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Les nuits mexicaines

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[1] Prononcez Chelhoua.


VIII

LE BLESSÉ

Un calme profond régnait dans la campagne; la brise nocturne s'était éteinte. Nul autre bruit que le susurrement continu des infiniment petits, qui travaillent sans cesse au labeur inconnu pour lequel ils ont été créés par la providence, ne troublait le silence de la nuit; le ciel d'un bleu sombre n'avait pas un nuage; une douce et pénétrante clarté tombait des étoiles, et les rayons lunaires inondaient le paysage de lueurs crépusculaires qui donnaient aux arbres et aux monticules dont ils allongeaient démesurément les ombres tranchées, des apparences fantastiques; des reflets bleuâtres semblaient filtrer dans l'atmosphère dont la pureté était telle, qu'on distinguait facilement le vol lourd et saccadé des coléoptères qui tournaient en bourdonnant autour des branches; çà et là des lucioles fuyaient comme des farfadets dans les hautes herbes qu'elles illuminaient au passage de lueurs phosphorescentes.

C'était, en un mot, une de ces tièdes et pures nuits américaines, ignorées dans nos froids climats moins favorisés du ciel, et qui plongent l'âme dans de douces et mélancoliques rêveries.

Tout à coup une ombre surgit à l'horizon, grandit rapidement et dessina bientôt la silhouette noire et indécise encore d'un cavalier; le bruit des sabots d'un cheval, frappant à coups hâtifs la terre durcie, ne laissa bientôt plus de doute à cet égard.

Un cavalier s'approchait effectivement; il suivait la direction de Puebla; à demi assoupi sur sa monture, il lui tenait la bride assez lâche, et la laissait à peu près se diriger à sa guise, lorsque celle-ci arrivée à une espèce de carrefour, au milieu duquel s'élevait une croix, fit subitement un écart et sauta de côté en dressant les oreilles et en reculant avec force.

Le cavalier, brusquement tiré de son sommeil ou ce qui est plus probable de ses réflexions, bondit sur la selle et aurait été désarçonné, si, par un mouvement instinctif, il n'avait pas ramené son cheval en pesant fortement sur la bride.

—¡Hola! s'écria-t-il en relevant vivement la tête et en portant la main à sa machette, tout en regardant avec inquiétude autour de lui; que se passe-t-il donc ici? Allons, Moreno, mon bon cheval, que signifie cette frayeur? Là, là calme-toi, mon ami, personne ne songe à nous.

Mais bien que son maître le flattât en lui parlant, et que tous deux parussent vivre en fort bonne intelligence, cependant l'animal continuait à renâcler et à donner des marques de frayeur de plus en plus vives.

—Voilà qui n'est pas naturel, ¡vive Dios! Tu n'as pas coutume de t'effrayer ainsi pour rien; mon bon Moreno, voyons, qu'y a-t-il?

Et le voyageur regarda de nouveau autour de lui, mais cette fois plus attentivement et en abaissant son regard vers le sol.

—Eh! fit-il tout à coup en apercevant un corps étendu sur le chemin, Moreno a raison; il y a quelque chose là, le cadavre de quelque hacendero sans doute, que les salteadores auront tué pour le dépouiller plus à leur aise, et qu'ils auront abandonné ensuite, sans s'en soucier davantage; voyons donc cela.

Tout en se parlant ainsi à demi-voix, le cavalier avait mis pied à terre.

Mais comme notre homme était prudent et, selon toutes probabilités, accoutumé de longue date à parcourir les routes de la confédération mexicaine, il arma son fusil et se tint prêt à l'attaque comme à la défense, au cas où l'individu qu'il voulait secourir, s'aviserait de se lever à l'improviste, pour lui demander la bourse ou la vie, éventualité fort dans les mœurs du pays et contre laquelle il fallait avant tout se mettre en garde.

Il s'approcha donc du cadavre, et il le considéra un instant avec la plus sérieuse attention.

Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour acquérir la certitude qu'il n'avait rien à redouter du malheureux qui gisait à ses pieds.

—Hum! reprit-il en hochant la tête à plusieurs reprises, voilà un pauvre diable qui me semble être bien malade; s'il n'est pas mort, il n'en vaut guère mieux. Enfin! Essayons toujours de le secourir, bien que je craigne que ce soit peine perdue.

Après ce nouvel aparté, le voyageur, qui n'était autre que Dominique le fils du ranchero dont nous avons parlé plus haut, désarma son fusil qu'il appuya contre le rebord du chemin afin de l'avoir à sa portée en cas de besoin, attacha son cheval à un arbre et se débarrassa de son zarapé afin d'être plus libre de ses mouvements.

Après avoir pris toutes ces précautions doucement et méthodiquement, car c'était un homme fort soigneux en toutes choses, Dominique enleva les alforjas, ou doubles poches placées à l'arrière de sa selle, se les mit sur l'épaule et s'agenouillant alors auprès du corps étendu, il ouvrit son vêtement et lui appuya l'oreille contre la poitrine ouverte par une blessure béante.

Dominique était un homme de haute taille, robuste et parfaitement proportionné; ses membres bien attachés étaient garnis de muscles gros comme des cordes et durs comme du marbre; il devait être doué d'une vigueur remarquable jointe à une grande adresse dans tous ses mouvements qui ne manquaient pas d'une certaine grâce virile: c'était, en un mot, une de ces organisations puissantes peu communes dans tous les pays, mais comme on en rencontre plus souvent dans les contrées où les exigences d'une vie de lutte développent dans des proportions souvent extrêmes les facultés corporelles de l'individu.

Bien qu'il eût environ vingt-deux ans, Dominique en paraissait au moins vingt-huit. Ses traits étaient beaux, mâles et intelligents, ses yeux noirs bien ouverts regardaient en face, son front développé, ses cheveux châtains bouclés naturellement, sa bouche grande, aux lèvres un peu épaisses, sa moustache fièrement relevée, son menton bien dessiné et taillé carrément donnaient à son visage une expression de franchise, d'audace et de bonté, réellement sympathique, tout en lui imprimant un cachet d'indicible distinction. Chose singulière chez cet homme qui appartenait à l'humble classe des vaqueros, ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse rare, ses mains surtout étaient d'un dessein aristocratique irréprochable.

Tel était au physique le nouveau personnage que nous présentons au lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans la suite de ce récit.

—Allons, il aura de la peine à en revenir, s'il en revient, reprit Dominique en se redressant après avoir vainement essayé de sentir les battements du cœur.

Cependant il ne se découragea pas.

Il ouvrit ses alforjas et en sortit du linge, une trousse et une petite boîte fermant à clé.

—Heureusement que j'ai conservé mes habitudes indiennes, fit-il en souriant, et que je porte toujours avec moi mon sac à la médecine.

Sans perdre de temps il sonda la plaie, la lava avec soin. Le sang suintait goutte à goutte aux lèvres violacées de la blessure; il déboucha un flacon, versa sur la plaie quelques gouttes d'une liqueur rougeâtre contenue dans ce flacon; le sang s'arrêta aussitôt comme par enchantement.

Alors avec une adresse qui témoignait d'une grande habitude, il banda la blessure, sur laquelle il posa délicatement quelques herbes pilées et humectées avec la liqueur rouge que déjà il avait employée.

Le malheureux ne donnait aucun signe de vie, son corps continuait à conserver cette inerte rigidité des cadavres; cependant une certaine moiteur persistait aux extrémités, diagnostic qui faisait supposer à Dominique que la vie n'était pas complètement éteinte dans ce pauvre corps.

Après l'avoir pansé avec soin, il releva un peu le blessé et l'adossa à un arbre; puis il se mit à le frictionner avec du rhum mêlé d'eau, à la poitrine, aux tempes et aux poignets; ne s'arrêtant de temps en temps que pour examiner d'un œil inquiet son visage pâle et contracté.

Tout paraissait devoir être inutile: aucune contraction, aucun tressaillement nerveux n'indiquait le retour de la vie.

Mais il n'y a rien de persistant comme la volonté de l'homme qui veut sauver son semblable; bien qu'il commençât sérieusement à douter du succès de ses efforts, cependant loin de se décourager, Dominique sentit redoubler son ardeur, résolu à n'abandonner la partie que lorsque bien définitivement il lui serait prouvé que tout secours était en pure perte.

C'était un tableau d'un effet saisissant que ce groupe formé sur cette route déserte pendant cette nuit calme et lumineuse, au pied de cette croix, signe de rédemption, par ces deux hommes dont l'un poussé par le saint amour de l'humanité s'acharnait, s'il est permis de parler ainsi, à prodiguer à l'autre les soins les plus fraternels.

Dominique cessa un instant ses frictions et il se frappa le front comme si une pensée subite venait tout à coup de surgir dans son cerveau.

—Où diable ai-je donc la tête? murmura-t-il, et fouillant dans ses alforjas qui semblaient inépuisables, tant elles contenaient de choses, il en retira une gourde bouchée avec soin.

Il entr'ouvrit avec la lame de son couteau les dents serrées du blessé, lui introduisit, après l'avoir débouchée, la gourde entre les lèvres, et lui versa dans la bouche une partie de ce qu'elle contenait, tout en examinant son visage avec anxiété.

Au bout de deux ou trois minutes, le blessé frissonna faiblement, et ses paupières remuèrent comme s'il eût essayé de les ouvrir.

—Ah! fit Dominique avec joie, cette fois, je crois que j'en aurai raison.

Et déposant la gourde près de lui, il recommença les frictions avec une nouvelle ardeur.

Un soupir faible comme un souffle s'exhala des lèvres du blessé, ses membres commencèrent bientôt à perdre un peu de leur raideur; la vie revenait doucement.

Le jeune homme redoubla d'efforts; peu à peu la respiration bien que faible et entrecoupée se fit plus distincte, les traits se détendirent et les pommettes des joues se plaquèrent de deux taches rouges; bien que les yeux demeurassent fermés, les lèvres du blessé s'agitaient comme s'il eût essayé de prononcer quelques paroles.

—Bah! fit Dominique avec un accent joyeux, tout n'est pas fini encore, il sera revenu de loin, s'il en réchappe, bravo! Je n'ai pas perdu mon temps! Mais qui diable lui a donné un si furieux coup d'épée? On ne se bat pas en duel au Mexique. Sur mon âme! Si je ne craignais pas de lui faire injure, j'assurerais presque que je connais l'homme qui a si joliment décousu ce pauvre malheureux; mais patience, il faudra bien qu'il parle, et alors il sera bien fin si je ne sais pas à qui il a eu affaire.

Cependant, la vie, après avoir longtemps hésité à rentrer dans ce corps qu'elle avait presqu'abandonné, avait commencé une lutte sérieuse contre la mort qu'elle obligeait de plus en plus à se retirer; les mouvements du blessé devenaient plus accentués et surtout plus intelligents: deux fois déjà ses yeux s'étaient ouverts pour se refermer presqu'aussitôt il est vrai, mais le mieux devenait sensible; il ne tarderait pas à reprendre connaissance, ce n'était plus qu'une question de temps.

Dominique versa un peu d'eau dans un gobelet, y mêla quelques gouttes de la liqueur contenue dans la gourde, et approcha le gobelet de la bouche du blessé; celui-ci ouvrit les lèvres et but, puis il poussa un soupir de soulagement.

—Comment vous sentez-vous? lui demanda le jeune homme avec intérêt.

Au son de cette voix inconnue, un frémissement convulsif agita tout le corps du blessé; il fit un geste comme pour repousser une image effrayante et murmura d'une voix sourde:

—Tuez-moi!

—Ma foi non! s'écria joyeusement Dominique, j'ai eu trop de peine à vous ressusciter pour cela.

Le blessé entr'ouvrit les yeux, jeta un regard égaré autour de lui et le fixant enfin sur le jeune homme, avec une expression d'indicible épouvante:

—Le masque! s'écria-t-il, le masque! Oh! Arrière! Arrière!

—La commotion cérébrale a été forte, murmura le jeune homme; il est en proie à une hallucination fiévreuse qui, si elle persistait, pourrait amener la folie. Hum! Le cas est grave! Comment faire pour remédier à cela?

—Bourreau! reprit faiblement le blessé, tue-moi.

—Il y tient à ce qu'il paraît; cet homme est tombé dans quelque guet-apens affreux, son esprit troublé ne lui rappelle que la dernière scène de meurtre dans laquelle il a joué un rôle si malheureux; il faut couper court à cela, et lui rendre le calme nécessaire à sa guérison, sinon il est perdu.

—Ne le sais-je pas bien que je suis perdu? dit le blessé qui avait entendu cette dernière parole, tue-moi donc sans me faire souffrir davantage.

—Vous m'entendez, señor, répondit le jeune homme; fort bien, alors écoutez-moi sans m'interrompre: je ne suis pas un des hommes qui vous ont mis dans l'état où vous vous trouvez; je suis un voyageur, que le hasard ou plutôt la providence a conduit sur cette route, pour vous venir en aide, et je l'espère pour vous sauver; vous me comprenez bien n'est-ce pas? Cessez donc de vous forger des chimères, oubliez s'il est possible, quant à présent du moins, ce qui s'est passé entre vous et vos assassins, je n'ai d'autre désir que celui de vous être utile; sans moi vous seriez mort; ne rendez pas plus difficile la tâche déjà si dure que je me suis imposée; votre salut désormais dépend de vous seul.

Le blessé fit un brusque mouvement pour se relever, mais ses forces le trahirent, il retomba avec un soupir de découragement.

—Je ne puis, murmura-t-il.

—Je le crois bien, blessé comme vous l'êtes; c'est un miracle que l'affreux coup d'épée que vous avez reçu ne vous aie pas tué raide; ne vous opposez donc pas davantage à ce que l'humanité m'ordonne de faire pour vous.

—Mais si vous n'êtes pas assassin, qui donc êtes vous? lui demanda le blessé avec inquiétude.

—Qui je suis, moi? Un pauvre diable de vaquero qui vous a trouvé ici agonisant et qui a été assez heureux pour vous rendre à la vie.

—Et vous me jurez que vos intentions sont bonnes?

—Je vous le jure, sur mon honneur.

—Merci, murmura le blessé.

Il y eut un silence assez long.

—Oh! Je veux vivre, reprit le blessé avec une énergie concentrée.

—Je comprends ce désir, il me semble tout naturel de votre part.

—Oui, je veux vivre, car il faut que je me venge.

—Ce sentiment est juste, la vengeance est permise.

—Vous me sauverez, vous me le promettez, n'est-ce pas?

—Du moins ferai-je tout ce qu'il me sera possible pour cela.

—Oh! Je suis riche, je vous récompenserai.

Le ranchero hocha la tête.

—Pourquoi parler de récompense? dit-il; croyez-vous donc que le dévouement puisse s'acheter; gardez votre or, caballero; il me serait inutile, je n'en ai pas besoin.

—Cependant il est de mon devoir...

—Pas un mot de plus sur ce sujet, je vous en prie, señor, toute insistance de votre part serait pour moi une mortelle injure; je fais mon devoir en vous sauvant la vie, je n'ai droit à aucune récompense.

—Agissez donc à votre guise.

—Promettez-moi d'abord de ne pas soulever d'objection à ce que je jugerai convenable de faire dans l'intérêt de votre salut.

—Je vous le promets.

—Bien; de cette façon nous nous entendrons toujours. Le jour ne tardera pas à paraître; nous ne devons pas demeurer ici plus longtemps.

—Mais, où irai-je? Je me sens si faible qu'il m'est impossible de faire le plus léger mouvement.

—Que cela ne vous inquiète pas; je vous mettrai sur mon cheval et en le faisant marcher au pas, il vous portera sans trop de secousses en lieu sûr.

—Je m'abandonne à vous.

—C'est ce que vous pouvez faire de mieux; voulez-vous que je vous conduise à votre demeure?

—Ma demeure? s'écria le blessé avec un effroi mal dissimulé et en faisant un mouvement comme s'il eût essayé de fuir; vous me connaissez donc, vous savez où j'habite?

—Je ne vous connais pas, j'ignore où votre maison est située. Comment saurais-je ces détails, moi qui avant cette nuit ne vous avais jamais vu?

—C'est vrai, murmura le blessé en se parlant à lui-même, je suis fou! Cet homme est de bonne foi. Puis s'adressant à Dominique: Je suis un voyageur, lui dit-il d'une voix entrecoupée et à peine distincte; je viens de la Veracruz, je me rendais à México, lorsque j'ai été assailli à l'improviste, dépouillé de ce que je possédais et laissé pour mort au pied de cette croix où vous m'avez si providentiellement rencontré; de domicile, je n'en ai pas d'autre en ce moment que celui qu'il vous plaira de m'offrir! Voilà toute mon histoire, elle est simple comme la vérité.

—Qu'elle soit vraie ou non, cela ne me regarde pas, señor; je n'ai pas le droit de m'immiscer malgré vous dans vos affaires; dispensez-vous donc, je vous prie, de me donner des renseignements que je ne vous demande pas, dont je n'ai que faire et qui, dans l'état où vous êtes, ne peuvent que vous être nuisibles, d'abord en vous obligeant à une trop grande tension d'esprit, et ensuite en vous forçant à parler.

En effet, ce n'avait été que grâce à une puissance de volonté extrême que le blessé était parvenu à soutenir une si longue conversation; la secousse qu'il avait reçue était trop forte, sa blessure trop grave pour que, malgré tout le désir qu'il en avait, il lui fût possible de discuter plus longtemps, sans risquer de tomber dans une syncope plus dangereuse que celle dont il avait été si miraculeusement tiré par son généreux sauveur; déjà il sentait battre ses artères, un nuage s'étendait sur sa vue, des bourdonnements sinistres se faisaient dans ses oreilles, une sueur glacée perlait à ses tempes; ses pensées, dans lesquelles il avait éprouvé tant de difficultés à remettre un peu d'ordre et de suite, commençaient à lui échapper de nouveau, il comprit qu'une résistance plus prolongée de sa part serait une folie, il se laissa aller en arrière avec découragement et poussant un soupir de résignation:

—Ami, murmura-t-il d'une voix faible, faites de moi ce que vous voudrez; je me sens mourir.

Dominique suivait ses mouvements d'un œil inquiet, il se hâta de lui faire boire quelques gouttes de cordial dans lequel il avait versé une liqueur soporifique; ce secours fut efficace, le blessé se sentit renaître à la vie.

Il voulut remercier le jeune homme.

—Taisez-vous, lui dit vivement celui-ci, vous n'avez que trop parlé déjà.

Il l'enveloppa avec soin dans son manteau et l'étendit sur le sol.

—Là, reprit-il, vous voici bien ainsi, ne bougez plus et essayez de dormir, tandis que j'aviserai aux moyens de vous enlever d'ici au plus vite.

Le blessé n'essaya aucune résistance; déjà le somnifère qu'il avait bu agissait sur lui, il sourit doucement, ferma les yeux, et bientôt il fut plongé dans un sommeil calme et réparateur.

Dominique le regarda un instant dormir avec la plus entière satisfaction.

—J'aime mieux le voir ainsi que comme il était à mon arrivée, dit-il joyeusement; ah tout n'est pas fini encore: maintenant il s'agit de partir et cela au plus vite, si je ne veux en être empêché par les importuns qui ne tarderont pas à affluer sur cette route.

Il détacha son cheval, lui remit la bride et l'amena tout auprès du blessé; après avoir fait une espèce de siège sur le dos de l'animal avec quelques couvertures auxquelles il ajouta son zarapé, dont il se dépouilla sans hésiter, il souleva le blessé dans ses bras nerveux avec autant de facilité, que si, au lieu d'être un homme de haute taille et d'une corpulence assez forte, il n'eût été qu'un enfant, et il le posa doucement sur le siège où il l'accommoda de son mieux, tout en ayant soin de le soutenir pour éviter une chute qui aurait été mortelle.

Lorsque le jeune homme se fut assuré que le blessé se trouvait dans une position aussi commode que le permettaient les circonstances, et surtout les moyens insuffisants de transports dont il disposait, il fit partir son cheval dont il tint la bride à la main, sans quitter toutefois la place qu'il avait prise auprès du blessé qu'il continua à soutenir d'aplomb sur la selle, et il s'éloigna définitivement se dirigeant vers le rancho où nous l'avons précédé d'une heure environ pour y introduire l'aventurier.


IX

DÉCOUVERTE

Dominique marchait tout doucement, maintenant d'une main ferme le blessé couché sur la selle de son cheval, veillant sur lui comme une mère veille sur son enfant; n'ayant qu'un désir, celui d'atteindre le rancho le plus tôt possible, afin de donner à cet inconnu, qui sans lui serait mort si misérablement, tous les soins que nécessitait l'état précaire dans lequel il se trouvait encore.

Malgré l'impatience, qu'il éprouvait, malheureusement il lui était impossible de hâter le pas de son cheval de crainte d'accident à travers les chemins ravinés et presque impraticables qu'il était contraint de traverser; aussi fût-ce avec un sentiment indicible de plaisir que, arrivé à deux ou trois portées de fusil du rancho, il aperçut plusieurs personnes accourant vers lui.

Bien qu'il ne les reconnût pas tout d'abord, cependant sa joie fut grande, car pour lui c'était un secours qui lui venait, et bien qu'il n'eût certes pas voulu en convenir, il en reconnaissait pour lui et surtout pour le blessé l'extrême nécessité, car depuis plusieurs heures déjà, il cheminait cahin-caha, à travers des sentiers la plupart du temps presque impraticables, contraint de surveiller constamment cet homme qu'il avait par un miracle incompréhensible sauvé d'une mort certaine et que le moindre oubli pouvait tuer raide.

Lorsque les hommes qui accouraient vers lui ne se trouvèrent plus qu'à quelques pas, il s'arrêta et leur cria d'un air joyeux comme un homme charmé d'être débarrassé d'une responsabilité qui lui pèse:

—Eh! Venez donc! ¡Caray! Il y a longtemps déjà que vous auriez dû être ici.

—Qu'est-ce à dire, Dominique, répondit en français l'aventurier, quel besoin si pressant avez-vous donc de nous?

—Eh! Cela vous crève les yeux, il me semble; ne voyez-vous pas que j'amène un blessé?

—Un blessé! s'écria Olivier en faisant un bond de tigre et se trouvant presque immédiatement auprès du jeune homme; de quel blessé parlez-vous donc?

—Pardieu! De celui que j'ai assis, tant bien que mal, sur mon cheval et que je ne serais pas fâché de voir dans un bon lit, dont, soit dit entre nous, il a le plus grand besoin; car s'il vit encore, c'est, sur mon âme, grâce à un miracle incompréhensible de la Providence.

L'aventurier, sans lui répondre, enleva brusquement le zarapé jeté sur le visage du blessé et l'examina pendant quelques minutes, avec une expression d'angoisse, de douleur, de colère et de regret impossible à décrire.

Son visage, subitement pâli, avait pris des teintes cadavéreuses, un tremblement convulsif agitait tous ses membres, ses regards fixés sur le blessé semblaient lancer des éclairs et avaient une expression étrange.

—Oh! murmurait-il d'une voix basse et saccadée par l'orage qui grondait au fond de son cœur, cet homme! C'est lui! C'est bien lui, il n'est pas mort!

Dominique ne comprenait rien à ce qu'il entendait; il regardait Olivier avec étonnement, ne sachant ce qu'il devait penser des paroles qu'il prononçait.

—Ah, ça! dit-il enfin avec une explosion de colère, qu'est-ce que cela signifie? Je sauve un homme, Dieu sait comment, à force de soins, à travers mille difficultés, je parviens à amener ici ce pauvre malheureux qui, sans moi, caray, je puis le dire, serait mort comme un chien et voilà comment vous me recevez?

—Oui, oui, réjouis-toi, lui dit l'aventurier avec un accent amer, tu as commis une bonne action; je t'en félicite, Dominique, mon ami; elle te profitera, sois-en sûr, et cela avant longtemps.

—Vous savez que je ne vous comprends pas, s'écria le jeune homme.

—Eh! Qu'est-il besoin que tu me comprennes, pauvre garçon! répondit-il en haussant avec dédain les épaules; tu as agi selon ta nature, sans réflexion, et sans arrière-pensée, je n'ai pas plus de reproches à t'adresser que d'explications à te donner.

—Mais enfin, quoi? Que voulez-vous dire?

—Connais-tu cet homme?

—Ma foi, non; pourquoi le connaîtrai-je?

—Je ne te demande pas cela; puisque tu ne le connais pas, comment se fait-il que tu nous l'amènes ainsi au rancho, sans dire gare?

—Mon Dieu, par une raison bien simple: je revenais de Cholula, lorsque je l'ai trouvé couché en travers du chemin, râlant comme un taureau agonisant. Que pouvais-je faire? L'humanité ne me commandait-elle pas de lui porter secours? Est-il permis de laisser ainsi mourir un chrétien sans essayer de lui venir en aide?

—Oui, oui, répondit ironiquement Olivier, tu as bien agi; certes, je suis loin de te blâmer. Comment donc! Un homme de cœur ne saurait rencontrer un de ses semblables navré aussi cruellement, sans lui porter secours. Puis, changeant de ton subitement et haussant les épaules avec pitié: est-ce donc au milieu des peaux-rouges parmi lesquels tu as si longtemps vécu que tu as reçu de telles leçons d'humanité? ajouta-t-il.

Le jeune homme voulut répondre, il l'arrêta brusquement.

—Il suffit; maintenant le mal est fait, lui dit-il, il n'y a plus à y revenir. López le conduira dans le souterrain du rancho, là il le soignera; va, López, ne perds pas de temps, emmène cet homme pendant que moi je causerai avec Dominique.

López obéit, le jeune homme le laissa faire; il commençait à comprendre que peut-être son cœur l'avait trompé et qu'il s'était trop facilement laissé entraîner à un sentiment d'humanité envers un homme qui lui était parfaitement inconnu.

Il y eut un assez long silence: López s'était éloigné avec le blessé et déjà il avait disparu dans le souterrain.

Olivier et Dominique, arrêtés en face l'un de l'autre, demeuraient immobiles et pensifs. Enfin l'aventurier releva la tête.

—As-tu causé avec cet homme?

—Un peu, oui, à bâtons rompus.

—Que t'a-t-il dit?

—Pas grand chose de sensé, il m'a parlé d'une attaque dont il avait été victime.

—Voilà tout?

—Oui, à peu près.

—T'a-t-il dit son nom?

—Je ne lui ai pas demandé.

—Mais, enfin il a dû te dire qui il est.

—Oui, je crois; il m'a dit qu'il était arrivé depuis peu à la Veracruz et qu'il se rendait à México, lorsqu'il avait été attaqué à l'improviste et dépouillé par des hommes qu'il n'a pu reconnaître.

—Il ne t'a rien dit autre chose, sur son nom ou sa position?

—Non, pas un mot.

L'aventurier demeura un instant pensif.

—Écoute, reprit-il, et ne prends pas en mauvaise part ce que je vais te dire.

—De vous, maître Olivier, j'entendrai tout, car vous avez le droit de tout me dire.

—Bien, te rappelles-tu comment nous nous sommes connus?

—Certes, j'étais un enfant alors, misérable et chétif, mourant de faim et de misère dans les rues de México, vous avez eu pitié de moi, vous m'avez habillé et nourri; non content de cela, vous m'avez vous-même enseigné à lire, à écrire, à calculer; que sais-je encore!

—Passe, passe.

—Puis, vous m'avez fait retrouver mes parents, ou du moins les personnes qui m'ont élevé, et que, à défaut d'autres, j'ai toujours considérés comme étant ma famille.

—Bien, après.

—Dam, vous savez cela aussi bien que moi, maître Olivier.

—C'est possible, mais je veux que tu me le répètes.

—Comme il vous plaira: un jour vous êtes venu au rancho, vous m'avez emmené avec vous et vous m'avez conduit en Sonora et au Texas, où nous avons chassé le bison; au bout de deux ou trois ans, vous m'avez fait adopter par une tribu Comanche, et vous m'avez quitté en m'ordonnant de demeurer dans les prairies et de mener l'existence de coureur des bois, jusqu'à ce que vous me fassiez transmettre l'ordre de revenir près de vous.

—Fort bien, je vois que tu as bonne mémoire; continue.

—Je vous ai obéi et je suis demeuré parmi les Indiens, chassant et vivant avec eux; il y a six mois, vous-même êtes arrivé au bord du Río Gila où je me trouvais alors, et vous m'avez dit que vous veniez me chercher et que je devais vous suivre. Je vous suivis donc sans vous demander une explication dont je n'avais pas besoin; est-ce que je ne vous appartiens pas corps et âme?

—Bon, et tu es toujours dans les mêmes sentiments?

—Pourquoi en aurai-je changé? Vous êtes mon seul ami.

—Merci, tu es donc résolu à m'obéir en tout?

—Sans hésiter, je vous le jure.

—Voilà ce dont je voulais être certain, maintenant, écoute-moi à ton tour; cet homme que tu as si bêtement, passe-moi le mot, si bêtement dis-je, secouru, t'a menti du premier au dernier mot qu'il t'a dit. L'histoire qu'il t'a faite n'est qu'un tissu d'impostures: il n'est pas vrai qu'il soit arrivé depuis quelques jours seulement à la Veracruz, il n'est pas vrai qu'il se rende à México, il n'est pas vrai enfin qu'il ait été attaqué et dépouillé par des inconnus. Cet homme, je le connais, il est au Mexique depuis près de huit mois, il habite Puebla, il a été condamné à mort par des hommes qui avaient le droit de le juger et qu'il connaît parfaitement; il n'a pas été attaqué à l'improviste, on lui a mis une épée dans la main, et on lui a laissé la faculté de se défendre, faculté dont il a profité, il est tombé dans un combat loyal; enfin, il n'a pas été dépouillé parce qu'il n'avait pas affaire à des voleurs de grand chemin, mais à d'honnêtes gens.

—Oh! Oh! fit le jeune homme, ceci change la question.

—Maintenant, réponds à ceci: t'es-tu engagé vis-à-vis de lui?

—Qu'entendez-vous par là?

—Cet homme, lorsqu'il a repris connaissance et que la parole lui est revenue, a imploré ta protection, n'est-ce pas?

—C'est vrai, maître Olivier.

—Bon, et que lui as-tu répondu, toi?

—Dam, vous comprenez, qu'il m'était assez difficile d'abandonner ce pauvre diable dans l'état où il était, après surtout ce que j'avais fait pour lui.

—Bien, bien, alors?

—Alors, dam, je lui ai promis de le sauver.

—C'est-à-dire de le guérir?

—C'est ainsi que je l'entends.

—Pas autre chose?

—Pour cela, non.

—Et lui as-tu promis seulement?

—Non je lui ai donné ma parole.

L'aventurier fit un geste d'impatience.

—Mais en supposant qu'il guérisse, reprit-il, ce qui entre nous me semble douteux, dès qu'il sera en bonne santé te considéreras-tu comme complètement dégagé envers lui?

—Oh! Pour cela oui, maître Olivier, complètement.

—Allons, il n'y a que demi-mal alors.

—Vous savez que je ne vous comprends pas du tout?

—Sois donc satisfait, Dominique; apprends que tu n'as pas eu la main heureuse pour ta bonne action.

—Parce que?

—Parce que l'homme que tu as secouru et auquel tu as prodigué des soins si dévoués, est ton ennemi mortel.

—Mon ennemi mortel, cet homme? s'écria-t-il avec un étonnement mêlé de doute; mais je ne le connais pas plus qu'il ne me connaît.

—Tu le supposes, mon pauvre ami, mais sois convaincu que je ne me trompe pas et que je te dis la vérité.

—C'est étrange.

—Oui, fort étrange, en effet, mais cela est ainsi, cet homme est même ton ennemi le plus dangereux.

—Que faire?

—Me laisser agir; je m'étais rendu ce matin au rancho dans l'intention de t'annoncer qu'un de tes ennemis, le plus redoutable de tous, était mort; tu as pris soin de me faire mentir. Après tout, peut-être cela vaut-il mieux ainsi: ce que Dieu fait est bien, ses voies nous sont inconnues, nous devons nous courber devant la manifestation de sa volonté.

—Ainsi votre intention est...?

—Mon intention est de charger López de veiller sur ton malade; il restera dans le souterrain où on le soignera avec le plus grand soin, seulement tu ne le reverras plus, il est inutile que, quand à présent, vous vous connaissiez davantage; à mon tour, je te donne ma parole que tous les soins que son état exige lui seront donnés.

—Oh! Je m'en rapporte complètement à vous, maître Olivier; mais lorsqu'il sera guéri que ferons-nous?

—Nous le laisserons partir paisiblement, il n'est pas notre prisonnier; sois tranquille, nous le trouverons sans peine quand besoin sera; il est bien entendu que personne du rancho ne doit descendre dans le souterrain et avoir le moindre rapport avec lui.

—Bon, vous le leur direz alors, moi je ne m'en charge pas.

—Je le leur dirai; du reste moi-même je ne le verrai pas. López seul demeurera chargé de lui.

—Et moi, vous n'avez rien de plus à me dire?

—Si, j'ai à t'annoncer que je t'emmène avec moi pour quelques jours.

—Ah! Et allons-nous loin comme cela?

—Tu le verras, en attendant rends-toi au rancho, prépare tout ce qu'il te faut pour ton voyage.

—Oh! Je suis prêt, interrompit-il.

—C'est possible, mais moi je ne le suis pas; n'ai-je pas à donner des ordres à López au sujet de ton blessé.

—C'est juste, et puis il faut que je prenne congé de la famille.

—Ce sera fort bien fait, car tu resteras probablement quelque temps absent.

—Bon, je comprends, nous allons faire une bonne chasse.

—Nous allons chasser, oui, dit l'aventurier avec un équivoque sourire, mais pas du tout de la façon dont tu le supposes.

—Bon, cela m'est égal, je chasserai comme vous voudrez, moi.

—J'y compte bien, allons viens, nous n'avons déjà que trop perdu de temps.

Ils se dirigèrent alors vers le monticule. L'aventurier entra dans le souterrain et le jeune homme monta au rancho.

Loïck et les deux femmes l'attendaient sur la plate-forme, assez intrigués de la longue conversation qu'il avait eue avec Olivier; mais Dominique fut impénétrable, il avait trop longtemps vécu au désert pour se laisser sortir la vérité du cœur lorsqu'il lui plaisait de la cacher. En cette circonstance, ce fut en pure perte qu'on l'accabla de questions; il ne répondit que par des fins de non recevoir; désespérant de le faire parler, son père et les deux femmes prirent enfin le bon parti de le laisser tranquille.

Son déjeuner était tout préparé sur la table.

Comme il avait faim, il saisit ce prétexte pour changer la conversation, et tout en mangeant, il annonça son départ.

Loïck ne lui fit aucune observation, il était accoutumé à ses brusques absences.

Au bout d'une demi-heure environ, Olivier reparut.

Dominique se leva, et prit congé de sa famille.

—Vous l'emmenez, dit Loïck.

—Oui, répondit Olivier, pour quelques jours, nous allons dans la Terre-Chaude.

—Prenez garde, dit Louise avec inquiétude, vous savez que les guérillas de Juárez battent la campagne.

—Ne crains rien, petite sœur, dit le jeune homme en l'embrassant, nous serons prudents; je te rapporterai un foulard, tu sais que voilà longtemps déjà que je t'en ai promis un.

—Je préférerais que tu ne nous quittes pas, Dominique, répondit-elle avec tristesse.

—Allons, allons, dit gaiement l'aventurier, soyez sans inquiétude, je vous le ramènerai sain et sauf.

Il paraît que les habitants du rancho avaient une grande confiance en la parole d'Olivier, car, sur cette assurance, leur inquiétude se calma, et ils prirent assez facilement congé des deux hommes.

Ceux-ci quittèrent alors le rancho, descendirent le monticule, et trouvèrent leurs chevaux tout prêts à être montés, qui les attendaient attachés à un liquidambar.

Après avoir fait un dernier signe d'adieu aux habitants du rancho groupés sur la plate-forme, ils se mirent en selle et s'éloignèrent au galop à travers terre pour aller rejoindre la route de la Veracruz.

—Allons-nous donc dans les Terres-Chaudes? demanda Dominique tout en galopant auprès de son compagnon.

—Oh! Oh! Nous n'allons pas aussi loin, tant s'en faut; je te conduis seulement à quelques lieues d'ici, dans une hacienda où je compte te faire faire une nouvelle connaissance.

—Bah! Pourquoi donc? Je me soucie peu des nouvelles connaissances.

—Celle-ci te sera fort utile.

—Ah! Alors c'est différent. Je vous avoue que je n'aime pas beaucoup les Mexicains.

—La personne à laquelle on te présentera n'est pas mexicaine, elle est française.

—Ce n'est plus du tout la même chose, mais pourquoi donc me dites-vous qu'on me présentera? Est-ce que ce n'est pas vous qui vous chargerez de cela?

—Non, c'est une autre personne que tu connais, et pour laquelle tu as même une certaine affection.

—De qui donc parlez-vous?

—De Léo Carral.

—Le mayordomo de l'hacienda del Arenal?

—Lui-même.

—C'est donc à l'hacienda que nous allons, alors?

—Pas précisément, mais dans les environs. J'ai donné au mayordomo un rendez-vous où il doit m'attendre, c'est à ce rendez-vous que nous allons en ce moment.

—Alors tout est pour le mieux, je serai charmé de revoir Léo Carral. C'est un bon compagnon.

—Et un homme de cœur et d'honneur, ajouta Olivier.


X

LE RENDEZ-VOUS

Depuis son arrivée à l'hacienda del Arenal, doña Dolores avait toujours tenu envers le comte de la Saulay une conduite réservée que les projets de mariage faits par leurs deux familles étaient loin de justifier. Jamais la jeune fille n'avait eu, nous ne dirons pas d'entretiens particuliers avec celui qu'elle devait en quelque sorte considérer comme son fiancé, mais seulement la plus légère privauté et la plus innocente familiarité; tout en demeurant polie et même gracieuse, elle avait su, dès le premier jour qu'ils s'étaient vus, élever une barrière entre elle et le comte, barrière que celui-ci ne s'était jamais hasardé à franchir et qui l'avait condamné à demeurer, peut-être contre ses désirs secrets, dans les bornes de la plus sévère réserve.

Dans ces conditions, et surtout après la scène à laquelle il avait assisté la nuit précédente, on comprendra facilement quelle dût être la stupéfaction du jeune homme en apprenant que doña Dolores lui demandait une entrevue.

Que pouvait-elle avoir à lui dire? Pour quel motif lui assignait-elle ce rendez-vous? Quelle raison la poussait à agir de la sorte?

Telles étaient les questions que le comte ne cessait de s'adresser, questions qui demeuraient forcément sans réponse.

Aussi l'inquiétude, la curiosité et l'impatience du jeune homme étaient-elles poussées au plus haut degré, et ce fut avec un sentiment de joie, dont lui-même ne se rendit pas bien compte, qu'il entendit enfin sonner l'heure du rendez-vous.

S'il se fût trouvé en France, à Paris, au lieu d'être au Mexique dans une hacienda, certes, il aurait su d'avance à quoi s'en tenir sur le message qu'il avait reçu, et sa conduite eût été toute tracée.

Mais ici, la froideur de doña Dolores à son égard, froideur qui ne s'était pas un instant démentie, la préférence que d'après la scène de la nuit elle semblait donner à une autre personne, tout se réunissait pour éloigner de ce rendez-vous la plus légère supposition d'amour. Était-ce la renonciation du jeune homme à sa main, son éloignement immédiat que doña Dolores allait exiger de lui?

Singulière contradiction de l'esprit humain! Le comte qui éprouvait pour ce mariage une répulsion de plus en plus marquée, dont l'intention formelle était d'avoir le plus tôt possible une explication à ce sujet avec don Andrés de la Cruz, et dont la résolution bien arrêtée était de se retirer et de renoncer à l'alliance depuis si longtemps préparée et qui lui déplaisait d'autant plus qu'elle lui était imposée, se révolta à cette supposition de la renonciation que sans doute doña Dolores allait lui demander; son amour-propre froissé lui fit envisager cette question sous un jour tout nouveau, et le mépris que la jeune fille semblait faire de sa main, le remplit de honte et de colère.

Lui, le comte Ludovic de la Saulay, jeune, beau, riche, renommé pour son esprit et son élégance, un des membres les plus distingués du jockey-club, un des dieux de la mode, dont les conquêtes occupaient à Paris toutes les bouches de la renommée, n'avoir produit sur une jeune fille à demi-sauvage, d'autre impression que celle de la répulsion, n'avoir inspiré d'autre sentiment qu'une froide indifférence; il y avait certes là de quoi se désespérer; un instant même il en vint à se figurer, tant le dépit l'aveuglait, qu'il était réellement amoureux de sa cousine, et il fut sur le point de faire le serment de rester sourd aux prières et aux larmes de doña Dolores et d'exiger, dans le plus bref délai, la conclusion de son mariage.

Mais heureusement l'amour-propre, qui l'avait poussé à cette détermination extrême, lui souffla tout à coup un moyen plus simple, et surtout plus agréable pour lui, de sortir d'embarras.

Après avoir jeté un regard de complaisance sur sa personne, un sourire de hautaine satisfaction illumina son visage; il se trouva physiquement et moralement si fort au-dessus de tout ce qui l'entourait, qu'il n'éprouva plus qu'un sentiment de miséricordieuse pitié pour la pauvre enfant, que la mauvaise éducation qu'elle avait reçue empêchait d'apprécier les innombrables avantages qui lui faisaient l'emporter sur ses rivaux, et de comprendre le bonheur qu'elle trouverait dans son alliance.

Ce fut en roulant toutes ces pensées et bien d'autres dans sa tête, que le comte sortit de chez lui, traversa la cour, et se rendit à l'appartement de doña Dolores.

Il remarqua, sans y attacher grande importance, que plusieurs chevaux sellés et bridés attendaient dans la cour, maintenus par des peones.

A la porte de l'appartement se tenait une jeune Indienne, au minois chiffonné et aux yeux brillants, qui le reçut avec un sourire et une grande révérence en lui faisant signe d'entrer.

Le comte la suivit; la camériste traversa plusieurs salles de plein-pied élégamment meublées, et finalement, elle releva une portière de crêpe de Chine blanc brodé de grandes fleurs de toutes couleurs, et introduisit, sans prononcer un mot, le comte dans un délicieux boudoir, meublé tout en laque de Chine.

Doña Dolores, à demi couchée sur un hamac en fil d'aloès, s'amusait à agacer une jolie perruche grosse comme la moitié du poing en riant comme une folle des cris de colère du petit animal.

La jeune fille était charmante ainsi; jamais le comte ne l'avait vue si belle. Après l'avoir saluée profondément, il s'arrêta sur le seuil de la porte en proie à une admiration mêlée d'une stupéfaction si grande, que doña Dolores, après l'avoir un instant regardé, ne put retenir son sérieux et partit d'un franc éclat de rire.

—Pardonnez-moi, mon cousin, lui dit-elle, mais vous faites une si singulière figure en ce moment, que je n'ai pu m'empêcher...

—Riez, riez ma cousine, répondit le jeune homme, en prenant aussitôt son parti de cette gaîté à laquelle il était si loin de s'attendre, je suis heureux de vous voir d'aussi bonne humeur.

—Ne restez-donc pas là, mon cousin, reprit-elle; tenez, venez vous asseoir ici, près de moi, sur cette butaca, et de son doigt rosé elle lui indiqua un fauteuil.

Le jeune homme obéit.

—Ma cousine, dit-il, j'ai l'honneur de me rendre à l'invitation que vous avez daigné me faire.

—Ah! C'est vrai, répondit-elle, je vous remercie de votre obligeance et surtout de votre exactitude, mon cousin.

—Je ne pouvais témoigner trop d'empressement à vous obéir, ma cousine; j'ai si rarement le bonheur de vous voir!

—Est-ce un reproche que vous m'adressez mon cousin?

—Oh! Nullement, madame, je ne me reconnais en aucune façon le droit de vous faire ce qu'il vous plaît de nommer des reproches; vous êtes libre d'agir à votre guise, et surtout de disposer de moi à votre gré.

—Oh, oh! Mon cher cousin, quant à ceci je n'en jurerais pas, et s'il me prenait fantaisie de mettre ce beau dévouement à l'épreuve, je crois que j'en serais pour ma courte honte et que vous me refuseriez net.

—Nous y voilà, pensa le jeune homme, et il ajouta tout haut: Mon désir le plus sincère est de vous complaire en tout, ma cousine, je vous en donne ma foi de gentilhomme, et quoique vous exigiez de moi, je vous obéirai.

—J'ai bien envie, don Ludovic, de vous prendre au mot, répondit-elle en se penchant vers lui avec un délicieux sourire.

—Faites, ma cousine, et vous reconnaîtrez à la promptitude avec laquelle je vous obéirai, que je suis le plus dévoué de vos esclaves.

La jeune fille demeura pensive un instant, puis elle replaça sur le perchoir de bois de palissandre, la perruche avec laquelle elle avait joué jusqu'à ce moment, et sautant à bas de son hamac, elle vint s'asseoir sur un siège à peu de distance du comte.

—Mon cousin, lui dit-elle, j'ai un service à vous demander.

—A moi, ma cousine? Enfin je vous serai bon à quelque chose!

—Ce service, continua-t-elle, n'est pas d'une grande importance en lui-même.

—Tant pis.

—Mais je crains qu'il ne vous cause un grand ennui.

—Qu'importe, ma cousine, l'ennui que je puis éprouver, si je vous suis agréable.

—Mon cousin, je vous remercie; voici ce dont il s'agit: il me faut aujourd'hui, dans quelques minutes, faire une course assez longue; pour des raisons que vous apprécierez bientôt, je ne puis et ne veux me faire accompagner par aucun des habitants, maîtres ou valets de l'hacienda. Cependant, comme les routes ne jouissent pas, en ce moment, d'une sécurité parfaite et que je n'ose me risquer seule à les parcourir, il me faut avec moi, pour me protéger et me défendre si le besoin était, un homme dont la présence à mes côtés ne puisse donner lieu à aucune supposition malveillante; j'ai jeté les yeux sur vous pour m'accompagner dans mon excursion. Y consentez-vous, mon cousin?

—Avec bonheur, ma cousine; je dois seulement vous faire observer que je suis étranger en ce pays et que je crains de m'égarer dans des chemins que je ne connais pas.

—Ne vous inquiétez pas de cela, mon cousin, je suis hija del país, moi, et à cinquante lieues à la ronde, je suis certaine d'aller sans courir le risque, non pas de me perdre mais seulement de m'égarer.

—S'il en est ainsi, ma cousine, tout est pour le mieux; je vous remercie de l'honneur que vous daignez me faire et je me mets complètement à votre disposition.

—C'est à moi de vous remercier, mon cousin, pour votre extrême obligeance; les chevaux sont sellés, vous portez à ravir le costume mexicain, allez chausser vos éperons, prévenez votre valet de chambre qu'il doit vous accompagner, armez-vous surtout, cela est important, car on ne sait jamais ce qui peut arriver, et revenez dans dix minutes, je serai prête à partir.

Le comte se leva, salua la jeune fille, qui lui répondit par un gracieux sourire et sortit.

—Pardieu, murmura-t-il dès qu'il se trouva seul, voilà qui est charmant, et la mission qu'elle me destine est réjouissante; je me fais l'effet d'accompagner tout simplement ma délicieuse cousine à quelque rendez-vous d'amour! Mais le moyen de lui rien refuser, je ne l'avais pas encore aussi bien vue qu'aujourd'hui. Sur mon âme, c'est un ravissant lutin, et si je n'y prends garde, je pourrais bien finir par en devenir amoureux, si ce n'est fait déjà, ajouta-t-il avec un soupir étouffé!

Il rentra chez lui, ordonna à Raimbaut de se préparer à le suivre, ce que le digne serviteur fit avec cette ponctualité et ce mutisme qui le distinguaient, et après avoir bouclé à ses talons de lourds éperons en argent, jeté un zarapé sur ses épaules, il choisit un double fusil, un sabre droit, une paire de revolvers à six coups et, ainsi armé, il se rendit dans le patio. Raimbaut, à son exemple, s'était muni d'un arsenal complet.

Les deux hommes étaient ainsi sans exagération en mesure de faire face, le cas échéant, à une quinzaine de bandits.

Doña Dolores attendait, déjà en selle, l'arrivée du comte; elle causait avec son père.

Don Andrés de la Cruz se frottait joyeusement les mains; la bonne entente des jeunes gens le ravissait.

—Ainsi vous allez faire une promenade? dit-il au comte, je vous souhaite beaucoup de plaisir.

—La señorita a daigné m'offrir de l'accompagner, répondit Ludovic.

—Elle a parfaitement fait, son choix ne pouvait être meilleur.

Tout en échangeant ces quelques paroles avec son futur beau-père, le comte avait salué doña Dolores et était monté à cheval.

—Bon voyage! continua don Andrés, et surtout prenez garde aux mauvaises rencontres; les cuadrillas de Juárez commencent à rôder aux environs, d'après ce que j'ai entendu dire.

—Soyez sans inquiétude, mon père, répondit doña Dolores; d'ailleurs, ajouta-t-elle avec un charmant sourire à l'adresse du comte, avec l'escorte de mon cousin, je ne crains rien.

—Partez donc alors, et revenez de bonne heure.

—Nous serons de retour avant l'oración, mon père. Don Andrés leur fit un dernier signe d'adieu et ils quittèrent l'hacienda.

Le comte et la jeune fille galopaient côte à côte; Raimbaut, en serviteur bien stylé, suivait à quelques pas en arrière.

—Vous saurez que c'est moi qui vous conduit, mon cousin, dit la jeune fille, lorsqu'ils se trouvèrent à une certaine distance dans la plaine, perdus au milieu des massifs de liquidambars.

—Je ne pourrais désirer un meilleur guide, répondit galamment Ludovic.

—Tenez, mon cousin, reprit-elle en lui jetant un regard de côté, j'ai une confidence à vous faire.

—Une confidence, ma cousine?

—Oui, je vous vois de si bonne composition, que je suis toute honteuse de vous avoir trompé.

—Vous m'avez trompé, vous, ma cousine?

—Indignement, fit-elle en riant, vous allez en juger. Je vous mène dans un endroit où on nous attend.

—Où on vous attend, vous voulez dire.

—Non pas, car c'est vous surtout qu'on veut voir.

—Je vous avoue, ma cousine, que je ne vous comprends plus du tout; je ne connais personne en ce pays.

—En êtes-vous bien sûr, mon cher cousin? demanda-t-elle d'un air railleur.

—Dam, je le crois du moins.

—Bon, voilà que vous doutez.

—Vous paraissez si sûre de votre fait!

—C'est que je le suis en effet; la personne qui vous attend, non seulement vous connaît, mais encore est de vos amis.

—Allons bon, très bien, cela s'embrouille de plus en plus; continuez je vous en prie.

—Je n'ai que peu de mots à ajouter, d'ailleurs dans quelques minutes nous serons arrivés et je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans le doute.

—C'est bien aimable à vous, ma cousine, je vous jure. J'attends humblement que vous daigniez vous expliquer.

—Il le faut bien, puisque votre cœur a si peu de mémoire; comment monsieur, vous êtes étranger, jeté depuis quelques jours à peine dans un pays inconnu; dans ce pays, depuis que vous y êtes débarqué, vous n'avez rencontré encore qu'un seul homme qui vous a témoigné quelque sympathie, et cet homme vous l'avez déjà si complètement oublié; cela, permettez-moi de vous le faire observer, mon cher cousin, prouve médiocrement en faveur de votre constance.

—Accablez-moi, ma cousine, je mérite tous vos reproches; vous avez raison, il y a en effet au Mexique un homme pour lequel j'éprouve une sincère amitié.

—Ah, ah! Je ne me trompais donc pas?

—Non, mais j'étais si loin de supposer que ce fût de cet homme dont vous me parliez que je vous avoue...

—Que vous ne vous le rappeliez plus, n'est-ce pas?

—Au contraire, ma cousine, et mon plus vif désir serait de le revoir.

—Et comment nommez-vous ce personnage?

—Il m'a dit que son nom est Olivier, cependant je n'oserais affirmer que ce nom fût bien réellement le sien.

La jeune fille sourit avec finesse.

—Y aurait-il indiscrétion à vous demander pourquoi cette supposition peu favorable?

—Aucunement, ma cousine, mais le señor Olivier m'a paru un personnage assez mystérieux; ses allures ne sont pas celles de tout le monde. Il n'y aurait, il me semble, rien d'extraordinaire à ce que suivant les circonstances...

—Il se parât d'un nom de fantaisie, interrompit-elle; peut-être avez-vous raison, peut-être avez-vous tort, je ne saurais vous répondre là-dessus; tout ce que je puis vous dire, c'est que c'est lui qui vous attend.

—Voilà qui est singulier, murmura le jeune homme.

—Pourquoi donc? Il a sans doute une communication d'importance à vous faire; du moins c'est ce que j'ai cru comprendre.

—Il vous l'a dit?

—Pas précisément, mais en causant cette nuit avec moi, il m'a témoigné le désir de vous voir le plus tôt possible; voilà pour quelle raison, mon cousin, je vous ai prié de m'accompagner dans ma promenade.

Cet aveu fut fait par la jeune fille avec un laisser-aller si naïf que le comte en fut complètement déferré et la regarda un instant comme s'il ne comprenait pas.

Doña Dolores ne remarqua pas son étonnement. La main placée en abat-jour au-dessus de ses yeux, elle interrogeait la plaine.

—Tenez, dit-elle au bout d'un instant en indiquant du doigt une certaine direction, voyez ces deux hommes assis côte à côte à l'ombre de ce massif d'arbres, l'un des deux est don Olivero, la personne qui vous attend; pressons le pas.

—Soit, répondit Ludovic en éperonnant son cheval.

Et ils s'élancèrent au galop vers les deux hommes qui les ayant aperçus s'étaient levés pour les recevoir.


XI

DANS LA PLAINE

Olivier et Dominique après avoir quitté le rancho marchèrent assez longtemps côte à côte sans échanger une parole; l'aventurier semblait réfléchir, de son côté le vaquero malgré son apparente insouciance ne laissait pas que d'être assez préoccupé.

Dominique ou Domingo selon qu'on le nommait en français ou en espagnol, dont nous avons à peu près esquissé le portrait physique dans un précédent chapitre, était, au moral, un singulier mélange de bons et de mauvais instincts, nous devons cependant ajouter que les bons dominaient presque toujours; la vie errante que pendant plusieurs années il avait menée parmi les Indiens indomptés des prairies, avait développé chez lui en sus d'une grande vigueur corporelle, une incroyable puissance de volonté et une énergie de caractère à toute épreuve, mêlé à un courage de lion et une finesse qui parfois pouvait passer pour de la duplicité. Rusé et méfiant comme un Comanche, il avait transporté dans la vie civilisée toutes les pratiques des coureurs de bois; ne se laissant jamais prendre en défaut par les événements les plus imprévus, et opposant un visage impassible aux regards les plus scrutateurs, il feignait une bonhomie naïve à laquelle les gens les plus fins étaient souvent trompés; avec cela, il était la plupart du temps d'une franchise rare, d'une générosité sans bornes, d'une sensibilité de cœur exquise, et poussait pour ceux qu'il aimait le dévouement à ses limites les plus extrêmes, sans réflexion comme sans arrière-pensée, mais par contre il était implacable dans ses haines et d'une véritable férocité indienne.

En un mot, c'était une de ces natures étranges aussi complètes pour le bien comme pour le mal et dont l'occasion peut aussi bien faire des hommes remarquables que de grands scélérats.

Olivier avait profondément étudié le caractère extraordinaire de son protégé; aussi, mieux que lui-même peut-être, il savait de quoi il était capable, et souvent il avait frémi en sondant les replis cachés de cette organisation étrange qui s'ignorait soi-même, et tout en imposant sa volonté à cette indomptable nature et la faisant se courber à sa guise, comme le belluaire imprudent qui joue avec un tigre, il prévoyait le moment où cette lave qui bouillait sourdement au fond du cœur du jeune homme ferait tout à coup irruption au dehors sous le souffle impétueux des passions; aussi, malgré la confiance entière qu'il semblait avoir en son ami, n'était-ce qu'avec une extrême prudence qu'il faisait vibrer en lui certaines cordes, et se gardait-il bien de lui donner la conscience de sa force et de lui révéler l'étendue de sa puissance morale.

Après une course de plusieurs heures, les voyageurs arrivèrent à trois lieues environ de l'hacienda del Arenal, sur la lisière d'un bois assez épais que bordaient les dernières plantations de l'hacienda.

—Arrêtons-nous ici et mangeons, dit Olivier en mettant pied à terre; voici, quant à présent, le but de notre course.

—Je ne demande pas mieux, répondit Dominique; ce diable de soleil qui me tombe d'aplomb sur la tête depuis ce matin, commence, je vous l'avoue, à me gêner, je ne serai pas fâché de m'étendre un peu sur l'herbe.

—Alors ne vous gênez pas, compagnon; la place est belle pour se reposer.

Les deux hommes s'installèrent, entravèrent leurs chevaux auxquels ils enlevèrent la bride afin de les laisser paître à leur guise, et après s'être assis en face l'un de l'autre sous la protection de l'épais feuillage des arbres, ils fouillèrent dans leurs alforjas bien garnies de provisions et se mirent à manger de bon appétit.

Ni l'un ni l'autre des deux hommes n'était grand parleur; aussi expédièrent-ils leur repas silencieusement et ce ne fut que lorsque Olivier eût allumé son puro et Dominique son calumet indien que le premier se décida enfin à adresser la parole au second.

—Eh bien, Dominique, lui dit-il, que pensez-vous de l'existence que depuis quelques mois je vous fais mener dans cette province?

—A dire le vrai, répondit le vaquero en lâchant une épaisse bouffée de fumée, je la trouve absurde et ennuyeuse au possible; il y a longtemps déjà que je vous aurais prié de me renvoyer dans les prairies de l'ouest, si je n'étais pas convaincu que vous avez besoin de moi ici.

Olivier se mit à rire.

—Vous êtes un véritable ami, dit-il en lui tendant la main, toujours prêt à agir sans observations comme sans commentaires.

—Je m'en flatte: l'amitié ne constitue-t-elle pas l'abnégation et le dévouement.

—Oui, et voilà pourquoi il est si rare de la rencontrer parmi les hommes.

—Je plains ceux qui sont incapables d'éprouver ce sentiment, ils se privent d'une grande jouissance; l'amitié est le seul lien réel qui attache les hommes les uns aux autres.

—Beaucoup croient que c'est l'égoïsme.

—L'égoïsme n'est qu'une variété de l'espèce, c'est l'amitié mal comprise et ravalée à des proportions basses et infinies.

—Diable, je ne vous croyais pas d'une force si grande sur les paradoxes. Est-ce parmi les Indiens que vous avez appris ces arguties de langage?

—Les Indiens sont des hommes sages, mon maître, répondit le vaquero hochant la tête; pour eux le vrai est vrai et le faux est faux, au lieu que dans vos villes du centre vous avez si bien réussi à tout embrouiller que le plus fin ne saurait plus s'y reconnaître et que l'homme simple ne tarde pas à perdre le sentiment du juste et de l'injuste. Laissez-moi retourner dans les prairies, mon ami, ma place n'est pas au milieu des luttes mesquines qui ensanglantent ce pays et soulèvent mon cœur de dégoût et de pitié.

—Je voudrais vous rendre votre liberté, mon ami, mais je vous le répète, j'ai besoin de vous, peut-être pour trois mois encore.

—Trois mois, c'est bien long.

—Peut-être trouverez-vous ce laps de temps bien court, dit-il avec une expression indéfinissable.

—Je ne le crois pas.

—Nous verrons bien, mais, je ne vous ai pas encore dit ce que j'attends de vous.

—C'est vrai, encore est-il bon que je le sache afin de bien remplir vos intentions.

—Ecoutez-moi donc, je serai d'autant plus bref que lorsque les personnes que j'attends arriveront je vous donnerai des instructions plus détaillées.

—Bien; parlez, je vous écoute.

—Deux personnes doivent nous joindre ici, un jeune homme et une jeune dame; la dame se nomme doña Dolores de la Cruz, elle est fille du propriétaire de l'hacienda del Arenal, elle a seize ans, et est fort belle, c'est une enfant douce, pure et naïve.

—Fort bien, cela m'importe fort peu, vous savez que je me soucie médiocrement des femmes.

—C'est vrai, je n'insiste donc pas; doña Dolores est fiancée avec don Ludovic qu'elle doit incessamment épouser.

—Grand bien lui fasse, et quel est ce don Ludovic? Un Mexicain quelconque je suppose, bellâtre, sot et orgueilleux, qui piaffe comme la mule d'un chanoine.

—En cela, vous vous trompez; don Ludovic est son cousin, le comte Ludovic de la Saulay, appartenant à la plus haute noblesse de France.

—Ah! Ah! C'est le Français en question?

—Oui; il est arrivé tout exprès d'Europe pour contracter avec sa cousine cette union convenue depuis longtemps entre les deux familles; le comte Ludovic de la Saulay est un charmant cavalier, riche, bon, aimable, instruit, serviable; bref, excellent compagnon, je lui porte le plus sincère intérêt, je désire que vous vous liiez avec lui.

—S'il est tel que vous le dites, mon ami, soyez tranquille, avant deux jours nous serons les meilleurs amis du monde.

—Merci, Dominique, je n'attendais pas moins de vous.

—Eh! fit le vaquero, regardez donc, Olivier, il nous arrive quelqu'un, je crois; diable, ils vont bon train, dans dix minutes ils seront sur nous.

—C'est doña Dolores et le comte Ludovic.

Ils se levèrent alors pour recevoir les deux jeunes gens qui, en effet, arrivaient à toute bride.

—Nous voilà enfin! dit la jeune fille en arrêtant son cheval court, avec l'habileté d'une écuyère émérite. D'un bond, les nouveaux-venus furent à terre. Après avoir salué le vaquero, Ludovic tendit les deux mains à l'aventurier.

—Je vous revois donc, mon ami, lui dit-il; merci de vous être souvenu de moi.

—Supposiez-vous donc que je vous eusse oublié?

—Ma foi, dit gaiement le jeune homme, j'en aurais eu presque le droit.

—Monsieur le comte, dit alors l'aventurier, avant tout, permettez-moi de vous présenter monsieur Dominique, c'est plus qu'un frère, c'est un autre moi-même, je serais heureux qu'il vous plût de reporter sur lui un peu de l'amitié que vous daignez me témoigner.

—Monsieur, répondit le comte en s'inclinant gracieusement devant le vaquero, je regrette sincèrement de m'exprimer si mal en espagnol, ce qui m'empêche de vous montrer le vif désir que j'éprouve de vous voir partager la sympathie que, dès à présent, vous m'inspirez.

—Qu'à cela ne tienne, monsieur, répondit en français le vaquero, je parle assez couramment votre langue pour vous remercier de vos cordiales paroles, dont je vous suis très reconnaissant.

—Ah! Pardieu, monsieur, vous me ravissez, voilà une charmante surprise; veuillez, je vous prie, accepter ma main et me considérer comme entièrement à votre disposition.

—De grand cœur, monsieur, et merci, bientôt nous nous connaîtrons davantage, et alors vous me compterez, je l'espère, au nombre de vos amis.

Sur ces mots, les deux jeunes gens se serrèrent chaleureusement la main.

—Êtes-vous content, mon ami? demanda doña Dolores.

—Vous êtes une fée, chère enfant, répondit Olivier avec émotion, vous ne sauriez vous imaginer combien vous me rendez heureux.

Et il posa un respectueux baiser sur le front pur que la jeune fille inclina devant lui.

—Maintenant, reprit-il en changeant de ton, occupons-nous de notre affaire, le temps presse; mais il nous manque quelqu'un encore.

—Qui donc? demanda la jeune fille.

—Leo Carral, laissez-moi l'appeler; et, portant à ses lèvres un sifflet d'argent, il en tira un son aigu et prolongé.

Presque aussitôt le galop d'un cheval se fit entendre dans le lointain, se rapprocha rapidement et le mayordomo ne tarda pas à paraître.

—Arrivez, arrivez, Léo, lui cria l'aventurier.

—Me voici, señor, répondit le mayordomo, tout à vos ordres.

—Ecoutez-moi bien, reprit Olivier, en s'adressant à doña Dolores, l'affaire est grave, je suis contraint de m'éloigner aujourd'hui même; mon absence peut durer longtemps, il m'est donc impossible de veiller sur vous; malheureusement j'ai le pressentiment qu'un danger imminent vous menace. De quelle sorte est ce danger? Quand fondra-t-il sur vous? Voilà ce que je ne saurais préciser? Seulement il est certain; or, ma chère Dolores, ce que je ne puis faire, d'autres le feront; ces autres ce sont le comte, Dominique et notre ami Léo Carral, tous trois vous sont dévoués et veilleront sur vous comme des frères.

—Mais mon ami, interrompit la jeune fille, vous oubliez, il me semble, mon père et mon frère.

—Non, mon enfant, je ne les oublie pas, je m'en souviens au contraire; votre père est un vieillard, qui non seulement ne peut protéger personne, mais encore a besoin d'être protégé lui-même; c'est le cas échéant ce que vous ne manquerez pas de faire; quant à votre frère don Melchior, vous connaissez, chère petite, mon opinion sur lui, il est donc inutile d'insister sur ce point; il ne pourra ou ne voudra pas vous défendre. Vous savez que je suis ordinairement bien informé et que je me trompe rarement; or, souvenez-vous bien de ceci tous: gardez-vous surtout, soit en paroles soit en actions de laisser supposer à don Melchior ou à quelque autre habitant que ce soit de l'hacienda que vous prévoyez un malheur; seulement veillez avec soin, afin de ne pas vous laisser surprendre et prenez vos précautions en conséquence.

—Nous veillerons, rapportez-vous-en à moi, répondit le vaquero; mais j'ai à vous faire, mon ami, une objection, qui, je le crois, ne manque pas de justesse.

—Laquelle?

—Comment ferai-je pour m'introduire dans l'hacienda et y demeurer sans éveiller les soupçons? Cela me paraît assez difficile.

—Non, vous vous trompez; personne excepté Léo Carral ne vous connaît à l'Arenal, n'est-ce pas?

—En effet.

—Eh bien! Vous y arriverez comme Français, ami du comte de la Saulay, et pour plus de sûreté vous feindrez de ne pas savoir un mot d'espagnol.

—Permettez, fit observer Ludovic; j'ai parlé quelques fois à don Andrés d'un ami intime attaché à la légation de France à México, et qui d'un moment à l'autre doit me venir voir à l'hacienda.

—Parfait, Dominique passera pour lui, et s'il veut, il baragouinera l'espagnol; comment se nomme cet ami que vous attendez?

—Charles de Meriadec.

—Fort bien, Dominique se nommera Charles de Meriadec; pendant qu'il sera à l'hacienda je mettrai ordre à ce que celui dont il prend provisoirement le nom ne vienne pas le déranger.

—Hum! Ceci est important.

—Ne craignez rien, j'arrangerai cela; ainsi voilà qui est convenu, demain matin monsieur Charles de Meriadec arrivera à l'hacienda.

—Il y sera le bien reçu, répondit en souriant Ludovic.

—Quant à vous, Léo Carral, je n'ai rien à vous recommander.

—Non, non, mes mesures sont prises depuis longtemps déjà, répondit le mayordomo, je n'ai plus qu'à m'entendre avec ces messieurs.

—Voilà qui va bien, maintenant séparons-nous; je devrais être loin.

—Vous nous quittez déjà, mon ami? dit doña Dolores avec émotion.

—Il le faut, mon enfant, bon courage, ayez confiance en Dieu! Pendant mon absence il veillera sur vous, allons, adieu!

L'aventurier serra une dernière fois la main du comte, baisa au front la jeune fille et se mit en selle.

—A bientôt, lui cria doña Dolores.

—Demain vous verrez, votre ami Meriadec dit en riant Dominique, et il partit au galop à la suite de l'aventurier.

—Revenez-vous avec nous à l'hacienda? demanda le comte au mayordomo.

—Pourquoi non? répondit-il; je suis censé vous avoir rencontré pendant votre promenade.

—C'est juste.

Ils remontèrent à cheval et reprirent au grand trot le chemin de l'hacienda où ils arrivèrent un peu avant le coucher du soleil.


XII

UN PEU DE POLITIQUE

On avait atteint les derniers mois de 18... Les événements politiques commençaient à se presser avec une rapidité telle que les esprits les moins éclairés comprenaient déjà qu'ils se précipitaient vers une catastrophe imminente.

Dans le sud, les troupes du général Gutiérrez avaient remporté une grande victoire sur l'armée constitutionnelle commandée par le général don Diego Álvarez (le même qui à une autre époque avait présidé à Guaymas le conseil de guerre qui avait condamné à mort notre infortuné compatriote et ami le comte Gaston de Raousset-Boulbon).

Le carnage des Indiens Pintos avait été immense; douze cents étaient restés sur le champ de bataille, l'artillerie, un nombreux armement étaient devenu la proie du vainqueur.

Mais à la même époque, avait commencé dans l'intérieur une série d'événements opposés; le premier avait été la fuite de Zuloaga, ce président qui, après avoir abdiqué en faveur de Miramón, l'avait révoqué un jour sans trop savoir pourquoi, sans consulter personne et au moment où on s'y attendait le moins.

Le général Miramón avait alors offert loyalement au président de la Cour suprême de justice de prendre le pouvoir exécutif et de convoquer l'assemblée des notables pour lui faire élire le premier magistrat de la république.

Sur ces entrefaites, une nouvelle catastrophe était venue ajouter de nouveaux dangers à la situation.

Miramón, à qui ses continuels triomphes avaient peut-être donné une imprudente confiance, poussé plus probablement par le désir d'en finir enfin d'une manière ou d'une autre, avait présenté, à Silao, la bataille à des forces quadruples des siennes. Il subit une déroute complète, perdit son artillerie et lui-même fut sur le point de périr; ce n'avait été que par des prodiges de valeur en tuant de sa main plusieurs de ceux qui l'enveloppaient, qu'il était parvenu à se faire jour, à sortir de la mêlée et à s'échapper du côté de Querétaro où il était arrivé presque seul.

De là, sans se laisser abattre par la mauvaise fortune, le général Miramón était revenu à México dont les habitants avaient ainsi appris tout à la fois sa défaite, son arrivée et son intention de se soumettre à une nouvelle élection.

Le résultat ne trompa pas l'attente secrète du général, il fut élu président par la Chambre des Notables presqu'à l'unanimité[1]. Le général, en homme qui comprend que le temps presse, prêta serment et entra immédiatement en fonctions.

Bien que matériellement le désastre de Silao fut presque nul, cependant au point de vue moral l'effet produit avait été immense.

Miramón le comprit, il s'occupa activement de remettre un peu d'ordre dans les finances, de se créer des ressources précaires, mais suffisantes pour les besoins urgents de la situation, de lever de nouvelles troupes, enfin de prendre toutes les précautions que commandait la prudence.

Malheureusement, le président était contraint d'abandonner plusieurs points importants pour concentrer ses forces autour de México, et ces divers mouvements, mal compris par la population, l'inquiétaient et lui faisaient redouter des malheurs prochains.

Dans ces circonstances, le président voulant sans doute donner satisfaction à l'opinion publique, et rendre un peu de tranquillité à la capitale, consentit ou feignit de consentir à entamer avec Juárez, son compétiteur, dont le gouvernement siégeait à la Veracruz, des pourparlers pour arriver à la conclusion, sinon de la paix, du moins d'un armistice destiné à arrêter provisoirement l'effusion du sang.

Malheureusement, une nouvelle complication vint rendre impossible tout espoir d'arrangement.

Le général Márquez avait été envoyé au secours de Guadalajara, qui, d'après ce qu'on supposait, continuait à résister avec succès aux troupes fédérales, mais tout à coup, sans que rien ne fît prévoir ce résultat, à la suite de l'enlèvement par les fédéraux d'une conducta de plata, appartenant à des négociants anglais, un armistice fut conclu entre les deux corps belligérants, armistice auquel l'argent de la conducta ne fut sans doute pas étranger, et le général Castillo, commandant de Guadalajara, abandonné par la plupart de ses troupes, se vit forcé de partir de la ville et de se réfugier sur le Pacifique; de sorte que les fédéraux libres de cet embarras, se réunirent contre Márquez, le battirent et détruisirent son corps le seul qui tenait la campagne.

La situation se faisait donc de plus en plus critique, les fédéraux ne rencontrant plus ni obstacle, ni résistance dans leur marche victorieuse, débordaient de tous côtés; tout espoir de traiter était perdu. Il fallait combattre quand même.

La chute de Miramón, ne devenait plus pour ainsi dire qu'une question de temps; le général le comprenait sans doute parfaitement dans son for intérieur, mais il n'en laissait rien paraître et redoublait au contraire d'ardeur et d'activité pour parer aux embarras sans cesse renaissants de la situation.

Après avoir fait appel à toutes les classes de la société, le président se résolut enfin à s'adresser au clergé que toujours il avait soutenu et protégé; celui-ci répondit à son appel, leva d'urgence une dîme sur ses biens et résolut de faire porter à la monnaie ses joyaux d'or et d'argent pour être fondus et mis à la disposition du pouvoir exécutif. Malheureusement tous ces efforts furent en pure pertes, les dépenses augmentaient en proportion des dangers toujours croissants de la situation, et bientôt Miramón, après avoir vainement employé tous les expédients que lui suggérait sa position critique, se retrouva devant un trésor vide, avec cette douloureuse certitude qu'il était inutile de songer davantage à le remplir.

Nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer comment chaque État de la Confédération mexicaine, demeurant possesseur des deniers publics en temps de révolution, le gouvernement, siégeant à México, se trouve presque continuellement dans une pénurie complète, parce qu'il ne peut disposer que des fonds même de l'État de México, tandis que ses compétiteurs, au contraire, battant sans cesse la campagne dans tous les sens, non seulement y arrêtent les conductas de plata et s'en approprient les valeurs souvent fort considérables sans nuls remords, mais encore pillent les caisses de tous les États où ils pénètrent, enlèvent l'argent sans le moindre scrupule et se trouvent ainsi en mesure de soutenir la guerre sans désavantage.

Maintenant que, par un résumé rapide, nous avons établi la situation politique dans laquelle se trouvait le Mexique, nous reprendrons notre récit aux premiers jours de novembre 186..., c'est-à-dire six semaines environ après l'époque où nous l'avons interrompu.

La soirée avançait, l'ombre gagnait déjà la plaine, les rayons obliques du soleil couchant, chassés peu à peu des bas-fonds des vallées, s'accrochaient encore aux cimes neigeuses des montagnes de l'Anahuac qu'ils teintaient de nuances vermeilles, la brise frémissait à travers le feuillage des arbres; des vaqueros, montés sur des chevaux aussi sauvages qu'eux-mêmes, chassaient à travers la plaine de grands troupeaux qui tout le jour avaient erré en liberté, mais qui le soir retournaient au corral. On entendait résonner au loin les grelots des mules de quelques arrieros attardés qui se hâtaient d'atteindre la magnifique chaussée bordée de ces énormes aloès contemporains de Moctecuzoma et qui conduit à México.

Un voyageur de haute mine, monté sur un fort cheval et soigneusement enveloppé dans les plis d'un manteau relevé jusqu'à ses yeux, suivait au petit pas les capricieux méandres d'un étroit sentier qui, coupant à travers terre, allait à deux lieues environ de la ville rejoindre la grande route de México à Puebla, route en ce moment complètement déserte, non seulement à cause de l'approche de la nuit, mais encore parce que l'état d'anarchie dans lequel le pays était depuis si longtemps plongé, avait jeté dans les campagnes de nombreuses bandes de bandits qui, profitant de la circonstance et faisant la guerre à leur façon, détroussaient sans distinction d'opinion politique les constitutionnels et les libéraux, et, enhardis par l'impunité, souvent ne se contentaient pas des grandes routes et venaient jusques dans la ville même exercer leurs déprédations.

Cependant le voyageur dont nous parlons semblait fort peu se préoccuper des risques auxquels il s'exposait et continuait insoucieusement sa hasardeuse promenade, de son même pas tranquille et reposé.

Il marchait ainsi depuis trois quarts d'heure environ, et, vu son allure paisible, il ne s'était pas éloigné de plus d'une lieue de la ville, lorsqu'en relevant la tête il s'aperçut qu'il avait atteint un endroit où le sentier se bifurquait à droite et à gauche; il s'arrêta avec une hésitation bien marquée, puis, au bout d'un instant, il prit le sentier de droite.

Après avoir suivi pendant dix minutes environ cette direction, le cavalier parut se reconnaître, alors il fit légèrement sentir l'éperon à son cheval et l'obligea à prendre un trot assez allongé.

Bientôt il atteignit un monceau de ruines noirâtres, éparses sans ordre sur la terre, et près desquelles croissait un bouquet d'arbres dont les larges ramures ombrageaient autour d'eux le terrain dans une assez grande circonférence. Arrivé là, le cavalier s'arrêta, puis après avoir jeté un regard investigateur, sans doute pour s'assurer qu'il était bien seul, il mit pied à terre, s'assit commodément sur un tertre de gazon, s'appuya contre une souche d'arbre, laissa tomber son manteau, découvrit son visage et montra les traits pâles et hâves du blessé que nous avons vu conduire au rancho par le vaquero Dominique.

Don Antonio de Caserbar, il s'appelait ainsi, ne paraissait plus être que l'ombre de lui-même; espèce de spectre lugubre, toute sa vie semblait s'être concentrée dans ses yeux qui brillaient d'une lueur sinistre comme ceux des faunes; mais dans ce corps en apparence si débile, on sentait qu'une âme ardente, une volonté énergique étaient renfermées, et que cet homme, sorti vainqueur d'une lutte acharnée contre la mort, poursuivait avec un entêtement inébranlable l'exécution de sombres résolutions prises antérieurement par lui. A peine guéri de son affreuse blessure, bien faible encore et ne supportant qu'avec une extrême difficulté la fatigue d'une longue course à cheval, il avait cependant imposé silence à ses souffrances pour venir ainsi, à la nuit tombante, à près de trois lieues de México, à un rendez-vous que lui-même avait demandé; les motifs d'une telle conduite, surtout dans son état de faiblesse, devaient être pour lui d'une bien haute importance.

Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles don Antonio, les bras croisés sur la poitrine et les yeux fermés, se recueillit en lui-même et se prépara, selon toute probabilité, à l'entrevue qu'il allait avoir avec la personne qu'il était venu chercher si loin.

Tout à coup un bruit de chevaux, mêlé à un cliquetis de sabres, annonça qu'une troupe assez nombreuse de cavaliers s'approchait de l'endroit où se tenait don Antonio.

Il se redressa, regarda avec curiosité dans la direction où le bruit se faisait entendre et il se leva pour recevoir sans doute les arrivants.

Ceux-ci étaient au nombre d'une cinquantaine; ils firent halte à une quinzaine de pas des ruines, mais ils demeurèrent en selle.

Un seul d'entre eux mit pied à terre, jeta la bride aux mains d'un cavalier et s'approcha à grands pas de don Antonio, qui, de son côté, s'était avancé au-devant de lui.

—Qui êtes-vous? demanda don Antonio à voix basse lorsqu'il ne fut plus qu'à cinq ou six pas de l'étranger.

—Celui que vous attendez, señor don Antonio, répondit aussitôt l'autre, le colonel don Felipe Neri Irzabal, pour vous servir.

—Oui, c'est vous, je vous reconnais, approchez.

—C'est bien heureux; eh bien, señor don Antonio, répondit le colonel en lui tendant la main, et cette santé?

—Mauvaise, dit don Antonio, en se reculant sans toucher la main que lui tendait le guérillero.

Celui-ci ne remarqua pas ce mouvement, ou s'il le remarqua, il n'y attacha aucune importance.

—Vous venez avec une grande suite, reprit don Antonio.

—¡Caray! Croyez-vous, cher seigneur, que je me soucie de tomber aux mains des batteurs d'estrade de Miramón? Diable! Mon compte serait bientôt réglé s'ils s'emparaient de moi; mais je crois que, malgré tout le plaisir que nous éprouvons à nous trouver ensemble, nous ne ferons pas mal de nous occuper sans délai de nos affaires, hein? Qu'en pensez-vous?

—Je ne demande pas mieux.

—Le général vous remercie des derniers renseignements que vous lui avez fait parvenir, ils étaient d'une exactitude scrupuleuse; aussi a-t-il juré de vous récompenser comme vous le méritez, dès que l'occasion s'en présentera.

Don Antonio fit un geste de dégoût.

—Avez-vous le papier? lui demanda-t-il avec une certaine vivacité.

—Certes, répondit le colonel.

—Rédigé ainsi que je l'ai demandé.

—Tout y est señor, soyez tranquille, reprit le colonel avec un gros rire, où trouverait-on aujourd'hui l'honnêteté si elle ne se rencontrait pas entre gens de notre sorte, ce que vous avez stipulé est accepté, le tout est signé Ortega, général en chef de l'armée fédérale et contresigné Juárez, président de la république; êtes-vous content?

—Je vous répondrai, señor, lorsque j'aurai vu ce papier.

—Rien de plus facile, le voilà, fit le guérillero en retirant un large pli de son dolman et le présentant à don Antonio.

Celui-ci s'en saisit avec un mouvement de joie et le décacheta d'une main fébrile.

—Vous aurez de la peine à lire en ce moment, dit le colonel d'un air narquois.

—Vous croyez? fit don Antonio avec ironie.

—Dam! Il fait assez sombre, il me semble.

—Qu'à cela ne tienne, j'aurai bientôt de la lumière, et frottant une allumette chimique contre une pierre, il alluma une de ces petites bougies roulées, vulgairement nommées rats-de-caves, qu'il sortit de sa poche.

Au fur et à mesure qu'il lisait, une vive satisfaction éclatait sur son visage, enfin il éteignit sa bougie, plia le papier, le serra avec soin dans son portefeuille et s'adressant au colonel.

—Señor, vous remercierez le général Ortega de ma part, dit-il, il s'est conduit envers moi en véritable caballero.

Le guérillero salua.

—Je n'y manquerai pas, señor, répondit-il, surtout si vous avez quelques renseignements à ajouter à ceux que déjà vous nous avez donnés.

—J'en ai certes, et de fort importants.

—Ah! Ah! fit l'autre en se frottant joyeusement les mains, voyons un peu cela, cher señor.

—Écoutez-donc; Miramón est aux abois, l'argent lui manque sans qu'il lui soit possible d'en trouver désormais; les troupes, presque toutes recrues, mal armées et plus mal habillées, ne sont pas payées depuis deux mois, elles murmurent.

—Fort bien, pauvre cher Miramón, il est bien bas alors.

—D'autant plus bas, que le clergé qui avait promis dans le principe de venir à son aide, lui a définitivement refusé son concours.

—Mais, observa ironiquement le guérillero, comment êtes-vous si bien informé, cher seigneur?

—Ne savez-vous pas que je suis attaché à l'ambassade espagnole?

—C'est juste, au fait; je l'avais oublié, excusez-moi. Que savez-vous encore?

—Les rangs des partisans du président s'éclaircissent de plus en plus, ses plus anciens amis l'abandonnent; aussi pour se relever un peu dans l'opinion publique a-t-il résolu de tenter une sortie et d'aller attaquer la division du général Berriozábal.

—Tiens, tiens, tiens, c'est bon à savoir, cela.

—Vous voilà averti.

—Merci, nous veillerons, est-ce tout?

—Pas encore. Réduit, ainsi que je vous l'ai dit, à la dernière extrémité et voulant se procurer de l'argent, n'importe par quel moyen, Miramón s'autorise de l'enlèvement de la conducta de Laguna seca, opéré par votre parti.

—Je sais, interrompit le colonel, en se frottant les mains, ce fut moi qui opérai cette négociation; malheureusement, ajouta-t-il avec un soupir de regret, de tels coups de filets sont rares.

—Miramón est donc résolu, continua don Antonio, d'enlever l'argent de la convention qui se trouve en ce moment à la légation britannique.

—C'est une superbe idée, ces diables d'hérétiques seront furieux; quel est l'homme de génie qui lui a soufflé cette pensée qui le brouille irrémissiblement avec l'Angleterre; c'est que les gringos ne plaisantent pas sur la question d'argent.

—Je le sais, aussi est-ce par mes soins que cette idée lui a été suggérée.

—Señor, dit majestueusement le guérillero, vous avez en cela bien mérité de la patrie! Mais cet argent ne doit pas être considérable.

—La somme est assez ronde.

—Ah! Ah! Combien à peu près?

—Six cent soixante mille piastres [2].

Le guérillero eut un éblouissement.

—¡Caray! s'écria-t-il avec conviction, je lui rends les armes, il est plus fort que moi, l'affaire de Laguna Seca n'était rien en comparaison, mais avec cette somme ¡Dios me libre! Il va être en mesure de recommencer la guerre.

—Il est trop tard maintenant, nous y avons mis bon ordre, cette somme sera dépensée en quelques jours, reprit don Antonio avec un mauvais sourire; rapportez-vous en à nous pour cela.

—Dieu le veuille!

—Voici, quant à présent, tous les renseignements qu'il m'est possible de vous donner; je les crois assez importants.

—¡Caray! s'écria le guérillero, ils ne sauraient l'être davantage.

—J'espère, dans quelques jours, vous en donner de plus sérieux encore.

—Toujours ici.

—Toujours, à la même heure, et au moyen du même signal.

—C'est convenu; ah! Le général va être fort satisfait d'apprendre tout cela.

—Venons maintenant à notre seconde affaire, celle qui nous regarde nous deux seuls: qu'avez-vous fait depuis que je vous ai vu?

—Pas grand chose; les moyens me font défaut, en ce moment, pour me livrer aux difficiles recherches dont vous m'avez chargé.

—Cependant la récompense est belle.

—Je ne dis pas, répondit distraitement le guérillero.

Don Antonio lui lança un regard perçant.

—Doutez-vous de ma parole? dit-il avec hauteur.

—J'ai pour principe de ne douter jamais de rien, señor, répondit le colonel.

—La somme est forte.

—C'est justement cela qui m'effraie.

—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous don Felipe.

—Ma foi, s'écria-t-il en prenant tout à coup son parti, je crois que c'est le mieux que j'aie à faire; écoutez-moi donc.

—Je vous écoute, parlez.

—Surtout, ne vous fâchez pas cher seigneur, les affaires sont les affaires, que diable, et doivent être traitées carrément.

—C'est aussi mon avis, continuez.

—Donc, vous m'avez proposé cinquante mille piastres pour...

—Je sais pourquoi, passons.

—Je le veux bien; or, cinquante mille piastres forment une somme considérable; je n'ai que votre parole pour garantie, moi.

—N'est-ce point assez?

—Pas tout à fait; je sais bien qu'entre gentilshommes la parole vaut le jeu; mais quand il s'agit d'affaires, ce n'est plus cela; je vous crois riche, très riche même, puisque vous le dites et que vous m'offrez cinquante mille piastres; mais qui me prouve que le moment arrivé de vous acquitter envers moi, vous serez, malgré le vif désir que vous en aurez, en état de le faire?

Don Antonio, tandis que le guérillero lui posait ainsi nettement la question, était en proie à une colère sourde, qui vingt fois fut sur le point d'éclater, mais heureusement il se retînt et parvint à conserver son sang-froid.

—Alors, que désirez-vous? lui demanda-t-il d'une voix étouffée.

—Rien quant à présent, señor; laissez-nous terminer notre révolution. Dès que nous serons entrés à México, ce qui, je l'espère pour vous et pour moi, ne sera pas long, vous me conduirez chez un banquier que je connais; il répondra de la somme et tout sera dit. Cela vous convient ainsi?

—Il le faut bien; mais d'ici là?

—Nous avons à nous occuper de choses plus pressées, quelques jours de plus ou de moins ne signifient rien, et maintenant que, quant à présent, nous n'avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre congé de vous, cher seigneur.

—Vous êtes libre de vous retirer, señor, répondit sèchement don Antonio.

—Je vous baise les mains, cher seigneur; à l'avantage de bientôt vous revoir.

—Adieu.

Don Felipe salua cavalièrement l'Espagnol, tourna sur les talons, rejoignit sa troupe, monta à cheval et repartit à toute bride suivi de ses partisans.

Quant à don Antonio, il reprit tout pensif et au petit pas le chemin de México, où il arriva deux heures plus tard.

—Oh! murmura-t-il en s'arrêtant devant la maison qu'il habitait, Calle de Tacuba, malgré le ciel et l'enfer je réussirai!

Que signifiaient ces paroles sinistres qui semblaient résumer sa longue méditation?

Footnote 1: La Chambre des Notables se compose de 28 membres; 23 étaient présents, la majorité en faveur de Miramón fut de 19 voix contre 1 et trois billets blancs. G. A.]

[2] 3,300,000 de francs.


XIII

LES BONS DE LA CONVENTION

Des reflets rougeâtres zébraient les cimes neigeuses du Popocatepelt, les dernières étoiles s'éteignaient dans le ciel, des lueurs d'opale teintaient le sommet des édifices; le jour commençait à peine à poindre. México dormait encore; ses rues silencieuses n'étaient, à longs intervalles, sillonnées que par le pas hâtif de quelques Indiens, arrivant des pueblos des environs pour vendre leurs fruits et leurs légumes. Seules, quelques boutiques de pulqueros entrouvraient timidement leurs portes, et se préparaient à verser aux consommateurs du matin la dose de liqueur forte, prologue obligé du travail de chaque jour.

La demie après quatre heures sonna au Sagrario.

En ce moment un cavalier sortit de la rue de Tacuba, traversa au grand trot la Plaza Mayor, et vint tout droit s'arrêter à la porte du palais de la Présidence, gardée par deux sentinelles.

—Qui vive? cria un des factionnaires.

—Ami, répondit le cavalier.

—Passez au large.

—Non pas, reprit le cavalier, c'est ici que j'ai affaire.

—Vous voulez entrer au palais?

—Oui!

—Il est trop matin, revenez dans deux heures.

—Dans deux heures il sera trop tard, c'est tout de suite que j'entrerai.

—Bah! fit en goguenardant le factionnaire, et s'adressant à son compagnon: Que penses-tu de cela, Pedrito? lui dit-il.

—Eh! Eh! fit l'autre en ricanant, je pense que ce cavalier est étranger sans doute, qu'il se trompe et qu'il s'imagine être à la porte d'un mesón.

—Assez de grossièretés, drôles, dit sévèrement le cavalier, je n'ai perdu que trop de temps déjà; prévenez l'officier de garde, hâtez-vous.

Le ton employé par l'inconnu parut faire une forte impression sur les soldats. Après s'être un instant concerté entre eux à voix basse, comme après tout l'inconnu était dans son droit et que ce qu'il demandait était prévu par leur consigne, ils se décidèrent enfin à le satisfaire, en frappant de la crosse de leur fusil contre la porte.

Au bout de deux ou trois minutes, cette porte s'ouvrit et livra passage à un sergent facile à reconnaître au cep de vigne, insigne de son grade, qu'il tenait à la main gauche.

Après s'être informé auprès des factionnaires des motifs de leur appel, il salua poliment l'étranger, le pria d'attendre un instant et rentra laissant la porte ouverte derrière lui, mais presque aussitôt il reparut précédant un capitaine en grande tenue de service.

Le cavalier salua le capitaine et réitéra la demande qu'il avait précédemment adressée aux factionnaires.

—Je suis désespéré de vous refuser, señor, répondit l'officier, mais la consigne nous défend d'introduire qui que ce soit dans le palais avant huit heures du matin; veuillez donc, si la cause qui vous amène est sérieuse, revenir à l'heure que je vous indique, rien ne s'opposera à votre introduction. Et il s'inclina comme pour prendre congé.

—Pardon, capitaine, reprit le cavalier, encore un mot, s'il vous plaît.

—Dites, señor.

—C'est que ce mot, il est inutile qu'un autre que vous l'entende.

—Rien de plus aisé, señor, répondit l'officier en s'approchant jusqu'à toucher l'inconnu; maintenant parlez, je vous écoute.

Le cavalier se pencha de côté et murmura à voix basse quelques paroles que l'officier écouta avec les marques de la plus profonde surprise.

—Êtes-vous satisfait maintenant, capitaine?

—Parfaitement, señor; et se tournant vers le sergent immobile à quelques pas: Ouvrez la porte, dit-il.

—Inutile, répondit le cavalier, si vous le permettez, je descendrai ici, un soldat gardera mon cheval.

—Comme il vous plaira, señor.

Le cavalier mit pied à terre et jeta la bride au sergent, qui s'en empara en attendant qu'un soldat le vînt remplacer.

—Maintenant, capitaine, reprit l'étranger, si vous voulez mettre le comble à votre complaisance en me servant de guide et me conduisant vous-même auprès de la personne qui m'attend, je suis à vos ordres.

—C'est moi qui suis aux vôtres, señor, répondit l'officier et puisque vous le désirez j'aurai l'honneur de vous conduire.

Ils entrèrent alors dans le palais, laissant derrière eux le sergent et les deux factionnaires en proie à la plus grande surprise.

Précédé par le capitaine, le cavalier traversa plusieurs pièces qui malgré l'heure matinale de la journée étaient déjà encombrées, non de visiteurs, mais d'officiers de tous grades, de sénateurs et de conseillers de la cour suprême qui semblaient avoir passé la nuit au palais.

Une grande agitation régnait dans les groupes où se trouvaient confondus des militaires, des membres du clergé et des représentants du haut commerce; on parlait avec une certaine vivacité, bien qu'à voix basse; l'expression générale des physionomies était sombre et soucieuse.

Les deux hommes atteignirent enfin la porte d'un cabinet gardé par deux sentinelles; un huissier, la chaîne d'argent au cou, marchait lentement de long en large; à la vue des deux hommes, il s'approcha vivement d'eux.

—Vous êtes arrivé, señor, dit le capitaine.

—Il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous, señor, et à vous adresser mes remercîments pour votre obligeance, répondit le cavalier.

Ils se saluèrent et le capitaine retourna à son poste.

—Son Excellence ne peut recevoir en ce moment. Il y a eu cette nuit conseil extraordinaire; son Excellence a donné l'ordre qu'on le laisse seul, dit l'huissier, en saluant sèchement l'inconnu.

—Son Excellence fera une exception en ma faveur, répondit doucement le cavalier.

—J'en doute, señor; l'ordre est général, je n'oserais pas me hasarder à y manquer.

L'étranger parut réfléchir un instant.

L'huissier attendait, étonné sans doute que l'inconnu persévérât à demeurer là.

Celui releva enfin la tête:

—Je comprends, señor, dit-il, tout ce que l'ordre que vous avez reçu a de sacré pour vous, je n'ai donc pas l'intention de vous engager à y désobéir, cependant, comme le sujet qui m'amène est de la plus haute gravité, laissez-moi vous prier de me rendre un service.

—Je ferai, señor, pour vous obliger tout ce qui sera compatible avec les devoirs de ma charge.

—Je vous remercie, señor; d'ailleurs, je vous certifie, et bientôt vous aurez la preuve de ce que j'avance, que, loin de vous réprimander, son excellence le président vous saura bon gré de m'avoir laissé pénétrer jusqu'à lui.

—J'ai eu l'honneur de vous faire observer, señor...

—Laissez-moi vous expliquer ce que je désire de vous, interrompit vivement l'étranger, puis vous me direz si vous pouvez ou non me rendre le service que je vous demande.

—C'est juste, parlez, señor.

—Je vais écrire un mot sur une feuille de papier, ce papier, sans prononcer un mot, vous le placerez sous les yeux du président; si son Excellence ne vous dit rien, je me retirerai, vous voyez que ce n'est pas difficile et que vous ne transgressez en aucune façon les ordres que vous avez reçus.

—C'est vrai, répondit l'huissier avec un lin sourire, mais je les tourne.

—Y voyez-vous quelque difficulté?

—Il est donc bien nécessaire que vous voyiez son Excellence le président ce matin? reprit l'huissier, sans répondre à la question qui lui était adressée.

—Señor don Livio, répondit l'étranger d'une voix grave, car bien que vous ne me connaissiez pas je vous connais moi, je sais quel est votre dévouement au général Miramón, eh bien, sur mon honneur et ma foi de chrétien, je vous jure qu'il y a pour lui la plus grande urgence à ce que je le voie sans délai.

—Cela suffit, señor, répondit sérieusement l'huissier, si cela ne dépend que de moi dans un instant vous serez près de lui; voici sur cette table, papier, plumes et encre, écrivez.

Le cavalier le remercia, prit une plume et en grosses lettres, sur une feuille blanche, à peu près au milieu il écrivit ce seul mot: ADOLFO .°.

suivi de trois points placés en triangle, puis il remit la feuille tout ouverte à l'huissier.

—Tenez, lui dit-il.

L'huissier le regarda avec étonnement.

—Comment, s'écria-t-il, vous êtes...

—Silence! fit l'étranger en posant son doigt sur sa bouche.

—Oh! vous entrerez, reprit l'huissier, et soulevant la portière il ouvrit la porte et disparut.

Mais presqu'aussitôt la porte se rouvrit et une voix fortement timbrée, voix qui n'était pas celle de l'huissier, cria à deux reprises de l'intérieur du cabinet:

—Entrez, entrez!

L'étranger entra.

—Venez donc, reprit le président, venez donc, cher don Adolfo; c'est le ciel qui vous envoie, et il s'avança vers lui en lui tendant la main.

Don Adolfo serra respectueusement la main du président et s'assit sur un fauteuil auprès de lui.

Au moment où nous le mettons en scène, le président Miramón, ce général dont le nom était dans toutes les bouches et qui passait à juste titre pour le premier homme de guerre du Mexique comme il en était le meilleur administrateur, était un tout jeune homme; il avait vingt-six ans à peine, et pourtant que de grandes et nobles actions il avait accomplies depuis trois ans qu'il était au pouvoir!

Au physique, sa taille était élégante et bien prise, ses manières pleines de laisser-aller, sa démarche noble, ses traits fins, distingués remplis de finesse, respiraient l'audace et la loyauté, son front large était déjà plissé sous l'effort de la pensée, ses yeux noirs bien ouverts, avaient un regard droit et clair dont la profondeur inquiétait parfois ceux sur lesquels il se fixait; son visage un peu pâle et ses yeux bordés d'un large cercle bistré témoignaient d'une longue insomnie.

—Ah! fit-il joyeusement en se laissant tomber dans un fauteuil, voilà mon bon génie de retour, il va me rapporter mon bonheur envolé.

Don Adolfo hocha tristement la tète.

—Que veut dire ce mouvement, mon ami? reprit le président.

—Cela veut dire, général, que je crains qu'il ne soit trop tard.

—Trop tard? Comment cela, ne me croyez-vous donc pas capable de prendre une éclatante revanche de mes ennemis?

—Je vous crois capable de toutes les grandes et nobles actions, général, répondit-il; malheureusement la trahison vous entoure de toutes parts, vos amis vous abandonnent.

—Ce n'est que trop vrai, dit le général avec amertume; le clergé et le haut commerce, dont je me suis fait le protecteur, que j'ai toujours et partout défendus, me laissent égoïstement user mes dernières ressources à les protéger, sans daigner me venir en aide; ils me regretteront bientôt, si, ce qui n'est que trop probable, je succombe par leur faute.

—Oui, c'est vrai, général, et dans le conseil que cette nuit vous avez tenu, vous vous êtes sans doute assuré d'une manière définitive des intentions de ces hommes auxquels vous avez tout sacrifié.

—Oui, répondit-il, en fronçant le sourcil et en scandant amèrement ses paroles, à toutes mes demandes, à toutes mes observations, ils n'ont fait qu'une seule et même réponse: Nous ne pouvons pas; c'était un mot d'ordre convenu entre eux!

—Votre position doit alors, pardonnez-moi cette franchise, général, votre position doit être extrêmement critique.

—Dites précaire et vous approcherez de la vérité, mon ami; le trésor est vide complètement sans qu'il me soit possible de le remplir de nouveau; l'armée, qui depuis deux mois n'a pas reçu de solde, murmure et menace de se débander; mes officiers passent les uns après les autres à l'ennemi; celui-ci s'avance à marche forcée sur México: voilà la situation vraie, comment la trouvez-vous?

—Triste, horriblement triste, général, et, pardon de cette question, que comptez-vous faire pour parer au danger?

Le général, au lieu de lui répondre, lui jeta à la dérobée un regard perçant.

—Mais avant, d'aller plus loin, reprit don Adolfo, permettez-moi, général, de vous rendre compte de mes opérations à moi.

—Oh! Elles ont été heureuses, j'en suis convaincu, répondit en souriant le général.

—J'ai l'espoir que vous les trouverez telles, Excellence; m'autorisez-vous à vous faire mon rapport?

—Faites, faites, mon ami, j'ai hâte d'apprendre ce que vous avez accompli pour la défense de notre noble cause.

—Oh! Permettez, général, dit vivement don Adolfo, je ne suis qu'un aventurier moi, mon dévouement vous est tout personnel.

—Bon, je m'entends, voyons un peu ce rapport.

—D'abord, j'ai réussi à enlever au général Degollado les débris de la conducta volée par lui à la Laguna Seca.

—Bon, ceci est de bonne guerre, c'est avec l'argent de cette conducta qu'il m'a pris Guadalajara. Oh! Castillo! Enfin, combien à peu près?

—Deux cents soixante mille piastres.

—Hum! Un assez beau chiffre.

—N'est-ce pas? J'ai ensuite surpris ce bandit de Cuellar, puis son digne associé Carvajal, enfin leur ami Felipe Irzabal a aussi eu maille à partir avec moi, sans compter quelques partisans de Juárez que leur mauvaise étoile a placés sur ma route.

—Bref, le total de ces diverses rencontres, mon ennemi...

—Neuf cents et quelques mille piastres; les guérilleros de l'intègre Juárez sont bons à tondre, ils ont les coudées franches et en profitent pour s'engraisser en pêchant largement en eau trouble; pour nous résumer, je vous apporte environ douze cents mille piastres qui vous seront amenées sur des mules avant une heure, et que vous serez libre de verser à votre trésor.

—Mais ceci est magnifique!

—On fait ce qu'on peut, général.

—Diable, mais si tous mes amis battaient la campagne avec d'aussi beaux résultats, je serais bientôt riche et en état de soutenir vigoureusement la guerre; malheureusement, il n'en est point ainsi; mais cette somme, ajoutée à ce que je suis parvenu à me procurer d'un autre côté, me forme un assez joli denier.

—Comment, de quelle autre somme parlez-vous, général? Vous avez donc trouvé de l'argent?

—Oui, dit-il avec une certaine hésitation; un de mes amis, attaché à l'ambassade espagnole, m'a suggéré un moyen.

Don Adolfo bondit comme s'il avait été piqué par un serpent.

—Calmez-vous, mon ami, dit vivement le général, je sais que vous êtes l'ennemi du duc; cependant, depuis son arrivée au Mexique, il m'a rendu de grands services, vous ne sauriez le nier.

L'aventurier était pâle et sombre, il ne répondit pas; le général continua; comme toutes les âmes loyales, il éprouvait le besoin de se disculper d'une mauvaise action, bien que la nécessité seule la lui eût fait commettre.

—Le duc, dit-il, après la défaite de Silao, lorsque tout me manquait à la fois, est parvenu à faire reconnaître mon gouvernement par l'Espagne; ce qui m'a été fort utile, vous en conviendrez, n'est-ce pas?

—Oui, oui, j'en conviens, général. Oh, mon Dieu! Ce qu'on m'a dit est donc vrai.

—Et que vous a-t-on dit?

—Que, devant le refus obstiné du clergé et du haut commerce de vous venir en aide, réduit à la dernière extrémité, vous avez pris une résolution terrible.

—C'est vrai, fit le général en baissant la tête.

—Mais peut-être n'est-il pas trop tard encore; je vous apporte de l'argent, votre situation est changée, et, si vous me le permettez, je vais...

—Écoutez, dit le général en le retenant d'un geste.

La porte venait de s'ouvrir.

—N'ai-je pas défendu qu'on me dérange? dit le président à l'huissier qui se tenait incliné devant lui.

—Le général Márquez, Excellence, répondit impassiblement l'huissier.

Le président tressaillit, une légère rougeur envahit son visage.

—Qu'il entre, dit-il d'une voix brève.

Le général Márquez parut.

—Eh bien? lui demanda le président.

—C'est fait, répondit laconiquement le général, l'argent est versé au Trésor.

—Comment cela s'est-il passé? reprit le président avec un imperceptible tremblement dans la voix.

—J'avais reçu de Votre Excellence l'ordre de me rendre, avec une force respectable, à la légation de Sa Majesté britannique et de demander au représentant anglais la remise immédiate des fonds destinés à servir au paiement des détenteurs de bons de la dette anglaise, faisant observer au représentant que cette somme était, en ce moment, indispensable à Votre Excellence, afin de mettre la ville en état de défense; de plus, je lui engageai la parole de Votre Excellence pour la restitution de cette somme, qui ne devait être considérée que comme un prêt de quelques jours seulement, lui offrant, du reste, de concerter avec Votre Excellence le mode de paiement qui lui serait le plus agréable; à toutes mes observations, le représentant anglais se borna à répondre que cet argent ne lui appartenait pas, qu'il n'en était que le dépositaire responsable, et qu'il lui était impossible de s'en dessaisir. Reconnaissant que toutes mes objections devaient échouer devant une résolution inébranlable, après plus d'une heure de pourparlers inutiles, je résolus enfin d'exécuter la dernière partie des ordres que j'avais reçus: je fis briser par mes soldats le sceau officiel et les coffres de la Légation, et j'enlevai tout l'argent qui s'y trouvait, en ayant soin toutefois de faire compter devant témoins la somme à deux reprises, pour bien constater le montant de l'argent que je m'appropriais, afin de le rendre intégralement plus tard; j'ai donc fait enlever un million quatre cent mille piastres [1], qui ont été immédiatement transportées au palais par mes ordres.

Après ce narré succinct, le général Márquez s'inclina, comme un homme convaincu qu'il a parfaitement fait son devoir et qui attend des compliments.

—Et le représentant anglais, demanda le président, qu'a-t-il fait alors?

—Après avoir protesté, il a amené son pavillon, et, suivi de tout le personnel de la Légation, il est sorti de la ville, en déclarant qu'il rompait toute relation avec le gouvernement de Votre Excellence, et que, devant l'acte inique de spoliation dont il était victime, ce sont ses propres expressions, il se retirait à Jalapa, en attendant les nouvelles instructions du gouvernement britannique.

—C'est bien, général, je vous remercie; j'aurai l'honneur de causer plus amplement avec vous dans un instant.

Le général salua et se retira.

—Vous le voyez, mon ami, dit le président, maintenant il est trop tard pour rendre cet argent.

—Oui, le mal est sans remède, malheureusement.

—Que me conseillez-vous?

—Général, vous êtes au fond d'un gouffre; votre rupture avec l'Angleterre est le plus grand malheur qui pouvait vous arriver dans les circonstances présentes; il vous faut vaincre ou mourir!

—Je vaincrai! s'écria le général avec feu.

—Dieu le veuille! répondit tristement l'aventurier, car la victoire seule peut vous absoudre.

Il se leva.

—Vous me quittez déjà? lui demanda le président.

—Il le faut, Excellence; ne dois-je pas faire transporter ici, l'argent que moi du moins j'ai pris à vos ennemis?

Miramón baissa tristement la tête.

—Pardon, général, j'ai tort, je n'aurais pas dû parler ainsi; ne sais-je pas par moi-même que l'infortune est une mauvaise conseillère?

—N'avez-vous rien à me demander?

—Si, un blanc-seing.

Le général le lui donna aussitôt.

—Tenez, lui dit-il; vous reverrai-je avant votre départ de México?

—Oui, général; un mot encore.

—Dites.

—Méfiez-vous de ce duc espagnol: cet homme vous trahit!

Il prit alors congé du président et se retira.

[1] 6,000,000 de notre monnaie.


XIV

LA MAISON DU FAUBOURG

A la porte du palais, don Adolfo retrouva son cheval tenu en bride par un soldat, il se mit aussitôt en selle, et, après avoir jeté une piécette à l'assistant, il traversa de nouveau la place Mayor et s'engagea dans la calle de Tacuba.

Il était environ neuf heures du matin; les rues étaient encombrées de piétons, de cavaliers, de voitures et mêmes de charrettes, allant et se croisant dans tous les sens, la ville vivait enfin de cette existence fébrile des capitales, dans les moments de crise, où tous les visages sont inquiets, tous les regards soupçonneux, où les conversations ne se tiennent qu'à voix basse et où l'on est toujours prêt à supposer un ennemi dans l'étranger inoffensif que le hasard fait subitement rencontrer.

Don Adolfo, tout en s'avançant rapidement à travers les rues, ne manquait pas d'observer ce qui se passait autour de lui, cette inquiétude mal déguisée, cette anxiété croissante de la population, ne lui échappaient pas; sérieusement attaché au général Miramón dont le beau caractère, les grandes idées et surtout son réel désir du bien de son pays l'avaient séduit, il éprouvait un chagrin intérieur, profond, à la vue de l'abattement général des masses, et de la désaffection du peuple pour le seul homme qui en ce moment l'aurait pu, s'il avait été loyalement soutenu, sauver du gouvernement de Juárez, c'est-à-dire de l'anarchie organisée par le terrorisme du sabre. Il continua d'avancer sans paraître s'occuper de ce qui se faisait, ni de ce qui se disait dans les rassemblements groupés sur le pas des portes, au seuil des boutiques et au coin des rues, rassemblements dans lesquels, l'enlèvement des bons de la convention anglaise par le général Márquez sur l'ordre péremptoire du président de la république était dans toutes les bouches et apprécié de mille façons différentes.

Cependant, en entrant dans les faubourgs, don Adolfo trouva la population plus calme; la nouvelle n'y était encore que peu répandue, et ceux qui la connaissaient paraissaient fort peu s'en soucier, ou peut-être trouvaient-ils tout simple cet acte d'autorité arbitraire du pouvoir.

Don Adolfo comprit parfaitement cette nuance: les habitants de faubourgs, pauvres pour la plupart, appartenant à la classe infime de la population, demeuraient indifférents à un acte qui ne les pouvait atteindre, et dont seuls, les riches négociants de la cité, devaient se trouver lésés.

Arrivé enfin proche la Garita ou porte de Belén, il s'arrêta devant une maison isolée, d'apparence modeste sans être pauvre, et dont la porte était fermée avec soin.

Au bruit des pas du cheval, une croisée s'était entr'ouverte, un cri de joie était parti de l'intérieur de la maison, et un moment après la porte s'ouvrit toute grande et lui livra passage.

Don Adolfo entra, traversa le zaguán, pénétra jusqu'au patio, où il mit pied à terre, et attacha la bride de son cheval à un anneau scellé dans le mur.

—Pourquoi prendre ce soin, don Jaime? dit d'une voix douce et mélodieuse, une dame, en paraissant dans le patio; avez-vous donc l'intention de nous quitter aussi promptement?

—Peut-être, ma sœur, répondit don Adolfo ou don Jaime, ne pourrai-je demeurer que fort peu de temps près de vous, malgré mon vif désir de vous donner plusieurs heures.

—Bien, bien, mon frère, dans le doute laissez José conduire votre cheval au corral où il sera mieux que dans le patio.

—Faites comme il vous plaira, ma sœur.

—Vous entendez, José, dit la dame à un vieux serviteur, conduisez Moreno au corral, bouchonnez-le avec soin, et donnez lui double ration d'Alfalfa; venez, mon frère, ajouta-t-elle en passant son bras sous celui de don Jaime.

Celui-ci ne fit pas d'objection, et tous deux entrèrent dans la maison.

La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était une salle à manger, modestement meublée, mais avec ce goût et cette propreté qui dénotent des soins assidus, le couvert était mis pour trois personnes.

—Vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère?

—Avec plaisir; mais avant tout, ma sœur, embrassons-nous, et donnez-moi des nouvelles de ma nièce.

—Votre nièce sera ici dans un instant; quant à son cousin, il est absent, ne le savez-vous pas?

—Je le croyais de retour.

—Pas encore, nous sommes même fort inquiets sur son compte, ainsi que vous, il mène une vie assez mystérieuse; partant sans dire où il va, demeurant souvent fort longtemps dehors, puis revenant sans dire d'où il vient.

—Patience, Maria, patience! Ne savez-vous pas, répondit-il avec une nuance de tristesse dans la voix, que c'est pour vous, pour votre fille que nous travaillons? Un jour, prochain, je l'espère, tout s'éclaircira.

—Dieu le veuille, don Jaime, mais nous sommes bien seules et bien inquiètes dans cette petite maison; le pays est dans un état de bouleversement déplorable, les routes sont infestées de brigands, nous tremblons à chaque instant que vous ou don Estevan ne soyez tombé entre les mains de Cuellar de Carvajal ou del Rayo, ces bandits sans foi ni loi, dont on nous fait chaque jour des récits effrayants.

—Rassurez-vous ma sœur, Cuellar, Carvajal et même... el Rayo, répondit-il en souriant, ne sont pas aussi terribles qu'on se plaît à vous les représenter; du reste, je ne vous demande plus qu'un peu de patience: avant un mois, je vous le répète, ma sœur, tout mystère cessera, justice sera faite.

—Justice! murmura doña Maria avec un soupir, cette justice me rendra-t-elle mon bonheur perdu, mon fils...?

—Ma sœur, répondit-il avec une certaine solennité, pourquoi douter de la puissance de Dieu? Espérez, vous dis-je.

—Hélas, don Jaime, comprenez-vous bien la portée de ce mot? Savez-vous ce que c'est que de dire: espérez, à une mère?

—Maria, ai-je besoin de vous répéter que vous êtes, vous et votre fille, les deux seuls liens qui me rattachent à la vie, que je vous ai voué mon existence tout entière, sacrifiant pour vous voir un jour heureuses, vengées et replacées dans le haut rang dont vous n'auriez pas dû descendre, toutes les joies de la famille et toutes les excitations de l'ambition! Le but que depuis si longues années je poursuis avec tant de persévérance, avec une obstination si grande, ce but, supposez-vous donc que vous me verriez si calme et si résolu, si je n'avais pas la certitude d'être sur le point de l'atteindre? Ne me connaissez-vous donc plus? N'avez-vous plus foi en moi?

—Si, si, mon frère, j'ai foi en vous! s'écria-t-elle en se laissant aller dans ses bras; et voilà pourquoi je tremble sans cesse, même lorsque vous me dites d'espérer, parce que, je sais que rien ne saurait vous arrêter, que tout obstacle qui se dressera devant vous sera renversé, tout péril affronté en face, et je redoute que vous ne succombiez dans cette lutte insensée soutenue pour moi seul.

—Et pour l'honneur de notre nom, ma sœur, ne l'oubliez pas, afin de rendre à un blason illustre sa splendeur ternie; mais brisons là; voici ma nièce; de toute cette conversation, ne vous souvenez, que d'un seul mot celui-ci que je vous répète: espérez!

—Oh! Merci, merci, mon frère, dit-elle en l'embrassant une dernière fois.

En ce moment, une porte s'ouvrit et une jeune fille parut.

—Ah! Mon oncle, mon bon oncle, s'écria-t-elle en s'approchant de lui avec empressement et lui tendant les joues qu'il baisa à plusieurs reprises, enfin vous voilà, soyez le bienvenu.

—Qu'avez-vous? Carmen, mon enfant, lui dit-il avec affection, vos yeux sont rouges, vous êtes pâle, vous avez encore pleuré.

—Ce n'est rien, mon oncle, folie de femme nerveuse et inquiète, voilà tout; vous ne nous ramenez donc pas don Estevan?

—Non, répondit-il légèrement, il ne reviendra pas avant quelques jours; mais du reste il se porte fort bien, ajouta-t-il, en échangeant un regard d'intelligence, avec doña Maria.

—Vous l'avez-vu?

—Pardieu! Il y a deux jours à peine, je suis même un peu cause de ce retard, c'est moi qui ai insisté pour qu'il ne revienne pas encore, j'ai besoin de lui là-bas; mais est-ce que nous ne déjeunons pas? Je meurs littéralement de faim, moi, dit-il, pour détourner la conversation.

—Mais si, à l'instant nous n'attendions que Carmen; puisque la voilà, mettons-nous à table; et elle frappa sur un timbre.

Le même vieux serviteur qui avait mis au corral le cheval de don Jaime entra.

—Tu peux servir, José, lui dit doña Carmen.

On prit place autour de la table et le repas commença.

Nous tracerons en quelques lignes le portrait des deux dames, que les exigences de notre récit nous ont obligé de mettre en scène.

La première, doña Maria, sœur de don Jaime, était une femme belle encore, bien que ses traits flétris et fatigués, portassent les traces de grandes douleurs: son port était noble, ses manières gracieuses, son sourire doux et triste. Bien quelle n'eût que quarante-deux ans tout au plus, ses cheveux avaient complètement blanchi, ils encadraient son pâle et beau visage et formaient un contraste étrange avec ses sourcils noirs et ses yeux vifs et brillants qui respiraient la force et la jeunesse.

Doña Maria était entièrement vêtue de longs habits de deuil qui lui donnaient une apparence religieuse et ascétique.

Doña Carmen, sa fille, avait vingt-deux ans au plus; elle était belle comme sa mère, dont elle était le vivant portrait, l'avait été à son âge. Tout en elle était gracieux et mignon; sa voix avait des modulations d'une douceur extraordinaire, son front pur respirait la candeur et de ses grands yeux noirs couronnés par des sourcils tracés comme avec un pinceau et bordés de longs cils de velours, s'échappait un regard doux et humide, rempli d'un charme étrange.

Son costume était simple: il se composait d'une robe de mousseline blanche, serrée à la taille par un large ruban bleu et d'une mantille de dentelle brodée.

Telles étaient les deux dames.

Malgré l'indifférence qu'il affectait, don Jaime l'aventurier était visiblement inquiet et soucieux; parfois il demeurait la fourchette en l'air oubliant de la porter à sa bouche et semblait écouter des bruits perceptibles pour lui seul; d'autres fois, il tombait dans une rêverie si profonde que sa sœur ou sa nièce étaient forcées de le rappeler à lui-même en le touchant légèrement.

—Décidément, vous avez quelque chose, mon frère, ne put s'empêcher de lui dire doña Maria.

—Oui, ajouta la jeune fille, cette préoccupation n'est pas naturelle, mon oncle, elle nous inquiète; qu'avez-vous?

—Moi, rien, je vous assure, répondit-il.

—Mon oncle, vous nous cachez quelque chose.

—Vous vous trompez, Carmen, je ne vous cache rien, qui me soit personnel du moins; mais en ce moment, il règne une telle agitation dans la ville, que je vous avoue franchement que je redoute une catastrophe.

—Serait-elle donc si prochaine?

—Oh! Je ne le pense pas; seulement, peut-être y aura-t-il du bruit, des rassemblements, que sais-je? Je vous conseille sérieusement, si vous n'y êtes pas absolument obligées, de ne pas sortir de chez vous aujourd'hui.

—Oh! Ni aujourd'hui, ni demain, mon frère, répondit vivement doña Maria; il y a longtemps déjà que nous ne sortons plus, excepté pour aller à la messe.

—Même pour aller à la messe, d'ici à quelque temps, ma sœur, je crois qu'il serait imprudent de vous risquer dans les rues.

—Le danger est-il donc si grand? fit-elle avec inquiétude.

—Oui et non, ma sœur; nous sommes dans un moment de crise où un gouvernement est sur le point de tomber et d'être remplacé par un autre; vous comprenez, n'est-ce pas, que le gouvernement qui tombe est aujourd'hui impuissant à protéger les citoyens; par contre, celui qui le remplacera n'a encore ni le pouvoir, ni la volonté sans doute, de veiller à la sûreté publique; or, dans une circonstance comme celle-ci, le plus sage est de se protéger soi-même.

—Vous m'effrayez réellement, mon frère.

—Mon Dieu, mon oncle, qu'allons-nous devenir? s'écria doña Carmen en joignant les mains avec épouvante; ces Mexicains me font peur, ce sont de véritables barbares.

—Rassurez-vous, ils ne sont pas aussi méchants que vous le supposez; ce sont des enfants taquins, mal élevés, querelleurs, et voilà tout; mais, au fond, leur cœur est bon; je les connais de longue date, et je me porte garant de leurs bons sentiments.

—Mais vous savez, mon oncle, la haine qu'ils nous portent, à nous autres Espagnols.

—Malheureusement, je dois convenir qu'ils nous rendent avec usure le mal qu'ils accusent nos pères de leur avoir fait, et qu'ils nous détestent cordialement; mais on ignore que vous et moi sommes Espagnols, on vous croit hijas del país, ce qui pour vous est une garantie; quant à don Estevan, il passe pour Péruvien, et moi, tout le monde est convaincu que je suis Français; vous voyez donc bien que le danger n'est pas aussi grand que vous le supposez, et qu'en ne commettant pas d'imprudence vous n'avez, quant à présent, rien à redouter; d'ailleurs, vous ne demeurerez pas sans protecteurs, je ne vous laisserai pas seules dans cette maison avec un vieux domestique, lorsqu'une catastrophe est aussi prochaine; ainsi, rassurez-vous.

—Est-ce que vous resterez avec nous, mon oncle?

—Ce serait avec le plus vif plaisir, ma chère enfant; malheureusement, je n'ose vous le promettre, je crains que cela me soit impossible.

—Mais, mon oncle, quelles sont donc ces affaires si importantes?

—Chut, curieuse; donnez-moi un peu de feu pour allumer ma cigarette, je ne sais ce que j'ai fait de mon mechero.

—Oui, répondit-elle en lui présentant une allumette, toujours votre vieille tactique pour changer la conversation; tenez, mon oncle, vous êtes un homme affreux.

Don Jaime se mit à rire sans répondre et alluma sa cigarette.

—A propos, dit-il au bout d'un instant, avez-vous vu quelqu'un du rancho?

—Oui, il y a une quinzaine de jours, Loïck est venu avec sa femme Thérèse, il nous a apporté quelques fromages et deux outres de pulque.

—Il n'a rien dit de l'Arenal?

—Non, tout y allait comme à l'ordinaire.

—Tant mieux.

—Il a seulement parlé d'un blessé.

—Ah! Ah! Eh bien?

—Mon Dieu, je ne me rappelle plus trop ce qu'il a dit.

—Attendez, mon oncle, je m'en souviens, moi; le voici textuellement: Señorita, lorsque vous verrez votre oncle, veuillez l'avertir que le blessé qu'il avait placé dans le souterrain, sous la garde de López, a profité de l'absence de celui-ci pour s'échapper, et que, malgré toutes nos recherches, il nous a été impossible de le retrouver.

—Malédiction! s'écria don Jaime, avec fureur, pourquoi cet imbécile de Dominique ne l'a-t-il pas laissé mourir comme une bête féroce; je me doutais que cela finirait ainsi!

Mais, remarquant la surprise qui se peignait sur le visage des deux dames, à ces étranges paroles il se tut et feignant la plus complète indifférence:

—Voilà tout? reprit-il.

—Oui, mon oncle, seulement il m'a bien recommandé de ne pas oublier de vous en prévenir.

—Oh! La chose n'en valait pas la peine, mais c'est égal, chère enfant, je vous remercie; maintenant, ajouta-t-il, en se levant de table, je suis forcé de vous quitter.

—Déjà! s'écrièrent les deux dames en abandonnant vivement leurs sièges.

—Il le faut! A moins d'événements imprévus, je dois être cette nuit à un rendez-vous fort éloigné d'ici; mais, j'aurai soin si je ne puis revenir aussitôt que je l'espère, de me faire remplacer par don Estevan, afin que vous ne demeuriez pas sans protecteurs.

—Ce ne sera pas la même chose.

—Je vous remercie; ah ça! Avant de nous séparer, causons un peu d'affaires; l'argent que je vous ai remis la dernière fois que je vous ai vues, doit être à peu près épuisé, n'est-ce pas?

—Oh! Nous ne dépensons pas beaucoup mon frère, nous vivons avec une grande économie, il nous reste encore une certaine somme.

—Tant mieux, ma sœur, il est toujours préférable d'avoir, trop que pas assez; donc, comme je suis assez riche en ce moment, j'ai mis de côté, pour vous, une soixantaine d'onces, veuillez m'en débarrasser, je vous prie.

Et fouillant dans son dolman, il en retira une longue bourse en soie rouge, à travers les mailles de laquelle, on voyait étinceler l'or.

—Mais, c'est trop, mon frère; que voulez-vous que nous fassions d'une si grosse somme?

—Ce que vous voudrez, ma sœur; cela ne me regarde pas, prenez toujours.

—Puisque vous l'exigez.

—Pardieu, à propos, vous trouverez peut-être une quarantaine d'onces en sus de la somme que je vous ai annoncée; elles serviront à votre toilette, ma sœur, et à celle de Carmen, je veux qu'elle puisse se faire élégante quand cela lui plaira.

—Mon bon oncle! s'écria la jeune fille, je suis sûre que vous vous privez pour nous.

—Cela ne vous regarde pas, señorita, je veux vous voir belle, moi, c'est mon caprice; votre devoir de nièce soumise, est de m'obéir, sans vous permettre d'observations, allons, embrassez-moi toutes deux, et laissez-moi partir, je n'ai que trop tardé déjà.

Les deux dames le suivirent dans le patio, où elles l'aidèrent à seller Moreno, que doña Carmen bourrait de sucre en le flattant, ce dont le noble animal, semblait être fort reconnaissant.

Au moment où don Jaime donnait l'ordre au vieux domestique d'ouvrir la porte, le galop précipité d'un cheval se fit entendre au dehors; puis, des coups redoublés furent frappés à la porte.

—Oh! Oh! fit don Jaime, qui donc nous arrive ici? Et il s'avança résolument sous le zaguán.

—Mon oncle, mon frère! s'écrièrent les deux dames en essayant de l'arrêter.

—Laissez-moi faire, dit-il, en les immobilisant d'un geste, sachons qui nous arrive ainsi. Qui vive? cria-t-il.

—Ami, répondit-on.

—C'est la voix de Loïck, dit l'aventurier, et il ouvrit la porte.

Le ranchero entra.

—Dieu soit loué! s'écriât-il, en reconnaissant don Jaime, c'est le ciel qui me fait vous rencontrer.

—Que se passe-t-il? demanda vivement l'aventurier.

—Un grand malheur, répondit-il, l'hacienda del Arenal a été prise par la bande de Cuellar.

—¡Demonios! s'écria l'aventurier, en pâlissant de colère.

—Quand cela a-t-il eu lieu?

—Il y a trois jours.

L'aventurier l'entraîna vivement dans l'intérieur de la maison.

—As-tu faim? As-tu soif? lui dit-il.

—Depuis trois jours je n'ai ni bu ni mangé, tant j'avais hâte d'arriver.

—Repose-toi, et mange, puis tu me raconteras ce qui s'est passé.

Les deux dames s'empressèrent de placer devant le ranchero, du pain, de la viande et du pulque. Pendant que Loïck prenait la nourriture, dont il avait un si pressant besoin, don Jaime marchait avec agitation dans la salle. Sur un signe de lui, les dames s'étaient discrètement retirées, le laissant seul avec le ranchero.

—As-tu fini? lui demanda-t-il, en voyant qu'il ne mangeait plus.

—Oui, répondit-il.

—Maintenant, te sens-tu en état de me raconter comment est arrivée la catastrophe.

—Je suis à vos ordres, señor.

—Parle donc alors, je t'écoute.

Le ranchero, après avoir vidé un dernier verre de pulque pour s'éclaircir la voix, commença son récit.


XV

DON MELCHIOR

Nous substituerons notre récit à celui du ranchero, qui d'ailleurs ignorait beaucoup de particularités, ne connaissant que les faits, tels qu'on les lui avait rapportés à lui-même, et faisant quelques pas en arrière; nous reviendrons au moment précis où Olivier, car le le lecteur l'a sans doute reconnu dans don Jaime, s'était séparé de doña Dolores, et du comte, à deux lieues environ de l'hacienda del Arenal.

Doña Dolores, et les personnes qui l'accompagnaient, n'atteignirent l'hacienda que quelques moments avant le coucher du soleil.

Don Andrés, inquiet de cette longue promenade, les reçut avec les marques de la joie la plus vive.

Mais il les avait aperçus de loin, et en voyant Leo Carral avec eux, il avait été rassuré.

—Ne demeurez plus aussi longtemps dehors, monsieur le comte, dit-il à Ludovic, avec une sollicitude toute paternelle, je comprends tout le plaisir que, sans doute, vous trouvez à galoper en compagnie de cette petite folle de Dolores, mais vous ne connaissez pas ce pays, vous pouvez vous égarer; de plus, les routes sont en ce moment infestées par des maraudeurs, appartenant à tous les partis qui divisent cette malheureuse république, et ces pícaros ne se font pas plus de scrupule de tirer un coup de fusil à un galant-homme que d'abattre un coyote.

—Je crois vos craintes exagérées; monsieur, nous avons fait une charmante promenade sans que rien de suspect ne soit venu la troubler.

Tout en causant, ils se rendirent à la salle à manger, où le dîner était servi.

Le repas fut silencieux comme d'habitude, seulement la glace semblait être rompue entre la jeune fille et le jeune homme, et ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors, ils causèrent réellement entre eux.

Don Melchior fut sombre et compassé comme toujours, et mangea sans desserrer les dents, cependant, deux ou trois fois, étonné sans doute de la bonne harmonie qui semblait régner entre sa sœur et le gentilhomme français, il tourna la tête de leur côté; en leur lançant des regards d'une expression singulière, mais les jeunes gens feignirent de ne pas les remarquer, et continuèrent leur causerie à demi voix.

Don Andrés était radieux; dans sa joie, il parlait haut, interpellait tout le monde, buvait et mangeait comme quatre.

Quand on se leva de table, au moment de prendre congé, Ludovic arrêta le vieillard.

—Pardon, fit-il, je désirerais vous dire un mot.

—Je suis à vos ordres, répondit don Andrés.

—Mon Dieu, je ne sais comment vous expliquer cela, monsieur, je crains d'avoir agi un peu à la légère et d'avoir commis une faute contre les convenances.

—Vous, monsieur le comte, répondit don Andrés, en souriant, vous me permettrez de ne pas y croire.

—Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi; cependant, je dois vous rendre juge de ce que j'ai fait.

—Alors, veuillez vous expliquer.

—Voici le fait, en deux mots, monsieur: pensant me rendre directement à México, car vous savez que j'ignorais votre présence ici...

—En effet, interrompit le vieillard, continuez.

—Eh bien, j'avais écrit à un de mes amis intimes, attaché à la légation française, pour lui annoncer mon arrivée d'abord, et ensuite le prier de s'occuper à me trouver un appartement. Or, cet ami qui se nomme le baron Charles de Meriadec et qui appartient à une très bonne noblesse de France, accueillit favorablement ma demande, et se mit en devoir de me procurer ce que je désirais. Sur ces entrefaites, j'appris que vous habitiez cette hacienda, vous fûtes assez bon pour m'offrir l'hospitalité; j'écrivis immédiatement au baron de laisser cette affaire, parce que je resterais, sans doute, un laps considérable de temps auprès de vous.

—En acceptant mon hospitalité, vous m'avez donné, monsieur le comte, une preuve d'amitié et de confiance, dont je vous suis fort reconnaissant.

—Je croyais tout terminer avec mon ami, monsieur, lorsque ce matin j'ai reçu de lui un billet, dans lequel il m'annonce qu'il a obtenu un congé et qu'il compte le passer près de moi.

—Ah! ¡Caramba! s'écria joyeusement don Andrés, l'idée est charmante, et j'en remercierai monsieur votre ami.

—Vous ne le trouvez donc pas monsieur un peu sans gêne...?

—Qu'appelez-vous sans gêne, monsieur le comte? interrompit vivement don Andrés; n'êtes-vous pas à peu près mon gendre?

—Mais, je ne le suis pas encore, monsieur.

—Cela ne tardera pas, grâce à Dieu; donc, vous êtes ici chez vous, et libre d'y recevoir vos amis.

—Quand même ils seraient au nombre de mille, dit avec un sourire sardonique, don Melchior, qui écoutait cette conversation.

Le comte feignit de croire à la bonne intention du jeune homme, et lui répondit en s'inclinant:

—Je vous remercie, monsieur, de vous joindre à votre père en cette circonstance, ce m'est une preuve du bon vouloir que vous me voulez bien témoigner, chaque fois que l'occasion vous en est offerte.

Don Melchior comprit le sarcasme caché, sous ces paroles il s'inclina avec roideur, et se retira en grommelant.

—Et quand arrive le baron de Meriadec? reprit don Andrés.

—Mon Dieu, monsieur, vous me voyez confus, mais puisqu'il faut tout vous avouer, je crois qu'il arrivera demain au matin.

—Tant mieux, c'est un jeune homme?

—De mon âge à peu près, seulement, je dois vous prévenir, qu'il parle fort mal l'espagnol, et qu'il le comprend à peine.

—Il trouvera ici avec qui parler français, vous avez eu raison de me prévenir; sans cela; nous aurions été peu près pris à l'improviste, je vais donner, ce soir même, l'ordre de lui préparer un appartement.

—Pardon, monsieur, mais je serais désespéré de vous occasionner le plus léger dérangement.

—Oh! Ne vous inquiétez pas de cela, la place ne nous manque pas, grâce à Dieu, et nous trouverons facilement à l'installer commodément.

—Ce n'est pas cela que je veux dire, monsieur, je connais votre splendide hospitalité, seulement je crois que mieux vaudrait placer le baron près de moi, mes domestiques le serviraient, mon appartement est grand.

—Mais cela va horriblement vous gêner.

—Pas du tout, au contraire, j'ai plus de pièces qu'il ne m'en faut, il en prendra une; de cette façon, nous pourrons causer tout à notre aise, lorsque cela nous plaira; depuis deux ans que nous nous sommes vus, nous avons bien des confidences à nous faire.

—Vous l'exigez, monsieur le comte?

—Je suis chez vous, monsieur, je n'ai donc rien à exiger, ce n'est qu'une faveur que je vous demande, une prière que je vous adresse, pas autre chose.

—Puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, il sera fait selon votre désir; ce soir même, si vous le permettez, tout sera mis en état.

Ludovic prit alors congé de don Andrés et se retira dans son appartement; mais presque derrière lui arrivèrent des peones chargés de meubles qui, en quelques instants, eurent changé son salon en une chambre à coucher confortablement installée.

Le comte, dès qu'il fut seul avec son valet de chambre, le mit au courant de tout ce qu'il devait savoir, pour jouer son rôle de façon à ne pas commettre de bévues, puisqu'il s'était trouvé au rendez-vous et avait vu Ludovic.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le comte fut averti qu'un cavalier vêtu à l'européenne, et suivi d'un arriero, conduisant deux mules chargées de malles et de coffres s'approchait de l'hacienda.

Ludovic ne douta pas que ce fût Dominique, il se leva et se hâta de se rendre à la porte de l'hacienda; don Andrés s'y trouvait déjà afin de faire à l'étranger les honneurs de sa propriété.

Le comte ne laissait pas d'être intérieurement assez inquiet de la façon dont le vaquero porterait ce costume européen si mesquin et si étriqué, et par cela même, si difficile à porter avec aisance; mais il fut presque aussitôt rassuré à la vue du fier et beau jeune homme qui s'avançait maîtrisant son cheval avec grâce, et ayant sur toute sa personne un incontestable cachet de distinction. Un instant, il douta que cet élégant cavalier fût le même homme qu'il avait vu la veille et dont les manières franches mais légèrement triviales lui avaient fait craindre pour le rôle qu'il entreprenait de jouer, mais il ne tarda pas à être convaincu que c'était bien réellement Dominique qui se trouvait devant lui.

Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de l'autre avec les témoignages de la plus vive amitié, puis le comte présenta son ami à don Andrés.

L'hacendero, charmé par la bonne tournure et la haute mine du jeune homme, lui fit l'accueil le plus cordial, puis le comte et le baron, se retirèrent, suivis par l'arriero qui n'était autre que Loïck le ranchero.

Dès que les mules furent déchargées, les caisses et les malles placées dans l'appartement, le baron, car nous lui donnerons provisoirement ce titre, gratifia d'un généreux pourboire l'arriero qui se confondit en bénédictions, et se hâta de s'en aller avec ses mules, ne se souciant pas de demeurer trop longtemps dans l'hacienda de crainte de rencontrer quelque visage de connaissance.

Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, ils placèrent Raimbaut en faction dans l'antichambre, afin de ne pas être surpris, et, s'étant retirés dans la chambre à coucher du comte, ils commencèrent une longue et sérieuse conversation, pendant laquelle Ludovic mit le baron au fait, en lui faisant une espèce de biographie, des personnes avec lesquelles il était pour quelque temps appelé à vivre; il s'étendit surtout sur le compte de don Melchior, dont il l'engagea à se méfier, et il lui recommanda de ne pas oublier qu'il ne savait que quelques mots d'espagnol, et qu'il ne le comprenait pas: ce point était essentiel.

—J'ai vécu longtemps avec les Peaux-Rouges, répondit le jeune homme, j'ai profité des leçons que j'ai reçues d'eux; Vous serez surpris vous-même de la perfection avec laquelle je jouerai mon rôle.

—Je vous avoue que j'en suis surpris déjà, vous avez complètement trompé mon attente; j'étais loin de croire à un tel résultat.

—Vous me flattez; je tâcherai de toujours mériter votre approbation.

—Mais j'y songe, mon cher Charles, reprit en souriant le comte, nous sommes de vieux amis, des camarades de collège.

—Pardieu, nous nous sommes connus tout enfants, répondit l'autre de même.

—Ne vous semble-t-il pas que, dans cette situation, nous devons nous tutoyer?

—Cela me semble évident, la perfection du rôle l'exige.

—Eh bien, c'est convenu, je te tutoie et tu me tutoies.

—Je le crois bien, deux camarades comme nous.

Là-dessus, les deux jeunes gens se serrèrent cordialement la main, en riant comme des écoliers en vacances.

Une partie de la journée s'écoula ainsi sans autre incident que la présentation du baron Charles de Meriadec, par son ami le comte de la Saulay, à doña Dolores et à son frère, don Melchior de la Cruz, double présentation dont le prétendu baron se tira en comédien achevé.

Doña Dolores répondit par un gracieux et encourageant sourire au compliment que le jeune homme crut devoir lui adresser.

Don Melchior se contenta de s'incliner sans lui répondre, en lui lançant un regard louche sous ses prunelles.

—Hum! dit le baron lorsqu'il se retrouva avec le comte, ce don Melchior me fait l'effet d'être une vilaine chenille.

—Je partage entièrement cette opinion, répondit nettement le comte.

Vers trois heures de l'après-dîner, doña Dolores fît demander aux jeunes gens s'ils voulaient lui faire l'honneur de venir lui tenir compagnie quelques instants, ils acceptèrent avec empressement et se hâtèrent de se rendre près d'elle.

Ils croisèrent don Melchior dans la cour; le jeune homme ne leur parla pas, mais il les suivit du regard jusqu'à ce qu'ils fussent entrés dans l'appartement de sa sœur.

Un mois s'écoula, sans que rien ne vînt troubler la monotone existence des habitants de l'hacienda.

Le comte et son ami sortaient souvent en compagnie du mayordomo, soit pour aller à la chasse, soit simplement pour se promener; quelquefois, mais rarement, doña Dolores les accompagnait.

Maintenant que le comte n'était plus seul avec elle, elle paraissait moins redouter de se trouver avec lui, parfois même elle semblait y prendre un certain plaisir; elle accueillait favorablement ses galanteries, souriait des saillies qui lui échappaient, et, en toutes circonstances, lui témoignait une entière confiance.

Mais c'était surtout au soi-disant baron qu'elle montrait une préférence marquée, soit que, le connaissant pour ce qu'il était réellement, elle le jugeât sans importance, soit que, par pur caprice de coquetterie féminine, elle se plût à jouer avec cette nature dont elle ne soupçonnait pas l'indomptable énergie, et voulût essayer sur le naïf jeune homme la puissance de ses charmes.

Dominique ne s'apercevait pas, ou feignait de ne pas s'apercevoir de ce manège de la jeune fille; d'une politesse exquise avec elle, d'une prévenance sans bornes, il demeurait cependant dans les strictes limites qu'il s'était posées à lui-même, ne se souciant pas de donner de la jalousie à un homme pour lequel il professait une sincère amitié et qu'il savait être sur le point d'épouser doña Dolores.

Quant à don Melchior, son caractère s'était de plus en plus assombri, ses absences étaient devenues plus longues et plus fréquentes, et, dans les rares occasions où le hasard le mettait en présence des deux jeunes gens, il répondait silencieusement à leur salut, sans daigner leur adresser la parole; définitivement, la répugnance qu'il avait tout d'abord éprouvée pour eux s'était, avec le temps, changée en une bonne et forte haine mexicaine.

Cependant les événements politiques marchaient avec une rapidité toujours croissante; les troupes de Juárez occupaient sérieusement la campagne; déjà des éclaireurs de son parti avaient paru aux environs de l'hacienda; on parlait vaguement de propriétés espagnoles prises d'assaut, pillées, livrées aux flammes, et dont les maîtres avaient été lâchement assassinés après avoir été mis à rançon par les guérilleros.

L'inquiétude était grande à l'Arenal: don Andrés de la Cruz, que sa qualité d'Espagnol ne rassurait que médiocrement sur l'avenir, prenait les précautions les plus exagérées pour ne pas être surpris par l'ennemi; la question de l'abandon de l'hacienda pour se retirer à Puebla avait même été plusieurs fois agitée, mais toujours elle avait été repoussée par don Melchior avec obstination.

Cependant, la conduite étrange que, depuis que le comte se trouvait dans l'hacienda, menait le jeune homme, son affectation à se tenir à l'écart, ses absences fréquentes et prolongées, et, plus que tout, les recommandations de don Olivier, dont la méfiance éveillée depuis longtemps sans doute, et reposant sur des faits connus de lui seul, avaient amené à l'hacienda la présence de Dominique sous le nom de baron de Meriadec, éveillaient les soupçons du comte, soupçons auxquels l'antipathie secrète qu'il éprouvait depuis le premier jour pour Melchior, donnaient presque la force d'une certitude.

Le comte, après de mûres réflexions, s'était résolu de faire part à Dominique et à Léo Carral de ses inquiétudes, lorsqu'un soir, en entrant dans le patio, il rencontra don Melchior à cheval, se dirigeant vers la porte de l'hacienda.

Le comte se demanda alors, comment à une heure aussi avancée (il était environ neuf heures du soir), don Melchior osait, par une nuit sans lune, se hasarder seul, dans la campagne, au risque de tomber dans une embuscade des guérilleros de Juárez, dont les éclaireurs, ce qu'il savait fort bien, rôdaient depuis quelques jours déjà aux environs de l'hacienda.

Cette nouvelle sortie du jeune homme, que rien ne motivait en apparence, dissipa les derniers doutes du comte, et l'affermit dans sa résolution, de prendre immédiatement conseil de ses deux confidents.

En ce moment, Léo Carral traversait le patio; Ludovic l'appela.

Le mayordomo accourut aussitôt.

—Où allez vous donc ainsi? lui demanda le comte.

—Je ne saurais trop vous dire, seigneurie, répondit le mayordomo, je suis ce soir, je ne sais pourquoi, plus inquiet qu'à l'ordinaire, et je vais faire une visite autour de l'hacienda.

—C'est peut-être un pressentiment, dit le comte pensif, voulez-vous que je vous accompagne?

—Je compte sortir et battre un peu l'estrade aux environs, reprit Ño Leo Carral.

—Bien, faites seller mon cheval et celui de don Carlos, nous vous rejoignons dans un instant.

—Surtout, seigneurie, n'emmenez pas de domestiques, faisons nos affaires nous-mêmes, j'ai un projet; évitons toute chance de trahison.

—Convenu, dans dix minutes nous vous rejoindrons.

—Vous trouverez vos chevaux à la porte de la première cour. Je n'ai pas besoin de vous recommander d'être armés.

—Soyez tranquille.

—Le comte rentra chez lui.

Dominique fut bientôt mis au courant des choses; tous deux quittèrent aussitôt après l'appartement, et rejoignirent le mayordomo qui, déjà en selle, les attendait devant la porte ouverte, de l'hacienda.

—Nous voici, dit le comte.

—Partons, répondit laconiquement Leo Carral.

Ils sautèrent sur leurs chevaux, et sortirent sans ajouter une parole.

Derrière eux, la porte de l'hacienda fut doucement refermée.

La rampe qui conduisait à la plaine fut descendue au grand trot.

—Eh! fit le comte au bout d'un instant, que signifie cela, sommes-nous donc montés sur des chevaux spectres, qu'ils ne produisent aucun bruit en marchant?

—Parlez plus bas, seigneurie, répondit le mayordomo, nous sommes probablement entourés d'espions; quant à ce qui vous intrigue si fort, ce n'est qu'une précaution toute simple, les sabots de vos chevaux sont enveloppés dans des sacs de peau de mouton, remplis de sable.

—Diable! reprit Ludovic, il paraît alors que nous allons en expédition secrète.

—Oui, seigneurie, secrète, et surtout fort importante.

—Qu'y a-t-il donc?

—Je me méfie de don Melchior.

—Mais songez donc, mon ami, que don Melchior est le fils de don Andrés, son héritier.

—Oui, mais ainsi que nous disons ici du mauvais côté de la couverture, sa mère était une Indienne, Zapotèque, dont je ne sais pourquoi mon maître se coiffa, car elle n'était ni belle, ni bonne, ni spirituelle; bref, de leur liaison, il résulta un enfant, cet enfant est don Melchior. La mère mourut en couche, en suppliant don Andrés de ne pas abandonner la pauvre créature, mon maître le promit, il reconnut l'enfant et l'éleva, comme s'il eût été légitime lorsque quelques années plus tard, il fit consentir sa femme à conserver l'enfant près d'elle. Il fut donc élevé comme s'il eût été réellement fils légitime, d'autant plus que doña Lucia de la Cruz mourut en ne donnant qu'une fille à son mari.

—Ah! Ah! fit le comte, je commence à entrevoir la vérité.

—Tout alla bien pendant plusieurs années, don Melchior, fort bien traité par son père, en arriva peu à peu à se persuader qu'à la mort de don Andrés la fortune paternelle lui reviendrait en effet; mais il y a un an environ, mon maître reçut une lettre à la suite de laquelle il eut, avec son fils, une longue et sérieuse explication.

—Oui, oui, cette lettre lui rappelait les projets de mariage convenus entre ma famille et la sienne et mon arrivée prochaine.

—Probablement, seigneurie; mais rien ne transpira de ce qui s'était passé entre le père et le fils, seulement on remarqua que don Melchior, qui n'a pas positivement un caractère gai, devint, à partir de cette époque, sombre et acariâtre, recherchant la solitude et ne parlant même à son père que lorsqu'il y était absolument contraint; lui, qui ne faisait que de courtes et rares excursions au dehors, commença à prendre un goût effréné pour la chasse, et se livra à des courses qui souvent duraient plusieurs jours; votre arrivée subite à l'hacienda, lorsque sans doute il espérait encore ne jamais vous voir, augmenta dans des proportions effrayantes ses mauvaises dispositions, et je suis convaincu que désespéré de voir lui échapper sans retour l'héritage que, depuis si longtemps il convoite, il n'hésitera devant rien, serait-ce un crime, pour s'en emparer. Voilà seigneurie, ce qu'il était, je le crois, de mon devoir de vous apprendre; Dieu sait que, si j'ai parlé, ce n'a été que dans une intention pure.

—Tout m'est expliqué maintenant, Ño Léo Carral, je suis, comme vous, persuadé que Melchior médite une odieuse trahison contre l'homme auquel il doit tout et qui est son père.

—Eh bien, dit Dominique, voulez-vous savoir mon opinion? Si l'occasion s'en présente, ce sera œuvre pie de lui loger une balle dans sa méchante cervelle; le monde sera de cette façon débarrassé d'un affreux scélérat.

—Amen! dit le comte en riant.

En ce moment ils atteignirent la plaine.

—Seigneurie, voici où commencent pour nous les difficultés de l'entreprise que nous tentons, dit alors le mayordomo, il nous faut agir avec la plus extrême prudence, et surtout éviter de révéler notre présence aux espions invisibles dont nous sommes sans doute entourés.

—Ne craignez rien, nous serons muets comme des poissons; passez donc devant, sans crainte, nous marcherons dans vos pas à la mode des Indiens sur le sentier de la guerre.

Le mayordomo prit la tête de la file et ils commencèrent à s'avancer assez rapidement dans des sentiers qui s'enchevêtraient les uns dans les autres et qui auraient formé un réseau inextricable pour tout autre que Léo Carral.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, la nuit était sans lune, le ciel noir comme de l'encre. Un silence profond, interrompu à longs intervalles par les cris stridents des oiseaux de nuit, planait sur la campagne.

Ils continuèrent à s'avancer ainsi sans échanger une parole pendant environ une demi-heure, enfin le mayordomo s'arrêta.

—Nous sommes arrivés, dit-il à voix basse, descendez de cheval, ici nous sommes en sûreté.

—Croyez-vous? dit Dominique; il m'a semblé pendant la marche entendre des cris d'oiseaux de nuit trop bien imités pour être vrais.

—Vous avez raison, reprit Léo Carral; ce sont les sentinelles ennemies qui s'avertissent, nous avons été éventés, mais grâce à la nuit et à ma connaissance des chemins, nous avons, provisoirement du moins, dépisté ceux qui se sont mis à notre poursuite, ils nous cherchent dans une direction opposée à celle où nous sommes.

—C'est aussi ce que j'ai cru comprendre, répondit Dominique.

Le comte écoutait avidement cette conversation, mais vainement, ce que disaient les deux hommes était de l'hébreu pour lui; pour la première fois depuis qu'il était au monde le hasard le plaçait dans une situation aussi singulière; aussi l'expérience lui manquait-elle complètement; il était loin de se douter qu'il avait traversé tous les avant-postes d'un campement ennemi, avait passé à portée de pistolets des sentinelles embusquées à droite et à gauche et échappé par miracle peut-être vingt fois à la mort.

—Señores, débarrassez les chevaux des sacs dont ils n'ont plus besoin, tandis que j'allumerai une torche d'ocote, dit alors Léo Carral.

Les jeunes gens obéirent, ils reconnaissaient tacitement le mayordomo pour chef de l'expédition.

—Eh bien, est-ce fait? demanda au bout d'un instant le mayordomo.

—Oui, répondit le comte, mais nous n'y voyons goutte, vous n'allumez donc pas votre torche?

—Elle est allumée, mais il serait par trop imprudent d'en montrer ici la lumière; suivez-moi entraînant vos chevaux par la bride.

Il reprit la tête, pour les guider, et ils avancèrent de nouveau, mais à pied, cette fois.

Bientôt une lueur brilla devant eux, et les éclaira assez pour leur laisser distinguer les objets qui les entouraient.

Ils étaient dans une grotte naturelle; cette grotte s'ouvrait au fond d'un couloir assez tortueux pour que la lueur de la torche ne fût pas aperçue du dehors.

—Où diable sommes-nous ici? demanda le comte avec surprise.

—Vous le voyez, seigneurie, dans une grotte.

—Très bien, mais vous aviez une raison pour nous amener ici.

—Certes, j'en avais une, seigneurie, et cette raison la voici: cette grotte, par un souterrain assez long, communique avec l'hacienda; ce souterrain a plusieurs issues dans la campagne et deux dans l'hacienda même. Des deux issues qui aboutissent à l'hacienda, il en est une que moi seul connais, aujourd'hui même j'ai bouché l'autre; mais, redoutant que don Melchior aie pendant ses promenades au dehors découvert la grotte où nous sommes, j'ai voulu la visiter cette nuit, afin de la murer solidement en dedans, et empêcher ainsi que nous soyons surpris.

—Parfaitement raisonné, Ño Leo Carral; les pierres ne manquent pas, nous nous mettrons à l'œuvre lorsque vous voudrez.

—Un instant, seigneurie, assurons-nous d'abord que d'autres ne nous ont pas précédés ici.

—Hum! Cela me semble assez difficile.

—Vous croyez, dit-il avec une légère ironie dans la voix.

Il prit la torche qu'il avait plantée dans un coin et se pencha sur le sol, mais presqu'aussitôt il se redressa en poussant un cri de colère et de rage.

—Qu'avez-vous? s'écrièrent les deux jeunes gens avec anxiété.

—Voyez, dit-il en leur indiquant le sol.

Le comte regarda.

—Nous sommes joués, dit-il au bout d'un instant, il est trop tard.

—Mais expliquez-vous, au nom du ciel! Je ne comprends rien à ce que vous dites, moi, s'écria le comte.

—Tiens mon ami, reprit Dominique, vois-tu comme le sable est foulé? Remarques-tu ces empreintes de pas qui courent dans tous les sens?

—Eh bien?

—Eh bien, mon pauvre ami, ces empreintes sont celles laissées par les hommes conduits probablement par don Melchior, et qui ont pris ce chemin pour s'introduire dans l'hacienda, où peut-être ils sont déjà.

—Non, reprit le mayordomo, les empreintes sont toutes fraîches; ils ne sont entrés que quelques minutes avant nous. L'avance qu'ils ont n'est rien, car arrivés au bout du souterrain il leur faudra démolir le mur que j'ai construit, et il est solide, ne nous décourageons donc pas encore, peut-être Dieu permettra-t-il que nous atteignions l'hacienda à temps; venez, suivez-moi, hâtez-vous, abandonnez les chevaux; ah! C'est le ciel qui m'a inspiré de ne pas boucher la seconde issue.

Agitant alors la torche pour en raviver la flamme, le mayordomo s'élança en courant dans une galerie latérale, suivi par les deux jeunes gens.

Le souterrain montait en pente douce; la route qu'ils avaient suivie pour venir à la grotte, tournait autour de la colline sur laquelle l'hacienda était bâtie; de plus, il leur avait fallu faire de nombreux détours et marcher avec circonspection, c'est-à-dire assez lentement, de peur d'être surpris, ce qui leur avait demandé un laps de temps assez considérable; mais cette fois il n'en était plus ainsi, ils couraient en ligne droite devant eux, ils accomplirent ainsi en moins d'un quart d'heure ce qui, a cheval, avait exigé près d'une heure à travers la campagne, et ils arrivèrent dans le jardin.

L'hacienda était silencieuse.

—Éveillez vos domestiques pendant que je sonnerai la cloche d'alarme, dit le mayordomo; peut-être sauverons-nous l'hacienda!

Il se précipita vers la cloche dont les vibrations redoublées eurent bientôt réveillé les habitants de l'hacienda qui accoururent à demi vêtus, ne comprenant rien à ce qui se passait.

—Aux armes! Aux armes! criaient le comte et ses deux compagnons.

En deux mots, don Andrés fut mis au fait de la situation, et pendant qu'il faisait placer sa fille dans son appartement sous la garde de serviteurs dévoués, et organisait la défense autant du moins que le permettaient les circonstances, le mayordomo suivi des deux jeunes gens et de leurs domestiques, s'était élancé dans le jardin.

Ludovic et doña Dolores n'avaient échangé qu'une parole.

—Je vais là, chez mon père, avait-elle dit.

—J'irai vous y retrouver.

—Je vous attends, nul autre que vous ne m'approchera?

—Je vous le jure.

—Merci.

Ils s'étaient séparés.

Arrivés dans le jardin, les cinq hommes entendirent distinctement les coups pressés que les assaillants frappaient contre la muraille.

Ils s'embusquèrent à portée de pistolet de l'issue, derrière des massifs d'arbres et de fleurs.

—Mais ces gens sont donc des bandits, s'écria le comte, pour venir de cette façon piller les honnêtes gens?

—Pardieu! Si ce sont des bandits, répondit en ricanant Dominique, bientôt vous les verrez à l'œuvre et vous n'en douterez plus.

—Alors, attention! dit le comte, et recevons-les comme ils le méritent.

Cependant les coups redoublaient dans le souterrain; bientôt une pierre se détacha, puis une autre, puis une troisième, et une brèche assez grande s'ouvrit béante dans le mur.

Les guérilleros s'élancèrent avec un hurlement de joie qui se changea aussitôt en rugissement de rage.

Cinq coups de feu confondus en un seul, avaient éclaté comme un formidable roulement de tonnerre.

La bataille commençait.


XVI

L'ASSAUT

A l'effroyable décharge qui les avait accueillis en semant la mort parmi eux, les guérilleros s'étaient rejetés en arrière avec épouvante, surpris par ceux qu'ils comptaient surprendre, préparés à piller mais non à combattre, leur première pensée fut de prendre la fuite, et un désordre indescriptible se mit dans leurs rangs.

Les défenseurs de l'hacienda, dont le nombre s'était considérablement accru, profitèrent de cette hésitation pour faire pleuvoir sur eux une grêle de balles.

Cependant il fallait prendre un parti: ou avancer sous les balles, ou renoncer à l'expédition.

Le propriétaire de l'hacienda était riche, les guérilleros le savaient; depuis longtemps déjà ils désiraient s'emparer de ces richesses qu'ils convoitaient et qu'à tort ou à raison, ils supposaient cachées dans l'hacienda; il leur en coûtait de renoncer à cette expédition préparée de longue main et dont ils se promettaient de si magnifiques résultats.

Cependant les balles pleuvaient toujours sur eux sans qu'ils osassent se hasarder à franchir la brèche. Leurs chefs, plus intéressés qu'eux encore à la réussite de leurs projets firent cesser toute hésitation en s'armant résolument de pics et de marteaux non seulement pour agrandir la brèche, mais encore pour éventrer complètement le mur, car ils comprenaient que ce n'était que par une irruption soudaine et irrésistible qu'ils parviendraient à renverser l'obstacle que leur opposaient les défenseurs de l'hacienda.

Ceux-ci continuaient bravement à tirailler, mais leurs coups étaient perdus pour la plupart, les guérilleros travaillant à l'abri et se gardant bien de se montrer devant la brèche.

—Ils ont changé de tactique, dit le comte à Dominique; ils s'occupent maintenant à renverser le mur, bientôt ils reviendront à l'assaut, et, ajouta-t-il en jetant un triste regard autour de lui, nous serons forcés, les hommes qui nous accompagnent ne sont pas capables de résister à une attaque vigoureuse.

—Tu as raison, ami, la situation est grave, répondit le jeune homme.

—Que faire? répondit le mayordomo.

—Ah! Une idée! s'écria tout à coup Dominique en se frappant le front; vous avez de la poudre ici?

—Oui, grâce à Dieu, elle ne nous manque pas, mais à quoi bon?

—Faites-en apporter un baril le plus tôt possible, je réponds du reste.

—C'est facile.

—Allez alors.

Le mayordomo s'éloigna en courant.

—Que veux-tu faire? demanda le comte.

—Tu verras, répondit le jeune homme dont le regard étincelait; pardieu, c'est une triomphante idée qui m'est venue-là. Ces bandits s'empareront probablement de l'hacienda, nous sommes trop faibles pour leur résister et ce n'est pour eux qu'une affaire de temps, mais vive Dieu il leur en cuira!

—Je ne te comprends pas!

—Ah! continua le jeune homme en proie à une exaltation fébrile, ah, ils veulent s'ouvrir un large passage, je me charge de leur en faire un, moi, sois tranquille.

En ce moment, le mayordomo revenait portant non pas un, mais trois barillets de poudre sur une brouette; chacun de ces barils contenait cent vingt livres de poudre environ.

—Trois barils! reprit joyeusement Dominique. Tant mieux, nous aurons chacun le nôtre ainsi.

—Mais que veux-tu faire?

—Je veux les faire sauter. Vive Dieu! s'écria-t-il. Allons! A l'œuvre, imitez-moi.

Il prit un baril et le défonça; le comte et Léo Carral firent de même.

—Maintenant, dit-il en s'adressant aux peones effrayés de ces préparatifs sinistres, en arrière vous autres, mais continuez toujours à tirer pour les inquiéter.

Les trois hommes demeurèrent seuls avec les deux domestiques du comte, qui n'avaient pas voulu abandonner leur maître.

En quelques mots Dominique expliqua son projet à ses compagnons.

Ils se chargèrent des barils, et se glissant silencieusement derrière les arbres, ils s'approchèrent de la grotte.

Les assiégeants, occupés à démolir intérieurement le mur, et n'osant se risquer devant la brèche à cause du feu continuel des peones, ne voyaient pas ce qui se passait au dehors, il fut donc assez facile aux cinq hommes d'arriver jusqu'au pied même du mur que démolissaient les guérilleros, sans être découvert.

Dominique plaça les trois barils de poudre à toucher le bas du mur, et sur ces barils il entassa, aidé par ses compagnons, toutes les pierres qu'il put trouver, puis il prit son mechero, en retira la mèche dont il coupa un bout long de dix centimètres au plus, il alluma cette mèche et la planta dans un des barils.

—En retraite! En retraite! dit-il à demi-voix, le mur ne tient plus. Voyez il penche, dans un instant il tombera.

Et, donnant l'exemple à ses compagnons, il s'éloigna en courant.

Presque tous les défenseurs de l'hacienda, au nombre d'une quarantaine environ et ayant don Andrés à leur tête, étaient réunis à l'entrée de la huerta.

—Pourquoi courez-vous si fort? demanda-t-il aux jeunes gens; est-ce que les bandits arrivent.

—Non, non, répondit Dominique, pas encore, mais vous aurez bientôt de leurs nouvelles.

—Où est doña Dolores, demanda le comte.

—Dans mon appartement avec ses femmes, parfaitement en sûreté.

—Tirez donc, vous autres, cria Dominique aux peones.

Ceux-ci recommencèrent un feu d'enfer.

—Raimbaut, dit le comte à voix basse, il faut tout prévoir, allez avec Lanca Ibarru, sellez cinq chevaux; qu'un des chevaux ait une selle de femme, vous me comprenez, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur le comte.

—Vous mènerez ces chevaux à la porte qui est au fond de la huerta. Vous m'attendrez là avec Ibarru, bien armés tous deux; allez.

Raimbaut s'éloigna aussitôt, aussi tranquille et aussi calme que si rien d'extraordinaire ne se passait en ce moment.

—Ah! fit avec un soupir de regret don Andrés, si Melchior était ici, il nous serait bien utile.

—Il y sera bientôt, soyez tranquille, señor, répondit avec ironie le comte.

—Mais où peut-il être?

—Hum! Qui sait?

—Ah! Ah! fit Dominique, il se passe quelque chose là-bas.

En effet, les pierres vigoureusement ébranlées sous les coups répétés des guérilleros commençaient à tomber au dehors. La brèche s'élargissait rapidement, enfin un pan de mur se détacha d'un seul bloc et se renversa du côté du jardin.

Les guérilleros poussèrent un grand cri, jetèrent leurs pics et saisissant leurs armes, ils se préparèrent à s'élancer au dehors. Mais tout à coup, une explosion terrible se fit entendre, la terre trembla comme agitée par une convulsion volcanique, un nuage de fumée monta vers le ciel et des masses de débris lancés par l'explosion, retombèrent projetés dans toutes les directions.

Un horrible cri d'agonie traversa l'espace, puis ce fut tout: un silence de mort plana sur cette scène.

—En avant! En avant! s'écria Dominique.

Les dégâts causés par la mine étaient terribles; l'entrée du souterrain complètement bouleversée et entièrement bouchée par des masses de terre et de pierres amoncelées n'avait livré passage à aucun des assiégeants. Çà et là seulement du milieu des débris sortaient les restes défigurés de ce qui un instant auparavant était des hommes. La catastrophe avait du être épouvantable, mais le souterrain en avait gardé le secret.

—Oh! Dieu soit béni! Nous sommes sauvés, s'écria don Andrés.

—Oui, oui, s'écria le mayordomo, si d'autres assaillants ne se présentent point d'un autre côté.

Soudain, comme si le hasard eût voulu lui donner raison, de grands cris se firent entendre, mêlés à des coups de feu, et une flamme subite, qui s'éleva des communs de l'hacienda, éclaira le paysage d'une lueur sinistre.

—Aux armes! Aux armes! s'écrièrent des peones en accourant effarés; les guérilleros! Les guérilleros!

Et en effet, on vit bientôt apparaître, aux reflets rougeâtres de l'incendie qui dévorait les bâtiments, les noires silhouettes d'une centaine d'hommes qui accouraient en brandissant leurs armes et en poussant des hurlements de fureur.

A quelques pas, devant ces bandits, s'avançait un homme tenant un sabre d'une main et une torche de l'autre.

—Don Melchior! s'écria le vieillard avec désespoir.

—Pardieu, je vais l'arrêter, moi, dit Dominique en le couchant en joue.

Don Andrés se jeta sur l'arme qu'il releva.

—C'est mon fils! dit-il.

Le coup alla se perdre dans l'espace.

—Hum! Je crois que vous vous repentirez de lui avoir sauvé la vie, señor, répondit froidement Dominique.

Don Andrés, entraîné par le comte et par Dominique, était entré dans son appartement dont les peones avaient barricadé à la hâte toutes les issues et faisaient par les fenêtres un feu nourri sur les assiégeants.

Don Melchior avait des intelligences avec les partisans de Juárez. Réduit, ainsi que le mayordomo l'avait fort bien dit au comte, au désespoir par le prochain mariage de sa sœur et la perte inévitable de la fortune dont il avait conservé si longtemps l'espoir d'être le seul héritier, le jeune homme n'avait plus gardé de mesure et sous certaines conditions acceptées par Cuellar, quitte à ne pas les tenir plus tard, il avait proposé à celui-ci de lui livrer l'hacienda; et toutes les mesures avaient en conséquence été prises.

Il avait alors été convenu qu'une partie de la cuadrilla sous les ordres d'officiers résolus, tenterait une surprise par le souterrain dont le jeune homme avait précédemment livré le secret.

Puis en même temps que cette troupe opérerait, l'autre moitié de la cuadrilla sous les ordres de Cuellar lui-même et guidée par don Melchior, escaladerait silencieusement les murs de l'hacienda du côté des corales, que, sans doute, on négligerait de garder pour demeurer à la défense des bâtiments dont ils étaient assez éloignés.

Nous avons rapporté quel avait été le succès de cette double attaque.

Cuellar, il l'ignorait encore, avait perdu à cette affaire, sa première moitié de la cuadrilla engloutie tout entière sous les débris du souterrain effondré; avec ce qui lui restait d'hommes, il soutenait en ce moment un combat acharné contre les peones de l'hacienda qui sachant qu'ils avaient affaire à la bande de Cuellar, le plus féroce et le plus sanguinaire de tous les guérilleros de Juárez, et que cette bande n'accordait pas de quartier, se battaient avec cette énergie du désespoir qui décuple les forces.

Cependant le combat se prolongeait; les peones embusqués dans les appartements avaient garni les fenêtres avec tout ce qui leur était tombé sous les mains et tiraient à couvert sur les assaillants disséminés dans les cours et auxquels ils causaient des pertes sensibles.

Cuellar était furieux non seulement de cette résistance imprévue, mais encore du retard incompréhensible des soldats de sa cuadrilla qui étaient entrés par la grotte et qui depuis longtemps déjà auraient dû l'avoir rejoint.

Il avait à la vérité entendu le bruit de l'explosion de la mine, mais comme alors il se trouvait assez loin encore de l'hacienda, dans une direction diamétralement opposée à celle où cette explosion avait eu lieu, le bruit n'était parvenu à ses oreilles que sourd et indistinct et il ne s'en était pas autrement préoccupé, mais le retard inexplicable de ses compagnons dans ce moment où leur secours aurait été si nécessaire commençait à lui causer de vives inquiétudes, et il se préparait à envoyer quelques-uns de ses hommes à la découverte, avec mission de hâter l'arrivée des retardataires, lorsque tout à coup des cris de victoire partirent de l'intérieur même des bâtiments qu'il attaquait et plusieurs guérilleros apparurent aux fenêtres en agitant joyeusement leurs armes.

C'était grâce à don Melchior que ce succès décisif avait été obtenu. Tandis que le gros des assiégeants attaquait les bâtiments de face il s'était, accompagné de quelques hommes résolus, glissé dans l'ombre et par une fenêtre basse, que dans le premier moment de confusion on avait oublié de barricader comme les autres, il s'était introduit dans l'intérieur et avait apparu à l'improviste devant les assiégés que sa présence avait terrifiés et sur lesquels ceux qui l'accompagnaient s'étaient précipité le sabre haut et le pistolet au poing.

Ce ne fut plus alors un combat mais une horrible boucherie; les peones, malgré leurs prières, étaient saisis par leurs vainqueurs, poignardés et précipités par les fenêtres dans les cours.

Les guérilleros inondèrent bientôt tous les bâtiments de l'hacienda, poursuivant de chambre en chambre et massacrant sans pitié les malheureux peones.

Ils atteignirent ainsi un grand salon dont les larges portes à deux battants étaient ouvertes, mais arrivés là, non seulement ils s'arrêtèrent, mais encore ils reculèrent avec un instinctif mouvement de frayeur devant le spectacle terrible qui s'offrit à leurs regards.

Ce salon était splendidement éclairé par une quantité de bougies placées dans tous les candélabres et sur tous les meubles.

Dans un angle du salon, une barricade avait été élevée au moyen de meubles entassés les uns sur les autres; derrière cette barricade, doña Dolores s'était réfugiée ainsi que toutes les femmes et les enfants des peones de l'hacienda; à deux pas en avant de la barricade, quatre hommes se tenaient droits et immobiles ayant un fusil d'une main et un pistolet de l'autre: ces quatre hommes étaient: don Andrés, le comte, Dominique et Leo Carral; deux barils de poudre défoncés étaient placés près d'eux.

—Halte, dit le comte d'une voix railleuse, halte, je vous prie, caballeros, un pas de plus et nous sautons tous. Ne dépassez donc pas le seuil de cette porte, s'il vous plaît.

Les guérilleros s'étaient bien gardés de désobéir à cette courtoise recommandation, ils avaient du premier coup d'œil reconnu à qui ils avaient affaire.

Don Melchior frappait du pied avec rage de se voir ainsi réduit à l'impuissance.

—Que voulez-vous? dit-il d'une voix étranglée.

—Rien, de vous, nous sommes des hommes d'honneur, nous ne traiterons pas avec un misérable de votre sorte.

—Vous serez fusillés comme des chiens, Français maudits.

—Je vous défie de mettre votre menace à exécution, répondit le comte en armant froidement le revolver qu'il tenait à la main et en dirigeant la gueule sur le baril de poudre placé près de lui.

Les guérilleros se reculèrent en poussant des hurlements de frayeur.

—Ne tirez pas, ne tirez pas, s'écrièrent ils, voici le colonel.

En effet, Cuellar arrivait. Cuellar est un affreux bandit, cette affirmation ne surprendra personne; mais il faut lui rendre cette justice qu'il est d'une bravoure sans égale.

Il se fraya un passage à travers ses soldats et bientôt il se trouva seul en avant.

Il s'inclina gracieusement devant les quatre hommes, les examina d'un air sournois et tout en tordant nonchalamment une cigarette:

—Eh! mais, dit-il gaiement, c'est fort ingénieux cette affaire que vous avez imaginée-là, je vous en fais mon sincère compliment, caballeros. Ces diables de Français ont des idées incroyables, ma parole d'honneur, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, ils ne se laissent jamais prendre en défaut, il y a là de quoi nous envoyer tous en paradis.

—Et le cas échéant nous n'hésiterons pas plus que nous avons hésité à faire sauter les soldats que vous aviez expédiés en éclaireurs par la grotte.

—Hein? fit Cuellar en pâlissant, que dites-vous donc de mes soldats?

—Je dis, reprit froidement le comte, que vous pouvez faire rechercher leurs cadavres dans le souterrain, tous s'y trouveront, car tous y sont restés.

Un frémissement de terreur parcourut les rangs des guérilleros à ces paroles.

Il y eut un silence.

Cuellar réfléchissait.

Il releva la tête, toute trace d'émotion avait disparu de son visage, il jeta les yeux autour de lui comme s'il cherchait quelque chose.

—Est-ce du feu que vous cherchez? lui demanda Dominique en s'avançant vers lui une bougie à la main, allumez-donc votre cigarette, señor.

Et il lui tendit poliment la bougie.

Cuellar alluma sa cigarette et rendit la bougie.

—Merci, señor, dit-il.

Dominique rejoignit ses compagnons.

—Ainsi, dit Cuellar, vous demandez une capitulation?

—Vous vous trompez, señor, répondit froidement le comte, nous vous l'offrons au contraire.

—Vous nous l'offrez? fit avec étonnement le guérillero.

—Oui, parce que nous sommes maîtres de votre vie.

—Permettez, fit Cuellar, ceci est spécieux, car en nous faisant sauter, vous sautez avec nous.

—Pardieu! C'est bien ainsi que nous l'entendons.

Cuellar réfléchit encore.

—Voyons, dit-il au bout d'un instant, ne faisons pas une guerre de mots, venons au fait comme des hommes: que voulez-vous?

—Je vais vous le dire répondit le comte.


XVII

APRÈS LA BATAILLE

Cuellar fumait nonchalamment sa cigarette; sa main gauche était posée sur son long sabre dont l'extrémité du trainoir du fourreau reposait sur le plancher; il y avait un laisser-aller charmant dans la façon dont il se tenait debout, à la porte du salon, laissant ses yeux errer au hasard avec une douceur féline et envoyant par la bouche et les narines, avec la béate sensualité d'un véritable dégustateur, d'épaisses bouffées de fumée bleuâtre.

—Pardon, señores, dit-il, avant que d'aller plus loin, il est nécessaire de bien nous entendre, je crois, permettez-moi de vous adresser une légère observation.

—Parlez, señor, répondit le comte.

—Traitons, je le veux bien, je ne demande pas mieux même; je suis un homme fort arrangeant comme vous le voyez, seulement n'exigez pas de moi de ces choses par dessus les maisons que je serais contraint de vous refuser, car, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous êtes décidés, je ne le suis pas moins, et que tout en désirant une transaction avantageuse pour vous comme pour moi, ma foi, si vous étiez trop dur, je préférerais sauter avec vous, d'autant plus que j'ai le pressentiment que je finirai comme cela un jour ou l'autre et que je ne serais pas fâché d'aller au diable en aussi bonne compagnie.

Bien que ces paroles fussent prononcées d'un air souriant, le comte ne se trompa pas à l'expression résolue de l'homme auquel il avait affaire.

—Oh! Señor dit-il, vous nous connaissez bien mal si vous nous supposez capables de vous demander des impossibilités, seulement comme notre position est bonne, nous en voulons profiter.

—Et je vous approuve grandement, caballero, mais comme vous êtes Français et que vos compatriotes ne doutent de rien, j'ai cru de mon devoir de vous faire cette observation.

—Soyez convaincu, señor, répondit le comte en affectant la même tranquillité que son interlocuteur, que nous n'exigerons que des conditions raisonnables.

—Vous exigerez! reprit Cuellar en appuyant avec affectation sur ces deux mots.

—Ma foi oui; ainsi nous ne vous obligerons pas à nous rendre l'hacienda, car nous savons que si vous en sortiez aujourd'hui, demain vous recommenceriez l'attaque.

—Vous êtes plein de pénétration, señor; venez donc au fait, je vous prie.

—M'y voici, d'abord, vous nous rendrez les pauvres peones qui ont échappé au massacre.

—Je n'y vois pas de difficulté.

—Avec leurs armes, leurs chevaux et le peu qu'ils possèdent.

—Passe pour cela, ensuite.

—Don Andrés de la Cruz, sa fille, le mayordomo, Léo Carral, mon ami, moi et toutes les femmes et les enfants réfugiés dans ce salon, nous serons libres de nous retirer où cela nous plaira sans craindre d'être inquiétés.

Cuellar fit la grimace.

—Après, dit-il?

—Pardon, est-ce convenu?

—Oui, c'est convenu, après?

—Mon ami et moi nous sommes étrangers, Français, le Mexique n'est point en guerre, que je sache, avec notre pays.

—Cela pourra venir, dit Cuellar en raillant.

—Peut-être, mais en attendant, nous sommes en paix et nous avons droit à votre protection.

—N'avez-vous pas combattu contre nous?

—C'est vrai, mais nous étions dans le cas de légitime défense; on nous attaquait, nous devions nous défendre.

—Bon, bon, passez.

—Nous voulons donc avoir le droit d'emporter avec nous, sur des mules, tout ce qui nous appartient.

—Est-ce tout?

—A peu près, acceptez-vous ces conditions?

—Je les accepte.

—Bon, seulement il nous reste une petite formalité à remplir.

—Une formalité! Laquelle donc?

—Celle des otages.

—Comment des otages, n'avez-vous pas ma parole?

—Parfaitement.

—Eh bien! Que demandez-vous de plus?

—Je vous l'ai dit, des otages; vous comprenez bien, señor, que je n'irai pas ainsi confier la vie de mes compagnons et la mienne, je ne dirai pas à vous, j'ai votre parole, et je la crois bonne, mais à vos soldats, qui en braves guérilleros qu'ils sont ne se feraient aucun scrupule, si nous avions la folie de nous livrer entre leurs mains, pour nous rançonner et peut-être nous faire pis; vous ne commandez pas des troupes régulières, señor, et si sévère que soit la discipline que vous maintenez dans votre cuadrilla, je doute qu'elle aille jusqu'à faire respecter vos prisonniers, lorsque vous n'êtes pas là pour les protéger de votre présence.

Cuellar, intérieurement flatté des paroles du comte, lui sourit gracieusement.

—Hum! dit-il, ce que vous dites là peut être vrai jusqu'à un certain point. Bref, quels sont ces otages que vous désirez, et combien en voulez-vous?

—Un seul, señor, vous voyez que c'est bien peu.

—Bien peu, en effet, mais quel est cet otage?

—Vous-même, répondit nettement le comte.

—¡Canarios! fit Cuellar en ricanant, vous n'êtes pas dégoûté! Celui-là vous suffirait en effet.

—Aussi n'en voulons-nous pas d'autres.

—C'est fort malheureux.

—Pourquoi donc?

—Parce que je refuse, ¡caray! Et qui me servirait de caution, à moi s'il vous plaît?

—La parole d'un gentilhomme français, caballero, répondit fièrement le comte, parole qui jamais n'a été engagée en vain.

—Ma foi, reprit Cuellar avec la bonhommie qu'il possède si bien, et qui, lorsque cela lui convient, le fait prendre pour le meilleur homme du monde, j'accepte, caballero, il en arrivera ce qui pourra, je suis curieux de mettre un peu à l'épreuve cette parole dont les Européens sont si fiers; c'est donc convenu, je vous sers d'otage; maintenant combien de temps demeurerais-je près de vous? Il est fort important pour moi de régler cette question.

—Nous ne vous demanderons pas autre chose que de nous suivre jusqu'en vue de Puebla; une fois là, vous serez libre, vous pouvez même, si cela vous plaît, prendre avec vous une escorte d'une dizaine d'hommes pour assurer votre retour.

—Allons, voilà qui est dit, je suis des vôtres, caballero; don Melchior vous demeurerez ici pendant mon absence et vous veillerez à ce que tout marche bien.

—Oui, répondit sourdement don Melchior.

Le comte, après avoir dit quelques mots à voix basse au mayordomo, s'adressa de nouveau à Cuellar:

—Señor, lui dit-il, veuillez, je vous prie, donner l'ordre que les peones soient amenés; puis, pendant que vous demeurerez près de nous, Ño Léo Carral ira tout préparer pour notre départ.

—Bien, fit Cuellar; le mayordomo peut aller à ses affaires. Vous entendez, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les guérilleros toujours immobiles, cet homme est libre, qu'on amène ici les peones.

Une quinzaine de pauvres diables, les habits en lambeaux, couverts de sang, mais armés ainsi que cela avait été convenu, entrèrent alors dans le salon; ces quinze hommes étaient tout ce qui restait des défenseurs de l'hacienda.

Cuellar pénétra alors dans la pièce sur le seuil de laquelle il s'était tenu jusque-là et, sans en être prié, il alla se poster derrière la barricade.

Don Melchior, sentant la fausseté de la position dans laquelle il se trouvait placé, maintenant qu'il restait seul en face des assiégés, se détourna pour se retirer; mais alors don Andrés se leva, et l'interpellant d'une voix forte et impérieuse:

—Arrêtez, Melchior, lui dit-il, nous ne pouvons nous séparer ainsi, à présent que nous ne devons plus nous revoir en ce monde, une explication suprême est nécessaire, indispensable même entre nous.

Don Melchior tressaillit aux accents de cette voix, son front pâlit, il fit un mouvement comme s'il voulait fuir, mais s'arrêtant tout à coup et relevant fièrement la tête:

—Que me voulez-vous? dit-il, parlez je vous écoute.

Pendant un laps de temps assez long, le vieillard demeura les yeux fixés sur son fils avec une expression étrangement mélangée d'amour, de colère, de douleur et de mépris, et faisant enfin un effort sur lui-même, il prit la parole:

—Pourquoi vouloir vous retirer? lui dit-il; est-ce parce que le crime que vous avez commis vous fait horreur, ou bien fuyez-vous la rage au cœur de voir votre parricide avorté et votre père sauvé, malgré tous vos efforts pour lui arracher la vie; Dieu n'a pas permis la réussite complète de vos sinistres projets; il me châtie de ma faiblesse pour vous et de la place que vous aviez usurpé dans mon cœur; je paie bien cher un moment d'erreur, mais enfin, le voile qui couvrait mes yeux est tombé. Allez misérable, marqué au front d'un stigmate indélébile, soyez maudit! Et que cette malédiction que je prononce sur vous, pèse éternellement sur votre cœur! Allez, parricide, je ne vous connais plus!

Don Melchior, malgré toute son audace, ne put soutenir le regard fulgurant que son père fixait implacablement sur lui; une pâleur, livide envahit son visage, un tremblement convulsif agita ses membres, sa tête se courba sous le poids de l'anathème et il recula à pas lents sans se retourner, comme s'il eût été entraîné par une force supérieure à sa volonté et disparut enfin au milieu des guérilleros qui lui livrèrent passage avec un mouvement d'horreur.

Un silence funèbre régnait dans le salon; tous ces hommes, si peu impressionnables pourtant, subissaient l'influence de cette terrible malédiction prononcée par un père sur un fils coupable.

Cuellar fut le premier qui recouvra son sang-froid.

—Vous avez eu tort, dit-il à don Andrés en hochant la tète, de faire à votre fils cet affront sanglant devant tous.

—Oui, oui, répondit tristement le vieillard je vous comprends, il se vengera; que m'importe? Ma vie n'est-elle pas brisée désormais?

Et penchant la tête sur sa poitrine, le vieillard tomba dans une sombre et profonde méditation.

—Veillez sur lui, dit Cuellar au comte, je connais don Melchior, c'est un véritable Indien.

Cependant doña Dolores, qui jusqu'à ce moment était demeurée craintivement cachée au milieu de ses femmes, derrière la barricade, se leva, déplaça quelques meubles, glissa doucement à travers l'ouverture qu'elle avait pratiquée et alla s'asseoir auprès de don Andrés.

Celui-ci ne bougea pas, il ne l'avait ni vu venir, ni entendu se placer à son côté.

Elle se pencha vers lui, saisit ses mains qu'elle pressa dans les siennes, le baisa doucement au front et lui dit de sa voix mélodieuse avec un accent de tendresse impossible à rendre:

—Mon père, mon bon père, ne vous reste-t-il donc pas un enfant qui vous chérit et vous respecte? Ne vous laissez pas ainsi abattre par la douleur; regardez-moi mon père, au nom du ciel, je suis votre fille, ne m'aimez-vous donc pas, moi qui ai un si grand amour pour vous?

Don Andrés releva son visage baigné de larmes et ouvrant ses bras à la jeune fille qui s'y précipita avec un cri de joie:

—Oh! J'étais ingrat, s'écria-t-il avec une tendresse ineffable, je doutais de la bonté infinie de Dieu, ma fille me reste! Je ne suis plus seul sur la terre, je puis être heureux encore!

—Oui, mon père, Dieu a voulu vous éprouver, mais il ne nous abandonnera pas dans notre douleur, soyez fort contre l'infortune, oubliez votre fils ingrat à son repentir, relevez-le de la malédiction terrible que vous avez prononcée sur lui, laissez-le revenir repentant à vos genoux, il n'est qu'égaré, j'en suis sûre, comment ne vous aimerait-il pas, vous, mon noble père, vous si grand et si bon toujours.

—Ne me parles jamais de ton frère, enfant, répondit le vieillard avec une énergie farouche, cet homme n'existe plus pour moi; tu n'as pas de frère, tu n'en as jamais eu! Pardonnes-moi de t'avoir trompé en te laissant croire que ce misérable faisait partie de notre famille; non ce monstre n'est pas mon fils, j'ai été abusé moi-même, en supposant que le même sang coulait dans ses veines et dans les miennes.

—Mon père, calmez-vous au nom du ciel, je vous en supplie!

—Viens, pauvre enfant, reprit-il en la serrant dans ses bras, ne me quittes pas, j'ai besoin de te sentir là, près de moi, pour ne pas me croire seul au monde, et pour avoir la force de surmonter mon désespoir; oh! Redis-moi encore que tu m'aimes, tu ne saurais comprendre combien ces paroles font du bien à mon cœur et apportent de soulagement à ma douleur.

Les guérilleros s'étaient dispersé dans toutes les parties de l'hacienda, pillant et dévastant, brisant les meubles et faisant sauter les serrures avec une dextérité qui témoignait d'une longue habitude, seulement, d'après les conventions faites, l'appartement du comte avait été respecté; Raimbaut et Ibarru relevés de leur longue faction par Léo Carral, s'occupaient activement à charger sur des mules les coffres et les valises du comte et de Dominique; les guérilleros les avaient pendant quelques instants regardés d'un air narquois, riant entre eux de la façon maladroite dont les deux domestiques s'y prenaient pour charger les mules, puis ils avaient offert leurs bons offices à Raimbaut, bons offices que celui-ci avait bravement acceptés; alors ces mêmes hommes, qui sans le plus léger scrupule se seraient livrés au pillage de tous ces objets pour eux d'un grand prix, s'étaient activement occupés à les transporter et à les emballer avec le plus grand soin, sans que la pensée leur vînt un seul instant de soustraire la moindre chose.

Grâce à leur concours intelligent, les bagages des deux jeunes gens furent en fort peu de temps chargés sur trois mules, et Léo Carral n'eut plus qu'à veiller à ce que les chevaux nécessaires au voyage fussent sellés, ce qui en un tour de main fut accompli, tant los guérilleros mirent de hâte et de bonne volonté à aller chercher les chevaux au corral et à les amener dans la cour.

Léo Carral rentra alors dans le salon et annonça que tout était prêt pour le départ.

—Messieurs, nous partirons quand il vous plaira, dit le comte.

—Allons donc alors.

Ils sortirent du salon, entourés par les guérilleros qui marchaient auprès d'eux en poussant de grands cris, mais cependant sans oser les approcher de trop près, contenus, selon toute apparence, par le respect qu'ils portaient à leur chef.

Lorsque tous ceux qui devaient quitter l'hacienda furent à cheval, ainsi qu'une dizaine de guérilleros commandés par un bas officier et dont la mission était de servir d'escorte au retour à leur colonel, le guérillero s'adressa à ses soldats, en leur recommandant d'obéir en tout à don Melchior de la Cruz pendant son absence, puis il donna le signal du départ. En comptant les femmes et les enfants, la petite caravane se composait à peu près d'une soixantaine de personnes; c'était tout ce qui restait des deux cents serviteurs de l'hacienda.

Cuellar marchait en avant, à droite du comte; derrière, se trouvait doña Dolores entre son père et Dominique; puis venaient les peones, conduisant les mules de charges sous la direction de Leo Carral et des deux domestiques du comte; les guérilleros formaient l'arrière-garde.

Ils descendirent la colline au petit pas, et bientôt ils se trouvèrent dans la plaine; la nuit était sombre, il était environ deux heures du matin, le froid était glacial, et les tristes voyageurs grelottaient sous leurs zarapés.

Ils prirent la grande route de Puebla, qu'ils atteignirent au bout de vingt minutes environ, et adoptèrent alors une allure plus rapide; la ville n'était éloignée que de cinq ou six lieues, ils avaient l'espoir d'y arriver au lever du soleil, ou du moins aux premières heures du jour.

Soudain, une grande lueur teignit le ciel de reflets rougeâtres et éclaira au loin la campagne.

C'était l'hacienda qui brûlait.

A cette vue, don Andrés jeta un regard triste en arrière en poussant un profond soupir, mais il ne prononça pas une parole.

Seul, Cuellar parlait; il essayait de prouver au comte que la guerre avait des nécessités fâcheuses, que, depuis longtemps déjà, don Andrés avait été dénoncé comme un partisan avoué de Miramón, et que la prise et la destruction de l'hacienda n'étaient que les conséquences de son mauvais vouloir pour le président Juárez, toutes choses auxquelles le comte, comprenant l'inutilité d'une discussion sur un semblable sujet avec un pareil homme, ne se donnait même pas la peine de répondre.

Ils marchèrent ainsi pendant trois heures environ, sans que nul incident ne vînt troubler la monotonie de leur voyage.

Le soleil se levait, et, aux premières lueurs de l'aurore, les dômes et les hauts clochers de Puebla apparurent au loin découpant leur silhouette noire et encore indistincte sur l'azur foncé du ciel.

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