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Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta

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The Project Gutenberg eBook of Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta

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Title: Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta

Author: Michel Zévaco

Release date: September 25, 2004 [eBook #13524]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN — TOME 05 : PARDAILLAN ET FAUSTA ***

MICHEL ZÉVACO

LES PARDAILLAN-5




Pardaillan et Fausta




I

LA MORT DE FAUSTA

A l'aube du 21 février 1590, le glas funèbre tinta sur la Rome des papes—la Rome de Sixte-Quint. En même temps, la rumeur sourde qui déferlait dans les rues encore obscures indiqua que des foules marchaient vers quelque rendez-vous mystérieux. Ce rendez-vous était sur la place del Popolo. Là, se dressait un échafaud. Là, tout à l'heure, la hache qui luit aux mains du bourreau va se lever sur une tête. Cette tête, le bourreau la saisira par les cheveux, la montrera au peuple de Rome. Et ce sera la tête d'une femme jeune et belle, dont le nom prestigieux, évocateur de la plus étrange aventure de ces siècles lointains est murmuré avec une sorte d'admiration par le peuple qui s'assemble autour de l'échafaud.

....................................................

La princesse Fausta était enfermée au château Saint-Ange depuis dix mois qu'elle avait été faite prisonnière dans cette Rome même où elle avait attiré le chevalier de Pardaillan... le seul homme qu'elle eût aimé... celui à qui elle s'était donnée... celui qu'elle avait voulu tuer enfin, et que sans doute elle croyait mort. C'est ce que la formidable aventurière, qui avait rêve de renouer la tradition de la papesse Jeanne, attendait le jour où serait exécutée la sentence de mort prononcée contre elle. Chose terrible il avait été sursis à l'exécution parce que, au moment de livrer Fausta au bourreau, on avait su qu'elle allait être mère. Mais, maintenant que l'enfant était venu au monde, rien ne pouvait la sauver.

Et, bientôt, l'heure allait sonner pour Fausta d'expier son audace et sa grande lutte contre Sixte-Quint.

..........................................................

Ce matin-là, dans une de ces salles d'une somptueuse élégance comme il y en avait au Vatican, deux hommes, debout, face à face, se disaient de tout près et dans la figure des paroles de haine mortelle. Ils étaient tous deux dans la force de l'âge et beaux; tous deux aussi, bien qu'appartenant à l'Eglise, portaient avec une grâce hautaine l'harmonieux costume des cavaliers de l'époque. Et c'était bien la même haine qui grondait dans ces deux coeurs, puisque c'était le même amour qui les avait faits ennemis.

L'un d'eux s'appelait Alexandre Peretti, le nom de famille de Sa Sainteté Sixte-Quint. Cet homme, en effet, c'était le neveu du pape. Il venait d'être créé cardinal de Montalte. Il était ouvertement désigné pour succéder à Sixte-Quint, dont il était le confident et le conseiller. L'autre s'appelait Hercule Sfondrato; il appartenait à l'une des plus opulentes familles des Romagnes, et il exerçait les fonctions de grand juge avec une sévérité qui faisait de lui l'un des plus terribles exécuteurs de la pensée de Sixte-Quint.

Et voici ce que les deux hommes se disaient:

—Écoute, Montalte, écoute! Voici le glas qui sonne... rien ne peut la sauver maintenant, ni personne!

—J'irai me jeter aux pieds du pape râlait le neveu de Sixte-Quint, et j'obtiendrai sa grâce.

—Le pape! Mais le pape, s'il en avait la force, la tuerait de ses mains plutôt que de la sauver. Tu le sais, Montalte, tu le sais, moi seul je puis sauver Fausta. Hier, la sentence lui a été lue. Maintenant l'échafaud est dresse. Dans une heure, Fausta aura cessé de vivre si tu ne me jures sur le Christ, sur la couronne d'épines et sur les plaies que tu renonces à elle...

—Je jure... bégaya Montalte, ivre de rage et d'horreur.

—Eh bien, gronda Sfondrato, que jures-tu?

Ils étaient maintenant si près l'un de l'autre qu'ils se touchaient. Leurs yeux hagards se jetèrent une dernière menace et leurs mains tourmentèrent les poignées des dagues.

—Jure, mais jure donc! répéta Sfondrato.

—Je jure, gronda Montalte, de m'arracher le coeur plutôt que de renoncer à aimer Fausta, dût-elle me haïr d'une haine aussi impérissable que mon amour. Je jure que, moi vivant, nul ne portera la main sur Fausta, ni bourreau, ni grand juge, ni pape même. Je jure de la défendre à moi seul contre Rome entière s'il le faut. Et, en attendant, grand juge meurs le premier, puisque c'est toi qui as prononcé sa sentence.

En même temps, d'un geste de foudre, le cardinal Montalte, neveu du pape Sixte-Quint, leva sa dague et l'abattit sur l'épaule d'Hercule Sfondrato.

Puis Montalte s'élança au-dehors.

Sous le coup, Hercule Sfondrato était tombé sur les genoux. Mais presque aussitôt il se releva, défit rapidement son pourpoint et constata que le poignard de Montalte n'avait pu traverser la cotte de mailles qui couvrait sa poitrine. Hercule eut un sourire terrible:

«Ces chemises d'acier que l'on fabrique à Milan sont vraiment de bonne trempe. Je tiens le coup pour reçu, Montalte! et je te jure que ma dague à moi saura trouver le chemin de ton coeur!»

Montalte s'était élancé dans le passage couvert qui reliait le Vatican au château Saint-Ange. Il parvint au cachot où Fausta vaincue attendait l'heure de mourir et s'approcha en tremblant de la porte que gardaient deux hallebardiers. Les deux soldats eurent un geste comme pour croiser les hallebardes. Mais, sans doute, puissante était, dans le Vatican, l'autorité du neveu de Sixte-Quint, car les deux gardes reculèrent Montalte ouvrit le guichet qui permettait de surveiller l'intérieur du cachot.

Et voici ce que, à travers ce guichet, vit alors le cardinal Montalte... Fugitive, rapide et effrayante vision.

Sur un lit étroit était étendue une jeune femme... La jeune mère... elle... Fausta... un être éblouissant de beauté. Dans ses deux mains elle a saisi l'enfant et elle l'élève d un geste de force et de douceur, et elle le contemple de ses yeux larges et profonds.

Au pied du lit se tient une suivante.

Et Fausta, d'une voix étrangement calme, prononce:

—Myrthis, tu le prendras, tu l'emporteras loin de Rome. N'aie crainte, nul ne s'opposera à ta sortie du château Saint-Ange: j'ai obtenu cela que, moi morte, meure aussi la vengeance de Sixte-Quint.

—Je n'aurai nulle crainte, répondit Myrthis avec une sorte de ferveur exaltée. Puisque, vous morte, je dois vivre encore, je vivrai pour lui.

Fausta esquisse un signe de tête comme pour prendre acte de cette promesse. Une minute, elle garde le silence; puis, les yeux fixés sur l'enfant, elle ajouta:

—Fils de Fausta!... Fils de Pardaillan!... que seras-tu?... Ta mère, en mourant, te donne le baiser d'orgueil et de force par quoi elle espère que son âme passera dans ton être!...

C'est fini. Myrthis a pris dans ses bras l'enfant qu'elle doit emporter loin de l'Italie, le fils de Fausta le fils de Pardaillan. Et elle se recule, et elle se détourne comme pour cacher à l'innocent petit être, à peine entré dans la vie, la vue de sa mère entrant dans la mort.

Fausta d'un geste funèbrement tranquille, a ouvert un médaillon d'or qu'elle porte suspendu à son cou et a verse dans une coupe préparée d'avance les grains de poison que contient ce médaillon.

C'est fini. Fausta a vidé d'un trait la coupe et elle retombe sur l'oreiller... Morte.




II

LE GRAND INQUISITEUR D'ESPAGNE

DE l'autre côté de la porte retentit un effroyable cri d'angoisse et d'horreur. C'est Montalte qui clame sa stupeur. Montalte que ce dénouement vient de foudroyer et qui râle,:

—Morte?... Comment! Elle est morte!... Insensé! Comment n'ai-je pas prévu que Fausta, pour se soustraire au contact du bourreau, se donnerait la mort!...

Et, presque aussitôt, une ruée, toute impulsive, contre cette porte qu'il martèle d'un poing furieux en bégayant:

—Vite! vite! Du secours!...

Et devant le néant de cette tentative, s'adressant aux hallebardiers qui assistent, impassibles, à cette crise de désespoir:

—Ouvrez! mais ouvrez donc, je vous dis qu'elle se meurt... qu'il faut la sauver!

L'un des gardes répond:

—Cette porte ne peut être ouverte que par monseigneur le grand juge.

Et Montalte s'abat sur ses genoux.

A ce moment une voix calme prononça ces mots:

—Moi aussi, j'ai le droit d'ouvrir cette porte... Et je l'ouvre!...

Montalte se redressa d'un bond, considéra une seconde l'homme qui venait de parler ainsi, et d'un accent de sourde terreur, mêlé de respect, murmura:

«Le grand inquisiteur d'Espagne!»

Inigo de Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède grand inquisiteur d'Espagne, proche parent et successeur de Diego d'Espinosa, était un homme de cinquante ans, grand, fort et de physionomie presque douce, mais rusée. L'inquisiteur était à Rome depuis un mois. Il était venu y accomplir une mission que nul ne connaissait. Il avait eu avec Sixte-Quint de nombreux entretiens auxquels nul n'avait assisté. Seulement on avait remarqué que le vieux pape, naguère encore si robuste dans ses entrevues diplomatiques, était sorti de ses entretiens avec d'Espinosa de plus en plus brisé, de plus en plus vieilli. On savait aussi que l'inquisiteur devait, le lendemain reprendre le chemin de l'Espagne.

Sur un geste impérieux d'Espinosa, les deux gardes s'inclinent et vont se placer à l'extrémité de l'étroit couloir ou ils reprennent, de loin, leur garde monotone.

Sans ajouter une parole, Espinosa, comme il l'a dit ouvre la porte et pénètre dans le cachot.

Montalte se précipite à sa suite, le coeur débordant dune joie délirante, l'esprit soulevé par un espoir aussi puissant qu'irraisonné.

Et, soudain, il reste cloué sur place... Ses yeux hagards se fixent avec douleur, avec rage... avec haine sur un tout petit être, là, dans les bras de la suivante.

La vue de cet enfant a suffi, seule, à déchaîner dans l'esprit de cet homme robuste un monde de pensées tumultueuses dont le souffle empesté emporte et détruit tout sentiment humain, ne laisse rien... rien qu'une pensée de haine mortelle... car, ce tout petit c'est le fils de Pardaillan!

Pas un détail de cette scène rapide, d'une éloquence terrible dans son mutisme même, n'a échappé à l'oeil observateur du grand inquisiteur.

Cependant, d'une voix calme, presque douce, il dit en montrant la porte ouverte à Myrthis.

—Vous êtes libre, femme. Accomplissez la mission maternelle qui vous a été confiée...

Puis, impérieusement, aux deux gardes toujours immobiles au fond du couloir:

—Laissez passer la clémence de Sixte!

Et Myrthis, serrant sur son sein le fils de Pardaillan, sans un mot, sans un geste, franchit le seuil de la porte.

Quand l'enfant a disparu, le cardinal Montalte se tourne vers Fausta dont la tête, déjà pâle, auréolée de la splendeur de ses longs cheveux, se détache sur la blancheur de l'oreiller, saisit la main de Fausta qui pend hors du lit, imprime un long baiser sur cette main déjà froide et sanglote:

—Fausta! Fausta! Est-il vrai que tu sois morte?...

Et, soudain, le voilà debout, l'oeil injecté, la dague au poing et, cette fois, il hurle:

—Malheur à ceux qui me l'ont tuée!...

Mais, alors, il se trouve face à face avec l'inquisiteur, et, comme un éclair, la notion de la réalité lui revient. Alors, c'est à Espinosa qu'il s'adresse:

—Monseigneur! monseigneur! pourquoi m'avez-vous conduit ici? Pourquoi?... Je devine... je sens... je vois que vous êtes ici pour y faire un miracle... De grâce, parlez, monseigneur!... dit-il suppliant.

Alors Espinosa, de sa voix toujours calme, prononce:

—Monsieur, le poison que la princesse Fausta a pris sous vos yeux lui a été vendu par Magni, 1 le marchand d'herbes que vous connaissez... Ce Magni est un homme à moi... Il existe un contrepoison unique... Ce contrepoison, je l'ai sur moi... Le voici! En disant ces mots. Espinosa fouille dans sa bourse et en sort un minuscule flacon.

Note 1: (retour) Herboriste connu à Rome, véhémentement soupçonné d'avoir empoisonné Sixte-Quint, sur l'ordre de l'inquisition d'Espagne.

Une clameur de joie délirante jaillit des lèvres de Montalte. Il saisit les mains de l'inquisiteur, et d'une voix vibrante:

—Ah! monseigneur, sauvez-la!... Sauvez-la et puis prenez ma vie... je vous la livre.

—Monsieur le cardinal, votre vie nous est précieuse... Ce que j'ai à vous demander. Dieu merci, est de moindre importance.

Montalte eut la sensation très nette que l'inquisiteur allait lui proposer quelque effroyable marché duquel dépendrait la mort de Fausta. Mais il regarda Espinosa bien en face et dit:

—Tout, monseigneur! Demandez!

Espinosa s'approcha jusqu'à le toucher, presque, et le dominant du regard:

—Prenez garde, cardinal!... Prenez bien garde... Je sauve cette femme, puisque sa vie vous est précieuse au-dessus de tout... Mais, en échange, vous, vous m'appartenez... n'oubliez pas cela...

—Je n'oublierai pas, monseigneur. Sauvez-la et je vous appartiens... Mais, pour Dieu, hâtez-vous, ajoute-t-il en essuyant son front où perle la sueur.

—Je retiens votre engagement, dit Espinosa.

Et désignant Fausta, rigide:

—Aidez-moi.

Avec des gestes doux comme des caresses, Montalte prit la tête de Fausta dans ses mains tremblantes, et, frissonnant d'espoir, la souleva doucement pendant que Espinosa versait dans la bouche le contenu de son flacon. Au bout de quelques instants, une légère rougeur vint colorer les joues de Fausta.

Enfin un souffle à peine perceptible s'échappe doucement des lèvres entrouvertes, et Montalte, qui sent sur son visage ce souffle léger, pousse lui-même un profond soupir, comme s'il voulait aider au travail lent qui se fait dans cet organisme.

Il pose sa main sur le sein et se redresse, les yeux étincelants: le coeur bat... très faiblement, il est vrai, mais enfin il bat.

Au même instant, Fausta ouvre les yeux et les pose sur Montalte qui se penche sur elle. Presque aussitôt elle les referme. Un souffle régulier soulève son sein.

Alors Espinosa qui, impassible, a considéré toute cette scène, dit:

—Avant deux heures, la princesse Fausta aura retrouvé toute sa conscience.

—Vos ordres, monseigneur?

—Monseigneur le cardinal, répond l'inquisiteur, je suis venu d'Espagne à Rome tout exprès chercher un document portant la signature de Henri III de France, ainsi que son cachet. Ce document est enfermé dans le petit meuble placé dans la chambre de Sa Sainteté. En l'absence du pape, nul ne peut pénétrer dans sa chambre... Nul... hormis vous, Montalte!... Ce document, reprend-il après une légère pause, ce document, il nous le faut.

—C'est bien... Je vais le chercher, répond le cardinal.

Et il sort aussitôt d'un pas rude et violent.

Demeuré seul, Espinosa paraît plongé un moment dans une profonde méditation. Puis il s'approche de Fausta, la touche légèrement à l'épaule pour la réveiller, et dit:

—Êtes-vous assez forte, madame, pour m'entendre et me comprendre?

Fausta ouvre les yeux, et les pose, graves et lucides, sur le visage de l'inquisiteur qui se contente de cette réponse muette et reprend:

—Avant mon départ, je veux, madame, vous rassurer sur le sort de votre enfant... Il vit... Et votre servante Myrthis doit, à l'heure qu'il est, avoir quitté Rome. Toutefois, ne croyez pas que Sixte-Quint a laissé vivre cet enfant uniquement pour tenir le serment qu'il vous a fait... Si l'enfant vit, madame, c'est que Sixte sait que vous avez caché quelque part une somme de dix millions, que vous les avez légués à votre fils... Si Myrthis a pu quitter Rome sans encombre, c'est que Sixte sait que votre suivante connaît l'endroit où sont enfouis ces millions.

Espinosa s'arrête un moment pour juger de l'effet produit par sa révélation.

D'un signe, Fausta fait entendre qu'elle a compris.

—C'est tout ce que je voulais vous dire, madame.

Il s'incline gravement, avec une sorte de déférence. Mais, avant de franchir la porte, il se retourne et ajoute:

—Encore un mot, madame: le sire de Pardaillan a pu échapper à l'incendie du palais Riant... Pardaillan est vivant, madame!... Pardaillan... vivant!

Et, cette fois, Espinosa sort tranquillement.




III

LA VIEILLESSE DE SIXTE-QUINT

Une grande table de travail, deux fauteuils, un petit meuble, ça et là quelques escabeaux; une étroite couchette, un prie-Dieu, au-dessus, un magnifique Christ en or massif, seul luxe de ce retrait; une vaste cheminée où pétille un feu clair; un tapis, de lourds rideaux hermétiquement clos: c'était la chambre de Sa Sainteté Sixte-Quint.

Usé par le temps et le long effort, ce n'est plus le formidable athlète d'autrefois. Mais, à l'éclair qui parfois luit sous les sourcils, on devine encore l'infatigable lutteur.

Sixte-Quint était assis à sa table de travail, le dos tourné à la cheminée. Et le pape songeait:

«A cette heure, Fausta a pris le poison. Elle est morte!... La suivante Myrthis a quitté le château Saint-Ange, emportant l'enfant de Fausta... le fils de Pardaillan!...»

Le pape se leva, fit quelques pas, puis revint s'asseoir dans son fauteuil, qu'il tourna vers le feu; il reprit sa rêverie:

—Oui, les quelques jours que j'ai à vivre seront paisibles, car l'aventurière n'est plus!... Il me reste, avant de mourir, à frapper Philippe d'Espagne...

Le pape allongea la main vers le petit meuble et y prit un parchemin qu'il parcourut des yeux.

«Funeste inspiration que j'ai eue d'arracher cette déclaration à la pusillanimité de Henri III... inspiration plus funeste encore que j'ai eue de la garder si longtemps... Maintenant Philippe connaît son existence, et le grand inquisiteur est venu ici me menacer de mort!... Moi!...» murmura-t-il.

Sixte-Quint haussa les épaules:

«Mourir!... ce n'est rien... Mais mourir sans avoir réalisé mon rêve: Philippe chassé d'Italie!... L'Italie unifiée du nord au midi, l'Italie entière soumise et asservie et la papauté maîtresse du monde... Que faire?... Envoyer ce parchemin à Philippe?... Par quelqu'un qui n'arriverait jamais?... Peut-être... L'anéantir?... Ce serait un coup terrible pour Philippe... Aussi bien j'ai juré à Espinosa qu'il a été détruit... Oui... un geste et il devient la proie de cette flamme!...»

Le pape se pencha et tendit vers le foyer le parchemin ouvert sur lequel s'étale un large sceau... le sceau de Henri III de France.

Déjà la flamme mordait les bords du parchemin.

Un instant encore, et c'en était fait des rêves de Philippe d'Espagne. Brusquement Sixte-Quint mit le parchemin hors d'atteinte et, hochant la tête, répéta:

«Que faire?...»

A ce moment une main, d'un geste rude, saisit le parchemin. Sixte-Quint se retourna furieusement et se trouva en présence de son neveu, le cardinal Montalte. A l'instant, les deux hommes furent face à face.

—Toi!... Toi!... Comment oses-tu!... Je vais...

Et le pape allongea la main vers le marteau d'ébène pose sur la table pour appeler, jeter un ordre.

D'un bond, Montalte se plaça entre la table et lui et froidement:

—Sur votre vie, Saint-Père, ne bougez pas!

—Holà! dit le vieux pape en se redressant de toute sa hauteur, oserais-tu porter la main sur le souverain pontife?

—J'oserai tout... si je n'obtiens de vous la grâce de Fausta.

Le pape eut un mouvement de surprise, puis, songeant qu'elle était morte, un sourire:

—La grâce de Fausta?... Soit!

Le pape choisit un parchemin parmi les nombreux papiers rangés sur la table, et, très posément, le remplit et le signa d'une main ferme.

—Voici la grâce, dit Sixte-Quint, grâce pleine et entière. Et, maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais, rends-moi ce parchemin, et va-t'en... va-t'en... A toi, fils de ma soeur bien-aimée, je fais grâce!

—Saint-Père, avant de vous rendre ce parchemin, un mot: si vous avez signé cette grâce, c'est que vous croyez Fausta morte... Eh bien, vous vous trompez, mon oncle, Fausta n'est pas morte! Je l'ai sauvée en lui faisant prendre moi-même le contrepoison qui l'a rappelée à la vie.

Sixte-Quint resta un moment rêveur, puis:

—Eh bien, soit! Après tout, que m'importe Fausta vivante?... Elle ne peut plus rien contre moi. Sa puissance religieuse est morte en même temps que naissait son enfant... Mais toi, qu'espères-tu donc d'elle?... As-tu fait ce rêve insensé que tu pourrais être aimé de Fausta?... Triple fou!... Sache donc, malheureux, que tu attendriras le marbre le plus dur avant que d'attendrir le coeur de Fausta.

—Il n'y a pas deux Pardaillan au monde! ajouta-t-il gravement.

Montalte ferma les yeux et pâlit.

Plus d'une fois, en effet, il avait songé, en grinçant, à ce Pardaillan inconnu qui avait été aimé de Fausta. Il avait senti une haine mortelle et tenace l'envahir. Des pensées de meurtre et de vengeance étaient venues le hanter. Et, d'une voix morne, il répondit:

—Je n'espère rien. Je ne veux rien... si ce n'est sauver Fausta... Et, quant à ce parchemin, ajouta-t-il rudement, je vais le remettre à Fausta qui ira le porter, elle. à Philippe d'Espagne à qui il appartient... Et, pour plus de sûreté, j'accompagnerai la princesse.

Sixte-Quint eut un geste de rage. La pensée de paraître céder à des menaces à peine déguisées lui était insupportable. Bravant le poignard de Montalte, il allait appeler, lorsqu'il se souvint que ce parchemin, somme toute, il l'avait lui-même retiré de la flamme où il hésitait à le jeter. Après tout, qu'importait le messager: Fausta ou comparse, pourvu qu'il n arrivât pas à destination? Sa résolution fut prise. Il répondit:

—Peut-être as-tu raison. Et, puisque j'ai fait grâce à toi et à elle, va!...

Un quart d'heure plus tard, Montalte rejoignait Espinosa et lui disait:

—Monsieur, j'ai le parchemin.

—Donnez, monsieur, dit froidement l'inquisiteur.

—Monseigneur, avec votre agrément, la princesse Fausta ira le porter à S. M. Philippe d'Espagne... C'est la, je crois, ce qui vous importe le plus.

Espinosa fronça légèrement les sourcils et:

—Pourquoi la princesse Fausta?

—Parce que je vois là un moyen de la préserver de tout nouveau danger.

—Soit, monsieur le cardinal. L'essentiel, en effet est, comme vous le dites, que ce document parvienne a mon souverain le plus tôt possible.

—La princesse partira dès que ses forces lui permettront d'entreprendre le voyage... Je puis vous assurer que le parchemin parviendra à destination, car j'aurai l'honneur de l'accompagner moi-même.




IV

LE REVEIL DE FAUSTA

Lorsque Fausta revint à elle, ce fut d'abord, dans son esprit, un prodigieux étonnement. Sa première pensée fut que Sixte-Quint n'avait pas permis qu'elle échappât à la hache du bourreau. Le cri de Montalte, clamant sa joie de la voir vivante, était si vibrant de passion qu'elle voulut savoir quel était l'homme qui l'aimait à ce point. Elle ouvrit les yeux et reconnut le neveu du pape. Elle les referma aussitôt et pensa:

«Celui-là a obtenu de Sixte qu'il me fît grâce de la vie... Que m'est la vie à présent que morte est mon oeuvre et que Pardaillan n'est plus!...»

Cependant, elle écouta et, alors, elle comprit qu'elle s'était trompée. Non, Sixte-Quint n'avait pas fait grâce. Montalte, seul, au prix de quelque infamie héroïquement consentie, avait accompli ce miracle de l'arracher à Sixte et à la mort. Aussitôt elle entrevit tout le parti qu'elle pourrait tirer d'un pareil dévouement. Mais à quoi bon!... Elle voulait mourir!

Elle sentit qu'on la touchait à l'épaule... on lui parlait... Elle ouvrit les yeux et fixa Espinosa. Et, au fur et à mesure, son esprit réfutait ses arguments.

Son fils?... Oui! Sa pensée s'est déjà portée vers l'innocente créature. Il vit... Il est libre... C'est là le point capital... Et, soudain, comme un coup de tonnerre, ces mots répétés dans son esprit éperdu:

«Pardaillan vivant!»

Deux mots évocateurs d'un passé d'enivrante passion et de luttes mortelles! Ce passé si proche, puisque quelques mois à peine la séparaient du moment où elle avait voulu faire périr Pardaillan, dans l'incendie du palais Riant!.... Ce Pardaillan si haï... et tant adoré!...

Pardaillan vivant!... Mais alors la mort, pour Fausta, ce serait la fuite devant l'ennemi! Et Fausta n'a jamais fui!... Non, elle ne veut plus mourir... Elle vivra pour reprendre le tragique duel interrompu et sortir enfin triomphante de ce suprême combat.

C'est à ce moment que Montalte s'approcha d'elle.

Pendant qu'il se courbait, elle l'étudiait d'un coup d'oeil prompt et sûr, et, tout de suite, pour bien marquer, dès le début, la distance infranchissable qu'elle entendait établir entre eux, cette femme étrange, qui semblait échapper à toutes les faiblesses, à toutes les fatigues, se redressa en une majestueuse attitude, et d'une voix qui ne tremblait pas:

—Vous avez à me parler, cardinal? Je vous écoute.

En même temps ses yeux noirs se posaient sur ceux de Montalte, étrangement dominateurs et pourtant graves et doux.

Alors Montalte, d'une voix basse et tremblante, lui annonça qu'elle était libre.

—Sixte-Quint me fait donc grâce?

Montalte secoua la tête:

—Le pape n'a pas fait grâce, madame. Le pape a cédé devant une volonté plus forte que la sienne.

—La vôtre... n'est-ce pas?

Montalte s'inclina.

—Alors Sixte-Quint révoquera la grâce qu'il a signée par contrainte.

—Non, madame, car, en même temps, j'ai obtenu de Sa Sainteté un document qui sera votre égide. Le voici.

Fausta prit le parchemin et lut:

«Nous, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France, inspiré de notre Seigneur Dieu, par la voix de Son Vicaire, notre Très Saint Père le Pape; en vue de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, apostolique et romaine; attendu qu'il a plu au Seigneur, en expiation de nos péchés, de nous priver d'un héritier direct; considérant Henri de Navarre incapable de régner sur le royaume de France, comme hérétique et fauteur d'hérésie; à tous nos bons et loyaux sujets: Sa Majesté Philippe II, roi d'Espagne, est seule apte à nous succéder au trône de France, comme époux d'Elisabeth de France, notre soeur bien-aimée, décédée, mandons à tous nos sujets le reconnaître comme notre successeur et unique héritier.»

—Madame, dit Montalte, lorsqu'il vit que Fausta avait terminé sa lecture, la parole du roi ayant en France force de loi, cette proclamation jette dans le parti de Philippe les deux tiers de la France. De ce fait, Henri de Béarn, abandonné par tous les catholiques, voit ses espérances à jamais détruites. Son armée réduite à une poignée de huguenots, il n'a d'autre ressource que de regagner promptement son royaume de Navarre, trop heureux encore si Philippe consent à le lui laisser. Celui qui apportera ce parchemin à Philippe lui apportera donc en même temps la couronne de France... Celui-là, madame, si c'est un esprit supérieur comme le vôtre, peut traiter avec le roi d'Espagne et se réserver sa large part... Votre puissance est ruinée en Italie, votre existence y est en péril. Avec l'appui de Philippe, vous pouvez vous créer une souveraineté qui, pour n'être pas celle que vous avez rêvée, n'en sera pas moins de nature à satisfaire une vaste ambition... Ce parchemin, je vous le livre et je vous demande de consentir à le porter à Philippe...

Aussitôt la résolution de Fausta fut prise et, s'adressant au cardinal, elle dit:

—Quand on s'appelle Peretti, on doit avoir assez d'ambition pour agir pour son propre compte... Pourquoi avez-vous imposé ma grâce à Sixte?... Pourquoi m'avez-vous empêchée de mourir?... Pourquoi me faites-vous entrevoir ce nouvel avenir de splendeur? Je vais vous le dire: parce que vous m'aimez, cardinal.

Montalte tomba sur les genoux, tendit les mains dans un geste d'imploration.

—Taisez-vous, cardinal. Ne prononcez pas d'irréparables paroles... Mais, moi, je ne vous aimerai jamais.

—Pourquoi? Pourquoi? bégaya Montalte.

—Parce que, dit-elle gravement, parce que j'aime, et que Fausta ne peut concevoir deux amours.

Montalte se redressa, écumant:

—Vous aimez?... Vous aimez?... et vous me le dites?...

—Oui, dit simplement Fausta.

—Vous aimez!... Qui?... Pardaillan, n'est-ce pas?...

Et Montalte, d'un geste de folie, tira sa dague.

Fausta, immobile dans son lit, le regardait d'un oeil très calme, et, d'une voix qui glaça Montalte, elle dit:

—Vous l'avez dit: j'aime Pardaillan... Mais croyez-moi, cardinal Montalte, laissez votre dague... Si quelqu'un doit tuer Pardaillan, ce n'est pas vous, c'est moi...

—Pourquoi? hurla Montalte.

—Parce que je l'aime, répondit froidement Fausta.




V

LA DERNIÈRE PENSÉE DE SIXTE-QUINT

Après le départ de son neveu, Sixte-Quint, assis devant sa table de travail, demeura longtemps songeur.

Il fut tiré de sa rêverie par l'entrée d'un secrétaire qui vint, à voix basse, lui dire que le comte Hercule Sfondrato sollicitait avec instance la faveur d'une audience particulière, ajoutant que le comte paraissait violemment ému.

Le nom d'Hercule Sfondrato, brusquement jeté dans sa méditation, fut comme un trait de lumière pour le pape qui murmura:

—Voilà l'homme que je cherchais! Faites entrer le comte Sfondrato, ajouta-t-il à haute voix.

Un instant après, le grand juge, les traits bouleversés, entrait d'un pas rude, se campait devant le pape, et attendait dans une attitude de violence.

—Eh bien, comte, dit Sixte-Quint en le fixant, qu'avez-vous à nous dire?

Pour toute réponse, Sfondrato dégrafait son pourpoint, écartait la cotte de mailles et montrait sur sa poitrine la marque du coup de dague de Montalte.

Le pape examina la plaie en connaisseur, et froidement:

—Beau coup, par ma foi! et sans la chemise d'acier...

—En effet, Saint-Père, dit Sfondrato avec un sourire livide.

Puis, réparant hâtivement le désordre de sa tenue, avec un haussement d'épaules dédaigneux, les dents serrées, d'un ton tranchant:

—Le coup n'est rien... J'eusse peut-être pardonné a celui qui l'a porté. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce qui rend ma haine mortelle, c'est que tous deux, nous aimons la même femme.

—Fort bien, dit Sixte paisiblement. Mais pourquoi me dire cela à moi?

—Parce que, Saint-Père, celui-là touche de près à Votre Sainteté, parce que la femme que j'aime s'appelle Fausta et l'homme que je hais s'appelle Montalte!

Le pape prit un parchemin sur la table et, d'une main calme, se mit à le remplir.

Sfondrato, immobile, songeait:

—Il va me faire jeter dans quelque cachot, mais, par l'enfer! celui qui osera toucher au grand juge...

Sixte-Quint achevait de remplir le parchemin.

—Voici pour panser votre coup de poignard, dit-il. Vous m'avez demandé le duché de Ponte-Maggiore et Marciano. En voici le brevet...

Stupéfait, Sfondrato, d'un geste machinal, prit le parchemin et gronda:

—Votre Sainteté n'a donc pas entendu?... Celui que je veux tuer, c'est Montalte... votre neveu! celui que vous désignez au conclave pour vous remplacer!

—Que vous frappiez Montalte, c'est affaire entre lui et vous. Mais frappez-le dans ses entreprises, dans son amour en lui enlevant cette femme... cela vaudra mieux, croyez-moi, qu'un stupide coup de dague!

—Oh! haleta Sfondrato, quel crime a donc commis Montalte pour que vous, son oncle, vous parliez ainsi?

—Montalte, dit le pape avec un calme effrayant, Montalte n'est plus mon neveu, il est mon ennemi! il a arraché de mes mains l'arme qui peut anéantir la puissance de la papauté et, cette arme, Fausta, graciée par moi!... Fausta libre ira la porter à l'Espagnol maudit...

—Fausta graciée! gronda Sfondrato anéanti.

—Oui, dit Sixte, Fausta libre!... Fausta qui, dans quelques heures peut-être, quittera Rome et s'en ira, escortée de Montalte, porter à l'Escurial le document qui donne à Philippe le trône de France. Voilà l'oeuvre de Montalte, instrument docile aux mains du grand inquisiteur!...

—Fausta libre! grinça Sfondrato, Fausta accompagnée de Montalte!

Et, avec une résolution sauvage, posant sur la table le brevet de duc que le pape venait de lui conférer:

—Tenez, Saint-Père, reprenez ce brevet, ôtez-moi les fonctions de grand juge, et, en échange, nommez-moi chef de votre police. Avant une heure, je vous rapporte ce document, cette arme redoutable... L'échafaud est prêt, le bourreau attend. Eh bien, j'en mourrai de douleur peut-être, mais cette femme appartient au bourreau et sa tête tombera!... Montalte, je le saisis, je le condamne comme rebelle et sacrilège; quant au grand inquisiteur, un coup de dague vous en délivre... Un mot, Saint-Père, un ordre!

—Oui, dit le pape d'une voix sombre. Et avant trois jours, j'aurai, moi, cessé de vivre!

Et comme Sfondrato le considérait avec stupeur:

—Croyez-vous donc que Montalte, Fausta, le grand inquisiteur lui-même pèsent d'un grand poids dans la main de Sixte-Quint?... Par le sang du Christ, je n'aurais qu'à fermer cette main, pour les broyer! Mais, au-dessus du grand inquisiteur, il y a l'Inquisition!... Et l'Inquisition me tient!... Si j'essaie de reprendre ce document, l'Inquisition m'assassine... Et je ne veux pas mourir encore... J'ai besoin de deux ou trois années d'existence pour assurer le triomphe de la papauté!...

Le nouveau duc de Ponte-Maggiore avait écouté avec attention. Quand le pape eut terminé:

—Eh bien, soit, Saint-Père, qu'ils partent... Mais, quand ils seront hors de vos États, moi, je les rejoins, et Je vous jure que, de ce moment, leur voyage est terminé.

—Oui! Mais on sait que vous m'appartenez... et alors... Et puis, duc, êtes-vous sûr de vous?

—Dix Montalte! Cent Montalte! Je ne les crains pas, gronda le duc.

—Et le grand inquisiteur?

—Un ordre... il meurt!

—Et Fausta? Oui! Fausta, malheureux! elle vous tuera!

Et, sur un geste du duc:

—Non, non, reprit Sixte avec autorité, après moi, je ne connais qu'un seul homme au monde capable de tenir tête à Fausta... et de la vaincre... Et, cet homme, c'est le chevalier de Pardaillan!

Le duc tressaillit, rougit et pâlit tour à tour. Mais, surmontant son émotion, il demanda:

—Vous croyez, Saint-Père, que celui-là réussira là où je serais brisé, moi?

—Je l'ai vu mener à bien des entreprises autrement redoutables. Oui, si Pardaillan voulait... si quelqu'un avait assez d'intelligence à la tête, assez de haine au coeur pour aller trouver cet homme, et le décider... oui, ce serait le seul moyen d'arrêter Fausta et Montalte en leur voyage!

—Eh bien, j'aurai cette intelligence et cette haine, moi! Je consens à m'effacer. Et, puisqu'il y a au monde un dogue de taille à les broyer d'un coup de mâchoire, je vais le chercher, je vous l'amène, et vous le lâchez sur eux, tonna Ponte-Maggiore.—Quitte à lui briser les crocs après, s'il est nécessaire... ajouta-t-il en lui-même.

—Lâchez! Lâchez... C'est bientôt dit!... Sachez, duc, que Pardaillan n'est pas un homme qu'on peut lâcher sur qui on veut et comme on veut...

—Saint-Père, est-ce d'un homme que vous parlez ainsi?

—Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-être le seul homme qui ait forcé l'admiration de Sixte-Quint... Puisque vous le voulez, allez, duc, essayez de décider Pardaillan.

—Où le trouverai-je?

—Au camp du Béarnais. Vous allez vous rendre auprès de Henri de Navarre. Vous lui ferez connaître la teneur exacte du document que Fausta porte à Philippe. Votre mission se borne à cela. Le reste vous regarde... c'est à vous de trouver Pardaillan. Et, quand vous l'aurez trouvé, vous lui direz simplement ceci:

—Fausta est vivante! Fausta porte à Philippe un document qui lui livre la couronne de France...»

—Quand faut-il partir?

—A l'instant.




VI

LE CHEVALIER DE PARDAILLAN

Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lança au galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son coeur. A une demi-lieue de la Ville Éternelle, il s'arrêta court et, longtemps, sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointaine silhouette du château Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura:

—Montalte, Montalte, prends garde, car, à partir de ce moment, je suis pour toi l'ennemi que rien ne désarmera...

Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurs chevaux, et ne s'arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait. A quelques lieues de Paris, il rejoint un gentilhomme qui s'en allait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant si on savait vers quel point de l'Ile-de-France le Béarnais se trouvait alors.

—Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses logements dans le village de Montmartre, à l'abbaye des Bénédictines de Mme Claudine de Beauvilliers.

Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l'étranger qui parlait avec cette sorte d'irrévérence moqueuse et il vit un homme d'une quarantaine d'années, au visage fin, au profil de médaille, vêtu sans aucune recherche, mais avec cette élégance qui tenait à sa manière de porter le pourpoint et le manteau.

—Si vous le désirez, monsieur l'inconnu, je vous conduirai jusqu'au roi, qui m'a donné rendez-vous pour ce soir.

Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur le costume simple et sans aucun ornement.

—Oh! continua l'inconnu en souriant, vous serez bien plus étonné quand vous verrez le roi qui porte un costume si râpé que vraiment vous lui ferez honte, vous, avec toutes vos broderies reluisantes, avec la plume mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d'or, avec...

—Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m'accablez pas, ou je vous montrerai que, si je porte de l'argent à mon pourpoint et de l'or aux talons de mes bottes, je porte aussi de l'acier dans ce fourreau.

—Vraiment, monsieur? Eh bien, je ne vous accablerai donc pas et me bornerai à vous tirer mon chapeau, car il serait malséant qu'un illustre cavalier, venu en droite ligne du fond de l'Italie...

—Comment savez-vous cela? interrompit furieusement Ponte-Maggiore.

—Eh! monsieur, si vous ne vouliez pas qu'on le sache, vous auriez bien dû laisser votre accent de l'autre côté des monts.

En disant ces mots, le gentilhomme salua d'un geste gracieux et reprit paisiblement son chemin.

Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Mais, considérant la silhouette vigoureuse de l'inconnu, il se calma.

—Eh! monsieur, fit-il, ne vous fâchez pas, je vous prie, et permettez-moi d'accepter l'offre bienveillante que vous m'avez faite tout à l'heure.

—En ce cas, monsieur, suivez-moi, dit l'inconnu du bout des lèvres.

Les deux cavaliers allongèrent le trot, et, vers le soir, au moment où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur les hauteurs de Chaillot.

Le gentilhomme français s'arrêta, étendit le bras et prononça:

—Paris!...

Tandis que Ponte-Maggiore considérait le spectacle de la grande ville assiégée, son compagnon semblait rêver à des choses lointaines. Sans doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelque épisode héroïque ou charmant de sa vie.

—Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis à vous.

L'inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes et murmura:

—Allons...

Ils descendirent vers Paris en obliquant du côté de Montmartre. Sur les remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité de prêtres et de moines, la robe retroussée, le capuchon renversé; quelques-uns avaient la salade en tête, quelques autres portaient des cuirasses; tous étaient armés de piques, de hallebardes, de dagues, de vieux mousquets, ou tout uniquement de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à la main ou pendu à la ceinture.

Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, se traînaient péniblement et revenaient sans cesse, avec l'obstination du désespoir, occuper les créneaux d'où ils criaient, avec des voix lamentables:

—Du pain!... du pain!...

—Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens accepteraient volontiers une invitation à dîner.

—C'est vrai, murmura l'inconnu, ils ont faim. Pauvres diables!...

—Vous les plaignez? dit Ponte-Maggiore.

—Monsieur, dit l'inconnu, j'ai toujours plaint les gens qui ont faim et soif.

—C'est ce qui ne m'est jamais arrivé, fit dédaigneusement Ponte-Maggiore.

L'inconnu le parcourut du haut en bas d'un étrange regard, et, avec un sourire, répondit:

—Cela se voit.

Si simple que fût cette réponse, elle sonna comme une insulte, et Ponte-Maggiore pâlit.

Sans doute, il allait cette fois répondre par une provocation, lorsqu'au loin s'éleva une clameur:

—Le roi!... le roi!... Vive le roi!...

Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahit les parapets en criant:

—Sire!... sire!... Du pain!...

—Me voici, mes amis! criait Henri IV. Eh! Ventre-saint-gris! pourquoi diable ne m'ouvrez-vous pas vos portes?

Alors, l'inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses émouvantes que l'histoire enregistre.

Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois cents cavaliers qui l'entouraient l'imitèrent et alors, on vit toute une théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces pains, le fixa au bout d'une immense perche et le tendit aux affamés des remparts. En un clin d'oeil, le pain fut partagé.

En même temps, les cavaliers de l'escorte suivaient l'exemple du roi. De tous côtés, par des moyens divers, on faisait passer aux assiégés quantité de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les bénédictions éclataient sur les remparts.

—Bravo, sire! cria l'inconnu.

Henri se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation, et, avec un bon sourire:

—Ah! enfin!... Voici donc M. de Pardaillan!

—Pardaillan! gronda Ponte-Maggiore...

—Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV. je suis bien heureux de vous voir.

—Votre Majesté sait que je lui suis tout acquis.

Henri IV posa un moment son oeil rusé sur la physionomie souriante du chevalier et dit:

—A cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer près de moi.

—Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s'il vous plaît de dire votre nom, j'aurai l'honneur, en arrivant à Montmartre, de vous présenter à Sa Majesté, selon ma promesse...

—Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte-Quint auprès de S. M. le roi Henri!

Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et narquois reprenait le dessus:

—Peste, je ne m'attendais pas à un tel honneur!

Lorsque le roi s'éloigna, à la tête de son escorte, une immense acclamation partit du haut des remparts.

Se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, Henri IV dit avec un soupir:

—Quel dommage que de si braves gens s'entêtent à ne pas m'ouvrir leurs portes!

—Eh! sire, dit le chevalier en haussant les épaules, ces portes tomberont d'elles-mêmes quand vous le voudrez.

—Comment cela, monsieur?

—J'ai déjà eu l'honneur de le dire à Votre Majesté: Paris vaut bien une messe!

—Nous verrons... plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire.

Bientôt, l'escorte s'arrêtait devant l'abbaye où le roi pénétra, suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore, et de quelques gentilshommes.

Le roi ayant mis pied à terre, Pardaillan qui, sans doute, l'avait avisé de la venue d'un envoyé du pape, présenta le duc.

—Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan, quand vous aurez reçu la communication que monsieur le duc est chargé de vous faire, n'oubliez pas que nous vous attendons.

—Hé! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pour notre merveilleux diamant, et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres vides?

—Sire, j'ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais un prêteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti à m'avancer quelques milliers de pistoles que j'apporte à mon roi.

—Merci, mon brave Sancy.

Et, avec une pointe d'émotion:

—Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais ventre-saint-gris! argent n'est pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi!

Et, à Ponte-Maggiore stupéfait:

—Venez, monsieur.

Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et où travaillaient encore deux de ses secrétaires, Rusé de Beaulieu et Forget de Fresne:

—Parlez, monsieur.

—Sire, dit Ponte-Maggiore en s'inclinant, je suis chargé par Sa Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d'un document qui l'intéresse au plus haut point.

Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de la proclamation de Henri III que l'on connaît. Quand il eut terminé, impassible:

—Et l'original, monsieur?

—Je suis chargé de dire à Votre Majesté que l'original se trouve entre les mains de Mme la princesse Fausta, laquelle, accompagnée de S. E. le cardinal Montalte, doit être, à l'heure présente, en route vers l'Espagne pour la remettre aux mains de Sa Majesté Catholique. Le souverain pontife a cru devoir donner à Votre Majesté ce témoignage de son amitié en l'avertissant. Quant au reste, le Saint-Père connaît trop bien la vaste intelligence de Votre Majesté pour n'être pas assuré que vous saurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles.

Henri IV inclina la tête en signe d'adhésion. Puis, après un léger silence, en fixant Ponte-Maggiore:

—Le cardinal Montalte n'est-il pas parent de Sa Sainteté? Alors?

—Le cardinal Montalte est en état de rébellion ouverte contre le Saint-Père! dit rudement Ponte-Maggiore.

Et, s'adressant à un des deux secrétaires, le roi dit:

—Rusé, conduisez M. le duc auprès de M. le chevalier de Pardaillan, et faites en sorte qu'ils se puissent entretenir librement. Puis, quand ils auront terminé, vous m'amènerez M. de Pardaillan. Allez, monsieur l'ambassadeur, et n'oubliez pas qu'il m'est agréable de vous revoir avant votre départ, ajouta-t-il avec un gracieux sourire.

Quelques instants après, Ponte-Maggiore se trouvait en tête-à-tête avec le chevalier de Pardaillan, assez intrigué au fond, mais dissimulant sa curiosité sous un masque d'ironie et d'insouciance.

—Monsieur, dit le chevalier d'un ton très naturel, vous plairait-il de me dire ce qui me vaut l'honneur de recevoir un personnage illustre tel que M. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano?

—Monsieur, Sa Sainteté m'a chargé de vous faire savoir que la princesse Fausta est vivante... et libre.

Le chevalier eut un imperceptible tressaillement, et tout aussitôt:

—Tiens! tiens! Mme Fausta est vivante!... Eh bien, mais... en quoi cette nouvelle peut-elle m'intéresser?

—Vous dites, dit Ponte-Maggiore abasourdi.

—Je dis: qu'est-ce que cela peut me faire que Mme Fausta soit vivante? répéta le chevalier, d'un air si ingénument étonné que Ponte-Maggiore murmura:

«Oh! mais!... il ne l'aime pas?... Mais, alors, ceci change bien des choses!»

Pardaillan reprit:

—Où se trouve la princesse Fausta, en ce moment?

—La princesse est en route pour l'Espagne.

«L'Espagne! songea Pardaillan, le pays de l'Inquisition!... Le génie ténébreux de Fausta devait se tourner vers cette sombre institution de despotisme...»

—La princesse porte à Sa Majesté Catholique un document qui doit assurer le trône de France à Philippe d'Espagne.

—Le trône de France?... Peste! monsieur. Et qu'est-ce donc, je vous prie, que ce document qui livre ainsi tout un pays?

—Une déclaration du feu Henri troisième, reconnaissant Philippe II pour unique héritier.

—Est-ce tout ce que vous aviez à me dire de la part de Sa Sainteté?

—C'est tout, monsieur.

—En ce cas, veuillez m'excuser, monsieur. S. M. le roi Henri m'attend. Veuillez transmettre à Sa Sainteté l'expression de ma reconnaissance pour le précieux avis qu'elle a bien voulu me faire passer.

Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une impassibilité toute royale, mais, en réalité, le coup était terrible et, à l'instant, il avait entrevu les conséquences funestes qu'il pouvait avoir pour lui.

Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèles qu'il avait sous la main, et, lorsque le chevalier fut introduit, il trouva auprès du roi Rosny du Bartas, Sancy et Agrippa d'Aubigné.

Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n'attendait que lui, fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore. Pardaillan, qui savait à quoi s'en tenir, n'avait pas bronché. Mais, chez les quatre conseillers, ce fut un moment de stupeur indicible aussitôt suivi de cette explosion:

—Il faut détruire le parchemin!...

Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors, le roi, qui ne le quittait pas des yeux:

—Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous?

—Je dis comme ces messieurs, sire: il faut le reprendre, ou c'en est fait de vos espérances, dit froidement le chevalier.

Le roi approuva d'un signe de tête, et, fixant le chevalier comme s'il eût voulu lui suggérer la réponse qu'il souhaitait, il murmura:

—Quel sera l'homme assez fort, assez audacieux, assez subtil, pour mener à bien une telle entreprise?

D'un commun accord, comme s'ils se fussent donné le mot, Rosny, Sancy, du Bartas, d'Aubigné, se tournèrent vers Pardaillan. Et cet hommage muet fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentit doucement ému.

—Je serai donc celui-là, dit-il avec simplicité.

—Vous consentez donc? Ah! chevalier, s'écria le Béarnais, si jamais je suis roi... roi de France... je vous devrai ma couronne!

—Eh! sire, vous ne me devrez rien...

Le roi réfléchit un instant, et:

—Pour faciliter autant que possible l'exécution de cette mission forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte, il est nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle, celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roi Philippe d'Espagne, et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu'il entretient dans Paris.

Et, se tournant vers son secrétaire:

—Rusé, préparez des lettrés accréditant M. le chevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaire auprès de S. M. Philippe d'Espagne. Préparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M. l'ambassadeur. Combien d'hommes désirez-vous que je mette à votre disposition? demanda-t-il alors à Pardaillan.

—Des hommes?... Pour quoi faire, sire?... fit Pardaillan, avec son air naïvement étonné.

—Comment, pour quoi faire?... s'écria le roi stupéfait. Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul?

—Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne prétends rien!... Mais il est de fait que, si je dois réussir dans cette affaire, c'est seul que je réussirai... C'est donc seul que je l'entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un oeil étincelant.

—Ventre-saint-gris! s'écria le roi suffoqué. Puis, considérant Pardaillan un moment avec une admiration qu'il ne chercha pas à cacher, il lui demanda, très calme:

—Quand comptez-vous partir?

—A l'instant, sire.

—Ouf!... Voilà un homme, au moins!... Touchez là, monsieur.

Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par Sancy. Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et:

—Monsieur de Pardaillan, dit-il. Sa Majesté m'a chargé de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.

Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et, toujours gouailleur:

—Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy?

Et, tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son portemanteau.

Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et, en serrant la main de Sancy:

—Dites au roi qu'il se montre, à l'avenir, plus ménager de ses pistoles... Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez réduit à engager jusqu'aux aiguillettes de votre pourpoint.

Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu'il devait le plus admirer: ou son audace intrépide, ou sa folle insouciance.




VII

BUSSI-LECLERC

Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l'abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet du Béarnais.

L'abbesse s'en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichet dissimulé dans la tapisserie, et par cette étroite ouverture, écouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet.

Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers referma le guichet et sortit à son tour.

L'instant d'après, elle était en tête-à-tête avec le roi, qui, remarquant l'expression sérieuse de sa physionomie habituellement enjouée, s'écria galamment:

—Hé là! ma douce maîtresse, d'où vient ce nuage qui assombrit votre beauté?

—Hélas! sire, les temps sont durs! et les soucis de notre charge écrasent nos faibles épaules.

Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle le voulait, Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sa charge d'abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle se débattait.

—Cent mille livres, sire! Avec cette somme, je sauve votre maison de la ruine. Me les refuserez-vous?

L'humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement à l'énoncé de cette somme plus que rondelette. Et, comme Claudine insistait:

—Hélas! ma vie, où voulez-vous que je prenne cette somme énorme?... Ah! si les Parisiens m'ouvraient enfin leurs portes!... si j'étais roi de France!...

—S'il ne s'agit que d'attendre, sire, peut-être pourrai-je m'arranger!... Si au moins vous me faisiez la promesse d'une abbaye plus importante... celle de Fontevrault, par exemple...

—Hé! mon coeur, vous n'y pensez pas! L'abbaye de Fontevrault est la première du royaume. Il faut être de sang royal pour prétendre à la diriger.

Tant et si bien que Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant, n'ayant obtenu que des promesses très vagues. Aussi, en rentrant dans ses appartements, elle murmurait:

—Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du côté de Fausta, qui, elle, au moins, sait reconnaître les services qu'on lui rend.

L'abbesse réfléchit longtemps, ensuite elle fit appeler une soeur converse, à qui elle donna des instructions minutieuses, et la congédia par ces mots:

—Allez, soeur Mariange, et faites vite.

Une heure n'était pas écoulée encore, que soeur Mariange introduisait auprès de l'abbesse un cavalier soigneusement enveloppé dans un vaste manteau.

—Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir... Vous êtes ici en sûreté.

Bussi-Leclerc s'inclina et, sur un ton farouche:

—Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi de prononcer devant lui un nom...

—Pardaillan...

—Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne...

—Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.

M. de Pardaillan vient de partir avec l'intention d'entraver les projets d'une personne que j'aime... Il faut que cette personne soit avisée du danger qu'elle court, et, connaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vous ai fait appeler. Voulez-vous vous défaire de celui que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissant protecteur?

—Le nom de ce puissant protecteur? dit Bussi, qui réfléchissait.

—Fausta!

—Fausta!... Elle n'est donc pas morte?

—Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci!

—Mais... excusez-moi, madame... quel intérêt avez-vous, vous, à aviser Fausta du danger qu'elle court?

—Monsieur, de la réussite des projets de la princesse dépend l'avenir de l'abbaye... Celle que j'ai si longtemps appelée ma souveraine saura reconnaître royalement le service que je lui aurai rendu...

—Bon! gronda Bussi, voilà une raison que je comprends!... Il s'agit donc, madame, d'aviser Fausta que le sire de Pardaillan est à ses trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises... Mais quels sont, au juste, ces projets?

—Placer la couronne de France sur la tête de Philippe d'Espagne.

Bussi-Leclerc bondit, et, stupéfait:

—Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous... vous?

Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n'en parut pas autrement choquée.

—Monsieur, j'ai sondé les intentions du roi Henri. S'il devient roi de France, l'abbaye de Montmartre et son abbesse n'en seront pas plus riches. Alors...

—Parfait! madame, c'est encore une raison que je comprends admirablement. J'accepte donc d'être votre messager. Veuillez, maintenant, me mettre au courant.

—En peu de mots, monsieur, voici: il s'agit d'une déclaration de Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul héritier... Cette déclaration, la princesse la porte au roi d'Espagne, M. de Pardaillan doit s'en emparer pour le compte de Henri de Navarre, et, vous, vous devez avertir Fausta, l'aider et la défendre... Et ceci me fait penser qu'il serait peut-être utile que... vous fussiez secondé par quelques bonnes épées.

—J'y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant.

Je vais donc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons. Que devrai-je dire à la princesse de votre part?

—Simplement que c'est moi qui vous ai envoyé à elle et que je suis toujours son humble servante.

—Madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s'inclinant.

Au point du jour, il trottait sur la route d'Orléans et, tout en trottant, songeait:

«Bussi, vous avez été un des piliers de la Ligue... un des plus fermes soutiens des ducs de Guise et de Mayenne... un des chefs les plus actifs et les plus influents du conseil de l'Union... gouverneur de la Bastille où vous avez su amasser une fortune honorable... Vous avez été en correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de ce souverain au trône de France... Pour tout dire, vous avez été un personnage avec lequel il fallait compter. Et maintenant? Que suis-je maintenant? La déconvenue s'est appesantie sur le pauvre Leclerc! Il a fallu rendre le gouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, se cacher, se terrer, tête et ventre! moi, Bussi! Avec la perspective d'être pendu si je tombe aux mains de Mayenne, écartelé si je suis pris par le Béarnais!

«Donc, l'effondrement de ma situation politique est complet... Il est vrai que j'ai la consolation d'avoir sauvé une partie de ma fortune que j'avais eu la prévoyante idée de mettre à l'abri. Et voilà que, au moment précis où tout croule sous moi, au moment où je n'ai plus d'autre solution que de me retirer à l'étranger et d'y vivre obscur et oublié, à ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse qui me remet le pied à l'étrier, qui me donne le moyen de me refaire une situation magnifique auprès de Philippe, car je n'aurai pas la naïveté de m'attacher à Fausta, non, par l'enfer! Et, par surcroît, cette sainte abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan!... Tous les bonheurs à la fois, et, du coup, ma fortune est assurée, si je ne suis pas un niais...»




VIII

TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES

L'auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de la route défoncée. L'aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, était si engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passant devant lui.

Ils étaient trois compagnons, surgis d'on ne sait où. Jeunes tous les trois—l'aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine—mais dans quel état! Dépenaillés, fripés, râpés. Et, cependant, il y avait comme une sorte d'élégance native dans la manière de porter le manteau, et ils gardaient une allure dégagée, une aisance de manières qui n'étaient pas celles de malandrins vulgaires. Ils s'arrêtaient, hésitants, devant le perron.

—Quel coupe-gorge! murmura le plus jeune.

—Toujours délicat, ce Montsery! dit le plus âgé.

—Ma foi! dit le troisième, nous sommes exténués de fatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches—nos ressources d'ailleurs ne nous le permettent pas—entrons! Passez, Chalabre!

Les trois marches branlantes du perron franchies, ils se trouvèrent dans une vaste salle déserte.

—Du feu! cria Montsery en montrant l'immense cheminée au fond de laquelle quelques tisons achevaient de se consumer. Voyez, Sainte-Maline!

Et, saisissant une poignée de sarments secs, posés à terre, il la jeta dans l'âtre, et, bientôt, une flamme claire s'éleva en ronflant.

—Holà! hé! l'hôte! appela Chalabre en frappant la table du pommeau de sa rapière.

Sans se presser, l'hôte apparut. C'était un colosse qui les toisa d'un coup d'oeil exercé et qui, sans empressement, sans aménité, grogna:

—Que voulez-vous?

—A boire!... à boire et à manger.

L'hôte tendit une patte large et velue.

—On paie d'avance...

—Maroufle! s'écria Montsery.

En même temps, son poing se détendit et s'abattit sur la face du colosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitôt d'ailleurs, et, dompté, sortit, l'échiné basse, après avoir murmuré:

—Je vais vous servir, messeigneurs!

L'instant d'après, il posait sur la table trois gobelets, un broc, un pain et un pâté. Les trois contemplèrent silencieusement la maigre pitance, puis se regardèrent tristement.

—Enfin! soupira Sainte-Maline, les beaux jours reviendront peut-être...

Mélancoliques et résignés, ils attaquèrent les provisions trop maigres pour leurs estomacs affamés.

—Ah! soupira Montsery, où est le temps où, logés et nourris au Louvre, nous faisions nos quatre repas par jour, comme tout bon chrétien qui se respecte!

—C'était le bon temps! dit Chalabre. Nous étions gentilshommes de Sa Majesté.

—Et notre service?... Toujours auprès du roi, chargés de veiller sur sa personne...

—Enfin, mort diable! ce jour-là, le jour où nous avons occis Guise, nous avons sauvé la royauté.

—Notre fortune était assurée du coup.

—Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant le roi à mort, anéantit en même temps toutes nos espérances, murmura Sainte-Maline rêveur. Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n'existions que pour lui.

—De tous côtés, on nous tournait le dos, grinça Montsery.

—J'enrage, quand je pense que le temps des franches lippées n'est plus et ne reviendra peut-être jamais!

—Si seulement nous avions la bonne aubaine de rencontrer quelque voyageur isolé qui consentirait à nous venir en aide, de bon gré... ou de force...

A ce moment, sur la route, au loin, le galop d'un cheval se fit entendre. Les trois compagnons se regardèrent sans prononcer une parole. Enfin, Sainte-Maline prit son manteau, tira la dague et l'épée hors des fourreaux et se dirigea vers la porte qu'il franchit.

—Allons! dit résolument Chalabre.

Sainte-Maline en tête, Montsery fermant la marche, les anciens «ordinaires» de Henri III se défilèrent sous les grands peupliers qui bordaient la route. Le voyageur avançait au trot cadencé de son cheval, sans soupçonner le danger qui le menaçait, et même, quand les trois spadassins, le jugeant assez près, occupèrent la chaussée, il mit son cheval au pas.

Quand il ne fut plus qu'à quelques pas, dissimulant les armes sous les manteaux, les trois s'arrêtèrent, et Sainte-Maline, mettant le chapeau à la main, dit très poliment du reste:

—Halte! monsieur, s'il vous plaît!

Le voyageur s'arrêta docilement.

Les trois essayèrent de le dévisager, mais le voyageur avait le visage enfoui dans les plis de son manteau. Néanmoins, Sainte-Maline prit la parole:

—Monsieur, je vois à votre équipage que vous êtes un gentilhomme fortuné. Mes amis et moi sommes gentilshommes de haute naissance et n'ignorons rien des égards qu'on se doit entre gens de qualité.

Ici, légère pause. Coup d'oeil scrutateur sur le voyageur pour juger de l'effet produit. Impassibilité et immobilité de celui-ci. Savante révérence de Sainte-Maline et reprise de la harangue:

—Sans doute, monsieur, vous ignorez que les chemins sont sillonnés par des bandes armées qui maltraitent et pillent ceux qui ne sont pas, et même ceux qui sont de leur parti. Vous ignorez cela, monsieur, sans quoi vous n'auriez pas commis l'imprudence de voyager seul, avec, pendu à l'arçon, un portemanteau d'apparence aussi respectable que celui que je vois là.

Nouvelle pause, et péroraison:

—Croyez-moi, monsieur, le meilleur moyen d'éviter toute mauvaise rencontre est d'aller en très modeste équipage... De cette façon, on n'excite pas la convoitise des mauvais routiers et on ne les expose pas à la tentation de vous casser la tête afin de vous dépouiller. Or, monsieur, c'est ce qui vous arriverait inévitablement si votre bonne étoile ne nous avait placés sur votre route à point nommé... En conséquence, par pure bonté d'âme, si vous voulez nous faire l'honneur de nous confier votre bourse, mes amis et moi accepterons volontiers de la dissimuler sous nos hardes et...

—Et, ajouta Chalabre en démasquant son pistolet avec le plus gracieux sourire, soyez assuré, monsieur, qu'avec ceci nous saurons défendre la bourse que vous nous aurez confiée. Et que nous nous ferons un devoir de vous restituer... plus tard.

Comme s'il eût été terrifié, le voyageur laissa tomber quelques pièces d'or que les trois compagnons comptèrent, pour ainsi dire, au sol. Mais ils ne firent pas un geste pour les ramasser.

—Oh! monsieur, fit Sainte-Maline, vous me peinez.

—Cinq pistoles seulement!...

—-Mordieu! dit Chalabre en armant son pistolet d'un air féroce, je suis très chatouilleux sur le point d'honneur, monsieur!

—Tripes et ventre! appuya Montsery en précipitant le moulinet de sa rapière, je ne permettrai pas...

De plus en plus effrayé, sans doute, le voyageur laissa tomber quelques nouvelles pièces qui, pas plus que les premières, ne furent ramassées.

—Là! là! messieurs, dit Sainte-Maline, calmez-vous.

Et, se tournant vers le voyageur:

—Mes compagnons ne sont pas aussi mauvais diables qu'ils en ont l'air. Ils se déclareront satisfaits pourvu que vous veuillez bien ajouter aux excuses que vous venez de laisser tomber la bourse entière d'où vous les avez extraites.

Et, cette fois, Sainte-Maline appuya sa demande par une attitude menaçante.

Mais alors, le voyageur, muet jusque-là, cria:

—Assez, assez, monsieur de Sainte-Maline!

—Bonjour, monsieur de Chalabre. Serviteur, monsieur de Montsery.

—Bussi-Leclerc! crièrent les trois.

—Lui-même, messieurs!

Et, avec une ironie féroce:

—Alors, depuis que ce pauvre Valois n'est plus, nous nous sommes faits détrousseurs de grand chemin?

—Fi! monsieur, dit doucement Sainte-Maline, fi!... Sommes-nous pas en guerre?... Vous êtes d'un parti, nous d'un autre; nous vous prenons, vous payez rançon, tout est dans l'ordre! Et n'est-ce pas ainsi que les choses se passent?

—N'avons-nous pas un compte avec monsieur?... On pourrait le régler sur l'heure, dit Montsery en aiguisant sa dague à la lame de son épée.

—Là! là! ne vous fâchez pas, dit Bussi narquois. Vous savez bien que je suis de force à vous embrocher tous les trois!... Causons plutôt d'affaires... C'est de l'argent que vous voulez? Eh bien, je puis vous faire gagner mille fois plus que les quelques centaines de pistoles que vous trouveriez dans ma bourse.

Les trois hommes se regardèrent un moment, visiblement déconcertés. Enfin, Sainte-Maline rengaina et:

Ma foi! monsieur, s'il en est ainsi, causons.

—Il sera toujours temps de revenir au présent entretien si nous ne nous entendons pas, ajouta Chalabre.

Bussi-Leclerc approuva de la tête, et:

—Messieurs, j'ajouterai cent pistoles si vous vous engagez à vous trouver demain à Orléans, à l'hôtellerie du Coq-Hardy, montés et équipés. Là, je vous ferai connaître quel sera votre service. Mais je vous avertis qu'il y aura des coups à recevoir et à donner. Puis-je compter sur vous?

—Une question, monsieur, avant d'accepter ces cent pistoles; si le service que vous nous proposez ne nous convient pas...

—Rassurez-vous, monsieur de Sainte-Maline, il vous conviendra.

—Mais enfin, monsieur?...

—En ce cas, vous serez libres de vous retirer, et ce que j'aurai donné vous restera acquis. Est-ce dit, messieurs?

—C'est dit, foi de gentilshommes.

—Bien, monsieur de Sainte-Maline. Voici les cent pistoles... Et ce n'est qu'une avance... Au revoir, messieurs; à demain, à Orléans, hôtellerie du Coq-Hardy.

—Soyez tranquille, monsieur, on y sera.

Tant que Bussi-Leclerc fut visible, les trois anciens bravi de Henri III restèrent immobiles.

Lorsque la silhouette de Bussi disparut à un tournant de la route, alors, alors seulement, Sainte-Maline se baissa et ramassa les pièces d'or restées à terre.

—Hé! fit-il en se redressant, ce Bussi-Leclerc gagne à être connu ailleurs qu'à la Bastille!... Vive Dieu! nous voici riches à nouveau, messieurs! Mais qui m'eût dit qu'après avoir été les ennemis de Leclerc, après avoir été ses prisonniers, nous deviendrions compagnons d'armes!...

—Tout arrive, dit sentencieusement Montsery.

Le lendemain, à Orléans, trois cavaliers s'arrêtaient avec grand tapage dans la cour de l'hôtellerie du Coq-Hardy.

—Holà! mort diable! il n'y a donc personne dans cette hôtellerie de malheur! criait le plus jeune.

Déjà, l'hôte apparaissait, criant:

—Voilà! voilà! messeigneurs!

Les trois cavaliers avaient mis pied à terre. L'aîné dit aux valets qui accouraient:

Surtout, maroufles, veillez à ce que ces braves bêtes soient bien traitées et bien pansées.

—Soyez sans inquiétude, monseigneur...

Alors, les trois cavaliers se regardèrent en souriant et se firent des révérences aussi raffinées que s'ils eussent été à la cour et non dans une cour d'auberge.

—Peste! monsieur de Sainte-Maline, quelle superbe mine vous avez sous ce pourpoint cerise!

—Mortdiable! monsieur de Chalabre, les merveilleuses bottes, et comme elles font ressortir la finesse de votre jambe!

—Vivedieu! monsieur de Montsery, vous avez tout à fait grand air dans ce magnifique costume de velours gris souris. Vous êtes un fort galant gentilhomme!

Et, riant, parlant haut, se bousculant, les trois compagnons pénétrèrent dans la salle, à moitié pleine, précédés par l'hôte, le bonnet à la main, multipliant les courbettes.

Déjà, les servantes s'empressaient, et l'hôte criait:

—Madelon! Jeanneton! Margoton! holà! coquines, vite! Le couvert pour ces trois seigneurs qui meurent de faim... En attendant, je vais moi-même chercher à la cave une bouteille de certain vin de Vouvray, bien frais, dont Vos Seigneuries me donneront des nouvelles...

—Tu entends, Montsery? Messeigneurs par-ci. Vos Seigneuries par-là... Ah! il n'est plus question de nous faire payer d'avance!

—Mortdiable! ça réchauffe le coeur de se voir traiter avec le respect auquel on a droit.

—C'est que, maintenant, les pistoles tintent dans nos bourses.

—Vienne Bussi-Leclerc, il faudra que le service qu'il veut nous proposer soit bien détestable pour qu'on le refuse.

—Eh! justement, le voici, Bussi-Leclerc!

C'était en effet Bussi-Leclerc; il s'avança.

—Bonjour, messieurs! Que je vous voie un peu... Parfait!... Vive Dieu! vous avez repris vos allures de gentilshommes. Avouez que cela vous sied mieux que le piteux équipage dans lequel je vous rencontrai. Mais prenez votre repas... Je boirai un verre de ce petit vin blanc avec vous.

Et, quand Bussi-Leclerc se fut assis devant le verre plein:

—Maintenant, monsieur de Bussi-Leclerc, nous attendons que vous nous fassiez connaître à quel service vous nous destinez, fit Montsery.

—Messieurs, avez-vous entendu parler de la princesse Fausta?

—Fausta! s'exclama Sainte-Maline d'une voix étouffée. Celle qui, dit-on, faisait trembler Guise?

—Celle qui était, chuchotait-on, la Papesse.

—Fausta! qui conçut et créa la Ligue... Fausta, qu'on appelait la Souveraine... Eh bien, messieurs, c'est à son service que j'entends vous faire entrer... Acceptez-vous?

—Avec joie, monsieur! Nous étions au service d'un souverain, nous serons au service d'une souveraine.

—Quel sera notre rôle auprès de la princesse?

—Le même qu'auprès de Henri de Valois... Vous étiez chargés de veiller sur la personne du roi; vous veillerez sur celle de Fausta.

—Nous acceptons ce rôle, monsieur de Bussi-Leclerc... Mais la princesse a donc des ennemis si puissants, si terribles, qu'il lui faut trois gardes du corps tels que nous?

—Ne vous ai-je pas prévenus?... Il y aura bataille.

—Il vous reste à nous désigner ces ennemis.

—La princesse n'a qu'un ennemi, dit Bussi.

—Un ennemi!... Et on nous engage tous les trois! Vous voulez plaisanter?

—Non monsieur de Chalabre. Et j'ajoute: malgré tous nos efforts réunis, je ne suis pas sûr que nous en viendrons à bout! fit Bussi d'un ton grave.

—C'est donc le diable en personne?

—C'est celui qui, détenu à la Bastille, a enfermé le gouverneur à sa place, dans son cachot; c'est celui qui, ensuite, s'est emparé de la forteresse et a délivré tous les prisonniers. Et vous le connaissez comme moi, car, si j'étais le gouverneur, vous étiez, messieurs, au nombre de ces prisonniers.

—Pardaillan!

Ce nom jaillit des trois gorges en même temps, et, au même instant, les trois furent debout, se regardant, effarés.

—Je vois, messieurs, que vous commencez à comprendre qu'il n'est plus question de plaisanter.

—Pardaillan! C'est lui que nous devons tuer?...

—C'est lui!... Pensez-vous encore que nous serons trop de quatre?

—Pardaillan!... Oh! diable!... Nous lui devons la vie, après tout.

—Oui, mais tu oublies que nous avons acquitté notre dette...

—Décidez-vous, messieurs. Êtes-vous à Fausta? Marchez-vous contre Pardaillan?

—Eh bien, mortdieu! oui, nous sommes à Fausta!

—Je retiens cet engagement, messieurs. Et, maintenant, je bois au triomphe de Fausta et au succès de ses «ordinaires»!

—A Fausta! aux «ordinaires» de Fausta! reprit le trio en choeur.

—Et maintenant, messieurs, en route pour l'Espagne!




IX

CONJONCTION DE PARDAILLAN ET DE FAUSTA

Bussi-Leclerc et ses compagnons franchirent les Pyrénées sans encombre, et pénétrèrent dans la Catalogue.

Ils s'arrêtèrent à Lerida, autant pour y prendre un peu de repos que pour se renseigner.

A l'auberge, avant même de mettre pied à terre, Bussi s'informa et l'aubergiste répondit:

—L'illustre princesse dont parle Votre Seigneurie a daigné s'arrêter dans notre ville. Elle est partie, voici une heure environ, se dirigeant sur Saragosse pour, de là, gagner Madrid. La princesse voyage en litière. Vous n'aurez pas de peine à la rejoindre.

Ces renseignements précieux étant acquis, ils mirent pied à terre, et:

—Mes compagnons et moi, nous sommes fatigués et nous étranglons de soif... Y a-t-il à manger chez vous?...

—Dieu merci! nous avons des provisions, seigneur! répondit l'aubergiste, non sans orgueil.

L'instant d'après, l'hôte posait sur une table: du pain, une outre rebondie, une épaule de mouton bouillie et un grand plat rempli de pois chiches cuits à l'eau, et, se tournant vers les voyageurs:

—Vos Seigneuries sont servies... Et, par Dieu! ce n'est pas souvent que nous servons pareil festin!

—Mortdiable! bougonna Montsery, c'est cette maigre pitance qu'il appelle un festin!

—Ne soyons pas trop exigeants, dit Bussi-Leclerc, et tâchons de nous habituer à cette cuisine, car c'est à peu près ce que nous rencontrerons partout...

Au bout d'une heure, les quatre compagnons enfourchèrent leurs montures, se lancèrent sur les traces de Fausta, et, bientôt, ils eurent la satisfaction d'apercevoir sa litière que des mules, richement caparaçonnées, traînaient d'un pas nonchalant, mais sûr.

Bordée de bruyère brûlée par les rayons implacables d'un soleil éblouissant, la route pierreuse côtoyait le flanc de la montagne, plongeait brusquement et, sinueuse, s'en allait traverser la plaine qui s'étendait à perte de vue.

Fausta et son escorte apparurent sur la route et s'immobilisèrent, dans un flamboiement de lumière.

Devant elle, très loin, un cavalier, lancé à toute allure, semblait accourir à sa rencontre.

Mais Fausta venait de reconnaître Bussi-Leclerc et elle songeait:

—Bussi-Leclerc ici! Que vient-il faire en Espagne?

Au même instant, elle faisait un signe, et Montalte, qui se tenait à cheval près de la litière, se courba sur l'encolure du cheval pour écouter:

—Cardinal, vous laisserez approcher ces cavaliers...

Et Fausta s'immobilisa, sur les coussins de la litière, en une pose de grâce et de majesté et cependant, irrésistiblement, comme attirés par quelque fluide mystérieux, ses yeux se portèrent sur le cavalier, dans la plaine, là-bas, point noir qui grossissait peu à peu.

Bussi-Leclerc et les «ordinaires» s'arrêtèrent devant la litière et, le chapeau à la main, attendirent que Fausta les interrogeât. Alors:

—Est-ce donc après moi que vous courez, monsieur de Bussi-Leclerc, qu'avez-vous donc à me dire?

—Je vous suis envoyé par Mme l'abbesse des Bénédictines de Montmartre.

—Claudine de Beauvilliers n'a donc pas oublié Fausta?

—On ne saurait oublier la princesse Fausta quand on a eu l'honneur de l'approcher, ne fût-ce qu'une fois.

—Que me veut Mme l'abbesse?

—Vous faire connaître que S. M. Henri de Navarre est au courant des moindres détails de la mission que vous allez accomplir auprès de Philippe d'Espagne... Prenez garde, madame! Henri de Navarre ne reculera devant aucune extrémité pour vous arrêter.

—C'est Claudine de Beauvilliers qui vous a chargé de me donner cet avis? dit Fausta, songeuse.

—J'ai l'honneur de vous le dire, madame.

—On m'a assuré que le roi Henri avait pris ses logements à l'abbaye de Montmartre... On dit le roi très inflammable... Claudine est jeune, elle est jolie, et son caractère d'abbesse ne la met pas à l'abri de la tentation.

—Je comprends, madame... Entre le roi Henri et vous, madame, l'abbesse n'a pas hésité pourtant... Vous le voyez.

—Bien! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez à me dire?

—Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m'a expressément recommandé d'engager à votre service quelques gentilshommes braves et dévoués et de vous les amener, pour vous protéger...

—Nous sommes en Espagne, où nul n'oserait manquer au respect dû à celle qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur... Pour le reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit.

—Mais, madame, il n'est pas question du roi Philippe et de ses sujets!... Il s'agit du roi Henri et de ses émissaires, qui sont Français, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde d'un grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d'un coup d'épée.

A ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue tout en s'entretenant avec Leclerc, était arrivé au bas de la montagne et avait disparu à un tournant.

—Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J'accepte donc le secours que vous m'amenez. Qui sont ces braves gentilshommes?

—Trois des plus braves et des plus intrépides parmi les Quarante-Cinq: M. de Sainte-Maline, M. de Chalabre, M. de Montsery.

Fausta connaissait-elle ces trois noms?... Savait-elle le rôle que la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de Guise?... C'est probable.

Aussi, au salut profondément respectueux des trois, elle répondit avec un sourire:

—Je tâcherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III.

Et, à Bussi-Leclerc:

—Et vous, monsieur? Entrez-vous aussi au service de Fausta?

S'il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la perçut pas, tant elle fut faite naturellement.

—Veuillez m'excuser, madame, je désire réserver mon indépendance pour quelque temps. Toutefois, j'aurai l'honneur de vous accompagner à la cour du roi Philippe, où j'ai affaire moi-même.

—Oh! oh! dit Fausta, d'ailleurs très calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d'armée?... Le pauvre sire n'a pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui fait si fort envie!

—Plût à Dieu qu'il en fût ainsi, madame! Non, ce n'est pas un corps d'armée qui marche contre vous!... C'est un homme, un homme seul... qui va fondre sur vous... c'est Pardaillan!...

—Le voici! dit Fausta, froidement. Et, du doigt elle désignait le cavalier qui s'avançait à leur rencontre.

—Pardaillan! rugit Bussi-Leclerc.

—Pardaillan! enfin!... gronda Montalte.

Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Pardaillan apparaissait et ils se regardèrent et se virent livides...

Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux lèvres, s'avançait paisiblement.

Et, quand il ne fut plus qu'à deux pas de Fausta, d'un même mouvement, les cinq mirent l'épée à la main et se disposèrent à charger.

—Arrière!... Tous!... cria Fausta.

Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, qu'ils restèrent cloués sur place, se regardant, effarés.

Pardaillan s'inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et, le visage pétillant de malice:

—Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et sauve du gigantesque brasier que fut l'incendie du Palais Riant.

Fausta fixa sur lui son oeil profond et répondit doucement:

—Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.

—A propos, madame, savez-vous quelle main scélérate... ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie où j'ai longtemps cru que vous aviez laissé votre précieuse existence? C'est que je n'ai pas perdu le souvenir d'une certaine nasse... Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse, au fond de la Seine, dans laquelle je dus bien passer toute la nuit?

Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n'échappa pourtant pas à Pardaillan, car il dit:

—C'est pour vous répéter qu'il est assez dans mes habitudes de me tirer d'affaire... Mais vous?... Croiriez-vous qu'on m'avait assuré que vous aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie?... Croiriez-vous que j'ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle?

Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l'éclat se voilait d'une douceur attendrie et, sous son masque d'impassibilité, elle haletait, car ces paroles que Pardaillan prononçait d'un air lointain, comme s'il se fût parlé à lui-même ces paroles venaient de faire naître un espoir insensé dans son coeur agité.

Il se mit à rire à nouveau, et:

—J'avais oublié qu'une femme de tête comme vous ne pouvait avoir manqué de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d'une aussi périlleuse Situation... ce dont je vous félicite!

Fausta sentit son coeur se contracter à ces paroles qui la cinglèrent comme une insulte.

—Est-ce pour me dire ces choses que vous m'avez abordée? dit-elle d'un ton altier.

—Non, pardieu! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce soleil torride, pour écouter les fadaises que je viens de vous débiter.

—Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel rayonnant d'Espagne?

—Je vous cherchais, répondit simplement Pardaillan.

—Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvée.

—Madame, S. M. le roi Henri m'a chargé de lui rapporter certain parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi d'Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire: «Madame, voulez-vous me remettre ce parchemin?»

Tandis qu'il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque rêve lointain, et, quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme:

—Chevalier, je vous ai proposé, il n'y a pas bien longtemps, de vous tailler un royaume en Italie et vous avez refusé parce qu'il vous aurait fallu combattre un vieillard... Bien que ce vieillard s'appelât Sixte-Quint, venant d'un esprit chevaleresque comme le vôtre, ce refus ne m'a pas surprise. Les plans que j'avais élaborés et que votre refus d'alors anéantissait, je puis les reprendre en les modifiant... Il s'agit de faire alliance avec un souverain... le plus puissant de la terre...

Fausta fit une pause.

Alors, d'une voix calme, sans impatience, comme il n'eût rien entendu:

—Madame, voulez-vous me remettre le parchemin?

Une fois encore, Fausta sentit les étreintes du doute et du découragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif—en apparence—qu'elle reprit:

—Écoutez-moi, chevalier... Contre la remise de ce parchemin, vous devez obtenir le commandement en chef de l'armée que Philippe enverra en France. Et cette armée sera formidable. Sous le commandement d'un chef tel que vous, cette armée est invincible... A la tête de vos troupes, vous fondez sur la France, vous battez le Béarnais sans peine, on le juge, on le condamne, on l'exécute comme fauteur d'hérésie... Philippe II est reconnu roi de France, et on crée pour vous un gouvernement spécial, quelque chose comme la vice-royauté de France!... Vous vous en contentez... jusqu'au jour où, raccourcissant le titre d'un mot, vous pourrez, par droit de conquête, placer sur votre tête la couronne royale... Dites un mot, et ce parchemin que vous me demandez pour Henri de Navarre, je vous le remets à l'instant à vous, chevalier de Pardaillan.

Pardaillan, glacial, répéta:

—Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j'ai promis de rapporter à S. M. Henri?

Fausta le fixa un instant, et, d'une voix morne:

—Je vous ai offert pour vous ce précieux parchemin, et vous l'avez refusé... Je le porterai donc à Philippe.

—A votre aise, madame, dit Pardaillan en s'inclinant.

—Alors, qu'allez-vous faire?

—Moi, madame... J'attendrai... Et, puisque vous êtes décidée à aller à Madrid, j'irai aussi.

—Au revoir, chevalier, répondit Fausta, sur un ton étrange.

Pardaillan salua d'un geste large et, paisiblement, reprit le chemin par où il était venu.

Alors, quand il eut disparu au premier coude de la route, Bussi-Leclerc, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, Montalte entourèrent la litière, avec des jurons et des imprécations, et Montalte gronda:

—Pourquoi, madame, pourquoi nous avoir empêchés de charger ce truand?

Fausta les considéra un instant avec dédain, et:

—Pourquoi?... Parce que vous trembliez de peur, messieurs.

—Madame, il en est encore temps!... Un mot et cet homme n'arrive pas au bas de la montagne.

—Oui? Eh bien, essayez...

Et, du doigt, elle leur désignait Pardaillan, qui réapparaissait au pas sur la route en lacet.

Humiliés par le dédain qu'elle leur manifestait, exaspérés jusqu'à la fureur par le dédain, encore plus outrageant de celui qui s'en allait là-bas, sans avoir même paru remarquer leur présence, ils se ruèrent en se bousculant, grondant de sourdes menaces.

Cependant, Fausta, avec un sourire étrange, prenait les attitudes de quelqu'un qui se dispose à assister commodément à un spectacle intéressant.

Les cinq gardes du corps de Fausta s'étaient élancés pêle-mêle, à la poursuite de Pardaillan. La route, en se rétrécissant, les obligea à se mettre en file, et voici quel était l'ordre de marche établi par le hasard. En tête, Bussi-Leclerc, puis Sainte-Maline, Chalabre, Montsery, et, fermant la marche, Montalte.

Pardaillan, lui, se trouvait à un angle de la route où il y avait une minuscule plate-forme.

Lorsqu'il entendit derrière lui le pas des chevaux, il se retourna:

—Tiens! c'est ce brave Bussi-Leclerc, et les trois mignons que j'ai tirés de la Bastille, et celui-là que je ne connais pas!... Pourquoi diable Fausta les a-t-elle empêchés de me charger là-haut? Ils y avaient de la place, au moins, tandis qu'ici...

Posément, il fit faire volte-face à son cheval et l'accula contre la paroi du chemin, la croupe presque appuyée contre d'énormes quartiers de roches éboulés. Ainsi placé, il avait devant lui le sentier par où venait Bussi; derrière, les roches qui lui faisaient un rempart; à sa gauche, il avait le flanc de la montagne et, à sa droite, le précipice. On ne pouvait donc l'attaquer que de front et un à un.

Son épée dégagée, il attendit, et, lorsque Bussi-Leclerc ne fut plus qu'à quelques pas de lui:

—Eh! monsieur Bussi-Leclerc, où courez-vous ainsi?... Est-ce après la leçon d'escrime que je vous promis voici quelques mois?

—Misérable fanfaron! hurla Leclerc, en chargeant, attends, je vais te donner la leçon que tu mérites, moi!

—Je ne demande pas mieux, fit Pardaillan en parant.

—Tue! tue! crièrent les trois «ordinaires».

—Là! là! messieurs... Si vous vouliez me tuer, il ne fallait pas mettre en avant cet écolier.

—Mort de ma mère! un écolier, moi, Bussi!...

—Et un mauvais écolier encore... qui ne sait même pas tenir son épée... là!... hop! sautez!

Et l'épée de Bussi sauta, alla tomber dans le précipice.

Derrière lui, Sainte-Maline criait:

—Place! faites-moi place, mordieu!

Bussi, hébété, ne bougeait pas, continuait de barrer la route aux autres. Et, comme il jetait des regards de fou autour de lui, il vit Montalte qui avait mis pied à terre, et lui tendait son épée.

Bussi s'en saisit avec un rugissement de joie et, sans hésiter, fonça de nouveau, tête baissée.

—Encore! fit Pardaillan. Ma foi, monsieur, vous êtes insatiable!

Il achevait à peine que l'épée de Bussi décrivait une courbe dans l'air et allait rejoindre la première au fond du précipice.

—Là! fit Pardaillan, êtes-vous plus satisfait maintenant? Si je sais compter, c'est la cinquième fois que je vous désarme...

Bussi leva les poings au ciel, étouffa une imprécation, et s'affaissa, terrassé par la rage et la honte.

C'en était fait de lui si Pardaillan—suprême humiliation et suprême générosité—ne l'avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, évanoui, sur la selle.

Sainte-Maline s'efforçait vainement de passer et de prendre la place de Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d'une voix basse et sifflante:

—Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas! Cet homme est un démon! Si nous le laissons faire, il nous tuera les uns après les autres, ou nous désarmera. Emmenez Bussi et retournez auprès de la princesse...

Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les «ordinaires», et, de son air le plus aimable:

—A qui le tour, messieurs?

Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissaient en grommelant à l'ordre du cardinal, et, en jetant des regards furieux qui s'adressaient autant à Montalte qu'à Pardaillan, mettaient pied à terre, s'emparaient de Bussi, s'efforçaient de le faire revenir à lui.

Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pâle de rage contenue:

—Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais.

—Bah! Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui êtes-vous?...

—Je suis le cardinal Montalte, dit l'autre en se redressant.

—Le neveu de cet excellent M. Peretti?...

—Je vous hais, monsieur...

—Vous l'avez déjà dit, monsieur, dit froidement le chevalier.

—Et je vous tuerai!

—Ah! ah! ceci, c'est autre chose!...

Cependant, les «ordinaires» s'éloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui, revenu à lui, pleurait sur sa défaite, suivis d'assez loin par Montalte, pensif.

—A vous revoir, messieurs!, leur cria Pardaillan.

Et, haussant les épaules, il reprit sa route, en fredonnant un air de chasse du temps de Charles IX.

Il n'avait pas fait cinquante pas qu'il entendait un coup de feu. La balle venait s'aplatir à quelques toises de lui, sur le versant qu'il côtoyait.

Il leva vivement la tête. Montalte, seul, penché sur l'abîme, au-dessus de lui, tenait à la main le pistolet qu'il venait de décharger. Le cardinal, voyant son coup manqué, sauta sur son cheval, et, avec un geste de menace, se lança à la poursuite de ses compagnons.




X

DON QUICHOTTE

Le cavalier, tout en poursuivant son chemin, songeait:

«Diable! s'il avait mieux calculé la portée, c'en était fait de M. l'ambassadeur et de sa mission.»

Et, avec un froncement de sourcils:

«Bussi-Leclerc et les autres m'ont attaqué en gentilshommes, épée contre épée... Celui-là tente de m'assassiner... Celui-là est à surveiller de près! Il me hait, m'a-t-il dit, mais pourquoi? Je ne le connais pas, moi...»

Il se retourna et aperçut Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tête, et:

«Me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui ne me regarde pas!... Me voici, une fois de plus, jeté au milieu d'une partie où je n'avais que faire, et où ma présence vient tout brouiller... Et j'aurais la sottise de m'ébahir que des gens que je ne connais pas me veulent la malemort? Mais c'est précisément le contraire qui devrait m'étonner!...»

En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une seule fois l'escorte de Fausta, et sans aventure digne d'être notée.

Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l'endroit même où se dresse aujourd'hui le palais royal, s'élevait alors l'Alcazar, résidence du roi.

Pardaillan s'y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il se renseigna lui répondit:

—Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours.

—Et où le roi se rend-il?

—Le roi se rend à Séville à la tête d'un corps d'armée castillan pour soumettre les hérétiques: juifs, musulmans et bohèmes.

—C'est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin.

Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course. Passé Cordoue, après avoir traversé de véritables forêts d'orangers et d'oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, village situé à quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l'armée royale occupée à dresser ses tentes.

Et il se remit en route encore une fois.

Vers le soir, il aperçut enfin l'escorte du roi, hérissée de piques et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse.

Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où il eut tôt fait de la dépasser. Mais, alors, il s'arrêta, et:

«Mordieu! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce valeureux prince!»

Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs éclatantes.

Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi était à demi étendu sur des coussins de velours broché.

Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, oeil froid, d'une fixité peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale... un spectre!...

Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. Catholique Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.

Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d'acier.

«Cordieu! fit Pardaillan en s'éloignant à toute bride, la sombre figure que voilà!... Et c'est là le triste sire que Mme Fausta rêve d'imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux!... Par Pilate! la seule vue de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies lèvres des filles de France.»

Séville, capitale de l'Andalousie, était autrement importante que de nos jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si ce n'est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte crénelée, et quinze portes gardaient l'entrée de la ville.

Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d'or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au nord de la ville. Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie convenable près du palais royal.

Le cavalier fixa sur lui un oeil pénétrant et le considéra un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s'il n'avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste, et comme une sorte d'admiration.

Si bien que Pardaillan, qui n'était pourtant pas d'un naturel très patient, voyant qu'il ne répondait pas, reprit doucement, et avec un sourire:

—Monsieur, j'ai eu l'honneur de vous prier de m'indiquer une auberge.

L'inconnu sursauta, et:

—Oh! excusez-moi, seigneur... Une hôtellerie?... dans les environs de l'Alcazar? Eh bien, mais... l'hôtellerie de la Tour me paraît tout indiquée... Elle est très confortable et l'hôtelier est un de mes amis... Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français?... Oui, je le vois!... Si vous voulez bien me le permettre, j'aurai l'honneur de vous conduire moi-même à l'hôtellerie de la Tour et de vous recommander aux bons soins de l'hôte.

—Monsieur, je vous rends mille grâces, répondit le chevalier qui, à son tour, détailla son guide d'un coup d'oeil rapide.

C'était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était grand et maigre: il avait un front superbe, le front vaste d'un penseur, surmonté d'une chevelure abondante, naturellement bouclée, re jetée en arrière, légèrement grisonnante aux tempes; des yeux vifs, perçants; un nez long et crochu; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée en pointe.

Le chevalier remarqua que son costume, quoique râpé, était d'une propreté méticuleuse; que l'inconnu paraissait se servir péniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.

Ils se mirent en route côte à côte, et, chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan, l'inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce qu'il pensait devoir intéresser un étranger.

En approchant du fleuve, il lui dit en désignant une tour encastrée dans l'enceinte du palais royal:

—L'hôtellerie de la Tour, où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause de son voisinage avec cette tour, qui s'appelle la tour de l'Or... C'est le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d'Afrique.

—Peste! le coffre est de taille! A ce compte-là, je me contenterais d'un coffret! fit Pardaillan.

—Je me contenterais de moins encore! Vous pouvez le voir à ma mise, répondit l'inconnu en riant aussi.

—Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe là mise et que l'escarcelle soit vide... Je vois à votre air que vous possédez ce que votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors.

—Diable! seigneur, fit l'inconnu d'un air narquois, qu'ai-je donc de si précieux, selon vous?

—Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à tour sur son front et sa poitrine.

L'inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu'il commençait à s'en faire. Il se contenta de murmurer, mais, cette fois, le chevalier l'entendit:

—Merveilleux! Tout comme don Quichotte!

Et, arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement, il dit:

—Seigneur, je m'appelle Miguel de Cervantes de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami.

—Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme français, et j'ai vu, du premier coup, que nous étions faits pour nous entendre à merveille. Touchez là donc, monsieur, et croyez bien que, si quelqu'un se trouve honoré, c'est moi.

Et les deux nouveaux amis échangèrent une franche étreinte.

Cependant, ils étaient arrivés à l'auberge, et avant de mettre pied à terre:

—Monsieur de Cervantes, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que nous ne pouvons en rester là, et que la connaissance ainsi ébauchée ne peut dignement continuer qu'à table, et en choquant nos verres?

—C'est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantes en souriant.

—Vraidieu! monsieur, vous me réjouissez l'âme! Vous ne sauriez croire combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi des simagrées, et avec qui on peut parler en toute loyauté de coeur.

—Oui, dit Cervantes, rêveur. Je vois que ce plaisir doit être plutôt rare pour vous. C'est que, pour apprécier une nature aussi simple et aussi droite que la vôtre, il faut être doué soi-même d'un coeur très simple et très droit. Or, chevalier, en notre époque effroyablement tortueuse et compliquée, la droiture et la simplicité sont considérées comme des crimes impardonnables. Le malheureux affligé de cette tare monstrueuse, qui commet l'imprudence de la montrer, voit aussitôt les honnêtes gens dont se compose l'immense troupeau de ce que l'on est convenu d'appeler la société, se ruer sur lui le fer à la main, prêt à le déchirer; et, le moins qui puisse lui arriver, c'est de passer pour un fou... J'ai idée que vous devez en savoir quelque chose...

—C'est, par Dieu! vrai. Je n'ai, jusqu'à ce jour, rencontré que des loups qui m'ont montré les crocs... Mais vous voyez que je ne m'en porte pas plus mal.

En devisant de la sorte, ils pénétrèrent dans l'auberge, et il faut croire que la recommandation de Cervantes n'était pas sans valeur, car l'hôtelier se montra très accueillant, et s'empressa de préparer le festin que Pardaillan voulait offrir à son nouvel ami.

—Nous causerons; à table, avait-il dit à Cervantes, et en buvant des vins de mon pays. Vous me direz qui vous êtes, je vous dirai qui je suis.

En attendant que le dîner fût à point, ils s'attablèrent dans le patio, au milieu d'autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille de vieux Xérès. La nuit étant venue, le patio était éclairé par une demi-douzaine de lampes à huile posées sur des appliques en fer forgé.

—Vous voyez, chevalier, dit Cervantes, le jour, lorsque le soleil darde trop violemment ses rayons, on peut s'étendre à l'abri sous les arcades que supportent ces minces colonnettes.

Enfin, le dîner fut servi par une délicieuse jeune fille de quinze ans, la propre fille de l'hôtelier, que son père envoyait pour honorer ses hôtes de marque.

Et, tout en dévorant à belles dents, tout en entonnant force rasades de vins du Bordelais alternés avec les meilleurs crus d'Espagne, ils causaient; et Cervantes ayant raconté son histoire:

—Ainsi donc, disait Pardaillan, après avoir été soldat et vous être vaillamment battu à cette glorieuse bataille de Lépante, d'où vous êtes revenu à peu près estropié, si j'en juge par votre bras gauche dont vous vous servez si péniblement, vous voilà maintenant commis au gouvernement des Indes, et piqué du désir de vous immortaliser, en écrivant quelques impérissables chefs-d'oeuvre. Mordieu! vous l'écrirez, ce chef-d'oeuvre!

—Voulez-vous que je vous dise. Chevalier? Eh bien, jusqu'ici, j'étais en proie aux affres du doute. Maintenant, je crois qu'en effet j'écrirai, sinon le chef-d'oeuvre dont vous parlez, du moins une oeuvre digne d'être remarquée.

—Là! j'en étais sûr!... Mais, dites-moi, pourquoi ne doutez-vous plus, maintenant?

—Parce que j'ai enfin trouvé le modèle que je cherchais, répondit Cervantes, avec un sourire énigmatique.

—Le patio s'était vidé peu à peu. Il ne restait plus qu'un groupe de consommateurs assez bruyants, réunis à la même table, à l'autre extrémité de la cour, Cervantes, d'un coup d'oeil circulaire, s'était assuré qu'on ne pouvait les entendre, et, baissant la voix:

—Et vous, seigneur, dit-il, vous m'avez parlé d'une mission... Excusez-moi, et ne voyez, dans la question que je veux vous poser, rien autre que le désir de vous être utile...

—Je le sais, fit Pardaillan. Voyons la question.

—Cette mission, donc, vous mettra-t-elle en contact avec le roi?

—En contact... et en conflit! dit nettement Pardaillan, en le regardant en face.

Cervantes soutint le regard du chevalier, puis, se penchant sur la table, à voix basse:

—En ce cas je vous dis: gardez-vous, chevalier, gardez-vous bien!... Si vous êtes venu ici dans l'intention de contrarier la politique du roi, laissez de côté cette loyauté qui éclate dans vos yeux... Si vous êtes venu en ennemi, ne vous fiez pas à votre force, à votre courage, à votre intelligence!... Tremblez, chevalier; et regardez non devant vous, mais à droite, à gauche, derrière, derrière surtout, car c'est derrière que vous serez frappé.

—Diable, mon cher, vous m'impressionnez. Il appela la servante. Dites-moi, ma belle enfant, comment vous appelez-vous?

—Juana, seigneur.

—Eh bien, ma jolie Juana, allez donc me chercher de ces gelées d'oranges que vous avez emportées, elles sont délicieuses, par ma foi!...

Deux minutes plus tard, Juana posait sur la table les confitures et se retirait de son pied léger.

—Vous disiez donc, cher monsieur de Cervantes?... dit Pardaillan en étalant soigneusement sa confiture sur un gâteau de miel.

Cervantes le considéra une seconde avec ébahissement et hocha doucement la tête.

—Savez-vous ce que c'est que le roi Philippe? reprit Cervantes, toujours à voix basse.

—Je l'ai vu passer dans sa litière, il n'y a pas bien longtemps, et, ma foi, l'impression qu'il m'a produite n'est guère à son avantage.

—Le roi, chevalier, c'est l'homme qui a fait trancher la tête à un de ses ministres, coupable d'avoir osé parler devant lui avant d'y être invité... C'est l'homme qui note minutieusement l'ordre dans lequel il laisse ses papiers sur la table de travail afin de s'assurer que nulle main indiscrète n'est venue les toucher... C'est l'homme qui poursuit d'une haine implacable la femme qu'il a cessé d'aimer et la laisse lentement mourir dans le cachot où il l'a fait jeter... C'est l'homme qui vient ici à la tête d'une armée pour meurtrir d'inoffensifs savants, de paisibles commerçants, coupables seulement d'adorer un autre dieu que le sien... et dont le véritable crime est de posséder d'immenses richesses, bonnes à confisquer... C'est l'homme enfin qui, par jalousie, a fait saisir et mourir dans les tortures son propre fils, l'infant don Carlos! Voilà ce que c'est que le roi d'Espagne contre lequel vous venez vous heurter, vous, chevalier de Pardaillan.

—Dans ma carrière, déjà longue, dit paisiblement Pardaillan, il m'a été donné de combattre quelques monstres... J'avoue, toutefois, n'en avoir jamais rencontré d'aussi magnifique dans sa hideur que celui dont vous venez de me tracer le portrait. Celui-là manquait à ma collection, et tout ce que vous me dites me donne une furieuse envie de le voir de près... dusse-je être broyé.

—Exactement ce que dirait don Quichotte! fit Cervantes avec admiration. Et, pourtant, s'il n'y avait que le roi seul... ce ne serait rien...

—Comment! cher monsieur, il y a pis encore?...

—L'Inquisition! dit Cervantes dans un souffle.

—Bah! fit Pardaillan en éclatant de rire... Fi! vous, un gentilhomme, vous tremblez devant des moines!

—Hé! chevalier, ces moines font trembler le roi et le pape lui-même!

—Bon! Qu'est-ce que votre roi?... Une façon de faux moine couronné... Qu'est-ce que le pape? un ancien moine mitré!... D'ailleurs, le pape, et même la papesse—vous ignorez sans doute qu'il y a eu une papesse—je les ai tenus dans la main que voici, et je vous jure qu'ils ne pesaient pas lourd!... et j'ai dédaigné de la fermer, cette main, sans quoi ils eussent été broyés!...

—Merveilleux! s'exclama Cervantes en frappant dans ses mains, vous parlez tout à fait comme don Quichotte!

—Je ne connais pas ce don Quichotte, mais, s'il parle comme moi, c'est un homme sage, mordieu, à moins que ce ne soit un fou...

—Ah! chevalier, dit Cervantes assombri, ne plaisantez pas!

—Et, avec un accent de sourde terreur:

—Vous ne savez pas, vous, ce que c'est que cet effroyable tribunal qu'on appelle le Saint-Office... car tout est saint dans cette redoutable institution de bourreaux... Vous ne savez pas que ce pays, si magnifiquement doté par la nature, naguère encore débordant de vie, resplendissant de la gloire de ses artistes et de ses savants que l'on massacre en masse, ce pays, aujourd'hui, agonise lentement, sous l'impitoyable étreinte d'un régime d'épouvante... et l'épouvante est telle que, devenus déments, oui, fous de peur! des milliers de malheureux sont allés se dénoncer eux-mêmes, se livrer eux-mêmes aux flammes des autodafés!... Et c'est à ce monstre que vous voulez vous heurter?... Prenez garde! vous serez brisé, comme je brise cette coupe!

Et, d'un coup sec, Cervantes brisait la coupe placée devant lui.

—Juana! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe à M. de Cervantes.

Et, quand la coupe fut remplacée et remplie, Pardaillan se tourna vers Cervantes et:

—Mon cher ami, dit-il de cette voix spéciale qu'il avait dans ses moments d'émotion, vous me voyez ravi et tout ému de la belle amitié que vous voulez bien témoigner à l'étranger que je suis. Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que j'ai dû déjà être brisé, je ne sais combien de fois dans ma vie, et, au bout du compte, j'ai toujours vu que ce sont ceux qui pensaient me pulvériser qui ont été brisés.

—Ce qui veut dire que, malgré ce que Je vous ai dit, vous persistez?

—Plus que jamais! dit simplement Pardaillan. Je dois à votre amitié une explication. La voici: tout ce que vous venez de me dire, je le savais aussi bien que vous, mais, une chose que vous ignorez peut-être et que je sais, c'est que mon pays est menacé de ce double fléau: Philippe II et son Inquisition... et je sais encore qu'il est impossible que la France soit lentement étranglée comme votre malheureux pays.

—Pourquoi?

—Parce que je ne le veux pas! dit froidement Pardaillan.

—Vous parlez encore comme don Quichotte! exulta Cervantes qui, à de certaines réponses de Pardaillan, perdait la notion de la réalité.

—S'il en est ainsi, ce don Quichotte dont vous me rebattez les oreilles, votre ami don Quichotte est fou!

—Fou? Peut-être bien!... oui... c'est une idée que vous me donnez là... Il faudra voir... murmura Cervantes.

Et, tout à coup, revenant à la réalité, il se leva, s'inclina profondément devant Pardaillan ébahi, et:

—En tout cas, dit-il, c'est un brave homme et un brave... Et je veux vous faire une proposition, chevalier.

—Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considérait avec un commencement d'inquiétude.

—C'est, dit Cervantes, l'oeil pétillant de joyeuse malice, de porter avec moi la santé de l'illustre chevalier don Quichotte de la Manche!

—Mordieu! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement, je le veux de tout mon coeur, bien que je ne connaisse pas ce digne seigneur...

—A la gloire de don Quichotte! dit Cervantes avec une émotion étrange.

—A l'immortalité de votre ami don Quichotte! renchérit le chevalier en choquant son verre contre celui de Cervantes, qui mit la main sur son coeur en signe de remerciement.




XI

DON CESAR ET GIRALDA

Après avoir vidé leurs coupes d'un trait, ils se rassirent en face l'un de l'autre, et:

—Chevalier, dit Cervantes avec simplicité, je n'ai pas besoin de vous dire que je vous suis tout acquis.

—J'y compte bien, mordieu! répondit Pardaillan avec la même simplicité.

Cependant le patio s'était de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d'assez mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons rafraîchissantes qu'ils venaient de commander.

—Par la Trinité sainte! disait l'un, savez-vous, seigneurs, que Séville, depuis quelque temps, ressemblait à un cimetière?

—El Torero, don César, disparu... retiré dans les ganaderias de la Sierra!... en proie à un de ces accès d'humeur noire qui le prennent parfois! disait un autre.

—La Giralda invisible...

—Heureusement, notre sire le roi vient d'arriver. Tout cela va changer enfin.

—Nous allons retrouver le sourire de la Giralda.

—El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique corrida.

—Sans compter les petits profits que nous retirerons de l'expédition!

Toutes ces répliques claquaient, entremêlées d'énormes éclats de rire, soulignés de rudes coups de poing sur la table.

—En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d'après ce que j'entends, cette nouvelle croisade entreprise par votre roi, comme toute croisade qui se respecte, n'est qu'une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu'aux derniers de ces... braves, espère tirer un honnête profit.

—N'est-ce pas toujours ainsi? répondit Cervantes en haussant les épaules.

—Qu'est-ce que ce Torero dont ils parlent?

Les traits mobiles de Cervantes prirent une expression de gravité et de mélancolie.

—Il s'appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n'a jamais connu ni son père ni sa mère. On l'appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi. Il s'est rendu célèbre dans toute l'Andalousie par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu'à ce jour. Il ne descend pas dans l'arène comme font tous les autres toréadors, bardé de fer, couvert de la rondache, la lance au poing, monté sur un cheval caparaçonné... Il vient à pied, vêtu de soie et de satin, sa cape enroulée autour de son bras gauche, il tient une épée, il enlève le flot de rubans placé entre les cornes de la bête, qu'il ne frappe jamais, et, ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux pieds de la plus belle... C'est un brave que vous aimerez quand vous le connaîtrez.

—Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est tellement pressé d'argent qu'il ne dédaigne pas de se mettre à la tête d'une armée de détrousseurs?

—La question d'argent, la répression de l'hérésie, les exécutions en masse... s'il n'y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et généraux... Tout cela n'est que prétexte pour masquer le véritable but que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur... et que, seul, je devine, murmura Cervantes.

—Par Dieu! je me disais aussi qu'il devait y avoir autre chose de plus grave, là-dessous! s'écria Pardaillan. Et, avec une sorte de curiosité:

—Voyons, est-ce qu'Elisabeth d'Angleterre menacerait d'envahir l'Espagne?...

—Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas!... Cette expédition formidable, dans laquelle des milliers d'innocentes victimes seront sacrifiées, est dirigée contre... un seul homme! C'est un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n'a pas de nom, pas de fortune—car, s'il gagne largement sa vie dans le périlleux métier qu'il a choisi, ce qu'il gagne appartient plus aux malheureux qu'à lui-même. C'est un homme qui, lorsqu'il ne descend pas dans l'arène, passe son existence dans les ganaderias où il dompte le taureau pour son propre plaisir. Vous voyez que ce n'est ni un conspirateur ni un personnage.

—C'est le toréador dont vous me parliez avec tant de chaleur...

—Lui-même, chevalier.

—Je comprends maintenant que vous me disiez que je l'aimerais quand je le connaîtrais... Mais dites-moi, il est donc d'une, illustre famille, ce jeune homme sans nom?

Cervantes jeta un coup d'oeil soupçonneux autour de lui, vint s'asseoir tout près de Pardaillan, et dans un souffle:

—C'est, dit-il, le fils de l'infant don Carlos, mort assassiné, il y a vingt-deux ans.

—Le petit-fils du roi Philippe!... L'héritier, alors, de la couronne d'Espagne, au lieu et place de don Philippe, l'infant actuel?...

Silencieusement, Cervantes approuvait de la tête.

—C'est le grand-père, monarque puissant, qui organise et dirige une expédition contre son petit-fils, obscur, pauvre, faible... Il y a la-dessous quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan rêveur.

—Si le prince voulait... l'Andalousie, qui l'adore sous sa personnalité de toréador, l'Andalousie se soulèverait demain; il aurait des milliers de partisans; l'Espagne, divisée en deux clans, se déchirerait elle-même... Comprenez-vous maintenant? L'expédition est à deux fins, on se débarrassera de quelques hérétiques, on enveloppera le prince dans ce vaste coup de filet, et on s'en débarrassera sans que nul ne soupçonne la vérité.

—Et lui?...

—Rien!... il ne sait rien.

—Et s'il savait, voyons, vous qui paraissez le connaître, que ferait-il?

Cervantes haussa les épaules:

—Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D'abord parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que, même s'il savait, il se soucierait fort peu de la couronne. Il a une nature d'artiste, ardente et généreuse, et, de plus, il est amoureux fou de la Giralda.

—Corbleu! Il me plaît votre prince!... Mais, s'il est si féru d'amour pour cette Giralda, que ne l'épouse-t-il?

—Hé! il ne demande que cela!... Malheureusement, la Giralda, on ne sait pourquoi, ne veut pas quitter l'Espagne.

—Eh bien, qu'il l'épouse ici... Ce ne sont pas les prêtres qui manquent pour bénir cette union, et, quant au consentement de la famille, puisqu'il ne se connaît ni père ni mère...

—Mais, fit Cervantes, vous ignorez que la Giralda est bohémienne...

—Qu'est-ce que cela fait?

—Comment? Et l'Inquisition?...

—Ah, ça! cher ami, voulez-vous me dire ce que l'Inquisition vient faire là-dedans?

—Comment! fit Cervantes stupéfait... La Giralda est bohémienne... C'est-à-dire que, demain, ce soir, l'Inquisition peut la faire saisir et jeter au bûcher... Et, si ce n'est déjà fait, c'est que la Giralda est adorée des Sévillans et qu'on craint un soulèvement en sa faveur.

—Mais le prince n'est pas bohémien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait pas en démordre.

—Non!... Mais, s'il épouse une hérétique, il devient passible de la même peine: le feu.

—Oh! vous m'en direz tant!... Au diable l'Inquisition! La vie n'est plus tenable avec cette institution là!... et je vous avertis que la bile commence à me travailler singulièrement à ce sujet!... Quant à votre petit prince, eh bien, j'éprouve une furieuse envie de me mêler un peu de ses affaires... sans quoi il ne s'en tirera jamais! Contez-moi plutôt l'histoire de ce fils de l'infant don Carlos; vous me paraissez la connaître à fond.

—C'est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantes, dont le front se rembrunit.

D'un coup d'oeil circulaire, il s'assura que nul ne pouvait l'entendre, et:

—Sachez d'abord que tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin à cette histoire sont morts de mort violente... Tous ceux qui l'ont simplement connue et qui ont commis l'imprudence de montrer qu'ils savaient quelque chose ont disparu mystérieusement, sans qu'on ait jamais pu savoir ce qu'ils étaient devenus.

—Bon! comme nous ne voulons pas avoir le même sort, nous ferons en sorte que nul ne se doute que nous la connaissons.

A cet instant, sans qu'ils y prissent garde, un couple entra discrètement dans le patio.

L'homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du visage. La femme était non moins soigneusement enveloppée dans une mante dont le capuchon rabattu cachait entièrement sa figure.

Silencieusement, ils passèrent comme des ombres et vinrent s'asseoir sous les arcades où une demi-obscurité les mettait à l'abri de tout regard indiscret: évidemment, c'étaient deux amoureux désireux de solitude.

Les deux nouveaux venus n'étaient plus tôt assis qu'un autre personnage, entré sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul ne fît attention à lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, à quelques pas des deux amoureux qu'il paraissait guetter.

Mais, si habile qu'eût été sa manoeuvre, elle n'avait pas échappé à l'oeil de Pardaillan toujours en éveil.

—Ouais! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignée tapie au fond de son trou, prête à fondre sur sa proie!... Mais qui diable guette-t-il ainsi?... J'y suis!... C'est à ces deux amoureux, là-bas, qu'il en a... Je ne les avais pas remarqués, ces deux-là... C'est un jaloux... Allez, mon cher, je vous écoute, dit-il à Cervantes.

—Vous savez, chevalier, qu'une des clauses du traité de Cateau-Cambrésis stipulait le mariage de l'infant don Carlos, alors âgé de quinze ans, avec Elisabeth de France, fille aînée du roi Henri II, âgée elle-même de quatorze ans. Et que le roi Philippe épousa lui-même la femme qu'il destinait à son fils... Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l'ont su ont disparu comme je vous ai dit, c'est que l'infant Carlos s'était pris pour sa jolie fiancée d'une passion irrésistible... Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards... Le prince était beau, élégant, spirituel et il était follement épris... La princesse l'aima. Pouvait-il en être autrement? Et ne devait-il pas être son époux?... La fatalité voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils...

—Et il en devint amoureux... c'est dans l'ordre.

—Malheureusement oui, reprit Cervantes. Dès l'instant où il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour lui celle qu'il avait destinée à son fils... La princesse aimait don Carlos... Mais c'était une enfant... et Catherine de Médicis était sa mère... Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés. Mais le prince supplia, pleura, cria, menaça... Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival, car c'étaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises, et, glorieusement, comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était partagé. Inspiration qui devait lui être fatale... Dans son orgueil prodigieux, le roi n'avait même pas été effleuré par cette pensée que son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l'infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes les fureurs d'une sombre jalousie qui se changea en haine implacable... Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins d'Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets... Et la princesse Elisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici... mais le père et le fils restèrent à jamais deux ennemis.

Cervantes s'arrêta un moment, vida d'un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et reprit:

—L'infant don Carlos fut mystérieusement écarté des affaires du gouvernement et de la cour. Il était préférable, d'ailleurs, qu'il en fût ainsi, car, chaque fois que le roi et l'infant se trouvaient face à face, c'était, de part et d'autre, le même regard sanglant où se lisaient des pensées de meurtre, le même déchaînement de passions furieuses qui menaçait de les précipiter l'un contre l'autre, la dague au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant des années, lorsqu'un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette nouvelle: l'infant est arrêté, jugé, condamné à mort...

—Il y eut réellement jugement?

—Oui! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort: le cardinal Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d'Eboli, et le licencié Birviesca, membre du conseil privé.

—Sous quel prétexte?

—Connivence avec les ennemis de l'État, machinations dans les Flandres, voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la voici: l'infant Carlos avait une nuée d'espions à ses trousses. La reine n'était pas moins surveillée, et, cependant, les deux amoureux, que la passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de se témoigner leur amour. Où?... Comment? Ce sont là des miracles qu'un amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu'on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l'amant de la reine, que la reine allait être mère et que l'enfant qu'elle attendait avait pour père l'amant et non l'époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce moment-là?... Furent-ils trahis par quelque comparse?... Nul n'a jamais su... Toujours est-il qu'un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une menace pour la vie de l'enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses dispositions pour sauver son enfant, et, lorsque les émissaires du roi se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il avait disparu... Le lendemain, l'infant était arrêté.

—Pauvre diable! murmura Pardaillan apitoyé.

—L'infant fut jugé et condamné, comme je vous ai dit. Mais ce procès n'était qu'une comédie destinée à masquer le drame qui se déroulait dans l'ombre. Et ce drame dépassait en horreur tout ce que l'imagination peut concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu'il eût été bafoué à ce point... Il doutait encore et cependant il voulait savoir... et pour savoir il ne recula pas devant la question.

—La question?... à son fils?... il a osé!...

—Oui, cette chose hideuse, inimaginable: un père faisant torturer son enfant. Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles épaisses étouffent les plaintes du patient. Sur le chevalet, la victime est étendue. A ses côtés, le bourreau fait placidement chauffer ses fers, dispose ses instruments de torture. Et, en face, le roi, seul témoin... juge et bourreau tout à la fois... Et, tandis que les membres se brisent sous les coups du maillet, tandis que les chairs grésillent sous la morsure des tenailles rougies, l'infâme père, penché sur la victime pantelante, répète d'une voix qui n'a plus rien d'humain:

—Parle... Avoue!... Avoue donc, misérable!...

—Et la victime, dans un spasme d'agonie, coupant elle-même, d'un coup de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mépris, ce lambeau sanglant au visage de son père comme pour lui dire:

«Je ne parlerai pas!»

—Et le père bourreau, vaincu peut-être par ce courage surhumain, essuyant d'un geste machinal son visage souillé, arrêtant d'un geste le supplice... Voilà ce qui se passa dans ce cachot, chevalier.

—Mordieu! l'épouvantable histoire!... Mais d'où tenez-vous ces détails si précis?...

Comme s'il n'avait pas entendu, Cervantes reprit:

—On annonça que le roi avait fait grâce et que la peine de mort était commuée en prison perpétuelle. Et, quelques jours plus tard, en juillet 1568, on annonça que l'infant était mort. On ajoutait que ce malheureux prince menait une vie fort déréglée, qu'il mangeait énormément de fruits et autres choses contraires à sa santé, qu'il buvait à jeun de grands verres d'eau glacée, dormait découvert, au serein, pendant les fortes chaleurs, et que tous ces excès avaient miné sa santé.

—Et, la reine, fut-elle épargnée?

—On ne touche pas à la reine, en Espagne... La reine ne fut pas inquiétée. Seulement, deux mois après la mort de don Carlos, elle mourait, elle-même, à vingt-deux ans... des suites de couches... dit-on.

—Oui, c'est une coïncidence assez éloquente, en effet. Dites-moi, vous qui êtes poète, avez-vous remarqué comme, parfois, le silence parle plus éloquemment que la parole? dit Pardaillan sans transition.

Et, du coin de Foeil, il désignait les cavaliers qui, l'instant d'avant, menaient si grand tapage.

—En effet, ces braves sont devenus bien soudainement muets.

—Silence! fit Pardaillan à voix basse, il se trame quelque chose ici qui sent le guet-apens d'une lieue.

Tandis que Cervantes contait à Pardaillan la tragique histoire de l'infant Carlos, le personnage, tapi entre les deux palmiers, se glissait furtivement jusqu'à la table des bruyants cavaliers. Là, il prononçait quelques paroles en montrant un objet dans le creux de sa main. Aussitôt, ces consommateurs se courbaient dans une attitude de respect mêlée de sourde terreur.

L'homme alors, sur un ton impératif, donnait rapidement des instructions, et tous, sans hésitation, s'inclinaient en signe d'obéissance... Tous, moins deux cependant, qui parurent faire des objections, d'ailleurs plutôt timides. Alors, l'homme se redressa avec un air terrible, et, le doigt levé vers le ciel, il prononça quelques mots sur un ton menaçant, et, domptés, ces deux-là se courbèrent comme les autres.

Sans plus s'occuper d'eux, l'homme saisit au passage la servante qui allait et venait, et lui glissa un ordre à l'oreille. Et la servante, comme ses clients, s'inclina avec les mêmes marques de terreur et de respect, sortit vivement, revint presque aussitôt poser un paquet de cordelettes sur la table et disparut avec une rapidité qui dénotait une frayeur intense.

Impassible, l'homme s'assit près de la porte et attendit.

Alors, sur le patio jusque-là si bruyant, plana un silence précurseur de l'orage qui, bientôt, allait se déchaîner.

Cependant, les deux amoureux, tout à leur conversation, n'avaient rien remarqué et se disposaient à sortir aussi discrètement qu'ils étaient entrés.

Lorsqu'ils furent à deux pas de la porte, l'homme mystérieux se dressa devant eux, et, la main tendue:

—Au nom du Saint-Office, jeune fille, je t'arrête! dit-il avec une sorte de tranquillité funèbre.

D'un geste prompt et doux en même temps, l'amoureux écarta la jeune fille, et, ne voyant qu'un homme sans arme apparente, confiant dans sa force musculaire, il dédaigna de tirer l'épée qu'il avait au côté. Seulement, il se porta rapidement en avant, le poing levé.

Au même instant, il sentit un grouillement entre ses jambes: son bras levé, pris brusquement dans un lacet, était violemment ramené en arrière, son épée arrachée. En moins d'une seconde, garrotté des pieds à la tête, il était réduit à l'impuissance. A contrecoeur, il est vrai, mais avec une précision et une promptitude remarquables, les cavaliers, descendus au rang d'alguazils, avaient exécuté la manoeuvre commandée par l'agent secret de l'Inquisition.

Nous disons qu'ils avaient obéi à contrecoeur. En effet, en réponse aux insultes de l'amoureux, l'un d'eux bougonna:

«Eh! par Dios! la besogne n'est guère de notre goût!... Mais quoi?... On nous a dit: «Ordre du Saint-Office!...» On ne tient pas à aller pourrir dans les casas santas, on obéit... Faites comme nous, señor.»

Cependant, l'amoureux, dûment ficelé, était étendu à terre et les quatre vigoureux gaillards qui pesaient de tout leur poids sur lui parvenaient difficilement à paralyser ses efforts. Alors, leur besogne à peu près terminée, ils eurent le loisir de contempler les traits étincelants de celui qui, par sa force peu commune, leur inspirait une secrète admiration, et ce cri leur échappa:

—Don César!... El Torero!... et la Giralda!..

Car la jeune fille avait bravement essayé de secourir son défenseur, et, en se débattant, son capuchon, arraché, venait de mettre à découvert sa radieuse Beauté.

Tout cela s'était accompli avec une rapidité foudroyante, et l'agent, toujours impassible, avait contemplé la scène d'un oeil sombre. Lorsqu'il vit don César, épuisé par ses propres efforts, râlant sous la quadruple étreinte, il étendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet et, avec une explosion de joie furieuse:

—Enfin!... je te tiens!

La jeune fille, à ce contact, avait eu un geste de dégoût, elle avait sursauté comme sous quelque brûlure en se tordant pour échapper à la brutale étreinte. Elle se défendait de son mieux, la pauvre petite, mais ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait doué d'une belle force, à en juger par l'aisance avec laquelle il la maintenait d'une seule main.

—Allons, grogna-t-il, décidé à en finir, allons, suis-moi!

Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la traînant brutalement. Mais, arrivé là, il dut s'arrêter.

Pardaillan, nonchalamment appuyé contre la porte, les bras croisés sur sa large poitrine, le regardait paisiblement.

L'inquisiteur fixa une seconde cet étranger qui paraissait vouloir lui barrer le passage.

Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingénu, Pardaillan avait aux lèvres un sourire si naïf que vraiment il n'était pas possible de le croire animé de mauvaises intentions.

Et d'ailleurs, comment supposer que quelqu'un serait assez insensé pour oser manquer au respect dû au représentant d'un pouvoir devant lequel tout se courbait? Cette idée était tellement extravagante que l'agent du Saint-Office la repoussa aussitôt, et, conscient de la supériorité que ses redoutables fonctions lui conféraient, il ne daigna même pas parler; d'un geste impérieux, il commanda à cet intrus de s'écarter. L'intrus ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux où se lisait, maintenant, un vague étonnement.

Impatienté, il dit sèchement:

—Allons, monteur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux sortir?...

—Hé! que ne le disiez-vous plus tôt. Vous voulez sortir?... Sortez, sortez, je n'y vois aucun inconvénient.

En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d'un pouce. L'inquisiteur fronça le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commençait à l'inquiéter.

Néanmoins, il se contint encore, et, d'une voix sourde:

—Monsieur, dit-il, j'exécute un ordre du Saint-Office et il est mortel, même pour un étranger comme vous, d'entraver l'exécution de ces ordres.

—Ah! c'est différent!... Malepeste! je n'aurais garde d'entraver les ordres de ce saint... comment dites-vous?... Saint-Office, quoi... Et, quoique étranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les égards dus à un agent... tel que vous.

Et il ne bougeait toujours pas, et, cette fois, l'inquisiteur blêmit, car il n'y avait pas à se méprendre sur le sens injurieux de ces paroles, tombées du bout des lèvres.

—Que voulez-vous enfin? dit-il d'une voix que la fureur faisait trembler.

—Je vais vous le dire, répondit Pardaillan avec douceur. Je veux—et il insista sur le mot—je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous maltraitez... je veux que vous rendiez la liberté à ce jeune homme que vous avez fait saisir traîtreusement...

Après quoi, vous pourrez sortir...

L'agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet étrange énergumène et, enfin, gronda:

—Prenez garde! Vous jouez votre tête, monsieur. Refusez-vous obéissance aux ordres du Saint-Office?

—Et vous?... Refusez-vous obéissance à mes ordres, à moi? fit Pardaillan, froidement.

Et, comme l'inquisiteur restait muet de saisissement:

—Je vous avertis que je ne suis pas très patient.

Un silence lourd d'angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scène prodigieuse.

L'acte inouï de Pardaillan, qui osait opposer sa volonté à l'autorité suprême du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour l'acte d'un dément ou d'un prodige d'audace et de bravoure.

Au milieu de l'effarement général, Pardaillan, seul, restait parfaitement calme, comme s'il avait dit et accompli les choses les plus simples et les plus naturelles du monde. Et, rompant ce silence chargé de menaces, une voix éclatante claironna soudain:

—Oh! magnifique don Quichotte!

C'était Cervantes qui, encore un coup, perdait la notion de la réalité, et manifestait son enthousiasme pour le modèle que son génie devait immortaliser.

L'inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna vers les cavaliers, et ordonna:

—Emparez-vous de cet hérétique!

Et, du doigt, il désignait Pardaillan.

Ils étaient six, ces cavaliers, dont quatre s'occupaient à maintenir le prisonnier: don César. Les deux à qui l'ordre s'adressait se regardèrent, hésitants.

—Obéissez, par Dieu vivant! ou sinon...

Les deux hommes se résignèrent, mais la physionomie du chevalier ne leur annonçait rien de bon, car ils portèrent soudain la main à la poignée de l'épée. Ils n'eurent pas le temps de dégainer. Prompt comme la foudre; Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux hommes tombèrent comme des masses.

Alors, s'approchant de l'inquisiteur jusqu'à le toucher, le regardant droit dans les yeux, glacial:

—Laissez cette enfant, dit-il.

—Vous violentez un familier2, monsieur, vous paierez cher cette audace! grinça l'inquisiteur.

Note 2: (retour) Un échelon de la hiérarchie. Il y avait les juges ou inquisiteurs, les assesseurs, les conseillers, les familiers, les notaires, les secrétaires, les greffiers, etc.

—Trop familier, même!... Je crois, drôle, que tu te permets de menacer un gentilhomme!... Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je!

Le familier se redressa, farouche, et:

—Portez donc la main sur moi, si vous l'osez!

—Ma foi, j'eusse préféré m'épargner ce contact répugnant, mais, enfin, puisqu'il le faut...

Au même instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la ceinture, le souleva comme une plume, l'emporta à bout de bras jusqu'à la porte qu'il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en disant:

—Si tu tiens à tes oreilles, ne t'avise pas de revenir ici tant que j'y serai.

Puis, sans plus s'en occuper, il rentra dans le patio, et, aux quatre cavaliers qui le regardaient d'un air ébahi, rudement:

—Détachez ce seigneur!

Ils s'empressèrent d'obéir, et, en coupant les cordes:

—Excusez-nous, don César, votre résistance au Saint-Office vous aurait infailliblement coûté la vie...

Quand le Torero fut détaché, Pardaillan leur montra la porte du doigt et dit:

—Sortez!

—Nous sommes des cavaliers! fit l'un d'un air rogue.

—Je ne sais si vous êtes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan, mais je sais que vous avez agi comme des sbires... Sortez donc si vous ne voulez que je vous traite comme tels...

Et il montrait la pointe de sa botte.

Les quatre, honteux, courbèrent l'échiné, et, avec des jurons étouffés, se dirigèrent vers la porte.

—Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous débarrasser de ça.

Ça, c'étaient les deux qu'il avait à moitié assommés.

Piteusement, les quatre s'attelèrent, et, l'un soulevant les épaules, l'autre les jambes, ils firent une sortie qui était loin d'être aussi brillante que leur entrée.

Quand ils se retrouvèrent entre eux, avec l'hôte, sa fille, les servantes, qui surgirent soudain d'on ne savait quels coins d'ombre et qui, maintenant, étaient partagés entre l'admiration que leur inspirait cet homme extraordinaire et la crainte d'une accusation de complicité, malheureusement très possible:

—Cordieu! On respire mieux maintenant! dit tranquillement Pardaillan.

—Sublime, magnifique, admirable don Quichotte! exulta Cervantes.

—Écoutez, cher ami, fit Pardaillan, dites-moi, une fois pour toutes, qui est ce don Quichotte dont vous me rebattez les oreilles depuis une heure?

—Il ne connaît pas don Quichotte! s'apitoya Cervantes avec un air de désolation comique.

Et, avisant la petite Juana:

—Ecoute ici, muñeca (poupée). Regarde un peu si, en furetant bien dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir.

—Pas besoin d'aller si loin, seigneur, répondit Juana en riant. Voilà le miroir que vous demandez.

Et, fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille plate, recouverte d'un enduit blanc aussi brillant que de l'argent.

Cervantes prit la coquille-miroir, la présenta gravement à Pardaillan, et, s'inclinant:

—Regardez-vous là-dedans, chevalier, et vous connaîtrez cet admirable don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure.

—C'est bien ce qui me semblait, murmura Pardaillan, qui regarda un moment Cervantes avec un air très sérieux.

Puis, haussant les épaules:

—J'avais bien dit: votre don Quichotte est un maître fou. Parce qu'un homme de sens n'aurait pas accompli toutes les folies que vient de faire ici ce fou de... don Quichotte.

El Torero et la Giralda s'approchèrent alors du chevalier, et, d'une voix tremblante d'émotion:

—Je bénirai l'instant où il me sera donné de mourir pour le plus brave des chevaliers que j'aie jamais rencontré, dit don César.

La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement, elle prit la main de Pardaillan, et la porta vivement à ses lèvres.

Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou d'admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunté, plus gêné devant cette explosion de sentiments sincères qu'il ne l'eût été devant les pointes acérées de plusieurs rapières menaçant sa poitrine.

Il contempla, une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse, et, de cet air bourru qu'il avait dans ses moments d'émotion douce:

—Mordieu! monsieur, il s'agît bien de mourir! Il faut vivre pour cette adorable enfant... En attendant asseyez-vous là, tous les deux, et, en buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous soustraire aux dangers qui vous menacent.

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