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Les nuits mexicaines

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Le comte fit faire halte à la caravane.

—Señor, dit-il à Cuellar, vous avez loyalement accompli les conditions stipulées entre nous, recevez-en ici mes remerciements et ceux de mes malheureux amis; nous ne sommes plus qu'à deux lieues au plus de Puebla, voici le jour, il est inutile que vous nous accompagniez davantage.

—En effet, señor, je crois que vous pouvez maintenant vous passer de moi, et puisque vous me le permettez, je vais vous quitter, en vous réitérant mes regrets pour ce qui s'est passé, malheureusement je ne suis pas le maître, et...

—Brisons là, je vous prie, interrompit le comte, ce qui est fait est irréparable, quant à présent du moins, il est donc inutile de nous appesantir davantage sur ce sujet.

Cuellar s'inclina.

—Un mot, señor conde, dit-il à voix basse. Le jeune homme s'avança vers lui.

—Laissez-moi, reprit le guérillero, avant de nous séparer vous donner un avis.

—J'écoute, señor.

—Vous êtes encore loin de Puebla, où vous n'arriverez pas avant deux heures: soyez sur vos gardes, surveillez avec soin la campagne autour de vous.

—Que voulez-vous dire, señor?

—On ne sait pas ce qui peut survenir; je vous le répète, veillez.

—Adieu, señor, répondit machinalement le jeune homme en lui rendant son salut.

Après avoir ainsi pris courtoisement congé de ses compagnons de route, le guérillero se mit à la tête de ses soldats et s'éloigna au galop, non toutefois sans avoir, par un geste significatif, recommandé la prudence au jeune homme.

Le comte le regarda s'éloigner d'un air pensif.

—Qu'as-tu donc, ami? lui demanda Dominique. Ludovic lui rapporta ce que Cuellar lui avait dit en le quittant.

Le vaquero fronça le sourcil.

—Il y a quelque anguille sous roche, dit-il; dans tous les cas, l'avis est bon, et nous aurions tort de le négliger.


XVIII

LE GUET-APENS

Pendant quelques minutes encore, après le départ du guérillero, la triste caravane continua silencieusement sa route.

Cependant les dernières paroles prononcées par Cuellar avaient porté; le comte et le vaquero se sentaient inquiets, malgré eux et sans oser se communiquer leurs sombres pressentiments, ils n'avançaient qu'avec une excessive prudence, humant l'air pour ainsi dire et tressaillant au moindre bruissement suspect dans les halliers.

Il était un peu plus de cinq heures du matin, on était à cette minute extrême, où la nature semble pour un instant se recueillir, et où le jour et la nuit luttant à force presqu'égale se fondent l'un dans l'autre et produisent cette lueur d'opale, dont les teintes vaporeuses prêtent aux objets une apparence vague et indéterminée qui leur donne quelque chose de fantastique, une vapeur grisâtre montait de la terre vers le ciel et produisait un brouillard transparent que les rayons de plus en plus forts du soleil déchiraient par place, illuminant une partie du paysage et laissant l'autre dans l'ombre; en un mot, ce n'était plus la nuit sans être encore le jour.

Au loin, les dômes nombreux des édifices de Puebla apparaissaient, se détachant en masses confuses sur le bleu sombre du ciel; les arbres lavés par l'abondante rosée de la nuit étaient plus verts; à chacune de leurs feuilles tremblotait une gouttelette d'eau cristalline et leurs branches agitées par la brise matinale s'entrechoquaient doucement avec de mystérieux murmures; déjà les oiseaux blottis sous la feuillée préludaient par de petits cris d'appel à leurs joyeux concerts, et les bœufs sauvages élevaient çà et là leurs têtes effarées au-dessus des hautes herbes en poussant de sourds mugissements.

Les fugitifs suivaient un sentier tortueux assez profondément encaissé à droite et à gauche par des soulèvements factices du terrain occasionnés par la culture des agaves qui limitaient l'horizon à un cercle excessivement restreint et empêchaient de surveiller les environs aussi sérieusement que peut-être il eût été nécessaire de le faire pour la sûreté générale de la caravane.

Le comte se rapprocha de Dominique et se penchant légèrement sur sa selle:

—Mon ami, lui dit-il d'une voix basse et étouffée, je ne sais pourquoi, mais je sens une inquiétude extrême; les adieux de ce bandit m'ont douloureusement frappé; ils me semblent nous présager un malheur prochain, terrible et inévitable, cependant nous ne sommes plus qu'à une faible distance de la ville et la tranquillité qui règne autour de nous devrait me rassurer.

—C'est cette tranquillité, répondit sur le même ton le jeune homme, qui comme toi me remplit d'une angoisse inexprimable; moi aussi j'ai le pressentiment d'un malheur, nous sommes ici dans un guêpier, l'endroit est des mieux choisis pour une embuscade.

—Que faire? murmura le comte.

—Je ne sais trop, le cas est difficile, cependant je suis convaincu qu'il nous faut redoubler de prudence. Place don Andrés et sa fille à l'avant-garde, avertis les peones de marcher la barbe sur l'épaule, le doigt sur la gâchette des fusils, sois prêt à la moindre alerte; pendant ce temps, j'irai, moi, à la découverte, et si l'ennemi est à notre poursuite, je saurai le dépister mais ne perdons pas un seul instant.

Tout en parlant ainsi, le vaquero avait mis pied à terre, et après avoir jeté à un péon la bride de son cheval, il avait mis son fusil sous son bras gauche, avait gravi la pente de droite, et presqu'aussitôt il avait disparu au milieu des buissons qui bordaient le sentier.

Demeuré seul, le comte se mit immédiatement en devoir de suivre les conseils de son ami; en conséquence, il forma des peones, les plus résolus et les mieux armés, une arrière-garde, en leur intimant l'ordre de surveiller attentivement les abords de la route, tout en leur dissimulant, de crainte de les effrayer, la gravité des événements qu'il prévoyait.

Le mayordomo, comme s'il eût deviné les inquiétudes du comte et eût partagé ses soupçons d'une attaque prochaine, avait placé don Andrés et sa fille au milieu d'un petit groupe de serviteurs dévoués dont il avait pris le commandement et pressant les chevaux il avait laissé entre lui et le gros de la caravane un intervalle d'une centaine de pas.

Doña Dolores, accablée par les émotions terribles de la nuit, n'avait prêté que fort peu d'attention aux dispositions prises par ses amis et avait suivi machinalement l'impulsion nouvelle qui lui avait été donnée, n'ayant pas selon toute probabilité conscience du nouveau danger qui la menaçait, et ne songeant qu'à une chose, veiller sur son père dont l'état de prostration devenait de plus en plus alarmant.

En effet, depuis son départ de l'hacienda, malgré les prières de sa fille, don Andrés n'avait pas prononcé une parole, le front pâle, les yeux fixes et sans regard, la tête inclinée sur la poitrine, le corps agité par un tremblement nerveux continu, plongé dans un sombre désespoir, il laissait à son cheval le soin de le conduire sans paraître savoir où il allait, tant la douleur avait brisé en lui toute énergie et toute volonté.

Leo Carral dévoué à son maître et à sa jeune maîtresse et comprenant combien au cas probable d'une attaque le vieillard serait incapable d'opposer la moindre résistance, avait surtout recommandé aux serviteurs qu'il avait choisis, pour servir d'escorte à don Andrés, de ne pas le perdre de vue et au moment du combat d'essayer par tous les moyens de le sortir de la mêlée et de le mettre autant que possible à l'abri du péril, puis, sur un signe que le comte lui avait fait, il avait tourné bride et avait été le rejoindre.

—Vous avez, je le vois, dit le comte, eu comme moi le pressentiment d'un danger.

Le mayordomo hocha la tête.

—Don Melchior n'abandonnera pas la partie, répondit-il, avant qu'elle soit définitivement gagnée ou perdue pour lui.

—Le soupçonnez-vous donc capable d'un aussi horrible guet-apens?

—Cet homme est capable de tout.

—Mais alors c'est un monstre?

—Non, répondit doucement le mayordomo, c'est un sang mêlé, un envieux, et un orgueilleux, qui sait que la fortune seule peut lui faire obtenir l'apparente considération qu'il convoite; tous les moyens lui seront bons pour obtenir cette considération.

—Même un parricide?

—Même un parricide.

—Ce que vous me dites-là est épouvantable.

—Que voulez-vous, señor? Cela est ainsi.

—Grâce à Dieu, nous approchons de Puebla, une fois dans la ville nous n'aurons plus rien à redouter.

—Oui, mais nous n'y sommes pas encore; vous connaissez aussi bien que moi le proverbe, seigneurie.

—Quel proverbe?

—Celui-ci: entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur.

—J'espère que cette fois vous vous tromperez.

—Je le souhaite, mais vous m'aviez appelé, seigneurie.

—En effet, j'avais une recommandation à vous faire.

—Je vous écoute.

—Au cas où nous serions attaqués, j'exige que vous nous abandonniez à nos propres forces, et que vous vous sauviez à toute bride vers Puebla, en emmenant avec vous don Andrés et sa fille, pendant que nous combattrons. Peut être aurez-vous le temps de les mettre en sûreté derrière les murailles de la ville.

—Je vous obéirai, seigneurie; on n'arrivera à mon maître qu'en passant sur mon cadavre. N'avez-vous rien de plus à me dire?

—Non, retournez donc à votre poste, et à la grâce de Dieu!

Le mayordomo salua et rejoignit au galop la petite troupe au centre de laquelle marchaient don Andrés et sa fille.

Presqu'au même instant Dominique reparut sur le bord du sentier; il reprit son cheval et vint se placer à la droite du comte.

—Eh bien? lui demanda celui-ci, as-tu découvert quelque chose?

—Oui et non, répondit-il à demi voix.

Son visage était sombre, ses sourcils froncés à se joindre; le comte l'examina attentivement pendant un instant, et sentit redoubler son inquiétude.

—Explique-toi, lui dit-il enfin.

—A quoi bon, tu ne me comprendrais pas.

—Peut-être! Parles toujours.

—Voici le fait, à droite, à gauche et en arrière la plaine est complètement déserte; j'en ai acquis la certitude. Le danger, si véritablement il existe, n'est donc pas à redouter de ce côté, si un piège nous est tendu, si des ennemis embusqués se préparent à fondre sur nous, ce piège est en avant, ces ennemis sont cachés entre la ville et nous.

—Qui te fait supposer cela?

—Des indices pour moi certains, et que ma longue habitude du désert m'a fait reconnaître du premier coup; dans les régions où nous sommes les hommes négligent généralement toutes ces précautions usitées dans les prairies, et dont l'oubli d'une seule entraînerait la mort immédiate de l'imprudent chasseur ou guerrier qui aurait dénoncé ainsi sa présence à ses ennemis; ici, les pistes sont faciles à reconnaître et plus faciles à suivre, car elles sont parfaitement visibles pour l'œil même le plus inexpérimenté; écoute bien ceci: depuis l'Arenal, nous avons été je ne dirai pas suivi, le terme n'est pas juste en cette circonstance, mais flanqué à notre droite par une nombreuse troupe de cavaliers qui à une distance d'une portée de fusil tout au plus galopait dans la même direction que nous; cette troupe, quelle qu'elle soit, a fait un crochet à une demi lieue d'ici, s'appuyant un peu sur la gauche, comme si elle voulait se rapprocher de nous, puis elle a redoublé de vitesse, nous a dépassés, et s'est engagé devant nous dans le sentier sur lequel nous sommes, de sorte que nous la suivons en ce moment.

—Tu conclus de cela?

—Je conclus que la situation est grave, critique même et que, quelles que précautions que nous prenions, je crains bien que nous ayons affaire à trop forte partie; remarques comme le sentier se rétrécit peu à peu, comme les bords de la route s'escarpent, nous nous trouvons maintenant dans un cañon, dans un quart d'heure, vingt minutes au plus, nous atteindrons l'endroit où ce cañon débouche dans la plaine: c'est là, sois-en sûr, que nous attendent ceux qui nous guettent.

—Mon ami, cela n'est que trop clair; malheureusement nous n'avons aucun moyen de nous soustraire au sort qui nous menace, il nous faut pousser en avant quand même.

—Je le sais bien, et c'est ce qui me chagrine, dit le vaquero, avec un soupir étouffé, en jetant à la dérobée un regard vers doña Dolores; s'il ne s'agissait que de nous la question serait bientôt tranchée, nous sommes des hommes et nous saurons bravement nous faire tuer, mais ce vieillard et cette pauvre innocente enfant, notre mort les sauvera-t-elle?

—Du moins nous tenterons l'impossible pour qu'ils ne tombent pas aux mains de leurs persécuteurs.

—Voici que nous approchons du point suspect, pressons le pas afin d'être prêts à toute éventualité.

Ils mirent leurs chevaux au galop.

Quelques minutes s'écoulèrent, ils atteignirent enfin un endroit où le sentier, avant que de déboucher dans la plaine, faisait un coude assez brusque.

—Attention, dit le comte à voix basse.

Chacun appuya le doigt sur la gâchette.

Le coude fut passé, mais soudain toute la cavalcade s'arrêta avec un frissonnement de surprise et de crainte.

L'entrée du cañon était barrée par une forte barricade faite avec des branches, des arbres et des pierres jetées en travers du sentier, derrière cette barricade une vingtaine d'hommes se tenaient immobiles et menaçants; aux rayons du soleil levant on voyait étinceler les armes d'autres individus qui à droite et à gauche couronnaient les hauteurs.

Un cavalier fièrement campé au milieu du sentier se tenait un peu en avant de la barricade.

Ce cavalier était don Melchior.

—Ah! Ah! dit-il avec un ricanement ironique, chacun son tour, caballeros, je crois que c'est moi en ce moment qui suis maître de la situation et en mesure d'imposer des conditions.

Le comte sans se déconcerter se rapprocha de quelques pas.

—Prenez garde à ce que vous voulez faire, señor, répondit-il; un traité a été loyalement conclu entre votre chef et nous, toute infraction à ce traité serait une trahison et le déshonneur en retomberait sur votre chef.

—Bon, reprit don Melchior, nous sommes des partisans nous autres, nous faisons la guerre à notre mode sans nous inquiéter de ce qu'on en pourra penser, au lieu d'entamer une discussion oiseuse et qui ne saurait avoir de résultat favorable pour vous, il serait il me semble plus sensé de vous informer à quelles conditions je consentirai à vous ouvrir passage.

—De conditions? Nous n'en accepterons aucune, caballero, et si vous ne consentez pas à nous laisser passer nous pourrons vous contraindre à le faire, si graves que doivent être pour vous et pour nous les conséquences d'une lutte.

—Essayez, répondit-il avec un sourire ironique.

—C'est ce que nous allons faire.

Don Melchior haussa les épaules et se tournant vers ses partisans:

—Feu, dit-il.

Une effroyable détonation se fit entendre et un ouragan de fer s'abattit sur la petite troupe.

—En avant! En avant! cria le comte.

Les peones s'élancèrent avec des hurlements de colère contre la barricade.

La lutte était engagée, lutte terrible, épouvantable, car les peones savaient qu'il ne leur serait pas fait quartier par leurs féroces adversaires et ils combattirent en conséquence, faisant des prodiges de valeur, non pas pour vaincre, ils ne le croyaient pas possible, mais pour ne pas tomber sans vengeance.

Don Andrés s'était arraché des bras de sa fille qui vainement avait essayé de le retenir, et armé seulement d'une machette il s'était résolument jeté au plus fort de la mêlée.

L'élan des peones avait été si impétueux que la barricade avait été franchie du premier bond et les deux partis s'étaient attaqués à l'arme blanche, trop rapproché, l'un de l'autre pour se servir de leur fusils ou de leurs pistolets.

Les partisans, placés sur les hauteurs, étaient forcément réduits à l'inaction par la crainte de blesser leurs amis, tant les deux troupes s'étaient confondues.

Don Melchior était loin de s'attendre à une si vigoureuse résistance de la part des peones; grâce à la position avantageuse qu'il avait choisie, il avait cru la victoire facile et il avait compté sur une soumission immédiate. L'événement dérangeait singulièrement ses calculs, les conséquences de son action commençaient à lui apparaître: Cuellar, qui aurait sans doute pardonné une trahison accomplie sans coup férir, ne lui pardonnerait pas d'avoir ainsi fait tuer sottement ses soldats les plus braves.

Ces pensées redoublaient la rage de don Melchior.

Cependant la petite troupe horriblement décimée ne comptait plus que quelques hommes en état de combattre, les autres étaient morts ou blessés.

Le cheval de don Andrés avait été tué, et le vieillard, bien qu'il perdît son sang par deux blessures, n'en continuait pas moins à combattre.

Tout à coup il poussa un cri terrible de désespoir: don Melchior s'était élancé, d'un bond de tigre, sur le groupe au milieu duquel doña Dolores était réfugiée. Renversant et abattant tous les peones qui se trouvaient sur son passage, don Melchior avait saisi la jeune fille; malgré sa résistance, il l'avait jetée en travers sur le cou de son cheval, et franchissant tous les obstacles, il s'était mis à fuir sans s'occuper d'avantage du combat soutenu par ses compagnons.

Ceux-ci, en se voyant ainsi abandonnés renoncèrent à continuer un combat désormais sans but pour eux et, sans doute par suite d'un ordre précédemment donné, ils se dispersèrent dans toutes les directions, laissant les peones libres de continuer leur chemin vers Puebla si tel était leur désir.

L'enlèvement de doña Dolores avait été si rapidement exécuté par don Melchior que nul ne s'en était aperçu dans le premier moment et que le cri de désespoir poussé pardon Andrés avait seul donné l'alarme.

Sans calculer le danger auquel ils s'exposaient, le comte et le mayordomo s'étaient lancés à la poursuite de don Melchior.

Mais le jeune homme, monté sur un cheval de prix, avait sur leurs chevaux fatigués une avance considérable qui s'accroissait d'instant en instant.

Dominique jeta un regard sur don Andrés gisant renversé sur le sol et le relevant doucement:

—Ayez bon espoir, señor, lui dit-il, je sauverai votre fille.

Le vieillard joignit les mains en le regardant avec une expression d'indicible reconnaissance, et il s'évanouit.

Le vaquero remonta sur son cheval et lui enfonçant les éperons aux flancs, il laissa don Andrés entre les mains de ses serviteurs et à son tour il se mit à la poursuite du ravisseur.

Cependant la poursuite continuait: il ne fallait qu'un instant au vaquero pour acquérir la certitude que don Melchior, mieux monté que lui et ses amis, ne tarderait pas à se trouver hors de portée.

Le jeune homme, qui jusque-là avait galopé en ligne droite à travers terre, fit soudain un brusque crochet comme si un obstacle imprévu s'était brusquement dressé devant lui et revenant sur la droite il changea de direction, pendant quelques minutes, il parut vouloir se rapprocher de ceux qui le poursuivaient. Ceux-ci essayèrent alors de lui barrer le passage; Dominique, lui, arrêta son cheval, mit pied à terre, puis il arma son fusil.

Don Melchior devait, d'après la direction qu'il suivait en ce moment, passer à environ cent mètres de lui.

Le vaquero fit le signe de la croix, épaula son arme et lâcha la détente.

Le cheval de don Melchior frappé à la tête, roula foudroyé sur le sol, entraînant son cavalier dans sa chute.

Au même instant, une trentaine de partisans apparurent au loin, se dirigeant à toute bride vers le lieu de l'embuscade.

Cuellar galopait à leur tête.

Quelque grande que fût la hâte, mise par le comte et le mayordomo pour se rendre à l'endroit où don Melchior était tombé, Cuellar arriva avant eux.

Don Melchior se releva tout froissé de sa chute, et se pencha vers sa sœur pour l'aider à se redresser; doña Dolores était évanouie.

—¡Vive Dios! Señor, dit Cuellar d'un ton bourru, vous êtes un rude compagnon; vous pratiquez la trahison et le guet-apens avec un rare talent, mais je veux bien que le diable me torde le cou plus tôt qu'il ne doit le faire, si nous chevauchons plus longtemps de compagnie.

—Vous prenez mal votre temps pour plaisanter, señor, répondit don Melchior; cette jeune dame, qui est ma sœur, est évanouie.

—A qui la faute, s'écria brutalement le partisan, si ce n'est à vous qui, dans le seul but de l'enlever je ne sais dans quelle intention, m'avez fait tuer vingt des hommes les plus résolus de ma cuadrilla? Mais cela ne continuera pas ainsi, j'y mettrai bon ordre, je vous jure.

—Que voulez-vous dire? fit don Melchior avec hauteur.

—Je veux dire que vous me ferez désormais le sensible plaisir d'aller où vous voudrez pourvu que ce ne soit pas avec moi, et que je prétends, à compter de cet instant, ne plus rien avoir de commun avec vous. C'est clair, n'est-ce pas?

—Parfaitement clair, señor, aussi je n'abuserai plus longtemps de votre patience, fournissez-moi les chevaux nécessaires pour ma sœur et pour moi, et aussitôt je vous laisserai.

—Du diable si je vous fournirai rien; quant à cette jeune dame, voici venir plusieurs cavaliers qui, j'en ai peur, vous laisseront difficilement l'emmener avec vous.

Don Melchior blêmit de rage, mais il comprit que toute résistance de sa part était impossible; il croisa les bras sur la poitrine releva fièrement la tête et attendit.

Le comte, le mayordomo et Dominique accouraient en effet.

Cuellar fit quelques pas au devant d'eux, les jeunes gens étaient assez inquiets, ils ne connaissaient pas les intentions du partisan et appréhendaient qu'il ne se déclarât contre eux.

Mais Cuellar se hâta de les désabuser.

—Vous arrivez à propos, señores, leur dit-il amicalement; j'espère que vous ne m'avez pas fait l'injure de supposer que j'étais pour quelque chose dans le guet-apens dont vous avez failli être victime.

—Nous ne l'avons pas cru un instant, señor, répondit poliment le comte.

—Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, señores; sans doute vous venez réclamer que cette jeune dame vous soit remise.

—C'est en effet notre intention, señor.

—Et si je refuse de vous la laisser enlever, dit fièrement don Melchior.

—Je vous brûlerai la cervelle, señor, interrompit froidement le partisan: croyez-moi, n'essayez pas de lutter contre moi, profitez plutôt de la bonne disposition dans laquelle je me trouve en ce moment pour gagner au pied; car je pourrais me repentir bientôt de cette dernière preuve de bonté que je vous donne et vous abandonner à vos ennemis.

—Soit, dit don Melchior avec amertume, je me retire puisque j'y suis contraint; et toisant le comte avec mépris: Nous nous reverrons, señor, ajouta-t-il, et alors, je l'espère, si la force n'est pas entièrement de mon côté, au moins les chances seront-elles égales.

—Déjà vous vous êtes trompé à ce sujet, señor; j'ai trop confiance en Dieu pour croire qu'il n'en sera pas toujours ainsi.

—Nous verrons! répondit-il sourdement en faisant quelques pas en arrière comme pour s'éloigner.

—Et votre père, ne désirez-vous pas savoir quel a été pour lui le résultat de votre guet-apens? lui dit alors Dominique d'un ton de sourde menace.

—Je n'ai pas de père, répondit haineusement don Melchior.

—Non! s'écria le comte avec dégoût, car vous l'avez tué.

Le jeune homme frissonna, une pâleur livide couvrit son visage, un sourire amer contracta ses lèvres minces, et jetant un regard venimeux sur ceux qui l'entouraient:

—Place! cria-t-il d'une voix étranglée; soit, j'accepte cette nouvelle injure, faites place au parricide.

Chacun se recula avec horreur, suivant, d'un œil épouvanté, ce monstre qui s'éloignait calme et paisible en apparence à travers la plaine. Cuellar lui-même le regarda se retirer eu hochant la tête.

—Cet homme est un démon, murmura-t-il, et il fit le signe de la croix.

Geste qui fut pieusement imité par ses soldats. Doña Dolores fut doucement soulevée dans les bras de Dominique, placée sur le cheval du comte et les jeunes gens escortés par Cuellar retournèrent auprès de don Andrés.

Les peones avaient pansé tant bien que mal les blessures de leur maître.

Sur l'ordre du comte, les peones confectionnèrent un brancard avec des branches d'arbres, ils le couvrirent de leurs zarapés, et le vieillard y fut placé côte à côte avec sa fille.

Cependant don Andrés était toujours sans connaissance.

Cuellar prit alors congé du comte.

—Je regrette plus que je ne saurais l'exprimer ce malheureux événement, dit-il, avec une certaine tristesse; bien que cet homme soit un Espagnol et, par conséquent, un ennemi du Mexique, cependant le fâcheux état dans lequel je le vois réduit me remplit de compassion.

Les jeunes gens remercièrent le rude partisan de cette preuve de sympathie et après avoir relevé leurs blessés, ils se séparèrent définitivement de lui et reprirent tristement la route de Puebla, où ils arrivèrent, deux heures plus tard, accompagnés de plusieurs des parents de don Andrés qui, avertis par un péon détaché en avant, étaient sortis à leur rencontre.


XIX

COMPLICATIONS

Loïck se tut.

Le récit du ranchero avait été long; don Jaime l'avait écouté d'un bout à l'autre sans l'interrompre, le visage froid et impassible, mais les yeux pleins d'éclairs.

—Est-ce tout, enfin? demanda-il à Loïck en se tournant vers lui.

—Tout, oui, seigneurie.

—De quelle façon avez-vous été si bien instruit des moindres particularités de cette épouvantable catastrophe?

—C'est Domingo lui-même qui m'a raconté l'événement; il était à demi fou de douleur et de rage, sachant que je me rendrais près de vous, il m'a chargé de vous redire...

Don Jaime l'interrompit brusquement:

—C'est bien, Domingo ne vous a pas chargé d'un autre message pour moi? dit-il en fixant sur lui un regard flamboyant.

Le ranchero se troubla.

—Seigneurie, balbutia-il.

—Au diable le Breton, s'écria l'aventurier qu'as-tu donc à te troubler ainsi? Voyons, parle ou étrangle.

—Seigneurie, dit-il résolument, je crains d'avoir fait une sottise.

—Pardieu, je m'en doute, rien qu'à ton air contrit? Cette sottise quelle est-elle enfin?

—C'est que, reprit-il, Domingo paraissait si désespéré de ne pas savoir où vous trouver, il semblait avoir si grand besoin de vous entretenir, que...

—De sorte que tu n'as pas su retenir ta langue et que tu lui as révélé...

—Où vous demeurez, oui, seigneurie.

Après cet aveu, le ranchero courba humblement la tête comme s'il avait la conviction intérieure d'avoir commis un grand crime.

Il y eut un silence.

—Naturellement, tu lui as appris sous quel nom je me cachais dans cette maison, reprit don Jaime au bout d'un instant.

—Dam, fit naïvement Loïck, si je ne l'avais pas fait, il aurait été assez embarrassé pour vous rencontrer, seigneurie.

—C'est juste; ainsi il va venir?

—Je le crains.

—C'est bon.

Don Jaime fit quelques pas dans la chambre en réfléchissant, puis se rapprochant de Loïck toujours immobile à sa place:

—Êtes-vous venu seul à México? lui demanda-t-il.

—López m'accompagne, seigneurie, mais je l'ai laissé dans une pulquería de la barrière de Belén où il m'attend.

—Bien, vous allez le rejoindre, vous ne lui direz rien; dans une heure, pas avant, vous reviendrez ici avec lui, peut-être aurais-je besoin de vous deux.

—Bon, fit-il en se frottant les mains, vous pouvez être tranquille, seigneurie, nous y serons.

—Maintenant, adieu.

—Pardon, seigneurie, j'ai un billet à vous remettre.

—Un billet! De quelle part?

Loïck fouilla dans son dolman, en retira un papier soigneusement cacheté et le présenta à don Jaime.

—Le voici, dit-il.

L'aventurier jeta les yeux sur la suscription.

—Don Estevan! s'écria-t-il avec un cri de joie, et il rompit vivement le cachet.

Le billet, bien que fort court, était écrit en chiffres; voici son contenu:

«Tout marche à souhait; notre homme arrive de «lui-même vers l'appât qui lui est présenté. Samedi, «minuit; peral.

«Espoir!» «CORDOUE »

Don Jaime déchira le billet en parcelles impalpables.

—Quel jour sommes-nous? demanda-t-il tout à coup à Loïck.

—Aujourd'hui? fit celui-ci ahuri de cette question à laquelle il ne s'attendait pas du tout.

—Imbécile! Il ne s'agit ni d'hier ni de demain probablement.

—C'est vrai, seigneurie, nous sommes au mardi.

—Ne pouvais-tu le dire tout de suite?

Lorsque don Jaime était agité soit par la joie soit par la colère, il tutoyait Loïck: celui-ci le savait, et la façon dont l'aventurier lui parlait était pour lui un baromètre infaillible auquel il ne se trompait pas.

Don Jaime fit encore quelques pas d'un air préoccupé dans la chambre.

—Puis-je partir? hasarda Loïck.

—Il y a dix minutes que tu devrais être parti, répondit-il brusquement.

Le ranchero ne se fit pas répéter cette injonction. Il salua et se retira. Don Jaime demeura seul, mais au bout d'un instant la porte s'ouvrit et les deux dames rentrèrent.

Leur visage était inquiet, elles s'approchèrent timidement de l'aventurier.

—Vous avez reçu de mauvaises nouvelles, don Jaime? demanda doña Maria.

—Hélas oui! Ma sœur, répondit-il, de fort mauvaises même.

—Pouvez-vous nous les faire connaître?

—Je n'ai aucune raison pour vous en faire un secret, d'ailleurs elles regardent des personnes que vous aimez.

—Ciel! fit doña Carmen en joignant les mains, Dolores peut-être?

—Dolores, oui mon enfant, répondit don Jaime, Dolores votre amie; l'hacienda del Arenal a été surprise et incendiée par les Juaristes.

—Oh! Mon Dieu! s'écrièrent les deux dames avec douleur, pauvre Dolores! Et don Andrés?

—Don Andrés est grièvement blessé.

—Dieu soit loué qu'il ne soit pas mort.

—Il n'en vaut guère mieux.

—Où sont-ils en ce moment?

—Réfugiés à Puebla où ils sont arrivés sous l'escorte de quelques-uns de leurs peones commandés par Leo Carral.

—Oh! C'est un serviteur dévoué.

—Oui, mais je doute que s'il avait été seul, il fût parvenu à sauver ses maîtres, heureusement don Andrés avait à l'hacienda deux gentilshommes français, le comte de la Saulay...

—Celui qui doit épouser Dolores? dit vivement doña Carmen.

—En effet, et le baron Charles de Meriadec, attaché à l'ambassade française; il paraît que ces deux braves jeunes gens ont fait des prodiges de valeur; que c'est grâce à leur bravoure que nos amis ont échappé au sort horrible qui les menaçait.

—Dieu les bénisse! s'écria doña Maria, je ne les connais pas, mais déjà je m'intéresse à eux comme à de vieux amis.

—Vous ne tarderez pas à connaître au moins l'un d'eux.

—Ah! fit curieusement la jeune fille.

—Oui, j'attends ici d'un moment à l'autre le baron de Meriadec.

—Nous le recevrons du mieux qu'il nous sera possible.

—Je vous en prie.

—Mais Dolores ne peut demeurer à Puebla.

—C'est mon avis; je compte me rendre auprès d'elle.

—Pourquoi ne viendrait-elle pas près de nous? fit doña Carmen; elle serait en sûreté ici; les soins ne manqueraient pas à son père.

—Ce que vous dites, Carmen, est fort judicieux; peut-être vaudrait-il mieux qu'elle demeurât quelque temps avec vous, j'y songerai; avant tout, il faut que je voie don Andrés, que je m'assure de l'état dans lequel il se trouve, et s'il peut être transporté.

—Mon frère, dit doña Maria, je remarque que vous nous avez parlé de Dolores et de son père, mais que vous ne nous avez pas dit un mot de don Melchior.

Le visage de don Jaime se rembrunit subitement à cette parole, ses traits se contractèrent.

—Lui serait-il arrivé malheur? s'écria doña Maria.

—Plût au ciel qu'il en fût ainsi! répondit-il avec une tristesse mêlée de colère, ne parlez jamais de cet homme, c'est un monstre.

—Mon Dieu! Vous m'effrayez, don Jaime.

—Je vous ai dit, n'est-ce pas, que l'hacienda del Arenal avait été surprise parles guérilleros.

—Oui, fit-elle, palpitante d'effroi.

—Savez-vous qui commandait les Juaristes et leur servait de guide? Don Melchior de la Cruz.

—Oh! s'écrièrent les deux femmes avec horreur.

—Plus tard, lorsqu'à la suite d'un traité don Andrés et sa fille parvinrent à obtenir l'autorisation de se retirer sains et sauf à Puebla, un homme leur tendit un guet-apens à quelque distance de la ville et les attaqua traîtreusement; cet homme, c'était encore don Melchior.

—Oh! C'est horrible! firent-elles en se cachant le visage dans les mains et en éclatant en sanglots.

—N'est-ce pas? reprit-il, d'autant plus horrible que don Melchior avait froidement calculé la mort de son père, qu'il voulait par un parricide s'emparer de la fortune de sa sœur, fortune à laquelle il n'a aucun droit, et que le mariage prochain de doña Dolores lui enlève tout entière, ou du moins il le croyait ainsi.

—Cet homme est un monstre, dit doña Maria.

Les deux dames avaient été altérées par cette révélation. Leur intimité était grande avec la famille de la Cruz, les deux jeunes filles avaient été presque élevées ensembles; elles s'aimaient comme deux sœurs, bien que doña Carmen fût un peu plus âgée que doña Dolores; aussi la nouvelle du malheur qui était si à l'improviste venu fondre sur don Andrés, les remplissait-elles de douleur; doña Maria insista chaleureusement près de don Jaime pour que don Andrés et sa fille fussent amenés à México et logés dans sa maison, où doña Dolores trouverait ces soins et ces consolations dont après un tel désastre elle devait avoir si grand besoin.

—Je verrai, je tâcherai de vous satisfaire, répondit don Jaime, cependant je n'ose rien vous promettre encore; je compte partir aujourd'hui même pour Puebla, et si je n'attendais pas la visite du baron de Meriadec, je partirais tout de suite.

—Cette fois sera la première, dit doucement doña Maria, que je vous verrai nous quitter presque sans regret.

Don Jaime sourit.

En ce moment on entendit ouvrir la porte de la rue et résonner les pas d'un cheval dans le zaguán.

—Voici le baron, dit l'aventurier, et il alla au-devant de son visiteur.

C'était effectivement Dominique qui arrivait.

Don Jaime lui tendit la main, et lui lançant un regard significatif:

—Soyez le bienvenu, mon cher baron, lui dit-il en français, langue que les deux dames parlaient fort bien, je vous attendais avec impatience.

Le jeune homme comprit que jusqu'à nouvel ordre il devait garder son incognito.

—Je suis véritablement désolé de vous avoir fait attendre, mon cher don Jaime, répondit-il, mais j'arrive de Puebla à franc-étrier et je ne vous apprendrai rien de nouveau en vous disant que la route est longue.

—Je la connais, reprit en souriant don Jaime, mais venez donc que je vous présente à deux dames qui désirent vous connaître, ne demeurons pas davantage ici.

—Mesdames, dit entrant don Jaime, permettez-moi de vous présenter le baron Charles de Meriadec attaché à l'ambassade française, un de mes meilleurs amis dont j'ai eu occasion de vous entretenir. Mon cher baron, j'ai l'honneur de vous présenter doña Maria ma sœur et doña Carmen ma nièce.

Bien que, avec intention sans doute, l'aventurier eût supprimé la moitié du nom des dames, le jeune homme ne parut pas s'en apercevoir et les salua respectueusement.

—Maintenant, reprit gaîment don Jaime, vous voici de la famille, vous connaissez notre hospitalité espagnole, si vous avez besoin de quelque chose parlez, nous sommes tous à vos ordres.

On s'assit et tout en se rafraîchissant on causa.

—Vous pouvez parler en toute franchise, baron, dit don Jaime, ces dames sont au courant de l'affreux événement de l'Arenal.

—Plus affreux que vous ne le supposez sans doute, fit le jeune homme, et puisque vous vous intéressez à cette malheureuse famille, je crains d'ajouter encore à votre douleur et d'être un messager de mauvaises nouvelles.

—Nous sommes intimement liés avec don Andrés de la Cruz et sa charmante fille, répondit doña Maria.

—Alors, madame, pardonnez-moi de n'avoir que des choses tristes à vous apprendre.

Le jeune homme hésita.

—Oh! Parlez, parlez.

—Je n'ai que quelques mots à dire: les Juaristes se sont emparés de Puebla, la ville s'est rendue à la première sommation.

—Les lâches! fit l'aventurier en frappant la table du poing.

—Vous l'ignoriez?

—Oui, je la croyais encore au pouvoir de Miramón.

—Le premier soin des Juaristes a été, selon leur coutume invariable, de rançonner et d'emprisonner les étrangers et surtout les Espagnols résidants dans la ville; quelques-uns mêmes ont été fusillés sans autre forme de procès; les prisons regorgent, on a été obligé de se servir de plusieurs couvents pour renfermer les prisonniers; la terreur règne à Puebla.

—Continuez, mon ami... et don Andrés?

—Don Andrés, vous le savez sans doute, est gravement blessé.

—Oui, je le sais.

—Son état laisse peu d'espoir; le gouverneur de la ville, malgré les représentations de personnes notables et les prières de tous les honnêtes gens, a fait enlever don Andrés comme atteint et convaincu de haute trahison; ce sont les termes mêmes du mandat d'amener; malgré les larmes de sa fille et de tous ses amis il l'a fait transférer dans les cachots de l'ancienne inquisition; la maison habitée par don Andrés a été pillée et démolie.

—Mais c'est affreux, c'est de la barbarie.

—Oh! Ceci n'est rien encore.

—Comment, rien?

—Don Andrés a été mis en jugement et comme il protestait de son innocence, malgré tous les efforts des juges pour l'obliger à s'accuser soi-même, il a été appliqué à la torture.

—A la torture! s'écrièrent les auditeurs, avec un geste d'horreur.

—Oui, ce vieillard blessé, mourant, a été suspendu par les pouces et a reçu l'estrapade, et cela à deux reprises différentes; malgré ce martyre, ses bourreaux n'ont pu réussir à le contraindre à avouer les crimes qu'ils lui imputent et dont il est innocent.

—Oh! Ceci passe toute croyance, s'écria don Jaime, et sans doute le malheureux est mort?

—Pas encore, ou du moins il ne l'était pas à mon départ de Puebla, il n'est même pas condamné, rien ne presse les bourreaux, le temps leur appartient, ils jouent avec leur victime.

—Et Dolores, s'écria doña Carmen, pauvre Dolores! Comme elle doit souffrir!

—Doña Dolores a disparu, elle a été enlevée.

—Disparue! s'écria don Jaime d'une voix éclatante, et vous vivez pour me l'apprendre!

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour être tué, répondit-il simplement, je n'ai pas réussi.

—Ah! Je la retrouverai, moi! reprit l'aventurier; et le comte que fait-il?

—Le comte est au désespoir, il cherche aidé par Leo Carral; moi, je suis venu vers vous.

—Vous avez bien fait; je ne vous manquerai pas. Le comte et Leo Carral sont donc demeurés à Puebla?

—Leo Carral seul, le comte a été contraint de fuir pour échapper aux poursuites des Juaristes, il s'est réfugié avec ses domestiques au rancho; chaque jour son plus jeune valet Ibarru, je crois qu'il le nomme ainsi, va à la ville s'entendre avec le mayordomo.

—Est-ce de votre propre mouvement que vous êtes venu vers moi?

—Oui, mais j'ai pris d'abord conseil du comte, je n'ai pas voulu agir sans avoir son avis.

—Vous avez eu raison; ma sœur préparez un appartement convenable pour doña Dolores.

—Vous la ramènerez donc? s'écrièrent les deux dames.

—Oui, ou je périrai.

—Partons-nous? demanda le jeune homme avec impatience.

—Dans un instant, j'attends Loïck et López.

—Loïck est ici?

—C'est lui qui m'a apporté la nouvelle de la surprise de l'hacienda.

—C'est moi qui vous l'avais envoyé.

—Je le sais. Votre cheval est fatigué, vous le laisserez ici, on en aura soin, je vous en donnerai un autre.

—Soit.

—Vous avez sans doute entendu prononcer les noms des principaux persécuteurs de don Andrés?

—Ils sont trois; le premier est le premier secrétaire, l'âme damnée du nouveau gouverneur, son nom est don Antonio de Cacerbar.

—Vous avez eu la main heureuse, dit l'aventurier avec ironie: cet homme est le même auquel vous avez si philantropiquement sauvé la vie.

Le jeune homme eut un rugissement de tigre.

—Je le tuerai, dit-il sourdement.

Don Jaime lui jeta un regard étonné.

—Vous le haïssez donc bien? lui demanda-t-il.

—Sa mort même, ne me satisfera pas; la conduite de cet homme est étrange, il est arrivé à l'improviste dans la ville, deux jours après l'armée; il n'a fait qu'apparaître, puis il est dit-on reparti, laissant derrière lui une longue traînée de sang.

—Nous le retrouverons; nous; quel est le second?

—Ne l'avez vous pas deviné déjà?

—Don Melchior, n'est-ce pas?

—Oui.

—Bien, je sais alors où chercher doña Dolores; c'est lui qui l'a enlevée.

—C'est probable.

—Et le troisième.

—Le troisième est un jeune homme d'une belle et gracieuse figure, d'une voix douce, de manières distinguées, plus terrible à lui seul à ce qu'on dit que les deux autres ensemble, bien que n'ayant pas de titre officiel; il paraît disposer d'un grand pouvoir, il passe pour un agent secret de Juárez.

—Son nom?

—Don Diego Izaguirre.

Le visage de l'aventurier s'éclaircit.

—Bon, fit-il avec un sourire, l'affaire n'est pas aussi désespérée que je le craignais, nous réussirons.

—Le croyez-vous?

—J'en suis sûr.

—Le ciel vous entende! s'écrièrent les deux dames en joignant les mains.

Cependant doña Maria, depuis l'arrivée du soi-disant baron, était en proie à une préoccupation extraordinaire; tandis que le jeune homme causait avec don Jaime, elle le regardait avec une fixité étrange; elle se sentait les yeux pleins de larmes, la poitrine oppressée; elle ne comprenait rien à l'émotion que lui causait la vue et le son de la voix de cet élégant jeune homme qu'elle voyait cependant pour la première fois; vainement elle cherchait dans ses souvenirs, où déjà elle avait entendu cette voix dont l'accent avait pour elle quelque chose de doucement sympathique qui lui allait au cœur; elle étudiait le beau et loyal visage du vaquero comme si elle eût voulu retrouver dans ses traits une ressemblance fugitive, avec une personne que jadis elle avait connue; mais tout était chaos dans sa mémoire; une barrière infranchissable semblait s'élever entre le présent et le passé, comme pour lui prouver quelle se laissait dominer par une espérance folle, et que l'homme qui se trouvait devant elle, lui était bien réellement étranger.

Don Jaime suivait attentivement sur le visage de doña Maria les divers sentiments qui venaient tour à tour s'y refléter, mais quelle que fût son opinion à ce sujet, il demeurait froid, impassible et indifférent en apparence, aux péripéties de ce drame intime qui cependant devait l'intéresser au plus haut point.

Loïck arriva, suivi de López; un cheval frais fut sellé pour Dominique.

—Partons, dit l'aventurier en se levant; le temps presse.

Le jeune homme prit congé des dames.

—Vous reviendrez, n'est ce pas, monsieur? lui demanda gracieusement doña Maria.

—Vous êtes mille fois trop bonne, madame, répondit-il; ce sera pour moi un bonheur de profiter de votre charmante invitation.

Ils sortirent. Doña Maria arrêta son frère par le bras.

—Un mot, don Jaime, lui dit-elle d'une voix tremblante.

—Parlez, ma sœur.

—Vous connaissez ce jeune homme?

—Parfaitement.

—Est-ce bien réellement un gentilhomme français?

—Il passe pour tel, répondit-il, en la regardant fixement.

—J'étais folle, murmura-t-elle en lâchant le bras qu'elle avait retenu jusque-là et en poussant un soupir.

Don Jaime sourit sans répondre.

Bientôt on entendit résonner au dehors les fers des quatre chevaux lancés à fond de train.


XX

LA SURPRISE

Ils galopèrent ainsi jusqu'au soir, sans échanger une parole.

Au coucher du soleil, ils atteignirent un rancho ruiné placé comme une vedette, sur le bord de la route; l'aventurier fit un geste, les cavaliers retinrent la bride.

Un homme sortit du rancho, les regarda sans prononcer une parole, puis il rentra.

Quelques minutes s'écoulèrent; l'homme reparut de nouveau, cette fois il venait de derrière le rancho et conduisait deux chevaux par la bride.

Ces chevaux étaient sellés.

L'aventurier et Dominique sautèrent à terre, enlevèrent les alforjas et les pistolets, les replacèrent sur les chevaux frais et se mirent en selle.

L'homme revint une seconde fois, il amenait deux autres chevaux, Loïck et López descendirent à leur tour. L'homme, toujours muet, rassembla les brides des quatre chevaux et s'éloigna les conduisant derrière lui.

—En route! cria don Jaime.

Ils repartirent.

La course recommença silencieuse et rapide; la nuit était sombre, les cavaliers glissaient dans l'ombre comme des fantômes.

Toute la nuit, ils galopèrent ainsi; vers cinq heures du matin, ils changèrent encore de chevaux dans un rancho à demi ruiné; ces hommes semblaient de fer: depuis quinze heures ils étaient en selle, la fatigue n'avait pas de prise sur eux.

Pas un mot n'avait été échangé entre eux pendant cette longue traite.

Vers dix heures du matin, ils virent briller aux rayons éclatants du soleil les dômes de Puebla; ils avaient franchi cent-vingt-six kilomètres qui séparent cette ville de México en moins de vingt heures, par des chemins presqu'impraticables.

A une-demi lieue environ de la ville, au lieu de continuer à s'avancer en ligne droite, sur un signe de l'aventurier, ils firent un crochet et s'enfoncèrent dans un sentier à peine frayé, tracé à travers un bois taillis.

Pendant une heure, ils galopèrent à la suite de don Jaime qui avait pris la tête de la cavalcade. Ils atteignirent ainsi un brûlis qui formait une clairière assez étendue. Au centre de cette clairière s'élevait une enramada.

—Nous sommes arrivés, dit l'aventurier en arrêtant son cheval et mettant pied à terre; c'est ici provisoirement que nous établirons notre quartier général.

Ses compagnons sautèrent sur le sol et se mirent en devoir de desseller les chevaux.

—Attendez, reprit-il. Loïck, tu vas aller à ton rancho où se trouve en ce moment le comte de la Saulay et ses domestiques, tu les ramèneras ici; toi López, tu iras aux provisions.

—Nous attendrons donc tous les deux sous cette enramada? demanda Dominique.

—Non, car je vais me rendre à Puebla.

—Ne craignez-vous pas d'être reconnu?

L'aventurier sourit.

Don Jaime et le vaquero demeurèrent seuls. Ils entraînèrent leurs chevaux et leur retirèrent la bride pour qu'ils pussent brouter l'herbe tendre de la clairière.

—Suivez-moi, dit don Jaime.

Dominique obéit.

Ils entrèrent sous l'enramada.

On nomme enramada au Mexique une espèce de chaumière informe construite tant bien que mal avec des branches d'arbres entrelacées et recouverte avec d'autres branches et des feuilles; ces masures, d'une fort piètre apparence, offrent cependant un abri très suffisant contre la pluie et le soleil.

Cette enramada, mieux construite que les autres, était divisée en deux compartiments, par une claie de branches entrelacées qui montait jusqu'au toit et séparait la hutte en deux parties égales dans sa largeur. Don Jaime ne s'arrêta pas au premier compartiment et passa immédiatement dans le second, toujours suivi par Dominique qui depuis quelques instants semblait être plongé dans des sérieuses réflexions.

L'aventurier dérangea un amas d'herbes et de feuilles sèches et prenant sa machette il se mit en devoir de creuser la terre.

Dominique le regardait avec étonnement.

—Que faites-vous donc? lui demanda-t-il.

—Vous le voyez, je dégage l'entrée d'un souterrain; aidez-moi, répondit-il.

Tous deux se mirent à l'œuvre. Bientôt apparut une large pierre plate au centre de laquelle un anneau était scellé.

Lorsque la pierre eut été enlevée, apparurent des marches grossièrement taillées dans le roc.

—Descendons, dit l'aventurier.

Au moyen d'une allumette chimique l'aventurier avait allumé une lampe.

Dominique jeta un regard curieux autour de lui: l'endroit où il se trouvait, situé à sept ou huit mètres au-dessous du sol, formait une espèce de salle octogone d'assez grande dimension; quatre galeries qui semblaient se prolonger sous terre y venaient aboutir de plusieurs points différents.

Cette salle était amplement fournie d'armes de toutes sortes; on y voyait des harnais, des hardes, un lit fait avec des feuilles et des fourrures, jusqu'à des livres rangés sur une tablette suspendue aux parois.

—Vous voyez un de mes repaires, dit en souriant l'aventurier, j'en possède plusieurs comme celui-ci éparpillés sur tout le territoire mexicain. Ce souterrain date du temps des Aztèques, son existence n'a été révélée il y a plusieurs années déjà par un vieil Indien; vous savez que la province où nous sommes était anciennement le territoire sacré de la religion mexicaine, les temples y pullulaient; les souterrains en grand nombre servaient aux prêtres pour se rendre d'un lieu à un autre sans être découverte et donner ainsi plus de force aux miracles d'ubiquité qu'ils prétendaient accomplir; plus tard, ils servirent de refuge aux Indiens persécutés par les conquérants espagnols; celui où nous sommes qui aboutit d'un côté à la pyramide de Gholula et de l'autre au centre même de Puebla sans compter d'autres issues a été à plusieurs reprises fort utile aux insurgés mexicains pendant la guerre de l'indépendance; aujourd'hui, son existence est ignorée, ce secret n'est connu que de moi et de vous maintenant.

Le vaquero avait écouté avec le plus vif intérêt cette relation.

—Pardon, répondit-il, mais il est une chose que je ne comprends pas bien.

—Laquelle?

—Vous m'avez dit tout à l'heure que si quelqu'un survenait par hasard nous serions avertis aussitôt.

—Oui, je vous ai dit cela, en effet.

—Je ne comprends pas du tout comment cela peut se faire.

—Bien simplement: vous voyez cette galerie, n'est-ce pas?

—Oui.

—Elle aboutit par une espèce de regard d'un mètre carré environ, recouvert de broussailles et impossible à reconnaître, juste à l'entrée du sentier par lequel il est seul possible de pénétrer dans le bois; or, par un effet singulier d'acoustique dont je ne me charge nullement de vous donner l'explication, tous les bruits de quelque nature qu'ils soient, même les plus légers, qui se produisent proche de ce regard sont instantanément répercutés ici, avec une netteté telle qu'il est de la plus grande facilité de reconnaître leur nature.

—Oh! Alors je ne suis plus inquiet.

—D'ailleurs, lorsque les personnes que nous attendons seront arrivées, nous boucherons ce trou qui nous sera inutile et nous entrerons et sortirons par cette galerie qui, s'ouvre là derrière vous.

Tout en donnant ces explications à son ami, l'aventurier avait quitté une partie de ses vêtements.

—Que faites-vous donc? reprit Dominique.

—Je me déguise pour aller prendre langue, et savoir à quel point en sont nos affaires à Puebla, les habitants de cette ville sont fort religieux; les couvents y fourmillent, je vais prendre un costume de camaldule à la faveur duquel je pourrai vaquer à mes occupations sans craindre d'attirer l'attention sur moi.

Le vaquero s'était assis sur les fourrures, et le dos appuyé au mur il réfléchissait.

—Qu'avez-vous donc? Dominique, vous sembler préoccupé, triste, lui demanda don Jaime au bout d'un instant.

Le jeune homme tressaillit comme si un serpent l'avait subitement piqué.

—Je suis triste en effet, maître, murmura-t-il.

—Ne vous ai-je pas dit que nous retrouverons doña Dolores, reprit-il.

Dominique frissonna, son visage devint livide.

—Maître, dit-il en se levant et en courbant la tête, méprisez-moi, je suis un lâche!

—Un lâche, vous Domingo, vrai Dieu! Vous en avez menti!

—Non, maître, je dis vrai, j'ai méconnu mon devoir, trahi mon ami, oublié vos recommandations; il soupira profondément: J'aime la fiancée de mon ami, ajouta-t-il faiblement.

L'aventurier fixa sur lui son regard clair avec une expression indéfinissable.

—Je le savais, dit-il.

Domingo tressaillit et se redressant brusquement:

—Vous le saviez! s'écria-t-il atterré.

—Je le savais, reprit don Jaime.

—Et vous ne me méprisez pas?

—Pourquoi? Est-on maître de son cœur?

—Mais c'est la fiancée du comte, mon ami!

L'aventurier ne répondit pas à cette exclamation.

—Et elle vous aime, reprit-il.

—Oh! s'écria-t-il, comment le saurai-je? C'est à peine si j'ai osé me l'avouer à moi-même.

Il y eut un long silence. Tout en revêtant son costume de moine, l'aventurier examinait à la dérobée le jeune homme.

—Le comte n'aime pas doña Dolores, dit-il enfin.

—Comment? Cela est-il possible s'écria-t-il avec feu.

Don Jaime se mit à rire.

—Voilà bien les amoureux! reprit-il, ils ne comprennent pas que les autres n'aient pas les mêmes yeux qu'eux.

—Mais il doit l'épouser.

—Il doit, dit-il en appuyant avec intention sur le mot.

—N'est-il pas venu au Mexique, expressément dans ce but?

—C'est vrai.

—Vous voyez bien qu'il l'épousera, alors.

L'aventurier haussa les épaules.

—Votre conclusion est absurde, dit-il; l'homme sait-il jamais ce qu'il fera? Demain lui appartient-il?

—Mais depuis les malheurs qui ont accablé la famille de doña Dolores et doña Dolores elle-même, le comte tente l'impossible pour sauver la jeune fille.

—Cela prouve que le comte est un parfait gentilhomme et un homme d'honneur, voilà tout; d'ailleurs il est son parent et il fait son devoir en tentant de la sauver, même au risque de sa vie et de sa fortune.

Dominique haussa les épaules à plusieurs reprises.

—Il l'aime, dit-il.

—Alors je retourne la phrase, doña Dolores ne l'aime pas.

—Vous croyez.

—J'en suis sûr.

—Oh! Si je pouvais me le persuader, j'espérerais.

—Vous êtes un enfant; maintenant je pars, attendez-moi ici; surtout jurez moi de ne pas vous éloigner avant mon retour.

—Je vous le jure.

—Bien, je vais travailler pour vous, espérez; à bientôt.

Et lui faisant un dernier signe de la main, l'aventurier s'éloigna par une galerie latérale.

Le jeune homme demeura immobile et songeur tant que le bruit des pas de son ami qui s'éloignait, parvint à son oreille, puis il se laissa retomber sur le lit de fourrures, en murmurant à voix basse:

—Il m'a dit d'espérer.

Nous laisserons Dominique plongé dans des réflexions qui, d'après l'expression de son visage, devaient être agréables, et nous suivrons don Jaime dans son aventureuse expédition.

Le souterrain était situé à environ une demi-lieue de la ville, c'était donc un peu plus d'une demi-lieue que don Jaime avait à faire sous terre avant de se trouver dans Puebla.

Mais ce trajet assez long ne paraissait nullement l'inquiéter, il marchait bon pas à travers la galerie où par des interstices invisibles pénétrait une clarté suffisante pour qu'il pût se guider facilement au milieu des détours sans nombre qu'il était contraint de faire.

Il marcha ainsi pendant près de trois quarts d'heure, enfin il arriva au pied d'un escalier composé d'une quinzaine de marches.

L'aventurier s'arrêta un instant pour reprendre haleine puis il monta.

Lorsqu'il atteignit le sommet de l'escalier, il chercha un ressort qu'il trouva bientôt, appuya le doigt dessus, aussitôt une pierre énorme se détacha du mur, roula sans bruit sur des gonds invisibles et ouvrit un large passage, don Jaime sortit et repoussa la pierre qui reprit immédiatement sa première position, d'une façon tellement parfaite qu'il était impossible, même en y mettant la plus sérieuse attention, d'apercevoir dans le mur la moindre fissure, la plus légère solution de continuité.

Don Jaime jeta un regard interrogateur autour de lui; il était seul.

L'endroit où il se trouvait était une chapelle de la cathédrale même de Puebla; la porte secrète qui avait livré passage à l'aventurier s'ouvrait dans un angle de cette chapelle, masquée par un confessionnal.

Les précautions étaient bien prises, il n'y avait pas de risque d'être découvert.

Don Jaime sortit de l'Église et se trouva sur la Plaza Mayor.

Il était environ midi, heure de la siesta, la place était à peu près déserte.

L'aventurier rabattit son capuchon sur ses yeux, cacha ses mains dans ses manches, et la tête inclinée sur la poitrine, d'un pas tranquille et recueilli, il traversa la place en diagonale et s'engagea dans une des rues aboutissantes.

Olivier arriva ainsi à la porte d'une coquette maison bâtie entre cour et jardin, et qui semblait surgir du milieu d'un bouquet d'orangers et de grenadiers en fleurs.

Cette porte n'était fermée qu'au pêne, l'aventurier la poussa, entra et la referma derrière lui.

Il se trouva alors dans une allée sablée qui formait berceau et aboutissait à la porte même de la maison exhaussée de quelques marches et surmontée d'une large véranda à la mode mexicaine.

Olivier jeta un regard soupçonneux autour de lui, le jardin était désert.

Il avança, mais au lieu de se diriger vers la maison. Il s'enfonça dans une allée latérale et après quelques détours il se trouva devant une porte de dégagement semblant appartenir aux communs.

Arrivé là, Olivier prit un sifflet d'argent suspendu à son cou par une mince chaîne d'or, le porta à sa bouche et en tira un son doux et modulé d'une certaine façon.

Presqu'aussitôt un sifflet semblable se fit entendre dans l'intérieur des bâtiments, la porte s'ouvrit et un homme parut.

L'aventurier fit un signe maçonnique à cet homme qui lui répondit de la même manière et il entra à sa suite dans la maison.

Sans parler, cet homme le guida à travers plusieurs appartements et arrivé à une porte l'ouvrit, s'effaça pour laisser passer l'aventurier devant lui, puis, lorsque celui-ci fût entré, il la referma en demeurant au dehors.

La pièce dans laquelle l'aventurier avait été ainsi introduit, était élégamment meublée, de larges stores étendus devant les fenêtres interceptaient les rayons du soleil, le sol était antérieurement recouvert d'un de ces moelleux petates que seuls les Indiens savent confectionner; un hamac en fils d'aloès suspendu par des anneaux d'argent à des crampons de même métal coupait la pièce en deux.

Un homme étendu dans ce hamac dormait profondément.

Cet homme était don Melchior de la Cruz; un couteau à manche de vermeil curieusement fouillé, à lame large, longue et affilée comme une langue de vipère, était placé sur une table basse en bois de santal à portée de sa main auprès de deux magnifiques pistolets revolvers à six coups de fabrique française et portant le nom de Devisme gravé sur les canons.

Même au milieu de Puebla, dans sa propre maison, don Melchior jugeait convenable de se tenir en garde contre une surprise ou une trahison.

Du reste, ses craintes n'avaient rien d'exagéré, car l'homme qui se trouvait en ce moment devant lui pouvait à bon droit être réputé comme un de ses ennemis les plus redoutables.

L'aventurier le considéra pendant quelques secondes, enfin il s'avança doucement vers le hamac sans que ses pas produisissent le moindre bruit, tant il semblait, glisser sur le petate.

Il prit les revolvers, les fit disparaître sous sa robe, s'empara du couteau, puis il toucha légèrement le dormeur.

Si léger qu'eût été cet attouchement, il suffit cependant pour éveiller don Melchior.

Il ouvrit aussitôt les yeux et étendit le bras vers la table par un mouvement machinal.

—C'est inutile, lui dit froidement Olivier, les armes n'y sont plus.

Au son de cette voix bien connue, don Melchior se redressa comme poussé par un ressort, et fixant un œil hagard sur l'homme immobile devant lui:

—Qui êtes-vous? lui demanda-t-il d'une voix étranglée par l'épouvante.

—Ne m'avez-vous donc pas reconnu déjà? répondit railleusement l'aventurier.

—Qui êtes-vous? reprit-il.

—Ah! Vous voulez une certitude, soit regardez! Et il rejeta son capuchon sur ses épaules.

—Don Adolfo! murmura le jeune homme d'une voix sourde.

—Pourquoi cet étonnement? répondit l'aventurier toujours railleur; ne m'attendiez-vous pas? Vous deviez cependant supposer que je viendrais vous trouver.

Don Melchior demeura un instant comme perdu dans ses pensées.

—Soit, dit-il enfin; après tout, mieux vaut en finir une fois pour toutes; et il retourna s'asseoir tranquille et insouciant en apparence sur le bord du hamac.

Olivier sourit.

—A la bonne heure, dit-il, je préfère vous voir ainsi; causons, nous avons le temps.

—Vous ne venez donc pas dans le but de m'assassiner? dit-il avec ironie.

—Oh! Quelle mauvaise pensée avez-vous là, cher seigneur! Moi porter la main sur vous! Oh, non! Dieu m'en préserve, ceci est l'affaire du bourreau, je me garderai bien d'aller sur les brisées de cet estimable fonctionnaire.

—Le fait, s'écria-t-il impétueusement, c'est que vous vous êtes introduit chez moi comme un malfaiteur, sous un déguisement, pour m'assassiner sans doute.

—Vous vous répétez, ceci est maladroit; si je suis venu déguisé chez vous, c'est que les circonstances exigeaient que je prisse cette précaution, voilà tout; d'ailleurs je n'ai fait que suivre votre exemple; et changeant subitement de ton, à propos, ajouta-t-il, êtes-vous satisfait de Juárez? Vous a-t-il bien payé votre trahison? J'ai entendu dire que c'était un Indien assez avare et assez mesquin; il se sera contenté de vous faire des promesses, n'est-ce pas?

Don Melchior sourit avec dédain.

—Est-ce pour me débiter ces pauvretés que vous vous êtes introduit si secrètement près de moi? répondit-il.

L'aventurier se leva, saisit un revolver de chaque main, fit un pas en avant et le toisant avec un indicible mépris:

—Non, misérable, s'écria-t-il d'une voix tonnante, je suis venu pour vous brûler la cervelle si vous refusez de me révéler ce que vous avez fait de doña Dolores, votre sœur.


XXI

LES PRISONNIERS

Il y eut pendant quelques secondes un silence plein de menace.

Les deux hommes étaient debout en face l'un de l'autre, se toisant du regard.

Ce silence, ce fut don Melchior de la Cruz qui le premier le rompit.

—Ah, ah, ah! fit-il en éclatant d'un rire strident et en se laissant retomber sur le bord du hamac. Avais-je donc si grand tort de vous dire, cher seigneur, que vous vous étiez introduit chez moi pour m'assassiner.

L'aventurier se mordit les lèvres avec dépit et fit disparaître les malencontreux revolvers.

—Eh bien, non, s'écria-t-il d'une voix vibrante, non, je vous le répète, je ne vous tuerai pas, vous n'êtes pas digne de mourir de la main d'un honnête homme; mais je saurai vous contraindre à m'avouer la vérité.

Le jeune homme le regarda avec une expression singulière.

—Essayez, dit-il en haussant les épaules avec dédain.

Puis il se mit à tordre négligemment entre ses doigts une délicate cigarette de paille de maïs, l'alluma, et lançant vers le plafond une bouffée de fumée bleuâtre et odorante:

—Allez, dit-il, je vous attends.

—Bon; voici ce que je vous propose: vous êtes mon prisonnier, eh bien, je vous rendrai voire liberté, si vous remettez doña Dolores entre, je ne dirai pas mes mains, mais celles du comte de la Saulay, son cousin, qu'elle doit incessamment épouser.

—Hum! Ceci est grave, cher seigneur; remarquez que je suis le tuteur légal de ma sœur.

—Comment, son tuteur?

—Oui, puisque notre père est mort.

—Don Andrés de la Cruz est mort? s'écria l'aventurier en se levant d'un bond.

—Hélas, oui! répondit hypocritement le jeune homme en levant les yeux au ciel, nous avons eu la douleur de le perdre avant-hier au soir, hier matin il a été enterré; le pauvre vieillard n'a pu résister aux affreux malheurs qui ont accablé notre famille, la douleur l'a brisé; sa fin a été fort touchante.

Il y eut un silence; Olivier marchait de long en large dans la chambre. Tout à coup, l'aventurier s'arrêta en face du jeune homme.

—Sans ambages ni circonlocutions, lui dit-il, voulez-vous, oui ou non, rendre la liberté à votre sœur?

—Non, répondit résolument Melchior.

—Bien, reprit froidement l'aventurier; alors tant pis pour vous.

A ce moment, la porte s'ouvrit, un jeune homme de haute mine et élégamment vêtu entra dans la chambre.

A la vue de ce jeune homme, un sourire narquois éclaira le visage de don Melchior.

—Eh! dit-il à part lui, les choses pourraient tourner autrement que ce cher don Adolfo ne le suppose.

Le jeune homme salua poliment et s'approcha du maître de la maison avec lequel il échangea une poignée, de main.

—Je vous dérange, demanda-t-il, en jetant sur le moine supposé un regard indifférent.

—Au contraire, cher don Diego, vous ne pouviez arriver plus à propos mais par quel hasard vous vois-je à une heure si insolite?

—Je viens vous annoncer une bonne nouvelle. Le comte de la Saulay, votre ennemi particulier, est en notre pouvoir, mais comme il est Français et qu'il y a certaines considérations à garder, le général a décidé de l'envoyer, sous bonne escorte, à notre illustrissime président. Une autre bonne nouvelle, vous êtes chargé du commandement de cette escorte.

—¡Demonios! s'écria triomphalement Melchior, vous êtes un brave ami. Mais maintenant, à mon tour: regardez bien ce religieux, le reconnaissez-vous, non? Eh bien, cet homme n'est autre que cet aventurier nommé don Adolfo, don Olivero, don Jaime, que sais-je encore? Et que depuis si longtemps on poursuit vainement.

—Serait-il possible? s'écria don Diego.

—C'est vrai, dit alors don Adolfo.

—Avant une heure vous serez mort, fusillé comme traître et bandit, s'écria Melchior.

Don Adolfo haussa les épaules avec dédain.

—Il est évident, observa don Diego, que cet homme sera fusillé, mais c'est au président seul qu'il appartient de statuer sur son sort, il se prétend Français.

—Ah, ça! Mais tous ces démons appartiennent donc à cette nation maudite? s'écria don Melchior tout déconcerté.

—Ma foi, je ne saurais trop vous dire; pour ce qui est de cet homme, comme c'est un rude compagnon et que peut-être vous seriez assez embarrassé de lui, je l'expédierai au président avec une escorte particulière.

—Non pas, non pas, si vous voulez m'être agréable je tiens à l'emmener au contraire; soyez tranquille, je prendrai des précautions telles que tout fin qu'il soit il ne m'échappera pas, seulement il est bon de le désarmer.

L'aventurier remit silencieusement ses armes à don Diego.

En ce moment, un valet parut et annonça que l'escorte attendait dans la rue.

—C'est bien, dit Melchior, en route.

Le domestique donna une machette, une paire de pistolets et un zarapé à son maître et lui boucla les éperons.

—Maintenant nous pouvons partir, dit don Melchior.

—Allons, fit don Diego, señor don Adolfo ou quelque soit votre nom, veuillez, passer le premier.

L'aventurier obéit sans répondre.

Vingt-cinq ou trente soldats vêtus un peu de costumes de fantaisie, la plupart en lambeaux et ressemblant bien plutôt à des bandits qu'à d'honnêtes militaires, attendaient dans la rue.

Ces soldats étaient tous bien montés et bien armés.

Au milieu d'eux le comte de la Saulay et ses deux domestiques étaient étroitement surveillés; un sourire de joie éclaira le visage de don Melchior à la vue du gentilhomme; celui-ci ne daigna pas paraître s'apercevoir de sa présence.

Un cheval était préparé pour don Adolfo; sur un signe de don Diego, il se mit en selle et alla de lui-même se placer à la droite du comte avec lequel il échangea un serrement demain.

Don Melchior se mit en selle.

—Maintenant, mon ami, fit don Diego, bon voyage. Je m'en retourne au gouvernement.

—Adieu donc! fit Melchior, et l'escorte se mit en marche.

Il était environ deux heures de l'après-midi, la plus grande chaleur du jour était passée, les boutiques commençaient à se rouvrir, et les marchands placés sur le seuil de leurs portes regardaient en bâillant passer les soldats.

Don Melchior s'avançait à quelques pas en avant de sa troupe; son maintien était froid et compassé, il faisait de vains efforts pour contenir la joie qu'il éprouvait de sentir enfin entre ses mains ses implacables ennemis.

On était sorti de la ville depuis longtemps déjà; le lieutenant qui commandait l'escorte s'approcha de don Melchior.

—Nos gens sont fatigués, lui dit-il, il serait temps de songer à camper pour la nuit.

—Campons, je le veux bien, répondit celui-ci, pourvu que ce soit dans un endroit sûr.

—Je connais à quelques pas d'ici, reprit le lieutenant, un rancho abandonné, où nous serons fort bien.

—Allons y donc alors.

Le lieutenant prit la direction de la troupe et les soldats ne tardèrent pas à s'engager dans un sentier à peine tracé à travers un bois fort touffu. Au bout de trois quarts d'heure environ, ils atteignirent une vaste clairière au centre de laquelle s'élevait le rancho annoncé.

L'officier donna l'ordre à ses soldats de mettre pied à terre.

Ceux-ci obéirent avec empressement; ils paraissaient avoir hâte de se reposer de leurs fatigues.

Sautant à bas de son cheval, don Melchior entra dans le rancho afin de s'assurer de l'état dans lequel il se trouvait.

Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur qu'il fut saisi à l'improviste, roulé dans un zarapé, garrotté et bâillonné, avant même qu'il eût eu le temps d'essayer une défense inutile.

Au bout de quelques minutes, il entendit un cliquetis de sabres et un bruit cadencé de pas au dehors du rancho, les soldats ou du moins une partie d'entre eux s'éloignaient sans autrement s'occuper de lui.

Presqu'aussitôt il fut pris à la fois par les pieds et les épaules, soulevé de terre et emporté. Après quelques pas faits assez rapidement, il lui sembla que ceux qui le portaient lui faisaient descendre un escalier qui paraissait s'enfoncer en terre; puis, après environ dix minutes de marche, il fut doucement déposé sur un lit assez moelleux, composé de fourrures ainsi qu'il le supposa, et on le laissa seul.

Un silence absolu régnait autour du prisonnier; il était bien réellement seul.

Enfin un bruit léger se fit entendre; ce bruit s'accrut peu à peu et devint bientôt assez fort; il ressemblait à la marche de plusieurs personnes, dont les pas craquaient sur le sable.

Ce bruit cessa tout à coup.

Le jeune homme se sentit saisir et enlever de nouveau. On recommença à le porter pendant un laps de temps assez long; les porteurs se relayaient de distance en distance.

Enfin on s'arrêta de nouveau; à l'air plus frais et plus vif qui frappait son visage, le prisonnier conjectura qu'il avait quitté le souterrain et se trouvait en rase campagne.

On le déposa à terre.

—Laissez le prisonnier libre, dit une voix dont le timbre sec et métallique frappa le jeune homme.

Aussitôt ses liens furent détachés, son bâillon et le bandeau qui couvrait ses yeux enlevés.

Don Melchior bondit sur ses pieds et regarda autour de lui.

L'endroit où il se trouvait était le sommet d'une colline assez élevée au milieu d'une immense plaine. La nuit était sombre, dans le lointain un peu sur la droite brillaient comme autant d'étoiles les lumières des maisons de Puebla.

Le jeune homme formait le centre d'un groupe considérable d'hommes rangés en cercle autour de lui.

Ces hommes étaient masqués; chacun d'eux tenait à la main droite une torche en bois d'ocote dont la flamme agitée par le vent nuançait de teintes sanglantes les accidents du paysage, et leur imprimait une apparence fantastique.

Don Melchior sentit un frisson de terreur courir par tout son corps, il comprit qu'il était au pouvoir des membres de cette mystérieuse association maçonnique à laquelle il était lui-même affilié, et qui étendait sur tout le territoire mexicain les ténébreuses ramifications de ses ventes redoutables.

Le silence était si profond sur la colline, tous ces hommes ressemblaient si bien à des statues, dans leur froide immobilité, que le jeune homme entendait sourdement les battements précipités de son cœur dans sa poitrine.

Un homme fit un pas en avant.

—Don Melchior de la Cruz, dit-il, savez-vous où vous êtes, et en présence de qui vous vous trouvez?

—Je le sais, répondit-il les lèvres serrées.

—Vous reconnaissez-vous justiciable des hommes dont vous êtes entouré?

—Oui, parce qu'ils ont la force en main, et que toute velléité de résistance ou de protestation serait de ma part un acte de folie.

—Non, ce n'est point pour cette raison que vous êtes justiciable de ces hommes, et vous le savez bien, reprit froidement l'homme masqué, c'est parce que vous vous êtes volontairement lié à eux par un pacte, qu'en faisant ce pacte, vous avez accepté leur juridiction et leur avez donné le droit d'être vos juges si vous manquiez aux serments que vous avez prêtés, de votre plein gré, entre leurs mains.

Don Melchior haussa dédaigneusement les épaules.

—A quoi bon tenter une défense inutile, dit-il, ne suis-je pas condamné d'avance? Exécutez donc sans plus de retard la sentence que vous avez prononcée déjà tacitement.

L'homme masqué lui lança un regard flamboyant à travers les ouvertures de son masque.

—Don Melchior, reprit-il d'une voix dure et profondément accentuée, ce n'est ni comme parricide, ni comme fratricide, ni comme voleur, que vous comparaissez devant ce tribunal suprême, je vous le répète, c'est comme traître à la patrie; je vous somme de vous défendre.

—Et moi je ne le veux pas; répondit-il d'une voix haute et ferme.

—Soit, continua froidement l'homme masqué; alors plantant sa torche dans le sol, il se tourna vers les assistants.

—Frères, dit-il, quel châtiment a mérité cet homme?

—La mort, répondirent les hommes masqués, d'une voix sourde.

Don Melchior demeura impassible.

—Vous êtes condamné à mourir, reprit celui qui jusque-là avait porté la parole, la sentence sera exécutée ici même, vous avez une demi-heure pour vous préparer à comparaître devant Dieu.

—De quelle façon mourrai-je? demanda négligemment le jeune homme.

—Par la corde.

—Autant cette mort qu'une autre, fît-il avec un sourire ironique.

—Nous ne nous reconnaissons pas le droit de tuer l'âme avec le corps, reprit l'homme masqué: un prêtre entendra la confession de vos fautes.

—Merci, dit laconiquement le jeune homme.

L'homme masqué demeura un instant immobile comme s'il eût attendu que don Melchior lui adressât une autre demande, mais voyant qu'il continuait à garder le silence, il reprit sa torche, fit deux pas en arrière, l'agita à trois reprises différentes, et l'éteignit sous son pied.

Toutes les autres torches s'éteignirent au même instant; un léger froissement de feuilles sèches et de branches cassées se fit entendre, et don Melchior se trouva seul.

Cependant le jeune homme ne se trompa pas à cette apparente solitude, il comprit que, bien qu'invisibles ses ennemis continuaient à le surveiller.

L'homme, si fortement trempée que soit son âme, si grande que soit son énergie, bien que cent fois il ait bravé la mort en face, lorsqu'il a vingt ans, c'est-à-dire quand il se trouve à peine sur le seuil de l'existence, que l'avenir lui sourit à travers le prisme enivrant de la jeunesse, ne peut faire ainsi abstraction complète et réelle de lui-même et sans transition aucune passer de la vie à la mort, sans éprouver un énervement complet et subit de toutes ses facultés intellectuelles et souffrir une angoisse horrible et un tressaillement affreux de tous les muscles, surtout lorsque cette mort qui vient le prendre plein de force, de sève et de jeunesse, lui est donnée froidement, de nuit, à la dérobée pour ainsi dire et qu'elle a un cachet indicible d'infamie.

Aussi malgré tout son courage et, toute sa volonté, don Melchior souffrait une épouvantable agonie; à la racine de chacun de ses cheveux, dressés sur sa tête par la terreur, perlait une gouttelette de sueur froide, ses traits étaient affreusement contractés et une pâleur livide et terreuse couvrait son visage.

En ce moment une main se posa doucement sur son épaule, il tressaillit comme s'il eût reçu une commotion électrique et releva brusquement la tête.

Un moine se tenait devant lui, le capuchon rabaissé sur le visage.

—Ah! fit-il, en se levant, voilà le prêtre.

—Oui, dit le religieux, d'une voix basse mais parfaitement distincte, agenouillez-vous, mon fils, je viens recevoir votre confession.

Le jeune homme tressaillit au son de cette voix qu'il lui sembla reconnaître, son regard se fixa ardent et interrogateur sur le moine immobile devant lui.

Celui-ci s'agenouilla en lui faisant signe de l'imiter. Don Melchior obéit machinalement.

Ces deux hommes ainsi à genoux sur le sommet désert de cette colline, faiblement éclairés par la lueur faible et tremblante des lanternes qui rendait plus profonde l'obscurité qui les enveloppait de toutes parts, offraient un spectacle étrange et saisissant.

—On nous surveille, dit le moine; commandez l'impassibilité aux traits de votre visage, l'immobilité à vos nerfs et écoutez-moi, nous n'avons pas un instant à perdre; me reconnaissez-vous?

—Oui, murmura faiblement don Melchior, qui sentant ami à son côté se rattachait malgré lui à l'espérance, le sentiment qui le dernier survit dans le cœur de l'homme, oui, vous êtes don Antonio de Cacerbar.

—Revêtu du costume que je porte en ce moment, reprit don Antonio, j'étais sur le point d'entrer à Puebla, lorsque je fus soudain entouré par des hommes masqués qui me demandèrent si j'étais dans les ordres, sur ma réponse affirmative, réponse faite a tout hasard afin de ne pas rompre un incognito qui est ma seule sauvegarde contre mes ennemis, ces hommes, m'emmenèrent avec eux et me conduisirent ici, j'ai assisté à votre jugement en frémissant de terreur pour moi-même si j'étais reconnu par ces hommes, à qui je n'ai échappé une première fois que par miracle; mais quoi qu'il arrive je suis résolu à partager votre sort; avez-vous des armes?

—Non, mais à quoi bon des armes contre un nombre d'ennemis aussi considérable?

—A se faire tuer bravement au lieu d'être ignominieusement pendu.

—C'est vrai, s'écria le jeune homme.

—Silence malheureux fit vivement don Antonio, prenez ce revolver à six coups et ce poignard, j'en garde autant pour moi.

—Soyez tranquille, dit-il en serrant les armes contre sa poitrine, maintenant je ne les crains plus.

—Bien, voilà comment je voulais vous voir; souvenez-vous de ceci: les chevaux attendent tout sellés là, à droite au bas de la colline; si nous parvenons à les atteindre nous sommes sauvés.

—Quoi qu'il arrive, merci don Antonio, si Dieu veut que nous échappions...

—Ne me promettez rien, interrompit vivement don Antonio; il sera temps plus tard de régler nos comptes.

Le moine donna l'absolution à son pénitent.

Quelques minutes s'écoulèrent; enfin don Melchior se leva, sa contenance était fière et assurée, il était certain de ne pas mourir sans vengeance.

Les hommes masqués reparurent tout à coup et couronnèrent de nouveau le sommet de la colline.

Celui qui jusque-là avait seul parlé, s'approcha du condamné auprès duquel don Antonio était venu se placer comme pour l'exhorter à ses derniers moments.

—Êtes-vous prêt? demanda l'inconnu.

—Je le suis, répondit froidement don Melchior.

—Dressez la potence et allumez les torches, commanda l'homme masqué.

Il se fit alors un grand mouvement dans la foule, il y eut un instant de désordre; les initiés étaient si convaincus que toute fuite était impossible au condamné, d'ailleurs il était si peu probable qu'il tentât de se soustraire à son sort que pendant deux ou trois minutes ils se relâchèrent de leur surveillance.

Don Melchior et son ami profitèrent de ce moment d'oubli.

—Allons, s'écria don Antonio, en renversant l'homme placé le plus près de lui, suivez-moi.

—Allons, répéta hardiment don Melchior en armant son revolver et saisissant son poignard.

Ils se précipitèrent tête baissée au milieu des initiés frappant furieusement à droite et à gauche, et s'ouvrant passage, le poignard d'une main et le revolver de l'autre.

De même que toutes les actions désespérées, celle-ci réussit par sa folie même; il y eût une mêlée effroyable, une lutte gigantesque de quelques minutes entre les initiés surpris à l'improviste, et les deux hommes résolus à s'échapper ou à périr les armes à la main; puis, on entendit un galop furieux de chevaux, et une voix railleuse qui criait au loin:

—Au revoir!

Don Melchior et don Antonio couraient ventre à terre sur la route de Puebla.

Tout espoir de les rejoindre était perdu; du reste, ils avaient laissé un sanglant sillon derrière eux: dix cadavres étaient étendus sur la terre.

—Arrêtez! s'écria don Adolfo à ceux qui s'élançaient vers les chevaux, laissez les fuir, don Melchior est condamné, sa mort est certaine; mais, ajouta-t-il par réflexion, quel est donc ce moine maudit?

Leo Carral, le mayordomo, se pencha à son oreille.

—Ce moine, je l'ai reconnu moi, dit-il, c'est don Antonio de Cacerbar.

—Ah! fit-il avec colère, encore cet homme!

Quelques minutes plus tard, une cavalcade, composée d'une dizaine de cavaliers environ, prenait au grand trot la route de la capitale du Mexique.

Cette cavalcade était conduite par don Jaime ou Olivier, ou Adolfo, comme il plaira au lecteur de le nommer.


XXII

DON DIEGO

Don Melchior de la Cruz, résolu de s'emparer à tout prix de la fortune de son père, fortune que le mariage de sa sœur menaçait de lui faire perdre sans retour, s'était jeté à corps perdu dans la politique, espérant trouver au milieu des factions qui depuis si longtemps déchiraient son pays l'occasion de satisfaire son ambition et son insatiable avarice en pêchant à pleine main dans l'eau trouble des révolutions. Doué d'un caractère énergique, d'une grande intelligence, véritable condottière politique, passant sans hésitation comme sans remords d'un parti dans l'autre, selon les avantages qui lui étaient offerts, toujours prêt à servir celui qui le payait le plus cher, il était arrivé à se rendre maître de secrets importants qui le faisaient redouter de tous et lui avaient acquis un certain crédit auprès des chefs des partis qu'il avait servis tour à tour; espion du grand monde, il avait su entrer partout, s'affilier à toutes les confréries et les sociétés secrètes, possédant au plus haut degré le talent si envié des plus renommés diplomates, de feindre au naturel les sentiments et les opinions les plus opposés. C'est ainsi qu'il s'était fait recevoir membre de la mystérieuse société d'Union et Force, par laquelle il devait plus tard être condamné à mort, avec la résolution bien arrêtée d'avance de vendre les secrets de cette redoutable association, lorsqu'une occasion favorable se présenterait. Don Antonio de Cacerbar se fit peu de temps après recevoir membre de cette même association.

Ces deux hommes devaient se comprendre au premier mot, ce fut ce qui arriva. L'amitié la plus étroite les unit bientôt.

Lorsque dans le commencement de leur liaison par suite de révélations anonymes don Antonio de Cacerbar, convaincu de trahison, condamné par l'association mystérieuse, et obligé de défendre sa vie contre un des affiliés, tomba sous l'épée de son adversaire, et fut laissé pour mort sur la route, où le trouva Dominique ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, don Melchior, qui de loin assistait masqué à cette sanglante exécution, résolut, si cela était possible, de sauver cet homme qui lui inspirait de si vives sympathies. Après le départ de ses compagnons, aussitôt que cela lui avait été possible, il était accouru dans l'intention de porter secours au blessé, mais il ne l'avait plus trouvé; le hasard, en amenant en ce lieu Dominique lui ravit, à son grand regret, cette occasion qu'il désirait de rendre don Antonio son débiteur.

Plus tard, lorsque don Antonio, à demi guéri, s'était échappé de la grotte où on le soignait, les deux hommes s'étaient rencontrés de nouveau; plus heureux cette fois, don Melchior avait rendu à don Antonio des services importants.

Celui-ci, à son tour, s'était, en plusieurs circonstances, trouvé à même de faire profiter le jeune homme du crédit occulte dont il disposait.

Seulement, si don Antonio connaissait à fond les affaires de son associé, le but qu'il se proposait et les moyens qu'il comptait employer pour l'atteindre, il n'en était pas de même de don Melchior à l'égard de don Antonio de Cacerbar; celui-ci demeurait pour lui à l'état d'énigme indéchiffrable. Cependant le jeune homme, bien que plusieurs fois déjà il eût essayé de faire parler son ami et de l'amener à des confidences qui lui auraient donné certaines prérogatives, sans jamais y parvenir, ne renonçait pas à réussir à découvrir un jour ce que l'autre paraissait avoir tant d'intérêt à cacher.

Le dernier service que don Antonio lui avait rendu en le faisant si à l'improviste échapper à l'implacable justice des affiliés de l'Union et Force avait placé, provisoirement du moins, don Melchior sous sa dépendance.

Don Antonio sembla mettre un certain point d'honneur à ne pas rappeler à don Melchior l'immense danger dont il l'avait sauvé; il continua à le servir ainsi qu'il l'avait fait jusque-là.

Le premier soin du jeune homme, en rentrant dans Puebla, avait été de se rendre en toute hâte au couvent où, après l'avoir enlevée, il avait relégué sa sœur; mais, ainsi qu'il en avait le pressentiment secret, il trouva la jeune fille disparue et le couvent vide.

Don Antonio ne lui avait dit à ce sujet qu'une phrase de dix mots, mais cette phrase avait une éloquence terrible.

—Il n'y a que les morts qui ne s'échappent pas, avait-il dit.

Don Melchior avait courbé la tête en reconnaissant la justesse de ces paroles.

Toutes les recherches du jeune homme dans Puebla furent vaines, nul ne put ou ne voulut lui rien dire; la supérieure du couvent fut muette.

—Allons à México, c'est là que nous la trouverons, si toutefois elle n'est pas morte, lui dit don Antonio.

Ils partirent.

Quels moyens employa don Antonio pour découvrir la retraite de doña Dolores, nous ne saurions le dire, mais ce qui est certain, c'est que, deux jours après son arrivée dans la ville, il connaissait la demeure de la jeune fille.

Laissons pour quelques instants ces deux hommes que trop tôt nous retrouverons, et disons comment doña Dolores avait été délivrée.

La jeune fille avait été placée, par l'ordre de don Melchior, dans un couvent de religieuses Carmélites.

La supérieure, que don Melchior avait réussi à mettre dans ses intérêts, grâce à une somme considérable qu'il avait versée entre ses mains et à la promesse d'autres plus fortes encore, si elle exécutait avec zèle et intelligence ses recommandations, ne laissait recevoir aucune autre visite à la jeune fille que celle de son frère, il lui était défendu d'écrire des lettres, et celles qui lui arrivaient étaient impitoyablement interceptées.

Dolores passait ainsi des jours tristes et décolorés, au fond d'une étroite cellule, privée de tous rapports avec le monde, et ne conservant plus même l'espoir d'être un jour rendue à la liberté; son frère, du reste, lui avait fait connaître sa volonté à cet égard: il exigeait qu'elle prît le voile.

Ce moyen était le seul que don Melchior avait trouvé pour contraindre sa sœur à lui faire l'abandon de sa fortune, en renonçant au monde.

Cependant don Melchior, bien qu'il se fût fait nommer tuteur de sa sœur, n'aurait pu la conduire dans un couvent sans une autorisation écrite du gouverneur, autorisation facilement obtenue qui avait été présentée par le secrétaire particulier de son excellence le gouverneur, don Diego Izaguirre, à la mère supérieure, lorsque la jeune fille avait été amenée au couvent.

Le soir du jour où don Melchior avait été si adroitement enlevé par don Adolfo qu'il croyait son prisonnier, vers neuf heures du soir, trois hommes enveloppés d'épais manteaux et montés sur de beaux et vigoureux genets d'Espagne, s'arrêtèrent à la porte du couvent, à laquelle ils frappèrent.

La tourière ouvrit un judas pratiqué dans cette porte, échangea quelques mots à voix basse avec un de ces cavaliers qui avait mis pied à terre, et satisfaite sans doute des réponses qu'elle avait reçues, elle avait entrebâillé la porte, de façon à livrer passage au visiteur attardé.

Celui-ci jeta alors la bride de son cheval à un de ses compagnons; pendant que ceux-ci l'attendaient au dehors, il entra, et la porte se referma derrière lui.

Après avoir traversé plusieurs corridors, la tourière ouvrit la cellule de l'abbesse et annonça don Diego Izaguirre, secrétaire particulier de son excellence le gouverneur.

Don Diego après avoir échangé quelques compliments, retira un pli cacheté de son dolman et le présenta à la supérieure qui l'ouvrit et le lut rapidement.

—Très bien, dit-elle, señor; je suis prête à vous obéir.

—Souvenez-vous bien, madame, de la teneur de l'ordre que je vous ai communiqué et que je suis forcé de vous reprendre. Tout le monde, vous entendez, madame, fit-il en soulignant ces mots avec intention, doit ignorer comment doña Dolores a quitté le couvent; cette recommandation est de la plus haute importance.

—Je ne l'oublierai pas, señor.

—Libre à vous de dire qu'elle s'est échappée, maintenant veuillez, je vous prie, faire prévenir doña Dolores.

La supérieure laissa don Diego dans sa cellule et alla elle-même chercher doña Dolores.

Dès qu'il fut seul, le jeune homme déchira en parcelles impalpables l'ordre qu'il avait montré à la supérieure et jeta ces parcelles dans le brasero où le feu les consuma en un instant.

—Je ne me soucie pas, dit don Diego en les regardant brûler, que le gouverneur s'aperçoive un jour ou l'autre de la perfection avec laquelle j'imite sa signature, cela pourrait lui causer de la jalousie; et il sourit d'un air moqueur.

La supérieure fut à peine absente un quart d'heure.

—Voici doña Dolores de la Cruz, dit l'abbesse; j'ai l'honneur de la remettre entre vos mains.

—Fort bien, madame, j'espère vous prouver bientôt que son Excellence sait, lorsque l'occasion s'en présente, récompenser dignement les personnes qui lui obéissent sans hésitation comme sans intérêt.

La supérieure salua humblement en levant les yeux au ciel.

—Êtes-vous prête, señorita, demanda don Diego à la jeune fille.

—Oui, répondit-elle laconiquement.

—Alors veuillez me suivre, je vous prie.

—Marchons, dit-elle en s'enveloppant dans sa mante sans prendre autrement congé de l'abbesse.

Ils quittèrent alors la cellule et conduits par la supérieure ils arrivèrent à la porte du couvent; sous un léger prétexte, l'abbesse avait eu la précaution d'éloigner la tourière, elle ouvrit donc elle-même la porte, puis, lorsque don Diego et la jeune fille furent sortis, elle fit un dernier salut au secrétaire du gouverneur et referma la porte comme si elle avait hâte d'être délivrée du souci que sa présence lui causait.

—Señorita, dit respectueusement don Diego à la jeune fille, veuillez être assez bonne pour monter sur ce cheval.

—Señor, dit-elle d'une voix triste mais ferme, je ne suis qu'une pauvre orpheline sans défense; je vous obéis, car toute résistance de ma part serait une folie, mais...

—Doña Dolores, dit un des cavaliers, nous sommes envoyés par don Jaime.

—Oh! s'écria-elle avec joie, c'est la voix de don Carlos.

—Oui señorita; rassurez-vous donc, et veuillez sans plus tarder vous mettre en selle; le temps nous presse.

La jeune fille monta légèrement sur le cheval de don Diego.

—Maintenant, señores, dit le jeune homme, vous n'avez plus besoin de moi, adieu, à franc étrier et bon voyage!

Ils s'élancèrent comme un tourbillon et bientôt ils disparurent dans la nuit.

—Comme ils courent, fit en riant le jeune homme; je crois que don Melchior aurait quelque peine à les rejoindre.

Et s'enveloppant dans son manteau il regagna pédestrement le palais du gouvernement où il habitait.

Les deux hommes qui accompagnaient la jeune fille étaient Dominique et Leo Carral. Ils galopèrent toute la nuit.

Au lever du soleil, ils atteignirent un rancho abandonné où plusieurs personnes les attendaient.

Doña Dolores reconnut avec joie parmi elles don Adolfo et le comte.

Maintenant entourée de ces amis dévoués elle n'avait plus rien à craindre, elle était sauvée.

Le voyage fut un enivrement continuel, mais sa joie fut immense lorsqu'elle arriva à México et que sous l'escorte de ses braves amis elle entra dans la petite maison où tout avait été préparé à l'avance pour la recevoir; elle tomba en pleurant dans les bras de doña Maria et de Carmen.

Don Adolfo et ses amis se retirèrent discrètement, laissant les dames se faire leurs confidences.

Le comte, afin de veiller de plus près sur la jeune fille, fit louer par son valet de chambre une maison, située dans la même rue que celle qu'elle habitait et offrit à Dominique, qui accepta avec empressement, de partager sa demeure.

Il fut convenu, afin de ne pas éveiller les soupçons et de ne pas attirer l'attention sur la maison des trois dames, que les jeunes gens n'y feraient que de courtes visites à des intervalles assez éloignés. Quant à don Adolfo, à peine la jeune fille avait-elle été installée chez lui qu'il avait recommencé sa vie errante et était devenu de nouveau invisible; quelquefois, lorsque la nuit était close, on le voyait tout à coup apparaître dans la maison des jeunes gens dont Leo Carral avait pris la direction, prétendant que, puisque le comte devait épouser sa jeune maîtresse, il était son maître et se considérait comme son majordome; le comte pour ne pas chagriner le brave serviteur lui avait laissé carte blanche; dans ses rares apparitions, l'aventurier causait pendant quelque temps de choses indifférentes avec les deux amis, puis il les quittait en leurs recommandant la vigilance.

Les choses allèrent bien pendant plusieurs jours. Doña Dolores, sous l'impression bienfaisante du bonheur, avais repris toute sa gaité et son insouciance de jeune fille; elle et Carmen gazouillaient comme des colibris du matin au soir dans tous les coins de la maison; doña Maria elle-même, subissant l'influence de cette joie si franchement naïve, semblait toute rajeunie et parfois éclaircissant ses traits sévères, on la surprenait à se laisser aller à sourire.

Le comte et son ami, par leurs visites qui malgré les recommandations de don Jaime se faisaient de plus en plus fréquentes et surtout plus longues, jetaient de la variété dans la monotonie calme de l'existence des trois dames recluses volontaires, qui jamais ne mettaient le pied dans la rue et vivaient dans l'ignorance la plus complète de ce qui se passait autour d'elles.

Un soir que le comte faisait pour tuer le temps une partie d'échecs avec Dominique, et que les deux jeunes gens qui se souciaient aussi peu de leur jeu l'un que l'autre demeuraient silencieusement accoudés face-à-face sous prétexte de combiner des coups savants mais en réalité pour penser à autre chose, on frappa fortement à la porte de la rue.

—Qui diable peut venir à cette heure? s'écrièrent-ils à la fois en tressaillant.

—Il est plus de minuit, dit Dominique.

—A moins que ce soit Olivier, dit le comte, je ne vois pas trop qui ce pourrait être.

—C'est lui sans aucun doute, reprit Dominique.

En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit et don Jaime entra.

—Bonsoir, messieurs, dit-il; vous ne m'attendiez pas à cette heure, hein!

—Nous vous attendons toujours, mon ami.

—Merci! Vous permettez, ajouta-t-il et se tournant vers le valet de chambre qui l'éclairait: Dressez-moi à souper, s'il vous plaît, monsieur Raimbaut.

Celui-ci s'inclina et sortit.

Don Jaime jeta son chapeau sur un meuble et se laissa aller sur une chaise en s'éventant avec son mouchoir.

—Ouf! dit il, je meurs de faim, mes amis!


XXIII

LE SOUPER

Les jeunes gens examinaient l'aventurier avec une surprise qu'ils essayaient vainement de dissimuler et qui malgré eux se reflétait sur leur visage.

Raimbaut apporta, aidé par Lanca Ibarru, une table toute garnie qu'il plaça devant don Adolfo.

—Pardieu, messieurs, dit gaiment l'aventurier, monsieur Raimbaut a eu la charmante attention de mettre trois couverts, prévoyant sans doute que vous ne refuseriez pas de me tenir compagnie; faites donc, je vous prie, trêve pour un instant à vos pensées, et venez vous mettre à table.

—De grand cœur, répondirent-ils en prenant place à ses côtés.

Le repas commença; don Adolfo mangeait de bon appétit tout en causant avec une verve et un entrain que jamais jusqu'alors ses amis ne lui avaient vue, il ne tarissait pas, c'était un feu roulant de saillies, de mots spirituels, d'anecdotes finement racontées qui jaillissaient de ses lèvres en gerbes flamboyantes.

Les jeunes gens se regardaient, ils ne comprenaient rien à cette humeur singulière; car, malgré la gaîté de ses propos et le laisser-aller de ses manières, le front de l'aventurier demeurait soucieux et son visage gardait le masque froidement railleur qui lui était habituel.

Cependant, excités malgré eux par cette gaîté communicative au suprême degré, ils n'avaient pas tardé à oublier toutes leurs préoccupations et à se laisser gagner par cette joie si franche en apparence; bientôt ce fut une lutte de rires et de mots joyeux qui se mêlaient au choc des verres et aux cliquetis des couteaux et des fourchettes.

Les domestiques avaient été renvoyés et les trois amis laissés seuls.

—Ma foi, messieurs, dit don Adolfo en débouchant une bouteille de champagne, de tous les repas, à mon avis, le meilleur est le souper; nos pères le chérissaient et ils avaient raison; entre autres bonnes coutumes qui s'en vont, celle-ci se perd et bientôt elle sera complètement oubliée, je la regretterai sincèrement.

Il remplit les verres de ses compagnons.

—Laissez-moi, reprit-il, boire à votre santé avec ce vin, l'un des plus charmants produits de votre pays.

Et après avoir trinqué, il vida son verre d'un trait.

Les bouteilles se succédaient rapidement les unes aux autres, les verres étaient aussitôt vidés que remplis.

Les têtes ne tardèrent pas à s'échauffer. Alors on alluma les cigares et on attaqua les liqueurs, le rhum de la Jamaïque, le refino de Cataluña, l'eau de vie de France.

Puis, les coudes sur la table, enveloppés d'un épais nuage de fumée odorante, les convives causèrent avec un peu plus de suite et insensiblement, sans qu'ils s'en aperçussent eux-mêmes, leur entretien prit tout doucement un tour plus sérieux et plus confidentiel.

—Bah! fit tout à coup Dominique en se renversant avec béatitude sur le dossier de sa chaise, la vie est une bonne chose et surtout une belle chose!

A cette boutade qui tombait ex-abrupto comme un aérolithe au milieu de la conversation, l'aventurier éclata d'un rire nerveux et saccadé.

—Bravo! dit-il, voilà de la philosophie au premier chef. Cet homme qui est né, il ne sait de qui, il ne sait où, qui a poussé comme un vigoureux champignon, sans s'être jamais connu d'autre ami que moi, qui ne possède pas un réal vaillant au soleil, trouve la vie une belle chose et se félicite d'en jouir, pardieu je serais curieux de le voir développer un peu cette belle théorie.

—Rien de plus facile, répondit le jeune homme sans s'émouvoir, je suis né je ne sais où, cela est vrai, mais c'est un bonheur pour moi cela: la terre entière est ma patrie! A quelque nation qu'ils appartiennent, les hommes sont mes compatriotes; je ne connais pas mes parents. Qui sait? Peut-être est-ce un bonheur pour moi encore? Ils m'ont, par leur abandon, dispensé du respect et de la reconnaissance pour les soins qu'ils m'auraient donnés, et m'ont laissé libre d'agir à ma guise, sans avoir à redouter leur contrôle; je n'ai jamais eu qu'un ami; combien d'hommes peuvent se flatter d'en avoir autant? Le mien est bon, sincère et dévoué, toujours je l'ai senti près de moi, quand j'en ai en besoin pour se réjouir de ma joie, s'attrister de ma douleur, me soutenir et me rattacher par son amitié à la grande famille humaine dont sans lui je serais exilé; je ne possède pas un réal au soleil, ceci est encore vrai; mais que me fait la richesse? Je suis fort, brave et intelligent; l'homme ne doit-il pas travailler? J'accomplis ma tâche comme les autres, peut-être mieux, car je n'envie personne et je suis heureux de mon sort. Vous voyez bien, mon cher Adolfo, que la vie est pour moi du moins, ainsi que je le disais tout à l'heure, une belle et bonne chose; je vous défie, vous le sceptique et le désabusé, de me prouver le contraire.

—Parfaitement répondu sur ma foi, dit l'aventurier; toutes ces raisons, bien que spécieuses et faciles à réfuter, n'en paraissent pas moins fort logiques, je ne me donnerai pas la peine de les discuter; seulement je vous ferai observer, mon ami, que, lorsque vous me traitez de sceptique, vous vous trompez: désabusé, peut-être le suis-je; sceptique, je ne le serai jamais.

—Oh, oh! s'écrièrent à la fois les deux jeunes gens; ceci demande une explication, don Adolfo.

—Cette explication, je vous la donnerai si vous l'exigez absolument; mais à quoi bon? Tenez, j'ai une proposition à vous faire, proposition qui, je le crois, vous sourira.

—Voyons, parlez.

—Nous voici presqu'au matin, dans quelques heures à peine il fera jour, nul de nous n'a sommeil, restons là comme nous sommes et continuons à causer.

—Certes, je ne demande pas mieux pour ma part, dit le comte.

—Et moi de même, mais de quoi causerons-nous? fit observer Dominique.

—Tenez, si vous le voulez je vous conterai une aventure, ou une histoire: donnez-lui le nom que vous voudrez, que j'ai entendu aujourd'hui même et dont je vous garantis l'exactitude, car celui qui me l'a rapportée, homme que je connais depuis fort longtemps y a joué un rôle.

—Pourquoi ne pas nous conter votre propre histoire, don Adolfo? Elle doit être remplie de péripéties émouvantes et d'incidents fort curieux, dit le comte avec intention.

—Eh bien, voilà ce qui vous trompe, mon cher comte, répondit Olivier avec bonhomie, rien de plus terre à terre et de moins émouvant au contraire que ce qu'il vous plaît de nommer mon histoire; c'est à peu près celle de tous les contrebandiers; car vous savez, n'est-ce pas, dit-il d'un ton de confidence, que je ne suis pas autre chose? Notre existence est à tous la même: nous rusons pour passer les marchandises qu'on nous confie et la douane ruse pour nous en empêcher et les saisir, de la des conflits qui parfois mais rarement, grâce à Dieu, deviennent sanglants; voici en substance l'histoire que vous me demandiez, mon cher comte; vous voyez qu'elle n'a rien en soi d'essentiellement intéressant.

—Je n'insiste pas, cher don Adolfo, répondit le comte avec un sourire; passons outre, s'il vous plaît.

—Alors, dit Dominique à l'aventurier, vous êtes libre de commencer votre histoire lorsque cela vous plaira.

Olivier remplit un verre à champagne de refino de Cataluña, le vida d'un trait et frappant sur la table avec le manche d'un couteau.

—Attention, messieurs, dit-il; je commence: Je dois avant tout, reprit-il, réclamer votre indulgence, pour certaines lacunes et surtout pour quelques points obscurs qui se trouveront dans ce récit; je vous répète que je ne fais que redire ce qui m'a été conté à moi-même, que par conséquent il y a beaucoup de choses que j'ignore et que je ne puis être rendu responsable des réticences faites probablement avec intention par le premier narrateur qui avait sans doute des motifs connus de lui seul pour laisser dans l'ombre certains incidents de cette histoire, fort curieuse, du reste, je vous l'affirme.

—Commencez, commencez, lui dirent-ils.

—Une autre difficulté se rencontre encore dans ce récit, continua-t-il imperturbablement; c'est que j'ignore complètement dans quel pays il s'est passé; mais ceci n'est que d'une importance relative, les hommes étant à peu près les mêmes partout, c'est-à dire, agités et gouvernés par des vices et des passions identiques; tout ce dont je crois être certain, c'est que le fait appartient au vieux monde, du reste vous en jugerez. Donc, il y avait en Allemagne, supposons si vous voulez que c'est en Allemagne que se passa cette véridique histoire, il y avait, disais-je, une famille riche et puissante dont la noblesse remontait aux temps les plus reculés; vous savez sans doute que la noblesse allemande est une des plus vieilles de l'Europe et que les traditions d'honneur se sont conservées chez elle presqu'intactes jusqu'à ce jour. Or, le prince de Oppenheim-Schlewig, nous le nommerons ainsi, le chef de cette famille était prince, avait deux fils, à peu près du même âge, il n'y avait que deux ou trois ans de différence entre eux; tous deux étaient beaux et doués d'une vive intelligence; ces deux jeunes gentilshommes avaient été élevés avec le plus grand soin, sous les yeux de leur père qui surveillait attentivement leur éducation. En Allemagne, ce n'est point comme en Amérique, le pouvoir du chef de la famille est fort étendu et surtout fort respecté; il y a quelque chose de réellement patriarcal dans la façon dont la discipline intérieure de la maison est maintenue; les jeunes gens profitaient des leçons qu'ils recevaient, mais avec l'âge, leurs caractères se dessinaient peu à peu plus nettement et bientôt il fut facile de reconnaître une différence bien tranchée entre eux, bien que tous deux fussent des gentilshommes accomplis dans la vulgaire acception du mot. Cependant leurs qualités morales, s'il m'est permis de me servir de cette expression différaient complètement: le premier était doux, affable, serviable, sérieux, attaché à ses devoirs et surtout pénétré à un point extrême de l'honneur de son nom; le second montrait des goûts tout différents, bien que fort orgueilleux et fort entiché de sa noblesse; cependant il ne craignait pas de compromettre le respect qu'il devait à son nom dans les tripots du plus bas étage et dans les sociétés les moins honorables, menant enfin la vie la plus dissipée et la plus orageuse. Le prince gémissait en secret des débordements de son fils cadet; plusieurs fois il l'avait appelé en sa présence et lui avait adressé de sévères remontrances; le jeune homme avait respectueusement écouté son père, lui avait promis de s'amender et avait continué de plus belle.

La France déclara la guerre à l'Allemagne. Le prince de Oppenheim-Schlewig fut un des premiers à obéir aux ordres de l'empereur et à se ranger sous ses drapeaux; ses fils l'accompagnaient en qualité d'aides de camp, ils faisaient leurs premières armes à ses côtés; quelques jours après son arrivée au camp le prince fut chargé d'une reconnaissance par le général en chef; il y eût une chaude escarmouche avec les fourrageurs ennemis, au plus fort de la mêlée, le prince tomba de cheval, on s'empressa autour de lui, il était mort; mais particularité étrange et qui ne fut jamais expliquée, la balle qui avait causé sa mort lui était entrée entre les deux épaules, il avait été frappé par derrière.

Don Adolfo s'arrêta.

—A boire, dit-il à Dominique.

Celui-ci lui versa un verre de punch; l'aventurier l'avala presque brûlant, et après avoir passé sa main sur son front pâle et moite de sueur, il reprit avec une feinte négligence:

—Les deux fils du prince étaient assez loin de lui lorsque cette catastrophe arriva, ils accoururent en toute hâte, mais ils ne trouvèrent plus que le cadavre sanglant et défiguré de leur père. La douleur des jeunes gens fut immense; celle de l'aîné sombre et renfermée pour ainsi dire, celle du cadet, au contraire, bruyante; malgré les plus minutieuses recherches, il fut impossible de découvrir comment le prince, se trouvant à la tète de ses troupes, dont il était adoré, avait pu être frappé par derrière, ceci demeura toujours un mystère. Les jeunes gens quittèrent l'armée et rentrèrent dans leurs foyers; l'aîné avait pris le titre de prince et était devenu le chef de la famille; en Allemagne, le droit d'aînesse existe dans toute sa rigueur, le cadet dépendait donc complètement de son frère; mais celui-ci ne voulut pas laisser son cadet dans cette situation inférieure et honteuse, il lui abandonna la fortune de sa mère, fortune assez considérable, elle montait je crois à près de deux millions, le laissa complètement libre de ses actions et l'autorisa à prendre le titre de marquis.

—De duc, vous voulez dire, interrompit le comte.

—C'est juste, reprit don Adolfo, en se mordant les lèvres, puisque lui était prince, mais vous le savez, nous autres républicains, ajouta-t-il avec un sourire amer, nous sommes peu au fait de ces titres pompeux pour lesquels nous professons le plus profond mépris.

—Passons, dit nonchalamment Dominique.

Don Adolfo continua:

—Le duc réalisa sa fortune, fit ses adieux à son frère et partit pour Vienne; le prince, demeuré dans ses terres au milieu de ses vassaux, n'entendit plus qu'à de longs intervalles parler de son frère; les nouvelles qu'il en recevait alors n'étaient aucunement de nature à le réjouir. Le duc ne mettait plus de bornes à ses débordements, les choses en arrivèrent à un tel point que le prince fut enfin contraint de prendre un parti sévère et d'intimer à son cadet l'ordre de quitter immédiatement le royaume, je veux dire l'empire; celui-ci obéit sans murmurer; plusieurs années s'écoulèrent pendant lesquelles le duc parcourut toute l'Europe. N'écrivant que rarement à son aîné, mais protestant chaque fois des changements qui s'étaient opérés en lui et de la réforme radicale de sa conduite. Qu'il crût ou non à ces protestations, le prince ne jugea pas devoir se dispenser d'annoncer à son frère qu'il était sur le point de se marier avec une noble héritière, jeune, belle et riche, que le mariage devait incessamment se conclure; et peut-être dans la persuasion que, à cause de la distance, le duc ne pourrait venir, il l'invita à assister à la bénédiction nuptiale. Si telle fut sa pensée, il se trompa; le duc arriva la veille même du mariage. Son frère l'accueillit fort bien, lui assigna un appartement dans son palais; le lendemain l'union projetée s'accomplit.

La conduite du duc fut irréprochable; demeuré près de son frère, il semblait s'appliquer à lui complaire en tout et à prouver à chaque occasion que sa conversion était sincère. Bref, il joua si bien son rôle que tout le monde y fut trompé, le prince le premier qui non seulement lui rendit son amitié, mais encore ne tarda pas à lui accorder sa confiance entière.

Depuis plusieurs mois déjà le duc était revenu de ses voyages, il semblait avoir pris la vie au sérieux et n'avoir qu'un désir: celui de réparer les fautes de sa jeunesse. Accueilli dans toutes les familles, avec un peu de froideur d'abord, mais bientôt avec distinction, il était presque parvenu à faire oublier les erreurs de sa vie passée, lorsque je ne sais à propos de quelle fête ou de quel anniversaire, eurent lieu dans le pays des réjouissances extraordinaires; naturellement le prince, comme c'était son devoir, prit l'initiative des divertissements et même à l'instigation de son frère il résolut pour leur donner plus d'éclat d'y jouer lui-même un rôle important. Il s'agissait de représenter une espèce de tournois: la première noblesse des pays environnants avait avec empressement offert son concours à l'exemple du prince; enfin le jour des joutes arriva. La jeune épouse du prince assez avancée dans une grossesse laborieuse, poussée par un de ces pressentiments qui viennent du cœur et qui ne trompent jamais, essaya vainement d'empêcher son mari de descendre dans la lice, lui avouant au milieu des larmes qu'elle redoutait un malheur; le duc se joignit à sa belle-sœur pour engager son frère à s'abstenir de paraître dans le tournoi autrement que comme spectateur, mais le prince qui croyait son honneur engagé, fut inébranlable dans sa résolution, plaisanta, traita leurs craintes de chimériques, et monta à cheval pour se rendre au lieu du tournoi.

Une heure plus tard, on le rapportait mourant.

Par un hasard extraordinaire, une fatalité inouïe, le malheureux prince avait trouvé la mort, là ou il ne devait rencontrer que le plaisir.

Le duc témoigna une douleur extrême de la mort si affreuse de son frère.

Le testament du prince fut immédiatement ouvert, il nommait son frère légataire universel de tous ses biens, à moins que la princesse dont, ainsi que nous l'avons dit, la grossesse était avancée, ne donnât le jour à un fils; auquel cas, ce fils hériterait de la fortune et des titres de son père, et demeurerait jusqu'à sa majorité sous la tutelle de son oncle.

En apprenant la mort de son mari, la princesse fut saisie à l'improviste des douleurs de l'enfantement; elle accoucha d'une fille.

La seconde clause du testament se trouva ainsi annulée, le duc prit le titre de prince et s'empara de la fortune de son frère.

La princesse, malgré les offres les plus séduisantes que lui fit son beau-frère, ne voulut pas consentir à continuer à habiter, en étrangère, un palais où elle avait été dame et maîtresse, et elle se retira dans sa famille.

L'aventurier fit une pose.

—Comment trouvez-vous cette histoire? demanda-t-il à ses auditeurs avec un sourire ironique.

—J'attends répondit le comte, pour donner mon avis sur ce récit, que vous nous en donniez la contrepartie.

L'aventurier lui jeta un regard clair et perçant.

—Ainsi, dit-il, vous croyez que ce n'est pas tout.

—Toute histoire, répartit le comte, se compose de deux parties distinctes.

—C'est-à-dire?

—La partie fausse et la partie vraie.

—Expliquez-vous?

—Volontiers; la partie fausse est celle qui est publique, que tout le monde connaît et peut commenter et colporter à sa guise.

—Bien, fit-il avec un léger mouvement de tête, et la partie vraie?

—Celle-ci est la secrète, la mystérieuse, connue seulement de deux ou trois personnes au plus, la peau de l'agneau enlevée de dessus les épaules du loup.

—Ou le masque de vertu arraché de la face du scélérat; s'écria-t-il avec un éclat terrible, n'est-ce pas cela?

—Oui, c'est cela, en effet.

—Et vous attendez cette contrepartie de l'histoire?

—Je l'attends, répondit sévèrement le comte.

L'aventurier demeura deux ou trois minutes le front dans la main, puis il releva fièrement la tête, vida d'un trait le verre placé devant lui, et d'une voix nerveuse et saccadée:

—Eh bien, alors écoutez, dit-il, car, vrai Dieu, je vous jure que ce que vous allez entendre en vaut la peine, cette fois.


XXIV

LA RÉVÉLATION

Il y eut un silence assez long, pendant lequel les trois convives demeurèrent plongés dans de profondes méditations.

Enfin don Adolfo rompit le charme qui semblait les enchaîner, en reprenant tout à coup la parole.

—La princesse avait un frère, alors jeune homme de vingt-deux ans tout au plus, charmant cavalier, adroit à tous les exercices du corps, brave comme son épée, fort aimé des dames auxquelles du reste il le rendait bien, cachant, sous des dehors frivoles, un caractère sérieux, une grande intelligence et une indomptable énergie. Ce frère que nous nommerons Octave, si vous voulez, avait pour sa sœur un sincère attachement; il l'aimait de tout ce qu'elle avait souffert, et le premier il l'avait engagée à quitter le palais de son mari défunt, à rentrer dans sa famille en réclamant son douaire et rejetant les offres de service du prince, son beau-frère. Octave, sans que rien ne vînt aux yeux du monde justifier la conduite qu'il adoptait vis-à vis du prince, éprouvait pour celui-ci une vive répulsion.

Pourtant il n'avait pas rompu toutes relations avec lui; il le visitait quelquefois, mais rarement, à la vérité.

Ces entrevues, toujours froides et gênées de la part du jeune homme, étaient, au contraire, cordiales et empressées de celle du prince, qui essayait, par ses manières gracieuses, ses offres de service sans cesse renouvelées, de ramener à lui cet homme, dont il avait deviné la répulsion.

La princesse, retirée dans sa famille, élevait sa fille loin du monde, avec une tendresse et un dévouement absolu; à la mort de son mari, elle avait pris le deuil quelle n'a pas quitté depuis; mais ce deuil, elle le portait plus encore dans son cœur que sur ses habits, car la catastrophe qui l'avait privée de son époux était toujours présente à son souvenir, et, avec cette ténacité des cœurs aimants pour lesquels le temps ne marche pas, sa douleur était aussi vive qu'au premier jour; si parfois, dans la retraite où elle s'était volontairement confinée, le nom de son beau-frère venait par hasard à être prononcé, un tremblement convulsif agitait soudain tout son corps, son visage pâle devenait livide, et ses grands yeux, brûlés de fièvre et inondés de larmes, se fixaient alors sur son frère Octave avec une expression étrange de reproche et de désespoir, semblant lui dire que cette vengeance qu'il lui avait promise se faisait bien attendre.

Le prince, homme fait maintenant, avait réfléchi qu'il était le dernier de sa race et qu'il était urgent, s'il ne voulait pas que les biens et les titres de sa famille passassent à des collatéraux éloignés, d'avoir un héritier de son nom; en conséquence, il avait entamé des négociations avec plusieurs familles princières du pays, et à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire huit ans environ après la mort de son frère, il était fortement question du mariage prochain du prince avec la fille d'une des plus nobles maisons de la confédération germanique.

Toutes les convenances se trouvaient réunies dans cette alliance, destinée à accroître encore l'importance et la richesse déjà proverbiale de la maison d'Oppenheim-Schlewig: la fiancée était jeune, belle et appartenait par alliance à la maison régnante de Hapsbourg; le prince attachait donc à cette union la plus haute importance et en hâtait par tous ses efforts la prompte conclusion.

Sur ces entrefaites, le comte Octave fut obligé, pour le règlement de certaines affaires d'intérêt, de quitter sa résidence et de se rendre pour quelques jours dans une ville éloignée d'une vingtaine de lieues au plus.

Le jeune homme fit ses adieux à sa sœur, monta en chaise de poste et partit.

Le surlendemain, vers huit heures du soir, il arriva à la ville de Bruneck et descendit dans une maison à lui appartenant, qui se trouvait sur la place principale de la ville, à quelques pas à peine du palais du gouverneur.

Bruneck est une fort jolie petite ville du Tyrol bâtie sur la rive droite de la Rienz dont la population, qui se monte à quinze ou seize cents habitants au plus, a conservé et conserve encore aujourd'hui les mœurs patriarcales, simples et sévères d'il y a soixante ans.

Le comte Octave remarqua avec surprise, à son entrée dans la ville, que la plus grande agitation y régnait; malgré l'heure avancée, les rues que sa chaise traversa étaient remplies d'une foule inquiète qui allait, venait, courait dans tous les sens, avec des vociférations singulières; la plupart des maisons étaient illuminées; sur la place, de grands feux étaient allumés.

Dès que le comte fut entré chez lui, il s'informa, tout en se mettant à table pour souper, de la cause de cette effervescence extraordinaire.

Voici ce qu'il apprit:

Le Tyrol est un pays excessivement montagneux, c'est la Suisse de l'Autriche; or, la plupart de ces montagnes servent de repaires à de nombreuses bandes de malfaiteurs, dont l'unique occupation est de rançonner les voyageurs que leur mauvaise étoile conduit à leur portée, piller les villages, et parfois même, d'assez gros bourgs.

Depuis nombre d'années, un chef de bandits plus adroit et plus entreprenant que les autres, à la tête d'une troupe considérable d'hommes résolus et bien disciplinés, désolait la contrée, attaquant les voyageurs, brûlant et pillant les villages, et n'hésitant pas, le cas échéant, à tenir tête aux détachements de soldats expédiés à sa poursuite et qui, bien souvent, étaient revenus fort maltraités de leurs rencontres avec lui. Cet homme avait fini par inspirer une telle terreur à la population de cette contrée, que les habitants en étaient arrivés à reconnaître tacitement sa domination et à lui obéir en tremblant, dans la persuasion où ils étaient qu'il était impossible de le vaincre. Le gouvernement autrichien n'avait naturellement pas voulu admettre ce pacte conclu avec des brigands, et, résolu à en finir à tout prix, il avait employé les moyens les plus énergiques pour s'emparer du bandit.

Pendant un laps de temps assez long, tous ses efforts furent infructueux: cet homme, merveilleusement servi par ses espions, était tenu parfaitement au courant de tout ce qu'on tentait contre lui; il dressait ses plans en conséquence, et parvenait facilement à se soustraire aux recherches et à déjouer tous les pièges qui lui étaient tendus.

Mais ce que n'avait pu faire la force, la trahison le fit enfin: un des affiliés du Bras-Rouge (tel était le nom de guerre du bandit), mécontent de la part qui lui avait été donnée dans un riche butin fait quelques jours auparavant et se croyant lésé par son chef, résolut de se venger de lui en le trahissant.

Une semaine plus tard, le Bras-Rouge avait été surpris par les troupes et fait prisonnier ainsi que les principaux de sa bande.

Les quelques hommes qui avaient échappé, démoralisés par la capture de leur chef, n'avaient pas tardé à tomber à leur tour entre les mains des soldats, de sorte que la bande toute entière avait été détruite.

Le procès des bandits n'avait pas été long, ils avaient été condamnés à mort et exécutés immédiatement.

Le chef et deux de ses principaux lieutenants avaient seuls été réservés pour rendre leur supplice plus exemplaire.

Ils devaient être exécutés le lendemain. Voilà pour quel motif la ville de Bruneck était en liesse. Les populations voisines étaient accourues pour assister au supplice de l'homme devant lequel elles avaient si longtemps tremblé, et afin de ne pas manquer ce spectacle si attrayant pour elles, elles campaient dans les rues et sur les places, attendant avec impatience l'heure de l'exécution.

Le comte n'attacha que fort peu d'importance à ces nouvelles, et comme il se sentait fatigué d'avoir pendant deux jours voyagé à travers des routes exécrables, il se prépara, son souper terminé, à se livrer au repos.

Au moment où il entrait dans sa chambre à coucher, un domestique parut et échangea quelques mots à voix basse avec le valet de chambre.

—Qu'y a-t-il, demanda le comte Octave, en se retournant.

—Pardon, monsieur le comte, répondit respectueusement le domestique, un homme est là qui désire parler à votre Excellence.

—Me parler à cette heure? fit-il avec étonnement; c'est impossible, à peine suis-je ici que l'on sait déjà mon arrivée; dites à cet homme qu'il revienne demain, ce soir il est trop tard.

—Je le lui ai dit, monsieur le comte, et il a répondu que demain il ne serait plus temps.

—Voilà qui est extraordinaire! Quel est cet homme?

—Un prêtre, monsieur le comte, et il a ajouté que ce qu'il avait à dire à votre excellence, était fort grave et qu'il le priait instamment de le recevoir.

Le jeune homme, fort intrigué d'une semblable visite à une pareille heure, répara le désordre de sa toilette et se rendit au salon, curieux d'avoir le mot de cette énigme.

Un prêtre se tenait debout au milieu de la pièce.

C'était un homme déjà fort âgé, ses cheveux blancs comme la neige tombaient en longues mèches sur ses épaules et lui donnaient une apparence vénérable, complétée par l'expression de bonté et de calme grandeur répandue sur son visage.

Le comte le salua respectueusement en l'invitant du geste à s'asseoir.

—Excusez-moi, monsieur le comte, répondit-il en s'inclinant et en demeurant debout. Je suis aumônier de la prison, monsieur; vous avez sans doute entendu parler de l'arrestation de certains malfaiteurs?

—En effet, monsieur, on m'a donné de vague renseignements à ce sujet.

—Plusieurs de ces malheureux, reprit-il, ont déjà subi le châtiment terrible auquel les avait condamnés la justice humaine; le plus coupable de tous, leur chef doit à son tour, subir le sien demain au lever du soleil.

—Je le sais, monsieur.

—Cet homme, continua l'aumônier, sur le point de comparaître devant Dieu, son juge suprême, auquel il a à rendre un compte terrible, a senti, grâce à mes efforts pour le ramener au repentir, le remords entrer dans son cœur. Votre arrivée en cette ville, qu'il a apprise je ne sais comment, lui a paru être un avertissement de la Providence; il m'a fait mander aussitôt, et m'a prié de me rendre auprès de vous, monsieur le comte.

—Auprès de moi! s'écria le jeune homme avec étonnement; que peut-il exister de commun entre moi et ce misérable?

—Je l'ignore, monsieur le comte, il ne m'a rien dit à ce sujet, seulement il vous supplie de vous transporter à son cachot, désirant vous révéler un secret de la plus haute importance.

—Ce que vous me dites me confond, monsieur; cet homme m'est complètement étranger, je ne comprends pas de quelle façon ma vie peut se trouver mêlée à la sienne.

—Il vous l'expliquera sans doute, monsieur le comte; mais je vous le conseille, consentez à l'entrevue que vous demande cet homme, monsieur le comte, répondit le prêtre sans hésiter. Depuis bien des années déjà, je suis aumônier des prisons, j'ai vu hélas mourir bien des criminels. On ne ment pas devant la mort, l'homme le plus fort et le plus brave devient bien petit et bien faible en face de cet inconnu qui se nomme l'Éternité; il se prend à trembler, et n'osant plus espérer en la bonté des hommes, il espère en celle de Dieu. Bras-Rouge, le malheureux, qui doit mourir demain, sait que rien ne peut le soustraire au sort terrible qui l'attend, dans quel but vous demanderait-il cette entrevue sur le seuil de la mort, si ce n'est dans celui de racheter par la révélation qu'il désire vous faire, peut être un de ses crimes les plus horribles, bien qu'il soit peut-être le plus ignoré de tous. Croyez-moi, monsieur le comte, le doigt de la Providence est dans tout ceci; ce n'est pas le hasard qui vous a amené dans cette ville juste au moment de cette expiation terrible; consentez à me suivre et à descendre avec moi dans le cachot où ce malheureux attend sans doute avec la plus vive anxiété et en comptant les minutes, que vous vous présentiez à lui. En supposant même que cette révélation n'ait pas pour vous l'importance que suppose ce malheureux, refuserez-vous de donner cette dernière consolation à un homme qui va si fatalement être rayé du nombre des vivants; je vous en supplie, monsieur le comte, consentez à me suivre.

La détermination du jeune homme fut bientôt prise.

Le comte s'enveloppa dans un manteau et partit de l'hôtel en compagnie du prêtre.

Malgré l'heure avancée, car il était près de minuit, la place était pleine de monde, la foule loin de diminuer augmentait au contraire à chaque instant, par l'arrivée de nouveaux individus qui accouraient des villages voisins; des bivouacs étaient établis partout.

Le comte et son guide se frayèrent assez difficilement un passage à travers la foule, jusqu'à la prison, devant laquelle veillaient de nombreux factionnaires.

Sur un mot de l'aumônier, la porte de la prison fut ouverte aussitôt; le comte entra, précédé par le digne prêtre, et suivi par un geôlier, ils se dirigèrent vers le cachot du condamné à mort.

Le geôlier, un falot à la main, guida silencieusement les deux visiteurs à travers une longue suite de corridors, puis, arrivé devant une porte doublée de fer du haut en bas, il s'arrêta en disant ce seul mot:

—Entrez.

Ils pénétrèrent dans le cachot.

Nous employons cette locution consacrée, cependant rien ne ressemblait moins à un cachot que la chambre dans laquelle ils entrèrent.

C'était une cellule assez grande, éclairée par deux fenêtres en ogives garnies de forts barreaux en dehors; l'ameublement se composait d'un lit, c'est-à-dire d'un cadre sur lequel était tendu un cuir de vache, d'une table et de plusieurs chaises, un miroir était pendu au mur. Dans le fond de la pièce un autel était dressé et tout tendu de noir, le condamné était en chapelle; chaque jour, depuis le prononcé du verdict, un prêtre, l'aumônier de la prison, disait deux messes basses; une le matin, l'autre le soir pour le condamné.

A ce détail singulier de la chapelle, coutume qui n'existe qu'en Espagne et dans les colonies qui en dépendent, les deux auditeurs échangèrent à la dérobée un regard d'intelligence que ne remarqua pas l'aventurier.

Celui-ci continua sans se douter de la faute que, sans y songer, il avait commise.

—Le condamné était assis sur un equipal, la tête dans la main; le coude appuyé sur la table, il lisait à la lueur d'une lampe fumeuse.

A l'entrée des visiteurs il se leva aussitôt et les salua avec la plus exquise politesse.

—Messieurs, veuillez prendre des sièges et me faire l'honneur d'attendre quelques instants l'arrivée des personnes que j'ai fait demander, dit-il en approchant des butacas, leur présence est indispensable, il faut que plus tard nul ne puisse révoquer en doute la véracité de la révélation que je désire vous faire.

L'aumônier et le comte firent un geste d'assentiment et s'assirent.

Il y eut un silence de quelques minutes, silence troublé seulement par les pas cadencés de la sentinelle placée dans le corridor pour veiller sur le condamné et qui passait et repassait devant son cachot.

Le Bras-Rouge s'était remis sur son equipal, et semblait réfléchir.

Le comte profita de cette circonstance pour l'examiner avec soin.

C'était un homme de trente-cinq à quarante ans au plus.

Sa taille élevée était bien prise et fortement charpentée, ses gestes avaient de l'ampleur et de l'élégance. Sa tête un peu forte était par l'habitude du commandement sans doute rejetée en arrière, ses traits étaient beaux, fortement accentués, son regard tombait de haut et avait une fixité extraordinaire; une expression singulière de douceur et d'énergie répandue sur son visage, lui imprimait un cachet d'étrangeté impossible à rendre; ses cheveux d'un noir bleu, plantés drus et frisant naturellement, tombaient en grosses boucles sur ses larges épaules.

Son costume tout de velours noir, d'une coupe exceptionnelle, tranchait avec la pâleur mate de son teint, et ajoutait encore s'il est possible à l'aspect saisissant de tout son individu.

Un bruit de pas se fit entendre au dehors, une clé grinça dans la serrure et la porte s'ouvrit: deux hommes parurent.

Le geôlier, après les avoir introduits dans le cachot sans prononcer une parole, sortit en refermant la porte derrière lui.

Le premier de ces deux hommes était le directeur de la prison, vieillard encore vert malgré ses soixante-dix ans, aux traits calmes, à l'aspect vénérable, dont les cheveux blancs coupés assez courts et rares sur les tempes retombaient par derrière sur le collet de son habit.

Le second était un officier, un major ainsi que le prouvaient ses épaulettes d'or, il était jeune et paraissait à peine trente ans, ses traits n'avaient rien de fort remarquable; c'était un de ces hommes nés pour porter l'uniforme, et qui revêtus d'un costume bourgeois sembleraient ridicules, tant ils sont créés pour le harnais du soldat.

Tous deux saluèrent poliment et attendirent, sans prononcer un mot, qu'on leur adressât la parole pour expliquer la prière qui leur avait été faite de se rendre dans ce cachot.

Le condamné le comprit ainsi; les premières salutations échangées, il se hâta de leur faire connaître le motif qui l'avait engagé à les prier de se rendre auprès de lui, à ce moment suprême où il n'avait plus rien à espérer des hommes.

—Messieurs, leur dit-il d'une voix ferme, dans quelques heures à peine j'aurai satisfait à la justice humaine, et je comparaîtrai devant celle bien plus terrible de Dieu. Depuis le jour où a commencé pour moi cette lutte implacable que j'ai soutenue contre la société, j'ai commis bien des crimes, servi bien des haines, et me suis rendu complice d'un nombre incalculable d'attentats odieux. L'arrêt qui me frappe est juste, et bien que résolu à subir, en homme que la mort n'a jamais effrayé, le supplice auquel je suis condamné, je crois devoir vous avouer avec la sincérité la plus grande et la plus profonde humilité que je me repens de mes crimes, et que, loin de mourir impénitent, j'expirerai en suppliant Dieu non pas de me pardonner, mais de prendre en pitié mon repentir.

—Bien, mon fils, dit doucement l'aumônier, réfugiez-vous en Dieu, sa bonté est infinie.

Il y eut un silence de quelques minutes. Bras-Rouge le rompit enfin.

—J'aurais voulu à ce moment suprême, dit-il, réparer le mal que j'ai fait! Hélas cela est impossible, mes victimes sont bien mortes, aucune puissance humaine ne saurait leur rendre cette vie que je leur ai si lâchement ravie, mais parmi ces crimes il en est un, le plus affreux de tous peut-être, que je ne puis entièrement réparer il est vrai, mais dont j'espère neutraliser les effets, en vous en révélant les sinistres péripéties et en vous divulguant le nom de l'homme qui fut mon complice. Dieu, en conduisant à l'improviste dans cette ville, le comte Octave a voulu sans doute m'obliger à cette expiation, je me soumets sans murmures à sa volonté, peut-être daignera-t-il en faveur de mon obéissance me prendre en pitié! En vous priant, messieurs, de vous rendre près de moi, j'ai voulu procurer à la personne la plus intéressée à mon récit, les témoins indispensables, pour que plus tard la justice humaine pût, sans craindre de se tromper, sévir contre le coupable. Donc, Messieurs, prenez note de mes paroles, car je vous le jure, sur le bord de ma tombe, elles seront de la plus exacte vérité.

Le condamné s'arrêta et parut recueillir ses souvenirs.

Les assistants attendaient en proie à la curiosité la plus vive; le comte surtout essayait vainement de dissimuler sous des dehors froids et sévères l'anxiété qui lui serrait le cœur. Un secret pressentiment l'avertissait que la lumière allait luire enfin et que ce secret impénétrable jusque-là, qui enveloppait sa famille et dont il poursuivait vainement la connaissance depuis si longtemps, allait lui être divulgué.

Bras-Rouge reprit en choisissant parmi les divers papiers qui encombraient sa table un cahier assez volumineux qu'il ouvrit et plaça devant lui.

—Bien que huit ans se soient écoulés, dit-il, depuis l'époque où se sont passés ces événements, ils sont cependant demeurés si présents à ma pensée, que dès que j'ai appris l'arrivée de monsieur le comte Octave en cette ville, quelques heures m'ont suffi pour en écrire le récit détaillé; c'est de cette affreuse histoire que vous allez, Messieurs, entendre la lecture; puis chacun de vous apposera au-dessous de la mienne sa signature à la fin de ce manuscrit, afin de lui donner la notoriété et l'authenticité nécessaire pour l'usage que monsieur le comte jugera devoir en faire plus tard dans l'intérêt de sa famille et la punition du coupable; moi je n'ai été dans tout cela que le complice payé et l'instrument dont on s'est servi pour frapper la victime.

—Cette précaution est fort bonne, dit alors le directeur de la prison; nous signerons sans hésiter cette révélation quelle qu'elle soit.

—Merci, Messieurs, répondit le comte, bien que je sois aussi ignorant que vous des faits qui vont être révélés, cependant, pour certaines raisons particulières, j'ai la quasi-certitude que ce que je vais apprendre est d'une haute importance pour le bonheur de certaines personnes de ma famille.

—Vous allez en juger, monsieur le comte, dit le condamné, et il commença aussitôt la lecture de son manuscrit.

Cette lecture dura près de deux heures.

De l'ensemble des faits il résultait ceci: d'abord que lorsque le prince d'Oppenheim-Schlewig avait été tué, la balle était sortie du fusil de Bras-Rouge embusqué dans un buisson, et payé par le fils cadet du prince pour commettre ce parricide. Une fois engagé sur cette voie glissante du crime, le jeune homme s'y était jeté à corps perdu sans hésitation comme sans remords pour atteindre le but qu'il s'était tracé, celui de s'emparer de la fortune paternelle; après un parricide, un fratricide n'était rien pour lui, il l'exécuta avec un machiavélisme de précautions atroces; d'autres crimes plus affreux encore s'il est possible étaient racontés avec une vérité de détails tellement saisissante et appuyés de preuves si irrécusables que les témoins, appelés par le condamné, se demandaient avec épouvante, s'il était possible qu'il existât un monstre si atroce et quel horrible châtiment lui réservait cette justice divine dont il se jouait avec un si affreux cynisme depuis tant d'années. La princesse, en apprenant la mort de son mari, avait été prise des douleurs de l'enfantement, et avait accouché non pas d'une fille, ainsi que tout le monde le croyait, mais de deux jumeaux dont l'un le garçon avait été enlevé, et que le prince avait fait disparaître afin d'annuler la clause du testament de son père qui donnait au fils à naître les titres et la fortune totale de la famille.

Le comte, le visage dans ses mains, se croyait en proie à un cauchemar horrible; malgré les préventions que toujours il avait eues contre son beau-frère, jamais il n'aurait osé le soupçonner capable de commettre ainsi de sang froid et à de longs intervalles une suite de crimes odieux patiemment ourdis, et médités sous l'impulsion de la plus vile et de la plus méprisable de toutes les passions, celle qui ne saurait admettre d'excuse! La soif de l'or. Il se demandait si, malgré les preuves irrécusables qu'il possédait ainsi à l'improviste, il se trouverait dans tout l'empire un tribunal qui oserait assumer sur soi la responsabilité de poursuivre de si honteux forfaits et si en dehors de la nature humaine. D'un autre côté, cette révélation rendue publique déshonorait irrésistiblement une famille à laquelle la sienne était alliée de fort près; ce déshonneur ne rejaillirait-il pas sur sa famille?

Toutes ces pensées tourbillonnaient dans le cerveau du comte, en lui causant d'horribles douleurs et accroissant encore sa perplexité, car il ne savait à quelle résolution s'arrêter; dans un cas aussi grave, il n'osait demander conseil à personne ni chercher d'appui en dehors de lui-même.

Bras-Rouge se leva, et s'approchant du comte:

—Monsieur, lui dit-il, prenez ce manuscrit; maintenant il est à vous.

Le comte prit machinalement le manuscrit qui lui était présenté.

—Je comprends votre étonnement et votre épouvante, monsieur, continua le condamné, ces choses sont tellement horribles que, malgré leur cachet de vérité, les circonstances exceptionnelles où elles ont été écrites, et l'autorité des personnes qui ont signé après lecture, elles courent le risque d'être révoquées en doute; aussi je veux vous mettre à l'abri de tout soupçon d'imposture, monsieur le comte, en ajoutant à ce manuscrit ce qu'on est convenu de nommer des pièces à l'appui, et que moi j'appellerai des preuves irrécusables.

—Vous avez des preuves? dit le comte en tressaillant.

—J'en ai. Donnez-vous la peine d'ouvrir ce portefeuille; il contient vingt et quelques lettres de votre beau-frère, adressées à moi et toutes se rapportant aux faits racontés dans ce manuscrit.

—Oh! Mon Dieu! Mon Dieu! s'écria le comte en joignant les mains; mais se tournant tout à coup vers Bras-Rouge: Ceci est bien étrange, dit-il.

Le condamné sourit.

—Je vous comprends, répondit-il, vous vous demandez, n'est-ce pas, comment il se fait que, détenteur de lettres aussi compromettantes pour le prince d'Oppenheim, celui-ci ne se soit pas servi de la puissance qu'il possède pour me faire disparaître et rentrer en possession de ces preuves de sa culpabilité.

—En effet, répondit le comte étonné de se voir si bien deviné, le prince, mon beau-frère, est un homme d'une prudence extrême, il avait un trop grand intérêt à anéantir ces preuves accablantes pour lui.

—Certes, et il n'eût pas manqué, j'en suis convaincu, à employer les moyens les plus expéditifs pour réussir à cela; mais d'abord le prince ignorait que ces preuves fussent restées entre mes mains. Voici comment; chaque fois que, dans une lettre, il m'assignait un rendez-vous, dès qu'il arrivait je brûlais en sa présence une lettre en tout semblable à celle que j'avais reçue de lui, pour lui prouver avec quelle bonne foi j'agissais et quelle confiance j'avais en lui, de sorte que jamais il n'a supposé que je les eusse conservées; ensuite, aussitôt après l'accouchement de votre belle-sœur, supposant avec raison que le prince étant parvenu à son but, désirerait se défaire de moi, je le prévins en quittant le pays à l'improviste; je demeurai pendant trois ans à l'étranger. Au bout de ce temps, je fis courir le bruit de ma mort; je m'arrangeai de façon à ce que cette nouvelle parvint au prince, tout naturellement, et comme une chose certaine; puis je revins ici. Le prince n'avait jamais su mon nom; nous autres gentilshommes d'aventure, nous avons la coutume non seulement de changer souvent de pseudonyme, car l'incognito est pour nous une sauvegarde, mais encore d'en porter toujours trois ou quatre à la fois afin d'établir à notre égard une confusion, grâce à laquelle nous nous trouvons parfaitement en sûreté; en sorte que malgré ses démarches, si, ce que j'ignore, le prince en a tenté jamais, il n'a pas réussi, je ne dirai pas à me découvrir, mais seulement à constater mon existence.

—Mais dans quel but aviez-vous conservé ces lettres?

—Dans le but fort simple de m'en servir auprès de lui, afin de l'obliger par la crainte d'une révélation à me fournir les sommes dont j'aurais besoin, lorsque la fantaisie me prendrait de renoncer à ma périlleuse carrière. Surpris à l'improviste, je n'ai pu en faire l'usage que je désirais, mais maintenant je ne le regrette pas.

—Je vous remercie, répondit le comte avec effusion, mais afin de reconnaître un si grand service, n'est-il donc rien que je puisse faire pour vous, en l'extrémité où vous êtes?

Bras-Rouge jeta à la dérobée un regard autour de lui; afin de laisser au comte entière liberté de s'entretenir avec le condamné, l'aumônier et les deux militaires s'étaient retirés dans l'angle le plus éloigné du cachot, où ils paraissaient causer avec beaucoup d'animation.

—Hélas! Monsieur le comte, dit-il en baissant la voix, il est trop tard maintenant; j'aurais voulu...

—Parlez, et peut-être, ce dernier désir, le pourrai-je satisfaire.

—Eh bien! Soit. Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est de monter sur un échafaud ignoble, d'être livré vivant à la risée et aux avanies de cette populace que, si longtemps, j'ai vu trembler devant moi; voilà ce qui trouble mes derniers moments, et me rend triste. Je voudrais tromper l'attente de cette foule féroce qui se délecte dans l'espoir de mon supplice, et que le moment arrivé, on ne trouve plus que mon cadavre; vous voyez bien que vous ne pouvez rien pour moi, monsieur le comte.

—Vous vous trompez, répondit-il vivement, je puis tout au contraire; non seulement je vous soustrairai au supplice, mais encore, s'ils le veulent, vos deux compagnons y échapperont aussi par une mort volontaire.

Un éclair de joie brilla dans l'œil fauve du condamné.

—Vous dites vrai? s'écria-t-il.

—Silence, fit le comte; quel intérêt aurai-je à vous tromper, lorsqu'au contraire mon plus vif désir est de vous prouver ma gratitude.

—C'est vrai, mais par quel moyen?

—Écoutez-moi: cette bague que je porte au doigt renferme un poison d'une force extrême, il ne faut qu'ouvrir le chaton et respirer son contenu pour tomber mort; ce poison tue sans souffrance avec la rapidité de la foudre. Un de mes ancêtres rapporta cette bague de la Nouvelle-Espagne, où il avait été vice-roi. Vous connaissez la science profonde des Indiens pour composer les poisons; voici la bague, je vous l'offre, la voulez-vous?

—Certes, s'écria-t-il en s'en emparant et la cachant vivement dans sa poitrine; merci, monsieur le comte, vous ne me devez plus rien, nous sommes quittes; vous faites plus pour moi par le don de cette bague que je n'ai fait pour vous; grâces vous soit rendues! Je vous devrai d'échapper, ainsi que mes pauvres amis, au sort ignominieux qui nous attend.

Ils se rapprochèrent alors des autres personnes qui, voyant leur entretien terminé, avaient aussitôt cessé le leur.

—Messieurs, dit Bras-Rouge, je vous remercie sincèrement d'avoir daigné assister à la révélation que ma conscience m'ordonnait de faire, maintenant je me sens plus tranquille; quelques instants bien courts me séparent de la mort. Serait-ce trop vous demander que de vous prier de me laisser passer ces quelques instants auprès de mes deux compagnons qui, condamnés comme moi, doivent eux aussi mourir aujourd'hui.

—C'est une suprême consolation, dit l'aumônier. Le directeur de la prison réfléchit une minute.

—Je ne vois aucun inconvénient à vous accorder cette demande, dit-il enfin; je vais donner les ordres nécessaires pour que vos compagnons soient amenés ici, vous demeurerez ensemble jusqu'au moment de l'exécution.

—Merci, monsieur, s'écria Bras-Rouge avec effusion, cette grâce, la seule que vous me puissiez accorder, est pour moi d'un grand prix; soyez béni pour tant de bonté!

Sur l'ordre du directeur de la prison, la sentinelle appela le geôlier qui accourut et ouvrit le cachot.

—Adieu, messieurs, dit le condamné, Dieu soit avec vous!

Ils sortirent.

Le comte, après avoir pris congé de l'aumônier et des deux autres personnes, quitta la prison, traversa la place encombrée d'une foule immense et se hâta de rentrer chez lui.

En ce moment, six heures sonnèrent: c'était l'heure désignée pour l'exécution.

Tout à coup, comme par enchantement, un silence de mort régna dans cette foule, un instant auparavant si bruyante et si agitée.

Sa vengeance allait enfin être satisfaite.


XXV

LE VENGEUR

Aussitôt arrivé chez lui, le comte donna ses ordres pour le départ; il avait complètement oublié l'affaire pour laquelle il était venu à Bruneck; d'ailleurs, quand bien même il en eût été autrement cette affaire si importante qu'elle eût été pour lui ne l'eût pas retenu; tant était grande la hâte qu'il avait de s'éloigner.

Cependant force lui fut de demeurer pendant quelques heures encore dans la ville; il était impossible d'avoir des chevaux avant trois heures de l'après-dîner.

Il profita de ce contre-temps pour prendre un peu de repos. En effet, il était accablé de fatigues.

Il tomba bientôt dans un sommeil si profond, qu'il n'entendit même pas les cris et les vociférations furieuses de la foule rassemblée sur la place, en voyant que, au lieu de trois criminels, que depuis si longtemps elle attendait pour se repaître de leur supplice et savourer avec délice une vengeance si désirée, on ne lui livrait que trois cadavres.

Au moment où ils étaient entrés dans le cachot des condamnés pour les conduire au supplice, le geôlier et les hommes de justice n'avaient plus trouvé que des cadavres: les condamnés étaient morts.

Lorsque le comte se réveilla, tout était fini, les boutiques s'étaient rouvertes, la ville avait repris son aspect accoutumé.

Le comte s'informa de sa voiture; elle était attelée et attendait à la porte de la maison.

Les derniers apprêts furent bien vite terminés; le comte descendit.

—Où allons-nous, Excellence? demanda le postillon, la main au chapeau.

—Route de Vienne, répondit le comte en s'accommodant de son mieux dans le fond de la voiture.

Le postillon fit claquer son fouet; on partit à fond de train.

Le comte avait réfléchi; voici quel avait été le résultat de ses réflexions.

Une seule personne était assez puissante pour lui faire rendre bonne et prompte justice; cette personne était l'Empereur.

C'était donc à l'Empereur qu'il devait s'adresser; voilà pourquoi, il se rendait à Vienne.

Il y a loin de Bruneck à Vienne; à cette époque surtout où les chemins de fer n'étaient encore qu'à leur commencement et n'existaient que sur certaines lignes forts restreintes, les voyages étaient longs, fatigants et dispendieux.

Celui-ci dura vingt-sept jours.

Le premier soin du comte en arrivant fut de s'informer de Sa Majesté Impériale.

La cour se trouvait à Schönbrunn.

Or, Schönbrunn, le Saint-Cloud des empereurs d'Autriche, n'est qu'à une lieue et demie de Vienne.

Seulement, afin de ne pas perdre un temps précieux en fausses démarches, il fallait obtenir le plus tôt possible une audience de l'empereur.

Le comte Octave était de trop grande race pour attendre longtemps: deux jours après son arrivée à Vienne, une audience lui était accordée.

Le palais de Schönbrunn s'élève, ainsi que nous l'avons dit, à une lieue ou une lieue et demie au plus de Vienne, au-delà du faubourg de Mariahilf et un peu sur la gauche.

Ce palais impérial, commencé par Joseph Ier et terminé par Marie-Thérèse, est d'une construction simple, élégante, gracieuse, qui cependant ne manque pas d'une certaine majesté.

Il se compose d'un grand corps de logis avec deux ailes en retour, un double escalier formant perron couronne le péristyle et donne sur le premier étage. Des constructions basses, parallèles au bâtiment principal, servent de communs et d'écuries, et se relient à l'extrémité de chacune des ailes, en laissant seulement dans l'axe du perron une ouverture d'une dizaine de mètres, de chaque côté de laquelle se dresse un obélisque, achevant ainsi d'enceindre et de dessiner la cour.

Un pont jeté sur la Vienne, mince filet d'eau qui va se perdre dans le Danube, donne accès au château, derrière lequel s'étend, disposé en amphithéâtre, un magnifique jardin surmonté d'un belvédère placé au sommet d'une immense pelouse flanquée, à droite et à gauche, de magnifiques taillis pleins d'ombre, de fraîcheur et de gazouillement d'oiseaux.

Schönbrunn, rendu célèbre par le double séjour qu'y fit Napoléon Ier et la douloureuse agonie de son fils, porte en soi un cachet d'indicible tristesse et d'indéfinissable langueur, tout y est sombre, morne et désolé; la cour, avec sa formaliste étiquette et ses brillantes parades, ne réussit qu'imparfaitement, de loin en loin, à galvaniser ce cadavre, Schönbrunn, comme le palais de Versailles, n'est plus qu'un corps sans âme, rien ne saurait le rendre à la vie.

Le comte arriva à Schönbrunn dix minutes avant l'heure de son audience, fixée à midi.

Un chambellan de service l'attendait; il l'introduisit aussitôt près de Sa Majesté.

L'empereur était dans un salon particulier, il se tenait debout, appuyé à une cheminée.

La réception qu'il fit au comte fut des plus affables.

L'audience fut longue, elle dura près de quatre heures; nul n'a jamais su ce qui se passa entre le souverain et le sujet.

La dernière phrase de cet entretien confidentiel fut seule entendue.

Au moment où le comte prit enfin congé de l'empereur, Sa Majesté lui dit, en lui donnant sa main à baiser:

—Je crois que mieux vaut agir ainsi; il faut surtout, dans l'intérêt de toute la noblesse, éviter, à quelque prix que ce soit, le scandale affreux que soulèverait la publicité d'une aussi horrible affaire; mon appui ne vous manquera jamais; allez, monsieur le comte, Dieu veuille qu'avec les moyens que je mets à votre disposition vous réussissiez.

Le comte s'inclina avec respect et se retira.

Le soir même, il quitta Vienne et reprit le chemin qui devait le conduire chez lui.

En même temps que lui, un courrier de cabinet, expédié par l'empereur, partait sur la même route.

Arrivé à ce point de son récit, l'aventurier fit une pause, et, s'adressant au comte de la Saulay:

—Soupçonnez-vous, lui demanda-t-il, ce qui s'était passé entre l'empereur et le comte?

—A peu près, répondit celui-ci.

—Ah! fit-il avec étonnement, je serais curieux de connaître le résultat de vos observations.

—Vous m'autorisez donc à vous le dire?

—Certes.

—Mon cher don Adolfo, reprit le comte, ainsi que vous le savez, je suis de noblesse; en France, le roi n'est que le premier gentilhomme de son royaume, le primus inter pares, je suppose qu'il en doit être ainsi à peu près partout; or, une attaque quelconque contre un des membres de la noblesse touche aussi sérieusement le Souverain que tous les autres nobles de l'empire; lorsque le Régent de France condamna le comte de Horn à être rompu vif en place de Grève, pour avoir volé et assassiné un juif, rue Quincampoix, il répondit à un seigneur de la cour qui intercédait près de lui en faveur du coupable et lui représentait que le comte de Horn, allié à des familles souveraines, était son parent: lorsque j'ai du mauvais sang, je me le fais tirer, et il tourna le dos au solliciteur; ce qui n'empêcha pas la noblesse d'envoyer ses carrosses à l'exécution du comte de Horn. Or, le fait dont vous parlez est à peu près semblable; seulement, l'empereur d'Autriche, moins brave que le Régent de France, tout eu reconnaissant que justice devait être faite du coupable, a reculé devant une publicité qui, selon lui, devait frapper d'un stigmate d'infamie la noblesse tout entière de son pays; alors, comme tous les hommes faibles, il s'est arrêté à une demi-mesure, c'est-à-dire qu'il a probablement donné au comte un blanc-seing au moyen duquel celui-ci, sous le premier prétexte venu, pouvait courir sus à son noble parent, le tuer ou le faire assassiner même, sans autre forme de procès, et, de cette façon, obtenir, en supprimant son ennemi, la justice qu'il réclamait, puisque le prince mort, il serait facile de rendre à sa belle-sœur ou à son fils, si on parvenait à le retrouver, les titres et la fortune que son oncle lui avait si criminellement ravis. Voilà ce qui, à mon avis, a dû être convenu entre l'empereur et le comte dans cette longue audience donnée à Schönbrunn.

—Les choses se passèrent ainsi, en effet, monsieur le comte; seulement, l'empereur exigea que les hostilités ne commenceraient entre le comte et le prince que lorsque celui-ci serait hors des frontières de l'empire, et le comte demanda à l'empereur de mettre à sa disposition tous les moyens d'action dont il disposait, afin d'essayer de retrouver son neveu, si par hasard il existait encore, ce à quoi l'empereur avait consenti.

Le comte retournait donc à son château muni d'un blanc-seing de Sa Majesté, lequel blanc-seing lui donnait les pouvoirs les plus étendus pour poursuivre sa vengeance, et, en outre, d'un ordre écrit tout entier de la main de Sa Majesté, pour se faire prêter à volonté le concours de tous les agents impériaux, en Autriche comme à l'étranger, et cela à sa première réquisition.

Le comte, ainsi que vous le comprenez sans doute, n'était que médiocrement satisfait des conditions que lui avait imposées l'empereur; mais reconnaissant l'impossibilité d'obtenir davantage, force lui fut de se résigner.

Pour lui, il eût certes préféré, quelles qu'en dussent être les conséquences, un procès au grand jour à la vengeance honteuse et mesquine qu'on lui permettait; mais mieux valait encore, dans l'intérêt de sa sœur et de son neveu, avoir obtenu ces demi concessions que de s'être inutilement brisé contre un parti pris et un refus formel.

Il se mit donc immédiatement en mesure de chercher son neveu; pour cette recherche, les papiers que lui avait remis Bras-Rouge contenaient des renseignements précieux; sans rien dire à sa sœur, de crainte de lui donner de fausses espérances, il se mit immédiatement en campagne. Que vous dirai-je de plus, mes amis? Ses recherches furent longues, elles durent encore; cependant la situation commence à s'éclaircir, le comte a été assez heureux pour retrouver son neveu; depuis cette découverte, il n'a jamais perdu ce jeune homme de vue, bien que celui-ci ignore encore aujourd'hui les liens sacrés qui l'attachent à l'homme qui l'a élevé et qu'il aime comme un père; le comte a gardé ce secret même vis-à-vis de sa sœur, ne voulant le lui révéler qu'en lui annonçant en même temps que justice est faite enfin et que le mari qu'elle pleure depuis tant d'années est vengé.

Bien souvent, depuis cette époque, les deux ennemis se sont trouvés en présence; bien des occasions se sont offertes au comte de tuer son ennemi, jamais il ne s'est laissé emporter par sa haine, ou, pour être plus vrai, sa haine lui a donné la force d'attendre; le comte veut tuer son ennemi, mais il veut auparavant que celui-ci se soit déshonoré et qu'il tombe, non pas vaincu dans une lutte honorable, mais frappé justement, comme un criminel qui reçoit enfin le châtiment de ses forfaits.

Après avoir prononcé ces dernières paroles, l'aventurier se tut.

Il y eut un long silence entre les trois interlocuteurs.

La nuit finissait; des lueurs blanchâtres commençaient à filtrer à travers les fenêtres entr'ouvertes; la lueur des bougies pâlissait; de sourdes rumeurs annonçaient que la ville s'éveillait et les cloches éloignées des couvents et des églises appelaient les fidèles à la première messe.

L'aventurier quitta sa chaise et marcha de long en large dans la salle, jetant parfois à la dérobée un regard perçant sur ses deux compagnons.

Dominique renversé en arrière sur le dos de sa butaca, les yeux à demi fermés, fumait machinalement dans sa pipe indienne. Le comte de la Saulay tambourinait du doigt une fanfare sur la table, tout en suivant du coin de l'œil les évolutions de l'aventurier.

—Don Adolfo, lui dit-il enfin brusquement en relevant la tête et le regardant bien en face, votre récit est-il donc terminé?

—Oui, répondit laconiquement l'aventurier.

—Vous n'avez rien à ajouter?

—Non.

—Eh bien, excusez-moi, mon ami, mais je crois que vous vous trompez.

—Je ne vous comprends pas, mon cher comte.

—Je m'explique, mais à une condition.

—Laquelle?

—Que vous ne m'interromprez point.

—Soit, si vous l'exigez, maintenant je vous écoute.

Et il recommença sa promenade.

—Mon ami, dit le comte, le premier visage sympathique que j'ai rencontré en débarquant en Amérique a été le vôtre; bien que placés tous deux dans des situations fort différentes, le hasard s'est plu à nous réunir avec tant de persistance, que ce qui n'était d'abord entre nous qu'une liaison passagère est devenu, sans que ni vous ni moi ne sachions comment, une affection sincère et profonde; on ne se lie pas avec un homme comme je l'ai fait avec vous, sans étudier un peu le caractère de cet homme, c'est ce que j'ai fait et ce que de votre côté vous avez fait sans doute à mon égard; or, je crois vous connaître assez particulièrement, mon ami, pour être convaincu que vous n'êtes pas arrivé ainsi cette nuit à l'improviste dans notre maison, dans le seul but de souper, tranchons le mot, de faire une débauche qui n'est ni dans votre caractère ni dans vos mœurs, vous l'homme le plus sincèrement sobre que jamais j'ai fréquenté; en sus, je me demande pourquoi vous, si avare de vos paroles et surtout de vos secrets, vous nous avez fait ce récit fort intéressant, j'en conviens, mais qui en apparence ne nous touche en aucune façon et ne doit avoir pour nous qu'un intérêt fort secondaire; à ceci je réponds, que si vous êtes ainsi venu ce soir nous demander un souper dont vous vous seriez très bien passé, à part le plaisir que nous a causé votre visite, vous êtes venu expressément pour nous faire ce récit; que ce récit vous intéresse plus que nous peut-être, et je conclus que vous avez encore quelque chose à nous dire, ou pour être plus clair, à nous demander.

—Ma foi, c'est évident, dit Dominique.

—Eh bien, oui, tout ce que vous avez supposé est vrai; le souper n'était qu'un prétexte, et je ne suis en réalité venu cette nuit ici que dans l'intention de vous raconter l'histoire que vous avez entendue.

—A la bonne heure, au moins, dit joyeusement Dominique, voilà de la franchise.

—Seulement je vous l'avoue, reprit l'aventurier avec tristesse, maintenant j'hésite parce que j'ai peur.

—Vous avez peur, vous, et de quoi? s'écrièrent les deux jeunes gens avec surprise.

—J'ai peur, parce que cette histoire si longue doit prochainement avoir un dénouement, que ce dénouement sera terrible, qu'en venant ici j'avais l'intention de vous demander votre concours, que depuis j'ai réfléchi, et que je recule devant la pensée, vous si jeunes, si heureux et si insouciants, de vous mêler indirectement à cette horrible histoire, à laquelle vous devez demeurer étrangers; je vous en prie, mes amis, oubliez tout ce que vous avez entendu; ce n'est qu'un récit fait après boire.

—Non, sur mon honneur, don Adolfo, s'écria le comte avec énergie, il n'en sera pas ainsi, je vous le jure, je parle pour moi et pour Dominique; vous avez besoin de nous, nous voici; je ne sais quel intérêt mystérieux vous avez dans cette affaire, je ne veux même pas essayer d'approfondir les motifs qui vous font agir, mais je vous le répète, nous éloigner de vous lorsque vous allez courir un grand danger, qu'en le partageant nous pouvons peut-être vous faire éviter, serait nous prouver que vous n'avez pour nous ni estime ni amitié et que vous nous considérez plutôt comme des jeunes gens sans consistance que comme des hommes de cœur.

—Vous allez trop loin, mon cher comte, s'écria vivement l'aventurier, jamais je n'ai eu de telles idées; loin de là, seulement, je vous le répète, je tremble à la pensée de vous mêler à cette affaire qui ne vous regarde pas.

—Pardonnez-moi, mon ami, de l'instant où elle vous intéresse, elle nous regarde, et nous avons le droit de nous y mêler.

L'aventurier baissa la tête et recommença à marcher avec agitation dans la salle.

—Eh bien, soit, dit-il au bout d'un instant, puisque vous l'exigez, mes amis, nous agirons de concert, vous m'aiderez dans ce que j'ai entrepris, j'ai l'espoir que nous réussirons.

—Moi, j'en ai la conviction, dit le comte.

—Partons alors, dit Dominique en se levant de table.

—Pas encore, mais le moment est proche; je vous jure que vous n'aurez pas longtemps à attendre; maintenant une dernière santé et adieu.—Ah! J'oubliais: au cas où je ne pourrais pas venir moi-même voici le mot de ralliement; un et deux font trois. C'est bien simple, vous vous en souviendrez, n'est-ce pas?

—Parfaitement.

—Alors, adieu!

Cinq minutes plus tard, il avait quitté la maison.


XXVI

HEURES DE SOLEIL

La petite maison du faubourg dans laquelle doña Dolores avait trouvé un si sûr abri, entre doña Maria et doña Carmen, bien que simple et comparativement très peu importante, était une délicieuse habitation, meublée fort simplement; mais avec un goût parfait. Par derrière, chose rare à México, s'étendait une huerta mignonne, mais bien dessinée, garnie de taillis touffus, pleins d'ombrages et de fraîcheur, qui offraient de charmantes retraites contre les ardeurs du soleil à l'heure torride de midi.

C'était au fond de ces bosquets odorants que les deux jeunes filles se venaient cacher pour caqueter et gazouiller en liberté, répondant par les doux éclats de leurs rires cristallins aux chants joyeux des oiseaux.

Trois personnes avaient seules entrée dans cette maison; ces trois personnes étaient l'aventurier, le comte et Dominique.

L'aventurier, sans cesse absorbé par ses mystérieuses occupations, n'y faisait que de rares et courtes apparitions.

Il n'en était pas de même des jeunes gens.

Pendant les premiers jours, ils s'étaient strictement conformés aux recommandations de leur ami, et n'avaient fait que des visites courtes, et pour ainsi dire furtives; mais peu à peu entraînés par le charme invisible gui les attirait à leur insu, les visites s'étaient multipliées, étaient devenues plus longues et, inventant toutes sortes de prétextes, ils en étaient arrivés à passer leurs journées presque tout entières auprès des dames.

Un jour, tandis que les habitants de la petite maison, retirés au fond de leur jardin, causaient gaiement entre eux, un tumulte affreux se fit entendre au dehors.

Le vieux domestique accourut tout effarés prévenir sa maîtresse qu'une bande de bandits, rassemblés devant la maison, exigeaient qu'on leur en ouvrît la porte, menaçant de la briser si on ne voulait pas y consentir.

Le comte rassura doña Maria, lui dit de ne rien craindre, et après l'avoir engagée à ne pas sortir du jardin, ainsi que les jeunes filles, lui et Dominique s'avancèrent vers la porte de la maison.

Raimbaut était par hasard venu quelques instants auparavant apporter une lettre à son maître, sa présence, en cette circonstance, était fort précieuse.

Les trois hommes prirent leurs fusils doubles et leurs revolvers, et après s'être concertés entre eux en quelques mots, le comte s'approcha de la porte contre laquelle on frappait du dehors à coups redoublés et ordonna au vieux domestique de l'ouvrir.

A peine la porte fût-elle entr'ouverte, qu'il y eut une poussée épouvantable, et une dizaine d'individus se précipitèrent dans le zaguán, avec des cris et des hurlements furieux.

Mais tout à coup ils s'arrêtèrent.

Devant eux, à dix pas au plus, trois hommes se tenaient immobiles, le fusil à l'épaule, prêts à lâcher la détente.

Sans armes, pour la plupart, tant ils étaient convaincus de ne pas rencontrer de résistance, et ne possédant que les couteaux passés à leurs ceintures, les bandits demeurèrent frappés d'épouvante à la vue des fusils dirigés contre eux.

La fière contenance de ces trois hommes leur imposa, ils hésitèrent, et finalement s'arrêtèrent en se jetant l'un à l'autre des regards effarés.

Ce n'était pas ce qu'on leur avait annoncé: cette maison, si calme en apparence, renfermait une garnison formidable.

Le comte donna son fusil à tenir au vieux domestique et s'armant d'un revolver à six coups, il s'avança résolument vers les bandits.

Ceux-ci, par un mouvement contraire, commencèrent à reculer pas à pas, si bien que bientôt ils touchèrent la porte, alors se retournant d'un bond, ils s'élancèrent au dehors.

Le comte ferma tranquillement la porte derrière eux.

Les jeunes gens rirent aux éclats de leur facile victoire, et rejoignirent les dames blotties toutes tremblantes, au fond d'un bosquet.

Cette leçon avait suffi; depuis, le calme des habitants de la petite maison n'avait plus été troublé.

Néanmoins, doña Maria, reconnaissante du service que lui avaient rendu les jeunes gens, non seulement ne trouvait plus qu'ils lui faisaient de trop longues visites, mais encore, lorsqu'ils voulaient, par convenance, prendre congé, elle les engageait à demeurer davantage.

Il est vrai que les jeunes filles joignaient leurs prières aux siennes, de sorte que le comte et son ami, se laissaient facilement convaincre de demeurer, et passaient ainsi la plus grande partie de leurs journées auprès d'elles.

C'était le lendemain même de la nuit passée par don Adolfo chez ses amis à souper si copieusement; midi avait depuis longtemps déjà sonné à toutes les églises de la ville, et les jeunes gens, qui d'ordinaire se présentaient vers onze heures du matin chez doña Maria, n'avaient point encore paru.

Les deux jeunes filles réunies dans la salle à manger, feignaient de ranger et d'épousseter les meubles pour ne pas aller rejoindre doña Maria, qui depuis longtemps déjà les attendait au jardin.

Bien qu'elles ne se parlassent pas, les jeunes filles tout en rangeant ou plutôt dérangeant les meubles, avaient sans cesse les yeux fixés sur la pendule.

—Comprenez-vous, Carmencita, dit enfin doña Dolores en faisant une moue charmante, que mon cousin ne soit pas encore venu.

—C'est inconcevable, querida, répondit aussitôt doña Carmen, je vous avoue que je suis fort inquiète, la ville est, dit-on, bouleversée en ce moment; pourvu qu'il ne soit rien arrivé de fâcheux à ces pauvres jeunes gens.

—Oh! Ce serait affreux qu'il leur fût arrivé malheur.

—Que deviendrions-nous seules et sans protection dans cette maison? Où sans leurs secours déjà nous aurions été assassinées.

—D'autant plus que nous ne pouvons compter sur don Jaime, qui toujours est absent.

Les deux jeunes filles poussèrent un soupir, se regardèrent un instant en silence, puis tombèrent dans les bras l'une de l'autre en fondant en larmes.

Elles s'étaient comprises.

Ce n'étaient pas pour elles qu'elles craignaient.

—Tu l'aimes donc? demanda enfin doña Dolores d'une voix base et entrecoupée à l'oreille de son amie.

—Oh! Oui, répondit-elle doucement, et toi?

—Moi, aussi.

L'aveu était fait, elles s'entendaient maintenant et n'avaient plus rien à se cacher.

—Depuis quand l'aimes-tu? reprit doña Carmen.

—Je ne sais pas, il me semble que je l'ai aimé toujours.

—C'est comme moi.

Rien n'est aussi doux et aussi pur qu'un naïf amour de jeune fille. C'est l'âme à peine éveillée aux sensations humaines, qui cherche ses belles ailes d'ange pour s'envoler vers les régions inconnues de l'idéal.

—Et lui, t'aime-t-il? demanda doucement Carmen.

—Puisque je l'aime.

—C'est vrai, fit-elle convaincue.

L'amour a cela d'adorable en soi, qu'il est essentiellement illogique, sans cela ce ne serait pas l'amour. Soudain les deux jeunes filles se redressèrent en portant la main à leur cœur.

—Le voilà, dit Dolores.

—Il vient, fit Carmen.

Comment le savaient-elles? Le plus profond silence régnait au dehors.

Abandonnant alors la salle à manger, elles s'envolèrent au jardin comme deux colombes effarouchées.

Presqu'aussitôt on heurta à la porte.

Le vieux domestique reconnut sans doute qui frappait ainsi, car il se hâta d'ouvrir.

Le comte et son ami entrèrent.

—Ces dames? demanda le comte.

—A la huerta, Excellence, répondit le domestique eu refermant la porte derrière eux.

Les dames étaient assises dans un bosquet, doña Maria brodait, les jeunes filles lisaient fort attentivement en apparence, si attentivement, même, que bien qu'elles fussent subitement devenues rouges, elles n'entendirent pas crier les pas des visiteurs sur le sable des allées, et furent fort surprises en les apercevant.

Ceux-ci se découvrirent en entrant sous le bosquet et saluèrent respectueusement les dames.

—Vous voici donc enfin, messieurs, dit en souriant doña Maria; savez-vous que vous nous avez fort inquiétées?

—Oh! fit doña Carmen en avançant les lèvres.

—Pas beaucoup, murmura doña Dolores, ces messieurs ont sans doute trouvé autre part une occasion de se divertir, et ils en ont profité.

Le comte et Dominique regardèrent les jeunes filles avec surprise, ils ne comprenaient pas.

—Voyons, voyons, petites folles, dit doucement doña Maria, ne tourmentez pas ainsi ces pauvres jeunes gens, vous les rendez tout confus, il est probable que s'ils ne sont pas venus plus tôt c'est que cela leur a été impossible.

—Oh! Ces messieurs sont parfaitement libres de venir lorsque cela leur plaît, dit dédaigneusement doña Dolores.

—Nous nous garderons bien de les chicaner pour si peu, ajouta Carmen sur le même ton.

Ce fut le coup de grâce pour les jeunes gens, ils perdirent complètement contenance.

Les moqueuses enfants les regardèrent un instant à la dérobée, puis elles éclatèrent d'un rire si franc, si soudain, que le comte et Dominique en pâlirent de dépit.

—Vive Dieu! s'écria le vaquero, en frappant du pied avec colère, c'est aussi être trop méchant de nous punir ainsi d'une faute que nous n'avons pas commise.

—Don Adolfo nous a retenu malgré nous, dit le comte.

—Vous avez vu don Jaime? demanda doña Maria.

—Oui, madame, cette nuit vers onze heures il est venu nous visiter.

Les jeunes gens prirent alors des sièges et la conversation continua sur un ton enjoué.

Doña Carmen et Dolores continuèrent à les lutiner; elles étaient heureuses de leur avoir fait perdre aussi complètement contenance, bien qu'elles leur gardassent intérieurement rancune de ne pas avoir été comprises, sur le sentiment qui dictait leurs reproches.

Quant au comte et à Dominique, ils se sentaient heureux de se trouver près de ces belles et naïves jeunes filles; ils s'enivraient au feu de leurs regards, écoutaient avec ravissement la douce musique de leur voix, sans penser à autre chose qu'à jouir le plus longtemps possible du facile bonheur qui leur était ainsi procuré.

Toute l'après-dîner s'écoula ainsi pour eux avec la rapidité d'un songe.

A neuf heures du soir ils se retirèrent.

Ils regagnèrent leur maison sans échanger une parole.

—As-tu envie de dormir? demanda le comte à son ami dès qu'ils furent dans leur appartement.

—Ma foi non, répondit celui-ci; pourquoi?

—C'est que je désirerais causer avec toi.

—Ma foi, mon ami, cela se trouve parfaitement; moi aussi j'ai à te parler.

—Ah! fit le comte; eh bien, si tu le veux nous causerons tout en fumant un cigare et en buvant un grog.

—Je ne demande pas mieux.

Les deux jeunes gens s'installèrent en face l'un de l'autre et allumèrent leurs cigares.

—Quelle charmante journée nous avons passée! dit le comte.

—Comment en pourrait-il être autrement, répondit Dominique, auprès de personnes aussi aimables?

Et comme d'un commun accord les jeunes gens soupirèrent.

Le comte sembla tout à coup prendre une résolution.

—Voyons, dit-il à son ami, veux-tu être franc?

—Avec toi surtout je le serai toujours; tu le sais bien, répondit Dominique.

—Eh bien! Écoute, tu sais que je suis depuis quelques mois à peine au Mexique, mais ce que tu ne sais que vaguement c'est le motif qui m'a conduit dans ce pays.

—Je crois t'avoir entendu dire que tu étais arrivé ici dans l'intention d'épouser ta cousine, doña Dolores de la Cruz.

—C'est la vérité, mais ce que tu ignores, c'est la façon dont ce mariage a été convenu, et les raisons qui m'empêchent de le rompre.

—Ah! fit Dominique.

—Je serai bref; sache donc que tout enfant encore, d'après les conditions d'un pacte de famille, je fus fiancé à ma cousine doña Dolores dont j'ignorais même l'existence; devenu homme, mes parents me sommèrent de remplir l'engagement que sans me consulter ils avaient pris en mon nom. Malgré la répugnance toute naturelle que j'éprouvais pour cette union étrange avec une femme que je ne connaissais pas, il me fallut obéir. Je quittai avec regret la vie heureuse, calme et insouciante que je menais à Paris au milieu de mes amis, et je m'embarquai pour le Mexique. Don Andrés de la Cruz me reçut à mon arrivée avec la joie la plus vive, me combla des attentions les plus délicates, et me présenta à sa fille, à ma fiancée. Doña Dolores me reçut froidement, plus que froidement même; pas plus que moi sans doute, elle n'était satisfaite de l'union qu'on la contraignait de contracter avec un inconnu, et se sentait froissée du droit que son père s'était ainsi arrogé de disposer de sa main sans la consulter, ou seulement sans l'avertir, car doña Dolores, je l'appris plus tard, ignorait complètement le pacte conclu entre les deux branches de notre famille... Quant à moi, charmé du froid accueil que j'avais reçu de celle que je devais épouser, j'espérai que peut-être cette union ne se conclurait pas. Doña Dolores est fort belle, tu le sais.

—Oh! Oui, murmura Dominique.

—Son caractère est charmant, son esprit cultivé; enfin, elle réunit toutes les grâces et tous les séduisants attraits qui font une femme accomplie.

—Oh! Oui, reprit encore Dominique, tout ce que tu dis là est bien l'exacte vérité.

—Eh bien, je ne puis l'aimer, c'est plus fort que moi et cependant le devoir, le devoir m'obligea l'épouser, car doña Dolores est devenue tout à coup orpheline, elle est presque ruinée, et livrée sans défense à la haine de son frère; fiancé avec elle contre mon gré il est vrai, mais bien réellement fiancé, l'honneur m'ordonne d'accomplir cette union, dernier vœu de son père mourant; et cependant j'aime...

—Que veux-tu dire? s'écria Dominique d'une voix haletante.

—Pardonnes-moi, Dominique; j'aime doña Carmen.

—Oh! Merci, mon Dieu.

—Quoi? Que veux-tu dire?

—J'aime aussi, dit Dominique, tu me rends bien heureux, celle que j'aime, c'est doña Dolores!

Le comte tendit la main à Dominique; celui-ci se jeta dans ses bras.

Ils demeurèrent longtemps pressés dans une chaleureuse étreinte; enfin le comte se dégagea doucement.

—Espérons! dit-il, résumant par ce seul mot les sentiments qui bouillonnaient dans leur cœur.


XXVII

UN HOMME DE BIEN

Il était deux heures de l'après-dîner. Il n'y avait pas un souffle dans l'air, la campagne semblait endormie sous le poids d'un soleil de plomb, dont les rayons incandescents tombaient du ciel d'une couleur de cuivre fourbi sur la terre pâmée de chaleur, et faisaient étinceler, comme autant de diamants, les cailloux micacés d'une route large et tortueuse qui serpentait en méandres infinis à travers une campagne aride, semée de roches d'un blanc grisâtre sur les parois desquels ruisselait en cascade de feu une aveuglante lumière.

L'atmosphère d'une parfaite transparence, ainsi que cela existe toujours dans les climats privés d'humidité, laissait distinguer nets et précis, jusqu'au dernier plan de l'horizon, les divers accidents du paysage; avec une crudité de tons et de détails qui à cause du manque de perspective aérienne leur donnait quelque chose de dur qui attristait l'œil.

A un endroit où cette route se séparait en plusieurs branches et formait une espèce de carrefour, s'élevait une maisonnette aux murs blancs, au toit à l'italienne, et dont la porte était garnie d'un portillo formé par des troncs d'arbres mal équarris et soutenant un balcon garni d'une grille au treillage serré qui le fermait comme une cage.

Cette maisonnette était une venta.

Plusieurs chevaux attachés par la bride au portillo, la tête tristement baissée, les flancs haletant et ruisselant de sueur, semblaient être aussi accablés par la chaleur que par la fatigue.

Çà et là, plusieurs hommes roulés dans leurs zarapés, la tête à l'ombre et les pieds au soleil, dormaient, suivant l'expression espagnole, à pierna suelta.

Ces hommes étaient des guérilleros; une sentinelle à demi endormie, appuyée sur sa lance et adossée au mur, était censée veiller sur les armes de la cuadrilla, rangées en faisceau.

Sous le portillo même, un officier assis sur un hamac qu'il balançait avec les pieds, raclait désespérément un jarabe, en roucoulant d'une voix éraillée les paroles langoureusement amoureuses d'un triste.

Un gros petit homme, ventru et bouffi, aux yeux gris pleins de malice et à la physionomie railleuse, sortit de la venta et s'approcha du hamac.

—Señor don Felipe, dit-il en saluant respectueusement le musicien improvisé, ne voulez-vous donc pas dîner?

—Señor ventero, répondit l'officier d'un ton rogue, lorsque vous me parlez, vous pourriez, il me semble, être plus respectueux à mon égard et me donner le titre auquel j'ai droit, c'est-à-dire me nommer colonel.

—Excusez-moi, seigneurie, répondit l'hôte avec une nouvelle salutation plus profonde que la première, je suis ventero, moi, c'est-à-dire fort peu au courant des grades militaires.

—C'est bien, vous êtes excusé! Je ne dînerai pas encore, j'attends une personne, qui n'est pas arrivée mais qui ne saurait tarder à paraître.

—Voilà qui est certes bien malheureux! Señor colonel don Felipe, reprit le ventero; un repas que j'avais confectionné avec tant de soin: tout sera gâté, perdu.

—Ce serait un malheur, mais qu'y faire? Ma foi! Dressez le couvert, il y a assez longtemps que j'attends, j'ai un trop formidable appétit pour différer mon repas davantage.

L'hôte salua et se retira aussitôt.

Cependant le guérillero s'était décidé à quitter son hamac et à abandonner provisoirement son jarabe; après avoir tordu et allumé une cigarette de paille de maïs, il fit nonchalamment quelques pas vers l'extrémité du portillo et les bras croisés derrière le dos, la cigarette à la bouche, il interrogea l'horizon. Un cavalier, enveloppé d'un nuage épais de poussière soulevé par sa course rapide, se dirigeait de son côté.

Don Felipe poussa un cri de joie, il reconnut que ce cavalier était bien le personnage que depuis si longtemps il attendait.

—Ouf! s'écria le voyageur en arrêtant court son cheval devant le portillo et en sautant à terre, je n'en puis plus, ¡válgame Dios! Quelle horrible chaleur!

Sur un geste du colonel, un soldat s'était emparé du cheval et l'avait conduit au corral.

—Eh! Señor don Diego, soyez le bien arrivé, dit le colonel en lui tendant la main à l'anglaise; je désespérais presque de vous voir. Le dîner nous attend; après une course pareille, vous devez être presque mort de faim.

Le ventero les introduisit alors dans un cuarto retiré. Les deux convives se mirent à table et attaquèrent vigoureusement les plats posés devant eux.

Pendant la première partie du repas, tout occupés à satisfaire les exigences d'un appétit aiguisé par une longue abstinence, ils n'échangèrent que de rares paroles entre eux; mais bientôt leur ardeur se calma, ils se renversèrent sur le dossier de leurs butacas avec un ah! de satisfaction, tordirent des cigarettes, les allumèrent et se mirent à fumer, tout en buvant, à petits coups d'excellent refino de Cataluña que l'hôte avait apporté comme complément obligé du dîner.

—Çà, fit don Diego, maintenant que nous voici parfaitement repus, grâces à Dieu et à saint Julien, patron des voyageurs, causons un peu, mon cher colonel.

—Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci avec un fin sourire.

—Eh bien, reprit don Diego, je vous dirai que j'ai entretenu hier le général d'une affaire que je comptais vous proposer; savez-vous ce qu'il m'a répondu? Ne faites pas cela, mon cher don Diego, malgré ses hautes capacités, le colonel don Felipe est un niais imbu des préjugés les plus ridicules, il ne comprendrait pas la grande portée patriotique de l'affaire que vous lui proposeriez, il ne verrait que l'argent et vous refuserait en vous riant au nez, bien que cependant vingt-cinq mille piastres forment une fort belle somme; et il termina en ajoutant: soit, puisque vous lui avez donné rendez-vous, allez le trouver; ne serait-ce que pour la singularité du fait, vous verrez, si par hasard vous vous avisez de parler de cette affaire, comment il vous fermera la bouche et vous renverra, vous et vos vingt-cinq mille piastres, avec votre courte honte.

—Hum! fit le colonel auquel l'énonciation du chiffre avait donné fort à réfléchir.

Don Diego l'examinait du coin de l'œil.

—Aussi, reprit-il en jetant sa cigarette, toutes réflexions faites, je me range à l'avis du général et je ne vous parlerai de rien.

—Ah! fit encore le colonel.

—Cela me chagrine, je l'avoue, mais il faut que j'en prenne mon parti: j'irai trouver Cuellar, peut-être lui ne sera-t-il pas aussi méticuleux.

—Cuellar est un drôle, s'écria don Felipe avec violence.

—Je le sais bien, répondit don Diego doucement, mais que m'importe, en lui donnant une dizaine de mille piastres d'avance, je suis certain qu'il acceptera ma proposition, qui du reste a cela de fort avantageux qu'elle est excessivement honorable.

Le colonel remplit les verres, il semblait préoccupé.

—Diable, dit-il, c'est un beau denier que vous donnez là, dix mille piastres.

—Tout autant, cher seigneur; vous comprenez bien, n'est-ce pas? Que je ne suis pas homme à mettre ainsi gratuitement une affaire sur les bras d'un de mes amis.

—Mais Cuellar n'est pas de vos amis.

—C'est vrai; voilà pourquoi je regrette de m'adresser à lui.

—Mais de quoi s'agit-il donc, en fait?

—C'est un secret.

—Ne suis-je pas votre ami? Soyez assuré que je serai muet comme une tombe.

Don Diego parut réfléchir.

—Vous me promettez le silence?

—Je vous le jure sur l'honneur.

—Oh! Bien, rien ne m'empêche de parler alors. Voici tout simplement ce dont il s'agit: je ne vous apprendrai rien, colonel, en vous disant que de nombreux espions, servant à la fois les deux causes, vendent sans scrupule aucun, à Miramón, les secrets de nos opérations militaires, de même qu'ils se font payer à beaux deniers comptants les renseignements qu'ils nous fournissent sur celles de l'ennemi. Or, le gouvernement de Son Excellence don Benito Juárez a, en ce moment, les yeux ouverts sur les machinations de deux hommes qui sont fortement soupçonnés de jouer ce double rôle; mais les individus dont il s'agit sont doués d'une si merveilleuse finesse, leurs mesures sont si bien prises, que, malgré la quasi certitude morale qui existe contre eux, il a été jusqu'à présent impossible d'obtenir la preuve la plus légère de la vérité: ce sont ces deux hommes qu'il faudrait démasquer en s'emparant de leurs papiers, sur la remise desquels quinze mille piastres seraient immédiatement comptés en sus des dix mille donnés d'avance. Une fois ces preuves entre les mains, le général gouverneur n'hésiterait pas à les traduire devant une cour martiale. Vous voyez que cette affaire n'a rien que d'honorable pour celui qui s'en chargera.

—En effet, c'est même un acte de patriotisme méritoire que d'acquérir cette certitude; et quels sont ces deux hommes?

—Je ne vous ai pas dit leurs noms?

—C'est la seule chose que vous ayez oubliée.

—Oh! Ce ne sont pas les premiers venus, loin de là: le premier vient d'être nommé secrétaire particulier du général Ortega, et le second a, je crois, tout récemment levé une cuadrilla à ses frais.

—Mais leurs noms, leurs noms?

—Vous les connaissez bien, ou du moins je le suppose; le premier se nomme don Antonio Cacerbar et le second...

—Don Melchior de la Cruz, interrompit vivement don Felipe...

—Vous le saviez! s'écria don Diego avec une surprise parfaitement jouée.

—L'élévation subite de ces deux individus, le crédit presque illimité dont ils jouissent auprès du président, m'avait déjà donné à réfléchir, nul ne comprend rien à cette faveur si soudaine.

—Aussi, certaines personnes jugent-elles nécessaire d'élucider la question en s'assurant d'une manière positive de ce que sont ces deux hommes.

—Eh bien, s'écria don Felipe, je le saurai, moi, je vous le promets, et les preuves que vous exigez, je vous les donnerai.

—Vous feriez cela?

—Oui, je vous le jure, d'autant plus que je considère comme le devoir d'un honnête homme de prendre ces coquins la main dans le sac; et, ajouta-t-il avec un singulier sourire, nul mieux que moi ne possède les moyens d'obtenir ce résultat.

—Puissiez-vous ne pas vous tromper, colonel! Car si cela arrivait ainsi, je crois pouvoir vous assurer que la gratitude du gouvernement envers vous ne se bornerait pas à la somme dont je vais vous remettre une partie.

Don Felipe sourit avec orgueil à cette transparente allusion au nouveau grade qu'il ambitionnait.

Don Diego, sans paraître remarquer ce sourire, tira d'un grand portefeuille une feuille de papier pliée en quatre et la remit entre les mains du guérillero qui s'en empara avec un geste de joie et une expression de rapacité satisfaite qui donnait à ses traits, cependant assez beaux et assez réguliers, quelque chose de vil et de méprisable.

Ce papier était une traite de dix mille piastres payables à vue sur une grande maison de banque anglaise de la Veracruz.

Don Diego se leva.

—Vous partez? lui dit le colonel.

—Oui, j'ai le regret d'être forcé de vous quitter.

—A bientôt, seigneur don Diego.

Le jeune homme remonta à cheval et s'éloigna rapidement.

—Eh! murmurait-il tout en galopant, je crois que cette fois la souricière est bien tendue et que les misérables y seront pris.

Le colonel s'était de nouveau assis sur le hamac et avait recommencé à racler le jarabe avec plus de force que de justesse.


XXVIII

AMOUR

Dolores et Carmen étaient seules au jardin.

Blotties comme deux craintives fauvettes au fond d'un bosquet d'orangers, de citronniers, et de grenadiers en fleurs, elles caquetaient à qui mieux mieux.

Doña Maria, légèrement indisposée, gardait la chambre; ou, du moins tel était le prétexte qu'elle avait donné aux jeunes filles pour ne pas leur tenir compagnie au jardin; en réalité, elle s'était enfermée afin de lire une lettre importante que don Jaime lui avait fait passer par un homme sûr.

Les jeunes filles, libres de toute surveillance, s'en donnaient à cœur joie, à se confier leurs naïfs et doux secrets; quelques mots avaient suffi pour rendre entre elles toute explication inutile; aussi pas d'arrière-pensées, de faux fuyants; confiance entière et illimitée, union tacitement conclue pour se venir en aide et forcer les cavaliers aimés à rompre enfin un trop long silence et à laisser lire, dans leur cœur, le nom de celle que chacun d'eux préférait.

C'était justement sur ce grave et intéressant sujet que roulait en ce moment l'entretien des jeunes filles.

Bien qu'elles n'en fussent plus à s'avouer leur mutuel amour, cependant par un sentiment de dignité inséparable de toute passion véritable, elles hésitaient et reculaient en rougissant devant la pensée de pousser les jeunes gens à se déclarer.

Doña Carmen et doña Dolores étaient bien réellement de naïves et innocentes enfants, ignorantes de toutes les coquetteries et de toutes les roueries dont chez nous, peuple soi-disant civilisé, les femmes se font un jeu si cruel et parfois si implacable.

Par un de ces hasards étranges comme la vie réelle en crée si souvent, la conversation des jeunes filles était, à quelques légères différences près, la même que celle qui avait précédemment eu lieu entre le comte et son ami sur le même sujet.

—Dolores, disait doña Carmen d'une voix caressante, vous êtes plus brave que moi; mieux que moi vous connaissez don Ludovic, il est votre parent d'ailleurs: pourquoi cette réserve avec lui?

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