Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta
XXII
LE NAIN A L'OEUVRE
Nous sommes obligés de revenir momentanément à l'un de nos personnages dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre attention.
Voici donc le nain El Chico—car c'est de lui que nous voulons parler—promu au rang de protagoniste.
Celui-ci est une réduction d'homme—gracieuse, il est vrai, et nous avons entendu Fausta, qui doit s'y connaître, lui dire qu'il est beau dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a été élevé à la dure, du moins faible comme un enfant qu'il est par la taille. Il est placé tout au bas de l'échelle sociale, puisqu'il n'est qu'un pauvre diable de bout d'homme, sans père ni mère, élevé on ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d'où, gîtant on ne sait dans quel trou, vivant. Dieu sait comme! de la charité publique, rie reculant pas devant certaines besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne manquant pas d'une vague dignité, d'une inconsciente fierté.
Donc, El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était fou de joie—ou de douleur, car on n'aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentiments dominait en lui. Toujours courant, il se rendit au fond du jardin, du côté du fleuve. Il paraissait d'ailleurs connaître admirablement ce jardin et, à travers le labyrinthe des allées et des bosquets, dans la nuit accrue de l'ombre opaque des arbres en quantité considérable, il se dirigeait sans hésitation.
Arrivé à la ceinture de cyprès, il grimpa sur un de ces arbres avec dextérité et s'engagea dans le cône de verdure sombre où sa petite taille pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler. Sans doute, il avait là quelque cachette connue de lui seul, car il se débarrassa du sac d'or qu'il devait à la munificence de Fausta, après quoi il se laissa glisser à terre.
Sans se presser maintenant, l'air grave et méditatif, il longea l'enceinte de verdure et s'arrêta de nouveau devant un jeune cyprès que le hasard avait sorti de l'alignement et fait pousser tout près du mur. Cet arbre, placé là, c'était une échelle naturelle toute trouvée pour franchir l'obstacle élevé. En effet, El Chico grimpa là jusqu'à ce qu'il fût arrivé à dominer le mur. Alors, il imprima un léger balancement au tronc frêle de l'arbuste et, avec l'adresse et la souplesse d'un chat, il sauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa tomber doucement hors de la propriété.
Il s'éloigna du mur et alla s'asseoir dans l'herbe qui poussait haute et drue. Les coudes appuyés sur les genoux ramenés au corps, la tête dans ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile. Peut-être pensait-il à des choses que lui seul savait. Peut-être obéissait-il à des instructions reçues dans la maison des Cyprès. Peut-être enfin, et plus simplement, S'était-il endormi.
Les vibrations lointaines d'un bronze religieux laissant tomber dans la nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de sa torpeur.
C'était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée de Centurion, s'engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maison de campagne.
El Chico se leva, s'ébroua et dit tout haut:
—Tiens! il est temps... Allons!
Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de la propriété, ne cherchant nullement à se cacher. On eût même dit qu'il souhaitait attirer l'attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu'il pouvait.
Et, tout à coup, il entendit des gémissements étouffés et vit deux masses déposées au pied du mur et qui s'agitaient éperdument en des soubresauts fantastiques.
El Chico ne parut nullement effrayé. Il eut même un de ces sourires rusés qui illuminaient parfois sa physionomie, et, allongeant le pas, il s'approcha de ces deux masses. Il reconnut alors qu'il se trouvait en présence de deux corps humains étroitement roulés dans des capes et congrûment ficelés des pieds à la tête.
Sans perdre un instant, il se pencha sur le premier de ces corps et se mit à trancher les liens qui l'enserraient, à le débarrasser des plis de la cape oui l'étouffait.
—El señor Torero! s'exclama El Chico, lorsque le visage de la victime fut enfin dégagé.
Et le visage du petit homme exprimait une surprise si évidente, l'intonation était si naturelle, si sincère que le plus méfiant s'y fût laissé prendre.
Mais le Torero avait sans doute autre chose à faire, car, sans perdre le temps de remercier son sauveur—ou prétendu tel—il s'écria:
—Vite! aide-moi!
Et, sans plus attendre, il se rua à son tour sur son compagnon d'infortune qu'il eut tôt fait de dégager.
—Le seigneur Cervantes! s'écria le nain avec un ébahissement croissant.
C'était, en effet, Cervantes qui se mit péniblement sur son séant et, d'une voix enrouée, s'écria:
—Mort de tous les diables! j'étouffais là-dedans! Merci, don César.
—Venez, s'écria le Torero, bouleversé, il n'y a pas un instant à perdre!... s'il n'est pas trop tard déjà!
C'était plus facile à dire qu'à faire. L'écrivain avait été fort malmené et don César, non sans angoisse, vit bien qu'il fallait, de toute nécessité, lui laisser le temps de se remettre:
—Une minute!... mon cher, laissez-moi respirer un peu... On m'a à moitié étranglé, bredouilla-t-il.
Ce n'était que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner son ami dans cet état. Il en prit stoïquement son parti mais, comme chaque minute qui s'écoulait diminuait les chances qui lui restaient d'arriver à temps pour aider Pardaillan et délivrer la Giralda, il fit la seule chose qu'il avait à faire, c'est-à-dire qu'aidé d'El Chico et de Cervantes lui-même il se mit à frictionner énergiquement son ami, qui, tout en s'aidant lui-même, ne perdait pas la tête pour cela et, reconnaissant le nain:
—Que fais-tu là, toi? dit-il en fronçant le sourcil. Ne devais-tu pas guetter du côté de la porte?
Le petit homme, sans interrompre ses frictions, répondit:
—Tiens! j'ai vu que vous ne reveniez pas... j'étais inquiet, j'ai voulu savoir. J'ai fait le tour de la maison... heureusement pour vous, car, sans moi...
Et, du coin de l'oeil, il montrait les cordes et les capes restées à terre.
El Chico était sans doute un comédien de première force, car Cervantes, qui ne le perdit pas de vue, ne put rien démêler de suspect dans son attitude.
D'un air plutôt piteux, l'aventurier écrivain soupira:
—Il est de fait que, sans toi, j'étranglerais encore sous ce maudit bâillon.
-Enfin, il se mit debout et fit quelques pas.
—Venez donc! s'écria le Torero, qui bouillait d'impatience.
Et il s'élança enfin, expliquant tout en marchant ce qui lui était arrivé au moment où il allait bondir avec Pardaillan à la poursuite du ravisseur de la Giralda.
—En sorte, dit Cervantes, que le chevalier a attaqué seul? S'ils ne sont pas trop nombreux contre lui, il y a des chances pour qu'il s'en tire.
—Hélas! soupira le Torero.
Tout en s'expliquant, ils étaient revenus à la porte bâtarde. Cervantes monta sur la borne, et, en un clin d'oeil, le Torero fut sur le mur. Cervantes allait le suivre, lorsque ses yeux tombèrent sur le nain qui les avait suivis, et assistait à l'escalade. Il sauta à terre, prit El Chico dans ses bras, et le passa à don César qui le fit glisser de l'autre côté du mur. Ceci fait, il saisit la main que lui tendait le Torero et se hissa sur le mur:
—J'aime mieux l'avoir avec nous. Je serai plus tranquille, grommela-t-il.
Le nain, pourtant, n'avait opposé aucune résistance, et Cervantes vit avec satisfaction qu'il les attendait bien tranquillement au pied du mur.
Les deux amis sautèrent ensemble et s'élancèrent en courant, accompagnés du nain qui, décidément, paraissait de bonne foi et animé des meilleures intentions.
Il ne s'agissait plus cette fois de ruser et de s'attarder à des précautions, utiles peut-être, mais qui leur eussent fait perdre un temps précieux.
Ils avaient mis l'épée à la main, et, l'oeil aux aguets, ils couraient droit devant eux.
Le hasard fit qu'ils aboutirent au perron.
Nous disons le hasard. En réalité, ils y furent conduits par le nain, qui avait fini par les précéder. Ils le suivirent machinalement, sans se rendre compte peut-être.
En quelques bonds, ils franchirent les marches et furent devant la porte. Ils s'arrêtèrent un moment, hésitants. A tout hasard, le Torero porta la main au loquet. La porte s'ouvrit.
Une lampe d'argent, suspendue au plafond, éclairait d'une lueur tamisée les splendeurs du vestibule.
—Oh! diable! murmura Cervantes émerveillé, à en juger par le vestibule, c'est ici la demeure d'un prince.
Don César lui, ne s'attarda pas à admirer ces merveilles. Une portière était devant lui. Il la souleva et passa résolument. Ils se trouvèrent tous les trois dans ce cabinet où Fausta, peu d'instants plus tôt, avait remis au nain la somme de cinq mille livres.
Comme le vestibule, ce cabinet était éclairé. Seulement, ici, c'était un flambeau d'argent massif garni de cires rosés qui distribuait une lumière discrète.
—Pour le coup, songea Cervantes, nous sommes dans une petite maison du roi!... Il va nous tomber dessus une nuée d'hommes d'armes déguisés en laquais.
En effet, à moins de supposer qu'ils étaient attendus et qu'on avait voulu leur faciliter la besogne—ce qui eût été une pure folie—il fallait bien admettre que ce merveilleux palais était actuellement habité. Or, le propriétaire d'une aussi somptueuse demeure ne pouvait être qu'un grand personnage, entouré de nombreux domestiques, voire de gardes et de gens d'armes. De plus, il était évident que ce personnage n'était pas encore couché, sans quoi les lumières eussent été éteintes. Lui, ou quelqu'un de ses gens, pouvait donc apparaître d'un instant à l'autre, et, alors, il était à présumer que les coups pleuvraient drus comme grêle sur les indiscrets visiteurs.
Tout en se faisant ces réflexions judicieuses, quoique peu encourageantes, Cervantes ne lâchait pas d'une semelle don César. Tous deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n'en étaient pas moins résolus à l'affronter jusqu'au bout.
En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda—qui lui paraissait plus que compromise—passait au second plan. Pardaillan, qu'il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s'était exposé par amitié pour lui. La pensée qui dominait en lui était donc de retrouver le chevalier s'il n'était pas trop tard.
Pour Cervantes, c'était plus simple encore. Il avait accompagné ses amis, il devait les suivre jusqu'au bout, dussent-ils y laisser leur peau, tous. Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement résolus...
Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.
Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta, était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par des lampes suspendues au plafond de distance en distance.
Et toujours la solitude. Toujours le silence. C'était à se demander si cette opulente demeure était habitée.
Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la première porte qu'il rencontra.
—Giralda! cria-t-il dans un transport de joie.
Et il se rua à l'intérieur de la pièce, suivi de Cervantes et du nain. La Giralda, nous l'avons dit, sous l'empire d'un narcotique, dormait profondément.
Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu'elle ne répondait pas à son appel.
—Giralda! balbutia-t-il angoissé, réveille-toi!
En disant ces mots, il lâchait le buste, s'agenouillait devant la jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste n'étant plus soutenu, s'abandonna mollement sur les coussins.
—Morte! sanglota l'amoureux livide.
—Non pas, corps du Christ! s'écria vivement Cervantes. Elle n'est qu'endormie. Voyez comme le sein se soulève régulièrement.
—C'est vrai! s'écria don César, passant du désespoir le plus affreux à la joie la plus vive. Elle vit!
A ce moment, la Giralda soupira et commença à s'agiter. Presque aussitôt, elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée de voir le Torero à ses pieds et elle lui sourit.
—Mon cher seigneur! dit-elle très doucement.
Et sa voix ressemblait au gazouillis d'un oiseau.
Ils se prirent les mains, et, oubliant le reste de la terre, ils se parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c'était un tableau d'une fraîcheur exquise.
Avec son éclatant costume: mélange de soie, de velours, de satin, de tresses, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux mèches indisciplinées retombant en désordre sur le front, la raie cavalièrement jetée sur le côté, la tache pourpre d'une fleur de grenadier au-dessus de l'oreille, avec ses grands yeux ingénus, son teint éblouissant, son sourire gracieux découvrant l'écrin perlé de sa bouche; avec son air à la fois candide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnée, la Giralda, surtout, était adorable.
Il est probable qu'ils seraient restés indéfiniment à se parler le langage muet des amoureux, si Cervantes n'avait été là. Il n'était pas amoureux, lui, et, sans se soucier de troubler l'extase des jeunes gens, il s'écria donc, sans façon:
—Et M. de Pardaillan! Il ne faudrait pourtant pas l'oublier!
Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince se redressa aussitôt, honteux d'avoir oublié un moment l'ami sous la caresse des yeux de l'amante.
—Où est donc M. de Pardaillan? dit-il à son tour.
Cette question s'adressait à la Giralda, qui ouvrit de grands yeux étonnés.
—M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l'ai pas vu!
—Comment! s'écria le Torero troublé. Ce n'est donc pas lui qui vous a délivrée?
—Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus étonnée, je n'avais pas à être délivrée!... J'étais parfaitement libre.
Cette fois, ce fut au tour de don César et de Cervantes d'être stupéfaits.
—Vous étiez libre! Mais, alors, comment se fait-il que je vous ai trouvée ici, endormie?
—Je vous attendais.
—Vous saviez donc que je devais venir?
—Sans doute!
La Giralda, le Torero et Cervantes étaient plongés dans un étonnement sans cesse grandissant. Il était évident qu'ils ne comprenaient rien à la situation.
Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calme inaltérable. Il paraissait, d'ailleurs, se désintéresser complètement de ce qui se passait autour de lui.
Cependant, le Torero s'exclamait:
—Ah! par exemple! ceci est trop fort! Qui vous avait dit que je viendrais ici?
—La princesse.
—Quelle princesse?
—Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m'a pas dit son nom. Je sais qu'elle est aussi bonne que belle; qu'elle m'avait promis de vous aviser du moment où vous pourriez venir me chercher sans danger; qu'elle a tenu parole... puisque vous voilà!
—Voilà qui est étrange! murmura don César.
—Oui, plutôt! dit Cervantes. Mais il me semble, don César, que le mieux serait de nous mettre incontinent à la recherche du chevalier.
—Par Dieu! vous avez raison. Nous perdons un temps précieux. Mais, emmener Giralda avec nous ne me paraît guère prudent, surtout s'il faut en découdre. La laisser seule ici ne me semble guère plus prudent!
—Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, il n'y a plus personne dans cette maison... C'est la princesse qui me l'a dit. N'avez-vous pas trouvé toutes les portes ouvertes?
—C'est vrai, corps du Christ! dit Cervantes.
—Et cette fameuse princesse, où est-elle pour l'heure? reprit doucement le Torero.
—Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée de ses gens... Du moins me l'a-t-elle assuré.
—Visitons toujours la maison, trancha Cervantes.
Don César considéra la jeune fille avec un reste d'incertitude.
—Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n'y a plus personne ici. La princesse me l'a assuré et j'ai bien vu à son air que cette femme ne connaît pas le mensonge.
—Allons! décida brusquement El Torero.
Sans mot dire, El Chico prit un flambeau allumé sur une petite table et se disposa à éclairer la petite troupe.
La visite commença. D'abord avec prudence, ensuite plus ouvertement, sans nulle précaution, au fur et à mesure qu'ils s'apercevaient que la maison mystérieuse était en effet vide de tout habitant. Des caves, où ils descendirent, au grenier, ils ne trouvèrent pas une porte fermée à clef. Ils pénétrèrent partout, fouillèrent tout.
Nulle part ils ne trouvèrent la trace de Pardaillan.
Le chevalier ayant sauté seul dans cette sorte de boudoir d'où ils avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don César revenait obstinément à cette pièce, pensant, avec raison que, là, il trouverait l'explication de cette inquiétante disparition. Ils étaient donc encore une fois réunis tous les quatre dans cette pièce, déplaçant les quelques meubles que Fausta y avait laissés, sondant les murs et le plancher, ne laissant pas un pouce inexploré. Et toujours rien.
Et, cependant, sans qu'ils s'en doutassent, là, sous leurs pieds, celui qu'ils cherchaient avec tant d'acharnement dormait, peut-être, de l'éternel sommeil.
Le nain les suivait passivement, avec une indifférence absolue. Il aurait pu se retirer depuis longtemps s'il avait voulu. Cervantes, qui avait conservé quelques soupçons à son égard, revenu de ses présomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giralda et don César, paraissait avoir oublié sa présence. Cependant, le petit homme restait. Malgré son indifférence apparente, on eût dit qu'un intérêt puissant l'obligeait à rester. Parfois, lorsque le nom de Pardaillan était prononcé, une lueur s'allumait dans l'oeil du petit homme.
Devant le résultat négatif de leurs recherches, Cervantes et don César décidèrent d'accompagner la Giralda chez elle, de rentrer chacun chez soi et de revenir au grand jour s'informer auprès de la mystérieuse princesse qui, sans doute, serait de retour dans sa somptueuse maison de campagne.
Ceci bien décidé, ils traversèrent le jardin et parvinrent à la porte que Giralda assurait devoir être ouverte. En effet, elle n'était pas fermée à clef.
—C'était bien la peine d'escalader le mur, remarqua Cervantes, nous n'avions qu'à entrer tranquillement.
Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, précédés du nain, qui marchait en éclaireur.
Au bout de quelques pas, El Chico s'arrêta brusquement, et, se campant dans sa pose accoutumée devant la Giralda et ses deux cavaliers:
—Le Français!... Il est peut-être rentré à l'auberge, tiens! dit-il avec cette brièveté de langage qui lui était particulière.
Don César et Cervantes échangèrent un coup d'oeil.
—Au fait, dit le romancier, c'est possible, après tout.
—Je ne le crois pas... N'importe, allons à l'auberge de la Tour.
L'oeil du nain eut une lueur de contentement. Et, sans ajouter une parole, changeant de direction, il prit le chemin de l'hôtellerie du chevalier. Cependant, El Torero marchait sombre et silencieux à côté de la Giralda qui, remarquant bientôt cet air morose et chagrin, demanda avec une tendre inquiétude:
—Qu'avez-vous, César? Se peut-il que la disparition de M. de Pardaillan vous affecte à ce point? Le chevalier, croyez-moi, est homme à sortir sain et sauf des pires situations. Il est si fort! si bon! si courageux!
El Torero répondit doucement:
—Je chercherai M. de Pardaillan jusqu'à ce que je sache ce qu'il est devenu, parce que, en dehors de l'affection fraternelle que je lui porte, l'honneur me le commande impérieusement. Mais je sais bien qu'il saura se tirer d'affaire sans notre assistance.
—C'est certain, appuya, avec conviction, Cervantes, qui ne perdait pas un mot de l'entretien des deux amoureux. Pardaillan est de ces êtres privilégiés qui prêtent sans marchander l'appui de leur bras à quiconque fait appel à eux. Mais, lorsque, par aventure, ils se trouvent eux-mêmes dans l'embarras, ils se démènent si bien que, lorsqu'on accourt à leur secours, ils ont déjà accompli toute la besogne!
Et c'était admirable la confiance et l'admiration que ces trois êtres manifestaient à l'égard de Pardaillan, qu'ils connaissaient depuis quelques jours à peine.
Voyant que don César, après avoir approuvé les paroles de Cervantes d'un air convaincu, retombait dans son morne abattement, la Giralda reprit:
—Alors, mon doux seigneur, qu'est-ce donc qui vous rend soudain si chagrin?
—Giralda, fit El Torero, qu'est-ce donc cette histoire d'enlèvement qu'El Chico est venu nous raconter?
—C'est la vérité pure, dit la Giralda, qui cherchait à démêler où il voulait en venir.
—Vous avez été enlevée? Réellement? Par Centurion?
—Par Centurion.
—Mais Centurion, dans ces sortes d'affaires, n'agit pas pour son propre compte.
—Je vous entends. César. Centurion est le bras droit de don Almaran.
Ayant prononcé ce nom, elle perçut le frémissement de son amant, qui la tenait par le bras.
Simplement, don César était jaloux.
Cependant, El Torero, après un instant de silence, reprenait d'une voix qui tremblait:
—Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de ce monstre que vous prétendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et si tranquille, ne cherchant même pas à vous sauver, ce qui vous eût été pourtant très facile.
Giralda aurait pu répondre que, pour fuir comme le disait son amant, il aurait fallu qu'elle n'eût pas été endormie par un narcotique'assez puissant pour que lui-même l'ai crue morte un moment. Elle se contenta de répondre en souriant:
—C'est que, cette fois. Centurion n'agissait pas pour le compte de celui que vous savez.
—Ah! fit El Torero plus inquiet encore, pour qui donc alors?
—Pour la princesse, dit Giralda en riant.
—La princesse!... Je ne comprends plus.
—Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain sérieuse. Écoutez-moi, César. Vous savez que j'étais partie à la recherche de mes parents?
—Eh bien? Vous avez été encore déçue?
—Non, César, cette fois je sais, dit tristement la Giralda.
—Vous connaissez votre famille?
—Je sais que mon père et ma mère ne sont plus, sanglota la jeune fille.
—Hélas! c'était à prévoir, dit El Torero en la prenant tendrement dans ses bras. Et ce père, cette mère, étaient-ce des gens de qualité, comme vous le pensiez?
—Non, César, cette fois je sais, dit tristement la jeune fille. Mon père et ma mère étaient des gens du peuple. Des pauvres gens, très pauvres, puisqu'ils durent m'abandonner, ne pouvant me nourrir. Votre fiancée. César, n'est même pas fille de petite noblesse. C'est une fille du peuple.
Don César la serra plus fortement dans ses bras.
—Pauvre Giralda! dit-il avec une tendresse infinie. Je vous aimerai davantage, puisqu'il en est ainsi. Je serai tout pour vous, comme vous êtes tout pour moi.
La Giralda releva son gracieux visage et, à travers ses larmes, elle eut un sourire à l'adresse de celui qui lui pariait si tendrement. El Torero reprit:
—Êtes-vous bien sûre, cette fois-ci, Giralda? Vous avez été si souvent leurrée.
—Il n'y a pas de doute, cette fois-ci. On m'a donné des preuves. Ce que je gagne dans cette affaire, c'est de savoir que j'ai été baptisée, autrefois, avant d'être la Bohémienne que je suis devenue. Vous voyez que l'avantage n'est pas bien grand.
La Giralda était à moitié païenne. C'est ce qui expliqué qu'elle parlait de son baptême avec une telle désinvolture.
—Ne dites pas cela, Giralda, fit gravement El Torero. C'est beaucoup, au contraire. Vous échappez de ce fait à la menace d'hérésie suspendue sur votre tête. Mais ne m'avez-vous pas dit que vous avez été enlevée sur l'ordre de cette princesse inconnue?
—Pas tout à fait. Quand je me suis vue aux mains de Centurion et de ses hommes, je fus prise d'un désespoir affreux. C'est que je pensais qu'on allait me livrer à l'horrible Barba Roja. Jugez de ma surprise et de ma joie lorsque je me vis en présence d'une grande dame que je n'avais jamais vue, laquelle, avec des paroles de douceur, me rassura, me jura que je ne courais aucun danger et, mieux, que j'étais libre de me retirer à l'instant si je le désirais.
—Vous êtes restée, pourtant! Pourquoi? Pourquoi cette princesse vous a-t-elle fait enlever? De quoi se mêle-t-elle et qu'avez-vous à faire avec elle?
—Que de questions, monseigneur! La princesse me connaissait. Comment? Celle qu'on a appelée la Giralda, parce qu'elle a vécu ses premières années à l'ombre de la tour de ce nom, un peu à cause de la facilité avec laquelle elle tournait en dansant sur les places publiques, celle-là n'est-elle pas connue de tout Séville?
—C'est vrai, murmura don César, dépité.
—A proprement parler, la princesse ne m'a pas fait enlever. Elle m'a plutôt délivrée. Voici: vous savez que Centurion me guettait depuis longtemps. Sans l'intervention de M. de Pardaillan, il m'aurait même arrêtée tout récemment. Or, je ne sais pourquoi il se trouve que Centurion est employé aussi par la princesse et qu'il est sous sa dépendance beaucoup plus qu'il n'est sous celle de Barba Roja. Centurion a dû dire à la princesse qu'il avait ordre de m'enlever et celle-ci lui a, à son tour, donné l'ordre de me conduire directement à elle. Ce qu'il a été contraint de faire.
—Pourquoi? Pourquoi cette princesse que vous ne connaissiez pas s'intéresse-t-elle ainsi à vous?
—Pur hasard! La princesse m'a vue. Elle a été frappée—c'est elle qui parle—de la grâce de mes danses et s'est informée de moi, sans que j'en aie jamais rien su. Riche et puissante comme elle est, elle a eu tôt fait de découvrir ce que je n'avais pu trouver en des années de recherches. Intéressée, elle a désiré me connaître de près; elle a profité de la première occasion, avec d'autant plus d'empressement et de joie que, ce faisant, elle me tirait d'un grand danger.
—En sorte, dit El Torero en hochant la tête, que je lui suis redevable d'un grand service.
—Plus que vous ne croyez. César, dit gravement la Giralda. Enfin, pourquoi je suis restée quand j'étais libre de me retirer? Parce que la princesse m'a affirmé qu'il y avait danger de mort, pour quelqu'un que vous connaissez, à me rencontrer pendant une période de deux fois vingt-quatre heures. Parce que j'aime ce quelqu'un plus que ma propre vie et que, dès l'instant où ma présence pouvait lui être mortelle, je me serais plutôt ensevelie vive. Parce que la princesse, enfin, m'avait assuré que, lorsque tout danger serait conjuré, ce quelqu'un serait avisé et viendrait me chercher lui-même. Faut-il aussi vous nommer ce quelqu'un, don César? ajouta la Giralda avec son sourire malicieux.
Autant El Torero s'était montré inquiet, autant il était maintenant radieux.
Aussi accabla-t-il sa fiancée de remerciements et de protestations qui la firent rougir de plaisir.
Mais son humeur jalouse dissipée par les franches explications de la Giralda, ses transports un peu calmés, les paroles de sa fiancée ne laissèrent pas que de l'étonner grandement, et il s'écria:
—Cette princesse me connaît donc aussi? Et quel danger pouvait bien me menacer? Savez-vous que tout cela est fort étrange?
—Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que la princesse est aussi bonne que belle, et elle sait qui vous êtes, elle connaît votre famille.
—Elle sait qui je suis? Elle connaît le nom de mon père?
—Oui, César, dit la Giralda, gravement.
—Elle vous a dit ce nom?
—Non! Ceci, elle ne le dira qu'à vous.
—Elle vous a dit qu'elle me révélerait le mystère de ma naissance? demanda El Torero, frémissant d'espoir.
—Oui, seigneur, quand il vous plaira de le lui demander.
—Ah! s'écria El Torero, il me tarde d'être à demain pour aller voir cette princesse et l'interroger. Oh! savoir enfin qui je suis et ce qu'étaient les miens!
Pendant que les deux amoureux échangeaient leurs confidences sans prêter attention à lui, Cervantes se disait:
«Ouais! Qu'est-ce que cette princesse qui connaît tant de gens et possède tant de secrets? Et de quoi se mêle-t-elle d'aller révéler qui il est à ce malheureux prince? Elle ne se doute donc pas qu'une pareille révélation le condamne sûrement à mort! Comment empêcher cette inconnue de parler?»
Cependant, ils arrivèrent à l'auberge de la Tour sans qu'il leur fût survenu rien de fâcheux.
Il était environ une heure du matin. L'auberge, par conséquent, était silencieuse et obscure. El Chico, qui paraissait en proie à une morne tristesse, frappa à la porte extérieure du patio d'une manière spéciale, connue seulement des intimes de la maison.
Contrairement à son attente, comme s'ils eussent été attendus, la porte s'ouvrit aussitôt et la petite Juana, la jolie fille de l'hôtelier Manuel, montra dans l'encadrement son fin visage à la fois inquiet et curieux.
En apercevant la jeune fille, El Chico devint très pâle. Il faut croire pourtant qu'il savait dissimuler soigneusement ses impressions et ses sentiments, car, à part la teinte terreuse qui se répandit brusquement sur son visage bronzé, rien, dans son attitude, ne trahit l'émotion intense qui s'était emparée de lui.
Il redressa fièrement sa petite taille et adressa à la jeune fille ce sourire amical qu'on a pour les amis de longue date.
Cependant, malgré sa fierté native, un observateur attentif eût démêlé dans l'attitude du nain, dans le sourire résigné, cette pointe d'admiration à la fois humble et ardente que l'on a pour les êtres considérés comme d'une essence supérieure.
Par contre, les manières de Juana, quoique très franches, très cordiales, avaient un air à la fois supérieur et protecteur, apparent malgré sa discrétion. Un indifférent eût pensé que la jolie Andalouse, fille d'un notable bourgeois dont les affaires étaient prospères, savait garder la distance qui la séparait de ce mendiant. Un plus attentif eût aisément découvert dans ces manières une affection réelle, quasi maternelle.
De fait, Juana avait un peu de ces manières brusques, tendres, quoique grondeuses, empreintes d'une coquetterie enfantine, telles que les ont les petites filles jouant à la petite maman avec leur poupée préférée. Oui, c'était bien cela. Le nain devait être pour elle comme un jouet vivant que l'enfant aime de tout son coeur tout en le maltraitant, sans méchanceté d'ailleurs, dans un instinctif besoin de jouer au petit maître, au petit tyran.
Le plus étonnant, c'est que le nain, dont la susceptibilité était grande pourtant, acceptait franchement ces manières. Non pas avec la passivité d'un jouet, mais avec un plaisir réel, quoique dissimulé. Il trouvait cela très naturel. Et, de la part de Juana, rien ne l'offensait, c'était Juana. Tout lui était permis, à elle. Ses rebuffades et ses vivacités d'enfant espiègle et gâtée, assurée de son despotique pouvoir, lui paraissaient douces, et, en tout cas, préférables à son indifférence.
Était-ce là l'effet d'une habitude contractée dès l'enfance? Peut-être.
En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cette admiration étaient parfaitement justifiées.
Juana avait seize ans. C'était le type de l'Andalouse dans toute sa pureté. Elle était petite, mignonne, et ses mouvements vifs et enjoués étaient empreints d'une grâce mutine qui n'était pas sans une élégance naturelle remarquable. Elle avait le teint chaud de l'Andalouse, des yeux noirs superbes, la bouche petite, aux lèvres pourpres un peu sensuelles. Elle avait les attaches d'une finesse aristocratique, et ses mains fines et blanches eussent fait envie à plus d'une dame de la noblesse.
Elle était méticuleusement propre, et sa mise, fort au-dessus de sa condition, dénotait une coquetterie raffinée que l'indulgent orgueil paternel, loin de chercher à la modérer, se plaisait à exciter, car ce brave Manuel ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire les caprices de cette enfant gâtée.
Juana portait casaque de velours, corsage de soie claire, moulant avantageusement une taille fine et souple, basquine de soie assortie au corsage, laissant à découvert un mollet nerveux, laissant ressortir la finesse de la cheville, la petitesse d'un pied d'enfant mince et cambré, chaussé de satin, et dont elle se montrait très fière, comme toute vraie Andalouse. Elle portait un riche tablier surchargé de tresses, de noeuds et de houppettes, comme le reste du costume, d'ailleurs.
Ainsi parée, elle surveillait les serviteurs de son père, et il fallait être un bien grand seigneur—comme ce Français—ou un bon vieil ami—comme M. de Cervantes—pour qu'elle condescendît à servir elle-même.
Juana s'effaça pour laisser entrer les nocturnes visiteurs, et, bien qu'elle parût inquiète, elle répondit au sourire d'El Chico par un sourire de satisfaction visible souligné d'un geste bienveillant, avec cet air de petite souveraine qu'elle avait, malgré elle, avec lui.
Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peu de cette rougeur qui avait disparu soudain à la vue de la jeune fille. Cela suffit pour illuminer son regard d'une joie intérieure.
Lorsque Cervantes, qui fermait la marche, eut pénétré dans le patio, Juana eut une seconde d'hésitation et, avant de repousser la porte, elle se pencha et regarda au-dehors, dans la nuit claire.
Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.
On eût dit vraiment qu'elle attendait quelqu'un qu'elle s'inquiétait de ne pas voir apparaître. Quand il fut bien avéré qu'il n'y avait plus personne, elle eut un soupir qui ressemblait à un sanglot, poussa tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine.
Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s'activait en marmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit qui venaient troubler son sommeil, Juana la suivait d'un regard machinal. Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien trop émue, la petite Juana. Ses jolis yeux, si gais d'habitude, étaient comme embués de larmes refoulées. Une question lui brûlait les lèvres, qu'elle n'osait formuler, et personne ne remarqua l'étrange émotion de la jeune fille.
Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta de mâchonner des réflexions empreintes d'acrimonie, non exemptes pourtant d'affection bourrue, à l'adresse des jeunes maîtresses qui se mêlent de passer les nuits à s'abîmer les yeux inutilement alors que, Dieu merci! il y a de dignes matrones pour s'acquitter en conscience de devoirs d'hospitalité qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame.
Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, à mesure, voyait toute sa joie s'envoler, et la regardait avec ses bons yeux de chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire sur les lèvres du maître.
—M. de Pardaillan est-il rentré? demanda le Torero.
La petite Juana tressaillit violemment, et c'est à peine si elle put balbutier d'une voix étranglée:
—Non, seigneur César.
—J'en étais sûr! murmura le Torero en regardant Cervantes d'un air consterné.
La petite Juana put faire un gros effort, et, pâle comme une cire, elle demanda:
—Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux.
—Nous l'espérons aussi, petite. Juana, mais nous ne le saurons que demain, dit Cervantes d'un air préoccupé.
Juana chancela. Elle fût tombée si elle n'avait rencontré une table à laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette défaillance soudaine.
Personne, hormis la servante, qui clama:
—Vous tombez de fatigue, notre demoiselle!
El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, mais il s'approcha vivement, comme s'il eût voulu lui prêter l'appui de sa faiblesse.
Sans rien remarquer, Cervantes reprit:
—Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nous achèverons la nuit ici, et, demain, nous reprendrons nos recherches.
Le Torero approuva d'un signe de tête.
Juana, heureuse peut-être d'échapper à une contrainte pénible, suivit la servante.
Cervantes, après un geste amical à l'adresse de Chico, se hâta de regagner la chambre qui lui était destinée.
Le Torero ne voulut pas le suivre avant d'avoir chaudement remercié et de l'avoir assuré encore une fois qu'il se chargeait désormais de pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit ses protestations à celles de son fiancé. Le petit homme accueillit ces marques d'amitié avec cet air fier et détaché qui lui était particulier. Mais l'éclat de son regard montrait clairement qu'il était content de cette amitié.
XXIII
EL CHICO ET JUANA
Demeuré seul dans la cuisine de l'auberge, Chico grimpa sur un escabeau, auprès de l'âtre mourant. Il était triste, car il l'avait vue, «elle», bien triste et agitée.
La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé, si court encore. Et, ce passé, comme son présent, comme sans doute son avenir aussi, se résumait en un seul mot: Juana. Aussi loin que remontassent ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n'avait pas de famille, et, si quelqu'un s'occupait parfois de lui, c'était pour le corriger à grand renfort de taloches. Malgré son espièglerie, Juana avait le coeur bon. Sans comprendre, elle avait été touchée de cet abandon. Et, toute jeune, elle avait pris l'habitude de veiller elle-même à-ce qu'il fût convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s'était accoutumée à jouer ainsi à la petite maman. Et, comme son père donnait l'exemple de la soumission à ses caprices, elle savait se faire obéir sans peine. De là venaient les petits airs protecteurs qu'elle avait gardés avec le Chico.
Lui, de son côté, s'était habitué à la voir commander, et comme tous, à la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde.
Discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être, enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître ni autorité, après avoir facilement accepté l'autorité de Juana, l'avait si bien reconnue pour son unique maître que, parvenu à l'âge d'homme, il l'appelait encore fréquemment: «Petite maîtresse», ce dont la jeune fille se montrait même très fière.
Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille. Chico était devenu un homme... mais il était resté enfant par la taille.
Juana avait d'abord été prodigieusement surprise de voir que, peu à peu, elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnés de plus qu'elle. Elle en avait été ravie. Sa poupée resterait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié. D'autant que Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s'était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle?
Ce qui n'avait été d'abord que l'effet de l'habitude la soumission et l'obéissance passive de Chico s'accrurent encore, s'il était possible, par suite d'un sentiment nouveau que lui-même n'arrivait pas, sans doute, à bien démêler: l'amour. Mais l'amour dans ce qu'il avait de plus pur: l'amour absolu, surhumain. Et il ne pouvait en être autrement. Durant des années, Juana avait été pour lui une sorte de petit Dieu devant lequel il était en adoration perpétuelle Pour elle, rien n'était trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Toutes ses pensées convergeaient vers un but unique: faire plaisir à Juana, satisfaire les caprices de Juana, dût son coeur en saigner. Quand elle était là, il n'avait plus ni volonté, ni raisonnement, ni sensations. C'était elle qui pensait, parlait, éprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne savait qu'admirer et approuver aveuglément ce qu'elle avait décidé.
Cet amour était resté pur de toute pensée charnelle. Il avait beau dire qu'il était un homme, il savait bien, tiens! que ce n'était pas. Cette pensée d'un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui, bout d'homme, ne l'avait même pas effleuré. Est-ce que c'était possible, voyons? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlât pour réveiller en lui de telles idées. Encore, sûrement, la belle dame s'était moquée de lui!
Juana était arrivée sur ses treize ans. Un beau jour, parée comme une dame, elle était descendue dans la salle. Non pour mettre la main à la besogne, fi donc! mais pour suppléer la maîtresse de maison, morte depuis longtemps et remplacée par l'excellente matrone que nous avons vu précisément bougonner la jeune fille, laquelle matrone répondait au nom de Barbara.
Dona Juana s'était mise à surveiller le personnel, peu nombreux d'abord, à faire marcher la maison avec une maîtrise telle que nul ne se fût avisé de lui résister. En même temps, elle savait si adroitement contenter le client, elle savait si bien distribuer sourires et louanges, avec tant d'adresse, qu'en peu de temps l'auberge de la Tour était devenue une des mieux achalandées de tout Séville.
Alors, la morale était de nouveau intervenue, toujours représentée par le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu'il serait scandaleux que Juana se meurtrît à la besogne, alors que ce paresseux de Chico, qui allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, sous le fallacieux prétexte qu'il était trop petit.
La même morale avait ajouté que, lorsqu'on est pauvre et qu'on n'a pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s'était demandé, non sans terreur, ce qu'il pourrait bien faire pour gagner sa vie. Mais, comme Juana avait paru approuver cette morale, Chico, et de bonne volonté, avait consenti à ce travail qui devait faire de lui un homme libre.
Manuel en avait aussitôt profité pour lui attribuer les besognes les plus basses et les plus dures aussi, en échange de quoi il lui octroyait libéralement le gîte et la pâtée.
La besogne assignée était au-dessus des forces du nain. Peut-être l'eût-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su ménager sa susceptibilité grande. Mais la susceptibilité de Chico était une chose qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout de suite le souffre-douleur de tous.
Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin de la présence de Juana, ce qui, en soi, était déjà un cruel tourment et ce qui avait, en outre, le grave inconvénient de le livrer à la merci d'une valetaille et d'une clientèle souvent avinée, qui ne lui ménageaient ni les humiliations ni les coups.
Jamais il n'avait été aussi malheureux.
Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d'un supplice sans nom, Chico planta là tablier, balais, clients et patron et disparut. Comment vécut-il? De maraude, tout simplement. Il ne lui fallait pas gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste jardin qu'était l'Andalousie. Il n'avait qu'à prendre. Quand le temps ne permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des églises et tendait la main.
Le Chico mangeait peu, gîtait dans on ne savait quel trou, était couvert de loques, mais il était libre. Libre de dormir au bon soleil. Il était fier et content.
Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s'était répandue en plaintes amères, en reproches sanglants, en prédictions terrifiantes.
Cependant, Chico n'était pas un ingrat, comme le prétendait le digne Manuel. Seulement, sa gratitude allait—et c'était assez naturel—au seul être qui lui eût témoigné de la bonté et de l'affection: Juana.
Chaque jour, il trouvait le moyen de se faufiler dans l'auberge; il était si petit—et là, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de la vue de celle qui était tout pour lui. Il regardait Juana, vive et alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait, surveillant le service, l'oeil à tout, en avisée ménagère qu'elle était, d'instinct, malgré sa jeunesse. Et, quand il avait bien rempli ses yeux et son coeur, il s'en allait content... pour revenir le lendemain.
Quelquefois, lorsqu'elle passait à sa portée, il osait allonger la main, saisissait un coin de la basquine et la baisait dévotement.
Un jour qu'il avait mal calculé son mouvement, au lieu de la basquine, il avait effleuré le mollet. Il en était resté tout saisi. D'autant que Juana, croyant à la grossière plaisanterie de quelque client, s'était arrêtée, pâle d'indignation, en jetant un grand cri qui avait fait accourir Manuel et les serviteurs.
Piteusement, il était sorti de sa cachette et, à genoux devant elle, les mains jointes, il avait murmuré:
—C'est moi, Juana. N'aie pas peur.
Bien qu'il fût dans un état pitoyable, à ne pas prendre avec des pincettes, elle l'avait reconnu tout de suite. Elle avait même paru très contente et elle avait répondu à son père qui s'informait:
—Ce n'est rien. Je me suis heurtée contre cette table et je n'ai pu me retenir de crier comme une sotte.
Elle l'avait conduit dans un endroit écarté. Tout de suite elle l'avait pris de très haut avec lui:
—Que faisais-tu dans ce coin? Sacripant! paresseux! Comment oses-tu reparaître dans la maison que tu as abandonnée, sans un adieu, sans regrets? Ingrat!
—Je voulais te voir, Juana.
—Oui-da! Et d'où te vient ce tardif désir, après des jours et des jours d'oubli?
Très triste, il répondit:
—Je ne t'ai pas oubliée, Juana, je ne le pourrais pas d'ailleurs. Je suis venu ainsi tous les jours.
—Tous les jours! Tu veux m'en faire accroire. Pourquoi ne t'es-tu jamais montré?
—Je pensais qu'on m'aurait chassé.
Elle l'avait regardé avec un air de commisération étonnée. Et, haussant les épaules:
—Tu l'aurais, ma foi, bien mérité... Tu devrais savoir pourtant que je n'aurais pas fait cela, moi.
—Toi, Juana, oui. Mais ton père? Mais les autres?
L'argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ne doutait pas de ce qu'il disait d'ailleurs et—ce qu'elle se gardait bien d'avouer—peut-être l'avait-elle découvert plus d'une fois dans les coins où il se croyait si bien caché. Pour dissimuler son embarras, elle reprit, grondeuse:
—Dans quel état te voilà! On te prendrait pour un malandrin. Comment n'as-tu pas honte de te présenter ainsi devant moi? Ne pourrais-tu être propre, au moins?
Il baissa la tête, honteux. Une larme pointa à ses cils.
Elle vit qu'elle lui avait fait de la peine, et dit d'un ton radouci, en le regardant finement:
—N'est-ce point toi aussi qui as apporté ces fleurs que j'ai trouvées parfois sur ma fenêtre?
Il rougit et fit signe que oui de la tête.
—Pourquoi as-tu fait cela?
—Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ça m'est égal; mais, toi, je ne veux pas, tiens!... Alors, j'ai pensé que tu devinerais et que tu me pardonnerais, répondit-il sincèrement.
—C'est du joli! Comment as-tu pu parvenir jusqu'à ma fenêtre? Malheureux! n'as-tu pas réfléchi que tu pouvais te tuer et que je ne me serais jamais pardonné ta mort?
Il se sentit le coeur ensoleillé. Allons, elle n'était plus fâchée. Elle l'aimait toujours, puisqu'elle tremblait pour lui. Et, riant d'un bon rire clair:
—Il n'y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit, tiens!
—C'est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon coeur, elle aussi. N'importe, ne recommence plus... tu me remettras tes fleurs toi-même, je serai plus tranquille.
—Tu veux bien que je vienne te voir? fit-il tremblant d'espoir.
Elle eut sa petite moue de pitié dédaigneuse:
—A présent que te voilà revenu, tu ne vas pas t'en retourner, je pense? dit-elle.
—Mais ton père?
Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n'était pas cela qui l'embarrassait et trancha:
—Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non?
Il joignit les mains avec un air extasié.
—En ce cas, dit-elle, ne t'inquiète pas du reste. Tu prendras tes repas avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller décemment, et, pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens.
Il secoua la tête et ne bougea pas.
Elle pâlit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit avec des larmes dans la voix:
—Tu ne veux pas?
Et tout aussitôt, avec son petit air autoritaire et décidé, elle ajouta:
—Je ne suis donc plus ta petite maîtresse? Je ne commande plus? Tu te révoltes?
Très doucement, mais avec un air obstiné, il dit:
—Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais à travers le feu pour te voir... Mais je ne veux plus que tu me nourrisses.
Malgré elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il baissa la tête en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses petits doigts, l'obligea à relever la tête et plongea avec une grande tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se passait dans son esprit. Et elle eut cette délicatesse vraiment féminine de ne pas insister.
—Soit, dit-elle après un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quant au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n'oublie pas, si tu avais besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que je suis et resterai toujours pour toi une soeur tendre et dévouée. Me promets-tu de ne pas oublier?
Elle dit ceci avec une grande douceur et une émotion poignante. Alors, ainsi qu'il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine, et qu'il lui rendait humble hommage, il s'agenouilla et posa doucement ses lèvres sur la pointe de son petit soulier de satin.
Elle reçut l'hommage sans fausse modestie, comme un tribut dû à sa beauté et à sa bonté, mais avec un regard attendri où perçait une pointe de malice nuancée de pitié.
Lui, cependant, se redressait et disait dans un grand élan de tout son être:
—Tu es et tu seras toujours ma petite maîtresse.
Elle frappa joyeusement dans ses petites mains et, orgueilleusement triomphante:
—Viens, dit-elle, rosé de plaisir, viens voir mon père!
—Non! dit-il encore doucement.
Elle frappa du pied d'un air mutin, et moitié boudeuse, moitié curieuse:
—Qu'y a-t-il encore?
—Je ne veux pas que ton père me voie dans cet état. Je reviendrai demain et tu verras que je ne te ferai pas honte.
Comment s'arrangea-t-il? Par quel tour de force d'ingéniosité? Par quelle mystérieuse besogne accomplie fort à propos? C'est ce que nous ne saurions dire. Tant il y a que, lorsqu'il revint le lendemain, il était superbe dans son costume presque neuf, qui sans avoir rien de fastueux, comme de juste, était d'une propreté méticuleuse et d'une élégance qui faisait admirablement valoir la gracilité de la jolie miniature qu'il était.
Aussi le Chico triompha sur toute la ligne.
D'abord, il vit les yeux de la coquette Juana briller de plaisir à le voir si propre et si élégamment attifé. Ensuite, il put lire, sur les physionomies ébahies de Manuel et des serviteurs accourus, la stupeur admirative que leur causait la vue de Chico en fringant cavalier.
Depuis ce jour, il eut soin de réserver un costume coquet qu'il n'endossait que pour aller voir sa petite maîtresse, et qu'il rangeait soigneusement ensuite dans quelqu'une de ces cachettes connues de lui seul. Le reste du temps, ses haillons ne lui faisaient pas peur.
Juana n'avait eu qu'à jeter ses bras au cou de son père pour obtenir le pardon de Chico. Et, comme le bonhomme n'était pas méchant, il avait accueilli convenablement le retour de l'ingrat, comme il disait.
A la fête de Juana, et à certaines fêtes carillonnées, le Chico s'arrangeait toujours de façon à apporter quelques menus cadeaux que «petite maîtresse» acceptait avec une joie bruyante, car ils consistaient généralement en objets de toilette, et nous savons que la coquetterie était son péché mignon.
Ces jours-là, El Chico daignait accepter l'invitation à dîner de Manuel, et prenait place à la table familiale, à côté de sa maîtresse, aussi heureuse que lui.
Au coin de son âtre mourant, le Chico se remémorait tristement toutes ces choses, pendant que Juana, là-haut, s'occupait de ses hôtes.
Juana, si ignorante qu'elle fût des choses de l'amour, était bien trop fine et délurée pour ne pas avoir deviné depuis longtemps ce que le Chico se donnait tant de peine à lui cacher. Et, de fait, il n'était pas besoin d'être fort experte pour comprendre que le nain était entièrement dans sa petite main à elle.
Si elle était amoureuse ou non de Chico, c'est ce que nous verrons par la suite. Ce que nous pouvons dire c'est qu'elle était habituée à le considérer comme une chose bien à elle et exclusivement à elle. L'adulation du nain l'avait inconsciemment conduite à l'égoïsme. Elle était naïvement et sincèrement pénétrée de sa supériorité, bien pénétrée de cette pensée que, si elle était, elle, parfaitement libre de ses sentiments, libre de le choyer ou de le faire souffrir selon son caprice, il n'en pouvait être de même de lui, qui ne devait avoir aucune affection en dehors d'elle.
Sur ce point, si elle n'était pas amoureuse, elle était du moins fort exclusive, et, pour mieux dire, jalouse, au point qu'elle eût souffert à la seule pensée d'une infidélité, voire d'une préférence, même momentanée.
Mais, tout ceci, le nain l'ignorait. Car, s'il était discret elle ne l'était pas moins. Et c'était à ce moment qu'une parole de Fausta, lancée au hasard, pour sonder le terrain, était venue jeter le trouble dans son âme jusque-là peut-être résignée.
Était-il possible, à présent qu'il était riche, qu'il pût se marier comme tous les autres hommes?
Oserait-il jamais parler et comment serait accueillie sa demande? Ne soulèverait-il pas un éclat de rire général et son pauvre amour, si pur, si désintéressé, connu de tous, ne ferait-il pas un objet de dérision universelle?
Et Juana? L'aimait-elle?
Juana aimait d'amour ailleurs, et, le rival préfère, il ne le connaissait que trop.
La voix aigre et grondeuse de la duègne Barbara le tira de sa rêverie.
—Sainte Vierge! clamait la matrone, vous voulez donc vous tuer? Mais que se passe-t-il donc?
—Il ne se passe rien, ma bonne Barbara, j'ai affaire en bas et n'irai me coucher que lorsque j'aurai fini.
—Ne suis-je plus bonne à vous aider?
—J'ai besoin d'être seule. Va te coucher. Dans un instant j'irai aussi.
Chico entendit encore de vagues imprécations, le bruit sourd de savates traînant sur le carreau, puis le bruit d'une porte poussée rageusement.
Un moment de silence se fit. Juana, évidemment, s'assurait que la duègne obéissait, puis Chico perçut le bruit de petits talons claquant sur les marches de chêne sculpté de l'escalier intérieur. Il se laissa glisser de son escabeau et il attendit debout.
La jeune fille pénétra dans la cuisine. Sans, dire un mot, elle se laissa tomber dans un large fauteuil de bois, et, posant le coude sur la table, elle laissa tomber sa tête dans sa main et resta ainsi, sans un mouvement, les yeux fixés, dilatés, sans une larme.
Silencieusement, Chico s'assit devant elle, sur les dalles propres et luisantes de la cuisine, et, comme s'il eût craint pour elle le froid des dalles, il prit doucement ses petits pieds dans ses mains et les posa sur lui en les tapotant doucement.
Soit que Juana fût habituée à ce manège, soit qu'elle fût trop préoccupée, elle ne parut prêter aucune attention aux soins tendres et délicats dont il l'entourait.
Lui, sans dire un mot, la contemplait tristement de ses yeux de bon chien, et, quand il la sentait frissonner, il pressait doucement ses pieds, comme pour lui dire:
«Je suis là! Je compatis à tes douleurs.» Longtemps, ils restèrent ainsi silencieux. Enfin, il murmura d'une voix apitoyée:
—Tu souffres, petite maîtresse?
Elle ne répondit pas. Mais sans doute la chaude tendresse qui semblait émaner de lui fit se dilater son pauvre coeur meurtri, car elle laissa tomber sa jolie tête dans ses mains et se mit à pleurer doucement, silencieusement, à tout petits sanglots convulsifs.
—Pauvre Juana! dit-il encore.
Et c'était admirable qu'il eût la force de la plaindre, elle d'abord. Car il savait bien ce qu'elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi: et ses larmes retombaient sur son coeur à lui, comme des gouttes de plomb fondu. Et, poussant l'oubli de soi jusqu'à la plus complète abnégation, il prit les devants et, bravement, les larmes dans les yeux, mais un sourire stoïque aux lèvres, il dit:
—Tu l'aimes donc bien?
—Qui?
Il savait bien qu'il n'avait pas besoin de le nommer et qu'elle comprendrait quand même. Seulement la question en soi la laissa toute désemparée. Évidemment, elle ne s'était jamais interrogée elle-même, car elle écarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignés de larmes, elle dit avec une naïveté touchante:
—Je ne sais pas!
Il eut une seconde d'espoir. Si elle ne savait pas elle-même, le mal n'était peut-être pas irréparable.
Espoir très fugitif. Tout de suite l'aveu détourné jaillit spontanément, douloureux dans sa cruauté involontaire.
—Je ne sais pas si je l'aime! Mais ceux qui le poursuivent avec tant d'acharnement et qui, pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont dû l'attirer dans quelque odieux guet-apens et l'assassiner lâchement, ceux-là je les déteste. Je les déteste et ce sont des assassins... des assassins maudits... oui, maudits.
Et, en répétant ces mots avec colère, elle trépignait à coups de talons furieux, oubliant que c'était sur lui, Chico, qu'elle trépignait ainsi. Lui ne broncha pas. Il n'avait même pas senti les coups de talon pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l'écraser littéralement, il, ne s'en serait pas aperçu davantage. Il était devenu livide. Une seule pensée subsistait en lui, qui le rendait insensible à la douleur physique:
«Elle déteste et maudit ceux qui l'ont attiré dans un guet-apens! Mais j'en suis, moi, de ceux-là!... Alors, elle va me détester et me maudire aussi? Elle me chasserait de sa présence... ce serait fini, il ne me resterait plus qu'à mourir. Mourir!...»
Et, comme si ce mot avait un écho dans son esprit à elle, elle reprit en pleurant doucement:
—Je ne sais pas si je l'aime! Mais il me semble que je mourrai si je ne le vois plus.
Alors, de la voir pleurer, de l'entendre dire qu'elle mourrait, comme un enfant, il se mit à pleurer tout doucement, lui aussi. Et, en pleurant, sans savoir ce qu'il faisait, il baisait les petits pieds et les arrosait de ses larmes, et il répétait dans des sanglots convulsifs:
—Je ne veux pas que tu meures! Je ne veux pas.
Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit. Il se mit debout, et:
—Ecoute, petite maîtresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et dors bien tranquillement. Moi, je vais le chercher, et demain je te le ramènerai.
La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui l'aime et qu'elle dédaigne. Tout lui est sujet à soupçons injurieux.
—Tu sais quelque chose! cria-t-elle en le secouant rudement. C'est toi qui es venu le chercher, au fait. C'est toi qui l'as poussé à suivre don César. Qu'en a-t-on fait? Parle! mais parle donc, misérable!
—Tu me fais mal! gémit-il, sans se défendre.
Honteuse, elle le lâcha.
—Je ne sais rien, Juana, je te le jure! dit-il très doucement. Si je suis venu le chercher, c'est pour l'amour de toi.
—C'est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir! Pour l'amour de moi, tu n'aurais pas voulu aider à le meurtrir. Je suis folle... pardonne-moi.
Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien fidèle, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa tendrement.
—Que comptes-tu faire? dit-elle.
—Je ne sais pas. Mais, si quelqu'un peut le sauver, je crois que c'est moi... Je suis si petit, je passe partout et on ne se méfie pas de moi.
Brusquement elle le prit dans ses bras, et, le pressant sur son sein:
—Ah! mon Chico! mon cher Chico! si tu me le ramènes sauf, comme je t'aimerai! gémit-elle, retournant sans le savoir le fer dans la plaie.
Jamais elle ne l'avait serré dans ses bras comme elle venait de le faire. Et ce baiser qui s'adressait à un autre, il le sentait bien, lui faisait mal.
—Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espère. Me promets-tu d'aller te reposer?
—Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement.
—Il le faut pourtant... Sans quoi, demain, quand je le ramènerai, tu seras fatiguée et il te trouvera laide.
Et il souriait en disant cela, le malheureux.
Et elle eut la cruauté de dire:
—Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu'il me trouve laide.
—Et quand il sera de retour, que feras-tu? Qu'espères-tu, Juana?
Elle tressaillit et pâlit affreusement.
Qu'espérait-elle, au fait? Elle ne s'était pas posé cette question, la petite Juana.
Elle avait vu le seigneur français si beau, si brave, si étincelant et si bon aussi. Son petit coeur vierge avait battu la chamade et elle l'avait laissé faire sans se rendre compte du danger qu'il lui faisait courir.
Mais, devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait, trop tard, l'énormité à quoi aboutissait son inconséquence. Évidemment il ne pouvait être question d'union entre la fille d'un hôtelier comme elle et ce seigneur français, envoyé du roi de France.
Alors, que pouvait-elle espérer?
Le Français avait-il seulement fait attention à elle? Évidemment, elle n'existait pas pour lui, et, s'il avait eu pour elle quelques paroles de banale galanterie, c'était par pure habileté sans doute, car il n'était pas fier et il était si bon. Mais, de là à concevoir un espoir quelconque, quelle folie!
—Ramène-le vivant, fit-elle, c'est tout ce que je demande. Pour le reste, je sais bien que je n'ai rien à espérer. Le sire de Pardaillan retournera dans son pays, et, moi, je me consolerai et l'oublierai petit à petit. Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t'aimerai bien, va... Nul ne le mérite plus que toi.
Cette espérance qu'elle lui donnait, sans y croire elle-même, lui mit la joie dans l'âme, et, pour achever de l'affoler, elle se pencha sur lui, posa chastement ses lèvres sur son front et dit en le poussant doucement:
—Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tâcher de reposer un peu en t'attendant.
XXIV
SUITE DES AVENTURES DU NAIN
Le nain s'en fut à petits pas, la tête penchée sur sa poitrine, plongé dans des pensées qui l'absorbaient entièrement. Il allait sans appréhension. Qu'aurait-il redouté? Tout ce qu'il y avait de mendiants, de vagabonds dans Séville connaissaient le Chico;
Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n'est la rencontre d'une ronde de nuit. Mais il avait la vue perçante, l'ouïe très fine; il était vif et leste comme un singe, et, en cas d'alerte, l'exiguïté de sa taille lui permettait de se faire un abri de tout ce qu'il rencontrait sur sa route: borne, tronc d'arbre ou simple trou.
S'il était sans appréhensions, par contre, il était très perplexe. Remué jusqu'au fond de l'âme par la plainte de Juana disant qu'elle mourrait de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurer la portée de ses paroles, avait promis de le rechercher et de le ramener vivant, laissant ainsi entendre qu'il était persuadé que le chevalier était vivant.
Or, c'était tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons de croire que celui qu'il considérait comme un rival avait été proprement occis. Aussi, tout en marchant sous le ciel étoile, il bougonnait, l'air furieux:
«J'avais bien besoin de promettre de le chercher. Que vais-je faire maintenant? Le Français, c'est certain, à l'heure qu'il est, son corps doit rouler dans les flots du Guadalquivir, et c'est bien fait pour lui! Tiens! Pourquoi est-il venu me voler le coeur de Juana?»
Ayant ainsi manifesté ses sentiments contre son rival, il reprit le cours de ses réflexions.
«Je ne suis pas une bête, tiens! J'ai bien compris que les hommes de Centurion avaient préparé une embuscade dans la maison où je le conduisais. Si don César n'a rien trouvé, c'est que le corps a été jeté dans le fleuve.»
Il réfléchit un moment, l'index posé au coin des lèvres, sur lesquelles se jouait un sourire rusé.
«A moins que le Français ne soit enfermé dans une des caches secrètes de la maison. Tiens! c'est qu'il y en a des caches dans cette maison, et je ne les connais pas toutes. Mais pourquoi?»
Cette idée lui parut absurde.
«Non! ce n'est pas pour le relâcher que la princesse l'a attiré chez elle!» reprit-il.
Il s'arrêta un instant et réfléchit:
«Pourtant j'ai promis à Juana. Alors, que faire? Aller visiter les caches que je connais?... Et si, par malheur, je trouve le Français vivant! Il faudrait donc le prendre par la main et le conduire à petite maîtresse?... Est-ce possible?...»
Une expression d'angoisse inexprimable crispa ses traits et, farouche, il pensa:
«Je suis un homme et je suis riche, maintenant, et je suis bien fait, m'a-t-on dit, et, à part ma petitesse, je n'ai nulle infirmité ni monstruosité. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pas de moi? Juana, si grande près de moi, hélas! est toute petite à ce qu'on dit. Si elle le voulait, je ferais d'elle la femme la plus heureuse du monde. Je l'aime tant! Oui, mais suis petit, voilà! Alors personne ne veut de moi, elle pas plus qu'une autre. Pourquoi? Parce que le monde se moquerait de la femme qui oserait prendre pour époux un nain!...»
Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et, de nouveau, la lutte reprit dans cette conscience aux abois:
«La princesse, qui est une savante, m'a dit qu'on atteignait les gens plus sûrement en les frappant dans leurs affections qu'en les frappant eux-mêmes. Juana m'a dit qu'elle mourrait si ce Français de malheur ne revenait pas. C'est moi qui l'ai conduit à la mort, le Français, et Juana, sans le savoir, m'a traité d'assassin. Si Juana meurt, comme elle l'a dit, c'est donc moi qui l'aurai tué et je serai deux fois assassin. Et cela, est-ce possible? Et pourtant!... Si Juana meurt, je meurs. Si je lui amène le Français, elle vit, et, moi, je meurs quand même... Je meurs de désespoir et de jalousie... De quelque manière que je me retourne, c'est moi qui suis frappé. Pourquoi? Quel crime ai-je commis?»
Et, tout d'un coup, avec une résolution farouche:
«Eh bien, non!... Mourir pour mourir, du moins qu'elle ne soit pas à un autre. Que le Français maudit disparaisse à tout jamais... Je ne ferai rien pour le sauver... Je le tuerai plutôt de mes faibles mains!... Et puis, qui sait? Après tout, Juana l'a dit aussi, elle oubliera peut-être, et elle m'aimera, comme avant, elle me l'a promis. Je n'en demande pas davantage...»
C'était la condamnation définitive de Pardaillan que le petit homme décidait là.
Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignit bientôt la maison des Cyprès.
Il s'en fut droit à la porte et, avec précaution, il essaya de l'ouvrir. La porte résista. Il eut un sourire.
«La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermées maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s'agit d'être prudent. Tiens! je n'ai pas envie d'aller rejoindre le Français au fond du fleuve.»
Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons. Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cyprès qui touchait le mur. Il fit tournoyer la corde et la lança contre l'arbre. A la seconde tentative, les crampons se prirent dans les branches de l'arbre. Il tira sur la corde: elle tint bon.
Alors, il se mit à grimper avec la souplesse d'un jeune chat. Bientôt, il fut dans l'arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa glisser à terre.
Prudemment, il se dirigea vers le cyprès où il avait caché son trésor. Il prit le sac de Fausta, auquel il avait attaché la bourse de don César. Quelques minutes plus tard, il était hors de la maison, ayant parfaitement réussi son expédition.
Il replaça la corde, où il l'avait prise et se dirigea droit vers le fleuve, non sans s'assurer, d'un coup d'oeil circulaire, que nul ne l'observait.
On avait construit là une sorte de quai à pic, au fond duquel, maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaient lentement. A une faible distance du sol, et hors de l'atteinte des eaux, il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille de fer dont les barreaux croisés étaient énormes et très rapprochés.
El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et, avec une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouva bientôt cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, scié depuis longtemps sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fit une ouverture carrée au travers de laquelle un homme mince et petit n'aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser très facilement, après avoir remis le barreau en place.
Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûte très basse, bien que le nain pût s'y tenir droit. Ce couloir était coupé en différents endroits par des murs épais qui étaient chargés d'arrêter les incursions indiscrètes. Seulement, dans chacun de ces murs, des ouvertures avaient été ménagées, habilement dissimulées et actionnées au moyen de ressorts cachés, dont Fausta ignorait l'existence, sans quoi elle n'eût pas manqué de prendre les précautions nécessaires pour se mettre à l'abri d'une irruption inattendue.
El Chico paraissait connaître à merveille tous les tours et détours du souterrain ainsi que les différentes manières d'ouvrir les portes secrètes, car il allait sans hésitation. Comment connaissait-il ces secrets? Par hasard sans doute. Le nain avait dû découvrir fortuitement la première ouverture. Faible comme il était, sans appui, à la merci du premier venu, il avait compris qu'il pouvait se créer là une retraite sûre, que nul ne pourrait soupçonner. Il n'avait pas hésité et s'était installé aussitôt. Comme il était intelligent et observateur, il n'avait pas tardé à soupçonner qu'il devait y avoir autre chose que le cul-de-sac qu'il avait découvert. Et il s'était mis à le chercher. Durant des mois, durant des années, il avait ainsi longuement, patiemment étudié son domaine, pierre à pierre. Et, favorisé par le hasard sans doute, il avait peu à peu découvert la plus grande partie des ouvertures secrètes de ces substructions.
Après avoir fait pivoter ou s'enfoncer des pans de muraille qui se redressaient derrière lui, après avoir ouvert, rien qu'en les touchant, de monstrueuses portes de fer qui se refermaient d'elles-mêmes sur lui, il parvint au pied d'un petit escalier de pierre très étroit et très raide. Il était dans l'obscurité la plus complète, mais il n'en paraissait nullement gêné et se dirigeait avec autant de facilité que s'il avait été éclairé.
Il grimpa une dizaine de marches et ne s'arrêta que lorsque son front vint heurter la voûte. Alors, il se pencha sur les marches et chercha des doigts, à tâtons. Un déclic se fit entendre, la dalle placée au-dessus de sa tête se souleva d'elle-même et sans bruit. Avant de monter les deux dernières marches, il chercha dans une autre direction. Un nouveau déclic se fit entendre. Alors seulement il franchit les dernières marches et pénétra dans un caveau, en disant tout haut, comme ont coutume de faire les personnes qui vivent seules:
«Enfin, me voici chez moi!»
Et, sans se retourner, certain que la dalle se refermerait d'elle-même, il fit deux pas et s'accroupit devant une des parois du caveau. Il toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnée par le ressort qu'il avait déclenché avant d'entrer, la plaque bascula, et, avec elle, toute la maçonnerie sur laquelle elle était cimentée.
Cela fit une excavation si basse qu'il dut baisser la tête pour la franchir. Il alluma une chandelle, dont la lueur vacillante éclaira faiblement le trou dans lequel il venait de pénétrer.
C'était un petit réduit, pratiqué dans l'épaisseur de la muraille. Ce réduit pouvait avoir six pieds de long sur trois de large. Il était assez haut pour qu'un homme de taille moyenne pût s'y tenir debout. Il y avait là-dedans une caisse élevée sur quatre pieds qui l'isolaient du sol, recouvert de sable fin. La caisse était bourrée de paille fraîche, et, sur cette paille, deux petits matelas étaient étendus. Des draps blancs et des couvertures achevaient de lui donner l'apparence d'un lit confortable.
Il y avait une autre caisse aménagée comme un buffet. Il y avait un petit coffre solide, muni de grosses serrures, s'il vous plaît, une petite table, deux petits escabeaux, de menus ustensiles de ménage, tout cela reluisant de propreté. On eût dit l'intérieur d'une poupée.
C'était le palais d'El Chico. Le réduit était aéré par un soupirail devant lequel El Chico avait installé lui-même et rudimentairement un volet de bois.
Ayant allumé sa chandelle, le nain eut la précaution de pousser le volet. Mais il ne referma pas la plaque qui masquait l'entrée de sa demeure. Il était si sûr que nul ne le pouvait surprendre par là!
Ce que Fausta appréhendait si vivement s'était réalisé. Pardaillan n'était pas mort par le poison.
Après quelques heures d'un sommeil qui ressemblait à la mort, le réveil se fit très lentement. Pardaillan se mit sur son séant et considéra d'un oeil trouble l'étrange lieu où il se trouvait. Sous l'influence des émanations soporifiques dont l'air avait été saturé, son cerveau engourdi subissait comme une sorte d'ivresse qui abolissait la mémoire et paralysait l'intelligence.
Peu à peu, ces effets stupéfiants se dissipèrent, le cerveau se dégagea, la mémoire lui revint; il retrouva toute sa conscience, et, avec elle, il retrouva ce sang-froid qui le faisait si redoutable.
Il ne fut d'ailleurs pas étonné de se voir vivant.
Pardaillan pensait—et du diable s'il savait pourquoi—qu'il échapperait au hideux supplice que lui réservait Fausta. Le pensant, il le disait sans même songer aux conséquences fâcheuses que sa franchise pouvait avoir.
Donc, ayant recouvré ses esprits, il ne fut pas étonné de voir qu'il avait échappé au poison. Il gouailla:
«Mme Fausta joue vraiment de malheur avec moi! Son poison a fait long feu. Je le lui avais bien dit. Maintenant, il ne me reste plus qu'à réaliser la seconde partie de ma prédiction qui est, si j'ai bonne mémoire, que je dois sortir d'ici avant que la faim et la soif ne m'aient terrassé, ainsi qu'en a décidé cette bonne Mme Fausta qui me comble vraiment de ses attentions.»
Sortir d'ici, comme disait si simplement le chevalier, apparaissait pourtant comme une entreprise plutôt énergique. Il n'y pensa pas un instant et murmura:
«Voyons! depuis ce matin, je me débats dans une foule de lieux divers qui sont des merveilles de mécanique, comme dit M. d'Espinosa.
«Ce serait bien du diable si ce tombeau n'était pas quelque peu machiné. Au surplus, je connais ma Fausta, et il me paraît invraisemblable qu'elle ne se soit pas réservé quelque voie secrète où il lui soit possible de s'assurer qu'elle me tient toujours. Cherchons donc.»
Et il se mit à chercher méthodiquement, minutieusement, patiemment, autant que cela lui était possible dans la nuit opaque qui l'enveloppait.
Mais, depuis la veille, il n'avait pris aucun repos. Sans doute, aussi, le narcotique avait affaibli ses forces, car il dut s'arrêter au bout de quelques instants.
«Diable! fit-il, m'est avis que voilà une recherche qui pourrait être plus laborieuse que je ne le jugeais de prime abord. C'est le poison de Mme Fausta qui casse ainsi les jambes? Ne nous épuisons pas, laissons l'effet se dissiper entièrement en nous reposant un peu.»
Ayant décidé, faute de siège, il s'assit sur son manteau plié sur les dalles et attendit le retour de ses forces.
Après un repos assez long, il jugea ses forces suffisantes pour reprendre son travail.
Et, tout à coup, au lieu de se lever, il se coucha tout de son long, l'oreille collée contre les dalles. Il se redressa presque aussitôt et, restant à terre, appuyé sur ses mains, avec un sourire narquois, il murmura:
«Par Dieu! ou je me trompe fort, ou voici qui va m'éviter de longues recherches. Si c'est Mme Fausta qui, pour en finir, m'envoie...»
Il s'interrompit, la sueur de l'angoisse au front.
«S'ils sont plusieurs, et c'est probable, songea-t-il, aurai-je la force de lutter?»
Il s'accroupit sur les talons et se mit silencieusement à faire jouer les articulations de ses bras.
«Bon! fit-il avec un sourire de satisfaction, s'ils ne sont pas trop nombreux, on pourra peut-être s'en tirer.»
Et il se rencogna contre le mur, l'oreille tendue, l'oeil attentif, prêt à l'action. Il vit une dalle, là, devant lui, osciller légèrement. Vivement, il s'approcha, se cala solidement sur les genoux et attendit.
Maintenant, la dalle, poussée par une main invisible, se soulevait lentement et, en se soulevant, elle masquait Pardaillan accroupi. Sans bouger de sa place, il tendit ses mains, prêtes à se refermer sur le cou de l'ennemi qu'il attendait là, à l'orifice du trou béant.
Ses mains ne s'abattirent pas.
Au lieu des hommes armés qu'il attendait, Pardaillan, étonné, vit surgir un petit diable qu'il reconnut aussitôt, car il murmura avec ébahissement:
«Le nain!... Est-il seul? Que vient-il faire ici?»
Comme s'il eût voulu le renseigner, le nain s'écria à haute voix:
«Enfin! Me voilà chez moi!»
«Chez lui! pensa Pardaillan en regardant autour de lui. Il ne couche pourtant pas dans ce tombeau.»
La dalle se refermait automatiquement, mais il ne s'en occupait plus maintenant. Il avait changé d'idée. Il n'avait d'yeux que pour El Chico.
El Chico, qui avait commis une grave imprudence en ne se retournant pas, ouvrait la porte—si l'on peut ainsi dire—de son logis et allumait sa chandelle.
«Ah! ah! fit Pardaillan émerveillé, voici donc ce qu'il appelle son chez lui! Du diable si j'aurais jamais trouvé le secret de ces ouvertures. Mais voici un petit bout d'homme que je ne serais pas fâché d'étudier d'un peu près!»
El Chico avait—deuxième imprudence—laissé sa porte ouverte. En rampant, Pardaillan s'approcha de l'ouverture et jeta un coup d'oeil indiscret dans l'intérieur. Il ne put s'empêcher d'éprouver une sorte d'admiration pour l'ingéniosité déployée par le petit homme dans l'aménagement de son mystérieux retrait.
Emporté par son coeur généreux, Pardaillan oubliait ses préventions contre le nain qu'il soupçonnait véhémentement d'avoir participé à le mettre dans la situation précaire où il se trouvait. Sa bonté naturelle faisait taire son sentiment et il n'éprouvait plus qu'une immense pitié pour le pauvre petit déshérité.
Le nain s'était assis devant sa table et il tournait le dos à l'ouverture par laquelle Pardaillan pouvait l'observer à loisir. Chico était du reste à mille lieues de soupçonner qu'on l'épiait.
Après être resté un long moment pensif, il allongea la main vers le sac et le vida sur la table.
«Peste! songea Pardaillan en entendant le bruit de l'or remué, ce petit mendiant est riche comme feu Crésus. Où a-t-il pris cet or?»
«Les cinq mille livres y sont bien. La princesse n'a pas menti», dit Chico, comme pour le renseigner.
«De mieux en mieux, se dit Pardaillan, il est cousu d'or et il connaît des princesses!»
Une idée lui passant soudain par l'esprit, une lueur de colère s'alluma dans son oeil.
«Triple sot! fit-il. Cette princesse, c'est Fausta... Cet or, c'est le prix de mon sang... C'est pour toucher cet or que ce misérable avorton m'a conduit dans le traquenard où j'ai donné, tête baissée!»
Le nain replaça son or dans le sac qu'il ficela solidement, puis il alla à son coffre, en tira une poignée de pièces d'argent qu'il déposa sur la table. Il vida ensuite la bourse qu'il tenait de la générosité de don César et fit son compte à haute voix.
«Cinq mille cent livres, plus quelques réaux», dit-il.
«Il a l'air lugubre, pensa le chevalier. Cinq mille livres constituent pourtant un assez joli denier. Serait-ce un avare?»
«Je suis riche! riche! répéta le Chico d'un air morne. Et, avec colère: à quoi me sert cette fortune? Juana ne voudra jamais de moi, puisqu'elle aime le Français!»
«Oh! diable! s'écria Pardaillan dans son for intérieur. Voici du nouveau, par exemple! Je commence à comprendre maintenant. Ce n'est pas un avare, c'est un amoureux... et un jaloux. Pauvre petit diable!»
«Et le Français est mort!» continua le Chico.
«Je suis mort? Je veux bien, moi!...»
«Que vais-je faire de tout cela?... Puisque je ne puis avoir Juana, eh bien, j'emploierai cet or en cadeaux pour elle. Il y a de quoi en acheter, des bijoux et des casaques richement brodées, et des robes, et des écharpes, et des mantilles, et des mignons souliers...»
Il rayonnait, le Chico.
«Où diable l'amour va-t-il se nicher?» pensa Pardaillan.
La joie du nain tomba soudain. Il râla:
«Non! Je ne veux même pas avoir cette joie. Juana s'étonnerait de me voir si riche. C'est qu'elle est fine, tiens! Elle devinerait peut-être d'où m'est venue ma richesse. Elle me chasserait, elle me jetterait mes cadeaux au visage en me traitant d'assassin!»
Et, d'un geste furieux, il balaya le sac qui alla rouler sur les dalles.
«Tiens! tiens! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla, il me plaît ce petit bout d'homme!»
Le Chico allait et venait avec agitation dans son petit réduit. Il s'arrêta devant l'ouverture, l'oeil perdu dans le vague, le sourcil froncé, et murmura:
«Assassin... Juana l'a dit: je suis un assassin... Au même titre que ceux qui ont tué le Français... plus... Tiens, sans moi, il ne serait pas mort. Je n'avais pas pensé à cela, moi. La jalousie me rendait fou... Et, maintenant, je comprends, et je me fais horreur!...»
Pardaillan suivait avec une attention passionnée les phases du combat qui se livrait dans l'esprit du nain.
Celui-ci reprit à haute voix le cours de ses réflexions coupées par les apartés du chevalier:
«Le Français n'est peut-être pas mort? Il est peut-être encore possible de le sauver. Je l'ai promis à Juana!»
«Je ne pensais pas que cette petite Juana pût s'intéresser si vivement à moi!»
«Si le Français est mort, Juana mourra et, moi, je mourrai de la mort de Juana.»
«Mais non, mais non! Je ne veux pas toutes ces morts sur ma conscience, morbleu!»
«Si le Français est vivant et que je le sauve...»
«Ceci est mieux!... Voyons que fais-tu en ce cas?»
«Juana sera heureuse... Le Français l'aimera. Combinent ne pas l'aimer? Elle est si jolie!»
«La peste soit des amoureux! Ils sont tous les mêmes! Ils se figurent que l'univers entier n'a d'yeux que pour l'objet de leur flamme.»
«Le Français l'aimera et alors je mourrai.»
«Encore! Décidément, c'est une manie!»
«Qu'importe après tout! Est-ce que je compte? J'aurai réparé le mal que j'aurai fait. Je ne serai plus un assassin. Ma maîtresse me devra son bonheur.»
«Superbe idée, par ma foi!»
«C'est dit. Je vais fouiller toutes les caches que je connais.»
«Bon! Tu n'iras pas loin», dit Pardaillan en riant sous cape.
Et, sans faire de bruit, il se retira au fond du cachot, s'enroula dans son manteau, s'étendit sur les dalles et parut dormir profondément.
«Si je ne le trouve pas... s'il est mort... demain j'irai le réclamer à la princesse», continua le nain. Il grommela encore quelques mots vagues, et brusquement éteignit sa chandelle et sortit en disant:
«Allons!»
Tout de suite, la tache noire que faisait Pardaillan étendu sur les dalles blanches attira ses regards. Il frissonna:
«Le Français!»
Il blêmit et se sentit défaillir. Il ne s'attendait pas à le trouver si vite... Là surtout... Il s'inquiéta:
«Comment ne l'ai-je pas vu en entrant? Ah! oui, la dalle le masquait et je ne me suis pas retourné.
Aussi, comment supposer... Et moi qui ai parlé tout haut!...»
Il s'approcha doucement de Pardaillan qui le guignait du coin de l'oeil, tout en paraissant profondément endormi.
«Serait-il mort?» songea le nain.
Cette pensée le fit frémir, sans qu'il eût pu dire si c'était de joie ou d'appréhension. Entre le mal et le bien, la lutte avait été longue et rude. Maintenant, le bien triomphait définitivement; il était bien résolu à sauver son rival, et, cependant, on l'eût fort étonné en lui disant qu'il accomplissait un acte héroïque.
Il s'approcha encore de Pardaillan et il perçut le bruit rythmé de sa respiration.
«Il dort!» fit-il.
Et, malgré la jalousie qui le déchirait, il ne put se tenir de rendre un hommage mérité à son rival, car il murmura en hochant doucement la tête:
«Il est brave. Il dort et il doit cependant savoir ce qui l'attend et qu'il peut être frappé pendant son sommeil. Oui, il est brave, et c'est peut-être pour cela que Juana l'aime.»
El Chico ne se doutait pas que celui dont il admirait la bravoure, tout en feignant de dormir, l'admirait lui-même pour une bravoure qu'il ne soupçonnait pas.
XXV
OU LE CHICO SE DÉCOUVRE UN AMI
Le nain se pencha sur le chevalier et le toucha à l'épaule. Celui-ci feignit de se réveiller en sursaut. Il le fit d'une manière si naturelle qu'El Chico s'y laissa prendre. Pardaillan se mit aussitôt sur son séant, et, ainsi placé, il dominait encore d'une bonne moitié de tête le nain debout devant lui.
—Le Chico! s'exclama Pardaillan, étonné. Te voilà donc prisonnier aussi, pauvre petit!
—Je ne suis pas prisonnier, seigneur Français, dit le Chico avec gravité.
—Tu n'es pas prisonnier! Mais, alors, que fais-tu ici, malheureux? N'as-tu pas entendu! c'est la mort, une mort hideuse, qui nous attend.
Le Ohico parut faire un effort, et, d'une voix sourde:
—Je suis venu vous chercher, pour vous sauver!
—Pour me sauver? Ah! diable!... Tu sais donc comment on sort d'ici, toi?
—Je le sais, seigneur. Tenez, voyez!
En disant ces mots, le Chico s'approchait de la porte de fer et, sans chercher, il appuyait sur un des nombreux clous énormes qui rivaient les plaques épaisses. La dalle s'était soulevée sans bruit.
—Voilà! dit simplement le Chico.
—Voilà! répéta Pardaillan avec son air le plus naïf. C'est par là que tu es venu pendant que je dormais?
Le Chico fit signe que oui de la tête.
—Je n'ai rien entendu. Et c'est par là que nous allons nous en aller?
Nouveau signe de tête affirmatif.
—Il vaudrait mieux partir tout de suite, seigneur, dit le Chico.
—Nous avons le temps, dit Pardaillan avec flegme. Tu savais donc que j'étais enfermé ici? Car tu m'as bien dit, n'est-ce pas, que tu étais venu me chercher?
—Je l'ai dit. La vérité est que, si je vous cherchais, j'ignorais que vous fussiez ici.
—Alors, pourquoi y es-tu venu? Qu'y fais-tu?
Toutes ces questions mettaient le nain dans un cruel embarras. Pardaillan ne paraissait pas le remarquer.
—C'est ici mon logis, tiens! lâcha El Chico.
Il n'avait pas plus tôt dit qu'il regrettait ses paroles.
—Ici? dit Pardaillan incrédule. Tu veux rire! Tu ne loges pas dans cette manière de sépulture?
Le nain fixa le chevalier. El Chico n'était pas un sot. Il haïssait Pardaillan, mais sa haine n'allait pas jusqu'à l'aveuglement. S'il avait pu, il aurait tué Pardaillan en qui il voyait un rival heureux, et il n'eût éprouvé aucun remords de ce meurtre. Il avait cependant senti ce qu'il y avait de bas dans le fait de conduire son rival à la mort pour une somme d'argent.—Et lui, pauvre diable, vivant de rapines ou de charité, il avait rejeté avec dégoût cet or primitivement accepté!
Il eut honte d'avoir hésité et, à la question de Pardaillan, répondit franchement:
—Non, mais je loge ici.
Et il démasqua l'ouverture de son réduit et alluma sa chandelle. Pardaillan, qui avait sans doute son idée, pénétra derrière lui.
—Bon! fit-il, on se voit les yeux. C'est déjà mieux.
Avec un naïf orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieux éclairer les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu'en même temps il éclairait en plein le sac d'or étalé sur les dalles.
—C'est merveilleux! admira le chevalier avec une complaisance qui fit rougir de plaisir le nain. Mais comment peux-tu vivre ainsi dans cette manière de tombeau?
—Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pas toujours tendres pour moi. Ici, je suis en sûreté.
Pardaillan le considéra avec une expression apitoyée.
—On ne vient jamais te déranger? fit-il, indifférent.
—Jamais!
—Ceux de la maison, là-haut?
—Non plus. Personne ne connaît cette cache. Tiens! il y en a des caches dans la maison que nul ne connaît, hormis moi.
Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s'assit gravement à terre.
Et, sans savoir pourquoi, le Chico désemparé fut touché de ce geste, comme il avait été touché du compliment sur son logis. Il lui semblait que ce seigneur si brave et si fort ne consentait à s'asseoir ainsi sur les dalles froides que pour ne pas l'écraser de sa superbe taille, lui, Chico, si petit. Il croyait n'éprouver que de la haine pour ce rival, et il était tout effaré de sentir la haine s'effacer; il était stupide de sentir poindre en lui un sentiment qui ressemblait à de la sympathie; il en était stupide et indigné contre lui-même aussi. Sans trop savoir ce qu'il disait, peut-être pour cacher ce trouble étrange qui pesait sur lui, le petit homme dit:
—Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi.
—Bah! rien ne presse. Et, puisque personne ne connaît cette cache, comme tu dis, nul ne viendra nous déranger. Nous pouvons bien causer un peu.
—C'est que... je ne peux pas vous faire sortir par où je passe d'habitude, moi.
—Parce que?
—Vous êtes trop grand, tiens!
—Diable! Alors? Tu connais un autre chemin par où je pourrai passer? Oui!... Tout va bien.
—Oui, mais, par ce chemin, nous pourrons rencontrer du monde.
—Ces souterrains sont donc habités?
—Non, mais quelquefois il y a des hommes qui se réunissent là-dedans... Aujourd'hui, justement, il y a une réunion.
—Qu'est-ce que ces hommes, et que font-ils? demanda curieusement le chevalier.
—Je ne sais pas, seigneur.
Ceci fut dit d'un ton sec. Pardaillan vit qu'il savait, mais qu'il n'en dirait pas plus long. Il était inutile d'insister. Il eut un léger sourire et poursuivit:
—Sais-tu que j'étais condamné à mort? Oui. Je devais mourir de faim et de soif.
Le nain chancela. Une teinte livide se répandit sur son visage.
—Mourir de faim et de soif, bégaya-t-il en frissonnant. C'est horrible!
—En effet. Tu n'aurais pas imaginé cela, toi? C'est une idée d'une princesse de ma connaissance... que tu ne connais pas, toi, heureusement pour toi...
En disant ces mots sur un ton très naturel, Pardaillan souriait doucement. Pourtant, le nain rougit. Il lui semblait que l'étranger voulait lui faire sentir de quelle abominable action il s'était fait le complice. Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant que des choses qu'il n'avait jamais soupçonnées jusque-là se levaient dans son esprit éperdu, Et il considérait avec un respect mêlé d'une terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoir l'air, en souriant d'un air railleur, disait très simplement des choses très simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête des idées confuses, qu'il ne comprenait pas très bien et qui heurtaient ses idées accoutumées. Pourquoi, puisqu'il le haïssait, pourquoi la pensée de l'affreux supplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, le soulevait-elle d'horreur et de dégoût? Pourquoi? Qu'y avait-il donc en lui?
Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinités secrètes qui font que, sans se connaître, elles se devinent et s'apprécient à leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de bonnes raisons de croire qu'il lui devait d'avoir été placé dans la situation critique où il se trouvait. Pourquoi n'éprouvait-il aucune colère contre lui? Pourquoi n'éprouva-t-il que de la pitié? Pourquoi conçut-il instantanément le projet d'arracher cette petite créature inconnue à l'affreux désespoir où il la voyait sombrer? Pourquoi?
Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l'intuition que cette raillerie aiguë, cette ingénuité narquoise n'étaient qu'un masque? Comment devina-t-il que, sous ce masque, se cachaient la bonté, la pitié, la générosité, le désintéressement? Pourquoi, alors qu'il croyait n'avoir que de la haine au coeur, se sentait-il attiré vers cet homme détesté? Pourquoi enfin—et ceci paraîtra peut-être une contradiction?—pourquoi ce sourire railleur avait-il le don de l'exaspérer, malgré qu'il vit qu'il n'y avait que bonté dessous? Pourquoi? Nous constatons. Nous ne nous chargeons pas d'expliquer.
Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico était un peu comme un pur-sang sauvage aux mains d'un écuyer consommé: il a beau se cabrer et ruer, la main souple et ferme, sans avoir besoin de recourir à la cravache, l'oblige à se calmer et à suivre docilement le chemin par où elle veut le faire passer.
Voyant qu'il se taisait, le chevalier reprit, soudain grave:
—Tu vois de quel épouvantable supplice tu me sauves! Je ne suis pas riche, Chico, mais tout ce que j'ai, à compter d'aujourd'hui, t'appartient. Je veux que tu sois comme un petit frère pour moi. Tu n'auras plus besoin de te terrer comme une bête. Le chevalier de Pardaillan veillera sur toi, et sache qu'il faut respecter ceux qu'il aime et estime. Voici ma main, Chico.
En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et, dans ses yeux, il y avait comme une lueur de malice.
Le nain hésita une seconde. Un instinct particulier lui fit-il deviner l'imperceptible malice... Aussi vivement, et comme s'il eût eu peur de se brûler au contact de cette main qui se tendait à lui, largement ouverte, il cacha la sienne derrière son dos.
Pardaillan ne se fâcha pas. La pointe de malice du regard s'accentua d'un léger sourire.
—Holà! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grand seigneur pour serrer la main que voici? Peste! mon cher, sais-tu qu'ils sont très rares ceux à qui je la tends ainsi.
—Ce n'est pas cela, balbutia le nain, sans trop savoir ce qu'il disait.
—Touche là, en ce cas!... Non?... Serait-ce que tu te crois indigne de serrer ma main?
Le Chico regarda le chevalier en face, et, d'une voix qui tremblait de honte... ou de fureur:
—Et si cela était? fit-il d'un air de bravade.
—Oh! oh! Quoi? tu es indigne? Tu n'es pas le brave garçon que je croyais? Quel crime as-tu donc commis?
Le nain, qui, jusque-là, s'était contenu, tiraillé qu'il était par des sentiments contraires, éclata soudain.
—Je ne veux pas de votre amitié, cria-t-il, farouche. Je ne veux pas de votre protection, ni toucher votre main. Je ne veux rien de vous, rien, rien... C'est moi qui vous ai conduit ici, et je savais qu'on voulait vous tuer... Et on m'avait payé pour cette besogne... Oui, on m'avait donné cinq mille livres... et, tenez, les voici! ajouta-t-il en poussant d'un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, à demi éventré, aux pieds de Pardaillan, devant qui les pièces d'or s'éparpillèrent.
—Tu as fait cela? gronda Pardaillan.
—Je l'ai fait, tiens! puisque je le dis! fit le nain en soutenant fièrement son regard.
—Ah! tu as fait cela! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta prière, ta dernière heure est venue.
Et, sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêles épaules d'El Chico, qui ployèrent. Devant la pitié qui éclatait parfois très visible sur le visage du chevalier, le nain s'était trouvé paralysé, indécis, ne sachant quelle contenance garder. Devant le sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son coeur, car, malgré sa petite taille et sa faiblesse, il n'en était pas moins très chatouilleux.
Devant la colère et la menace—réelles et simulées—il retrouva le calme qui lui avait fait défaut jusque là.
Il ne fit pas un geste de défense. Peut-être venait-il de trouver en un éclair la solution vainement cherchée jusqu'alors: mourir étouffé, broyé par son ennemi. Mourir, oui!... Mais, du même coup, son ennemi était perdu aussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain? La dalle du cachot, il est vrai, était soulevée.
Mais après? L'escalier aboutissait à un cul-de-sac d'où il lui serait impossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait la paroi. Il n'aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et le nain ne pouvait se tenir d'éprouver un certain dédain pour ce rival si fort, si brave... mais si faible d'esprit qu'il ne comprenait pas qu'en tuant le nain maintenant il se condamnait lui-même.
Oui, décidément, c'était là la bonne solution. Mais... Mais il arriva que le rival abhorré relâcha son étreinte. Il arriva que l'ironie du regard avait fait place à une telle douceur, il arriva que cette physionomie, l'instant d'avant si menaçante et si terrible, exprima une telle bonté, une telle mansuétude, que le Chico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble le reprendre, et, emporté malgré lui, comme il aurait crié: «Prenez garde!», il dit doucement, sans chercher à se dégager:
—Si vous me tuez, comment sortirez-vous d'ici?
—Peste! c'est, par ma foi, très juste, ce que tu dis là! Et moi qui n'y pensais plus! Mais, sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan.
Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant, l'affolant sourire recommençait à se dessiner... Alors, le Chico regretta. Et, comme s'il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant, il dit rudement:
—Venez donc. Et, quand je vous aurai sauvé, moi, vous pourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas à éviter le coup dont vous me menacez. «Ce sera la délivrance!» ajouta-t-il pour lui.
—Tu souhaites donc la mort?
Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bas cependant: il avait entendu quand même, le diabolique personnage. S'il voulait mourir, c'était son affaire, tiens!
—Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l'heure il sera trop tard.
—Un instant, que diable! Je veux savoir, d'abord, pourquoi tu m'as conduit à la mort.
Une flamme jaillit des yeux de Chico, plantés droit sur les yeux de Pardaillan, et il exhala sa haine dans ce cri puéril:
—Parce que je vous déteste! je vous déteste!
—Tu me détestes tant que ça, goguenarda Pardaillan, de plus en plus narquois.
—Je vous déteste tant que, si je n'avais promis de vous sauver, je vous tuerais! grinça le petit homme.
—Tu me tuerais! railla Pardaillan, oui-da! Et avec quoi, pauvre petit?
Le nain bondit jusqu'à son lit et en tira une dague cachée entre les deux matelas.
—Avec ceci! cria-t-il en brandissant son arme.
—Tiens! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c'est ma dague!
—Oui, dit El Chico, avec une violence qui voulait être du cynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l'ai volée! volée! volée!
Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver une âpre jouissance à se cingler avec.
—Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort, tue-moi, dit Pardaillan très calme.
Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine curiosité, eût-on dit.
Fou de fureur, le nain leva le bras.
Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement, bien en face. Le bras du nain s'abattit dans un geste foudroyant. Mais ce fut pour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et il gémit:
—Je ne veux pas! Je ne veux pas!
—Pourquoi?
—Parce que j'ai promis...
—Tu as déjà dit cela. A qui as-tu promis, mon enfant?
Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier prononça ces paroles. La voix était si chaude, si caressante; il se dégageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissants qu'El Chico en fut remué jusqu'au fond des entrailles. Son pauvre petit coeur se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu'une plainte monotone s'exhalait de ses lèvres crispées:
—Je suis trop malheureux! trop malheureux! trop!
«Bon! pensa Pardaillan, il pleure: le voilà sauvé!»
Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite tête baignée de larmes sur sa large poitrine, et, avec des gestes tendrement fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec des paroles réconfortantes.
Et le nain qui, de sa vie, ne s'était connu un ami, qui n'avait jamais senti une affection se pencher sur sa détresse, se laissait faire, ému d'une émotion infiniment douce, émerveillé de sentir au contact de ce coeur noble et généreux germer en lui la fleur d'un sentiment fait de gratitude attendrie et d'affection naissante.
Doucement, El Chico se dégagea et regarda Pardaillan comme s'il ne l'avait jamais vu. Il n'y avait plus ni colère ni révolte dans les yeux du petit homme. Il n'y avait plus cette expression de morne désespoir qui avait ému le chevalier. Il n'y avait plus dans ces yeux qu'un étonnement prodigieux: étonnement de ne plus se sentir le même, étonnement de ne pas reconnaître celui dont le contact avait suffi pour opérer en lui une métamorphose qui le stupéfiait.
—Là! fit joyeusement Pardaillan, c'est fini, n'est-ce pas? Tu vois que je ne suis pas aussi mauvais diable que tu croyais. Allons, donne ta main et soyons bons amis.
Et, de nouveau, il tendit sa main à El Chico, qui baissa la tête, et, honteux, murmura:
—Malgré ce que j'ai fait et dit, vous voulez...
—Donne-moi ta main, te dis-je, insista Pardaillan sérieux. Tu es un brave garçon, El Chico, et, quand tu me connaîtras mieux, tu sauras que je dis bien rarement ce que je viens de te dire.
Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, où elle disparut, et murmura:
—Vous êtes bon!
—Chansons! bougonna Pardaillan, j'y vois clair, voilà tout. Parce que tu ne te connais pas toi-même, il ne s'ensuit pas que je ne te connais pas, moi.
—Vous me connaissez! s'écria-t-il très étonné. Qui vous a renseigné?
Gravement, Pardaillan leva un doigt, et, souriant, comme on sourit à un enfant:
—Mon petit doigt! fit-il.
El Chico ouvrit de grands yeux, et considéra son interlocuteur avec crainte. L'impulsion qui le poussait vers lui lui paraissait tellement surnaturelle qu'il n'était pas éloigné de le croire un peu sorcier.
—Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Et n'oublie pas que je sais tout. Voyons, pourquoi as-tu voulu me faire tuer? Tu étais jaloux, n'est-ce pas?
Le nain fit signe que oui.
—Bien. Comment s'appelle-t-elle? Ne fais pas la bête, tu me comprends très bien. Si tu ne la nommes pas, je vais la nommer moi-même... Mon petit doigt est là pour me renseigner.
Le nain se résigna et laissa tomber ce nom:
—Juana.
—La fille de l'hôtelier Manuel? Il y a longtemps que tu l'aimes?
—Depuis toujours, tiens!
—Lui as-tu dit que tu l'aimais?
—Jamais! s'écria El Chico scandalisé.
—Si tu ne le lui dis pas, comment veux-tu qu'elle le sache, nigaud? fit Pardaillan amusé.
—Je n'oserai jamais.
—Bon! le courage te viendra un jour. Continuons. Tu as cru que je l'aimais, hein! et tu m'as détesté?
—Ce n'est pas tout à fait cela. C'est Juana qui vous aime!
—Tu es un niais, El Chico.
—C'est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car il songeait au chagrin de Juana. C'était vrai, un grand seigneur comme vous ne peut avoir rien de commun avec la fille d'un hôtelier.
—Tu crois cela, toi? Eh bien, dit gravement Pardaillan, tu te trompes. Et la preuve en est qu'un grand seigneur comme moi a épousé autrefois une cabaretière.
—Voua vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.
—Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan, avec une émotion profonde.
—Se peut-il? s'écria El Chico ébahi. Quel homme êtes-vous donc?
—Je suis un grand seigneur... c'est toi qui l'as dit, fit Pardaillan avec son air figue et raisin.
—Alors, fit El Chico en pâlissant, vous pourriez... épouser: Juana.
—Non, par tous les diables! Pour deux raisons, dont la première, qui suffirait à elle seule, est que je ne l'aime pas et ne l'aimerai jamais. Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeux féroces, c'est ainsi. Parce que cette petite Juana t'apparaît comme une reine de beauté, il ne s'ensuit pas qu'il en doive être ainsi pour tout le monde. Juana, j'en conviens, est une délicieuse enfant, pleine de grâce et de charme, mais il faut en prendre ton parti: je ne l'aime ni l'aimerai.
Et, avec une mélancolie poignante qui bouleversa le nain et le convainquit plus et mieux que n'aurait pu faire un long discours:
—Mon coeur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu, petit.
—Pauvre Juana! soupira El Chico.
—Je n'ai jamais vu d'animal aussi capricieux et biscornu qu'un amoureux, éclata Pardaillan avec une fureur comique. En voici un qui, tout à l'heure, me voulait poignarder pour que sa Juana ne soit pas à moi. Et, maintenant, il gémit parce que je n'en veux pas.
Le nain rougit, mais se tut.
—Enfin, que veux-tu dire avec ton «pauvre Juana»?
—Elle vous aime, dit tristement El Chico.
—Tu me l'as déjà dit. Et, moi, je te dis qu'elle ne m'aime pas plus que je ne l'aime!
Le nain bondit. Ses traits exprimèrent un tel ahurissement que Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
—Cependant...
—Cependant, elle t'a dit qu'elle mourrait de ma mort.
—Quoi!... vous savez?...
—Mon petit doigt, t'ai-je dit. Malgré tout, je maintiens ce que j'ai dit. Voyons, as-tu confiance en moi?
—Oh! fit El Chico avec un élan de tout son être.
—Bon! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana de tout ton coeur, comme tu l'as fait jusqu'à ce jour, et ne t'occupe pas du reste, j'en fais mon affaire.
Le nain se précipita et ramassa la dague, qu'il tendit à Pardaillan en disant:
—Prenez-la, nous courons le risque de rencontrer du monde, maintenant. Quel dommage que vous n'ayez plus votre épée!
—On tâchera de se tirer d'affaire avec ceci, fit tranquillement Pardaillan, en plaçant avec une satisfaction visible la lame dans sa gaine.
—Allons, dit El Chico, le voyant prêt.
—Un instant, petit. Et cet or? Tu ne vas pas le laisser là, je suppose?
—Que faut-il en faire?
—Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans le coffre que voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour te marier?
—Quoi! fit-il avec un tremblement convulsif, vous espérez?... dit le nain pâlissant et rougissant.
—Je n'espère rien. Qui vivra verra.
Le nain hocha la tête et, considérant les pièces répandues sur les dalles:
—Cet or!... murmura-t-il avec une moue significative.
—Je vois où le bât te blesse, sourit Pardaillan. Voyons, pourquoi t'a-t-on donné cet or?
—Pour vous conduire à la maison des Cyprès.
—Tu m'y as conduit, puisque j'y suis encore.
—Hélas! soupira El Chico, honteux.
—Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien à toi. Ramasse-le, et ne t'occupe pas du reste.
XXVI
LES CONSPIRATEURS
L'ombrageuse fierté d'El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à toute autorité. Jusqu'à ce jour, une seule personne avait pu lui parler en maître: Juana. Or voici que, maintenant, dans son existence, surgissait un autre maître: Pardaillan. Il lui semblait que, de tout temps, celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n'avait rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et, ce qui le confirmait dans cette pensée, c'était de constater que lui, qui s'était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à cet ascendant, il l'acceptait sans conteste et lui obéissait non avec résignation, mais avec plaisir.
C'est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cette conviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d'un amour partagé pouvait devenir une réalité. De ce fait, Juana lui apparaissait comme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même.
En conséquence, Pardaillan ayant commandé de ramasser l'or de Fausta, le Chico obéit docilement.
Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûment cadenassé:
—En route, maintenant, il est temps! dit Pardaillan.
Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant la plaque qui obstruait l'entrée de son réduit et, suivi du chevalier, il s'engagea dans l'escalier.
Ainsi qu'il l'avait brièvement expliqué, le Chico, ne suivit pas le chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin aurait pu parvenir jusqu'à la grille qui fermait le conduit aboutissant au fleuve. Mais, là, il n'aurait pu passer par l'ouverture que le nain avait pratiquée à sa taille.
Au reste, pourvu qu'il sortît enfin de ce lieu sinistre où l'implacable volonté de Fausta l'avait condamné à mourir par la faim, peu importait à Pardaillan par quel chemin. Il n'était pas autrement incommodé par l'obscurité, ses yeux y étant faits, et, à travers le dédale des voies souterraines multiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit homme, il allait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement dans son esprit les explications de son guide, qui lui dévoilait complaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leur barraient fréquemment la route.
Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pour leur permettre de passer de front sans se gêner mutuellement.
Et, tout à coup, Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avait semblé, là, devant lui, en travers de cette muraille qui se dressait à quelques pas d'eux, il lui avait semblé voir scintiller des étoiles.
—Nous approchons de la sortie? demanda-t-il à voix basse.
—Pas encore, seigneur, répondit El Chico.
—Il m'avait semblé cependant... Morbleu! je ne me trompe pas! Voici que je vois de nouveau des étoiles.
Ils approchaient de la muraille et, devant eux, en effet, Pardaillan voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l'avait cru de prime abord, mais des lumières assez nombreuses.
Son premier mouvement fut de mettre la dague au poing en murmurant:
—Tu avais raison, petit, je crois qu'il va falloir en découdre.
Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s'en tenir sur le compte de ces lumières, car, sans en avoir l'air, il poussait tout doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cette manoeuvre avait pour but de lui dérober la vue de ces lumières, en le poussant hors du rayon où elles étaient visibles. Mais l'attention de Pardaillan était éveillée maintenant, et rien ni personne au monde n'aurait pu le détourner. Cependant, comme s'il n'avait rien remarqué, le Chico voulait continuer son chemin en tournant sur sa gauche.
—Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l'es pas. Je veux voir ce qui se passe là.
Les lumières jaillissaient d'une excavation placée devant lui. Pardaillan se pencha et regarda; mais, aussitôt, il se redressa, en faisant entendre un sifflement.
—Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez, vous verrez que, tout à l'heure, il sera trop tard!
D'un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silence et, se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avec une attention soutenue, pendant que le nain, voyant l'inutilité de ses efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les bras croisés, attendait le bon plaisir de son compagnon.
Que voyait donc Pardaillan qui l'intéressait à ce point? Ceci:
On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrains de sa maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé une pierre de la muraille et avait ordonné à Centurion de regarder par ce trou afin de lui prouver que, par là, invisible, on pouvait assister à tout ce qui se passait dans cette étrange grotte aménagée en salle de réunion. Fausta avait négligé ou dédaigné de refermer l'ouverture et le hasard venait d'amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers de petits trous habilement ménagés du côté intérieur, filtraient les nombreuses lumières qui éclairaient présentement cette grotte. Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de personnages. Sur l'estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages, président et assesseurs de cette nocturne et occulte réunion, lui étaient aussi parfaitement inconnus.
Au moment où Pardaillan s'était penché pour la première fois sur l'excavation, le président de cette réunion, assis au milieu, s'était levé et, d'une voix que Pardaillan, aux écoutes, entendit distinctement, il dit:
—Seigneurs, frères et amis, j'ai l'insigne honneur de vous présenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m'efface humblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui que vous savez.
Ces paroles produisirent dans l'assemblée étonnée une certaine rumeur suivie d'un vif mouvement de curiosité lorsqu'on s'aperçut que cette nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible, était une femme.
Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c'est à ce moment qu'il eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cette femme, c'était Fausta. Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui était particulière, elle monta sur l'estrade et se tint debout, face à ce public inconnu, qu'elle semblait dominer de son oeil de diamant noir, étrangement fascinateur.
Les trois personnages assis sur l'estrade, qui savaient sans doute ce que Fausta venait faire là, se levèrent alors d'un même mouvement. En un clin d'oeil, la table fut repoussée, un fauteuil fut placé presque au bord de l'estrade, dans lequel Fausta s'assit avec cette sérénité majestueuse si puissante chez elle. Dès qu'elle fut assise, les trois se placèrent debout derrière son fauteuil, dans l'attitude raide et compassée de dignitaires de cour.
Bientôt, soit qu'ils fussent entraînés par cet exemple, soit qu'ils fussent transportés par la souveraine beauté de celle qui surgissait inopinément au milieu d'eux, tous les assistants se levèrent comme un seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu'il plût à ce nouveau chef de s'expliquer.
Avant d'avoir parlé, Fausta était assurée du succès.
Pardaillan eut la perception très nette de ce succès:
«Incomparable magicienne!» murmura-t-il.
Fausta, toujours maîtresse d'elle-même, n'avait rien laissé paraître de ses sentiments. Elle accepta l'hommage de ces inconnus comme une chose due et avec cette dignité bienveillante qu'elle savait prendre en de certains moments. Un instant elle laissa errer son oeil froid sur ces fronts qui se courbaient et, se retournant à demi, elle fit un signe à celui des trois qui l'avait présentée à l'assemblée. L'homme s'avança:
—Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Souveraine en ce pays du soleil et de l'amour, ce pays béni qui s'appelle l'Italie, la princesse Fausta est fabuleusement riche. Elle connaît tout de nos projets et pourrait, je crois, vous nommer tous par vos noms, titres et qualités. Fausta étendit sa main et dit:
—Rassurez-vous, seigneurs, il n'y a pas de traîtres parmi vous. Sous un régime d'oppression sanglante pareil à celui sous lequel agonise votre beau pays d'Espagne, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu'une réaction devait se faire et que des hommes de coeur et de dévouement se trouveraient, qui tenteraient de secouer le joug de fer. Ceci posé, le reste n'était plus qu'un jeu pour moi. Et, quant à vos personnages, quant à vos projets, si je les connais, c'est que j'ai pu assister, invisible, à la plupart de vos conciliabules.
Cette déclaration loyale, faite sur un ton de suprême assurance, fit tomber les suspicions qui, déjà, se faisaient jour. Fausta perçut parfaitement ces impressions, mais elle n'en laissa rien paraître. Comme si, désormais, elle eût acquis le droit de commander, elle se tourna vers le personnage qui la présentait et dit d'un ton bref:
—Continuez, duc!
Celui à qui elle venait de donner ce titre de duc s'inclina profondément et reprit, se faisant l'interprète des pensées de plus d'un qui l'écoutait:
—Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de traître parmi nous. Et, cependant, la princesse Fausta nous connaît, nous et nos projets. Mais, alors quelle paraît trouver tout simple de nous avoir découverts, qu'elle me permette de dire ici que, pour nous avoir devinés, il faut être doué d'une perspicacité peu commune. Pour avoir osé s'aventurer parmi nous, il faut être doué d'une audace que bien des hommes n'auraient pas.
Un murmure approbateur se fit entendre.
—Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine, continua le duc, ses immenses richesses, son esprit supérieur, son courage viril, ses ambitions vastes, tout cela, la princesse Fausta le met au service de l'oeuvre de régénération que nous poursuivons.
Des acclamations saluèrent cette fois ces paroles. Le duc reprit d'une voix qui se fit plus forte:
—Tout ce que je viens de vous dire n'est rien à côté de ce qui me reste à vous révéler.
Le duc prit un temps, soit pour ménager ses effets, en orateur habile, soit pour permettre au silence de se rétablir, car ses paroles avaient soulevé un mouvement assez vif dans l'assemblée. Puis il reprit:
—Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils de don Carlos, la princesse le connaît... elle se fait fort de nous l'amener.
Ici, l'orateur dut s'arrêter, interrompu qu'il fut par les exclamations diverses, les trépignements, les manifestations les plus diverses d'une joie bruyante et sincère. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri unanime de «Vive don Carlos! Vive notre roi!» jailli spontanément de toutes ces poitrines haletantes. Un geste du duc ramena instantanément le silence. Chacun redevint attentif.
—Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît le fils de don Carlos, et elle nous l'amènera. Mais il y a mieux encore. Écoutez ceci: la princesse sera, d'ici peu, l'épouse légitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Épouse de notre chef, elle mettra à son service son pouvoir, sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son époux non pas un roi de l'Andalousie, comme nous le souhaitons, mais, dépassant toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. C'est pourquoi, moi: don Ruy Gomès, duc de Castrana, comte de Mafalda, marquis de Algavar, seigneur d'une foule d'autres lieux, grand d'Espagne, dépouillé de mes titres et biens par l'infâme tribunal qui s'intitule «Saint-Office», je lui rends hommage ici et je crie:
—Vive notre reine!
Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et, comme l'étiquette très rigoriste de la cour d'Espagne interdisait de toucher à la reine, sous peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu'à toucher du front les planches de l'estrade. Et un cri formidable retentit:
—Vive la reine!
Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourciller l'enthousiaste hommage. Sans doute s'était-elle blasée sur ce genre de manifestations, ayant reçu—alors qu'elle pouvait se croire la papesse—des hommages religieux faits d'adoration mystique, autrement grandioses. Cependant, elle daigna sourire.
Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâce captivante:
—A Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos plus fidèles sujets le front dans la poussière.
Et, lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal, elle reprit sa place dans son fauteuil.
—Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône de ses pères, nous voulons que soient réformées les règles d'une étiquette étroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l'oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur soit imputé à crime.
Et, désignant d'un geste empreint d'une grâce hautaine les hommes qui venaient de l'acclamer:
—Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujours les plus chers et les bienvenus auprès de nous.
Alors, ce fut du délire. Pendant un long moment, on n'entendit que les vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied de l'estrade, chacun voulant avoir l'insigne honneur de toucher à la reine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sa robe, d'autres enfin—et c'étaient les mieux partagés, les plus heureux et les plus fiers aussi—effleurant le bout de ses doigts qu'elle leur abandonnait avec une grâce nonchalante, ayant aux lèvres un indéfinissable sourire.
Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d'oeil, admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.
«Superbe, divine comédienne», murmura-t-il. En même temps, il plaignait les malheureux affolés par le sourire de Fausta. Enfin, il songeait à don César:
«Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantes m'a assuré que le Torero était le fils de don Carlos. M. d'Espinosa m'a demandé, de façon fort claire, de l'assassiner. C'est donc que, lui aussi, le croit le fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon M. d'Espinosa. Or, le Torero est féru d'amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j'aie connue—à l'exception toutefois d'une certaine Violetta, devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc, Mme Fausta ne peut devenir son épouse... J'ai peine à croire à la félonie de don César! Le mieux est d'écouter. Mme Fausta va peut-être me renseigner elle-même.»
Le calme s'était rétabli dans l'assistance. Chacun avait regagné sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyé. Le duc de Castrana déclara:
—Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s'expliquer devant vous.
Ayant dit, il s'inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son fauteuil. A cette annonce du duc, un silence religieux s'établit comme par enchantement. Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et, de sa voix singulièrement prenante, elle dit:
—Vous êtes ici une élite. Catholiques ou hérétiques—comme on dit couramment—vous êtes tous des croyants sincères et, partant, respectables. Mais vous êtes aussi animés d'un esprit de large tolérance. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie, l'Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs titres, ruinés, traqués, avec la menace du bûcher suspendue sur vos têtes, jusqu'au jour où la main du bourreau s'appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace. Vous vous êtes souvenus que l'union fait la force, et, lassés de l'effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et sur les consciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalement associés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vous vous êtes mis bravement à l'oeuvre. Aujourd'hui, tous, ici, vous êtes des chefs occultes. Chacun de vous représente une force de plusieurs centaines de combattants qui attendent un ordre.
—Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d'un fils de don Carlos, par conséquent d'un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l'Espagne agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l'infant votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le démembrement de ses États en faveur de son petits-fils. C'est bien cela, n'est-ce pas?
Les auditeurs répondirent affirmativement.
—Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.
Des protestations éclatèrent un peu partout.
—Pourquoi? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.
Impassible, Fausta attendit, n'essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé:
—Jamais, reprit-elle froidement, l'orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement. Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitable du roi pour supposer que, vaincu, il acceptera sa défaite. Vaincu, le roi cédera. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour, il préparera dans l'ombre sa revanche et qu'elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d'une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettra l'Andalousie à feu et à sang. Il n'aura pas grand-peine à vous écraser. Dans ce coin de terre qui représente à peine le dixième du territoire que vous avez laissé à Philippe, quelle résistance sérieuse pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur? Vous n'aurez même pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloqués par la flotte de Philippe qui vous affamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir.
Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise mort-née.
Dans la salle, les conjurés se regardaient avec consternation. Cette femme, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles de leur entreprise. De sa voix douée et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette entreprise, à quel échec certain ils couraient. On conçoit que les paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle.
Quelqu'un traduisit le sentiment général en demandant d'une voix hésitante:
—Est-ce à dire qu'il nous faut renoncer?
—Non, par le Dieu vivant! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre horizon. Ayez assez d'ambition pour vous transporter d'un coup jusqu'aux sommets... ou n'en ayez pas du tout!
Ceci était dit d'une voix cinglante, avec un air de souveraine hauteur, un dédain à peine voilé.
—Ce n'est pas l'Andalousie seule qu'il faut soulever, continua Fausta d'une voix vibrante, c'est l'Espagne tout entière. Comprenez donc qu'avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible, Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez être broyés.
Elle s'arrêta un instant pour juger de l'effet de ses paroles. Il était sans doute tel qu'elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit:
—Jamais l'occasion ne fut aussi propice. L'oppression engendre la révolte. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce malheureux pays? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que tous pensent tout bas: le peuple se lèvera en foule!
Et, avec un sourire qui en disait long:
—Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi... Il ne s'agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui on les a lâchées! Tout se résume à ceci: la disparition d'un homme. Avec lui, tout un système exécrable s'écroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d'un peu d'audace? Que quelques hommes résolus s'emparent de celui de qui vient tout le mal, et l'Espagne rentière poussera un soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme des libérateurs.
Les conjurés, à ces paroles terriblement claires, furent secoués d'un frisson de terreur. Ils n'avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect. Ah! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée! Et c'était une femme qui osait de telles conceptions, qui, en termes à peine voilés, leur proposait de toucher au roi; et quel roi? Le plus puissant de la terre! Ils en étaient blêmes.
Et, cependant, l'ascendant de cette femme était tel que la plupart se sentaient disposés à la lutte. Si formidable que leur parût l'aventure, ils décidèrent de la tenter. Un audacieux demanda:
—Le roi pris, qu'en fera-t-on?
—Le roi, dit Fausta de sa voix grave, touché de la grâce divine, à l'exemple de son père, l'empereur Charles, le roi demandera à se retirer dans un cloître.
—On sort du cloître.
—Le cloître est une manière de tombe. Les morts ne quittent pas leur tombeau.
C'était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de scrupule. Timidement, une voix dit:
—Un assassinat!...
—Qui a prononcé ce mot? gronda Fausta en foudroyant du regard l'imprudent contradicteur.
Mais celui-ci avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint coi. Violemment, Fausta reprit:
—Moi qui parle, vous tous qui m'écoutez, d'autres qui nous suivront, que faisons-nous? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos têtes contre une seule: celle du roi. Qui oserait dire que la partie est égale? Qui oserait nier qu'elle n'est pas tout à notre désavantage? Si nous la perdons, nos têtes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d'avance. Si nous la gagnons, il est juste que le perdant la paie: et c'est sa tête qui roule à terre. Qui ose dire qu'il y à assassinat? S'il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.
L'argument de Fausta avait porté cependant.
—Je vais plus loin, continua-t-elle avec une violence qui allait grandissant, et je vous dis ceci: Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils, de Carlos, son petit-fils—ce qui serait une manière d'assassinat légal—Philippe, j'en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain, lundi, à la corrida, sur un ordre, le fils de Carlos sera traîtreusement assassiné. L'exemple vient toujours d'en haut. Et maintenant je vous demande: laisserez-vous lâchement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi?
A cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.
Pendant un moment, on n'entendit que des menaces horribles, Fausta étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s'apaisa.
—Vous voyez bien qu'il nous faut frapper pour ne pas l'être nous-mêmes. L'heure de l'action a sonné. La laisserez-vous passer?
—Non! non! Nous sommes prêts! Mort au tyran! Sus à l'Inquisition! Sauvons notre roi d'abord! Mourons pour lui! Donnez vos ordres!
Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d'une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu'elle leur désignerait.
—Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux: premièrement l'assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu'il monte sur le trône, il faut nécessairement qu'il vive. Nous le sauverons, car lui seul peut succéder légitimement à l'actuel roi—dussions-nous périr jusqu'au dernier, lui sera sauvé. Comment? C'est un point que nous réglerons tout à l'heure.
—Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l'affaire d'un plan que j'ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l'exécution nécessitera l'intervention d'un très petit nombre d'hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d'entre vous suffiront pour enlever le roi. Un fois en notre pouvoir, le reste me regarde.
Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de volontaires décidés à entreprendre l'expédition. Fausta remercia d'un sourire et continua:
—Ces deux points réglés, il ne reste plus qu'à faciliter l'accès du trône au roi de votre choix. Et tout d'abord, afin qu'il n'y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs, en vue du bien général. Ne craignez pas de trop demander. Nous souscrivons d'avance à vos demandes.
C'était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles ne pouvaient passer sans soulever une légitime joie.
Ayant déblayé le terrain et semé l'allégresse parmi ses auditeurs, Fausta put revenir à ce qui l'intéressait directement: la réalisation de ses projets personnels, avec la certitude d'être approuvée et secondée par tous.
Elle reprit donc avec assurance:
—Vous avez cherché un chef qui fît vos idées siennes et vous l'avez trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul devenir roi et être accepté comme tel et de la noblesse, et du clergé, et du peuple. Accepté sans discussion, accepté avec joie. Ceci, messieurs, est d'une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte m'effraie. Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise scabreuse. Sans compter que ce n'est pas toujours le droit qui triomphe.
Elle respira un instant et reprit avec une sorte d'exaltation mystique qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés:
—Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause triomphera, j'en ai la ferme conviction, car il ne s'agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non. Il s'agit d'une succession régulière, normale, et, je vous l'ai déjà dit, légitime.
Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité poussée à son plus haut point.
«Voilà qui est particulier, se disait Pardaillan, en lui-même. Comment cette géniale intrigante va-t-elle s'y prendre pour justifier et légitimer, comme elle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme sensé et non prévenu comme une belle et bonne usurpation?»
Fausta continuait, au milieu d'un silence religieux:
—Notre futur roi est sauvé. J'en réponds. Le roi actuel est pris, avec votre aide. Il disparaît, et, tenez, ayons le courage d'appeler les choses par leur nom: le rpi actuel meurt. La succession royale est ouverte. Qui succède au roi Philippe? Qui lui succède de droit?
—L'infant Philippe! lança quelqu'un.
—Non! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votre erreur: confondre un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le successeur légitime, c'est le fils aîné du roi défunt! Or, le fils aîné du roi, le véritable aîné, le véritable infant, c'est celui que vous avez choisi, celui qui a été élevé à l'école du malheur, celui qui sera le roi de vos rêves. C'est celui que vous dites fils du défunt infant Carlos et que je dis, moi, fils aîné et successeur de son père Philippe Il. C'est celui-là qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal, des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles, sixième du nom.
«Ouf! railla Pardaillan, que de couronnes! Je comprends maintenant que Mme Fausta se soit soudainement férue d'amour pour l'homme assez fortuné pour accumuler sur sa tête autant de titres pompeux!»
—Il faut, dès maintenant, concluait Fausta imperturbable, combattre de toutes vos forces et détruire à tout jamais la légende d'un fils de don Carlos et de la reine Isabelle. Il n'y a, il ne peut y avoir qu'un fils du roi Philippe, lequel fils, par droit d'aînesse, succède à son père. Cette vérité reconnue et admise, il n'y aura ni contestation ni opposition le jour où l'héritier présomptif montera sur le trône laissé vacant par son père.
Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta: nul ne protesta. Tous acceptèrent ces instructions. Avec une unanimité touchante, le plan de la future reine d'Espagne fut adopté. Chacun s'engagea à répandre dans le peuple les idées qu'elle venait d'exposer.
Il fut entendu que, si le roi protestait, l'infant aurait été écarté par suite d'on ne savait quelle aberration. La même, sans doute, qui lui avait fait écarter le premier infant, don Carlos, qu'il avait fini par faire arrêter et condamner. Et, en exploitant habilement ces deux abandons aussi inexplicables qu'injustifiés, on pourrait parler de folie. Si le roi n'avait pas le temps de protester, c'est-à-dire s'il était doucement envoyé ad patres avant d'avoir pu élever la voix, le futur Charles VI aurait été enlevé au berceau par des criminels, qu'on retrouverait au besoin. Le roi, naturellement, n'aurait jamais cessé de faire rechercher l'enfant volé. Et l'émotion, la joie d'avoir enfin miraculeusement retrouvé l'héritier du trône, auraient été fatales au monarque affaibli par la maladie et les infirmités, ainsi que chacun le savait.
Ces différents points étant réglés:
—Messieurs, dit Fausta, préparer l'accès du trône à celui que nous appellerons Carlos, en mémoire de son grand-père, l'illustre empereur, c'est bien. Encore faut-il qu'on ne l'assassine pas avant. Il nous faut parer à cette redoutable éventualité. Je vous ai dit, je crois, que l'assassinat serait perpétré au cours de la corrida qui aura lieu demain lundi, car nous voici maintenant à dimanche. Tout a été lentement et savamment combiné en vue de ce meurtre. Le roi n'est venu à Séville que pour cela. Il faudra donc vous trouver tous à la corrida, prêts à faire un rempart de vos personnes à celui que je vous désignerai et que vous connaissez et aimez tous, sans connaître sa véritable personnalité. Amenez avec vous vos hommes les plus sûrs et les plus déterminés. C'est à une véritable bataille que je vous convie, et il est nécessaire que le prince ait autour de sa personne une garde d'élite uniquement occupée de veiller sur lui. En outre, il est indispensable d'avoir sur la place San Francisco, dans les rues adjacentes, dans les tribunes réservées au populaire et dans l'arène même, le plus grand nombre de combattants possibles. Les ordres définitifs vous seront donnés sur place. De leur exécution rapide et intelligente dépendra le salut du prince et, partant, l'avenir de notre entreprise.
Ces dispositions causèrent une profonde surprise aux conjurés. Il leur parut évident qu'il n'était pas question d'une bagarre sans importance, mais bien d'une belle et bonne bataille comme elle l'avait dit. La perspective était moins attrayante. Mais on n'obtient rien sans risques.
Puis, pour tout dire, si ces hommes étaient pour la plupart des ambitieux sans scrupules, ils étaient tous des hommes d'action, d'une bravoure incontestable.
—Il ne s'agit pas, dit encore Fausta, d'échanger stupidement des coups. Il s'agit de sauver le prince. Il ne s'agit que de cela pour le moment, entendez-vous? Et solennellement: Jurez de mourir jusqu'au dernier, s'il le faut, mais de le sauver, coûte que coûte. Jurez!
—Nous jurons! crièrent les conjurés en brandissant leurs épées.
—Bien! dit gravement Fausta. A lundi donc, à la corrida royale.
Elle sentait qu'il n'y avait pas à douter de leur sincérité et de leur loyauté. Mais Fausta ne négligeait aucune précaution. De plus, elle savait que, si grand que soit un dévouement, un peu d'or répandu à propos n'est pas fait pour le diminuer, au contraire.
D'un air détaché, elle porta le coup qui devait lui rallier les hésitants, s'il y en avait parmi eux, et redoubler le zèle et l'ardeur de ceux qui lui étaient acquis.
—Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l'or est un adjuvant indispensable. Parmi les hommes qui vous obéissent, il doit s'en trouver à coup sûr un certain nombre qui sentiront redoubler leur audace et leur courage lorsque quelques doublons seront venus garnir leurs escarcelles. Répandez l'or à pleines mains. On vous l'a dit, nous sommes fabuleusement riches. Que chacun de vous fasse connaître à M. le duc de Castrana la somme dont il a besoin. Elle lui sera portée à son domicile demain. La distribution que vous allez faire se rapporte exclusivement au combat de demain. Par la suite, il sera bon de procéder à d'autres largesses. Et, maintenant, allez, messieurs, et que Dieu vous garde.
Fausta omettait volontairement de leur parler d'eux-mêmes. Elle savait bien qu'ils ne s'oublieraient pas, et elle put lire sur tous les visages devenus radieux combien son geste généreux était apprécié à sa valeur.
Ayant dit, elle les congédia d'un geste de reine et fit un signe imperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placer près de l'ouverture par laquelle ils étaient bien obligés de sortir tous.
Le départ se fit lentement, un à un, car il ne fallait pas éveiller l'attention en se montrant par groupes dans les rues de la ville, non encore éveillée.
Le duc de Castrana recueillait et notait le chiffre que lui donnait chacun avant de s'éloigner. Il échangeait quelques mots brefs avec celui-ci, faisait une recommandation à celui-là, serrait la main de cet autre et chacun se retirait ravi de son urbanité car personne ne doutait que, sous le nouveau régime, il ne deviendrait un puissant personnage, et chacun aussi s'efforçait de se concilier ses bonnes grâces.
Pendant ce temps, Fausta, demeurée seule sur l'estrade, n'avait pas bougé de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortie de ces hommes qu'elle avait su faire siens grâce à son habileté et à sa générosité.
Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-il appris à lire sur cette physionomie indéchiffrable, car il murmura:
«La comédie n'est pas finie, ceci me fait l'effet d'un temps de repos et je serais fort étonné qu'il n'y eût pas une deuxième séance. Attendons!»
Ayant ainsi décidé, il se retourna vers le Chico.
Le nain avait attendu très patiemment. Ce qui se passait derrière ce mur le laissait parfaitement indifférent, et même il se demandait quel intérêt pouvait trouver son compagnon à écouter ces sornettes de conspirateurs.
Donc, en attendant que le dernier conjuré se fût éloigné, Pardaillan se mit à causer avec le Chico, non sans animation. Et sans doute s'était-il avisé de demander quelque chose d'extraordinaire, car le nain, après avoir montré un ébahissement profond, s'était mis à discuter vivement comme quelqu'un qui s'efforce d'empêcher de commettre une sottise.
Sans doute Pardaillan réussit-il à le convaincre, et obtint-il de lui ce qu'il désirait, car, lorsqu'il se mit à regarder par l'excavation, il paraissait satisfait et son oeil pétillait de malice. Fausta maintenant était seule.
Tout à coup, sans que Pardaillan pût dire par où elle était venue, une ombre surgit de derrière l'estrade et vint silencieusement se placer devant Fausta. Puis une deuxième, une troisième, jusqu'à six ombres surgirent de même et vinrent se ranger, debout, devant Fausta.
Pardaillan, parmi ceux-là, reconnut le duc de Castrana et aussi le familier qu'il avait jeté hors du patio: Cristobal Centurion, dont il savait le nom maintenant.
«Par Dieu! murmura-t-il, je savais bien que tout n'était pas fini.»
—Messieurs, commença Fausta de sa voix grave, j'ai demandé à M. le duc de Castrana de me désigner quatre des plus énergiques et des plus décidés d'entre vous tous. Il vous connaît tous. S'il vous a choisis, c'est qu'il vous a jugés dignes de l'honneur qui vous est réservé.
Les quatre désignés s'inclinèrent profondément et attendirent. Fausta reprit en désignant Centurion:
—Celui-ci a été choisi directement par moi parce que je le connais. Il est à moi corps et âme.
—Vous tous, ici présents, vous serez les chefs des chefs qui viennent de sortir. A part don Centurion qui reste attaché à ma personne, vous recevrez les ordres de M. le duc de Castrana, votre chef suprême.
—Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun la haute main sur dix chefs et sur leurs troupes. A dater de maintenant, vous faites partie de notre maison et je pourvoirai à tous vos besoins. Pour le moment, je tiens à vous dire ceci: je compte sur vous, messieurs, pour que vos hommes n'oublient pas un instant que, ce qui importe avant tout, c'est de sauver le prince dont nous ferons un roi. A vous je dis, séance tenante, ce prince, vous le connaissez. Il est célèbre dans l'Andalousie. On le nomme don César.
—Le Torero! s'exclamèrent les cinq.
—Vous connaissez l'homme. Pensez-vous qu'il soit à la hauteur du rôle que nous voulons lui faire jouer?
—Oui, par le Christ! C'est une vraie bénédiction du Ciel que ce soit justement celui-là le fils de don Carlos. Nous ne pouvions rêver chef plus noble, plus généreux, s'écria le duc de Castrana, avec enthousiasme.
—Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous sais très réservé dans vos admirations. Je dois vous avouer que je connais peu le prince. Je sais qu'on parle de lui comme d'une manière de Cid dont on se montre très glorieux. Mais je me demandais s'il aurait assez d'intelligence pour me comprendre, assez d'ambition pour adopter mes idées et les faire siennes.
Avec un peu plus de perspicacité, le duc et les cinq hommes qui l'entouraient eussent pu se demander comment cette princesse avait pu parler de son mariage avec un homme qu'elle ne connaissait même pas.
Ils n'y pensèrent pas. Et le duc se contenta de dire:
—Le Torero, c'est un fait connu, a des idées qui se rapprochent sensiblement des nôtres. Pour ce qui est de vos inquiétudes, je crois fermement qu'elles seront dissipées dès que vous aurez eu un entretien avec le prince.
—J'en accepte l'augure. Mais, duc, n'oubliez plus qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peut y avoir qu'un fils légitime du roi. Don César est ce fils! Pour convaincre les incrédules, il n'est rien de tel que de paraître sincère et convaincu soi-même. Cette sincérité, vous l'obtiendrez en vous habituant à considérer, vous-mêmes, comme une vérité absolue, ce que vous voulez faire pénétrer dans l'esprit des autres.
—C'est vrai, madame. Soyez assurée que nous n'oublierons pas vos recommandations.
—Pour l'exécution de vastes desseins, il me faut des hommes d'élite et c'est pourquoi je vous ai pris à part.
—Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer que vous aurez toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom de tous.
—Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en même temps, il faudra que ces hommes consentent à rester entre mes mains des instruments passifs.
Les cinq conspirateurs se regardèrent quelque peu déconfits. Évidemment ils ne s'attendaient pas à semblable exigence.
Fausta devina leur pensée. Elle reprit:
—Évidemment, cela est dur, surtout pour des hommes de votre valeur. Il est nécessaire pourtant qu'il en soit ainsi. J'entends rester le cerveau qui pense. Si vous acceptez, la destinée qui vous attend dépassera en splendeur ce que vos rêves les plus fous auront à peine osé concevoir. S'il en est parmi vous qui hésitent, ils peuvent se retirer, il en est temps encore.
On ne pouvait pas être d'une franchise plus brutale. Cette main blanche et parfumée, cette main aux ongles rosés, serait une poigne de fer à l'étreinte de laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois qu'elle se serait abattue sur vous.
Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu!
Le duc et ses amis furent dominés comme l'étaient, en général, tous ceux qui approchaient de près cette femme extraordinaire.
—Nous acceptons, madame. Disposez de nous comme d'esclaves, dit le duc au nom de tous.
—J'accepte cet engagement, dit Fausta d'une voix grave. Et, soyez tranquilles, vous monterez si haut que peut-être en serez-vous éblouis vous-mêmes. Je compte sur vous pour établir une discipline sévère et maintenir vos hommes dans des idées d'obéissance passive. Nous rêvons de grandes choses. Je me sens la force de mener à bien cette oeuvre colossale. Celui que nous avons choisi dominera le monde, grâce à vous.
Fausta revint vite au sentiment de la réalité.
—Ces rêves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposent sur une tête menacée; si cette tête tombe, c'en est fait de ces rêves!
—On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous périr tous, il sera sauvé. Vous avez notre parole de gentilshommes.
—J'y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes instructions précises. Allez, maintenant.
Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle qui leur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s'enveloppant de leurs manteaux, ils se disposèrent à sortir. Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mit aussitôt en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la séance terminée, se décidait, sans doute, à quitter les souterrains de la maison des Cyprès.
Si Pardaillan ne s'était tant hâté, il eût entendu une conversation qui n'eût pas manqué de l'intéresser.
Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis s'étaient retirés, elle descendit de l'estrade et, s'adressant à Centurion d'une voix brève:
—Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle à nos projets. Elle me gêne. Il faut qu'elle disparaisse dans la bagarre de demain.
Elle eut l'air de réfléchir un instant en surveillant Centurion du coin de l'oeil et elle décida:
—Prévenez votre parent Barba Roja. Lui seul, je crois, pourra m'en débarrasser.
—Quoi! madame, fit Centurion d'une voix étranglée, vous voulez!...
—Je veux, oui! dit Fausta avec un imperceptible sourire.
Sur un ton douloureux, le bravo dit:
—Vous m'avez promis cependant...
—Que faudrait-il donc que je fasse pour arriver à vous persuader qu'on ne me prend pas pour dupe?
—Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprends pas.
—Vous allez comprendre. Vous m'avez dit que vous étiez amoureux de Giralda, au point que vous parliez de l'épouser. Eh bien soit, j'y consens, épousez-la.
—Ah! madame! je vous devrai la fortune et le bonheur! s'émerveilla Centurion, radieux.
—Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une petite chose, sans grande importance pour un amour, aussi désintéressé que le vôtre. Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer, vous serez un personnage en vue. On s'étonnera peut-être que le personnage que vous allez être ait pour épouse une humble bohémienne.
—L'amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur le compte de ma femme. La Giralda, malgré qu'elle ne soit qu'une bohémienne, est connue comme la vertu la plus farouche de l'Andalousie. Cela est l'essentiel.
Fausta eut un mince sourire, et, comme si elle n'avait pas entendu, elle continua:
—On s'étonnera surtout que ce personnage ait été assez oublieux de son rang et de sa dignité pour épouser une jeune fille du peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de la plus basse extraction.
Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L'amour qu'il avait affiché pour la Giralda n'était qu'une comédie. Il s'était imaginé, par suite d'on ne savait quels indices, que la bohémienne était issue d'une illustre famille. Il avait conçu ce plan: avec l'assistance de Fausta, évincer Barba Roja, écarter le Torero, Débarrassé de ces deux obstacles, lui Centurion, déjà riche, en passe de devenir un personnage, consentait à épouser cette fille sans nom.
Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui ferait connaître à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait du coup l'allié d'une des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, le Torero s'avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion, savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut tirer d'un caprice royal.
Tel avait été le plan de Centurion. Et c'est au moment où il voyait ses affaires marcher au mieux de ses désirs qu'il apprenait brutalement qu'il s'était trompé, que la Giralda, dont il avait rêvé de faire le pivot de sa fortune, n'était qu'une pauvre fille de basse extraction.
Ce coup l'assommait.
Le voyant muet d'hébétude, Fausta acheva:
—Hé! quoi! Ne le saviez-vous pas? Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme de votre force, de prêter une oreille crédule aux propos de cette fille qui se croit issue d'une famille princière?
Cette fois, il n'y avait pas à douter, la raillerie était flagrante, cruelle: elle savait certainement.
—Épargnez-moi, madame! supplia-t-il, honteux.
Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement les épaules:
—Êtes-vous enfin convaincu qu'il est inutile d'essayer de jouer au plus fin avec moi?
—Que faut-il dire de votre part à Barba Roja? demanda-t-il, jetant le masque et résolument cynique.
—De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. De la vôtre, à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pas d'assister à la corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, placé à la source même des informations, ne doit pas ignorer qu'il se trame quelque coup de traîtrise, lequel sera mis à exécution pendant que se déroulera la corrida. Il doit savoir que le coup préparé par M. d'Espinosa avec le concours du roi n'ira pas sans tumulte. A lui de profiter de l'occasion et de s'emparer de celle qu'il convoite. Quant à vous, comme J'ai besoin d'être tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous faut éviter à tout prix d'éveiller des soupçons. En conséquence, vous aurez soin de vous mettre à sa disposition pour ce coup de main et de le seconder de telle sorte qu'il réussisse. Tout le reste vous regarde à la condition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César, et sans que j'y sois pour rien. Vous me comprenez?
—Je vous comprends, madame, et j'agirai selon vos ordres, dit le bravo, heureux de se tirer d'affaire.
Très froide, elle dit:
—Je vous engage à prendre toutes les dispositions utiles pour mener à bien cette affaire. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, maître Centurion.
Le bravo frémit. Il comprenait le sens de la menace. La situation dépendait de sa réussite. Il réussirait donc coûte que coûte:
—La bohémienne disparaîtra, j'en réponds, dussé-je la poignarder de mes mains, dit-il avec assurance.
—Partons, dit alors Fausta très paisiblement.
Centurion s'en fut chercher son flambeau, qu'il avait dissimulé sous l'estrade, et l'alluma.
Il n'y avait qu'une porte visible dans cette salle: celle par où les conjurés s'étaient dispersés et lui donnait sur une galerie souterraine, laquelle aboutissait hors du mur d'enceinte de la maison.
Cependant le duc de Castrana et ses amis étaient revenus et s'étaient retirés par une issue qu'on ne voyait pas. Fausta elle-même était entrée par une troisième porte qu'on ne voyait pas davantage.
Son flambeau allumé à la main. Centurion demanda:
—Quel chemin prenez-vous, madame?
—Celui du duc.
L'estrade n'était pas appuyée contre le mur. Centurion contourna cette estrade et ouvrit une petite porte secrète qui se trouvait là, habilement dissimulée. Puis, sans se retourner, convaincu qu'elle le suivait, il s'engagea dans la galerie étroite qui aboutissait à cette porte et attendit que Fausta le rejoignît. Celle-ci s'était mise en marche.
Elle avait contourné l'estrade et allait disparaître à son tour, lorsqu'elle demeura clouée sur place.
Une voix vibrante, qu'elle connaissait trop bien, venait de lancer sur un ton railleur:
—La restauratrice de l'empire de Charlemagne daignera-t-elle accorder une minute de son temps si précieux au pauvre routier que je suis?»
Fausta s'était arrêtée net, sans se retourner. Son oeil eut une lueur sinistre et, dans sa pensée éperdue, elle hurla:
—Pardaillan! L'infernal Pardaillan!... Ainsi il a échappé à la mort, comme il l'avait dit! Il est sorti de la tombe où je croyais bien l'avoir emmuré vivant!
Elle leva vers le ciel un regard fulgurant comme si elle eût voulu sommer Dieu de lui venir en aide.
Et voici qu'en abaissant les yeux elle vit dans l'ombre Centurion qui se livrait à une pantomime effrénée dont la signification lui était très claire:
«Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion, je cours chercher du renfort, et cette fois nous le tenons!»
Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrer qu'elle avait compris, et alors elle se retourna.
Tout ceci, qui nous a demandé un temps très long à expliquer, s'était produit en un temps inappréciable.
En tenant compte de la surprise à laquelle elle n'avait pu échapper, si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Pardaillan put croire que rien d'anormal ne s'était passé, qu'elle était bien seule et qu'elle s'était retournée à son appel. Son visage était si calme, son oeil si limpide, son attitude empreinte d'une telle sérénité, que Pardaillan, qui la connaissait bien pourtant, ne put se tenir de l'admirer.
Elle s'avança vers lui avec la grâce d'une grande dame qui, pour honorer un visiteur de marque, le conduit elle-même vers le siège qu'elle lui destine.
Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquettes et s'asseoir là où elle voulait qu'il s'assît.
Nous avons dit qu'il n'y avait qu'une porte visible: elle était à droite. Au centre se trouvait l'estrade.
Derrière l'estrade était située la porte secrète par où Centurion venait de sortir, courant chercher du renfort. Devant l'estrade, il y avait un espace vide au bout duquel se trouvait le mur qui faisait face à l'estrade.
Dans ce mur étaient percées l'excavation par où Pardaillan avait regardé et écouté, et un peu plus loin, la porte invisible par où il était entré—du moins Fausta avait tout lieu de croire qu'il était entré par là. A droite et à gauche de l'estrade se trouvaient les banquettes sur lesquelles les conjurés s'étaient assis.
La manoeuvre de Fausta, amenant Pardaillan à s'asseoir sur la dernière des banquettes placées à gauche de l'estrade, avait eu pour but de l'acculer sur le seul côté de la salle où il n'y avait aucune porte, visible ou invisible, de cela Fausta était sûre.
Quant à la porte visible, au coeur de chêne, jamais Pardaillan, malgré sa force et sa bravoure, ne pourrait traverser cette salle encombrée pour arriver jusqu'à elle. Et même s'il parvenait à accomplir ce miracle, il n'en serait pas plus avancé, la porte étant fermée à triple tour.
Pardaillan était bien pris cette fois.
Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnes rapières dont il allait être menacé?
Pardaillan s'était prêté avec une bonne grâce, dont lui seul était capable en pareil moment, à la petite manoeuvre de Fausta. Il serait certes téméraire d'affirmer qu'il n'avait rien remarqué de ces dispositions inquiétantes. Mais Fausta le connaissait bien. Elle savait qu'il n'était pas homme à reculer, sur n'importe quel terrain. Et, sans scrupule comme sans remords, elle exploitait habilement ce qu'elle considérait comme une faiblesse.
Donc Pardaillan s'assit sur la dernière banquette, à la place même qu'elle désignait. Elle-même s'assit sur une autre banquette, en face de lui. Ils se regardèrent en souriant. On eût dit deux amis heureux de se retrouver.
Cependant son sourire, à lui, avait on ne sait quoi de narquois, d'insaisissable pour tout autre qu'elle. Ces deux antagonistes, exceptionnellement doués, avaient en certaines circonstances à leur disposition des sens spéciaux qui leur permettaient de percevoir ce qui échappait à leurs sens ordinaires.
Ne percevant rien d'anormal, elle se rassura.
Alors, d'une voix très calme, douce et chantante, un sourire aux lèvres, comme on s'informe de la santé d'une personne qui vous est chère, elle dit:
—Ainsi vous avez pu échapper au poison dont l'air de votre cachot était saturé?
Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation, sans arrogance, mais avec fermeté et assurance:
—Ne vous avais-je pas prévenue? dit-il d'un air indéchiffrable.
—C'est vrai. Vous aviez bien vu!
Un long moment elle le considéra en silence et elle reprit:
—Ce poison n'était qu'un narcotique. A vrai dire, j'en avais le soupçon. Ce qui m'étonne, c'est que vous ayez pu sortir de ce cachot où vous étiez emmuré comme dans une tombe. Comment avez-vous fait?
—Cela vous intéresse-t-il vraiment?
—Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifférente, croyez-le bien.
On eût dit qu'elle se réjouissait de le voir sain et sauf. Et peut-être, dans le désarroi où se débattait sa pensée, se réjouissait-elle en effet.
Il répondit, en s'inclinant gracieusement:
—Vous me comblez, vraiment! Prenez garde! vous allez me rendre outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus de l'intérêt que vous voulez bien me porter.
—Ce qui vous paraît très simple paraît prodigieux à d'autres, dit-elle. Tout le monde ne peut pas avoir votre rare mérite, ni votre modestie plus rare encore.
—De grâce, madame, ménagez cette modestie! Vous tenez donc à savoir?
Elle fit «oui!» doucement de la tête.
—Soit. Vous savez qu'une partie du plafond de ce cachot s'abaisse au moyen d'un mécanisme.
—Je sais.
—Vous ignorez sans doute que dans le cachot même un ressort caché permet de faire descendre ce plafond qui remonte ensuite automatiquement?
—Je l'ignorais, en effet.
—Eh bien, c'est par là que je suis sorti. Ma bonne fortune m'a fait trouver ce ressort sur lequel j'ai appuyé de façon tout à fait fortuite. Le plafond est descendu, à mon grand ébahissement. Cela constituait un petit plateau sur lequel je me suis placé. Le pla fond, en remontant, m'a ramené dans la chambre d'où j'avais été précipité. Vous voyez que c'est très simple.
—Mais comment avez-vous eu l'idée de descendre dans les souterrains?
—Toujours le hasard, dit-il de son air le plus naïf. J'ai trouvé toutes les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison. Sans savoir comment, je me suis retrouvé dans les caves. Je suis assez observateur, vous le savez. J'ai pensé qu'une maison que vous aviez choisie devait posséder plus d'une issue secrète semblable à celle par où j'étais sorti. Et, toujours favorisé par le hasard, j'ai été amené dans un couloir ou mon attention a été sollicitée par quelques lumières qui transparaissaient à travers le mur. Est-il nécessaire de vous en dire plus long?
—C'est inutile. Je comprends maintenant.
—Ce que je ne comprends, pas, c'est qu'une femme telle que vous ait commis cette faute impardonnable de laisser sa maison déserte, toutes portes ouvertes.
Le dialogue entre ces deux adversaires prenait des allures de duel. Jusqu'ici ils n'avaient fait que se tâter. Maintenant ils se portaient des coups. Et, comme toujours, c'était Pardaillan qui chargeait le premier.
Fausta se contenta de relever le reproche d'imprudence. Elle expliqua:
—Si j'ai laissé toutes portes ouvertes, j'avais des raisons. Vous n'en doutez pas, puisque vous me connaissez... Que vous soyez arrivé à point nommé pour bénéficier de cette apparente négligence, c'est un malheur... réparable. En ce qui concerne cet oeil secret qui vous a permis d'assister à mon entrevue avec les gentilshommes espagnols, je conviens que le reproche est mérité. J'aurais dû en effet le fermer. J'ai péché par trop de confiance. C'est une leçon. Tenez pour certain qu'elle ne sera pas perdue.
Elle disait cela paisiblement, comme s'il se fût agi d'une chose de médiocre importance. Mais, après avoir confessé son erreur, elle revint à ce qui lui paraissait autrement important, et avec un sourire aigu comme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer les conséquences de son imprudence:
—Mais vous-même, croyez-vous que vous ayez été bien inspiré en entrant ici? Vous parlez d'imprudence? Il vous était si facile de tirer au large!
—Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naïf, j'ai eu l'honneur de vous dire que j'avais absolument besoin d'avoir un entretien avec vous!
—Il faut donc que ce que vous avez à me dire soit bien grave pour que vous vous exposiez ainsi après avoir échappé miraculeusement à la mort?
—Bon Dieu! madame, où prenez-vous que je m'expose, et qu'ai-je à craindre en tête-à-tête avec vous?
—Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d'ici aussi facilement que vous y êtes entré? Vous vous dites que ce n'est pas moi qui vous barrerai la route... Vous avez raison. Mais sachez que dans un instant vous allez être assailli. Vous allez vous trouver seul et sans arme, dans cette salle bien gardée.
Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu'elle était seule encore avec lui? Elle savait bien que, s'il lui plaisait de mettre à profit l'avertissement qu'elle lui donnait, il n'avait que quelques pas à faire pour sortir. Pensait-elle qu'il ne trouverait pas le ressort qui actionnait la porte secrète? Ou plutôt ne pensait-elle pas qu'en l'avertissant il se croirait obligé de rester?
Très tranquillement, il répondit:
—Vous voulez parler des braves que ce sacripant d'inquisiteur est allé chercher, tout courant?
—Vous saviez...
—Sans doute! De même que j'ai bien remarqué votre petit manège qui consistait à m'acculer dans ce coin de la salle.
Fausta ne put s'empêcher de l'admirer. Mais, en même temps que l'admiration, l'inquiétude pénétrait en elle. Elle se disait que, si fort qu'il fût, Pardaillan ne pouvait s'être exposé à un aussi formidable danger sans avoir la certitude de s'en tirer indemne.
Une fois encore, elle jeta autour d'elle un coup d'oeil soupçonneux et ne découvrit rien. Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le vit si confiant en sa force, que ses soupçons se dissipèrent, et elle se dit:
«Il pousse la bravade aux plus extrêmes limites!»
—Sachant que vous alliez être attaqué, dit-elle tout haut—et je vous préviens qu'une vingtaine d'épées vont vous assaillir—, sachant cela vous êtes resté. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt combattants que vous allez avoir sur les bras?
—Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais, ce que je sais, c'est que je m'en irai d'ici sans blessure sérieuse, parce que mon heure n'est pas venue... Parce qu'il est écrit que je dois vous tuer.
—Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas?
Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l'eût défié de mettre sa menace à exécution.
Très naturellement, il dit:
—Votre heure n'est pas venue, à vous non plus.
—Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes les tentatives que je dirigerai contre vous?
—Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peu les différents moyens que vous avez employés dans l'unique but de m'occire: le fer, la noyade, l'incendie, le poison, la faim et la soif... et me voici devant-vous, bien vivant. Dieu merci! Tenez, vous faites fausse route en cherchant à me tuer. Renoncez-y. C'est dur? Vous tenez absolument à m'expédier dans un monde qu'on prétend meilleur? Oui!... Mais puisque vous ne pouvez y parvenir! Que diable! il n'est pas besoin de tuer les gens pour s'en débarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu'un homme, vivant encore, n'existe plus pour ceux qu'il gênait.
Il plaisantait.
Malheureusement, dans l'état d'esprit où elle était, sous l'influence de la superstition qui lui suggérait qu'en effet il était invulnérable, elle he pouvait pas comprendre qu'il osât plaisanter sur un sujet aussi macabre. Et, dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson, il livrerait lui-même le secret de sa force.
—Comment? demanda-t-elle naïvement.
Il eut un imperceptible sourire de pitié.
—Eh! le sais-je? plaisanta-t-il.
Et, avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son front:
—Ma force est là... Essayez de me frapper là.
Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux. Il eût frémi s'il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensée infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie.
Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sens de ses paroles et le parti qu'elle pourrait en tirer, et dans son esprit obstinément tendu vers ce but: la suppression de Pardaillan, en un éclair, elle entrevit la solution cherchée et elle pensa:
«Le cerveau!... le frapper au cerveau!... le faire sombrer dans la folie!... Et c'est lui qui m'indique ce moyen... Il a raison, cela vaut mille fois mieux que la mort... Comment n'y ai-je pas pensé?»
Et, tout haut, avec un sourire sinistre:
—Vous avez raison. Si vous sortez d'ici vivant, je ne chercherai plus à vous tuer. J'essaierai autre chose.
Quoi qu'il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cette intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu'elle avait combiné quelque chose d'horrible, suggéré par sa plaisanterie. Mais il n'était pas homme à rester longtemps sous cette impression pénible. Il se secoua et, de sa voix railleuse:
—Mille grâces! dit-il.
Il lui apparut si calme, si maître de lui, que, de nouveau, elle l'admira. Et, d'une voix vibrante:
—Vous avez entendu ce que j'ai dit à ces Espagnols? Encore ne leur ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vous m'avez, en raillant, saluée du titre de restauratrice de l'empire de Charlemagne. L'empire de Charlemagne ne serait rien comparé à celui que je pourrais créer si je m'appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas? Que ne ferions-nous pas tous les deux! Nous pourrions voir l'univers entier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce prince espagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n'eut jamais d'autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête du monde.
Glacial, il répondit:
—Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces rêves d'ambition. Excusez-moi, madame, mais nous ne pouvons pas nous entendre.
Elle comprit qu'il était inébranlable. Elle n'insista pas et se contenta d'approuver de la tête.
Pardaillan reprît d'une voix mordante:
—Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y a quelques mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c'est affaire entre vous et lui. Je n'ai pas à prendre la défense de Philippe qui, du reste, me paraît de taille à se défendre lui-même. Que vous mettiez, dans un but d'ambition personnelle, ce pays à feu et à sang, comme vous l'avez fait en France, ceci encore est affaire entre vous et Philippe ou son peuple. Si les moyens que vous employez étaient avouables, je dirais même que je n'en suis pas fâchée, car, en soulevant l'Espagne contre son roi, vous donnerez assez d'occupation à celui-ci pour le mettre dans l'impossibilité de poursuivre ses projets sur la France. Par cela même, mon malheureux pays, sous la conduite d'un roi rusé mais brave homme, tel que le Béarnais, aura le temps de réparer en grande partie les calamités que vous aviez déchaînées sur lui. Sur ces deux points, madame, si je n'approuve pas vos idées et vos procédés, du moins, vous ne me trouverez pas devant vous.
—C'est beaucoup, chevalier, dit-elle franchement; et, si vous n'avez pas des exigences inacceptables en échange de cette neutralité, je suis assurée du sucès.
Pardaillan eut un sourire réservé et il reprit:
—Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde. Mais ne jetez pas les yeux sur mon pays. Je vous l'ai dit, la France a besoin de repos et de paix. Ne cherchez pas à y fomenter la haine et la discorde comme vous l'avez déjà fait, vous me trouveriez sur votre route. La nouvelle entreprise que vous tentez ici est appelée à un échec certain. Elle aura le même sort qu'ont eu vos entreprises en France: vous serez battue.
—Pourquoi?
—Je pourrais vous dire: parce que ces entreprises sont fondées sur la violence, la trahison et l'assassinat. Je vous dirai plus simplement: parce que vos rêves d'ambition reposent sur la tête d'un homme loyal et simple, le Torero, qui n'acceptera pas les offres que vous voulez lui faire. Parce que don César est un homme que j'estime et que j'aime, moi, et que je vous défends, vous entendez bien, je vous défends de vous attaquer à lui. Et, maintenant que je vous ai dit ce que j'avais à vous dire, vous pouvez faire entrer vos assassins.
En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle, rayonnant d'audace. Et, comme s'ils eussent entendu son ordre, au même moment, les assassins se ruèrent dans la salle avec des cris de mort.
Fausta s'était levée aussi. Elle ne répondit pas un mot. Sans se presser, elle se retourna, s'éloigna majestueusement et alla se placer à l'autre extrémité de la salle, désireuse d'assister à la lutte.
Si Pardaillan avait voulu, il n'aurait eu qu'à étendre le bras, abattre sa main sur l'épaule de Fausta, et le combat eût été terminé avant que d'être engagé. Aucun des assistants n'eût osé ébaucher une menace en voyant leur maîtresse aux mains de celui qu'ils avaient pour mission de tuer sans pitié.
Mais Pardaillan n'était pas homme à employer de tels moyens. Il la regarda s'éloigner sans faire un geste.
Centurion avait bien fait les choses. Il avait été un peu long, mais il savait qu'il pouvait compter sur Fausta pour garder le chevalier autant de temps qu'il serait nécessaire. Il amenait avec lui une quinzaine de sacripants qui le suivaient dans toutes ses expéditions avec Barba Roja.
En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les trois ordinaires de Fausta: Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, lesquels avaient bien consenti à suivre Centurion parlant au nom de la princesse.
Les deux troupes réunies formaient un total d'une vingtaine d'hommes, armés de solides et longues rapières et de bonnes et courtes dagues.
Les assaillants, avons-nous dit, s'étaient rués avec des cris de mort. Mais, si la précaution qu'avait eue Fausta de placer Pardaillan au fond de la salle était bonne, car elle l'acculait dans un coin et le mettait dans la nécessité d'enjamber un nombre considérable d'obstacles et de passer sur le ventre de toute la troupe pour atteindre la sortie, cette précaution devenait mauvaise car, pour atteindre leur victime, les hommes de Centurion devaient d'abord, eux aussi, enjamber ces mêmes obstacles, ce qui ralentissait considérablement leur élan.
Pardaillan les regardait venir à lui avec ce sourire railleur qu'il avait dans ces moments.
Il avait dédaigné de tirer sa dague, seule arme qu'il eût à sa disposition. Seulement, il s'était placé derrière la banquette, sur laquelle il était assis l'instant d'avant. Cette banquette était la dernière de la rangée. Pardaillan avait placé son genou gauche sur cette banquette, et, ainsi placé, les bras croisés, l'oeil aux aguets et pétillant de malice, il attendait qu'ils fussent à sa portée.
Fausta, qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froide intrépidité, sentait le doute l'envahir de plus en plus, se disait:
«Il va les battre tous! c'est certain! c'est fatal!»
Cependant Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et, de sa voix railleuse:
—Bonsoir, messieurs!
—Bonsoir, monsieur de Pardaillan, répondirent poliment les trois.
—C'est la deuxième fois aujourd'hui que vous me chargez, messieurs. Je vois que vous gagnez honnêtement l'argent que vous donne Mme Fausta. Seulement je suis confus de vous donner tant de mal.
—J'espère que nous serons plus heureux cette fois-ci, dit Chalabre.
—C'est possible! fit paisiblement Pardaillan, d'autant que, vous le voyez, je suis sans arme.
—C'est vrai! dit Montsery, en s'arrêtant. M. de Pardaillan est désarmé!
—Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s'il ne peut se défendre, dit tout bas Montsery.
—D'autant qu'ils sont assez nombreux pour mener à bien la besogne, ajouta Sainte-Maline en désignant du coin de l'oeil les hommes de Centurion.
—Puisque vous n'avez pas d'arme, dit-il tout haut à Pardaillan, nous nous abstenons, monsieur. Que diable! nous ne sommes pas des assassins!
Pardaillan s'inclina gracieusement, et:
—En ce cas, messieurs, écartez-vous et regardez...
A ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillants n'avaient plus que deux rangées de banquettes à franchir pour être sur lui. Posément, avec des gestes mesurés, Pardaillan se courba et saisit à pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait son genou.
C'était une banquette longue de plus d'une toise, en chêne massif et dont le poids devait être énorme.
Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand les premiers assaillants se trouvèrent à sa portée, il balaya l'espace de sa banquette tendue à bout de bras, en un geste large, foudroyant de force et de rapidité.
Un homme resta sur le carreau, trois se retirèrent en gémissant, les autres s'arrêtèrent interdits. Pardaillan se mit à rire doucement et souffla un moment.
Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiers rangs, qui durent avancer malgré eux. Pardaillan, froidement, méthodiquement, recommença le geste de la mort. Trois nouveaux éclopés durent se retirer.
Ils n'étaient plus que treize, en omettant les trois ordinaires qui assistaient, béants d'admiration, à cette lutte épique d'un homme contre vingt. Les hommes de Centurion s'arrêtèrent, quelques-uns même s'empressèrent de reculer, de mettre la plus grande distance possible entre eux et la terrible banquette.
Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu'ils se tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l'arme formidable que lui seul peut-être était capable de manier avec cette aisance: il la balança un instant et la jeta à toute volée sur le groupe pétrifié.
Alors ce fut la débandade. Les hommes de Centurion s'enfuirent en désordre et ne s'arrêtèrent que dans l'espace libre devant l'estrade. Avec Centurion, qui avait eu la chance de s'en tirer avec quelques contusions sans importance, bien qu'il ne se fût pas ménagé, ils n'étaient plus que six hommes valides.
Cinq étaient restés sur le carreau, morts ou trop grièvement endommagés pour avoir la force de se relever. Les autres, plus ou moins éclopés, geignant et gémissant, étaient hors d'état de reprendre la lutte.
Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l'effort soutenu, et, en riant, du bout des lèvres:
—Eh bien, mes braves, qu'attendez-vous? Vous savez bien que je suis seul et sans arme!
Mais, comme, en disant ces mots, il plaçait son pied sur la banquette qui se trouvait à sa portée, les autres, malgré les objurgations de Centurion, restèrent cois.
Alors, Pardaillan se mit à rire plus fort, et, s'apercevant que plusieurs rapières s'étalaient à ses pieds, il se baissa tranquillement, ramassa celle qui lui parut la plus longue et la plus solide, et, la, faisant siffler, de son air railleur, il leur lança:
—Allez, drôles! le chevalier de Pardaillan vous fait grâce!
Et, se tournant vers Fausta, sans plus s'occuper d'eux:
—A vous revoir, princesse! lui cria-t-il.
Il fit un demi-tour méthodique, et lentement, sans se retourner, il se dirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans ce coin où il avait plu à Fausta de le placer, certaine qu'il n'y avait là aucune issue.
Arrivé au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de la rapière qu'il venait de ramasser.
La muraille s'ouvrit d'elle-même.
Avant de sortir, il se retourna. Centurion et ses hommes, revenus de leur stupeur, se lançaient à sa poursuite. Les trois ordinaires eux-mêmes, le voyant armé, chargeaient de leur côté. Le rire clair de Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Il lança:
—Trop tard!
Quand la bande hurlante et menaçante arriva, elle se heurta à la muraille qui s'était refermée d'elle-même.
Honteux, furieux, ils se mirent à frapper le mur à coups redoublés. Trois hommes de Centurion soulevèrent péniblement une de ces banquettes que le chevalier avait maniée avec tant de facilité et s'en servirent de bélier sans réussir davantage à ébranler le mur.
Exténués, ils se résignèrent à abandonner la poursuite, et, piteux, ils se rangèrent autour de Fausta. Centurion surtout était très inquiet. Il s'attendait à des reproches sanglants. Sainte-Maline, Chalabre, Montsery n'étaient pas très rassurés non plus.
A la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Elle savait, elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte. Donc elle se contenta de dire:
—Ramassez ces hommes, qu'on leur donne les soins que nécessite leur état. Vous distribuerez à chacun cent livres à titre de gratification. Ils ont fait ce qu'ils ont pu, je n'ai rien à dire.
Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin'd'oeil les éclopés furent enlevés.
Demeurée seule, Fausta resta immobile sur la banquette où elle s'était assise, cherchant, combinant, mettant en oeuvre toutes les ressources de son esprit si fertile en inventions de toutes sortes. Que voulait-elle? Peut-être ne le savait-elle pas très bien elle-même. Toujours est-il que, de temps en temps, elle prononçait un mot, toujours le même:
—La folie!...
Enfin, ayant sans doute trouvé la solution tant cherchée, elle se leva, rejoignit ses gardes du corps et remonta dans ses appartements.
Tandis que les ordinaires, sur un signe d'elle, s'installaient dans le vestibule, elle pénétra dans son cabinet, suivie de Centurion à qui elle donna des instructions claires et minutieuses, ensuite de quoi le bravo quitta la maison des Cyprès et rentra dans Séville. Fausta attendit dans son cabinet. Une demi-heure après, sa litière l'attendait devant le perron. Elle y monta. Autour caracolaient ses gardés ordinaires: Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derrière venait une imposante escorte de cavaliers armés jusqu'aux dents.
La litière pénétra dans l'Alcazar et s'arrêta devant les appartements réservés à Mgr le grand inquisiteur.
Quelques instants plus tard, Fausta était introduite auprès d'Espinosa, avec qui elle eut une longue et secrète conversation. Sans doute ces deux puissants personnages arrivèrent-ils à s'entendre, sans doute Fausta obtint-elle ce qu'elle voulait, car, lorsqu'elle sortit, un sourire de triomphe errait sur ses lèvres et une lueur de contentement rendait ses yeux noirs plus brillants 3.