, dit l'inconnu.

—Allez-vous là-haut? répondit l'autre.

—Oui, tu m'y rejoindras dans une heure, à moins que tu ne m'aies vu avant.

—Bon, c'est entendu.

Il siffla alors les chevaux, ceux-ci accoururent, et, sur un signe de López, entrèrent dans le souterrain sans faire la moindre difficulté.

—A bientôt, dit López.

L'inconnu lui fit un geste affirmatif, le domestique entra à son tour, fit retomber la pierre derrière lui, et elle se rajusta si complètement sur le roc, qu'il n'exista plus la moindre solution de continuité et qu'il aurait été impossible de retrouver l'entrée qu'elle cachait, même en sachant son existence, si l'on n'en eût pas d'abord connu la position exacte.

L'inconnu était demeuré immobile, les yeux fixés sur la plaine environnante, cherchant sans doute à s'assurer s'il était bien seul et s'il n'avait rien à redouter des regards indiscrets.

Lorsque la pierre eut retombé en place, il jeta son fusil sur l'épaule et se mit à gravir à pas lents les degrés, plongé, en apparence, dans une sombre méditation.

Du sommet du monticule, la vue embrassait un vaste horizon: d'un côté, Zapotèques, Cholula, des haciendas et des villages; de l'autre, Puebla, avec ses nombreuses coupoles peintes et arrondies, qui la faisaient ressembler à une ville orientale; puis, les regards s'égaraient sur les champs d'aloès, de blé indien et d'agaves, au milieu desquels serpentait, en traçant une ligne jaune, la grande route de México.

L'inconnu demeura un instant pensif, les regards dirigés vers la plaine, complètement déserte à cette heure matinale et que les premiers rayons du soleil commençaient à dorer de chatoyants reflets; puis, après avoir exhalé un soupir étouffé, il poussa la claie recouverte d'une peau de bœuf qui servait de porte au rancho et disparut dans l'intérieur.

Le rancho n'avait, au dehors, que l'apparence misérable d'une cabane tombant à peu près en ruines; cependant l'intérieur était plus confortablement installé qu'on aurait eu le droit de s'y attendre dans un pays où les exigences de la vie, pour la basse classe du peuple surtout, sont réduites au plus strict nécessaire.

La première pièce, car le rancho en avait plusieurs, servait de parloir et de salle à manger et communiquait à un appentis placé au dehors et qui tenait lieu de cuisine. Les murs de cette salle, blanchis à la chaux, étaient ornés, non pas de tableaux, mais de six ou huit de ces gravures enluminées, fabriquées à Épinal et dont cette ville inonde l'univers; elles représentaient différents épisodes des guerres de l'Empire, et étaient proprement encadrées et mises sous verre. Dans un angle, à six pieds de hauteur environ, une statuette représentant Nuestra Señora de Guadalupe, patronne du Mexique, était placée sur une console en palissandre bordée de piquants, sur lesquels étaient fichés des cierges de cire jaune, dont trois étaient allumés. Six equipales, quatre butacas, un buffet chargé de différents ustensiles de ménage et une table assez grande, placée au milieu de la salle, complétaient l'ameublement de cette pièce, égayée par deux fenêtres à rideaux rouges.

Le sol était recouvert d'un petate d'un travail assez délicat.

Nous avons oublié de mentionner un meuble assez important pour sa rareté et que certes on aurait été loin de s'attendre à rencontrer en pareil lieu; ce meuble était un coucou de la Forêt Noire, surmonté d'un oiseau quelconque qui prévenait, en chantant, la sonnerie des heures et des demies.

Ce coucou faisait face à la porte d'entrée et était placé juste entre les deux fenêtres.

Une porte s'ouvrait à droite sur les pièces intérieures.

Au moment où l'inconnu entra dans le rancho, la salle était déserte.

Il appuya son fusil dans un angle de la pièce, se débarrassa de son chapeau qu'il posa sur la table, ouvrit une fenêtre devant laquelle il traîna une butaca sur laquelle il s'assit, puis il tordit une cigarette de paille de maïs, l'alluma et se mit à fumer aussi tranquillement et avec autant de laisser-aller que s'il se fût trouvé chez lui, non pas toutefois sans avoir d'abord jeté un regard sur le coucou en murmurant:

—Cinq heures et demie! Bon, j'ai le temps, il n'arrivera pas encore.

Tout en se parlant ainsi à lui-même, l'inconnu s'était laissé aller en arrière sur le dossier de sa butaca; ses yeux s'étaient fermés, sa main avait lâché le cigarillo et quelques minutes plus tard il dormait profondément.

Son sommeil durait depuis environ une demi-heure lorsqu'une porte, placée derrière lui, fut ouverte avec précaution et une charmante jeune femme, de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, entra à pas de loups dans la salle, avançant curieusement la tête en avant et fixant un regard bienveillant, presqu'attendri, sur le dormeur.

Le visage de cette jeune femme respirait la gaîté et la malice jointes à une extrême, bonté; ses traits sans être réguliers formaient un tout coquet et gracieux qui plaisait au premier coup d'œil; son teint, excessivement blanc, la distinguait des autres femmes de rancheros, indiennes cuivrées pour la plupart; son costume était celui qui appartient à sa classe, mais d'une propreté remarquable et porté avec une coquetterie mutine qui lui seyait à ravir.

Elle arriva ainsi tout doucement jusqu'auprès du dormeur, la tête retournée en arrière et le doigt posé sur la bouche, afin sans doute de recommander à deux personnes qui la suivaient, un homme et une femme d'un certain âge, de faire le moins de bruit possible.

Ces deux personnes accusaient, la femme cinquante et l'homme soixante ans à peu près; leurs traits, assez vulgaires, n'avaient rien de saillant, excepté une certaine expression d'énergique volonté répandue sur leur physionomie.

La femme portait le costume des rancheras mexicaines; quant à l'homme, c'était un vaquero.

Tous trois, arrivés près de l'inconnu, se placèrent devant lui et demeurèrent immobiles, le regardant dormir.

En ce moment, un rayon de soleil entra par la fenêtre ouverte et vint frapper le visage de l'inconnu.

—Vive Dieu! s'écria celui-ci, en français, en se relevant brusquement tout en ouvrant les yeux, je crois, le diable m'emporte, que je me suis endormi.

—Parbleu! Monsieur Olivier, répondit le ranchero dans la même langue, quel mal y a-t-il à cela?

—Ah! Vous voilà, mes bons amis, dit-il avec un gai sourire en leur tendant la main; joyeux réveil pour moi, puisque je vous trouve à mes côtés. Bonjour Louise, mon enfant, bonjour mère Thérèse, et toi, mon vieux Loïck, bonjour aussi! Vous avez des figures de prospérité qui font plaisir à voir.

—Que je suis fâchée que vous vous soyez ainsi éveillé, monsieur Olivier! dit la charmante Louise.

—D'autant plus que vous êtes fatigué sans doute, appuya Loïck.

—Bah, bah! Je n'y pense plus, vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, hein?

—Faites excuse, monsieur Olivier, répondit Thérèse, López nous avait appris votre arrivée.

—Ce diable de López ne peut pas retenir sa langue, dit gaîment Olivier, il faut toujours qu'il bavarde.

—Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas? demanda la jeune femme.

—Est-ce que cela se demande, fillette, dit le vaquero; il ferait beau voir, que monsieur Olivier nous refusât, par exemple.

—Allons bourru, dit en riant Olivier, ne grondez pas, je déjeunerai.

—Ah! C'est bien cela, s'écria la jeune femme.

Et aidée par Thérèse, qui était sa mère, comme Loïck était son père, elle se mit aussitôt à tout préparer pour le repas du matin.

—Mais vous savez, dit Olivier, rien de mexicain; je ne veux pas entendre parler ici de l'affreuse cuisine du pays.

—Soyez tranquille, répondit en souriant Louise; nous déjeunerons à la française.

—Bravo, voilà qui double mon appétit.

Pendant que les deux femmes allaient et venaient de la cuisine à la salle à manger pour préparer le déjeuner et mettre le couvert, les deux hommes étaient demeurés isolés auprès de la fenêtre et causaient entre eux.

—Êtes-vous toujours content? demanda Olivier à son hôte.

—Toujours, répondit celui-ci; don Andrés de la Cruz est un bon maître, d'ailleurs, comme vous le savez, j'ai peu de rapport avec lui.

—C'est vrai, vous n'avez affaire qu'à Ño Leo Carral.

—Je ne me plains pas de lui, c'est un digne homme tout mayordomo qu'il est; nous nous entendons parfaitement.

—Tant mieux! J'aurais été désolé qu'il en fût autrement, d'ailleurs c'est à ma recommandation que vous avez consenti à prendre ce rancho et s'il y avait quelque chose...

—Je n'hésiterais pas à vous en faire part, monsieur Olivier; mais de ce côté là tout va bien.

L'aventurier le regarda fixement.

—Il y a donc quelque chose qui va mal d'un autre côté? fit-il.

—Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia le vaquero avec embarras.

Olivier hocha la tête.

—Souvenez-vous, Loïck, lui dit-il sévèrement, des conditions que je vous ai imposées, lorsque je vous accordai votre pardon.

—Oh! Je ne les oublie pas, monsieur.

—Vous n'avez pas parlé?

—Non.

—Ainsi Dominique se croit toujours...

—Oui, toujours, répondit il en baissant la tête, mais il ne m'aime pas.

—Qui vous fait supposer cela?

—Je n'en suis que trop certain, monsieur, depuis que vous l'avez emmené dans les prairies, son caractère est complètement changé, les dix ans qu'il a passés loin de moi, l'ont rendu complètement indifférent.

—Peut-être est-ce un pressentiment, murmura sourdement l'aventurier.

—Oh! Ne dites pas cela, monsieur! s'écria-t-il avec épouvante, la misère est mauvaise conseillère; j'ai été bien coupable, mais si vous saviez combien je me suis repenti de mon crime.

—Je le sais, et voilà pourquoi je vous ai pardonné. Justice sera faite, un jour, du véritable coupable.

—Oui, monsieur, et je tremble, moi, misérable, d'être mêlé à cette sinistre histoire dont le dénouement sera terrible.

—Oui, fit avec une énergie concentrée l'aventurier, bien terrible en effet! Et vous y assisterez, Loïck.

Le vaquero poussa un soupir qui n'échappa pas à son interlocuteur.

—Je n'ai pas vu Dominique, dit-il, en changeant subitement de ton; est-ce qu'il dort encore?

—Oh! Non, vous l'avez trop bien instruit, monsieur; il est toujours le premier levé de nous autres.

—Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici, alors?

—Ah! dit avec hésitation le vaquero, il est sorti; dam, il est libre de ses actions, maintenant qu'il a vingt-deux ans!

—Déjà! murmura l'aventurier d'une voix sombre. Puis, secouant brusquement la tête:

—Déjeunons! dit-il.

Le repas commença sous d'assez tristes auspices, mais grâce aux efforts de l'aventurier, bientôt la gaîté première reparut, et la fin du déjeuner fut aussi joyeuse qu'on pouvait le souhaiter.

Tout à coup López entra brusquement dans le rancho.

—Señor Loïck, dit-il, voici votre fils; je ne sais ce qu'il amène, mais il vient à pied et conduit son cheval par la bride.

Chacun se leva de table et sortit du rancho. A une portée de fusil dans la plaine, on apercevait en effet un homme conduisant un cheval par la bride; un fardeau assez volumineux était attaché sur le dos de l'animal.

La distance empêchait de distinguer de quelle sorte était ce fardeau.

—C'est étrange, murmura Olivier à voix basse, après avoir pendant quelques minutes attentivement examiné l'arrivant, serait-ce lui? Oh! Je veux m'en assurer sans retard.

Et après avoir fait signe à López de le suivre, l'aventurier se précipita par les degrés, laissant abasourdis le vaquero et les deux femmes qui l'aperçurent bientôt courant, suivi de López, à travers la plaine, à la rencontre de Dominique.

Celui-ci avait aperçu les deux hommes et s'était arrêté pour les attendre.

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