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Les nuits mexicaines

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—Hélas, ma chère belle, répondit doña Dolores, cette réserve qui vous étonne m'est commandée par ma position même. Le comte Ludovic est, aujourd'hui que je suis délaissée de tous, mon seul parent; depuis longues années, nous avons été fiancés l'un à l'autre.

—Comment est il possible, s'écria vivement la jeune fille, que des parents osent ainsi enchaîner leurs enfants sans les consulter, et les condamner par avance à un avenir de douleur?

—Ces arrangements sont, dit-on, fréquents en Europe, ma chérie; d'ailleurs, nous autres femmes, notre faiblesse naturelle ne nous rend-elle pas esclaves des hommes qui pour eux ont gardé la suprême puissance; bien que cette intolérable tyrannie nous fasse gémir, il nous faut courber humblement la tête et obéir.

—Oui, cela n'est que trop vrai, cependant il me semble que si nous résistions...

—Nous serions honnies, montrées au doigt et perdues de réputation.

—Enfin, vous comptez donc, malgré votre cœur, conclure ce mariage odieux?

—Que vous dirai-je, chérie, la pensée seule que ce mariage se puisse accomplir, me rend folle de douleur, et pourtant je n'entrevois aucun moyen de m'y soustraire; le comte a quitté la France, il est venu ici, dans le but unique de m'épouser; mon père en mourant lui a fait promettre de ne pas me laisser sans protecteur et de conclure cette union. Vous voyez que voici bien des raisons et des plus graves pour qu'il me semble impossible de me soustraire au sort qui me menace.

—Mais vous, ma chérie, reprit avec feu doña Carmen, pourquoi ne vous expliquez-vous pas clairement avec le comte? Peut être cette explication aplanirait-elle toutes les difficultés.

—C'est possible, mais cette explication ne peut venir de moi, le comte m'a rendu d'immenses services depuis la mort de mon malheureux père, ce serait fort mal le récompenser que de répondre par un refus à une recherche qui, sous tous les rapports, doit m'honorer.

—Oh! Vous l'aimez, Dolores! s'écria-t-elle avec ressentiment.

—Non, je ne l'aime pas, répondit-elle avec dignité, mais peut-être m'aime-t-il, lui; rien ne me prouve le contraire.

—Je suis certaine que c'est moi qu'il aime! s'écria Carmen.

—Ma chérie, dit-elle en souriant, on n'est jamais certain de ces choses-là, même quand on a devers soi les serments les plus solennels, à plus forte raison, quand ni un mot, ni un geste, ni un regard, ne sont là pour certifier qu'on ne se trompe pas. Je reprends donc: de deux choses l'une, ou le comte m'aime, ou il ne m'aime pas et suppose que moi j'ai de l'amour pour lui; dans un cas comme dans l'autre ma conduite est toute tracée, je dois attendre sans la provoquer une explication, qui ne saurait manquer d'avoir lieu entre nous, et qui, j'en suis convaincue, ne tardera pas; alors je vous le jure Carmen, je serai ce que je dois être avec le comte, c'est-à-dire franche et loyale, et si après cette explication il reste quelques doutes dans le cœur du comte, c'est qu'il aura absolument voulu les conserver, et il ne me restera plus qu'à courber tristement la tête, et à me résigner à mon sort. Voilà tout ce qu'il m'est possible de vous promettre, ma chérie; autre chose, je n'oserais le faire, ma dignité de femme, le respect que je me dois à moi-même, m'ont tracé une ligne de conduite dont je crois de mon honneur de ne pas m'écarter.

—Ma chère Dolores, bien que fort affligée de votre résolution, cependant je suis contrainte d'avouer que c'est la seule que dans la circonstance présente il vous convienne d'adopter, ne me gardez donc pas rancune de ma mauvaise tête, je souffre tant.

—Et moi? Croyez-vous donc, chérie, que je sois heureuse? Oh! Détrompez-vous si vous avez cette pensée; peut-être suis-je plus malheureuse que vous encore.

En ce moment on entendit craquer légèrement le sable des allées.

—Voici quelqu'un; dit doña Dolores.

—C'est le comte, dit aussitôt Carmen.

—Comment le sais-tu, mignonne?

La jeune fille rougit.

—Je le devine aux battements de mon cœur, murmura-t-elle doucement.

—Il est seul, je crois.

—Oui, il est seul.

—Mon Dieu, se passerait-il quelque chose de nouveau?

—Oh! Dieu veuille que non.

Le comte parut à l'entrée du bosquet; il était seul en effet, il salua les jeunes filles et attendit qu'elles daignassent l'autoriser à pénétrer plus avant. Doña Dolores lui tendit la main en souriant, tandis que sa compagne s'inclinait pour dissimuler sa rougeur.

—Soyez le bienvenu, mon cousin, dit doña Dolores, vous arrivez tard aujourd'hui.

—Je suis heureux, ma cousine, répondit-il que vous vous soyez aperçue de ce retard involontaire; mon ami don Domingo, forcé d'aller matin de bonne heure à deux lieues de la ville, m'avait chargé d'une commission qu'il m'a fallu remplir avant que d'avoir le bonheur de vous rendre mes devoirs.

—Voici une excuse parfaitement motivée, mon cousin, et nous vous absolvons, Carmen et moi; maintenant asseyez-vous, là, entre nous deux, et causons.

—Avec le plus grand plaisir, ma cousine.

Il entra alors dans le bosquet, et s'assit entre les deux jeunes filles.

—Permettez-moi, doña Carmen, reprit-il, en se penchant avec courtoisie vers la jeune fille, de vous présenter mes respectueux hommages et de m'informer de votre chère santé.

—Je vous suis reconnaissante de cette attention, caballero, répondit-elle; grâce à Dieu, ma santé est fort bonne, je désirerais que celle de ma mère fut dans d'aussi excellentes conditions.

—Doña Maria serait-elle malade? s'écria-t-il vivement.

—J'espère que non, cependant elle est assez gravement indisposée pour garder la chambre.

Le comte fit un mouvement pour se lever.

—Peut-être ma présence ici paraîtrait-elle déplacée dans de telles circonstances, dit-il, et je vais...

—Nullement, demeurez, caballero, vous n'êtes pas un étranger pour nous: votre titre de cousin et de fiancé de ma chère Dolores, ajouta-t-elle avec intention, autorise suffisamment votre présence.

—Autorisée bien plus encore, mon cousin, par les services nombreux que vous nous avez rendus et qui vous donnent droit à notre reconnaissance.

—Aussi quoi qu'il arrive, vous et don Domingo votre ami, serez toujours les bienvenus auprès de nous, caballero, dit en souriant doña Carmen.

—Vous me comblez, señoritas.

—N'aurons-nous pas le plaisir de voir aujourd'hui votre ami?

—Pardonnez-moi, señorita, avant une heure il sera ici; mais vous vous levez, avez-vous donc l'intention de nous quitter, doña Carmen?

—Pour quelques instants seulement, caballero, je vous demande l'autorisation de vous laisser; Dolores vous tiendra compagnie pendant que j'irai voir si ma mère se trouve mieux.

—Faites, señorita, et soyez assez bonne pour informer madame votre mère du vif intérêt que je lui porte, et du chagrin que j'éprouve de la savoir indisposée.

La jeune fille salua en souriant, et s'éloigna légère comme un oiseau.

Le comte et doña Dolores demeurèrent seuls. Leur situation était singulière et surtout fort embarrassante, ils se trouvaient ainsi à l'improviste mis en demeure d'entamer cette explication, devant laquelle tout en en reconnaissant l'urgente nécessité, ils reculaient cependant tous les deux.

S'il est difficile à une femme d'avouer à l'homme qui la courtise, qu'elle ne l'aime pas, cet aveu est bien plus difficile et bien plus pénible encore, lorsqu'il doit sortir de la bouche d'un homme.

Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les deux jeunes gens ne prononcèrent pas un mot, et se contentèrent de se jeter des regards à la dérobée.

Enfin, comme le temps se passait, et que le comte craignait, s'il laissait échapper cette occasion favorable, de ne pas la voir se représenter avant longtemps, il se décida à prendre la parole.

—Eh bien, ma cousine, dit-il du ton le plus dégagé qu'il put affecter, commencez-vous à vous habituer un peu à cette vie de recluse que les circonstances malheureuses où vous vous êtes trouvée, vous ont faite?

—Je suis parfaitement habituée à cette existence calme et reposée, mon cousin, répondit-elle, si ce n'étaient les tristes souvenirs qui, à chaque instant, me viennent assaillir, je vous avoue que je me trouverais fort heureuse.

—Je vous en félicite, ma cousine.

—En effet, que me manque-t-il ici? Doña Maria et sa fille me chérissent, elles m'entourent de soins et d'attentions, j'ai un petit cercle d'amis dévoués; puis-je désirer autre chose en ce monde, où la véritable félicité ne saurait exister?

—J'envie votre philosophie, ma cousine, cependant mon devoir de parent... et d'ami, ajouta-t-il avec hésitation, m'obligent à vous faire observer que cette situation, si heureuse qu'elle soit, ne saurait être que précaire, vous ne pouvez espérer passer vos jours au sein de cette charmante famille; mille événements imprévus peuvent surgir tout à coup, qui vous en sépareront violemment.

—C'est vrai, mon cousin, murmura-t-elle d'une voix basse et tremblante.

—Vous savez, reprit-il, combien peu, en ce malheureux pays, il est permis de compter sur l'avenir, une jeune fille de votre âge, surtout de votre beauté, ma cousine, est fatalement exposée à mille dangers auxquels il lui est presqu'impossible de se soustraire; je suis, moi, votre parent, sinon le plus proche, du moins le plus réellement dévoué, vous n'en doutez point n'est-ce pas?

—Oh! Dieu m'en garde, mon cousin, croyez bien au contraire que mon cœur vous conserve une profonde reconnaissance pour les services sans nombre que vous m'avez rendus.

—De la reconnaissance seulement, dit-il avec intention, le mot est bien vague, ma cousine.

Elle leva sur lui son charmant et limpide regard.

—Quel autre mot pourrai-je employer? dit-elle.

—J'ai tort, pardonnez-moi, reprit-il; c'est que la situation dans laquelle nous sommes placés, l'un vis-à-vis de l'autre, est si singulière, ma cousine, que je ne sais véritablement comment m'exprimer, en vous parlant toujours; je crains de vous déplaire.

—Non, mon cousin, vous n'avez rien à redouter de pareil, répondit-elle en souriant, vous êtes mon ami, et à ce titre, vous avez le droit de tout me dire, comme moi je puis tout entendre.

—Ce titre d'ami que vous me donnez, dit-il doucement, votre père avait désiré...

—Oui, interrompit-elle avec une certaine vivacité, je sais à quoi vous faites allusion, mon cousin: mon père avait fait pour moi des projets d'avenir, que la mort l'a empêché de réaliser.

—Ces projets, ma cousine, il dépend de vous seule qu'ils se réalisent.

Elle sembla hésiter pendant une minute ou deux, puis elle reprit d'une voix tremblante en pâlissant légèrement:

—Les désirs de mon père sont des ordres pour moi, mon cousin; le jour où il vous plaira d'exiger ma main, je vous la donnerai.

—Ma cousine, ma cousine, s'écria-t-il avec feu, je ne l'entends pas ainsi, j'ai juré à votre père, non seulement de veiller sur vous, mais encore, d'assurer voire bonheur par tous les moyens en mon pouvoir. Cette main que vous êtes prête à me donner, pour obéir à votre père, cette main, je ne l'accepterai que si en même temps elle est accompagnée du don de votre cœur; quels que soient les sentiments que j'éprouve pour vous, jamais je ne vous contraindrai à contracter une union qui vous rendrait malheureuse.

—Merci, mon cousin, murmura-t-elle en baissant les yeux, vous êtes noble et bon.

Le jeune homme lui prit doucement la main.

—Dolores, lui dit-il, permettez-moi de vous donner ce nom, ma cousine, je suis votre ami, n'est-ce pas?

—Oh! Oui, fit-elle faiblement.

—Mais, ajouta-t-il avec hésitation, votre ami seulement?

—Hélas! soupira-t-elle.

—Il suffit, dit-il, il est inutile d'insister davantage, ma cousine vous êtes libre.

—Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle avec anxiété.

—Je veux dire, Dolores que je vous rends votre parole, je renonce à l'honneur de vous épouser, tout en me réservant le droit, si vous y consentez, de continuer de veiller à votre bonheur.

—Mon cousin!

—Dolores, vous ne m'aimez pas, votre cœur s'est donné à un autre, un mariage entre nous ferait le malheur de tous deux; pauvre enfant, déjà vous avez assez été éprouvée par l'adversité, à un âge où la vie ne doit être semée que de fleurs; soyez heureuse avec celui que vous aimez! Il ne tiendra pas à moi, que bientôt votre sort soit uni au sien. Ce titre précieux d'ami que vous m'avez donné je le justifierai, en renversant les obstacles, qui peut être s'opposent à l'accomplissement de vos plus chers désirs.

—Ah! s'écria-t-elle, les yeux baignés de larmes en pressant la main qui tenait la sienne, pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime, vous si digne d'inspirer de tendres sentiments?

—Le cœur a de ces anomalies, ma cousine; qui sait, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi; maintenant; séchez vos larmes, ma querida Dolores! Ne voyez plus en moi qu'un ami dévoué, un confident sûr auquel si je ne les connaissais déjà, vous pourriez sans crainte confier tous vos charmants secrets d'amour.

—Eh quoi! fit-elle en le regardant avec surprise, vous sauriez...?

—Je sais tout, ma cousine, rassurez-vous donc; d'ailleurs, lui n'a pas été aussi discret que vous: il m'a tout avoué.

—Il m'aime! s'écria-t-elle, en se levant toute droite; il serait possible?

En ce moment un bruit de pas précipités se fit entendre au dehors.

—Lui-même va vous le dire, reprit le comte.

Au même instant, Dominique entra dans le bosquet.

—Ah! fit-elle en retombant tremblante sur le banc qu'elle avait quitté.

—Mon Dieu! s'écria Dominique en pâlissant, que se passe-t-il donc?

—Rien qui doive vous effrayer, mon ami, répondit en souriant le comte; doña Dolores vous permet de lui adresser ses hommages.

—Il serait vrai! s'écria-t-il en s'élançant vers elle et tombant à ses genoux.

—Oh! Mon cousin, fit la jeune fille d'un ton de doux reproche, pourquoi avoir ainsi abusé d'un secret?

—Que vous ne m'aviez pas confié, mais que j'ai deviné, répondit-il.

—Traître! dit la jeune fille en se levant subitement et en menaçant son cousin du doigt, si vous avez deviné mon secret, j'ai surpris le vôtre.

Et elle disparut, s'envolant légère comme un oiseau, et laissant les deux hommes face-à-face. Dominique, étonné de cette fuite imprévue qu'il ne savait à quel motif attribuer, fit un mouvement pour s'élancer à sa poursuite, mais le comte l'arrêta.

—Demeure, lui dit-il; le cœur des jeunes filles a des mystères qui ne doivent pas être dévoilés. Que veux-tu de plus, maintenant que tu es sûr de son amour?

—Oh! Mon ami, s'écria-t-il en se jetant dans ses bras, je suis le plus heureux des hommes.

—Egoïste, lui dit doucement le comte, qui ne songe qu'à lui lorsque mon âme souffre peut-être sans espoir!

Doña Dolores n'avait fui aussi vite le bosquet que pour rétablir un peu d'ordre dans ses pensées, et se remettre de la trop forte émotion qu'elle venait d'éprouver.

Comme elle allait entrer dans la maison, Carmen en sortit.

Dolores se jeta dans ses bras en fondant en larmes. La jeune fille, effrayée de l'état dans lequel elle voyait son amie, la conduisît doucement jusqu'à sa chambre, où celle-ci se laissa mener machinalement sans opposer la plus légère résistance.

Doña Dolores demeura longtemps avant de pouvoir raconter à son amie ce qui s'était passé dans le bosquet, et comment l'arrivée imprévue de Dominique l'avait pour ainsi dire obligée à laisser échapper l'aveu de son amour.

Doña Carmen, qui était loin de s'attendre à un dénouement si prompt et surtout si heureux, fut au comble de la joie.

Plus de contrainte désormais, plus de malentendus, elles pourraient sans arrière-pensée se livrer à leurs doux rêves d'avenir. Qu'avaient-elles à redouter, maintenant qu'elles étaient sûres de l'amour des deux jeunes gens? Quel obstacle pourrait empêcher leur prompte union?

Ainsi raisonnait doña Carmen, pour rassurer la pudeur un peu effarouchée de son amie par l'aveu qui malgré elle lui avait échappé et la remplissait de honte.

Les jeunes filles sont ainsi, qu'elles consentent à ce que celui qu'elles aiment devine leur amour, mais qu'elles considèrent comme une impardonnable faiblesse d'en convenir devant lui.

Carmen, plus âgée de quelques années que Dolores et par conséquent plus forte contre ses propres émotions, railla doucement son amie de sa faiblesse, et l'amena peu à peu à convenir avec elle que, puisque l'aveu de son amour était fait, elle ne le regrettait pas.

Elles quittèrent alors leur chambrette, et, composant leur visage pour en effacer toute trace d'émotion, elles se rendirent au jardin.

Il était désert.


XXIX

LE COUP DE MAIN

En retournant de quelques pas en arrière, nous raconterons ce qui s'était passé depuis le jour où Miramón avait si librement disposé de l'argent des bons de la Convention déposé au consulat anglais jusqu'à celui où notre histoire est arrivée; car les événements politiques, non seulement ne furent pas étrangers, mais encore précipitèrent le dénouement de l'histoire que nous avons entrepris d'écrire.

Ainsi que don Jaime le lui avait prédit, la façon tant soit peu brutale dont le général Márquez avait exécuté ses ordres, et l'acte même foncièrement illégal de s'emparer des fonds de la Convention, avait fatalement entaché le caractère jusque-là si pur de tout arbitraire et de toute spoliation du jeune président.

En apprenant cette nouvelle, les membres du corps diplomatique, entre autres l'ambassadeur d'Espagne et le chargé d'affaires de France, qui penchaient plutôt pour Miramón que pour Juárez, à cause de la noblesse de son caractère et de l'élévation de ses vues, avaient, dès ce moment, considéré la cause du parti modéré représenté par Miramón comme irrémissiblement perdue, à moins d'un de ces miracles si fréquents en révolution, mais dont rien ne faisait soupçonner la possibilité. D'ailleurs, la somme comparativement fort importante des bons de la Convention, jointe à celle que don Jaime avait fait remettre au président, n'avait pas suffi, non pas à combler le déficit, il était énorme, mais seulement à le diminuer sensiblement.

La plus grande partie de l'argent avait été employée à payer les soldats qui, n'ayant pas touché de solde depuis trois mois, commençaient à faire entendre des cris séditieux et menaçaient de déserter en masse.

L'armée payée ou à peu près, Miramón ouvrit des enrôlements dans le but de l'augmenter, afin de tenter une dernière fois la fortune des combats, résolu à défendre pied à pied le pouvoir qui lui était librement confié par les représentants de la nation.

Cependant, malgré la confiance qu'il affectait, le jeune et aventureux général ne se faisait pas illusion sur ce que sa position avait de déplorable, vis-à-vis des forces de plus en plus considérables et réellement imposantes des puros, ainsi que se nommaient eux-mêmes les partisans de Juárez; aussi, avant de jouer sa dernière partie, voulût-il essayer du dernier moyen en son pouvoir c'est-à-dire une médiation diplomatique.

L'ambassadeur d'Espagne, à son arrivée au Mexique, avait reconnu le gouvernement de Miramón; ce fut donc à ce diplomate, qu'en désespoir de cause, s'adressa le président aux abois, dans le but d'obtenir une médiation des ministres résidents afin de tenter par la conciliation d'arriver au rétablissement de la paix, proposant de se soumettre à certaines conditions dont voici les plus importantes:

Premièrement, les délégués choisis par les deux partis belligérants, conférant avec les ministres européens et celui des États-Unis, conviendraient de la façon de rétablir la paix.

Secondement: Ces délégués nommeraient la personne qui devrait conserver le gouvernement de toute la république pendant qu'une assemblée générale résoudrait les questions qui divisaient les Mexicains.

Troisièmement enfin: on déterminerait également la manière de convoquer le Congrès.

Cette dépêche, adressée le 3 octobre 1860 au ministre d'Espagne, se terminait par ces paroles significatives qui montraient bien la lassitude de Miramón et le désir réel qu'il avait d'en finir:

«Dieu veuille que cette convention, tentée confidentiellement, obtienne un meilleur résultat que celles qui jusqu'à ce jour ont été proposées.»

Ainsi que tout le faisait supposer, cette tentative suprême de réconciliation échoua.

Le motif en était simple et facile à comprendre pour les gens même les plus en dehors de la politique.

Juárez, maître de la plus grande partie du territoire de la république, se sentait dans son gouvernement de Veracruz trop fort par l'épuisement de son adversaire, pour ne pas se montrer intraitable sur le fond même de la question; il voulait non pas partager la position par des concessions réciproques, mais bien triompher intégralement.

Pourtant, comme un brave lion acculé par les chasseurs, Miramón avait toujours foi dans sa valeureuse épée si souvent victorieuse, il ne désespérait pas encore ou plutôt il ne voulait pas désespérer; afin de retenir les lambeaux épars de ses derniers défenseurs, le l7 novembre, il leur adressa un suprême appel, dans lequel il s'efforça de ranimer les étincelles mourantes de sa cause perdue déjà, essayant de donner à ceux qui l'entouraient encore l'énergie qu'il conservait intacte en lui-même.

Malheureusement, la foi avait fui, ces paroles tombaient dans des oreilles fermées par l'intérêt personnel et la peur; nul ne voulut comprendre ce cri suprême de l'agonie d'un grand et sincère patriote.

Cependant, il fallait prendre une résolution quelconque, renoncer à continuer la lutte et déposer le pouvoir, ou tenter de nouveau le sort des armes et résister jusqu'à la dernière extrémité.

Ce fut cette dernière résolution qui après mûres réflexions fut adoptée par le général.

La nuit touchait à son terme; des lueurs bleuâtres filtraient à travers les rideaux et faisaient pâlir les bougies allumées dans le cabinet où une fois déjà nous avons conduit le lecteur pour le faire assister à l'entretien du général président et de l'aventurier.

Cette fois encore les deux mêmes interlocuteurs se trouvaient face-à-face dans le cabinet.

Les bougies presque entièrement brûlées montraient que la veillée avait été longue, les deux hommes courbés sur une immense carte semblaient l'étudier avec la plus sérieuse attention, tout en causant entre eux avec une certaine animation.

Tout à coup le général se redressa avec un mouvement d'humeur et se laissa tomber dans un fauteuil.

—Bah! murmura-t-il entre ses dents, à quoi bon s'obstiner contre la mauvaise fortune?

—Pour la vaincre, général, répondit l'aventurier.

—C'est impossible.

—Vous désespérez? Vous? dit-il avec intention.

—Je ne désespère pas; loin de là, je suis au contraire résolu à me faire tuer s'il le faut, plutôt que de subir la loi que prétend m'imposer ce misérable Juárez, cet Indien haineux et vindicatif ramassé par pitié sur le bord d'une route par un Espagnol, et qui ne se sert des connaissances qu'il a acquises, et de l'éducation de hasard qu'il a reçue, que pour déchirer sa patrie et la plonger dans un gouffre de malheurs.

—Que voulez-vous faire à cela, général? répondit railleusement l'aventurier. Qui sait? Peut-être l'Espagnol dont vous pariez n'a-t-il élevé cet Indien que dans le but d'accomplir une vengeance et dans la prévision de ce qui se passe aujourd'hui?

—Tout porterait à te croire, sur mon âme. Jamais homme n'a suivi avec une patience plus féline les plus ténébreux projets et n'a accompli plus d'odieuses actions avec un cynisme plus effronté.

—N'est-ce pas le chef des Puros? dit en riant l'aventurier.

—Maudit soit cet homme! s'écria le général dans un mouvement de généreuse indignation dont il ne fut pas maître; il veut la ruine de notre malheureux pays.

—Pourquoi ne pas vouloir suivre mon conseil?

Le général haussa les épaules avec impatience.

—Eh! Mon Dieu, dit-il, parce que le plan que vous m'avez soumis, est impraticable.

—Ce motif est-il bien réellement le seul qui vous empêche de l'adopter? demanda-t-il finement.

—Et puis, reprit le général avec un léger embarras, puisque vous m'y contraignez, parce que je le trouve indigne de moi.

—Oh! Général, permettez-moi de vous faire observer que vous ne m'avez pas compris.

—Allons donc, vous plaisantez, mon ami, je vous ai si bien compris au contraire que si vous y tenez je vous répéterai mot pour mot le plan que vous avez conçu, et, ajouta-t-il en riant, que par amour-propre d'auteur, vous tenez tant à me voir mettre à exécution.

—Ah! fit l'aventurier d'un air de doute.

—Eh bien, ce plan, le voici; sortir, de la ville à l'improviste, ne pas prendre d'artillerie avec moi, afin de marcher plus vite; à travers des chemins perdus, surprendre l'ennemi, l'attaquer.

—Et le battre, ajouta l'aventurier avec intention.

—Oh! Le battre... fit-il avec doute.

—C'est immanquable; remarquez donc, général, que vos ennemis vous supposent avec raison enfermé dans la ville, occupé à vous y fortifier dans la prévision du siège dont ils vous menacent; que, depuis la défaite du général Márquez, ils savent qu'aucun de vos partisans ne tient la campagne, que, par conséquent, ils n'ont pas d'attaque à redouter et qu'ils marchent avec la sécurité la plus entière.

—C'est vrai, murmura le général.

—Aussi, rien ne sera-t-il plus facile que de les mettre en déroute; la guerre de partisan est la seule non seulement que vous puissiez faire aujourd'hui, mais qui vous offre des chances de succès à peu près certaines; en harcelant sans cesse vos ennemis, en les battant en détail, vous avez l'espoir de ressaisir la fortune qui vous abandonne et de vous délivrer de votre odieux compétiteur. Ayez seulement le dessus dans trois ou quatre rencontres avec ses troupes, et vos partisans qui vous abandonnent parce qu'ils vous croient perdu vous reviendront en foule, et cette formidable armée de Juárez fondra comme la neige au soleil.

—Oui, oui, je comprends ce qu'il y a de hardi dans ce plan.

—D'ailleurs, il vous offre une chance suprême.

—Laquelle?

—Celle, si vous êtes vaincu, d'anoblir votre chute en tombant les armes à la main sur un champ de bataille au lieu de vous laisser enfumer comme un renard dans un terrier par un ennemi que vous méprisez, et de vous voir dans quelques jours contraint d'accepter une capitulation honteuse, afin d'éviter à la capitale de la république, les horreurs d'un siège.

Le général se leva et commença à marcher à grands pas dans le cabinet; au bout d'un instant il s'arrêta devant l'aventurier.

—Merci, don Jaime, lui dit-il d'une voix affectueuse, merci! Votre rude franchise m'a fait du bien, elle m'a prouvé qu'il me reste au moins un ami fidèle dans la mauvaise fortune; eh bien, soit j'adopte votre plan, aujourd'hui même je le mettrai à exécution; quelle heure est-il?

—Pas tout-à-fait quatre heures du matin, général.

—A cinq heures, j'aurai quitté México.

L'aventurier se leva.

—Vous me quittez, mon ami, lui dit le président.

—Ma présence n'est plus nécessaire ici, général; permettez-moi de me retirer.

—Nous nous reverrons.

—Au moment de la bataille, oui, général. Où comptez-vous attaquer l'ennemi?

—Là, dit le général, en posant le doigt sur un point de la carte, à Toluca, où son avant-garde n'arrivera pas avant deux heures de l'après-dîner; en faisant diligence, je puis l'atteindre vers midi et avoir ainsi le temps nécessaire à tout préparer pour le combat.

—L'endroit est bien choisi, je vous prédis une victoire, général.

—Dieu vous entende! Moi je n'y crois pas.

—Encore votre découragement.

—Non, mon ami, vous vous trompez; ce n'est pas découragement de ma part, c'est conviction.

Et il tendit affectueusement la main à l'aventurier qui prit congé et se retira.

Quelques instants plus tard, don Jaime avait quitté México et penché sur le cou de son cheval il courait à fond de train en rase campagne.


XXX

LA SORTIE

Ainsi que Miramón l'avait dit à l'aventurier, à cinq heures précises il sortait de México à la tête de ses troupes.

Ses forces n'étaient pas nombreuses; elles ne se composaient que de trois mille cinq cents hommes, infanterie et cavalerie, sans artillerie, à cause des chemins perdus à travers lesquels il devait marcher.

Chaque cavalier portait un fantassin en croupe, afin de rendre la marche plus rapide.

C'était réellement un coup de main que le président allait tenter, coup de main des plus hasardeux, mais qui, pour cette raison même, avait de nombreuses chances de succès.

Le général Miramón chevauchait en tête de l'armée, au milieu de son état major avec lequel il causait gaiment; on aurait dit, à le voir allant ainsi calme et souriant, que nulle préoccupation n'attristait son esprit, il semblait en quittant México avoir repris cette heureuse insouciance de la jeunesse que les soucis du pouvoir lui avaient si vite fait oublier.

La matinée bien qu'un peu fraîche présageait un beau jour: un transparent brouillard s'élevait de la terre pompé par les rayons de plus en plus ardents du soleil. Quelques rares troupeaux apparaissaient çà et là dans les plaines; des recuas de mules, conduites par des arrieros et se dirigeant vers México, croisaient incessamment la marche des troupes; la terre bien cultivée ne présentait aucune trace de la guerre, la campagne semblait au contraire jouir d'un calme profond.

Quelques Indiens couraient le long des chemins conduisant des bœufs à la ville, d'autres amenaient des fruits et des légumes, tous se hâtaient, et chantaient insouciamment, pour charmer les ennuis et la longueur de la route.

En croisant le président qu'ils connaissaient bien, ils s'arrêtaient étonnés, se découvraient, et le saluaient avec un affectueux respect.

Cependant, sur l'ordre de Miramón, les troupes s'étaient engagées dans des sentiers perdus, presqu'infranchissables, où les chevaux n'avançaient qu'avec une difficulté extrême.

Le paysage se fit alors plus abrupte et plus accidenté; la marche devint plus rapide, le silence se rétablit dans les rangs des soldats: on approchait de l'ennemi.

Vers dix heures du matin, le président ordonna une halte pour faire reposer les chevaux, et donner aux soldats le temps de déjeuner. Ordinairement rien de curieux comme une armée mexicaine; chaque soldat est accompagné de sa femme, chargée de porter les provisions de bouche, et de préparer les repas. Ces malheureuses, dévouées à toutes les affreuses conséquences de la guerre, campent à quelques distances des troupes lorsqu'elles s'arrêtent; ce qui donne aux armées mexicaines l'apparence d'une émigration de barbares. Lorsqu'on livre bataille, elles demeurent spectatrices impassibles de la lutte, sachant d'avance qu'elles deviendront la proie du vainqueur, mais acceptant, ou plutôt se soumettant avec une philosophique indifférence à cette dure nécessité.

Cette fois, il n'en avait pas été ainsi; le président avait expressément défendu qu'aucune femme suivît l'armée; les soldats avaient donc emporté leurs provisions de bouche toutes préparées dans les alforjas, ou doubles poches de toile attachées à l'arrière de leur selle; précaution qui, en évitant une perte de temps considérable sur celui marqué pour le repas, avait en outre cet avantage qu'elle évitait qu'on allumât du feu.

A onze heures on sonna le boute-selle et chacun se mit en devoir de reprendre son rang.

On approchait de Toluca, lieu où le président avait résolu d'attendre l'ennemi.

Le chemin coupé de ravins profonds, à travers lesquels on ne pouvait passer qu'avec des difficultés extrêmes, devenait presqu'impraticables; cependant les soldats ne se décourageaient pas, c'était l'élite des troupes de Miramón, ses plus fidèles partisans, ceux qui l'avaient accompagné depuis le commencement de la guerre; ils redoublaient d'ardeur devant les obstacles qu'ils surmontaient en riant, encouragés par l'exemple de leur jeune général qui marchait bravement en avant, et leur donnait ainsi l'exemple de la patience et de l'abnégation.

Le général Cobos avait été détaché en éclaireur avec une vingtaine d'hommes résolus afin de surveiller la marche de l'ennemi, et d'avertir le président dès qu'il l'apercevrait, en se repliant aussitôt sans se laisser voir sur le gros de l'armée.

Soudain Miramón aperçut trois cavaliers qui accouraient à toute bride vers lui; supposant avec raison que ces cavaliers étaient porteurs d'une nouvelle importante, il éperonna son cheval et s'élança au devant d'eux.

Bientôt il les eut rejoints.

De ces trois hommes deux étaient des soldats, le troisième bien monté et armé jusqu'aux dents, paraissait être un paysan.

—Quel est cet homme? demanda le président en s'adressant à un des soldats.

—Excellence, répondit l'un d'eux, cet individu s'est présenté au général en demandant à être conduit vers vous, il est porteur, dit-il, d'un pli qui doit vous être remis personnellement.

—Qui t'envoie vers moi? demanda le président à l'inconnu, immobile devant lui.

—Que votre Excellence lise d'abord cette lettre, répondit-il, en retirant un pli cacheté de son dolman et le présentant respectueusement au général.

Miramón le décacheta et le parcourut rapidement des yeux.

—Ah, ah! fit-il en l'examinant avec attention, comment te nommes-tu, mon brave?

—López, mon général.

—Bien! Ainsi il est près d'ici?

—Oui, général, embusqué avec trois cents cavaliers.

—Alors, il te met à ma disposition?

—Oui, général, pour tout le temps que vous aurez besoin de moi.

—Dis-moi, López, tu connais ce pays?

—J'y suis né, Excellence.

—Ainsi, tu es capable de nous guider?

—Où il vous plaira.

—Connais-tu la position de l'ennemi?

—Parfaitement, Excellence; les têtes de colonnes des généraux Berriozábal et Degollado, ne sont qu'à une lieue environ de Toluca, où elles doivent faire une grande halte.

—A quelle distance sommes-nous de Toluca, nous autres?

—En suivant cette route, à trois lieues environ, Excellence.

—C'est bien long; il y a un autre chemin plus court?

—Il y en a un qui raccourcit la distance de plus des deux tiers.

—¡Caray! s'écria le général, il faut le prendre.

—Oui, mais il est étroit, dangereux et impraticable à l'artillerie, la cavalerie même n'y passera qu'à grand peine.

—Je n'ai pas d'artillerie.

—Alors, la chose est possible, général.

—Je n'en demande pas davantage.

—Seulement, si votre Excellence me le permet, je lui soumettrai un avis que je crois bon.

—Parle.

—Le chemin est rude; il serait préférable de démonter la cavalerie, de laisser marcher l'infanterie en avant, et de la faire suivre par les cavaliers, conduisant leurs chevaux en bride.

—Cela va bien nous retarder.

—Au contraire, général, nous irons plus vite à pied.

—Soit; dans combien de temps serons-nous à Toluca?

—Dans trois quarts d'heure... est-ce trop, général?

—Non; si tu tiens ta promesse, je te donnerai dix onces.

—Bien que ce ne soit pas l'intérêt qui me dirige, répondit López, en riant, je suis tellement certain de ne pas me tromper, que je regarde l'argent comme gagné.

—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, prend-le tout de suite, dit le général en lui donnant sa bourse.

—Merci, Excellence; maintenant nous partirons quand vous voudrez; seulement, recommandez le plus grand silence aux soldats, afin que nous arrivions à l'improviste sur l'ennemi, et que nous l'attaquions avant qu'il ait le temps de se reconnaître.

Miramón expédia un soldat au général Cobos, pour lui donner l'ordre de se replier au plus vite, puis il fit mettre pied à terre aux soldats, plaça les fantassins en avant, sur quatre de front, ce qui était la plus grande largeur dont on pouvait disposer; la cavalerie démontée forma l'arrière-garde.

Le général Cobos ne tarda pas à rejoindre; en quelques mots, Miramón le mit au fait.

Le président, faisant tenir en bride derrière lui son cheval et celui du guide, se plaça en tête de la troupe, malgré les prières de ses amis.

—Non, répondit-il à leurs sollicitations, je suis votre chef: en cette qualité, la plus grande part de péril me revient, ma place est ici et j'y reste.

Ils furent contraints de le laisser agir à sa guise.

—Partons-nous? dit Miramón à López.

—Allons, général.

Ils se mirent en marche; tous ces mouvements avaient été exécutés dans le plus grand silence, avec une rapidité et un ensemble admirable.

López ne s'était pas trompé: le sentier qu'il avait fait prendre aux troupes était si rocailleux et si difficile, que les troupes avançaient beaucoup plus rapidement à pieds.

—Ce sentier se prolonge-t-il ainsi longtemps? demanda le président au guide.

—Jusqu'à demi-portée de fusil à peu près de Toluca, général, répondit celui-ci; arrivé là, il monte par une pente assez rapide, en s'élargissant beaucoup, jusqu'à dominer Toluca, où il est facile de descendre même avec la cavalerie au galop.

—Hum! Il y a du bon et du mauvais dans ce que tu m'apprends-là.

—Je ne comprends pas, Excellence.

—Dam, c'est assez clair cependant, il me semble: suppose que les Puros aient placé un cordon de sentinelles sur la hauteur, notre projet sera éventé et notre expédition inutile, tu n'as pas réfléchi à ce que tu faisais en nous conduisant par ici.

—Pardon, Excellence, les Puros savent qu'aucun corps d'armée ne bat la campagne, ils se croient certains de n'avoir pas d'attaque à redouter; ils ne prennent donc pas des précautions, qu'ils considèrent comme inutiles; de plus, les hauteurs dont vous parlez, sont trop éloignées de l'endroit où ils camperont, et surtout trop élevées pour qu'ils songent à les couronner.

—Enfin, murmura le général, à la grâce de Dieu! Maintenant que je suis ici, je ne reculerai pas.

Ils continuèrent à s'avancer en redoublant de précautions.

Depuis vingt-cinq minutes environ ils étaient engagés dans le sentier, lorsque López, après avoir jeté autour de lui un regard scrutateur, s'arrêta subitement.

—Que fais-tu? lui demanda le général.

—Vous le voyez, Excellence, je m'arrête; de l'autre côté de ce coude, qui est là devant nous, le sentier commence à monter, nous ne sommes plus qu'à une portée de fusil au plus de Toluca; si vous me le permettez, je vais me lancer en avant, en enfant perdu, afin de m'assurer que les hauteurs ne sont pas surveillées et que vous avez le passage libre.

Le général le regarda attentivement.

—Vas, lui dit-il enfin, nous attendrons ton retour pour pousser en avant, je me fie à toi.

López se débarrassa de ses armes et de son chapeau, qui non seulement lui étaient inutiles, mais encore auraient pu le trahir, et s'étendant sur le sol, il commença à ramper à la mode indienne et ne tarda pas à disparaître au milieu des halliers qui bordaient le sentier.

Cependant, sur un signe du président, le mot de halte avait rapidement circulé dans les rangs et l'armée s'était arrêté presqu'instantanément.

Quelques minutes s'écoulèrent.

Les généraux s'étaient rapprochés, ils entouraient le président.

Le guide ne revenait pas. L'anxiété était au comble.

—Cet homme nous trahit, dit le général Cobos.

—Je ne le crois pas, répondit aussitôt Miramón, je suis sûr de celui qui me l'a adressé.

En ce moment, les buissons s'écartèrent et un homme parut.

Cet homme était López, le guide.

Son visage était calme, son œil clair, sa démarche assurée; il s'approcha du président, s'arrêta à deux pas de lui, le salua et attendit qu'il lui adressât la parole.

—Eh bien? demanda Miramón.

—Je me suis avancé jusqu'à la crête même de la hauteur, Excellence, répondit-il, j'ai vu distinctement le bivouac des Puros; ils ne soupçonnent pas votre présence: je crois que vous pouvez agir.

—Ainsi, ils n'ont pas établi de cordon de sentinelles sur la hauteur?

—Non, général.

—Bien, conduis-moi jusqu'à l'entrée du sentier, il me faut voir les lieux afin de dresser mon plan d'attaque en conséquence.

López ramassa son fusil et son chapeau.

—Je suis prêt, dit-il.

Ils s'avancèrent; derrière eux, à une courte distance venait l'armée.

Tout était désert, ainsi que le guide l'avait annoncé.

Miramón examina le terrain avec la plus sérieuse attention.

—Bon, murmura-t-il, je sais maintenant ce qui me reste à faire, et s'adressant au guide:

—Ainsi, ton maître est embusqué de façon à prendre l'ennemi à revers, dit-il.

—Oui, Excellence.

—Mais comment le prévenir, afin que son attaque coïncide avec la nôtre?

—Rien de plus facile, Excellence; vous voyez cet arbre, qui s'élance solitaire et dont le faîte, seul, domine la hauteur?

—Oui, je le vois, eh bien?

—J'ai l'ordre de couper la tête de cet arbre au moment précis ou vous commencerez l'attaque, la disparition de l'arbre, sera pour lui le signal de charger l'ennemi.

—Vive Dieu! s'écria-t-il, cet homme est né général, rien ne lui échappe; vas à cet arbre, monte dessus, et tiens-toi prêt, lorsque tu me verras lever mon épée en l'air, d'un coup de ta machette tu trancheras la cime de l'arbre: tu m'as compris?

—Parfaitement, Excellence, mais après que ferai-je?

—Ce que tu voudras.

—Bon, alors je rejoindrai mon maître.

Il prit son cheval des mains de l'assistant qui le tenait en bride, et se dirigea tranquillement vers l'arbre.

Miramón divisa son infanterie en trois corps, et plaça sa cavalerie en réserve.

Toutes les dispositions prises, les troupes commencèrent l'ascension de la hauteur.

Lorsqu'elles atteignirent le sommet.

—En avant! En avant! s'écria Miramón en brandissant son épée et s'élançant sur la descente.

Toute l'armée roula derrière lui comme une avalanche.

En voyant le président lever son épée, d'un seul coup López avait tranché la cime de l'arbre au sommet duquel il se tenait, puis, cet exploit accompli, il s'était laissé glisser en bas, avait sauté sur son cheval et s'était élancé au galop à la suite de l'armée.

L'apparition subite des troupes de Miramón avait causé un désordre affreux dans le bivouac des Puros, qui étaient loin de s'attendre à une attaque aussi brusque et aussi vigoureuse, leurs espions leur ayant assuré qu'aucun corps d'armée ne tenait la campagne.

Les soldats sautèrent sur leurs armes, et les officiers essayèrent d'organiser la résistance, mais avant même que les rangs fussent formés, déjà les troupes du président étaient sur eux, et les chargeaient avec furie, aux cris de...

—Vive México! Miramón! Miramón!

Cependant les généraux qui commandaient les Puros, officiers braves et intelligents, se multipliaient pour résister; à la tête des soldats qui déjà s'étaient armés et avaient, tant bien que mal, formé leurs rangs; ils engagèrent une fusillade meurtrière, les canons avaient été mis en batterie et ouvrirent un feu terrible contre l'infanterie du président.

L'affaire devenait sérieuse. Les Juaristas avaient l'avantage du nombre; remis de la panique qu'ils avaient d'abord éprouvée, il était à craindre si le combat se prolongeait, qu'ils prissent l'offensive.

En ce moment, de grands cris se firent entendre sur leurs derrières, et une troupe nombreuse de cavaliers se rua sur eux la lance en avant.

Pris entre deux ennemis, les Juaristas se crurent trahis; ils perdirent la tête et commencèrent à se débander.

La cavalerie de Miramón apparut en ce moment et chargea vigoureusement l'ennemi.

Le combat dégénéra dès lors en massacre, ce ne fut plus une lutte, mais une boucherie; les Juaristas pris en avant, en flanc et en arrière, ne songèrent plus qu'à s'ouvrir passage.

La retraite commença, et bientôt se changea en déroute complète.

Le général Berriozábal, le général Degollado, ses fils, deux colonels, tous les officiers composant leur état major, quatorze pièces de canon, une grande quantité de munitions et d'armes, et plus de deux mille prisonniers tombèrent entre les mains de Miramón. Le président avait eu sept hommes tués et onze légèrement blessés.

La bataille n'avait duré que vingt-cinq minutes. La victoire était complète.

La fortune capricieuse accordait un dernier sourire à celui dont elle avait résolu la perte.


XXXI

TRIOMPHE

Cette victoire imprévue si éclatante et si complète, remportée par Miramón sur des troupes aguerries commandées par des officiers renommés, rendit subitement le courage et l'espoir aux partisans effrayés du président de la République.

L'esprit des soldats changea à un tel point qu'ils ne doutèrent plus du triomphe de leur cause et en arrivèrent en quelques instants à la considérer presque comme définitivement gagnée.

Seul, au milieu de la joie générale, Miramón ne se faisait pas illusion sur la portée de la victoire qu'il avait remportée: pour lui ce lustre nouveau jeté sur ses armes si longtemps victorieuses n'était que le dernier et brillant éclat jeté par la torche sur le point de s'éteindre.

Il connaissait trop à fond la position précaire à laquelle il était réduit pour se bercer un seul instant d'espérances trompeuses; seulement, il remerciait intérieurement la fortune du dernier sourire qu'elle daignait lui accorder et qui l'empêcherait de tomber du pouvoir comme un homme vulgaire.

Lorsque la cavalerie, lancée à la poursuite des fuyards pour les empêcher de se rallier, eut enfin rejoint le gros de l'armée demeuré sur le champ de bataille, Miramón après avoir accordé un repos de deux heures à ses troupes, donna l'ordre de rentrer à México.

Le retour du corps expéditionnaire fut loin d'être aussi rapide, que sa marche précédente: les chevaux fatigués n'avançaient qu'avec peine, l'infanterie avait mis pied à terre pour escorter les prisonniers, puis les canons et les nombreuses voitures de bagages dont on s'était emparés et qui venaient à la suite de l'armée, ne pouvaient passer que par une route large et frayée, ce qui obligea le général Miramón à prendre le grand chemin et lui occasionna un retard de plusieurs heures.

Il était dix heures du soir environ lorsque l'avant-garde du corps expéditionnaire atteignit les garitas de México.

Il faisait nuit noire, et pourtant la ville apparaissait dans l'ombre diamantée d'une innombrable quantité de lumières.

Les bonnes comme les mauvaises nouvelles se propagent avec une rapidité extraordinaire; résolve qui pourra ce problème presqu'insoluble, mais ce qui est certain c'est que la bataille était à peine terminée à Toluca que déjà on en connaissait l'issue à México; le bruit du succès éclatant remporté par le président avait immédiatement couru de bouche en bouche sans que qui que ce fût sût de qui il le tenait.

A la nouvelle de cette victoire inespérée, la joie avait été universelle, l'enthousiasme porté à son comble et, la nuit venue, la ville s'était spontanément trouvé illuminée.

L'ayuntamiento, en corps, attendait le président à l'entrée de la ville pour lui adresser ses félicitations; les troupes défilèrent entre deux haies compactes de peuple poussant de frénétiques vivats, agitant les mouchoirs et les chapeaux et tirant force pétards en signe de réjouissance; les cloches malgré l'heure avancées sonnaient à toute volée et les nombreux chapeaux à la basile des membres du clergé mêlés à la foule prouvaient que les prêtres et les moines, si froids la veille même pour l'homme qui toujours les avait soutenus, avaient, à la nouvelle de sa victoire, senti subitement se réveiller leur enthousiasme endormi.

Miramón traversa toute cette foule, calme, impassible, rendant, avec une imperceptible expression d'ironie, les saluts qui lui étaient incessamment adressés à droite et à gauche.

Il mit pied à terre devant le palais; un peu en avant de la porte, un homme se tenait immobile et souriant.

Cet homme était l'aventurier.

En l'apercevant, Miramón ne put réprimer un mouvement de joie.

—Ah! Venez, venez, mon ami, s'écria-t-il, en allant à lui.

Et à la stupéfaction générale, il passa son bras sous le sien et l'entraîna dans l'intérieur du palais.

Lorsque le président eut atteint le cabinet particulier, dans lequel il travaillait habituellement, il se jeta dans un fauteuil, et essuyant, avec un mouchoir, son visage baigné de sueur.

—Ouf! s'écria-t-il, d'un ton de mauvaise humeur, je suis rompu! Cette stupide palinodie, à laquelle j'ai été malgré moi contraint d'assister, m'a sur l'honneur plus brisé de fatigue que tous les autres événements de cette journée, cependant si féconde en péripéties extraordinaires.

—Bien, répondit affectueusement l'aventurier, je suis heureux de vous entendre parler ainsi, général; je craignais que vous vous ne fussiez laissé griser par votre succès.

Le général haussa les épaules avec dédain.

—Pour qui me prenez-vous, mon ami? répondit-il; quelle triste idée vous faites-vous de moi, si vous supposez que je sois homme à me laisser ainsi aveugler par un succès qui, tout éclatant qu'il paraisse, n'est en réalité qu'une victoire de plus à enregistrer, mais dont les résultats seront nuls pour le bien de la cause que je soutiens?

—Ce que vous dites n'est que trop vrai, général.

—Croyez-vous que je l'ignore? Ma chute est inévitable: cette bataille la retardera de quelques jours à peine; je dois tomber, parce que malgré les cris enthousiastes de la foule, toujours changeante et facile à tromper, ce qui jusqu'à présent a fait ma force et m'a soutenu dans la lutte que j'ai entreprise, m'a abandonné sans retour, je sens que l'esprit de la nation n'est plus avec moi.

—Peut-être allez-vous trop loin, général! Encore deux batailles comme celle-ci, et qui sait si vous n'aurez pas reconquis tout ce que vous avez perdu.

—Mon ami, le succès de celle d'aujourd'hui vous appartient: c'est grâce à votre brillante charge sur les derrières de l'ennemi qu'il a été démoralisé et par conséquent vaincu.

—Vous vous obstinez à tout voir en noir; je vous le répète encore: deux batailles comme celle-ci, et vous êtes sauvé.

—Ces batailles, je les livrerai, mon ami, si on m'en laisse le temps, croyez-le bien. Ah! Si au lieu d'être seul, cerné dans México, j'avais encore des lieutenants dévoués, tenant la campagne, après la victoire d'aujourd'hui, tout aurait pu se réparer.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit et le général Cobos parut.

—Ah! C'est vous, mon cher général, lui dit le président, en lui tendant la main, et reprenant subitement un air riant, soyez le bienvenu. Quel motif me procure le plaisir de vous voir?

—Je supplie votre seigneurie de m'excuser si j'ose me présenter ainsi, sans être annoncé, mais j'ai à l'entretenir de choses graves, qui n'admettent pas de retard.

L'aventurier fit un mouvement pour se retirer.

—Restez, je vous en prie, dit le président en l'arrêtant du geste; parlez, mon cher général.

—Monsieur le président, le désordre le plus grand règne sur la place parmi le peuple et les soldats: la plupart demandent à grands cris, que les officiers, faits prisonniers aujourd'hui, soient immédiatement fusillés comme traîtres à la patrie.

—Hein? fit le président, en se redressant subitement, et en devenant légèrement pâle, que me dites-vous donc là, mon cher général?

—Si votre seigneurie consent à ouvrir les fenêtres de ce cabinet, elle entendra les cris de mort, que l'armée et le peuple poussent de concert.

—Ah! murmura Miramón, des assassinats politiques, commis de sang-froid après la victoire; jamais je ne consentirai à autoriser des crimes aussi odieux! Non, mille fois non; pour moi, du moins, il n'en sera pas ainsi. Où se trouvent les officiers prisonniers?

—Dans l'intérieur du palais, gardés à vue dans la cour.

—Donnez l'ordre qu'ils soient immédiatement conduits en ma présence; allez, général.

—Ah! Mon ami, s'écria le président avec découragement, dès qu'il se trouva seul avec l'aventurier, que peut-on espérer d'un peuple aussi dénué du sens moral que le nôtre? Hélas! Que doivent penser les gouvernements européens de cette apparente barbarie! Quel mépris ne doivent-ils pas avoir pour notre malheureuse nation! Et pourtant, ajouta-t-il, ce peuple n'est pas méchant, c'est son long esclavage qui l'a ainsi rendu cruel et les interminables révolutions dont depuis quarante ans, il est constamment victime; venez, suivez-moi, il faut en finir.

Il sortit alors du cabinet, accompagné par l'aventurier, et entra dans un immense salon, où ses partisans les plus dévoués se trouvaient réunis.

Le président alla s'asseoir sur un siège élevé de deux marches, préparé pour lui au haut-bout du salon et les officiers demeurés fidèles à sa cause se groupèrent aussitôt à sa droite et à sa gauche.

Sur un signe affectueux de Miramón, l'aventurier était resté à son côté, indifférent en apparence.

Un bruit de pas et un froissement d'armes se firent entendre au dehors, et les officiers prisonniers, précédés par le général Cobos entrèrent dans la salle.

Bien qu'ils affectassent d'être calmes, ces prisonniers ne laissaient pas que d'être assez inquiets sur le sort qui leur était réservé; ils avaient entendu les cris de mort poussés contre eux, et connaissaient les mauvaises dispositions des partisans de Miramón à leur égard.

Celui qui marchait le premier était le général Berriozábal, jeune homme de trente ans au plus, à la tête expressive, aux traits fins et intelligents, et à la démarche noble et dégagée; auprès de lui venait le général Degollado entre ses deux fils, puis deux colonels et les officiers composant l'état-major du général Berriozábal.

Les prisonniers s'avancèrent d'un pas ferme vers le président qui, à leur approche, quitta vivement son siège et fit, le sourire sur les lèvres, quelques pas au devant d'eux.

—Caballeros, leur dit-il en les saluant gracieusement, je regrette que les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons malheureusement placés, ne me permettent pas de vous rendre immédiatement la liberté; du moins, j'essaierai, par tous les moyens en mon pouvoir, de vous rendre douce une captivité qui, je l'espère, ne sera pas de longue durée. Veuillez d'abord reprendre les épées que vous portez si vaillamment et dont je regrette de vous avoir privés.

Il fit un signe au général Cobos qui s'empressa de restituer aux prisonniers les armes qu'on leur avait enlevées, et que ceux-ci reçurent avec un mouvement de joie.

—Maintenant, caballeros, reprit le président, daignez accepter l'hospitalité que je vous offre dans ce palais, où vous serez traités avec tous les égards que mérite votre infortune; je ne demande que votre parole de soldats et de caballeros de ne pas en sortir sans mon autorisation, non point que je doute de votre honneur, mais seulement afin de vous soustraire aux tentatives de gens mal disposés à votre égard et aigris par les souffrances d'une longue guerre; vous êtes donc prisonniers sur parole, caballeros, et libres d'agir à votre guise.

—Monsieur le général, répondit le général Berriozábal, au nom de tous, nous vous remercions sincèrement de votre courtoisie, nous ne pouvions moins attendre de votre générosité bien connue; cette parole que vous nous demandez, nous vous la donnons et nous n'userons de la liberté dont vous nous laissez jouir que dans les limites que vous jugerez convenable d'y apporter, vous promettant de n'essayer en aucune façon de reconquérir notre liberté sans que vous nous ayez dégagés: de notre parole.

Après quelques autres compliments échangés entre le président et les deux généraux, les prisonniers se retirèrent dans les appartements qui leur furent assignés.

Au moment où le général Miramón se préparait à rentrer dans son cabinet, l'aventurier l'arrêta vivement et lui désignant un officier supérieur qui paraissait chercher à se dissimuler au milieu des groupes.

—Connaissez-vous cet homme? lui dit-il d'une voix basse et tremblante.

—Certes je le connais, répondit le président; depuis quelques jours seulement il est à moi, et déjà il m'a rendu d'éminents services, il est Espagnol et se nomme don Antonio Cacerbar.

—Oh! Je sais son nom, dit l'aventurier, car moi aussi je le connais depuis bien longtemps malheureusement; général, cet homme est un traître!

—Allons, vous plaisantez.

—Je vous répète, général, que cet homme est un traître; j'en suis sûr! fit-il avec force.

—Je vous en prie, n'insistez pas davantage, mon ami, interrompit vivement le général, cela me serait pénible; bonne nuit, venez demain: je désire causer avec vous de choses importantes.

Et après lui avoir fait un geste affectueux, le président rentra dans son cabinet dont la porte se referma sur lui.

L'aventurier demeura un instant immobile, douloureusement affecté de l'incrédulité du président.

—Oh! murmura-t-il tristement, ceux que Dieu veut perdre, il les aveugle! Hélas! Maintenant tout est fini, cet homme est irrémissiblement condamné, sa cause est perdue!

Il sortit du palais en proie aux plus sinistres prévisions.


XXXII

EL PALO QUEMADO

L'aventurier avait, ainsi que nous l'avons dit, quitté le palais; la place Mayor était déserte, l'effervescence populaire s'était calmée aussi vite qu'elle s'était soulevée; grâce aux prières de certaines personnes influentes, les soldats étaient rentrés dans leurs quartiers; les léperos et autres citoyens tout aussi recommandables qui formaient la majorité de la populace ameutée, voyant que décidément il n'y avait rien à faire et que les victimes qu'ils convoitaient leur échappaient définitivement, avaient fini après quelques cris et quelques huées poussés en manière de consolation par se dissiper à leur tour et à regagner les bouges plus ou moins mal famés toujours ouverts dans les bas quartiers de la ville et où ils étaient sûrs de trouver asile.

Seul, López était demeuré ferme à son poste. L'aventurier lui avait ordonné de l'attendre à la porte du palais et il l'attendait, seulement comme la nuit était noire et que la plus profonde obscurité avait succédé à l'illumination radieuse de la soirée, il l'attendait la main sur ses armes, les yeux et les oreilles au guet, afin de ne pas être, malgré le voisinage du palais, surpris et dévalisé par quelque rôdeur de nuit désœuvré, qui n'aurait pas été fâché de profiter de cette bonne aubaine, si le peon n'avait pas fait aussi bonne garde.

Lorsque López vit s'ouvrir la porte du palais, il comprit que son maître, seul, pouvait en sortir aussi tard et il s'approcha de lui.

—Quoi de nouveau? demanda l'aventurier en mettant le pied à l'étrier.

—Pas grand chose, répondit-il.

—Tu en es sûr?

—A peu près; cependant maintenant que j'y réfléchis, il me semble avoir tout à l'heure aperçu quelqu'un de ma connaissance sortant du palais.

—Ah! Il y a longtemps?

—Ma foi non, un quart d'heure, vingt minutes au plus, mais je crains de m'être trompé, parce qu'il portait un costume si différent de celui sous lequel je l'ai connu, et puis j'ai eu si peu le loisir de le voir.

—Eh bien! Qui as-tu cru reconnaître?

—Vous ne me croirez pas, si je vous dis que c'était don Antonio Cacerbar, mon ancien blessé.

—Au contraire, car moi, je l'ai vu au palais.

—Ah, demonio, alors! Je regrette bien de n'avoir pas écouté sa conversation.

—Comment, sa conversation? Où? Avec qui, parle ou étrangle; voyons, t'expliqueras-tu à la fin?

—M'y voici, m'y voici, mi amo; à sa sortie du palais, il y avait encore quelques groupes sur la place, un homme s'est dégagé d'un de ces groupes et s'est approché de don Antonio.

—Et cet homme, l'as-tu reconnu?

—Pour cela non, vu qu'il avait un chapeau de vigogne à large bord, abattu sur les yeux et qu'il était embossé jusqu'au nez dans un grand manteau, et puis il ne faisait pas beaucoup plus clair qu'en ce moment.

—Au fait! Au fait! s'écria l'aventurier avec impatience.

—Ces deux hommes se sont donc mis à causer à voix basse.

—Et tu n'as rien entendu?

—Mon Dieu non, quelques mots à peine, sans suite et voilà tout.

—Répète-les moi toujours.

—Volontiers: «Ainsi, il était là,»a dit l'un; je n'ai pas entendu la réponse de l'autre; «Bah! Il n'oserait pas,»a repris le premier; puis ils ont causé si bas que je n'ai rien pu entendre; le premier a dit encore: «Il faut y aller.» «Il est bien tard,»a fait l'autre; je n'ai plus entendu que ces deux mots: Palo Quemado; puis, après avoir encore échangé quelques mots à voix basse, ils se sont séparés; le premier n'a pas tardé à disparaître sous les portales; quant à don Antonio, il a tourné à droite comme s'il voulait se rendre au paseo de Bucareli; mais il se sera arrêté dans quelque maison, car il n'est pas probable qu'à une pareille heure la pensée lui soit venue de s'aller promener seul dans un tel endroit.

—C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir, répondit l'aventurier en se mettant en selle, donne-moi mes armes et suis-moi; les chevaux ne sont pas fatigués?

—Non, ils sont tous frais au contraire, dit López en donnant à l'aventurier un fusil double, une paire de revolvers et une machette; d'après vos ordres, je suis allé au corral où j'ai laissé nos chevaux fatigués, j'ai sellé Mono et Zopilote qui sont ceux-ci, et je suis revenu vous attendre.

—Tu as bien fait; en route!

Ils s'éloignèrent alors, traversèrent la place déserté et, après quelques détours, faits sans doute dans le but de dépister les espions qui auraient pu les surveiller dans les ténèbres, ils prirent enfin la direction de Bucareli.

A México, dès que la nuit est tombée, il est défendu, à moins d'une permission spéciale qui ne s'obtient que fort difficilement, de circuler à cheval dans les rues; cependant l'aventurier semblait fort peu se préoccuper de cette défense, du reste son audace était parfaitement justifiée par l'apparente indifférence des celadores dont ils rencontraient bon nombre sur leur passage et qui les laissaient galoper à leur guise sans risquer la moindre protestation à cet égard.

Lorsque les deux cavaliers se trouvèrent assez éloignés du palais pour ne plus redouter d'être suivis, chacun d'eux sortit un demi-masque noir de sa poche et l'appliqua sur son visage; cette précaution prise contre les curieux qui malgré l'obscurité auraient pu les reconnaître, ils reprirent leur course.

Ils ne tardèrent pas à atteindre l'entrée du paseo de Bucareli; l'aventurier s'arrêta, et après avoir d'un regard perçant essayé de sonder les ténèbres il fit entendre un sifflement aigu et prolongé.

Aussitôt une ombre se détacha de l'enfoncement d'une porte où elle se trouvait parfaitement cachée et s'avança jusqu'au milieu de la rue; arrivée là, cette ombre ou plutôt cet homme s'arrêta et attendit sans prononcer une parole.

—Est-il passé quelqu'un par ici depuis trois quarts d'heure? dit l'aventurier.

—Oui et non, répondit laconiquement l'inconnu.

—Explique-toi.

—Un homme est venu, s'est arrêté devant la maison qui est là à votre droite, a frappé dans ses mains à deux reprises; au bout d'un instant, une porte s'est ouverte, un peon est sorti conduisant en bride un cheval pie, et tenant un manteau doublé de rouge sous le bras.

—Comment as-tu vu cela, par cette nuit noire?

—Le peon portait une lanterne; l'homme dont je vous parle lui a reproché son imprudence, a brisé la lanterne sous son talon, puis il a jeté le manteau sur ses épaules.

—Quel costume portait cet homme?

—Celui d'officier supérieur de cavalerie.

—C'est bien, après?

—Il a remis son chapeau à plumes au peon, celui-ci est rentré dans la maison dont il est sorti un instant après, portant un chapeau de vigogne à golilla d'or, des pistolets et un fusil, il a chaussé des éperons en argent à l'officier, celui-ci a pris les armes s'est coiffé du chapeau, est monté sur le cheval et est parti.

—Dans quelle direction?

—Dans celle de la Plaza Mayor.

—Et le peon?

—Il est rentré dans la maison.

—Tu es sûr de ne pas avoir été vu par l'un on l'autre?

—J'en suis sûr.

—C'est bien; veille! Adieu!

—Adieu! et il se renfonça dans les ténèbres.

L'aventurier et son peon tournèrent bride; bientôt ils se retrouvèrent sur la Plaza Mayor, mais ils la traversèrent sans s'arrêter.

Don Jaime paraissait savoir quelle direction il lui fallait suivre, car il galopait sans hésiter à travers les rues; bientôt il arriva à la garita de San Antonio, qu'il passa sans s'arrêter; quelques maraîchers commençaient déjà à entrer en ville.

Arrivé à six cents pas de la garita environ, à un endroit où la route forme un carrefour dont le milieu est occupé par une croix de pierre et où viennent rayonner en étoiles six routes assez larges mais fort mal entretenues, l'aventurier s'arrêta de nouveau et comme la première fois, il poussa un sifflement aigu.

Au même instant, un homme, couché au pied de la croix, se leva tout droit et se tint immobile devant lui.

—Un homme est passé ici, dit don Jaime, monté sur un cheval pie, coiffé d'un chapeau à golilla d'or.

—Cet homme est passé, répondit l'inconnu.

—Combien y a-t-il de temps?

—Une heure.

—Était-il seul?

—Il était seul.

—Quelle direction a-t-il prise?

—Celle-ci, répondit l'inconnu en étendant le bras vers le deuxième sentier de gauche.

—C'est bien.

—Suivrai-je?

—Où est ton cheval?

—Dans un corral près de la garita.

—C'est trop loin, je n'ai pas le temps d'attendre adieu, veille.

—Je veillerai.

Il se recoucha au pied de la croix.

Les deux cavaliers reprirent leur course.

—C'est bien au Palo Quemado qu'il se rend, murmura l'aventurier, nous l'y trouverons.

—C'est probable, fit López, avec le plus grand sang-froid; c'est drôle que je n'aie pas deviné cela plus tôt, c'était cependant bien facile.

Ils galopèrent pendant une heure environ, sans échanger une parole; enfin, ils aperçurent à une courte distance une masse sombre dont la noire silhouette se détachait sur l'obscurité moins épaisse de la campagne qui les cerclait.

—Voici le Palo Quemado, dit don Jaime.

—Oui, répondit seulement López.

Ils firent encore quelques pas en avant et s'arrêtèrent.

Tout à coup un chien se mit à aboyer avec fureur.

—¡Demonio! s'écria don Jaime, il faut passer, le maudit animal nous trahirait.

Ils éperonnèrent leurs chevaux et partirent à fond de train.

Au bout de quelques instants le chien dont les abois s'étaient changés en grognements sourds se tut complètement.

Les cavaliers firent halte, don Jaime mit pied à terre.

—Cache les chevaux quelque part aux environs, dit-il, et attends-moi.

López ne répondit pas, le digne homme n'était pas causeur, il n'aimait pas prodiguer inutilement ses paroles.

L'aventurier, après avoir visité ses armes avec le plus grand soin afin d'être sûr que, au cas probable où il serait forcé de s'en servir, elles ne lui manqueraient pas, se rasa sur le sol comme un Indien des hautes savanes et par un mouvement onduleux, lent et presque insensible, il s'avança vers le rancho del Palo Quemado.

Lorsqu'il ne fut plus qu'à une courte distance du rancho il vit ce qu'il n'avait pas remarqué d'abord, c'est-à-dire que des chevaux au nombre de dix ou douze étaient attachés devant le rancho et que plusieurs hommes couchés sur le sol dormaient près d'eux.

Un individu armé d'une longue lance se tenait immobile devant la porte, sentinelle placée là sans doute pour veiller à la sûreté générale.

L'aventurier s'arrêta: la situation était difficile; les individus quels qu'ils fussent, réunis dans le rancho, n'avaient négligé aucune précaution au cas où on aurait essayé de les surprendre.

Cependant, plus les difficultés paraissaient grandes, plus l'aventurier comprenait l'importance du secret qu'il voulait surprendre; aussi son hésitation fût-elle courte, et résolût-il, si grands que fussent les risques qu'il lui faudrait courir, de savoir quels étaient les membres de cette réunion clandestine et pour quel motif ils étaient réunis.

Le lecteur connaît assez l'aventurier que nous lui avons présenté sous tant de noms, pour deviner que, une fois sa résolution prise de pousser en avant, il n'hésiterait pas à le faire.

Ce fut en effet ce qui arriva; seulement il redoubla de prudence et surtout de précautions, n'avançant pour ainsi dire que pas à pas et rampant sur la terre avec la silencieuse élasticité d'un reptile.

Au lieu de se diriger directement vers le rancho, il le contourna afin de s'assurer que, à part la sentinelle placée devant la porte, il n'avait pas à redouter d'être découvert par quelque surveillant embusqué sur le derrière du bâtiment.

Ainsi que l'aventurier l'avait prévu, le rancho n'était gardé que par devant.

Il se redressa, et autant que les ténèbres lui permettaient de le faire il examina les environs.

Un corral assez grand, clos par une haie vive, attenait à l'habitation; ce corral paraissait désert.

Don Jaime chercha une ouverture par laquelle il pût se glisser dans l'intérieur; après quelques minutes de tâtonnement, il en découvrit enfin une assez large pour lui livrer passage.

Il entra.

Maintenant les difficultés étaient moindres pour s'approcher de la maison; en suivant la haie il parvint en quelques instants presqu'au mur.

Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir été senti et dépisté par le chien qui précédemment avait si brusquement annoncé son approche.

Voici ce qui était arrivé: inquiets des aboiements du chien et craignant qu'il ne révélât par ses cris leur présence suspecte aux Indiens qui à cette heure se rendaient à la ville pour vendre leurs marchandises, les étrangers réunis dans le rancho, confiants dans leur sentinelle pour veiller sur leur sûreté, avaient ordonné au ranchero de faire rentrer l'animal dans l'intérieur de sa maison et de l'enchaîner assez loin pour que ses cris ne fussent pas entendus du dehors dans le cas où la fantaisie d'aboyer lui reprendrait.

Cet excès de prudence, de la part des hôtes provisoires du rancho, permit à l'aventurier de s'approcher non seulement sans être découvert mais encore sans éveiller les soupçons.

Bien qu'il ignorât cette particularité, don Jaime en profita, remerciant tout bas la Providence qui l'avait débarrassé d'un surveillant si incommode.

En examinant attentivement le mur contre lequel il marchait, et en le sondant, il arriva devant une porte qui, par une négligence inconcevable, n'était que poussée, et qui céda à la légère pression qu'il lui imprima.

Cette porte ouvrait sur un corridor fort sombre en ce moment, mais un léger filet de lumière qui filtrait à travers les ais mal joints d'une porte, révéla à don Jaime l'endroit où, selon toutes probabilités, les étrangers étaient réunis.

L'aventurier s'approcha à pas de loups, plaça son œil à la fissure, et regarda.

Trois hommes couverts d'épais manteaux étaient assis autour d'une table encombrée de bouteilles et de gobelets, dans une salle assez grande, autant qu'on en pouvait juger, et éclairée seulement par un candil fumeux placé sur un coin de la table.

La conversation était animée entre les trois convives qui buvaient, fumaient et parlaient, comme des hommes qui se croient sûrs de ne pas être écoutés et par conséquent de n'avoir rien à redouter.

Ces trois hommes, l'aventurier les reconnut aussitôt: le premier était don Felipe Neri Irzabal, le colonel guérillero, le second don Melchior de la Cruz et le troisième don Antonio de Cacerbar.

—Enfin! murmura l'aventurier avec un frisson de joie, je vais donc tout savoir.

Et il prêta attentivement l'oreille.

Don Felipe parlait, il semblait être dans un état d'ivresse assez prononcé; cependant, bien que sa langue fût pâteuse, il ne divaguait pas encore, seulement comme tous les gens à demi-ivres, il commençait à s'embrouiller dans des raisonnements entortillés, et paraissait soutenir avec un indomptable entêtement une condition qu'il voulait imposer à ses deux interlocuteurs et à laquelle ceux-ci ne voulaient pas consentir.

—Non, répétait-il incessamment, il est inutile d'insister, señores, je ne vous livrerai pas la lettre que vous me demandez, je suis un honnête homme, moi, je n'ai qu'une parole, ¡voto a brios! et à chaque mot il frappait du poing sur la table.

—Mais, répondit don Melchior, si vous vous obstinez à garder cette lettre que vous avez cependant ordre de nous remettre, il nous sera impossible de remplir la mission dont nous sommes chargés.

—Quel crédit, ajouta don Antonio, nous accorderont les personnes avec lesquelles nous devons nous entendre si rien ne vient leur prouver que nous sommes bien et dûment autorisés à le faire?

—Cela ne me regarde pas, chacun pour soi en ce monde, je suis un honnête homme, je dois veiller à mes intérêts comme vous veillez aux vôtres.

—Mais ce que vous dites-là est absurde, s'écria don Antonio avec impatience; c'est notre tête que nous risquons dans cette affaire.

—Possible, cher seigneur, chacun fait ce qu'il veut. Moi, je suis un honnête homme, je marche droit devant moi, vous n'aurez point la lettre, à moins de me donner ce que je vous demande, donnant donnant, je ne connais que cela, moi. Pourquoi, selon vos conventions avec le général, ne l'avez-vous pas prévenu de l'affaire d'aujourd'hui?

—Nous vous avons prouvé que cela était impossible, puisque cette sortie a été résolue à l'improviste.

—Bon, à l'improviste! Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec Son Excellence le général en chef, je m'en lave les mains.

—Trêve de niaiseries, dit sèchement don Antonio, voulez-vous oui ou non remettre à moi ou à ce caballero la lettre dont vous avez été chargé par le Président pour nous?

—Non, répondit nettement don Felipe, à moins que vous me fassiez un bon de dix mille piastres. C'est réellement pour rien, je suis un honnête homme, moi.

—Hum! murmura à part lui l'aventurier; un autographe du señor Benito Juárez, c'est précieux en effet, je ne le marchanderais pas moi, si on me l'offrait.

—Mais, s'écria don Melchior, c'est un vol indigne que vous commettez en agissant ainsi.

—Eh bien, après? fit cyniquement don Felipe d'un ton d'ironie amer, je vole, vous trahissez, nous sommes partie à partie, voilà tout.

A cette insulte qui leur tombait si brutalement en plein visage, les deux hommes se levèrent.

—Partons, dit don Melchior, cet homme est une brute qui ne veut rien entendre.

—Le plus simple est d'aller trouver le général en chef, ajouta don Antonio, il saura nous rendre justice, et nous venger de ce misérable ivrogne.

—Allez, allez, mes chers seigneurs, dit le guérillero en ricanant, allez et bon voyage; je garde la lettre, peut-être trouverai-je acquéreur; je suis honnête homme, moi!

A cette menace, les deux hommes échangèrent un regard en portant la main à leurs armes, mais après une hésitation qui eut la rapidité d'un éclair, ils haussèrent dédaigneusement les épaules et sortirent de la salle.

Au bout de quelques instants, on entendit au dehors le galop rapide de plusieurs chevaux qui s'éloignaient.

—Les voilà partis, murmura le guérillero en se versant un plein gobelet de mezcal qu'il avala d'un trait; ils décampent, ma foi, comme si le diable les emportait! Ils sont furieux! Bah! Cela m'est bien égal, j'ai gardé la lettre.

Tout en se parlant ainsi à lui-même, le guérillero replaça son gobelet sur la table; soudain, il tressaillit: un homme enveloppé jusqu'aux yeux dans les plis redoublés d'un épais manteau se tenait immobile devant lui.

Cet homme tenait de chaque main un revolver à six coups, dont les canons étaient dirigés sur la poitrine du guérillero.

Celui-ci fit un brusque mouvement d'effroi à cette vue à laquelle il était si loin de s'attendre.

—Hein? s'écria-t-il d'une voix que l'émotion et l'épouvante faisaient trembler; quel est ce démon et à qui en veut-il? Ah! Ça, mais je suis donc tombé dans un guêpier, moi!

La terreur l'avait dégrisé; il essaya de se lever pour s'enfuir.

—Un mot, un geste, dit l'inconnu d'une voix sourde et menaçante, et je vous brûle la cervelle.

Le guérillero se laissa lourdement retomber sur l'escabeau qui lui servait de siège.


XXXIII

RÈGLEMENT DE COMPTE

Caché derrière la porte du corridor, l'aventurier n'avait pas perdu un mot de ce qui s'était dit.

Lorsque don Melchior et don Antonio s'étaient levés, ignorant par quelle porte ils sortiraient, don Jaime avait en toute hâte quitté le corridor, s'était glissé dans le corral et blotti contre la haie il avait attendu.

Mais, après quelques minutes, comme rien n'avait bougé, qu'aucun bruit ne s'était fait entendre, il s'était hasardé à sortir de sa cachette, et à s'engager de nouveau dans le corridor.

Puis, il s'était approché de la porte et avait appliqué son œil à la fente par laquelle il avait pu précédemment voir tout ce qui s'était passé dans la salle.

Les deux hommes venaient de sortir, don Felipe était seul, toujours assis devant la table et buvant.

Le parti de l'aventurier fut pris aussitôt: plaçant la lame de son couteau entre le pêne de la serrure et la gâche, il avait ouvert la porte sans bruit, s'était silencieusement approché du guérillero et lui avait révélé sa présence de la façon tant soit peu brutale que nous avons rapportée à la fin du chapitre précédent.

Le guérillero était brave, cependant l'apparition soudaine de l'aventurier et la vue des revolvers dirigés vers lui l'avaient atterré.

Don Jaime profita de cet instant de prostration; sans désarmer ses pistolets, il marcha droit à la porte par laquelle don Melchior et don Antonio s'étaient retirés, la ferma solidement en dedans afin d'éviter toute surprise, puis il revint à pas lents vers la table, s'assit sur un escabeau, posa ses pistolets tout armés devant lui, et laissant tomber son manteau.

—Causons, dit-il.

Bien que ce mot eût été prononcé d'une voix assez douce, cependant l'effet qu'il produisit sur le guérillero fut immense.

—El Rayo! s'écria-t-il avec un frisson de terreur en apercevant le masque noir qui couvrait le visage de son singulier interlocuteur.

—Ah! Ah! fit celui-ci avec un ricanement ironique, vous me reconnaissez, cher seigneur don Felipe.

—Que me voulez-vous? balbutia-t-il.

—Plusieurs choses, répondit l'aventurier, mais procédons par ordre, rien ne nous presse.

Le guérillero se versa un plein gobelet de refino de Cataluña, le porta à ses lèvres et le vida d'un seul coup.

—Prenez garde, lui fit observer l'aventurier, l'eau-de-vie d'Espagne est forte, elle monte facilement à la tête; mieux vaut, je crois, pour ce qui va se passer entre nous que vous conserviez votre sang-froid.

—C'est juste, murmura le guérillero et, saisissant la bouteille par le col, il la lança contre la muraille où elle se brisa en éclat.

L'aventurier sourit, puis il reprit en tordant nonchalamment une cigarette entre ses doigts:

—Je vois que vous avez la mémoire bonne, cela me fait plaisir, je craignais que vous ne m'ayez oublié.

—Non, non, je me rappelle notre dernière rencontre à Las Cumbres.

—C'est cela; vous souvenez-vous comment s'est terminée notre entrevue?

Le guérillero devint pâle, mais il ne répondit pas.

—Bon, je vois que la mémoire vous fait défaut, je vais vous venir en aide.

—C'est inutile, répondit don Felipe, en relevant la tête et semblant prendre définitivement une résolution, comme le hasard m'avait permis d'apercevoir vos traits, vous m'avez dit...

—Je sais, je sais, interrompit l'aventurier, eh bien, la promesse que je vous ai faite, je vais la tenir.

—Tant mieux, dit-il résolument; après tout on ne meurt qu'une fois, autant aujourd'hui qu'un autre jour et à présent que plus tard, je suis prêt à vous faire face.

—Je suis charmé de vous voir dans ces dispositions belliqueuses, répondit froidement l'aventurier; refrénez un peu votre ardeur batailleuse, je vous prie, chaque chose aura son temps, soyez tranquille, mais il ne s'agit pas de cela pour le mouvement.

—De quoi s'agit-il donc alors? demanda le guérillero avec étonnement.

—Je vais vous le dire.

L'aventurier sourit de nouveau, appuya les coudes sur la table et se penchant légèrement vers son interlocuteur:

—Combien, dit-il, vouliez-vous vendre à vos nobles amis, la lettre que le señor don Benito Juárez vous avait chargé de leur remettre.

Don Felipe fixa sur lui un regard effaré et faisant machinalement le signe de croix:

—Cet homme est le démon! murmura-t-il avec épouvante.

—Non, rassurez-vous, je ne suis pas le démon, mais je sais beaucoup de choses, sur vous surtout, cher seigneur, et sur les nombreux trafics, auxquels vous vous livrez; je connais le marché que vous avez fait avec un certain don Diego; de plus, si vous le désirez, je vous répéterai mot pour mot la conversation que vous avez eue il y a une heure à peine, dans cette salle même où nous sommes en ce moment, avec les señores don Melchior de la Cruz et don Antonio Cacerbar. Maintenant, venons au fait; je veux que vous me donniez, vous me comprenez bien n'est-ce pas? Que vous me donniez et non pas que vous me vendiez la lettre du señor Juárez que vous avez là dans votre dolman, que vous avez refusée aux honorables caballeros dont je vous ai cité les noms, et que vous me livriez en même temps les autres papiers dont vous êtes porteur et qui, je le suppose, doivent être fort intéressants.

Le guérillero avait eu le temps de reprendre une partie de son sang-froid; aussi, fût-ce d'une voix assez ferme qu'il répondit:

—Que prétendez-vous faire de ces papiers?

—Ceci doit vous importer fort peu, du moment où ils ne seront plus dans vos mains.

—Et si je refuse de vous les livrer?

—Je serai quitte pour vous les prendre de force; voilà tout, répondit-il paisiblement.

—Caballero, dit don Felipe avec un accent de dignité dont l'aventurier fut surpris, ce n'est pas le fait d'un homme brave comme vous l'êtes de menacer ainsi qui ne saurait se défendre; je n'ai pour toute arme que mon sabre, tandis que vous au contraire vous disposez de la vie de douze hommes.

—Pour cette fois, il y dans ce que vous dites une apparence de raison, reprit l'aventurier, et votre observation serait juste, si je devais me servir de mes revolvers pour vous contraindre à faire ce que j'exige de vous; mais rassurez-vous, vous aurez un combat loyal, mes pistolets demeureront sur cette table; je croiserai seulement ma machette contre votre sabre, ce qui non seulement, rétablira l'équilibre entre nous mais encore vous donnera sur moi un avantage signalé.

—Agirez-vous réellement ainsi, caballero?

—Je vous en donne ma parole d'honneur; j'ai pour habitude de toujours régler loyalement mes comptes avec mes ennemis comme avec mes amis.

—Ah! Vous appelez cela régler vos comptes? dit-il avec ironie.

—Certes; quel autre nom puis-je employer?

—Mais d'où provient cette haine que vous me portez?

—Je n'ai pas de haine pour vous plus que pour tout autre misérable de votre trempe, dit-il brusquement; vous avez, dans un moment de forfanterie, voulu voir mon visage, afin de me reconnaître plus tard, je vous ai averti que cette vue vous coûterait la vie; peut-être vous aurai-je oublié, mais aujourd'hui vous vous trouvez de nouveau sur ma route, vous possédez des papiers qui me sont indispensables, ces papiers, je suis résolu à m'en emparer à tout prix; vous me les refusez, je ne puis m'en rendre maître qu'en vous tuant, je vous tuerai; maintenant, je vous accorde cinq minutes pour réfléchir et me dire si décidément vous vous obstinez dans votre refus.

—Ces cinq minutes que vous m'octroyez si généreusement sont inutiles, ma résolution est immuable, vous n'aurez ces papiers qu'avec ma vie.

—Soit, vous mourrez, dit-il en se levant.

Il prit ses revolver, les désarma et les alla poser sur une table placée à l'extrémité de la pièce; puis, revenant vers le guérillero et saisissant sa machette:

—Êtes-vous prêt? lui dit-il.

—Un instant, répondit don Felipe en se levant à son tour, j'ai, avant de croiser le fer avec vous, deux demandes à vous adresser.

—Je vous écoute, parlez.

—Le combat que nous allons nous livrer est un combat à mort?

—En voici la preuve, répondit l'aventurier en détachant son masque et le jetant loin de lui.

—Bien, dit-il, cette preuve que vous me donnez est suffisante en effet, l'un de nous succombera donc; supposons que ce soit moi.

—Toute supposition est inutile, le fait est certain.

—Je l'admets, répondit froidement le guérillero; au cas où cela se réaliserait, me promettez-vous de faire ce que je vous demanderai?

—Oui, sur l'honneur, si cela m'est possible.

—Merci, c'est possible: il s'agit simplement d'être mon exécuteur testamentaire.

—Je le serai, parlez.

—J'ai ma mère et une sœur encore jeune qui vivent assez pauvrement dans une petite maison située non loin du canal de las Vigas, à México, vous trouverez dans mes papiers leur adresse exacte:

—Bien.

—Je désire qu'elles soient, après ma mort, mises en possession de ma fortune.

—Cela sera fait; mais cette fortune, où se trouve-t-elle?

—A México; tous mes fonds sont déposés chez *** et Cie, banquiers anglais, auxquels je les faisais passer au fur et à mesure; sur la simple présentation de mes titres, les sommes vous seront intégralement remises.

—Est-ce tout?

-Pas encore; j'ai sur moi plusieurs traites montant à la somme totale de cinquante mille piastres sur différentes maisons de banque étrangères de México; ces traites, vous les toucherez, vous enjoindrez la valeur aux sommes que vous aurez précédemment reçues, et le tout sera, par vos soins, remis à ma mère et à ma sœur; me jurez-vous de faire cela?

—Je vous en donne ma parole d'honneur.

—Bien, j'ai confiance en vous; je n'ai plus qu'une demande à vous adresser.

—Laquelle?

—La voici: nous autres Mexicains, nous ne nous servons que fort maladroitement des sabres et des épées, dont nous ignorons le maniement, le duel étant prohibé par nos lois, la seule arme dont nous sachions véritablement nous servir est le couteau: consentez-vous à ce que nous nous battions au couteau? Il est bien entendu que nous combattrons avec toute la lame.

—Le duel étrange que vous me proposez est plutôt une lutte de léperos et de bandits que de caballeros; j'accepte cependant.

—Je vous suis reconnaissant de tant de condescendance, caballero, et maintenant que Dieu me protège, je ferai de mon mieux.

—Amen, dit en souriant l'aventurier.

Cette conversation si calme entre deux hommes sur le point de s'entre égorger, ce testament de mort fait si froidement et dont l'exécution est confiée en cas de mort de l'un des adversaires, à celui qui doit survivre, montre une des faces les plus étranges du caractère mexicain, car ces détails sont de la plus rigoureuse exactitude; bien que fort brave naturellement, le Mexicain redoute la mort, ce sentiment est inné chez lui; mais le moment venu de risquer définitivement sa vie et même de la perdre, nul n'accepte avec plus de philosophie, disons mieux, avec plus d'indifférence, cette dure alternative et n'accomplit plus insouciamment ce sacrifice qui, chez les autres peuples, n'est jamais envisagé sans un certain effroi et un instinctif tressaillement nerveux.

Quant au duel, les lois mexicaines le prohibent même dans l'armée entre officiers; de là tant d'assassinats et de guet-apens qui se commettent pour laver des affronts reçus et impossibles à venger autrement; seuls, les léperos et les gens du peuple se battent au couteau.

Ce combat parfaitement réglé a ses lois dont il n'est pas permis de s'écarter; les adversaires font leurs conditions sur la longueur de la lame afin de convenir à l'avance de la profondeur des blessures qui seront faites; on se bat à un pouce, à deux pouces, à la moitié ou à la totalité de la lame selon la gravité de l'insulte; les combattants placent leur pouce sur la lame du couteau à la longueur convenue, et tout est dit.

Don Felipe et don Jaime avaient dégrafé leurs sabres devenus inutiles et s'étaient armés du long couteau que tout Mexicain porte à la botte droite; après s'être débarrassés de leurs manteaux, ils les avaient roulés autour de leur bras gauche en ayant soin d'en laisser pendre une petite partie en forme de rideau; c'est avec ce bras ainsi garanti qu'on pare les coups qui sont portés. Puis, les deux hommes tombèrent en garde, les jambes écartées et légèrement pliées, le corps penché en avant, le bras gauche étendu à demi et la lame du couteau cachée derrière le manteau.

Le combat commença aussitôt avec un acharnement égal des deux parts.

Les deux hommes tournaient et bondissaient autour l'un de l'autre, avançant et reculant comme deux bêtes fauves.

L'œil dans l'œil, les lèvres serrées, la poitrine haletante.

C'était bien un combat à mort qu'ils se livraient.

Don Felipe possédait, à un degré extrême, la science de cette arme dangereuse; plusieurs fois son adversaire vit l'éclair bleuâtre de l'acier éblouir ses regards et sentit la pointe aiguë du couteau s'enfoncer légèrement dans ses chairs; mais, plus calme que le guérillero, il laissait celui-ci s'épuiser en vains efforts attendant avec la patience d'un tigre aux aguets, le moment favorable d'en finir d'un seul coup.

Plusieurs fois, harassés de fatigue, ils s'arrêtèrent d'un commun accord pour se précipiter ensuite l'un contre l'autre avec une nouvelle furie.

Le sang s'échappait de plusieurs blessures assez légères qu'ils s'étaient faites et ruisselait sur le plancher de la salle.

Tout à coup don Felipe se ramassa sur lui-même et bondit en avant avec la rapidité d'un jaguar, mais son pied glissa dans le sang, il chancela, et pendant qu'il essayait de reprendre son équilibre, le couteau de don Jaime disparut tout entier dans sa poitrine.

Le malheureux poussa un soupir étouffé. Un flot de sang sortit de sa bouche, et il tomba comme une masse sur le sol.

L'aventurier se pencha vers lui, il était mort: la lame lui avait traversé le cœur.

—Pauvre diable, murmura don Jaime, c'est lui qui l'a voulu!

Après cette laconique oraison funèbre, il fouilla son dolman et ses calçonneras, s'empara de tous ses papiers, puis il reprit ses revolvers, remit son masque et, s'enveloppant tant bien que mal dans son manteau haché de coups de couteau, il sortit de la salle, gagna le corridor, repassa à travers la haie sans être aperçu de la sentinelle qui se tenait toujours devant la porte du rancho et arrivé à une certaine distance du Palo Quemado, il imita le hou houlement du hibou.

Presque aussitôt López parut conduisant les deux chevaux.

—A México! s'écria don Jaime en bondissant en selle, cette fois je crois que je tiens ma vengeance.

Les deux cavaliers partirent à fond de train. La joie que l'aventurier éprouvait du succès inespéré de son expédition, l'empêchait de sentir la douleur des estafilades, légères à la vérité, qu'il avait reçues dans son duel.


XXXIV

UNE RÉSOLUTION SUPRÊME

Les premières lueurs du jour commençaient à nuancer le ciel de teintes d'opale au moment où les deux cavaliers atteignirent la garita de San Antonio.

Depuis quelque temps déjà ils avaient ralenti l'allure rapide de leurs chevaux, avaient quitté leurs masques et rétabli autant que possible de l'ordre dans leurs vêtements fripés, salis, et endommagés par les péripéties nombreuses de leur course nocturne.

A quelques pas de la garita, ils s'étaient mêlés aux groupes d'Indiens qui se rendaient au marché, de sorte qu'il leur fut facile de rentrer dans la ville sans être remarqués.

Don Jaime se dirigea aussitôt vers la maison qu'il habitait, calle de San Francisco, près la place Mayor.

Arrivé chez lui, il congédia López qui tombait littéralement de sommeil, malgré le copieux à-compte qu'il avait pris pendant que son maître était au Palo Quemado, lui donna congé pour toute la journée en lui assignant seulement un rendez-vous pour le soir même, puis il se retira dans son appartement, ou plutôt dans sa chambre. Cette chambre était une véritable habitation de Spartiate; le mobilier, réduit à sa plus simple expression, se composait seulement d'un cadre en bois garni d'un cuir de bœuf qui lui servait de lit, une vieille selle formait oreiller, et une peau d'ours noir tenait lieu de couverture; une table chargée de papiers et de quelques livres, un escabeau, un coffre renfermant ses hardes, et un râtelier garni d'armes de toutes sortes, couteaux, pistolets, sabres, épées, poignards, machettes, fusils, carabines, rifles et revolvers, complétaient avec des harnais pendus au mur ce singulier ameublement que relevait un lavabo fourni d'ustensiles de toilette placé derrière un zarapé formant portière dans un angle de la chambre.

Don Jaime pansa ses blessures qu'il lava avec soin avec de l'eau et du sel, suivant la coutume indienne, puis il s'assit devant sa table, et commença l'inspection des papiers dont il avait eu tant de peine à s'emparer, et dont la possession avait failli lui coûter la vie.

Il fut bientôt complètement absorbé par ce travail qui paraissait fortement l'intéresser.

Enfin, vers dix heures du matin, il quitta son siège, plia les papiers, les renferma dans un portefeuille qu'il plaça dans une poche de son dolman, jeta un zarapé sur son épaule, se coiffa d'un chapeau de vigogne à large golilla d'or, et dans cette tenue aussi élégante que pittoresque, il sortit de chez lui.

Don Jaime avait, on s'en souvient, donné à don Felipe sa parole d'honneur d'être son exécuteur testamentaire, c'était pour accomplir cette promesse sacrée qu'il sortait.

Vers six heures du soir il rentra chez lui; sa parole était dégagée, il avait remis à la mère et à la sœur de don Felipe la fortune dont un coup de couteau les avait rendues si à l'improviste héritières.

A la porte de sa maison l'aventurier trouva López, parfaitement reposé, qui l'attendait.

Le peon avait servi un modeste dîner à son maître.

—Quoi de nouveau? lui demanda don Jaime, en s'asseyant à table et en commençant à manger de bon appétit.

—Pas grand chose, mi amo, répondit-il, il n'est venu qu'un capitaine aide-de-camp de Son Excellence le Président.

—Ah! fit don Jaime.

—Le Président vous prie de vous rendre au palais, à huit heures, il désire vous voir.

—J'irai; après, tu n'as rien appris? Tu n'es donc pas sorti?

—Pardonnez-moi, mi amo, je suis allé comme de coutume chez le barbier.

—Et tu n'as rien entendu, là?

—Deux choses seulement.

—Voyons la première.

—Les Juaristes, dit-on, s'avancent à marche forcée sur la ciudad; ils ne sont plus qu'à trois journées d'ici, toujours d'après ce qu'on rapporte.

—Cette nouvelle est assez probable, l'ennemi doit en ce moment opérer une concentration des ses troupes; après?

López se mit à rire.

—Pourquoi ris-tu, animal? lui demanda don Jaime.

—C'est la seconde nouvelle que j'ai entendu raconter qui me fait rire, mi amo.

—Elle est donc bien drôle?

—Dam, vous allez en juger: on dit que l'un des chefs les plus redoutables des guérilleros de don Benito Juárez, a été ce matin trouvé tué d'un coup de couteau, dans une salle du rancho del Palo Quemado.

—Oh! Oh! fit don Jaime en souriant à son tour; et raconte-t-on comment est arrivé ce malheureux événement?

—Personne n'y comprend rien, mi amo, il paraîtrait que ce colonel, car il était colonel, avait été battre l'estrade jusqu'au Palo Quemado, ou il s'était arrêté pour passer la nuit; des sentinelles avaient été placées autour de l'habitation, pour veiller au salut de leur chef, personne, excepté deux cavaliers inconnus, ne s'étaient introduits dans le rancho; c'est après le départ de ces deux cavaliers qui avaient eu une longue conversation avec le colonel, que celui-ci a été trouvé mort, dans la salle, d'un coup de couteau qui lui avait traversé le cœur; aussi, on suppose qu'une querelle s'étant élevée entre le colonel et les deux inconnus, ceux-ci l'auront tué, mais cet événement s'est accompli avec tant de silence, que les soldats couchés à quelques pas seulement, n'ont rien entendu.

—Voilà qui est singulier, en effet.

—Il paraît, mi amo, que ce colonel don Felipe Irzabal, tel était son nom, était un affreux brigand, sans foi ni loi, sur le compte duquel on raconte nombre d'atrocités.

—Puisqu'il en est ainsi, mon cher López, tout est pour le mieux, et nous n'avons plus à nous occuper de ce drôle, dit don Jaime en se levant.

—Oh! Il ira bien au diable sans nous.

—C'est probable, à moins qu'il n'y soit déjà; dis-moi, je vais faire un tour de promenade par la ville en attendant huit heures; à dix heures du soir tu te trouveras à la porte du palais avec deux chevaux et des armes, au cas où nous serions contraints de faire, comme la nuit passée, une promenade au clair de la lune.

—Oui, mi amo, et je vous attendrai quelle que soit l'heure à laquelle vous sortirez.

—Tu m'attendras, à moins que je ne te fasse prévenir que je n'ai pas besoin de toi.

—Bien, mi amo, soyez tranquille.

Don Jaime sortit alors, et ainsi qu'il l'avait annoncé, il alla faire une courte promenade, mais seulement sous les portales de la place Mayor, afin de se trouver au palais juste à l'heure qui lui avait été assignée.

Ce fut en effet ce qui arriva: à huit heures précises l'aventurier se présenta à la porte du palais.

Un huissier l'attendait pour le conduire auprès du Président.

Le général Miramón se promenait, triste et pensif, dans un petit salon attenant à ses appartements particuliers; en apercevant don Jaime, son visage se dérida.

—Soyez le bienvenu, mon ami, lui dit-il en lui tendant affectueusement la main, j'étais impatient de vous voir, car vous êtes le seul homme qui me compreniez et avec lequel je puisse parler franchement, tenez, asseyez-vous là près de moi et causons; voulez-vous?

—Je vous trouve triste, général; vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux?

—Non, mon ami, rien; mais vous le savez depuis longtemps déjà, je n'ai pas beaucoup de motifs d'être gai; je quitte madame Miramón: la pauvre femme tremble, non pas pour elle, la bonne et douce créature, mais pour ses enfants, elle voit tout en noir et prévoit des malheurs terribles, elle a pleuré: voilà pourquoi vous me voyez triste.

—Mais pourquoi, général, ne pas éloigner madame Miramón de cette ville qui d'un jour à l'autre peut-être assiégée?

—Je le lui ai proposé plusieurs fois déjà, j'ai insisté même en essayant de lui faire comprendre que l'intérêt de ses enfants, leur sûreté, exigeaient impérieusement cette séparation; elle a refusé, vous savez combien elle m'aime, elle est partagée entre l'amour qu'elle a pour moi et son affection pour ses enfants, et elle ne peut se résoudre à prendre un parti; quant à moi, je n'ose la contraindre à partir; aussi ma perplexité est-elle extrême.

Le général détourna la tête en étouffant un soupir.

Il y eut un silence.

Don Jaime comprit que c'était à lui à détourner la conversation et à lui faire prendre un tour moins pénible pour le général.

—Et vos prisonniers? lui demanda-t-il.

—De ce côté-là, tout est arrangé; grâce à Dieu, ils n'ont plus rien à redouter pour leur sûreté; aussi les ai-je autorisés à sortir par la ville afin de visiter leurs amis et leurs parents.

—Tant mieux, général, je vous avoue que j'ai craint un instant pour eux.

—Ma foi, mon ami, je puis maintenant vous dire franchement que j'ai eu plus peur que vous encore, car dans cette affaire c'était mon honneur qui était en jeu.

—C'est vrai, mais voyons maintenant: avez-vous quelque nouveau projet?

Avant de répondre, le général fit le tour du salon et sans affectation il souleva les portières afin de s'assurer que personne n'était aux écoutes.

—Oui, dit-il enfin, en revenant vers don Jaime; oui, mon ami, j'ai un projet, car je veux finir une fois pour toutes: ou je succomberai, ou mes ennemis seront abattus pour jamais.

—Dieu veuille que vous réussissiez, général.

—Ma victoire d'hier m'a rendu sinon l'espoir, du moins le courage; je veux tenter un coup décisif. Je n'ai plus rien à ménager à présent, je veux risquer le tout pour le tout, la fortune peut encore me sourire.

Ils s'approchèrent alors d'une table sur laquelle était étendue une immense carte de la Confédération mexicaine, piquée en différents endroit d'une infinité d'épingles.

Le président continua.

—Don Benito Juárez, de sa capitale de la Veracruz a ordonné la concentration de ses troupes et leur marche spontanée sur México où nous sommes renfermés, seul point du territoire que nous occupions encore, hélas! Voyez: voici le corps du général Ortega fort de onze mille hommes de vieilles troupes, il vient de l'intérieur, c'est-à-dire de Guadalajara, en ralliant sur son passage tous les petits détachements disséminés dans les campagnes. Amondia et Gazza qui ont longé la côte viennent par Jalapa, amenant avec eux près de six mille hommes de troupes régulières et flanqués en avant, à droite et à gauche, par les guérillas de Cuellar, de Carvajal et de don Felipe Neri Irzabal.

—Quant à ce dernier chef, général, vous n'avez plus à vous en occuper, il est mort.

—D'accord, mais sa bande existe toujours.

—C'est vrai.

—Or, ces corps qui arrivent de différents côtés à la fois, ne tarderont pas, si nous les laissons faire, à se réunir et à nous enserrer dans un cercle de fer, composent un effectif de près de vingt mille hommes; de quelles forces disposons-nous pour leur résister?

—Mais...

—Je vais vous le dire: en épuisant toutes nos ressources je ne saurais disposer que de sept mille hommes, de huit mille au plus en armant les léperos, etc; armée bien faible, vous en conviendrez.

—En rase campagne, oui, c'est possible, général; mais ici, à México, avec la formidable artillerie dont vous disposez, plus de cent vingt pièces de canons, il vous est facile d'organiser une sérieuse résistance; et si l'ennemi se résout à mettre le siège devant la capitale, des flots de sang seront versés avant qu'il réussisse à s'en rendre maître.

—Oui, mon ami, ce que vous dites est vrai, mais, vous le savez, je suis un homme humain et modéré; la ville n'est pas disposée à se défendre, nous n'avons ni vivres, ni provisions, ni moyens de nous en procurer, puisque maintenant les campagnes ne nous appartiennent plus et que, en dehors d'un réseau de trois ou quatre lieues à peine autour de la ville, tout nous est hostile. Comprenez-vous, mon ami, quelles seraient les horreurs d'un siège subi dans ces conditions désavantageuses, les ravages dont la capitale du Mexique, la plus belle et la plus noble cité du Nouveau Monde, serait victime? Non, la pensée seule des extrémités auxquelles serait réduite cette malheureuse population, me navre le cœur, jamais je ne consentirai à la pousser à une telle extrémité.

—Bien, général, vous parlez en homme de cœur aimant véritablement son pays; je voudrais que vos ennemis vous entendissent vous exprimer ainsi.

—Eh! Mon Dieu, mon ami, ceux que vous nommez mes ennemis, n'existent pas en réalité, je le sais parfaitement: des ouvertures m'ont été faites à moi personnellement à plusieurs reprises, m'offrant des conditions fort avantageuses et fort honorables; lorsque je serai tombé, j'offrirai cette singulière particularité, rare au Mexique, d'un président de la République renversé par des gens qui l'estiment et emportant dans sa chute toutes les sympathies de ses ennemis.

—Oui, oui, général, et il n'y a pas longtemps encore, si vous aviez consenti à éloigner certaines personnes que je ne nommerai pas, tout se serait arrangé à l'amiable.

—Je le sais comme vous, mon ami, mais c'eût été une lâcheté, je n'ai pas voulu la commettre: les personnes auxquelles vous faites allusion me sont dévouées, elles m'aiment; nous tomberons ou nous triompherons ensemble.

—Les sentiments que vous exprimez, général, sont trop nobles pour que j'essaie de les discuter.

—Merci, laissons ce sujet et revenons à ce que nous disions; je ne veux pas par ma faute amener la destruction de la capitale et la livrer à ces sanglantes heures de pillages, qui toujours suivent la prise des villes assiégées; les guérillas de Juárez me sont connues, les bandits qui les composent causeraient des malheurs irréparables si on leur abandonnait la ville dont, croyez-moi, mon ami, il ne laisserait pas pierre sur pierre.

—Cela n'est malheureusement que trop probable général; mais alors que comptez-vous faire? Quel est votre projet? Vous n'avez pas sans doute l'intention de vous livrer entre les mains de vos ennemis?

—J'en ai eu la pensée un instant, mais j'y ai renoncé; voici le plan que j'ai formé, il est simple: sortir de la ville avec six mille hommes environ, l'élite de mes troupes, marcher droit à l'ennemi, le surprendre et le battre en détail avant que ses différents corps aient eu le temps d'opérer leur jonction et de se souder définitivement les uns aux autres.

—Ce plan est fort simple en effet, général, à mon avis il offre de grandes chances de réussite.

—Tout dépendra de la première bataille: gagnée, je suis sauvé, perdue, tout est fini sans remède.

—Dieu est grand, général! La victoire n'est pas toujours pour les gros bataillons.

—Enfin qui vivra verra!

—Quand comptez-vous mettre votre plan à exécution.

—Dans quelques jours, il me faut le temps de le préparer; avant dix jours je serai en mesure d'agir et je quitterai immédiatement la ville; je compte sur vous, n'est-ce pas?

—Pardieu, général, ne suis-je pas à vous, corps et âme?

—Je le sais, mon ami, mais assez de politique: Quant au présent, accompagnez-moi, je vous prie, dans les appartements de madame Miramón; elle désire vivement vous voir.

—Cette gracieuse invitation me comble de joie, général, j'aurais cependant désiré vous parler d'une chose fort importante.

—Plus tard, plus tard, trêve je vous prie, aux affaires, peut-être s'agit-il d'une nouvelle défection ou d'un traître à punir? J'apprends depuis quelques jours assez de ces mauvaises nouvelles pour désirer jouir de quelques heures de répit: ainsi que disait cet ancien, à demain les affaires sérieuses.

—Oui, répondit don Jaime avec intention, et le lendemain il n'était plus temps.

—Soit, à la grâce de Dieu! Jouissons du présent. C'est le seul bien qui nous reste, puisque l'avenir ne nous appartient plus.

Et prenant don Jaime par dessous le bras, il l'entraîna doucement sans que celui-ci, osât résister davantage, dans les appartements de madame Miramón, charmante femme, aimante et timide, véritable ange gardien du général, que les grandeurs de son mari effrayait et qui ne se trouvait heureuse que dans la vie intime du foyer domestique, entre ses deux enfants.


XXXV

JESUS DOMINGUEZ

Au bout d'une heure, don Jaime sortit du palais et suivi de López il se rendit à la maison du faubourg, où il trouva le comte et son ami qui, tout entiers à leur amour et indifférents aux événements qui se passaient autour d'eux, passaient des journées entières avec celles qu'ils aimaient, jouissant avec cette heureuse insouciance de la jeunesse, du présent qui leur semblait si doux, sans vouloir songer à l'avenir.

—Ah! Vous voilà, mon frère, s'écria doña Maria avec joie, que vous devenez rare!

—Les affaires! répondit en souriant l'aventurier. La table était dressée au milieu de la salle, les deux domestiques du comte immobiles devant les dressoirs se disposaient à servir et Leo Carral, une serviette sur le bras, attendait qu'on se mît à table.

—Ma foi, puisque vous êtes servies, dit gaiement don Jaime, je ne vous laisserai pas souper seules avec ces caballeros, si toutefois vous daignez me permettre de vous tenir compagnie.

—Quel bonheur! s'écria doña Carmen.

Les cavaliers offrirent alors la main aux dames et les conduisirent aux sièges préparés pour elles, puis ils prirent place à leur côté.

Le souper commença.

Il fut ce qu'il devait être entre gens qui s'aimaient et se connaissaient de longue date, c'est-à-dire joyeux et plein d'entrain et de douce intimité.

Jamais les jeunes filles n'avaient été aussi heureuses, cet imprévu les charmait. Les heures s'écoulaient rapidement sans que personne songeât à en faire la remarque; tout à coup minuit sonna à une pendule placée sur une console dans la salle à manger même.

Les douze coups tombèrent les uns après les autres avec une majestueuse lenteur au milieu de la conversation qu'ils glacèrent subitement et arrêtèrent net.

—Mon Dieu! s'écria doña Dolores avec un léger mouvement de frayeur, déjà si tard!

—Comme le temps passe! dit nonchalamment don Jaime; il nous faut maintenant songer au départ.

On quitta la table et les trois amis, après avoir promis de revenir le plus tôt et le plus souvent possible faire visite aux trois recluses, se retirèrent enfin, laissant les dames libres de se livrer au repos.

López attendait son maître sous le zaguán.

—Que me veux-tu? lui demanda celui-ci.

—Nous sommes espionnés, répondit le peon. Il le conduisit à la porte et fit silencieusement glisser un guichet dans une rainure.

Don Jaime regarda; juste en face de la porte, presque confondu avec l'obscurité qui régnait dans un enfoncement produit par les déblais et les échafauds d'une maison en réparation, un homme, qui aurait échappé à un regard moins perçant que celui de l'aventurier, se tenait immobile.

—Je crois que tu as raison, dit don Jaime au peon; dans tous les cas, il est urgent de s'en assurer, et je m'en charge, ajouta-t-il entre ses dents avec une expression terrible. Change avec moi de manteau et de chapeau; tu accompagneras ces caballeros; cet homme a vu entrer trois hommes, il faut qu'il en voie sortir trois; maintenant à cheval et partez.

—Mais, dit Dominique, il serait plus simple, il me semble, de tuer cet homme.

—Cela pourra venir, répondit don Jaime, mais je tiens avant tout à m'assurer que c'est bien un espion; je ne me soucie pas de commettre une méprise. Ne vous inquiétez pas de moi, avant une demi heure je vous rejoindrai et je vous rendrai compte de ce qui se sera passé entre cet homme et moi.

—A bientôt, dit le comte en lui serrant la main.

—A bientôt.

Ils sortirent alors suivis de Leo Carral et des deux domestiques du comte.

Le vieux serviteur de doña Maria referma bruyamment la porte derrière eux, mais il eut le soin de la rouvrir aussitôt sans bruit.

Don Jaime s'était replacé au guichet d'où il lui était facile de suivre tous les mouvements de l'espion supposé.

Au bruit causé par le départ des jeunes gens, celui-ci s'était vivement penché en avant afin, sans doute, de remarquer la direction qu'ils prenaient, puis il s'était renfoncé dans l'obscurité, et il avait repris son immobilité de statue. Près d'un quart d'heure s'écoula sans que cet homme fît le moindre mouvement; don Jaime ne le perdait pas de vue, enfin il s'avança avec précaution hors de sa cachette, regarda avec soin autour de lui, et rassuré par la solitude de la rue, il se hasarda à faire quelques pas en avant, puis après un moment d'hésitation, il s'avança résolument vers la maison en traversant la rue en ligne droite; tout à coup la porte s'ouvrit et il se trouva face-à-face avec don Jaime.

Il fit un brusque mouvement de retraite et voulut fuir, mais l'aventurier le saisit par le bras qu'il lui serra comme dans un étau, et l'entraînant à sa suite malgré la résistance opiniâtre qu'il opposait, il le conduisit auprès d'une statuette de la vierge placée dans une niche au-dessus d'une boutique, et devant laquelle brûlaient quelques cierges, puis, d'un revers de main, il fit tomber le chapeau de son prisonnier et examina curieusement ses traits.

—Eh, señor Jesús Domínguez, dit-il au bout d'un instant d'une voix ironique, est-ce donc vous? Vive Dios, je ne comptais guère vous rencontrer ici.

Le pauvre diable regarda piteusement celui entre les mains duquel il se trouvait, mais il ne répondit pas.

L'aventurier attendit un instant, puis voyant que décidément son prisonnier s'obstinait à ne pas lui parler:

—Ah çà, drôle, lui dit-il en le secouant rudement, répondras-tu à la fin?

Celui-ci fit entendre un gémissement sourd.

—C'est el Rayo ou c'est le diable! murmura-t-il avec effroi, en levant un regard atone sur le visage masqué de l'homme qui le tenait si solidement.

—C'est l'un ou l'autre en effet, reprit l'aventurier en ricanant, ainsi tu es en bonnes mains, sois tranquille; maintenant veux-tu me dire comment il se fait que de guérillero et voleur de grands chemins, tu es devenu espion et sans doute assassin, au besoin, dans cette capitale.

—Des malheurs, Excellence, on m'a calomnié, j'étais trop honnête, répondit Domínguez.

—Toi? Du diable si j'en crois un mot, je te connais trop bien, drôle, pour que tu puisses essayer de me tromper; décides-toi donc à me dire la vérité, et cela tout de suite et sans plus tergiverser, ou sinon je te tue comme un lâche zopilote que tu es.

—Vous serait-il égal, Excellence, de me serrer le bras un peu moins fort, vous me le tordez si cruellement qu'il doit être démis.

—Soit, dit-il en le lâchant, mais n'essaie pas de fuir, car il t'en cuirait; maintenant parle, je t'écoute.

Jesús Domínguez en se sentant délivré de la rude étreinte de l'aventurier poussa un soupir de soulagement, remua son bras à plusieurs reprises afin de rétablir la circulation, puis il se décida à parler.

—Je vous annoncerai d'abord, Excellence, dit-il, que je suis toujours guérillero, et de plus je suis monté en grade puisque j'ai le grade de lieutenant.

—Tant mieux pour toi. Mais que fais-tu ici?

—Je suis en expédition, Excellence.

—En expédition, ainsi tout seul, à México? Ah ça, tu te moques de moi, bribón?

—Je vous jure, sur la part que j'espère en paradis, Excellence, que je vous dis la stricte vérité; d'ailleurs je ne suis pas seul ici, mon capitaine m'accompagne, c'est même sur son ordre exprès que je suis venu.

—Ah! Ah! Et quel est ce capitaine?

—Oh! Vous le connaissez, Excellence.

—C'est probable, mais il a un nom je suppose?

—Certainement, Excellence: il se nomme don Melchior de la Cruz.

—Je m'en doutais; maintenant je devine tout: tu es chargé d'espionner doña Dolores de la Cruz, n'est-ce pas?

—Oui, Excellence.

—Bon, après?

—Après, mais voilà tout, Excellence.

—Oh! Que non pas, mon drôle, il y a encore quelque chose.

—Mais je vous assure.

—Bien, je vois qu'il faut que j'emploie les grands moyens, dit-il en armant froidement un pistolet.

—Mais que faites-vous donc, Excellence? s'écria-t-il avec effroi.

—Tu le vois, il me semble, je me prépare tout simplement à te brûler la cervelle; ainsi, si tu veux essayer de jeter ton âme à la tête du bon Dieu, dépèche-toi de le faire, tu n'as plus que deux minutes à vivre.

—Mais ce n'est pas le moyen de me faire parler, cela! s'écria-t-il naïvement.

—Non, répondit froidement l'aventurier, mais c'est celui de te faire taire.

—Hum! fit-il, vous disposez de si bons arguments, Excellence, qu'il n'y a pas moyen de vous résister, je préfère tout vous dire.

—Tu auras raison.

—Donc, voici en deux mots: j'étais non seulement chargé d'espionner doña Dolores, mais encore de surveiller la vieille dame et la jeune fille chez lesquelles elle demeure et de plus toutes les personnes qui leur font visite.

—Diable! C'était là bien de la besogne pour un homme seul.

—Pas trop, Excellence; elles ne reçoivent presque personne.

—Et depuis quand fais-tu cet honorable métier, drôle?

—Depuis dix ou douze jours, Excellence.

—Ainsi tu faisais partie des bandits qui ont essayé de s'introduire de vive force dans cette maison?

—Oui, Excellence, mais cela ne nous a pas réussi.

—Je le sais; es-tu au moins bien payé par celui qui t'emploie?

—Il ne m'a encore rien donné, je dois en convenir, mais il m'a promis cinquante onces.

—Oh! Les promesses ne coûtent rien à don Melchior; il lui est plus facile de promettre cinquante onces que de donner dix piastres.

—Vous croyez, Excellence? Il n'est donc pas riche?

—Lui? il est plus gueux que toi.

—Hum! Alors c'est triste, car je n'ai encore réussi à économiser que des dettes.

—Je dois convenir que tu es un rude imbécile et que tu mérites bien ce qui t'arrive.

—Moi, Excellence?

—Pardieu! Qui donc? Comment, drôle, tu t'attèles à la suite d'un misérable qui n'a ni sou ni maille, qui est ruiné sans ressources, au lieu de prendre parti pour ceux qui te pourraient payer.

—Qui sont donc ceux-là, s'il vous plaît, Excellence? je vous avoue que j'ai les dents très longues et que je servirais ces personnes avec enthousiasme.

—Je n'en doute pas; te figures-tu par hasard que je vais m'amuser à te donner des conseils?

—Ah! Si vous vouliez, Excellence, je vous servirais avec bonheur.

—Toi, allons donc.

—Pourquoi pas, Excellence?

—Dam, puisque tu es l'ennemi de ceux que j'aime, tu dois être le mien.

—Oh! Si je l'avais su.

—Qu'aurais-tu fait?

—Je ne sais pas, mais pour sûr je ne les aurais pas espionné; employez-moi, Excellence, je vous en supplie.

—Tu n'es bon à rien.

—Mettez-moi à l'épreuve, vous verrez, Excellence, je ne vous dis que cela.

L'aventurier feignit de réfléchir; Jesús Domínguez attendait avec anxiété.

—Non, dit-il enfin; tu es un homme sur lequel on ne saurait compter.

—Oh! Que vous me connaissez mal, Excellence, moi qui vous suis si dévoué.

L'aventurier éclata de rire.

—Voilà un dévouement à ma personne qui t'es venu bien vite, dit-il. Eh bien, voyons je consens à faire un essai; mais si tu me trompes?

—Il suffit, Excellence, je vous connais; soyez tranquille, vous serez content de moi; de quoi s'agit-il?

—De retourner ton dolman tout simplement.

—Bon, je comprends, c'est facile; mon maître ne fera pas un pas sans que vous en soyez averti.

—Bon! N'a-t-il pas un ami intime, ce cher don Melchior!

—Oui, Excellence, un certain don Antonio Cacerbar; ils sont unis comme les doigts de la main.

—Tu ne feras pas mal de le surveiller aussi par la même occasion.

—Je ne demande pas mieux.

—Et comme toute peine mérite salaire, je te donne une demi-once d'avance.

—Une demi-once! s'écria-t-il d'un air radieux.

—Et comme tu as besoin d'argent, je t'avancerai vingt jours.

—Dix onces! Vous me donnerez dix onces d'avance, Excellence, à moi! Oh! C'est impossible.

—C'est si possible que les voilà, reprit-il en les retirant de sa poche et les lui mettant dans la main.

Le bandit s'en empara avec un mouvement de joie fébrile.

—Oh! s'écria-t-il, don Melchior et son ami n'ont qu'à bien se tenir.

—Sois adroit surtout, don Melchior et don Antonio sont fins.

—Je les connais, mais ils ont affaire à plus fin qu'eux; rapportez-vous-en à moi.

—Cela te regarde: à la moindre bévue je t'abandonne.

—Je ne crains pas que cela arrive.

—Ne m'as-tu pas parlé de la dextérité de tes doigts.

—Je vous en ai parlé en effet, Excellence.

—Eh bien, si par hasard ces messieurs laissent traîner quelques papiers importants, tu feras bien de les serrer et de me les apporter ensuite; je suis très curieux.

—Il suffit! Au cas où je n'en trouverais pas d'égarés j'en chercherai.

—Ce moyen est bon, je l'approuve; ah! Souviens-toi de ceci: les papiers sont à part; chacun, d'eux s'il en vaut la peine, te sera payé trois onces; si tu te trompes ce sera tant pis pour toi, tu ne toucheras rien.

—Je prendrai mes précautions, Excellence; maintenant voulez-vous me dire où je pourrai vous rencontrer lorsque j'aurai des communications à vous faire ou des papiers à vous remettre?

—C'est très facile: je fais tous les jours, de trois à cinq heures, une promenade du côté du canal de Las Vigas.

—J'y serai.

—Surtout, sois prudent.

—Comme un opossum, Excellence.

—Adieu; veille attentivement.

—Excellence, j'ai l'honneur de vous saluer.

Ils se séparèrent.

Don Jaime, après avoir ordonné au vieux domestique de sa sœur qui pendant tout le temps de cette conversation avait tenu la porte ouverte, de rentrer et de la barricader solidement au dedans, se dirigea vers la demeure des deux jeunes gens en se frottant les mains.

Le comte et son ami, inquiets de la longue absence de don Jaime, l'attendaient en proie aune vive anxiété; déjà ils se préparaient à se mettre à sa recherche, lorsqu'il entra; ils le reçurent avec de chaleureux témoignages de joie, puis ils lui demandèrent des nouvelles de son expédition.

Don Jaime ne vit aucune raison de leur laisser ignorer ce qui s'était passé et il leur raconta en détail sa conversation avec Jesús Domínguez, et comment il avait fini par l'amener à trahir son maître pour lui servir d'espion.

Ce récit amusa beaucoup les jeunes gens.

Les trois hommes demeurèrent ensemble jusqu'au jour; un peu après le lever du soleil ils se séparèrent; la dernière phrase de don Jaime en les quittant fut celle-ci:

—Mes amis, si bizarre que vous paraisse ma conduite, ne la jugez pas encore; dans quelques jours au plus, je frapperai le grand coup que depuis tant d'années je prépare; quoiqu'il arrive, tout vous sera alors expliqué; ayez donc patience, vous êtes plus que vous ne le supposez intéressés au succès de cette affaire; souvenez-vous de ce que vous m'avez juré et tenez-vous prêts à agir lorsque je réclamerai votre aide, adieu.

Il leur serra affectueusement la main et se retira.

Une semaine tout entière s'écoula sans qu'il se passât d'événements dignes d'être rapportés.

Cependant une inquiétude sourde régnait dans la ville; des rassemblements nombreux, où toutes les nouvelles politiques étaient commentées, se formaient dans les rues et sur les places.

Dans les quartiers marchands les boutiques ne s'ouvraient plus que pendant quelques heures à peine, les vivres devenaient de plus en plus rares et par conséquent plus chers, les Indiens ne venant plus qu'en petit nombre à la ville et n'apportaient que fort peu de choses avec eux.

Une vague agitation, sans cause bien connue et bien définie régnait dans la population, on sentait que le moment de la crise approchait rapidement et que l'orage depuis si longtemps suspendu sur México ne tarderait pas à éclater avec une fureur terrible.

Don Jaime, en apparence du moins, menait la vie désœuvrée d'un homme que sa position met au-dessus de toutes les éventualités et pour lequel les événements politiques n'ont plus d'importance; il allait et venait, de ci, de là, sur les places, dans les rues, flânant et fumant son cigare, écoutant tout ce qui se disait avec la physionomie béate d'un gobe-mouche, acceptant comme vraies les plus monstrueuses inepties inventées par les nouvellistes de carrefours et pour sa part ne disant mot.

Chaque jour il allait faire une promenade vers le canal de Las Vigas; le hasard lui faisait rencontrer Jesús Domínguez, ils causaient assez longtemps en marchant côte à côte, puis ils se séparaient en apparence toujours fort satisfaits l'un de l'autre.

Cependant, depuis deux ou trois jours don Jaime ne paraissait plus être aussi content de son espion; des mots piquants, des menaces détournées avaient été échangés entre eux.

—Mon ami Jesús Domínguez, avait dit don Jaime à son espion, à la sixième ou septième entrevue qu'il avait eue avec lui, prenez garde, je crois m'apercevoir que vous essayez de jouer un double jeu, j'ai l'odorat fin, vous le savez, je flaire une trahison.

—Oh! Seigneurie, s'était écrié le señor Domínguez, vous faites erreur, je vous suis au contraire très fidèle, croyez-le bien, ce n'est pas un généreux caballero comme vous qu'on trahit.

—C'est possible; dans tous les cas, vous voilà prévenu, agissez en conséquence, et surtout ne manquez pas de m'apporter demain les papiers que depuis trois jours déjà vous me promettez.

Là-dessus, don Jaime avait quitté l'espion le laissant tout penaud de cette verte mercuriale et surtout fort inquiet de la façon dont les choses, s'il n'agissait avec prudence, pourraient tourner pour lui. Car, il faut bien l'avouer, la conscience du señor Jesús Domínguez n'était pas très tranquille: les soupçons de don Jaime n'étaient pas totalement dénués de fondement; si l'espion n'avait pas encore trahi son généreux protecteur, la pensée lui était venue de le faire, et pour un homme comme le guérillero de la pensée à l'exécution il n'y avait qu'un pas.

Aussi résolut-il de se réhabiliter par un coup d'éclat dans l'esprit de don Jaime afin de regagner sa confiance, quitte à en abuser complètement plus tard; à cet effet, il se décida à s'emparer des papiers que lui réclamait don Jaime et à les lui apporter le lendemain, résolu, s'il y trouvait un bénéfice convenable, à les lui voler après.

Le lendemain, à l'heure convenue, don Jaime était au rendez-vous; Jesús Domínguez ne tarda pas à arriver, et avec un grand étalage de dévouement selon sa coutume, il remit une liasse de papiers assez volumineuse à l'aventurier; celui-ci y jeta un coup d'œil rapide, les fit disparaître sous son manteau, et après avoir laissé tomber une lourde bourse dans la main du guérillero, il lui tourna brusquement le dos, sans écouter ses protestations.

—¡Diablos! murmura Jesús Domínguez, cela brûle; il n'a pas l'air tendre aujourd'hui, ne lui laissons pas le temps de prendre ses précautions; j'ai heureusement découvert son adresse, il faut agir et aller tout conter à don Melchior, je saurai arranger les choses de façon à ce qu'il croie que je n'ai manœuvré que pour donner confiance à son ennemi et le lui livrer plus facilement, et comme en effet je le lui livrerai, il sera enchanté et me félicitera de mon adresse. Vive Dios! C'est une belle chose que l'esprit! Décidément je suis un homme rempli d'intelligence.

Tout en s'adressant ces compliments en aparté, Jesús Domínguez qui marchait la tête baissée comme les gens qui réfléchissent, alla donner du nez dans le dos de deux individus qui allaient devant lui bras dessus bras dessous en causant de leurs affaires.

Ces deux individus étaient probablement d'un caractère peu endurant, car ils se retournèrent vivement et adressèrent des reproches assez durs au guérillero.

Celui-ci qui se sentait dans son tort, et qui, porteur d'une somme considérable, ne se souciait pas de se faire une mauvaise affaire, essaya de s'excuser du mieux qu'il pût.

Mais les inconnus ne voulurent rien entendre, et continuèrent de lui adresser les épithètes de brute, d'imbécile et autres gracieusetés de ce genre.

Si patient que fût le guérillero, cependant la patience finit par lui échapper et se laissant dominer par la colère, il porta la main à son couteau.

Ce geste imprudent causa sa perte; les deux inconnus se ruèrent sur lui, le renversèrent, et le frappèrent tous les deux à la fois à coups redoublés; puis, comme la rue où cette rixe avait eu lieu était entièrement déserte et que, par conséquent, nul ne les avait vus, ils s'assurèrent que le pauvre diable était bien mort; puis ils s'éloignèrent tranquillement, non point toutefois sans l'avoir auparavant débarrassé de l'argent qu'il portait sur lui et de tout ce qui aurait pu faire constater son identité.

Ainsi mourut le señor Jesús Domínguez.

Les celadores relevèrent son corps deux heures plus tard, et comme personne ne le connaissait il fut jeté sans cérémonie dans un trou creusé dans un cimetière, sans que nul s'en inquiétât davantage. Don Melchior peut-être fut étonné de ne plus le revoir, mais comme il n'avait qu'une confiance médiocre en son honnêteté; il supposa qu'après s'être rendu coupable de quelque soustraction, il avait jugé convenable de tirer au large, et il n'y pensa plus.


XXXVI

COMMENCEMENT DE LA FIN

Les quelques jours qui s'étaient écoulé depuis son entrevue avec don Jaime n'avaient pas été perdus par le général don Miguel Miramón.

Décidé à jouer une dernière partie, il n'avait pas voulu la risquer avant que d'avoir mis autant que possible du moins sinon toutes les chances de son côté, mais égalisé les avantages, de façon à rendre la lutte qui, quel qu'en fût le résultat, devait être décisive, plus favorables à ses projets.

Non seulement le Président s'occupait activement à recruter et organiser son armée et à la mettre sur un pied respectable, mais encore, ne se dissimulant point combien l'enlèvement des six cent soixante mille piastres de la convention anglaise, dans la maison même du consul de cette nation, lui était préjudiciable, il faisait d'énergiques efforts, pour remédier au mal que lui avait causé ce coup de main et préparait une négociation par laquelle il s'engageait à rendre à Londres même l'argent dont il s'était si malencontreusement emparé; faisant valoir, comme excuse de cette action audacieuse, qu'elle n'avait été en fait qu'un acte de représailles contre M. Mathew chargé d'affaires du gouvernement britannique dont les incessantes machinations et les démonstrations hostiles au gouvernement reconnu du Mexique avait placé le Président dans la situation critique dans laquelle il se trouvait, et donnant pour preuve de ce dire que, ce qui était vrai, on avait trouvé après la bataille de Toluca, dans les bagages du général Degollado fait prisonnier à cette affaire, un plan d'attaque de México, écrit de la main même de M. Mathew, fait qui constituait un acte de félonie de la part du représentant d'un gouvernement ami.

Le Président, pour donner plus de force à cette déclaration, avait montré l'original de ce plan aux ministres étrangers résidant à México, puis il l'avait fait traduire et publier dans le journal officiel.

Cette publication avait produit tout l'effet que le Président en espérait, et en augmentant la haine instinctive de la population pour la nation anglaise, lui avait ramené quelques sympathies.

Miramón avait alors redoublé d'efforts et était enfin parvenu à armer huit mille hommes, chiffre bien faible contre les vingt-quatre mille qui le menaçaient; car le général Huerta, dont la conduite avait pendant quelque temps été assez empreinte d'hésitation, s'était enfin décidé à quitter Morelia à la tête de quatre mille hommes, ce qui joint aux onze mille de González Ortega, aux cinq mille de Gazza Amondia et aux quatre mille de Auréliano Carvajal et de Cuellar, formait un effectif de vingt-quatre mille hommes en effet, qui s'avançaient à marche forcée sur México et ne tarderaient pas à paraître devant la place.

La situation devenait à chaque instant plus critique. La population ignorant les projets du Président était en proie à la terreur la plus vive, s'attendant à chaque instant, à voir déboucher les têtes de colonnes juaristes, et à subir toutes les horreurs d'un siège.

Cependant Miramón qui tenait avant tout à ne pas perdre l'estime de ses compatriotes, et à calmer les craintes exagérées de la population, se résolut à convoquer l'ayuntamiento.

Alors il s'appliqua à faire comprendre, dans un discours rempli de cœur, à ces représentants de la population de la capitale, que son intention n'avait jamais été d'attendre l'armée ennemie derrière les murs de la ville, qu'il était au contraire décidé à l'aller attaquer en rase campagne et que, quelque fût le résultat de la bataille qu'il se proposait de livrer, la ville n'aurait pas à redouter un siège.

Cette assurance calma un peu les craintes de la population et arrêta comme par enchantement les tentatives de désordre et les cris séditieux que les partisans cachés de Juárez excitaient sourdement dans les groupes rassemblés sur les places et qui, depuis deux ou trois jours, y stationnaient continuellement, y bivouaquant même la nuit.

Lorsque le Président crut avoir pris toutes les mesures de prudence que les circonstances exigeaient, pour attaquer l'ennemi sans trop de désavantage, tout en laissant dans la ville des forces nécessaires pour la maintenir dans le devoir; il réunit un dernier conseil de guerre, afin de discuter le plan le plus convenable pour surprendre et battre l'ennemi.

Ce conseil de guerre dura plusieurs heures. Nombre de projets furent émis, dont quelques-uns ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance étaient impraticables et dont d'autres s'ils avaient été adoptés auraient peut-être sauvé le gouvernement.

Malheureusement dans cette circonstance le général Miramón, ordinairement si sensé et si prudent, se laissa emporter par son ressentiment personnel, au lieu de considérer le véritable intérêt national.

Don Benito Juárez est avocat: nous constaterons en passant, que depuis la proclamation de l'indépendance mexicaine, ce personnage est le seul président de la République qui ne soit pas sorti des rangs de l'armée et appartienne à la magistrature. Or, Juárez n'étant pas militaire ne pouvait se mettre à la tête de son armée; aussi avait-il fixé sa résidence à la Veracruz, dont provisoirement il avait fait sa capitale, et avait nommé don González Ortega général en chef avec les pouvoirs les plus étendus quant à la question de stratégie militaire; s'en rapportant entièrement à ses connaissances spéciales et à son expérience pour la conduite de la guerre; mais il s'était réservé complètement la question diplomatique; ne voulant pas que le général Ortega, brave soldat, mais fort mauvais négociateur, compromît, par une générosité mal entendue, les succès qu'il attendait de sa politique cauteleuse et sournoise.

Le général Ortega était celui par lequel Miramón avait été vaincu à Silao; le ressentiment de cette défaite était resté toujours présent dans le cœur du président et il éprouvait le plus vif désir de laver l'affront qu'il avait reçu en cette circonstance; aussi, oubliant sa prudence habituelle, contre l'avis de ses plus sages conseillers, il insista dans le conseil, pour que la première attaque fût dirigée contre le corps à la tête duquel se trouvait Ortega.

Du reste, les motifs qu'il alléguait pour faire adopter cette résolution, bien qu'assez spécieux, ne manquaient pas cependant d'une certaine logique.

Il prétendait que Ortega, commandant en chef et se trouvant à la tête du corps le plus nombreux, onze mille hommes, s'il réussissait à le battre, la démoralisation se mettrait dans l'armée ennemie, dont on aurait alors bon marché.

Le Président soutint son opinion avec tant d'éloquence et d'opiniâtreté, qu'il finit par vaincre l'opposition des membres du conseil et faire définitivement adopter le plan qu'il avait conçu; une fois cette décision prise, le général, ne voulant pas perdre un instant pour la mettre à exécution, indiqua pour le lendemain une revue de toutes les troupes et fixa le départ pour le jour même afin de ne pas laisser refroidir l'enthousiasme des soldats.

Lorsque le conseil fut enfin levé, le Président se retira dans ses appartements, afin de prendre ses dernières dispositions, mettre ordre à ses affaires personnelles, et brûler certains papiers compromettants qu'il ne voulait pas laisser derrière lui.

Depuis plusieurs heures déjà, le président était renfermé dans son cabinet, la soirée était avancée, lorsque l'huissier de service lui annonça la visite de don Jaime; il donna aussitôt l'ordre de l'introduire.

L'aventurier entra.

—Vous me permettez de continuer, n'est-ce pas? lui dit-il en souriant, je n'ai plus que quelques papiers à mettre en ordre et ce sera fini.

—Faites, faites, général, répondit don Jaime en s'installant dans une butaca.

Le Président reprit son travail un instant interrompu.

Don Jaime le considéra un instant avec une expression d'indicible mélancolie.

—Ainsi, dit-il, votre résolution est définitivement prise, général?

—Oui, le sort en est jeté! J'ai franchi le Rubicon, dirai-je, s'il n'était pas ridicule à moi de me comparer à César: je vais offrir la bataille à mes ennemis.

—Je ne blâme pas cette résolution, elle est digne de vous, général; me permettez-vous de vous demander quand vous comptez vous mettre en marche?

—Demain, aussitôt après la revue que j'ai ordonnée.

—Bon, j'ai le temps alors d'expédier deux ou trois batteurs d'estrade intelligents qui vous informeront de la position exacte de l'ennemi.

—Bien que plusieurs soient déjà partis, j'accepte votre offre avec reconnaissance, don Jaime.

—Maintenant, veuillez me dire quelle direction vous comptez suivre, et le corps que vous avez résolu d'attaquer.

—Je veux prendre le taureau par les cornes, c'est à González Ortega lui-même que j'ai l'intention d'avoir affaire.

L'aventurier hocha la tête, mais il ne hasarda pas la plus légère observation.

—C'est bien, dit-il.

Miramón quitta son bureau et vint s'asseoir près de lui.

—Là! Voilà qui est fini, dit-il; maintenant me voici tout à vous, voyons, je devine que vous désirez me faire quelque communication importante: parlez, don Jaime, je vous écoute.

—Vous ne vous trompez pas, général; j'ai en effet à vous communiquer une affaire de la plus grande importance, veuillez être assez bon pour prendre connaissance de ce papier.

Et il présenta au Président un papier plié en quatre. Le Président le prit, le lut sans que sur son visage éclatât la moindre marque de surprise, puis il le rendit à l'aventurier.

—Vous avez lu la signature? dit celui-ci.

—Oui, répondit-il froidement, cet écrit est une lettre de créance donnée par don Benito Juárez à don Antonio Cacerbar, pour lui servir auprès de ses adhérents.

—C'est bien cela, en effet, général; il ne vous reste plus aucun doute, maintenant, sur la trahison de cet homme?

—Aucun.

—Pardonnez-moi de vous interroger, général: que comptez-vous faire?

—Rien.

—Comment, rien? s'écria-t-il avec une surprise nullement jouée.

—Non, je ne ferai rien, reprit-il.

L'aventurier fit un geste de stupeur.

—Je ne vous comprends pas, Excellence, murmura-t-il.

—Écoutez-moi, don Jaime, et vous me comprendrez, répondit le Président d'une voix douce et pénétrante. Don Francisco Pacheco, l'ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté la reine d'Espagne, m'a rendu, depuis son arrivée au Mexique, d'immenses services; après la défaite de Silao, lorsque ma situation était des plus précaires, il n'a pas hésité à reconnaître mon gouvernement; depuis, il m'a prodigué les meilleurs conseils et donné les preuves les plus grandes de sympathie; sa conduite a été si bienveillante envers moi, qu'il a compromis sa position diplomatique et que dès que Juárez arrivera au pouvoir, il lui donnera ses passeports: le señor Pacheco sait tout cela et cependant, en ce moment où je suis presque perdu, sa conduite demeure la même; c'est sur lui seul, je vous l'avoue, que je compte, pour obtenir de l'ennemi, au cas probable d'une défaite, de bonnes conditions, non pour moi, mais pour la malheureuse population de cette ville, et les personnes qui, par amitié pour moi, se font le plus compromises pendant ces derniers temps. Or, l'homme dont vous me dénoncez la trahison, trahison, je me hâte d'en convenir avec vous, tellement flagrante, qu'il ne peut exister le plus léger doute à cet égard; cet homme non seulement est Espagnol et porteur d'un grand nom, mais encore il m'a été personnellement recommandé par l'ambassadeur lui-même, dont, j'en suis convaincu, la religion a été surprise et qui a été le premier trompé en cette circonstance. Le but principal de la mission du señor Pacheco, vous ne l'ignorez pas, est de demander satisfaction de nombreuses injures faites à ses nationaux, et réparation de vexations dont, depuis plusieurs années, ils ont été victimes.

—Oui, général, je sais cela.

—Bien; maintenant que penserait l'ambassadeur, si je mettais en jugement pour crime de haute trahison, non seulement un Espagnol de la plus grande noblesse du royaume, mais encore un homme dont il m'a répondu; croyez-vous qu'il serait flatté, après les les services qu'il n'a cessé de me rendre et ceux que, peut-être bientôt, il sera appelé à me rendre encore, d'un tel procédé de ma part? Je pourrais, me direz-vous peut-être, prendre cette lettre et traiter confidentiellement cette affaire avec l'ambassadeur; mon ami, l'insulte serait plus grave encore de cette façon, vous allez en juger: don Francisco Pacheco est le représentant d'un gouvernement européen, il appartient à la vieille école des diplomates du commencement du siècle; pour ces deux raisons et d'autres encore que je passe sous silence, il nous a, nous autres pauvres diplomates et gouvernants américains, dans une estime assez mince, tant il est infatué de son mérite et de sa supériorité sur nous, si j'étais assez niais pour lui prouver qu'il s'est laissé berner par un coquin, qui s'est joué de lui avec la plus audacieuse effronterie, don Francisco Pacheco serait furieux, non pas d'avoir été trompé, mais de ce que j'aurais démasqué le trompeur; son amour-propre blessé ne me pardonnerait pas, cet avantage que le hasard me donnerait gratuitement sur lui, et d'un ami utile, je me ferais un ennemi irréconciliable.

—Ces raisons que vous daignez me donner, général, sont fort bonnes, je le reconnais; malgré tout cet homme est un traître.

—C'est vrai, mais ce n'est pas un sot, tant s'en faut; que demain je livre bataille et que je sois vainqueur, soyez persuadé qu'il demeurera attaché à ma fortune, ainsi qu'il l'a déjà fait à Toluca.

—Fidèle, oui, jusqu'à ce qu'il trouve une occasion favorable de vous trahir définitivement.

—Je ne dis pas non, mais qui sait? Peut-être trouverons-nous, d'ici là, le moyen de nous en défaire, sans bruit et sans scandale.

L'aventurier réfléchit un instant.

—Tenez, général, dit-il tout à coup, ce moyen je crois l'avoir trouvé.

—Avant tout, laissez-moi vous adresser une question, et promettez-moi de me répondre.

—Je vous le promets.

—Vous connaissez cet homme, il est votre ennemi personnel.

—Oui, général, répondit-il franchement.

—Je m'en doutais, l'acharnement que vous mettez à le perdre ne me semblait pas naturel; maintenant voyons votre moyen.

—Le seul motif qui vous retient, vous me l'avez dit vous-même, est la crainte d'indisposer l'ambassadeur de Sa Majesté catholique.

—C'est le seul en effet, don Jaime.

—Eh bien, général, si le señor Pacheco consentait à abandonner cet homme?

—Vous parviendriez à obtenir cela?

—J'obtiendrai plus s'il le faut, je me ferai donner par lui une lettre dans laquelle non seulement il abandonnera don Antonio Cacerbar, ainsi qu'il se fait nommer, mais encore où il vous autorisera à le mettre en jugement.

—Oh! Oh! Vous vous avancez beaucoup il me semble, don Jaime, dit le Président avec doute.

—Ceci me regarde, général, le principal est que vous ne soyez compromis en rien, et que vous demeuriez neutre.

—C'est mon seul désir, vous en comprenez les raisons graves.

—Je les comprends, oui général, et je vous donne ma parole que votre nom ne sera même pas prononcé.

—A mon tour, je vous donne ma parole de soldat, que si vous réussissez à obtenir cette lettre, ce misérable sera fusillé par derrière, au milieu de la place Mayor, quand même je n'aurais plus qu'une heure de pouvoir.

—Je retiens votre parole, général; d'ailleurs j'ai le blanc-seing que vous avez daigné m'accorder; j'arrêterai moi-même ce misérable, lorsque le moment sera veau.

—N'avez-vous rien de plus à me dire?

—Pardonnez-moi général, j'ai encore une demande à vous adresser.

—Laquelle?

—Général, je désire vous accompagner dans votre expédition.

—Je vous remercie, mon ami, j'accepte avec joie.

—J'aurai l'honneur de me joindre à vous au moment du départ de l'armée.

—Je vous attache à mon état-major.

—C'est une grande faveur sans doute, répondit-il en souriant, malheureusement il m'est impossible de l'accepter.

—Pourquoi donc?

—Parce que je ne serai pas seul, général: les trois cents cavaliers qui déjà m'ont suivi à Toluca, viendront encore avec moi, mais pendant la bataille ma cuadrilla et moi nous serons à vos côtés.

—Je renonce à vous comprendre, mon ami, vous avez le privilège d'accomplir des miracles.

—Vous en aurez bientôt la preuve. Maintenant, général, permettez-moi de prendre congé de vous.

—Allez donc, mon ami, je ne vous retiens plus. Après avoir serré affectueusement la main que lui tendait le général, don Jaime se retira.

López l'attendait à la porte du palais, il monta à cheval, et rentra aussitôt chez lui.

Après avoir écrit quelques lettres, qu'il chargea son peon de porter tout de suite, don Jaime changea de vêtements, prit certains papiers renfermés dans une boîte de bronze fermant à clef, s'assura que l'heure n'était pas indue (il était à peine dix heures du soir), puis il sortit, et se dirigea à grands pas vers l'ambassade d'Espagne, dont il n'était pas fort éloigné.

La porte de l'ambassadeur était encore ouverte; des valets en grande livrée allaient et venaient dans les cours et sous le péristyle; un suisse se tenait, à l'entrée du zaguán, une hallebarde à la main.

Don Jaime s'adressa à lui.

Le suisse appela un valet de pied, et fit signe à l'aventurier de suivre cet homme.

Arrivé dans une antichambre, un huissier, portant une chaîne d'argent au cou, s'approcha.

Don Jaime lui remit une carte renfermée dans une enveloppe sous cachet volant.

—Remettez cette carte à Son Excellence, dit-il. Au bout de quelques minutes l'huissier rentra, et soulevant une portière:

—Son Excellence attend votre seigneurie, dit-il. Don Jaime le suivit, traversa plusieurs salons, et pénétra enfin dans un cabinet dans lequel se tenait l'ambassadeur.

Don Francisco Pacheco fit quelques pas au-devant de lui, et le saluant gracieusement.

—A quel heureux motif dois-je votre visite, caballero? lui dit-il.

—Je supplie votre Excellence de m'excuser, répondit don Jaime en s'inclinant, mais il n'a pas dépendu de moi de choisir une heure plus convenable.

—A quelque heure qu'il vous plaise de venir, monsieur, je serai toujours charmé de vous recevoir, répondit l'ambassadeur.

Sur un signe de lui, l'huissier approcha un siège et se retira.

Les deux personnages se saluèrent de nouveau et s'assirent.

—Maintenant je suis prêt à vous entendre, dit l'ambassadeur; veuillez parler, je vous prie, monsieur le C...

—Je supplie votre Excellence, interrompit vivement don Jaime, de me permettre de garder l'incognito, même vis-à-vis d'elle.

—Soit, monsieur, je respecterai votre désir, reprit l'ambassadeur en s'inclinant.

Don Jaime ouvrit son portefeuille, en retira un papier, et le présenta tout ouvert à l'ambassadeur.

—Que votre Excellence, dit-il, daigne jeter les yeux sur cet ordre royal.

L'ambassadeur prit le papier, et après s'être incliné devant son visiteur, il commença à le lire avec la plus sérieuse attention; lorsque cette lecture fut terminée, il tendit le papier à don Jaime, qui le plia et le replaça dans son portefeuille.

—C'est l'exécution de cet ordre royal que vous exigez, caballero? dit l'ambassadeur.

Don Jaime s'inclina.

—Soit, reprit don Francisco Pacheco.

Il se leva, alla à son bureau, écrivit quelques mots sur une feuille de papier portant les armes d'Espagne et le timbre de l'ambassade, signa, apposa son cachet, et présentant le papier tout ouvert à don Jaime:

—Voici, dit-il, une lettre pour Son Excellence le général Miramón; désirez-vous vous en charger, ou préférez-vous qu'elle soit envoyée par l'ambassade?

—Je m'en chargerai, si votre Excellence y consent, répondit-il.

L'ambassadeur plia la lettre, la plaça sous enveloppe et la remit ensuite à don Jaime.

—Je regrette, caballero, lui dit-il, de ne pouvoir vous donner d'autres preuves de mon désir de vous être agréable.

—J'ai l'honneur de prier votre Excellence d'agréer l'expression de ma vive reconnaissance, répondit don Jaime en s'inclinant respectueusement.

—N'aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir, caballero?

—J'aurai l'honneur de venir présenter mes devoirs à votre Excellence.

L'ambassadeur toucha un timbre, l'huissier parut. Les deux personnages se saluèrent cérémonieusement, et don Jaime se retira.


XXXVII

LE DERNIER COUP DE BOUTOIR

Le lendemain, le soleil se leva radieux dans des flots d'or et de pourpre.

México était en joie.

La ville avait pris ses airs de fête, elle semblait revenue à ses beaux jours de calme et de tranquillité: toute la population était dans les rues; cette foule bigarrée se hâtait avec des cris, des chants et des rires, vers le paseo de Bucareli.

On entendait résonner les musiques militaires, les tambours et les clairons, dans des directions différentes.

Des officiers d'état-major, revêtus d'uniformes ruisselants de broderies d'or et coiffés de chapeaux à plumes, galopaient çà et là pour porter des ordres.

Les troupes quittaient les casernes et se dirigeaient vers le Paseo, où elles se massaient de chaque côté de la grande avenue.

L'artillerie prenait position devant la statue équestre du roi Charles IV, que les léperos s'obstinent à confondre avec Fernando Cortez, et la cavalerie forte de onze cents hommes seulement, se rangeait sur l'Alameda.

Les léperos et les gamins profitaient de l'occasion pour se réjouir en tirant des cohetes (pétards) dans les jambes des promeneurs.

Vers dix heures du matin, de grands cris se firent entendre, ces cris se rapprochèrent rapidement du Paseo.

C'était le peuple qui acclamait le président de la République.

Le général Miramón arrivait au milieu d'un brillant état-major.

L'expression du visage du président était joyeuse, il semblait heureux de ces cris de vive Miramón, poussés sur son passage, et qui lui prouvaient que le peuple l'aimait toujours, et lui témoignait, à sa façon, sa reconnaissance pour l'héroïque résolution qu'il avait prise, de risquer une dernière bataille en rase campagne, au lieu d'attendre l'ennemi dans la ville.

Le général saluait en souriant à droite et à gauche.

Lorsqu'il atteignit l'entrée du Paseo, vingt pièces de canon tonnèrent à la fois et annoncèrent ainsi sa présence aux troupes massées sur la promenade.

Alors, des ordres rapides coururent de rangs en rangs, les soldats s'alignèrent, les musiques des régiments se mirent à jouer, les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs, le président passa lentement sur le front de bandière et la revue commença.

Les soldats semblaient pleins d'ardeur; la foule leur avait communiqué son enthousiasme, ils criaient à qui mieux mieux: vive Miramón! sur le passage du président.

L'inspection que passait le général était sévère et consciencieuse; ce n'était pas une de ces revues de parade, dont de temps en temps les gouvernants donnent le spectacle au peuple pour le divertir; en quittant la ville ces troupes allaient marcher tout droit à la bataille, il s'agissait de savoir si elles étaient bien réellement en état d'affronter l'ennemi devant lequel, quelques heures plus tard, elles se trouveraient.

Les ordres du général avaient été scrupuleusement exécutés, les soldats étaient bien armés; ils avaient un air martial qui faisait plaisir à voir.

Lorsque le président eût passé dans les rangs en adressant çà et là la parole à des soldats qu'il reconnaissait ou feignait de reconnaître, vieux moyen qui réussit toujours parce qu'il flatte l'amour-propre du soldat, il se plaça au milieu d'un des ronds-points du Paseo et commanda plusieurs manœuvres afin de s'assurer du degré d'instruction des troupes.

Ces manœuvres, dont quelques-unes étaient assez difficiles, furent exécutées avec un ensemble fort satisfaisant. Le président félicita chaleureusement les chefs de corps, puis le défilé commença; seulement, après avoir passé devant le président, les troupes allaient reprendre leurs premières positions et établissaient un campement provisoire.

Miramón, ne voulant pas fatiguer inutilement les soldats en les obligeant à marcher par la grande chaleur, avait résolu de ne partir qu'à la nuit tombante; jusque-là les troupes devaient bivouaquer sur le Paseo.

Parmi les officiers qui composaient l'état-major du président et qui retournèrent avec lui au palais, se trouvaient don Melchior de la Cruz, don Antonio Cacerbar et don Jaime.

Don Melchior, bien qu'il fût assez étonné de rencontrer revêtu du costume militaire celui qu'il ne connaissait que sous le nom de don Adolfo et que, jusqu'alors, il avait supposé s'occuper de contrebande, le salua en souriant avec ironie; don Jaime lui rendit sèchement son salut et se hâta de s'éloigner peu soucieux d'entrer en conversation avec lui.

Quant à don Antonio, comme jamais il n'avait vu don Jaime à visage découvert, il ne le remarqua pas.

Pendant que le président rentrait au palais, don Jaime qui s'était arrêté sur la place Mayor avait mis pied à terre et avait été rejoint par le comte et Dominique, auxquels il avait donné rendez-vous, mais qui ne l'auraient pas reconnu s'il n'avait pas eu la précaution de marcher droit à eux.

—Vous partez avec l'armée? lui demandèrent-ils.

—Oui, mes amis, je pars, répondit-il, mais bientôt je serai de retour ici; malheureusement la campagne ne sera pas longue. Pendant mon absence, redoublez de vigilance, je vous prie; ne perdez pas de vue la maison de ma sœur: un de nos ennemis restera dans la ville.

—Un seul? fit Dominique.

—Oui, mais c'est le plus redoutable des deux. Celui auquel tu as si maladroitement sauvé la vie, Dominique.

—Bon, je le connais, celui-là, répondit le jeune homme, il n'a qu'à bien se tenir.

—Et don Melchior? dit le comte.

—Celui-là, il ne nous inquiétera plus, répondit don Jaime avec une expression singulière; donc, chers amis, veillez attentivement, et ne vous laissez pas surprendre.

—Bon, s'il le faut, nous nous ferons aider par Leo Carral et par nos domestiques.

—Ce sera plus prudent, et même peut-être ferez-vous bien de les loger dans la maison.

—C'est à quoi nous allons songer.

—Maintenant séparons-nous, j'ai affaire au palais; au revoir, mes amis, à bientôt.

Ils se séparèrent.

Don Jaime entra dans le palais; il se dirigea vers le cabinet du président.

L'huissier le connaissait, il ne fit aucune difficulté pour le laisser passer.

Miramón écoutait les rapports que lui faisaient plusieurs batteurs d'estrade, touchant les mouvements de l'ennemi.

Don Jaime s'assit et attendit patiemment que le président eût fini son interrogatoire.

Enfin le dernier batteur d'estrade termina son rapport et se retira.

—Eh bien, dit en riant le président, avez-vous vu l'ambassadeur?

—Certes, hier en vous quittant, général.

—Et la fameuse lettre?

—La voilà, dit-il en la lui tendant.

Le général fit un geste de surprise, prit le papier et le lut rapidement.

—Eh bien? lui demanda don Jaime.

—Nous avons non seulement carte blanche, répondit-il, mais encore je suis prié de sévir contre cet homme, c'est merveilleux; vous avez, sur mon honneur, tenu plus que vous ne promettiez. Comment avez-vous fait?

—J'ai simplement demandé la lettre.

—Vous êtes l'homme le plus mystérieux que je connaisse; à moi de tenir ma promesse, maintenant.

—Rien ne presse.

—Vous ne voulez plus le faire arrêter?

—Au contraire, mais à notre retour seulement.

—Comme il vous plaira; mais, d'ici là, qu'en ferons-nous?

—Nous le laisserons ici, sous les ordres du commandant de place.

—Pardieu, vous avez raison!

Le président écrivit un ordre, le cacheta et appella l'huissier.

—Le colonel Cacerbar est-il là? demanda-t-il.

—Oui, Excellence.

—Qu'il porte cet ordre au commandant de place.

L'huissier prit l'ordre et partit.

—Voilà qui est fait, dit le président.

Don Jaime demeura auprès du général, jusqu'à l'heure du départ.

A la tombée de la, nuit, les troupes commencèrent à défiler sur la place, entourées du peuple qui poussait des vivats.

Lorsque toutes les troupes furent passées, le général quitta le palais à son tour, avec son état-major.

Un nombreux escadron de cavalerie stationnait sur la place.

—Quels sont ces cavaliers? demanda le général.

—Ma cuadrilla, répondit don Jaime en s'inclinant. Ces cavaliers revêtus d'épais manteaux, la tête couverte de chapeaux à larges bords, ne laissaient voir que le bas de leurs visages couvert de barbe.

Ce fut vainement que le président les examina en essayant de voir leurs traits.

—Vous ne les reconnaîtrez pas, lui dit don Jaime à voix basse: ces barbes sont fausses, leur costume lui-même est un déguisement; mais, croyez en ma parole, ils n'en frapperont pas moins de bons coups dans la bataille.

—J'en suis persuadé, et je vous remercie. On se mit en marche.

Don Jaime leva son épée, les cavaliers évoluèrent et se placèrent en arrière-garde; ils étaient trois cents.

Au rebours de la cavalerie mexicaine dont la lance est l'arme de prédilection, ils portaient la carabine, la latte droite des chasseurs d'Afrique français et les pistolets dans les fontes.

A minuit on campa.

Ordre fut donné de ne pas allumer les feux de bivouac.

Vers trois heures du matin un batteur d'estrade arriva.

Il fut aussitôt conduit au président.

—Ah! Ah! C'est toi López; dit le général en le reconnaissant.

—Oui, mon général, répondit López en souriant à don Jaime assis auprès du président et fumant nonchalamment une cigarette.

—Quoi de nouveau? As-tu des nouvelles de l'ennemi? dit Miramón.

—Oui, mon général, et de toutes fraîches.

—Tant mieux; où est-il?

—A quatre lieues d'ici.

—Bon, nous y serons bientôt alors. Quel corps est-ce?

—Celui du général don Jesús González Ortega.

—Bravo, fit joyeusement le président, tu es un garçon précieux; tiens, voilà pour toi.

Il lui mit quelques pièces d'or dans la main.

—Donne-moi des détails, reprit-il.

—Le général Ortega amène avec lui onze mille hommes, dont trois mille cavaliers et trente-cinq pièces de canon.

—Les as-tu vus?

—J'ai marché pendant plus d'une heure avec eux.

—Dans quelle disposition sont-ils?

—Dam, général, ils sont enragés après vous.

—Bien, repose-toi, tu as une heure à dormir.

López salua et s'éloigna.

—Enfin, dit Miramón, nous allons donc être en présence.

—Combien avez-vous de troupes, général? demanda don Jaime.

Six mille hommes, dont onze cents cavaliers et vingt pièces de canon.

—Hum, fit don Jaime, contre onze mille!

—Ce n'est pas tout à fait le double, mon ami: le courage suppléera au nombre.

—Dieu le veuille.

A quatre heures le camp fut levé; López servait de guide.

Les troupes, transies de froid étaient dans de mauvaises dispositions.

Vers sept heures du matin, on fit halte; l'armée fut rangée en bataille dans une position assez avantageuse, les pièces mises en batterie.

Don Jaime rangea ses cavaliers derrière la cavalerie régulière.

Puis, toutes les dispositions prises, on déjeuna.

A neuf heures du matin, on commença à entendre ce que les Espagnols appellent un tiroteo: c'étaient les grands-gardes qui se repliaient devant les têtes de colonnes d'Ortega qui débouchaient sur le champ de bataille choisi par Miramón, et qui engageaient la fusillade avec elles.

Rien n'aurait été plus facile au président que d'éviter la bataille; il ne le voulut pas, il avait hâte d'en finir.

Miramón était entouré de ses plus sûrs lieutenants: Vélez, Cobos, Negrete Ayestarán et Márquez.

En apercevant l'ennemi, il monta à cheval, parcourut les rangs de sa petite armée, donna ses instructions d'une voix ferme et brève, essaya de communiquer à tous la vaillante ardeur qui l'enflammait et levant son épée en l'air:

—En avant! cria-t-il d'une voix retentissante.

La bataille commença aussitôt.

L'armée juariste, forcée de se masser sous le feu de l'ennemi, avait un désavantage marqué.

Les soldats de Miramón, excités par l'exemple de leur jeune chef, il n'avait alors que vingt-six ans, combattaient comme des lions et faisaient des prodiges de valeur.

C'est en vain que les Juaristes essayaient de s'établir solidement dans les positions qu'ils avaient choisies; ils furent culbutés à plusieurs reprises par les charges vigoureuses de leurs ennemis.

Malgré la supériorité de leur nombre, les soldats n'avançaient que pas à pas, incessamment refoulés et rompus par l'ennemi.

Les lieutenants de Miramón, dans lesquels son âme semblait être passée, se multipliaient, se mettaient à la tête des troupes, les entraînaient à leur suite et s'enfonçaient avec elles au plus fort de la mêlée: encore un effort, la bataille était gagnée et Ortega contraint à la retraite.

Miramón accourut: il jugea la position d'un coup d'œil infaillible.

Le moment était venu de lancer la cavalerie sur le centre des Juaristes, afin de l'enfoncer par une charge décisive.

Le président cria: En avant!

La cavalerie hésita.

Miramón réitéra l'ordre.

Les cavaliers partirent; mais, au lieu de charger, la moitié passa à l'ennemi et revient la lance haute sur l'autre moitié fidèle encore.

Démoralisés par cette subite désertion, cinquante cavaliers qui restaient encore tournèrent bride et se dispersèrent dans toutes les directions.

L'infanterie, se voyant ainsi lâchement abandonnée, ne combattit plus que mollement.

Les cris de trahison! Trahison! Sauve qui peut! coururent de rangs en rangs.

En vain les officiers essayèrent de ramener les soldats à l'ennemi, ils étaient démoralisés.

Bientôt la fuite devint générale.

L'armée de Miramón n'existait plus. Ortega était vainqueur encore une fois, mais grâce à une trahison indigne, au moment même, où la bataille était perdue pour lui.

Nous avons dit que don Jaime avait pris avec sa cuadrilla position en arrière de la cavalerie de Miramón.

Certes, si trois cents hommes avaient pu changer l'issue de la bataille, ces braves cavaliers auraient accompli ce prodige; même lorsque la déroute était générale, ils combattaient encore avec un acharnement sans égal contre la cavalerie juariste lancée à la poursuite des fuyards.

Don Jaime avait un but en prolongeant ce combat inégal.

Témoin de l'indigne trahison qui avait causé la perte de la bataille, il avait vu l'officier qui, le premier, était passé à l'ennemi avec ses soldats: cet officier était don Melchior, don Jaime l'avait reconnu et il avait juré de s'emparer de lui.

La cuadrilla de l'aventurier n'était pas composée de cavaliers vulgaires, ils en avaient déjà donné la preuve et devaient la donner encore; en quelques mots brefs et rapides, don Jaime fit comprendre son intention.

Les cavaliers poussèrent des cris de rage et chargèrent résolument l'ennemi.

Il y eut une lutte gigantesque de trois cents hommes contre trois mille: la cuadrilla disparut tout entière comme si elle eût été subitement engloutie sous la masse formidable de ses adversaires.

Puis les Juaristes commencèrent à osciller, leurs rangs se disjoignirent, il se fit une trouée et par cette trouée passa la cuadrilla entraînant au milieu d'elle don Melchior prisonnier.

—Au président! Au président! s'écria don Jaime en s'élançant suivi de toute sa troupe vers Miramón qui essayait vainement de rallier quelques détachements.

Les lieutenants de Miramón, qui tous étaient ses amis, ne l'avaient pas abandonné: ils avaient juré de mourir avec lui.

La cuadrilla fournit une dernière charge afin de dégager le général.

Puis, après avoir jeté un regard désolé sur le champ de bataille, Miramón se décida enfin à écouter ses fidèles et à se mettre en retraite; à peine lui restait-t-il de toute son armée un millier d'hommes, les autres étaient morts, dispersés ou passés à l'ennemi.

Les premiers instants de la retraite furent terribles; Miramón était en proie à une immense douleur causée non pas par sa défaite qu'il avait prévue, mais par la lâche trahison dont il avait été victime.

Lorsqu'on ne craignit plus d'être atteint par l'ennemi, le président ordonna une halte pour laisser souffler les chevaux.

Miramón appuyé contre un arbre, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, gardait un silence farouche que ses généraux immobiles près de lui n'osaient se hasarder à rompre.

Don Jaime s'avança et s'arrêtant à deux pas du président.

—Général! dit-il.

Aux accents de cette voix amie, Miramón releva la tête et tendant la main à l'aventurier:

—C'est vous, lui dit-il, mon ami? Oh pourquoi me suis-je obstiné à ne pas vous croire?

—Ce qui est fait est fait, général, répondit rudement l'aventurier, il n'y a plus à y revenir; mais avant de quitter le lieu où nous sommes, vous avez un devoir à remplir, une justice exemplaire à faire.

—Que voulez-vous dire? demanda-t-il avec étonnement.

Les autres généraux s'étaient rapprochés non moins surpris que lui.

—Vous savez pourquoi nous avons été vaincus? reprit l'aventurier.

—Parce que nous avons été trahis.

—Mais le traître, le connaissez-vous, général?

—Non, je ne le connais pas, fit-il avec ressentiment.

—Eh bien, moi, je le connais, j'étais là, lorsqu'il a accompli son lâche projet, je le surveillais car je le soupçonnais depuis longtemps déjà.

—Qu'importe! Ce misérable ne saurait être atteint maintenant.

—Vous vous trompez, général, car je vous l'amène; je suis allé le chercher au milieu de ses nouveaux compagnons, je serais allé jusqu'en enfer pour m'emparer de lui.

A ces paroles, un frémissement de joie courut parmi les chefs et les soldats.

—Vive Dieu! s'écria Cobos, ce misérable mérite d'être écartelé.

—Amenez cet homme, dit tristement Miramón, car son cœur était péniblement affecté d'être contraint de sévir: il va être jugé.

—Ce ne sera pas long, dit le général Negrete, il subira la mort des traîtres, fusillé par derrière.

—Il n'y a qu'à constater son identité, puis le faire exécuter, ajouta Cobos.

Don Jaime fit un geste, don Melchior parut amené par deux soldats.

Il était pâle, défait, ses habits déchirés étaient souillés de sang et de boue; on lui avait attaché les bras derrière le dos.

Les officiers s'étaient formés en cour martiale, sous la présidence du général Cobos.

—Votre nom? demanda celui-ci.

—Don Melchior de la Cruz, répondit-il d'une voix sourde.

—Reconnaissez-vous avoir passé à l'ennemi en entraînant à votre suite les soldats sous vos ordres?

Il ne répondit pas, mais tout son corps fut agité d'un tremblement convulsif.

—La certitude de la trahison de cet homme est acquise au tribunal, reprit Cobos; quel châtiment a-t-il mérité?

—Celui des traîtres, répondirent d'une seule voix les officiers.

—Qu'on l'exécute, dit Cobos.

Le condamné fut amené devant le front de bandière et mis à genoux.

Dix caporaux formèrent un peloton et se placèrent à six pas derrière lui.

Le général Cobos s'approcha alors du condamné.

—Lâche et traître, lui dit-il, tu es indigne du rang auquel tu avais été élevé; au nom de tous nos compagnons je te déclare dégradé et rejeté de parmi les gens d'honneur.

Un soldat enleva alors à don Melchior les insignes de son grade et l'en souffleta.

Le jeune homme poussa un rugissement de tigre à cette insulte, jeta un regard effaré autour de lui et fit un mouvement pour se lever.

—Feu! cria le général Cobos.

Une détonation retentit; le condamné jeta un horrible cri d'agonie et tomba la face contre terre, se débattant dans des convulsions horribles.

—Achevez-le! dit Miramón avec pitié.

—Non, répondit Cobos d'une voix rude; qu'il meure comme un chien: plus il souffrira, plus notre vengeance sera complète.

Miramón fit un geste de dégoût et ordonna de sonner le boute-selle.

On partit.

Deux hommes seuls étaient demeurés près du misérable, le regardant se tordre à leurs pieds dans d'atroces souffrances.

Ces deux hommes étaient le général Cobos et don Jaime.

Don Jaime se pencha vers le mourant, lui releva la tête et le contraignant à fixer sur lui son regard glauque:

—Parricide, traître envers ta patrie et tes frères, lui dit-il d'une voix sourde, ce sont tes frères qui se vengent aujourd'hui; meurs comme un chien que tu es, ton âme ira au démon qui l'attend, et ton corps privé de sépulture, sera la proie des bêtes fauves!

—Grâce! s'écria le misérable en se renversant en arrière, grâce!

Une dernière convulsion agita son corps, ses traits crispés devinrent hideux, il jeta un cri horrible et ne bougea plus. Don Jaime le poussa du pied.

Il était mort.

—Un! dit sourdement l'aventurier en remontant à cheval.

—Hein! fit le général Cobos.

—Rien, c'est un compte que j'établis, répondit-il avec un éclat de rire railleur.


XXXVIII

FACE A FACE

Lorsque le général Miramón arriva à México, la nouvelle de sa défaite était déjà publique.

Il se passa alors un fait singulier: le clergé et l'aristocratie, que toujours le président Miramón avait soutenus et défendus, et dont cependant l'indifférence et l'égoïsme avaient causé la ruine et amené la perte totale, déploraient maintenant la conduite qu'ils avaient tenue envers l'homme qui seul était capable de les sauver.

Si Miramón avait voulu à cette heure suprême faire un appel à la population, elle se serait immédiatement groupée autour de lui et il lui aurait été facile d'organiser une vigoureuse défense.

La pensée ne lui en vint même pas: il était dégoûté du pouvoir, n'aspirait qu'à en descendre et à rentrer dans la vie privée.

Son premier soin, à peine arrivé à México, avait été de réunir le corps diplomatique étranger et de prier ses membres de s'interposer afin de sauver la ville, en faisant cesser un état de guerre qui n'avait plus de raison d'être du moment où México était disposée à ouvrir sans combat ses portes aux troupes fédérales.

Une députation, composée du ministre de France, de celui d'Espagne, du général Berriozábal le prisonnier de Toluca et du général Ayestarán, ami particulier de Miramón, se rendit aussitôt auprès du général Ortega afin d'obtenir une honorable capitulation.

Don Antonio Cacerbar avait essayé de se joindre à la députation; il avait appris la fin déplorable de son ami don Melchior; un sombre pressentiment l'avertissait qu'un sort semblable le menaçait; mais les portes de la ville étaient gardées avec soin, nul ne pouvait sortir sans un laissez-passer visé par le commandant de place: force fut à don Antonio de demeurer à México. Une lettre qu'il reçut lui rendit un peu d'espoir, en lui laissant entrevoir une conclusion, plus prochaine qu'il ne le croyait, des projets dont depuis longtemps il poursuivait l'exécution.

Cependant, comme don Antonio Cacerbar était un homme fort prudent, que les sombres machinations auxquelles il avait voué sa ténébreuse existence, l'avaient habitué à se mettre constamment sur ses gardes tout en restant chez lui, ainsi qu'on l'y invitait dans la lettre qu'il avait reçue, il avait convoqué une douzaine de coupe-jarrets émérites, et les avait cachés derrière des tapisseries afin d'être prêt à tout événement.

C'était le jour même du retour de Miramón à México. Il était environ neuf heures du soir. Don Antonio retiré dans sa chambre à coucher lisait, ou plutôt essayait de lire, car sa conscience bourrelée ne lui laissait pas la tranquillité d'esprit nécessaire pour prendre cette innocente distraction, lorsqu'il entendit parler assez haut dans son antichambre; il se leva aussitôt, et se préparait à ouvrir la porte, afin de s'informer de la cause du bruit qu'il avait entendu, lorsque cette porte s'ouvrit et son domestique de confiance parut, servant d'introducteur à plusieurs personnes. Ces personnes étaient au nombre de neuf: six hommes masqués et enveloppés dans des zarapés, et trois dames.

En les apercevant, don Antonio éprouva un tressaillement nerveux, mais se remettant aussitôt, il se tint debout devant sa table, attendant selon toute probabilité qu'un des inconnus se décidât à parler.

Ce fut en effet ce qui arriva.

—Señor don Antonio, dit l'un d'eux en faisant un pas en avant, je vous livre doña Maria duchesse de Tobar, votre belle-sœur, doña Carmen de Tobar, votre nièce, et doña Dolores de la Cruz!

A ces paroles prononcées avec un accent de sanglante ironie, don Antonio fit un pas en arrière, et son visage se couvrit d'une pâleur cadavéreuse.

—Je ne vous comprends pas, dit-il, d'une voix qu'il essayait vainement de rendre ferme mais qui tremblait.

—Ne me reconnaissez-vous donc pas, don Horacio? dit alors doña Maria d'une voix douce; la douleur a-t-elle si complètement changé mes traits qu'il vous soit possible de nier que je suis la malheureuse épouse du frère que vous avez assassiné?

—Que signifie cette comédie? s'écria don Antonio avec violence; cette femme est folle! Et vous, misérable, qui osez vous jouer de moi, prenez garde!

Celui auquel s'adressaient ces paroles ne répondit que par un ricanement de mépris, et élevant la voix:

—Vous voulez des témoins de ce qui va se passer ici, caballero? Vous trouvez sans doute que nous ne sommes pas en nombre suffisant pour entendre ce qui va se dire, soit, j'y consens: sortez de vos cachettes, señores, et vous caballeros, venez.

Au même instant, les tapisseries furent soulevées, lus portes ouvertes, et une vingtaine de personnes entrèrent dans la chambre.

—Ah! Vous avez appelé des témoins, fit don Antonio d'une voix railleuse, que votre sang retombe sur votre tête alors! Et se tournant vers les hommes qui se tenaient immobiles derrière lui: Sus à ces misérables! leur cria-t-il, tuez-les comme des chiens! Et il sauta sur une paire de revolvers à six coups, placés sur une table à sa portée.

Mais personne ne bougea.

—Bas les masques! dit le personnage qui seul jusqu'alors avait parlé, ils sont inutiles maintenant; c'est à visage découvert qu'il nous faut parler à cet homme.

D'un geste il enleva le loup qui lui couvrait le visage; ses compagnons l'imitèrent.

Le lecteur les a reconnus déjà; c'étaient don Jaime, Domingo, le comte Ludovic, Léo Carral, don Diego, et Loïck le ranchero.

—Maintenant, señor, reprit don Jaime, quittez votre nom d'emprunt comme nous avons jeté nos masques; me reconnaissez-vous? Je suis don Jaime de Bivar, le frère de votre belle-sœur; depuis vingt-deux ans je vous suis pas à pas, seigneur don Horacio de Tobar, épiant toutes vos démarches et cherchant la vengeance que Dieu m'accorde enfin, grande et complète ainsi que je l'avais rêvée.

Don Horacio releva fièrement la tête, et toisant du haut en bas don Jaime avec une expression de souverain mépris:

—Eh bien après, mon noble beau-frère, lui dit-il, car ainsi que vous le désirez je renonce à feindre et je consens à vous reconnaître; quelle si belle vengeance et si complète avez-vous donc conquise après vingt-deux ans, noble descendant du cid Campeador? Celle de me contraindre à me tuer? La belle avance! Est-ce qu'un homme de ma trempe n'est pas toujours prêt à mourir? Que pouvez-vous de plus? Rien, en supposant que je roule là sanglant à vos pieds, j'emporterai avec moi dans ma tombe le secret de cette vengeance que vous ne soupçonnez même pas, et dont tous les bénéfices me restent, car je vous léguerai, en mourant, un plus profond désespoir que celui qui dans une nuit a blanchi les cheveux de votre sœur.

—Détrompez-vous, don Horacio, répondit don Jaime; vos secrets je les connais tous, et quant à vous tuer, cette considération n'entre pour moi qu'en seconde ligne dans mon plan de vengeance; je vous tuerai oui, mais par la main du bourreau, vous mourrez, déshonoré; de la mort des infâmes, du garote enfin!

—Tu mens, misérable! s'écria don Horacio avec un rugissement de bête fauve, moi, moi, le duc de Tobar! Noble comme le roi! Moi appartenant à l'une des plus puissantes et des plus anciennes familles d'Espagne! Mourir du garote! La haine t'égare, tu es fou te dis-je! Il y a un ambassadeur de Sa Majesté au Mexique.

—Oui, répondit don Jaime, mais cet ambassadeur t'abandonne à toutes les rigueurs des lois mexicaines.

—Lui, mon ami, mon protecteur, celui qui m'a présenté au Président Miramón? Cela n'est pas, cela ne peut pas être; d'ailleurs qu'ai-je à craindre des lois de ce pays, moi, étranger?

—Oui, un étranger qui a pris du service au Mexique avec un gouvernement pour le trahir au bénéfice d'un autre, cette lettre que tu demandais avec tant d'insistance au colonel don Felipe, et qu'il n'a pas voulu te vendre il me l'a donnée pour rien à moi, et ces lettres si compromettantes pour toi qui t'ont été enlevées à Puebla, grâce à don Estevan que tu ne connais pas et qui est ton cousin, se trouvent en ce moment entre les mains de Juárez; ainsi de ce côté-là tu es perdu sans ressources, car tu te lésais, la clémence n'est pas une des vertus saillantes du señor don Benito Juárez; enfin, ton secret le plus précieux, celui que tu crois si bien gardé, je le possède aussi: je connais l'existence du frère jumeau de doña Carmen, de plus je sais où il est et le puis, si je le veux, faire paraître à l'improviste devant toi: regarde, voici l'homme auquel tu avais vendu ton neveu, ajouta-t-il en désignant Loïck immobile près de lui.

—Oh! murmura-t-il en se laissant tomber sur un fauteuil et se tordant les bras avec désespoir, oh! Je suis perdu.

—Oui, et bien complètement perdu, don Horacio, fit-il avec mépris, car la mort même ne saurait te sauver du déshonneur.

—Parlez, au nom du ciel! s'écria doña Maria en s'approchant de son beau-frère; n'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Que don Jaime a bien dit la vérité, que j'ai un fils enfin! Et que ce fils est le frère jumeau de ma bien-aimée Carmen.

—Oui, murmura-t-il d'une voix sourde.

—Oh! Soyez béni, mon Dieu! s'écria-t-elle avec une expression de joie ineffable; et ce fils vous savez où il est, vous me le rendrez, n'est-ce pas? Je vous en supplie, songez que je ne l'ai jamais vu, que j'ai besoin de ses caresses, où est-il? Dites-le moi.

—Où il est?

—Oui.

—Je ne sais pas, répondit-il froidement.

La malheureuse mère se laissa tomber sur un siège en se cachant la tête dans les mains.

Don Jaime s'approcha d'elle.

—Courage, pauvre femme! lui dit-il doucement.

Il y eut un instant de silence funèbre; dans cette chambre où tant de personnes se trouvaient réunies, seul on entendait le bruit des respirations sifflantes et celui des sanglots étouffés de doña Maria et des deux jeunes filles.

Don Horacio fit un pas en avant.

—Mon noble beau-frère, dit-il d'un ton ferme empreint d'une certaine grandeur, priez, je vous prie, ces caballeros de se retirer dans une pièce attenante; je désire pour quelques instants demeurer seul avec vous et ma belle-sœur.

Don Jaime s'inclina et s'adressant au comte:

—Mon ami, lui dit-il, soyez assez bon pour conduire ces dames dans le salon qui précède cette pièce.

Le comte présenta la main aux jeunes filles et sortit sans répondre, suivi de tous les assistants qui sur un signe de don Jaime se retirèrent silencieusement.

Seul, Dominique était demeuré fixant un œil ardent sur don Horacio.

—Quant à moi, dit-il d'une voix sombre, comme j'ignore ce qui va se passer ici et que je redoute un piège ou un guet-apens, je ne sortirai que sur l'ordre exprès de don Jaime, c'est lui qui m'a élevé, je suis son fils d'adoption, mon devoir est de le défendre.

—Demeurez donc, señor, répondit don Horacio avec un sourire triste, puisque vous êtes presque de notre famille.

Don Jaime s'avança alors.

—Mon beau-frère, lui dit-il, ce fils que vous aviez enlevé à ma sœur, l'héritier des ducs de Tobar que vous croyiez perdu, je l'ai sauvé, moi! Dominique, embrassez votre mère! Maria, voilà votre fils!

—Ma mère! s'écria le jeune homme en s'élançant vers elle avec un bond de tigre, ma mère!

—Mon fils! murmura doña Maria d'une voix mourante et elle tomba évanouie dans les bras de l'enfant qu'elle venait enfin de retrouver.

Forte contre la douleur comme toutes les natures d'élite, la joie l'avait vaincue.

Dominique enleva sa mère dans ses bras vigoureux, la déposa sur une chaise longue; puis, les sourcils froncés, le regard plein d'éclairs, les lèvres serrées, il s'avança à pas lents vers don Horacio.

Celui-ci le regardait approcher avec un frissonnement de terreur, l'œil fixe et le front pâle, reculant pas à pas devant lui jusqu'à ce qu'enfin, sentant la tapisserie à son épaule, il fût malgré lui contraint de s'arrêter.

—Assassin de mon père, bourreau de ma mère, dit le jeune homme d'une voix terrible, lâche et misérable; sois maudit!

Don Horacio courba la tête sous cet anathème; mais se redressant aussitôt:

—Dieu est juste! dit-il, mon châtiment commence, je savais que ce jeune homme vivait; j'avais à force de recherches fini par retrouver, sous le nom de Loïck, le misérable auquel à l'heure de sa naissance je l'avais vendu.

—Oui, dit don Jaime, et ce Loïck que la misère avait conduit au crime, repentant de sa faute, me l'a rendu à moi.

—Oui tout cela est vrai, fit don Horacio d'une voix saccadée; ce jeune homme est bien mon neveu, il a les traits et la voix de mon malheureux frère!

Il cacha son visage dans ses mains.

Mais se redressant aussitôt:

—Mon frère, dit-il avec fermeté, vous possédez presque toutes les preuves des crimes horribles que j'ai commis; et s'approchant d'un meuble qu'il brisa: voici celles qui vous manquent, ajouta-t-il en lui remettant une liasse de papiers. A mon insu peut-être déjà le remord était entré dans mon cœur: voici mon testament, prenez-le, il nomme mon neveu mon légataire universel en établissant ses droits d'une manière indiscutable; mais le nom de Tobar ne doit pas être flétri. Pour vous, pour votre neveu dont le nom est le mien, n'exécutez pas la cruelle vengeance que vous avez préparée contre moi: je vous jure sur ma foi de de gentilhomme, sur l'honneur sans tache de mes ancêtres, que vous aurez pleine satisfaction des crimes que j'ai commis et de l'existence de douleur à laquelle j'ai condamné ma belle-sœur.

Don Jaime et Dominique demeurèrent sombres et silencieux.

—Me refuserez-vous? Serez-vous donc impitoyables? s'écria-t-il avec anxiété.

En ce moment, doña Maria quitta la chaise sur laquelle son fils l'avait étendue; elle se leva toute droite et marchant d'un pas lent et automatique vers don Horacio elle se plaça entre lui, son frère et son fils; alors étendant le bras avec une majesté suprême:

—Frère de mon mari, dit-elle d'une voix empreinte d'une douceur ineffable, la vengeance n'appartient qu'à Dieu! Au nom de l'homme que j'ai tant aimé et que votre main cruelle m'a ravi, je vous pardonne les affreuses tortures que vous m'avez infligées, les douleurs sans nom auxquelles, depuis vingt-deux ans, vous m'avez condamnée, moi pauvre femme innocente, je vous pardonne! Puisse Dieu vous être miséricordieux!

Don Horacio tomba prosterné à ses genoux.

—Vous êtes une sainte, dit-il, je suis indigne de pardon, je le sais, mais j'essaierai de racheter autant qu'il dépendra de moi, par ma mort, les crimes de ma vie.

Il se releva alors et voulut lui baiser la main, mais elle se recula avec un geste d'horreur.

—C'est juste, dit-il tristement, je suis indigne de vous toucher.

—Non, reprit-elle, puisque le repentir est entré dans votre cœur.

Et elle lui tendit la main en détournant la tête.

Don Horacio y imprima ses lèvres avec respect et se tournant vers son beau-frère et son neveu toujours immobiles:

—Vous seuls, dit-il tristement, serez-vous donc impitoyables?

—Nous n'avons plus le droit de punir, répondit sourdement don Jaime.

Dominique baissa la tête en gardant un silence farouche; sa mère s'approcha de lui et le prit doucement par le bras; à cet attouchement, le jeune homme tressaillit.

—Que voulez-vous, ma mère? dit-il.

—J'ai pardonné à cet homme, lui dit-elle d'une voix douce avec prière.

—Ma mère, répondit-il avec un accent de haine implacable, quand j'ai maudit cet homme, c'est mon père qui parlait par ma bouche et, du fond de la tombe sanglante où l'a couché ce misérable, me dictait cette malédiction; elle restera sur lui, stigmate indélébile, et Dieu lui demandera, comme au premier fratricide: Caïn! Qu'as-tu fait de ton frère?

A ces paroles, prononcées d'une voix terrible, don Horacio s'affaissa foudroyé sur le sol.

Don Jaime et doña Maria s'étaient éloignés de lui avec horreur.

Il demeura ainsi plusieurs minutes étendu sur le plancher de la salle, sans que les assistants fissent un mouvement pour le secourir; enfin, doña Maria se pencha vers lui.

—Arrêtez, ma mère! s'écria le jeune homme, ne touchez pas ce misérable, ce contact vous souillerait.

—Je lui ai pardonné! dit-elle faiblement. Cependant, peu à peu, don Horacio avait repris ses sens; il se releva lentement; ses traits, affreusement contractés, avaient une expression de résolution étrange.

Il se tourna vers Dominique:

—Vous l'exigez, dit-il, soit, la réparation sera éclatante.

Il fouilla dans le tiroir d'un meuble soigneusement fermé et dont il ouvrit la serrure au moyen d'une clé pendue à son cou par une chaînette d'or, prit quelque chose qu'on ne put voir, repoussa le tiroir, puis, marchant d'un pas ferme vers la porte, il l'ouvrit à deux battants.

—Entrez, caballeros, entrez tous, cria-t-il d'une voix stridente.

En un instant la chambre fut remplie de monde.

Seuls, le comte de la Saulay et don Estevan, sur un geste significatif de don Jaime, étaient restés dans le salon avec les jeunes filles.

Don Jaime s'avança alors vers sa sœur, et lui offrant le bras:

—Venez, lui dit-il, venez, Maria, cette scène vous tue; votre place n'est plus ici, maintenant que vous avez pardonné à cet homme.

Doña Maria n'opposa qu'une faible résistance et suivit son frère, qui la conduisit dans le salon dont il referma la porte sur elle.

On entendit le roulement d'une voiture, c'étaient les trois dames qui, emmenées par le comte, retournaient dans leur maison.

Au même instant, un bruit d'armes résonna au dehors.

—Qu'est-ce cela? dit don Horacio avec un geste d'effroi.

Des pas nombreux s'approchèrent, les portes s'ouvrirent avec fracas, et des soldats parurent.

A leur tête venaient le préfet de la ville, l'alcade mayor et plusieurs corchetes.

—Au nom de la loi, dit le préfet d'une voix brève, don Antonio Cacerbar, vous êtes mon prisonnier; corchetes, emparez-vous de cet homme.

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