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Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta

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XII

L'AMBASSADEUR DU ROI HENRI

Une des pièces annexes du salon des Ambassadeurs dans l'Alcazar de Séville est est vaste, lambrissée, plafonnée de bois d'essences rares, bizarrement sculptés dans ce fantastique style arabe. Sommairement meublée: larges fauteuils, énormes bahuts, une grande table de travail, surchargée de paperasses.

De petites fenêtres cintrées donnent sur ces fameux jardins, célèbres dans le monde entier.

Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenêtres, et son oeil froid erre distraitement sur les splendeurs d'une nature luxuriante, corrigée, embellie et garrottée par un art intelligent, mais trop raffiné.

Le grand inquisiteur est debout près de lui.

Plus loin, appuyé au chambranle d'une autre fenêtre, un colosse se tient immobile. Un nez long et busqué, des yeux sombres, sans expression, c'est tout ce qui émerge d'une forêt de cheveux crépus, retombant sur le front, jusque sur les sourcils épais et broussailleux, et d'une barbe neptunienne, envahissant tout le bas du visage jusqu'aux pommettes, le tout d'un roux ardent.

Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communément appelé à la cour Barba Roja, ou, en français, Barbe Rousse, c'était le dogue de Philippe II.

Là où se trouvait le roi, aux fêtes, aux cérémonies religieuses, aux exécutions, au conseil, on voyait Barba Roja, immobile, muet, les yeux fixés sur son maître, ne comprenant que sur son ordre exprès.

C'était une brute magnifique, qui faisait partie, en quelque sorte, des accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais, sur un signe, sur un regard du maître, la brute devenait d'une intelligence remarquable pour exécuter l'ordre secret saisi au vol.

Le roi, dans son costume opulent et sévère, avec cet air sombre et glacial qui lui était habituel, écoutait attentivement les explications d'Espinosa.

—La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la même qui a rêvé de renouer la tradition de la papesse Jeanne. C'est la même qui a fait trembler Sixte V et a failli le renverser de son trône pontifical. C'est une intelligence et c'est une illuminée... Elle est à ménager, son concours peut être précieux.

—Et ce chevalier de Pardaillan?

—D'après ce que j'en ai entendu dire, c'est une force redoutable qu'il faudra s'attacher à tout prix ou briser impitoyablement... Mais encore faudrait-il le voir à l'oeuvre pour le juger... D'autre part, le jour même de son arrivée à Séville, il s'est heurté à un de mes agents... Ce Pardaillan l'a jeté dans la rue comme on jette un objet gênant...

—Il a osé porter la main sur un agent de l'Inquisition? fit le roi d'un air de doute.

Espinosa s'inclina en signe d'affirmation.

—Alors, dit Philippe sur un ton tranchant, il faut le châtier... tout ambassadeur qu'il est.

—Il est nécessaire de savoir d'abord ce que veut et ce que peut le sire de Pardaillan.

—Peut-être, fit le roi, toujours glacial. Mais il est impossible de laisser impunie l'offense faite à un agent de l'Etat... Il faut un exemple.

—Les apparences sont sauvegardées: l'agent n'avait pas d'ordres... il a agi de sa propre initiative et par excès de zèle... C'est un manquement à la discipline qui mérite une peine sévère. Quant au sire de Pardaillan, on saura trouver un prétexte... si besoin est.

—Bien! fit le roi avec indifférence.

Et, se levant, il vint, d'un pas lent et majestueux, se placer près de la table de travail:

—Faites introduire Mme la princesse Fausta.

Et il s'assit dans une attitude qui lui était familière: la jambe droite croisée sur la jambe gauche, le coude sur le bras du fauteuil, le menton appuyé sur le poing.

Espinosa s'inclina profondément, alla transmettre les ordres du roi et revint se placer discrètement dans une embrasure, non loin de Barba Roja.

Au même instant, Fausta faisait son entrée.

Elle s'avançait lentement, avec cette souveraine majesté qui faisait se courber tous les fronts. Ses yeux de diamant noir se posaient sur les yeux de Philippe qui, impassible, figé dans son immobilité voulue, la fixait avec une insistance vraiment royale.

Seulement, tandis que, chez le roi, le regard était froid, impérieux, foudroyant comme un coup droit qui vise à tuer, chez Fausta, il se montrait enveloppant, d'une douceur inexprimable et en même temps d'une force irrésistible, qui tendait à désarmer simplement.

Fausta se courba dans la plus impeccable des révérences de la cour.

Mais, de la suprême harmonie de ses attitudes, du port de tête altier, du regard fulgurant se dégageait une si souveraine autorité qu'elle semblait écraser celui devant qui elle s'inclinait.

Et l'impression était si saisissante qu'Espinosa ne put s'empêcher d'admirer, et murmura:

—Incomparable comédienne!

Et le roi, ébloui peut-être par la surhumaine beauté de cette étincelante magicienne, le roi sentit plier son indomptable orgueil.

Il se leva, fit deux pas rapides, se découvrit en un geste empreint de l'orgueilleuse élégance espagnole, et, la saisissant par la main, la redressa avant que la révérence ne fût terminée, la conduisit à un fauteuil en disant gravement:

—Veuillez vous asseoir, madame.

De la part de ce fier monarque, rigide observateur de l'étiquette, ce geste imprévu, qui stupéfia Espinosa, constituait le triomphe le plus éclatant pour Fausta.

Qu'était-ce que le roi Philippe?

C'était un croyant sincère. Doué d'une intelligence supérieure, il avait haussé cette foi jusqu'à l'absolu, s'en était fait une arme, et il avait rêvé ce que, jadis, avait dû rêver Torquemada, c'est-à-dire l'univers soumis à sa foi, c'est-à-dire à lui-même.

L'Histoire nous dit, en parlant de lui: sombre, fanatique, orgueilleux, despote... Peut-être!... en tout cas, c'est bientôt dit.

Nous disons, nous: IL CROYAIT! Et cela explique tout.

Il croyait que la foi est nécessaire à l'homme pour vivre une vie heureuse et mourir d'une mort paisible. Attenter à la foi, c'était donc attenter au bonheur des hommes, c'était donc les vouer à une mort désespérée. Les incroyants, les hérétiques apparaissaient comme des êtres malfaisants qu'il était nécessaire d'exterminer.

Sa foi religieuse se transformant en foi politique, il avait cru à la monarchie universelle.

De là, ses menées dans tous les pays d'Europe. De là, son intervention immédiate dans les affaires de la France. Ce pays devait être annexé le premier, puisqu'il se trouvait sur sa route, et, en l'annexant, il réunissait en même temps ses États en un formidable faisceau.

Tel était l'homme sur lequel Fausta, par l'éclat de sa prestigieuse beauté, venait de remporter un premier succès dont elle avait le droit d'être fière.

Fausta s'assit donc en une de ces poses de grâce dont elle avait le secret.

A son tour, le roi s'assit et:

—Parlez, madame, dit-il avec une sorte de déférence.

Alors, de cette voix harmonieuse dont le charme était si puissant:

—J'apporte à Sa Majesté la déclaration du roi Henri III, par laquelle vous êtes reconnu comme successeur et unique héritier du roi de France.

Espinosa darda son oeil de feu sur Fausta et pensa:

—Va-t-elle réellement remettre le parchemin?

—Voyons cette déclaration, dit le roi.

Fausta jeta sur lui ce rapide et sûr coup d'oeil habitué à fouiller les masques les plus impassibles, et, ne le voyant pas au point où elle le désirait:

—Avant de vous remettre ce document, il me paraît indispensable de vous donner quelques explications, de me présenter à vous. Il est nécessaire que Votre Majesté sache ce qu'est la princesse Fausta, ce qu'elle a déjà fait et ce qu'elle peut et veut faire encore.

Le roi dit simplement:

—Je vous écoute, madame.

—Je suis celle que vingt-trois princes de l'Eglise, réunis en un conclave secret, ont jugée digne de porter les clefs de saint Pierre. Celle à qui ils ont reconnu la force et la volonté de réformer le culte. Celle qui, par la persuasion ou par la violence, saura imposer la foi à l'univers entier. Je suis la papesse!

Philippe, à son tour, la considéra une seconde.

—Vous êtes, dit-il, celle qu'un souffle du chef de la Chrétienté a renversée avant qu'elle ne mît le pied sur les marches de ce trône pontifical convoité. Vous êtes celle que le pape a condamnée à mort, dit-il non sans rudesse.

—Je suis celle que la trahison a fait trébucher dans sa marche, c'est vrai. Mais je suis aussi celle que ni la trahison ni le pape, ni la mort même, n'ont pu abattre parce qu'elle est l'Elue de Dieu qui la conduit à l'inéluctable triomphe pour le bien de la foi!

Ceci était dit avec un tel accent de sincérité solennelle que le roi, croyant comme il l'était, ne pouvait pas ne pas en être impressionné et qu'il commença de la regarder avec un respect mêlé de sourde terreur.

Fausta reprit:

—Quelle est la loi qui interdit à la femme le trône de Pierre? Des théologiens savants ont fait des recherches minutieuses et patientes; rien, dans les écrits saints, dans les paroles du Christ, rien n'autorise à croire qu'elle doive être exclue. L'Eglise l'admet à tous les échelons de la hiérarchie. Il y a des abbesses et il y a des saintes. Pourquoi n'y aurait-il pas une papesse? D'ailleurs, il y a un précédent. Le sexe féminin est-il un obstacle aux grandes conceptions? Voyez la papesse Jeanne, voyez Jeanne d'Arc, voyez, dans ce pays même, Isabelle la Catholique, regardez-moi, moi-même, croyez-vous que cette tête fléchirait sous le poids de la triple couronne?

Elle était rayonnante d'audace et de foi ardente.

—Madame, dit gravement Philippe, j'avoue que les feux d'une couronne royale pâliraient sous l'éclatante blancheur de ce front si pur... Mais une tiare!.. excusez-moi, madame, il me semble que d'aussi jolies lèvres ne peuvent être faites pour d'aussi graves propos.

Cette fois, Fausta se sentit touchée. Le coup était rude; mais elle n'était pas femme à renoncer.

Elle reprit avec force:

—Si je suis l'Élue de Dieu pour le gouvernement des âmes, vous l'êtes, vous, pour le gouvernement des peuples. Ce rêve de monarchie universelle qui a hanté tant de cerveaux puissants, vous êtes désigné pour le réaliser... avec l'aide du chef de la Chrétienté, représentant de Dieu. Je parle d'un pape qui vous soutiendra en tout et pour tout parce qu'il aura l'indépendance nécessaire, parce qu'il aura besoin de s'appuyer sur vous comme vous aurez besoin de son assistance morale. Et, pour qu'il en soit ainsi, que faut-il? Que les États de ce pape soient suffisants pour lui permettre de tenir dignement son rang de souverain pontife. Donnez-lui l'Italie, il vous donnera le monde chrétien. Vous pouvez être ce maître du monde... je puis être ce pape...

Philippe avait écouté avec une attention soutenue sans rien manifester de ses impressions.

—Mais, madame, dit-il, l'Italie ne m'appartient pas. Ce serait une conquête à faire.

Fausta sourit.

—Je ne suis pas aussi déchue qu'on le croit, dit-elle. J'ai des partisans nombreux et décidés, un peu partout. J'ai de l'argent. Ce n'est pas une aide pour une conquête que je demande. Ce que je demande, c'est votre neutralité dans ma lutte contre le pape.

Le roi paraissait réfléchir profondément, et, d'un air rêveur, il murmura:

—Il faudrait des millions pour cette entreprise. Nos coffres sont vides.

—Que Votre Majesté dise un mot, et, avant huit jours, j'aurai fait entrer dans ses coffres cent millions, plus si c'est nécessaire, dit-elle avec dédain.

Philippe la fixa une seconde, et, hochant la tête:

—Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vous donner, puisqu'il ne m'appartient pas... Je vois mal ce que vous pourriez me donner en échange.

—J'apporte à Votre Majesté la couronne de France... Il me semble que cela compenserait largement l'abandon du Milanais.

—Eh! madame, si je la veux, cette couronne de France, il me faudra la conquérir. Et, si je la prends, ce seront mes canons et mes armées qui me l'auront donnée, et non vous!

—Votre Majesté oublie la déclaration du roi Henri III? dit vivement Fausta.

—La déclaration du roi Henri III? fit le roi en ayant l'air de chercher. J'avoue que je ne comprends pas.

Cette déclaration est formelle. Grâce à elle, c'est la reconnaissance assurée de Votre Majesté par les deux tiers, au moins, du royaume de France.

—C'est tout à fait différent, en ce cas. Cette déclaration peut avoir la valeur que vous dites... Encore faudrait-il la voir? Ne deviez-vous pas me la remettre, madame? dit négligemment le roi en la regardant.

—Votre Majesté ne pense pas que j'aurais été assez insensée pour porter sur moi un tel document?

—Évidemment, madame, vous n'êtes pas femme à commettre une telle imprudence! répondit Philippe froidement.

Fausta sentit venir l'orage; mais, intrépide, comme toujours, elle ne recula pas. Et, toujours paisible:

—Votre Majesté l'aura dès qu'elle m'aura fait connaître sa décision au sujet des propositions que j'ai eu l'honneur de lui faire.

—Je ne pourrai rien décider, madame, tant que je n'aurai pas vu ce parchemin.

—Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisser entrevoir vos intentions.

—Mon Dieu, madame, tout ce que vous m'avez dit concernant la papesse m'a singulièrement intéressé... Tout cela serait, à la rigueur, réalisable si vous étiez d'âge respectable. Mais vraiment, vous, madame, jeune et adorablement belle comme vous voilà? Mais nous autres, pauvres pécheurs, nous n'oserions jamais lever les yeux sur vous, car ce n'est pas la vénération due au représentant de Dieu que nous éprouverions alors, mais l'adoration ardente et jalouse due à l'incomparable beauté de la femme. Au lieu de sauver les âmes, vous les damneriez à tout jamais. Est-il possible? Vous rêvez de souveraineté pontificale! Mais, par la grâce, par le charme, par la beauté, vous êtes souveraine entre les souveraines et votre puissance est si prestigieuse que la mienne n'hésite pas à s'incliner devant elle.

Le roi avait commencé à parler avec froideur. Peu à peu, emporté par la violence de ses sentiments, il s'était animé, et, c'est sur un ton ardent, plus significatif que ses paroles assurément, qu'il avait terminé.

Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle une sourde irritation.

Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter à l'amour? S'il en était ainsi, elle n'avait plus qu'à disparaître. C'était la ruine anticipée de tous ses projets.

Ainsi donc, partout, elle se heurtait à des amoureux, et, le seul, l'unique dont elle aurait désiré ardemment l'amour, Pardaillan, serait le seul à la dédaigner?

Elle songeait à ces choses, et, en même temps, elle s'inclinait devant Philippe. Et, de sa voix harmonieuse:

—J'attendrai donc qu'il plaise à Votre Majesté de se prononcer, dit-elle simplement.

Et Philippe, d'un air détaché:

—C'est ce que je ferai dès que j'aurai vu cette déclaration.

Fausta comprit qu'elle n'en tirerait rien de plus pour l'instant, et elle songea:

«Nous reprendrons la conversation plus tard. Et, puisqu'il plaît à ce roi, que je croyais si fort au-dessus des faiblesses humaines, de ne voir en moi que la femme, je descendrai, s'il le faut, jusqu'à son niveau et j'emploierai les armes de la femme pour le dominer.»

Tandis qu'elle songeait, Espinosa était allé jusqu'à l'antichambre transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de son pas feutré, se remettre discrètement à l'écart, lorsque le roi lui fit un signe, et:

—Monsieur le grand inquisiteur, avez-vous organisé quelque imposante manifestation religieuse en vue de célébrer pieusement le jour du Seigneur?

—Devant l'autel de la place San Francisco, autant de bûchers qu'il y a de jours dans la semaine seront dressés, sur lesquels sept hérétiques opiniâtres seront purifiés par le feu, dit Espinosa en se courbant.

—Bien, monsieur, dit froidement Philippe.

Et, s'adressant à Fausta, impassible:

—S'il vous est agréable d'assister à cette sainte cérémonie, je vous y verrai avec plaisir, madame.

Puisque le roi daigne m'y convier, je ne manquerai pas un spectacle aussi édifiant, dit Fausta.

—La corrida? demanda-t-il alors à Espinosa.

—Elle aura lieu après-demain lundi, sur la même place San Francisco. Toutes les dispositions sont prises.

Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si étrange que Fausta en fut frappée:

—El Torero?

—On lui a fait connaître la volonté du roi. El Torero participera à la course, répondit Espinosa calmement.

Se tournant vers Fausta, avec un air de galanterie sinistre chez lui:

—Vous ne connaissez pas El Torero, madame? demanda Philippe. C'est le premier toréador d'Espagne. C'est un innovateur, une manière d'artiste dans son genre. Il est adoré de toute l'Andalousie. Vous ne savez pas ce qu'est une course de taureaux? Eh bien, je vous réserve une place à mon balcon. Venez, madame, vous verrez un spectacle intéressant... Tel que vous n'avez jamais rien vu de semblable, insista-t-il avec la même intonation qui avait déjà frappé Fausta.

Et ses paroles étaient accompagnées d'un geste de congé, aussi gracieux qu'il pouvait l'être chez un tel personnage.

—J'accepte avec joie, sire, dit Fausta, se levant.

Au même instant la porte s'ouvrit et un huissier annonça:

—M. le chevalier de Pardaillan, ambassadeur de S. M. le roi Henri de Navarre.

Et, tandis que Fausta, malgré elle, restait clouée sur place, tandis que le roi la fixait avec cette insistance qui décontenançait les plus intrépides et les plus grands de son royaume, le chevalier s'avançait d'un pas assuré, la tête haute, le regard droit, avec cet air de simplicité ingénue qui masquait ses véritables impressions, s'arrêtait à quatre pas du roi et s'inclinait avec cette grâce altière qui lui était particulière.

Et un fugitif sourire vint arquer ses lèvres narquoises, tandis que, d'un coup d'oeil rapide, il dévisageait Barba Roja, immobile et rêveur dans son encoignure, et Espinosa, plus près.

A la vue de cette physionomie calme, presque souriante, il murmura:

«Celui-là, c'est le véritable adversaire que j'aurai à combattre. Celui-là, seul, est redoutable.»

Le résultat de ces réflexions, rapides comme un éclair, fut que Espinosa, observateur attentif, n'aurait pu dire si la révérence de cet extraordinaire ambassadeur s'adressait au roi, à Fausta, qui le fixait de ses yeux ardents, ou à lui-même.

Et le grand inquisiteur, de son côté, murmura:

«Voici un homme!»

En se courbant avec cette élégance naturelle, quelque peu hautaine, qui constituait à elle seule une flagrante infraction aux règles de la rigide étiquette espagnole, Pardaillan songeait encore:

«Ah! tu cherches à me faire baisser les yeux!... Ah! tu t'es découvert devant Mme Fausta et tu remets ton chapeau pour recevoir l'envoyé du roi de France!... Ah! tu fais trancher la tête du téméraire qui ose parler devant toi sans ta permission! Mort-diable! tant pis...»

Et, faisant deux pas rapides vers Fausta, qui se retirait lentement, avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu'on ne savait pas s'il plaisantait:

—Quoi! vous partez, madame?... Restez donc!... Puisque le hasard nous met tous les trois en présence, nous pourrons ainsi régler d'un coup nos petites affaires.

Ces paroles, dites avec une cordiale simplicité, produisirent l'effet de la foudre.

Fausta s'arrêta net et se retourna, fixant tour à tour Pardaillan, comme si elle ne le connaissait pas, et le roi pour deviner s'il n'allait pas foudroyer à l'instant l'audacieux qui osait une telle inconvenance.

Le roi devint plus livide encore; son oeil gris lança un éclair. Barba Roja, lui-même, porta la main à la garde de son épée et regarda le roi, attendant l'ordre de frapper.

Espinosa, en réponse à l'interrogation muette du roi, eut un haussement d'épaules et un geste qui signifiaient:

—Je vous ai averti... Laissez faire... Nous réglerons tout quand il en sera temps.

Et le roi Philippe II, acceptant le conseil de son inquisiteur, intéressé malgré lui peut-être par la hardiesse et la bravoure étincelante de ce personnage qui ressemblait si peu à ses courtisans, toujours courbés devant lui, Philippe se taisait; mais en lui-même il murmurait:

—Voyons jusqu'où ira l'insolence de ce roturier!

Fausta, oubliant qu'elle avait congé, oubliant le roi lui-même, fixait sur Pardaillan un regard résolu, prête à relever le défi—et cependant d'un esprit trop supérieur pour ne pas admirer intérieurement.

Chez Espinosa, l'admiration se traduisait par cette réflexion:

«Il faut que cet homme soit à nous à tout prix!»

Seul Pardaillan souriait de son sourire naïf, ne paraissait pas soupçonner le moins du monde la tempête déchaînée par son attitude et qu'il jouait sa tête.

Et, avec la même simplicité, s'adressant au roi:

—Je vous demande pardon, sire, je manque peut-être à l'étiquette, mais mon excuse est dans ce fait que notre sire, le roi de France (et il insistait sur ces derniers mots), nous a habitués à une large tolérance sur ces questions, quelque peu puériles.

La position risquait de devenir ridicule, c'est-à-dire terrible pour le roi. Il fallait, de toute nécessité, réprimer ce qui lui apparaissait comme une insolence, ou l'écraser de son dédain.

—Faites, monsieur, comme si vous étiez devant le roi de France, dit-il, en insistant à son tour sur ces derniers mots, avec un ton qui eût fait rentrer sous terre tout autre que Pardaillan.

Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d'autres. Pardaillan, enfin, avait résolu de piquer l'orgueil de ce roi qui lui déplaisait outrageusement.

—Je remercie Votre Majesté de la permission qu'elle daigne m'accorder avec tant de bonne grâce, dit-il. Figurez-vous que je suis curieux de voir de près certain parchemin que possède Mme la princesse Fausta. Mais curieux à tel point, sire, que je n'ai pas hésité à traverser la France et l'Espagne tout exprès pour satisfaire cette curiosité que vous partagez, j'en jurerais, attendu que ce parchemin n'est pas dénué d'intérêt pour vous.

Et, tout à coup, avec cette froide tranquillité qu'il prenait parfois:

—Ce parchemin, je suis certain que vous l'avez demandé à Mme Fausta, je suis certain qu'elle vous a répondu qu'elle ne l'avait pas sur elle, qu'il était placé en lieu sûr... Eh bien, c'est faux... Ce parchemin est là...

Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la «papesse» du bout de son index.

Et le ton était d'une assurance si irrésistible, le geste à la fois si imprévu et si précis que, de nouveau, l'espace de quelques secondes, le silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scène rapide.

—Quel rude joueur! admira encore Espinosa.

Quant à Fausta, elle reçut le coup en pleine poitrine. Mais elle ne broncha pas. Le roi, lui, commençait à s'intéresser à cet étrange ambassadeur au point qu'il oubliait ses façons cavalières qui l'avaient froissé.

Le chevalier continuait:

—Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin, montrez-le-nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, car, s'il intéresse Sa Majesté le roi d'Espagne, il intéresse aussi Sa Majesté le roi de France que j'ai l'insigne honneur de représenter ici.

En disant ceci, Pardaillan s'était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une telle force, une telle autorité dans son geste que, cette fois, le roi lui-même ne put s'empêcher d'admirer cet homme tant il apparaissait, maintenant, imposant et majestueux.

Fausta n'était pas femme à reculer devant une telle mise en demeure et elle songeait:

«Puisque cet homme bat les diplomates les plus consommés par sa franchise audacieuse, pourquoi n'emploierais-je pas la même franchise comme une arme redoutable qui se tournerait contre lui?»

Et elle porta la main à son sein pour en extraire le parchemin et l'étaler dans un geste de bravade.

Mais, sans doute, il n'entrait pas dans les vues du roi de discuter sur ce sujet avec l'ambassadeur du roi Henri, car il l'arrêta en disant impérieusement:

—J'ai donné congé à madame la princesse Fausta.

Fausta n'acheva pas son geste. Elle s'inclina devant le roi, regarda Pardaillan droit dans les yeux, et:

—Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d'une voix très calme.

—J'en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan.

Fausta approuva non moins gravement d'une légère inclination de tête et se retira majestueusement, comme elle était entrée, accompagnée par Espinosa qui, soit pour lui faire honneur, soit pour tout autre motif, la conduisit jusqu'à l'antichambre où il la laissa pour revenir assister à l'entretien du roi et de Pardaillan.

Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place:

—Monsieur l'ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faire connaître l'objet de votre mission.

Avec cette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves où une décision prompte s'imposait, Pardaillan avait étudié et compris instantanément le caractère de Philippe II. Il supportait le regard fixe du roi sans paraître troublé et répondit, avec une tranquille aisance, comme s'il eût traité d'égal à égal:

—Sa Majesté le roi de France désire que vous retiriez les troupes espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans le royaume. Le roi, animé des meilleures intentions à l'égard de Votre Majesté, estime que l'entretien de ces garnisons dans son royaume constitue un acte peu amical de votre part. Le roi estime que vous n'avez rien à voir dans les affaires de la France.

L'oeil froid de Philippe eut une lueur aussitôt éteinte:

—Est-ce tout ce que désire Sa Majesté le roi de Navarre? fit-il.

—C'est tout... pour le moment, dit froidement Pardaillan.

Le roi parut réfléchir un instant, puis il répondit:

—La demande que vous nous transmettez serait juste et légitime si S. M. de Navarre était réellement roi de France... et qui n'est pas.

—Ceci est une question qui n'est pas à soulever ici, dit fermement Pardaillan. Il ne s'agit pas de savoir, sire, si vous consentez à reconnaître le roi de Navarre comme roi de France, Il s'agit d'une question nette et précise... le retrait de vos troupes qui n'ont rien à faire en France.

—Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui ne sait même pas prendre d'assaut sa capitale? fit le roi avec un sourire de dédain.

—En effet, sire, dit gravement Pardaillan, c'est une extrémité à laquelle le roi Henri ne peut se résoudre.

Et, soudain, avec son air figue et raisin:

—Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets se donnent à lui librement. Il lui répugne de les forcer par un assaut, en somme facile. Ce sont là scrupules exagérés qui ne sauraient être compris du vulgaire, mais qu'un roi comme vous, sire, ne peut qu'admirer.

Le roi se mordit les lèvres. Il sentait la colère gronder en lui, mais il se contint.

—Nous étudierons, dit-il, la demande de Sa Majesté Henri de Navarre. Nous verrons...

Malheureusement, il avait affaire à un adversaire décidé à ne pas se contenter de faux-fuyants.

—Faut-il conclure, sire, que vous refusez d'accéder à la demande juste, légitime, et courtoise du roi de France? insista Pardaillan.

—Et quand cela serait, monsieur? fit le roi d'un air rogue.

—On dit, sire, que vous adorez les maximes et les sentences. Voici un proverbe de chez nous que je vous conseille de méditer: «Charbonnier est maître chez lui», reprit paisiblement Pardaillan.

—Ce qui veut dire? gronda le roi en se redressant.

—Ce qui veut dire, sire, que vous ne pourrez vous en prendre qu'à vous-même si vos troupes sont châtiées comme elles le méritent et chassées du royaume de France, dit froidement Pardaillan.

—Par la Vierge-Sainte! je crois que vous osez menacer le roi d'Espagne, monsieur! éclata Philippe, livide de fureur.

Pardaillan répondit avec un flegme sublime.

—Je ne menace pas le roi d'Espagne... Je l'avertis.

Le roi, qui ne s'était contenu jusque-là que par un puissant effort de volonté, donnait soudain libre cours à l'exaspération suscitée en lui par les façons cavalières et hardies de cet étrange ambassadeur.

Il se tournait déjà vers Barba Roja pour lui faire signe de frapper, déjà Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, se disposait à dégainer lorsque Espinosa s'interposa et très calme, d'une voix presque douce:

—Le roi, qui exige de ses serviteurs un dévouement et un zèle absolus, ne saurait vous reprocher de posséder à un si haut degré les qualités d'un excellent serviteur. Il rend hommage au contraire à votre ardeur et saura, le cas échéant, en témoigner auprès de votre maître.

—De quel maître voulez-vous parler, monsieur? fit tranquillement Pardaillan qui, aussitôt, fit face à ce nouvel adversaire.

Si impassible que fût le grand inquisiteur, il faillit perdre contenance devant cette question imprévue.

—Mais, balbutia-t-il, je parle du roi de Navarre.

—Vous voulez dire du roi de France, monsieur, fit Pardaillan imperturbable.—Je suis, il est vrai, ambassadeur du roi de France. Mais le roi n'est pas mon maître pour cela.

Sur le coup, Espinosa et Philippe se regardèrent avec un ébahissement qu'ils ne cherchèrent pas à dissimuler. Enfin Espinosa se ressaisit et, doucement:

—Si le roi n'est pas votre maître, qu'est-ce donc, selon vous?

Pardaillan devint glacial et, s'inclinant, il ajouta:

—C'est un ami auquel je m'intéresse.

En soi le mot était énorme, prononcé devant des personnages tels que Philippe II et son grand inquisiteur, qui représentaient le pouvoir dans ce qu'il y a de plus absolu. Et, ce qu'il y eut de plus prodigieux encore, c'est que, après avoir considéré un instant cette physionomie étincelante d'audace et d'intelligence, après avoir admiré cette attitude de force consciente au repos, Espinosa l'accepta, ce mot, comme une chose toute naturelle car il s'inclina à son tour et, gravement:

—Je vois à votre air, monsieur, qu'en effet vous ne devez avoir d'autre maître que vous-même et l'amitié d'un homme tel que vous est assez précieuse pour honorer même un roi.

—Paroles qui me touchent, car, monsieur, je vois à votre air que vous ne devez pas prodiguer les marques de votre estime, répondit Pardaillan.

Espinosa le regarda un instant et approuva doucement de la tête.

—Pour en revenir à l'objet de votre mission. Sa Majesté ne refuse pas d'accéder à la demande que vous lui avez transmise. Mais vous devez comprendre qu'une question aussi importante ne se peut résoudre sans qu'on y ait mûrement réfléchi. Vous le comprenez?

Ayant écarté l'orage momentanément, Espinosa s'effaça de nouveau, laissant au roi le soin de continuer la conversation dans le sens où il l'avait aiguillée. Et Philippe, comprenant que l'inquisiteur ne jugeait pas le moment venu de briser les pourparlers, ajoutait:

—Nous avons nos vues.

—Précisément, dit Pardaillan, ce sont ces vues qu'il serait intéressant de discuter. Vous rêvez d'occuper le trône de France et vous faites valoir votre mariage avec Elisabeth de France. C'est un droit nouveau en France et vous oubliez, sire, que, pour consacrer ce droit, il vous faudrait une loi en bonne et due forme. Or, jamais le parlement ne promulguera une pareille loi.

—Qu'en savez-vous, monsieur?

—Eh! sire, voici des années que vos agents sèment l'or à pleines mains pour arriver à ce but. Avez-vous réussi?... Toujours vous vous êtes heurté à la résistance du parlement... Cette résistance, vous ne la briserez jamais, ajouta Pardaillan haussant les épaules.

—Et qui vous dit que nous n'avons pas d'autres droits?

—Le parchemin de Mme Fausta?... Eh bien, parlons-en de ce parchemin! Si vous mettez la main dessus, sire, publiez-le et je vous réponds qu'aussitôt Paris et la France reconnaissent Henri de Navarre.

—Comment cela? fit le roi avec étonnement.

—Sire, dit froidement Pardaillan, je vois que vos agents vous renseignent bien mal sur l'état des esprits en France. La France n'aspire qu'au repos, à la paix, enfin. Pour l'avoir, cette paix, elle est prête à accepter Henri de Navarre, même s'il reste hérétique... à plus forte raison l'acceptera-t-elle s'il embrasse la religion catholique. Le roi, lui, hésite encore. Publiez ce fameux parchemin et ses hésitations disparaissent, pour en finir il se décide à aller à la messe et, alors, c'est Paris qui lui ouvre ses portes, c'est la France qui l'acclame.

—En sorte que, selon vous, nous n'avons aucune chance de réussite dans nos projets?

—Je crois, dit paisiblement Pardaillan, qu'en effet vous ne serez jamais roi de France, car: la France, sire, est un pays de lumière et de gaieté. La franchise, la loyauté, la bravoure, la générosité, tous les sentiments chevaleresques y sont aussi nécessaires à la vie que l'air qu'on respire. C'est un pays vivant et vibrant, ouvert à tout ce qui est noble et beau, qui n'aspire qu'à l'amour, la liberté. Pour régner sur ce pays, il faut nécessairement un roi qui synthétise toutes ces qualités, un roi qui soit beau, aimable, brave et généreux entre tous.

—Vous avez la franchise brutale, monsieur, grinça Philippe.

Pardaillan eut cet air d'étonnement ingénu qu'il prenait lorsqu'il se disposait à dire quelque énormité.

—Pourquoi? J'ai parlé au roi de France avec la même franchise que vous qualifiez de brutale, et il ne s'en est point offusqué... bien au contraire... De vrai nous ne saurions nous comprendre parce que nous ne parlons pas la même langue. En France, il en serait toujours ainsi, vous ne comprendriez pas vos sujets qui ne vous comprendraient pas davantage. Le mieux est donc de rester ce que vous êtes.

—Je méditerai vos paroles, croyez-le bien, dit Philippe, livide. En attendant, je veux vous traiter avec les égards dus à un homme de votre mérite. Vous plairait-il d'assister à l'autodafé dominical de demain?

—Mille grâces, sire, mais ces sortes de spectacles répugnent à ma sensibilité un peu nerveuse.

—Je le regrette, monsieur, dit Philippe avec une amabilité sinistre. Mais, enfin, je veux vous distraire et non vous imposer des spectacles qui, s'ils nous conviennent à nous, sauvages d'Espagne, peuvent en effet choquer votre nature raffinée de Français. Éprouvez-vous la même répugnance pour la corrida?

—Ah! pour cela, non! fit Pardaillan sans sourciller. J'avoue même que je ne serais pas fâché de voir une de ces fameuses courses. On m'a parlé d'un toréador fameux en Andalousie, ajouta-t-il en fixant le roi.

—El Torero? fit le roi paisiblement. Vous le verrez... Vous êtes invité à la corrida d'après-demain lundi. Vous verrez là un spectacle extraordinaire, qui vous étonnera, j'en suis sûr, reprit Philippe avec cette intonation étrange qui fit dresser l'oreille à Pardaillan, comme elle avait frappé Fausta l'instant d'avant.

—Je remercie Votre Majesté de l'honneur qu'elle veut bien me faire, et je ne manquerai pas d'assister à un aussi curieux spectacle.

—Allez, monsieur l'ambassadeur, je vous ferai connaître ma réponse à la demande de S. M. Henri de Navarre... Et n'oubliez pas la corrida, lundi.

—Ouais! songeait Pardaillan en s'inclinant, serait-ce quelque traquenard à mon intention?... Mortdiable! il ne sera pas dit que ce sinistre despote m'aura fait reculer! Je n'aurai garde-d'oublier, sire! dit-il, se redressant. Et en lui-même: Pas plus que tu n'oublieras les quelques vérités dont je t'ai gratifié.

Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers l'antichambre.

Derrière lui, sur un signe impérieux de Philippe II, Barba Roja se mit en marche. En passant près de son maître, il s'arrêta une seconde:

—Corrige-le, ridiculise-le devant tout le monde... mais ne le tue pas, murmura le roi.

Et le molosse sortit derrière Pardaillan en marmonnant:

«Diantre soit de la fantaisie du roi! C'était si facile de le prendre par le cou et de l'étrangler comme un poulet... ou bien encore quelque bon coup de dague ou d'épée et la besogne se trouvait proprement expédiée...»

Barba Roja sorti, le roi se leva, vint se placer derrière une lourde portière de brocart, poussa légèrement la porte et, de là, se mit à surveiller attentivement ce qui allait se passer.

Pardaillan ne paraissait pas se douter qu'une ombre le suivait pas à pas. L'antichambre, dans laquelle il venait de pénétrer, était une vaste salle nue, garnie simplement d'immenses banquettes courant le long des murs. Elle était encombrée de courtisans, gentilshommes de service, officiers de garde, laquais chamarrés, affairés et pressés, huissiers immobiles, la baguette d'ébène à la main. Parmi les courtisans, les uns étaient assis sur les banquettes, d'autres se promenaient à petits pas, d'autres encore, groupés dans les embrasures des fenêtres, causaient entre eux. Devant certaines portes, un officier de garde, l'épée au poing, devant d'autres, un huissier.

Dans une embrasure, Pardaillan reconnut des visages de connaissance. Il murmura:

«Tiens! les trois anciens ordinaires de Valois! Ils attendent sans doute leur maîtresse, la digne Fausta. Mais je ne vois pas ce brave Bussi, ni cet excellent neveu de M. Peretti.»

Dans cette antichambre, où s'entassait une foule, on n'entendait que de vagues chuchotements. On se fût cru dans une église. Nul, ici, n'eût été assez téméraire pour élever la voix.

Curieux comme il l'était, sous ses airs de ne pas l'être. Pardaillan fit plusieurs fois le tour de la salle. Tout à coup, il s'aperçut qu'un silence de mort planait maintenant sur cette foule tout à l'heure discrètement bruissante. Et, chose plus étrange encore, tout mouvement avait cessé. On eût dit que tous les assistants avaient été soudain pétrifiés. L'explication de cet apparent phénomène est très simple.

Barba Roja cherchait ce qu'il pourrait bien faire pour ridiculiser Pardaillan devant tous les assistants. Et, comme il ne trouvait rien, il se contentait d'emboîter les pas du chevalier. Seulement son manège avait été vite remarqué. Alors, un murmure se répandit de proche en proche, il allait se passer quelque chose, quoi, on n'en savait rien. Mais chacun voulut voir et entendre.

Et, au milieu du silence et de l'immobilité générale, Pardaillan devint le point de mire de tous les regards.

Il n'en parut nullement gêné d'ailleurs et, d'un pas très posé, il s'achemina vers la sortie. Devant la porte, un officier se tenait raide comme à la parade. Derrière Pardaillan, Barba Roja fit un signe impérieux. L'officier, au lieu de s'effacer, tendit son épée en travers de la porte et, très poliment d'ailleurs, dit:

—On ne passe pas ici, seigneur!

—Ah! fit simplement Pardaillan. En ce cas, veuillez me dire par où je pourrai sortir.

L'officier eut un geste vague qui embrassait toutes les issues sans en désigner aucune plus spécialement.

Pardaillan parut s'en contenter et ne dit rien. Résolument, au milieu de l'attention générale, il se dirigea vers une autre porte. Là, il se heurta à un huissier qui, comme l'officier, lui barra le chemin en étendant sa baguette et, très poliment, en saluant très bas, lui dit qu'on ne passait pas par là.

Pardaillan fronça légèrement le sourcil et eut pardessus son épaule un coup d'oeil qui eût donné fort à réfléchir à Barba Roja s'il avait pu le saisir au passage.

Mais Barba Roja ne vit rien. Il cherchait toujours comment s'y prendre pour ridiculiser le chevalier...

Pardaillan eut un regard circulaire, et, en lui-même:

«Par Pilate, je crois que ces laquais titrés se moquent de moi! Souriez, nobles cuistres, souriez... Tout à l'heure vos sourires se changeront en grimaces, et c'est moi qui rirai», pensa-t-il ironiquement.

Et, toujours imperturbable, il reprit sa promenade qui, soit hasard, soit intention, l'amena près des trois ordinaires de Fausta. Alors Montsery, Chalabre, Sainte-Maline s'avancèrent, saluèrent fort galamment le chevalier qui rendit le salut de son air le plus gracieux et, avec des sourires aimables, mais à voix basse, ils échangèrent rapidement ces quelques phrases:

—Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, vous savez sans doute que nous avons mission de vous occire, ce que nous ferons, dès que nous le pourrons.

—Avec bien du regret cependant, dit Montsery avec sincérité.

—Car nous vous tenons en singulière estime, ajouta Chalabre, avec une révérence impeccable.

Pardaillan se contenta de saluer de nouveau en souriant:

—Mais, reprit Sainte-Maline, il nous paraît qu'on cherche à vous faire jouer ici un rôle... ridicule.

—Dites toujours votre pensée, messieurs, dit poliment Pardaillan.

—Eh bien, monsieur, dit Montsery, qui était toujours le plus fougueux des trois, la pensée de laisser berner un compatriote devant nous, sans protester, nous est insupportable.

—Surtout lorsque ce compatriote est un galant homme comme vous, monsieur, ajouta Sainte-Maline.

—Alors? Qu'avez-vous résolu, messieurs? dit Pardaillan qui se raidit comme il faisait toujours dans ses moments d'émotion.

—Vivedieu! monsieur, dit Chalabre, nous avons résolu d'infliger à ces mangeurs d'oignons crus la leçon que mérite leur outrecuidance.

—Nous serons fort honorés, monsieur, de tirer l'épée à vos côtés, dit Sainte-Maline, en saluant galamment.

—Tout l'honneur serait pour moi, messieurs, fit Pardaillan, en rendant le salut.

—Quitte à reprendre notre liberté d'action après, et à vous charger quand l'occasion se présentera, ajouta Montsery.

Pardaillan approuva gravement de la tête et les contempla un instant avec une expression d'indicible mélancolie. Enfin, très gravement:

—Messieurs, dit-il, vous êtes de braves gentilshommes. Ce que vous faites, et dont je vous exprime ma gratitude émue, vous sera compté. Pour ma part, quoiqu'il advienne, je ne l'oublierai jamais. Mais—ici il reprit sa physionomie narquoise et son sourire d'ironie aiguë—mais quittez tout souci en ce qui me concerne. Vous pouvez rester ici sans crainte de voir ridiculiser un compatriote. On rira peut-être tout à l'heure, je vous jure qu'on ne rira pas de votre serviteur.

Il y eut un échange de révérences courtoises, et Pardaillan se remit à déambuler.

Tout à coup, il sentit qu'on lui avait marché sur le talon. Il y eut une explosion de rires étouffés chez les courtisans. Pardaillan se retourna vivement et aperçut Barba Roja qui roulait des yeux effarés. C'était sans le faire exprès que le colosse avait marché sur le talon du chevalier. Mais ce banal incident fut un trait de lumière pour lui, car il se frappa le front. Il avait trouvé.

Pardaillan le contempla un instant en souriant, de son sourire froid et railleur.

—Excusez-moi, monsieur, fit-il très doucement, j'espère que je ne vous ai pas fait mal.

Et il reprit paisiblement sa promenade au milieu de l'hilarité générale. A ce moment, il passait près de la porte du cabinet du roi. Il eut dans l'oeil une lueur aussitôt éteinte.

Au même instant, et, coup sur coup. Barba Roja lui marcha sur les talons, Pardaillan se retourna encore et avec son immuable sourire:

—Décidément, monsieur, vous allez me trouver d'une maladresse insigne.

Et il voulut reprendre sa promenade. Mais Barba Roja lui mit la main sur l'épaule. Sous la puissante pesée du colosse, Pardaillan fléchit subitement.

Si Barba Roja eût connu Pardaillan, peut-être eût-il été étonné de rencontrer si peu de résistance. Malheureusement pour lui Barba Roja ne connaissait pas Pardaillan. Dédaigneux, il redressa cet adversaire indigne de lui et, magnanime, le relâcha brusquement, ce qui le fit trébucher. Un éclat de rire général, accompagné d'exclamations admiratives, vint chatouiller agréablement la vanité du dogue de Philippe II et l'encourager en même temps à persévérer dans son rôle. Les courtisans savaient que Barba Roja n'agissait jamais que sur l'ordre du roi. L'applaudir bruyamment était donc une manière comme une autre de faire leur cour.

Pardaillan frotta doucement son épaule, sans doute endolorie et, d'un air à la fois piteux et béat d'admiration, qui fit redoubler les rires:

—Mon compliment, monsieur, vous avez une poigne solide!

Barba Roja, d'un geste, appela un huissier. Il lui prit sa baguette d'ébène, la plaça posément dans la position horizontale, à un pied environ du sol, et ordonna:

—Maintenez ainsi cette baguette.

Et, tandis que l'huissier s'accroupissait pour exécuter l'ordre, se tournant vers Pardaillan qui, comme tout le monde, suivait attentivement ces préparatifs:

—Monsieur, dit Barba Roja, d'un air rogue, j'ai parié que vous sauteriez par-dessus cette canne.

—Par-dessus cette canne? Diable! fit Pardaillan en tortillant sa moustache d'un air embarrassé.

—J'espère que vous ne voudrez pas me faire perdre mon pari pour si peu de chose.

Barba Roja fit un pas vers Pardaillan, et, désignant la canne que l'huissier maintenait avec un sourire de jubilation féroce:

—Sautez, monsieur, fit-il sur un ton menaçant.

Alors, devant l'air piteux du chevalier, les exclamations fusèrent de tous les côtés:

—Il sautera! dit un seigneur.

—Il ne sautera pas!

—Cent doubles ducats contre un maravédis, qu'il saute!

—Tenu!...

—Sautez, monsieur, répéta Barba Roja.

—Et si je refuse? demanda Pardaillan presque timide.

—Alors je vais vous pousser avec ceci, dit froidement Barba Roja qui mit l'épée à la main.

—Enfin! songea Pardaillan avec un sourire de joie puissante. Et, au même instant, il dégaina.

Un duel dans l'antichambre royale... C'était un fait inouï, sans précédent, et Barba Roja était le seul homme qui pût se permettre un geste pareil.

Le colosse, en dehors de sa force extraordinaire, passait pour une des premières lames d'Espagne, et, pour peu que l'étranger sût manier proprement son épée, le spectacle allait être passionnant au plus haut point. Aussi le silence s'établit subitement. On se rangea en un vaste demi-cercle, laissant le plus de place possible aux deux combattants qui se trouvaient non loin de la porte par l'entrebâillement de laquelle Philippe II, invisible, assistait à toute la scène, l'oeil étincelant d'une joie sauvage. Pardaillan avait admirablement joué son rôle poltron, et, pour le roi comme pour tous les assistants, le doute n'était pas possible: le dogue du roi allait rudement châtier l'insolent Français.

L'huissier avait voulu se mettre à l'écart, mais Barba Roja était si sûr de lui qu'il commanda:

—Ne bougez pas. Monsieur sautera, tout à l'heure.

Les deux adversaires tombèrent en garde au milieu du cercle attentif.

Ce fut bref, foudroyant, étincelant. A peine quelques froissements de fer, quelques éclairs, et l'épée de Barba Roja, arrachée par une force irrésistible, s'en alla rouler au milieu du cercle muet d'effarement.

—Ramassez, monsieur, dit froidement Pardaillan.

Le colosse s'était déjà précipité sur son épée. De nouveau il fonça sur Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriver était le fait d'une surprise, d'une faiblesse passagère, qui ne se renouvellerait pas.

Et, une deuxième fois, l'épée, violemment arrachée, alla rouler sur les dalles, où, cette fois, elle se cassa net.

—Demonio! hurla Barba Roja, qui se rua, la dague levée.

D'un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son épée dans sa main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et, d'une étreinte formidable, le maintint levé, le pétrit, le broya, sans effort apparent, avec aux lèvres un sourire terrible. Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles. Il ne réussit pas à se soustraire à la prodigieuse étreinte, et, au milieu du silence de mort qui planait sur l'assistance, on entendit un râle étouffé. Une expression de douleur atroce se répandit sur les traits du colosse: ses doigts engourdis s'ouvrirent malgré lui; le poignard lui échappa et, tombant sur la pointe, se brisa avec un bruit sec.

Alors, d'un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet en arrière et le maintint sur le dos, tandis que, de la main gauche, il rengainait son épée inutile. Et Barba Roja qui sentait ses os craquer sous la pression de fer. Barba Roja fut contraint de se courber.

Alors, ainsi courbé, Pardaillan le poussa vers l'huissier qui maintenait toujours sa baguette à deux mains d'un geste purement machinal.

—Saute! commanda impérieusement Pardaillan en montrant la baguette de son doigt tendu.

Barba Roja essaya une suprême résistance...

—Saute! répéta Pardaillan, ou je te brise les os!

Et un craquement sinistre, suivi d'un gémissement plaintif, vint prouver aux courtisans pétrifiés que la menace n'était pas vaine.

Et, soulevé par les tenailles d'acier, sentant son bras se désarticuler sous la puissante pesée, les traits contractés, livide de honte, écumant de fureur et de douleur, Barba Roja sauta. Impitoyable, Pardaillan l'obligea à se retourner et à sauter dans le sens contraire.

Ils se trouvaient alors placés face au cabinet du roi.

Haletant, râlant, le visage inondé de sueur, les yeux exorbités. Barba Roja paraissait sur le point de s'évanouir. Alors, Pardaillan le lâcha.

Mais, de la main gauche, saisissant à pleine main l'opulente barbe du colosse, sans un mot, sans regarder derrière, comme une bête qu'on traîne à l'abattoir, il le traîna à peu près inerte, vers le cabinet du roi.

Et Philippe II, qui le vit venir, n'eut que le temps de se reculer précipitamment, sans quoi il eût reçu en plein visage le battant de la porte, que Pardaillan repoussa d'un violent coup de pied.

Alors, laissant la porte grande ouverte derrière lui, d'une dernière poussée envoyant Barba Roja rouler évanoui aux pieds du roi:

—Sire, dit Pardaillan d'une voix claironnante, je vous ramène ce mauvais drôle... Une autre fois, ne le laissez pas aller sans sa gouvernante, car, s'il s'avise encore de me vouloir jouer ses farces incongrues, je serai forcé de lui arracher un à un les poils de sa barbe...

Et, dans la stupeur et l'effarement, il sortit sans se presser, en jetant autour de lui des regards étincelants.

Lorsque gentilshommes et officiers, revenus de leur stupeur, se décidèrent à courir sus à l'insolent, il était trop tard. Pardaillan avait disparu.




XIII

LE DOCUMENT

En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit:

Madame, vous plairait-il de m'attendre un instant dans mon cabinet? Je reprendrais avec vous la conversation au point où elle est restée avec le roi, peut-être arriverons-nous à nous entendre.

—Me sera-t-il permis de me faire accompagner? demanda Fausta en le regardant fixement.

Espinosa fit signe à un dominicain qui se trouvait là, et dit:

—La présence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je pense, à vous rassurer. Tour les braves qui vous escortent, nous ne saurions vraiment les faire assister à un entretien aussi important.

Montalte s'était avancé vivement. Les trois ordinaires en avaient fait autant et se disposaient à l'escorter.

—Si l'illustre princesse et Son Éminence veulent bien me suivre, j'aurai l'honneur de les conduire jusqu'au cabinet de monseigneur, dit, en s'inclinant profondément, le dominicain.

—Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillez m'attendre un instant. Cardinal, vous venez avec moi.

Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la foule, qui d'ailleurs s'ouvrait respectueusement devant lui. Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large couloir, et s'effaça pour laisser passer Fausta.

Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une main s'abattit rudement sur son épaule. Il se retourna vivement et s'exclama sourdement:

—Hercule Sfondrato!

—Moi-même, Montalte. Ne m'attendais-tu pas?

Le dominicain les considéra une seconde d'un air étrange et, sans fermer la porte, il s'éloigna discrètement et rattrapa Fausta.

—Que veux-tu? gronda Montalte en tourmentant le manche de sa dague...

—Te parler... il me semble que nous avons des choses intéressantes à nous dire. N'est-ce pas ton avis aussi?

—Oui, dit Montalte, avec un regard sanglant, mais... plus tard... J'ai autre chose à faire pour le moment.

Et il voulut passer, courir après Fausta qu'une secrète intuition lui disait être en danger.

Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s'abattit sur son épaule, et, d'une voix blanche de fureur, en plein visage:

—Tu vas me suivre à l'instant, Montalte, menaça-t-il, ou je te soufflette devant toute la cour!

—C'est bien, fit Montalte, livide, je te suis... Mais malheur à toi!...

Et, s'arrachant à l'étreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où, peut-être, elle avait besoin de son bras.

Fausta avait continué son chemin sans rien remarquer, et, au bout d'une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxième porte et s'effaça comme il avait déjà fait. Elle pénétra dans la pièce, et alors seulement s'aperçut que Montalte ne l'accompagnait plus.

—Où est le cardinal Montalte? fit-elle sans trouble comme sans surprise.

—Au moment de pénétrer dans le couloir Son Éminence a été arrêtée par un seigneur qui avait sans doute une communication urgente à lui faire, répondit le dominicain avec un calme parfait.

—Ah! fit simplement Fausta.

Et son oeil profond scruta avec une attention soutenue le visage impassible du religieux et fit le tour de la pièce qu'il étudia rapidement. C'tait un cabinet de dimensions moyennes, meublé de quelques sièges et d'une table de travail placée devant l'unique fenêtre qui l'éclairait. Tout un côté de la pièce était occupé par une vaste bibliothèque sur les rayons de laquelle de gros volumes et des manuscrits étaient rangés dans un ordre parfait. L'autre côté était orné d'une grande composition enchâssée dans un cadre d'ébène massif, et représentait une descente de croix signée Coello.

Presque en face la porte d'entrée, il y avait une autre petite porte. Fausta, sans hâte, alla l'ouvrir et vit une sorte d'oratoire exigu, sans issue apparente, éclairé par une fenêtre aux vitraux multicolores.

Elle donnait sur une petite cour intérieure.

Le dominicain, qui avait assisté impassible à cette inspection minutieuse, quoique rapide, dit alors:

—Si l'illustre princesse le désire, je puis aller à la recherche de S. Em. le cardinal Montalte et le ramener.

—Je vous en prie, mon révérend, dit Fausta, qui remercia d'un sourire.

Le dominicain sortit aussitôt et, pour la rassurer, laissa la porte grande ouverte. Fausta vint se placer dans l'encadrement et constata que le dominicain reprenait paisiblement le chemin par où ils étaient venus... Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par où ils étaient entrés était encore ouverte. Des ombres passaient et repassaient devant l'ouverture.

Rassurée sans doute, elle rentra dans le cabinet, s'assit dans un fauteuil et attendit, très calme en apparence, mais l'oeil aux aguets, prête à tout.

Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa la porte derrière lui, d'un geste très naturel, et, sans faire un pas de plus, très respectueux:

—Madame, dit-il, il m'a été impossible de rejoindre Son Éminence. Le cardinal Montalte a, paraît-il, quitté le palais en compagnie du seigneur qui l'avait abordé.

—S'il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je me retire.

—Que dirai-je à monseigneur le grand inquisiteur?

—Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentie en sûreté et que j'ai préféré renvoyer à plus tard l'entretien que je devais avoir avec lui, dit froidement Fausta.

—Reconduisez-moi, mon révérend, ajouta-t-elle vivement.

Le dominicain ne bougea pas de devant la porte.

—Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votre bienveillance? fit-il.

—Vous? dit Fausta étonnée. Qu'avez-vous à me demander?

—Peu de chose, madame... Jeter un coup d'oeil sur certain parchemin que vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en se redressant.

—Je suis prise! pensa Fausta, et c'est à Pardaillan que je dois ce nouveau coup, puisque c'est lui qui leur a révélé que j'avais le parchemin sur moi.

Et, tout haut, avec un calme dédaigneux:

—Et, si je refuse, que ferez-vous?

—En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verrai contraint de porter la main sur vous, madame.

—Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la main dans son sein.

Toujours impassible, le religieux s'inclina, comme s'il prenait acte de l'autorisation et fit deux pas en avant.

Fausta leva le bras droit, soudain armé d'un petit poignard et d'une voix calme:

—Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis, mon révérend, que la lame de ce poignard est empoisonnée et que la moindre piqûre suffit pour amener une mort effroyable. Le dominicain s'arrêta net, et un sourire énigmatique passa sur ses lèvres.

Fausta devina plutôt qu'elle ne vit ce sourire. Elle eut un rapide regard circulaire et se vit seule avec le religieux.

Elle fit un pas en avant, le bras levé, et:

—Place! dit-elle impérieusement, ou tu es mort!

—Vierge sainte! clama le dominicain, oseriez-vous frapper un inoffensif serviteur de Dieu?

—Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta.

—J'obéis, madame, j'obéis, fit le religieux d'une voix tremblante, tandis qu'avec une maladresse visible il s'efforçait vainement d'ouvrir la porte.

—Traître! gronda Fausta, qu'espères-tu donc?

Et elle leva le bras d'un geste foudroyant.

Au même instant, par-derrière, deux poignes vigoureuses saisirent le poing levé, tandis que deux autres tenailles vivantes paralysaient son bras gauche.

Sans opposer une résistance qu'elle comprenait inutile, elle tourna la tête et se vit aux mains de deux moines taillés en athlètes. Ses yeux firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait dérangé. La petite porte était toujours fermée. Par où étaient-ils entrés? Évidemment le cabinet possédait une, peut-être plusieurs issues secrètes.

Spontanément, elle laissa tomber le poignard, inutile maintenant. L'arme disparut, subtilisée, escamotée avec une promptitude et une adresse rares, et, dès qu'elle fut désarmée, les deux moines, avec un ensemble d'automates, la lâchèrent, reculèrent de deux pas, passèrent leurs mains noueuses dans leurs manches et s'immobilisèrent dans une attitude méditative.

Le dominicain se courba devant elle avec un respect où elle crut démêler elle ne savait quoi d'ironique et de menaçant, et de sa voix calme et paisible:

—L'illustre princesse voudra bien excuser la violence que j'ai été contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligence comprendra, je l'espère, que je n'y suis pour rien...

Sans manifester ni colère ni dépit, avec un dédain qu'elle ne chercha pas à cacher, Fausta approuva.

Et, s'adressant au dominicain, très calme:

—Que voulez-vous de moi?

—J'ai eu l'honneur de vous le dire, madame: le parchemin que vous avez là...

Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta.

—Vous avez ordre de le prendre de force, n'est-ce pas?

—J'espère que l'illustre princesse m'épargnera cette dure nécessité, fit le religieux en s'inclinant.

Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans le donner:

—Avant de céder, répondez à cette question: que fera-t-on de moi après?

—Vous serez libre, madame, entièrement libre!

—Le jureriez-vous sur ce christ?

—Il est inutile de jurer, dit derrière elle une voix: Ma parole doit vous suffire, et vous l'avez, madame.

Fausta se retourna vivement et se trouva en face de Espinosa, entré sans bruit par quelque porte secrète.

D'une voix cinglante, en le dominant du regard:

—Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alors que vous agissez comme un laquais?

—De quoi vous plaignez-vous, madame? fit Espinosa avec un calme terrible. Je ne fais que vous retourner les procédés que vous avez employés envers nous. Ce document, Montalte, avec mon autorisation, l'avait confié à votre loyauté et vous deviez nous le restituer. Vous, cependant, abusant de notre confiance, vous avez essayé de nous vendre ce qui nous appartient et, ayant échoué dans cette tentative, vous avez résolu de le garder, dans l'espoir, sans doute, de le vendre à d'autres. Comment qualifiez-vous votre procédé, madame?

—Je le disais bien: vous avez l'âme d'un laquais, dit Fausta avec un mépris écrasant. Après l'avoir violentée, vous insultez une femme.

—Malheur à celui qui cherche à contrecarrer les entreprises de la sainte Inquisition! reprit Espinosa. Celui-là sera brisé impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi ce document qui nous appartient!

—Je cède, dit Fausta, mais vous paierez cher et vos insultes et la violence que vous me faites.

—Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s'emparant du parchemin. J'agis pour le bien de l'État, le roi ne pourra que m'approuver. Et, quant à ce document, je dois des remerciements à M. de Pardaillan, qui nous le livre.

—Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fît une voix railleuse.

D'un même mouvement, Fausta et Espinosa se retournèrent et virent Pardaillan qui, le dos appuyé à la porte, les contemplait avec son sourire narquois.

Ni Fausta ni Espinosa ne laissèrent paraître aucune marque de surprise. Le dominicain et les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil; mais, dressés à n'avoir d'autre volonté, d'autre intelligence que celles de leur supérieur, ils restèrent immobiles.

—Enfin Espinosa, d'un air très naturel:

—Monsieur de Pardaillan... Comment êtes-vous parvenu jusqu'ici?

—Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec son sourire le plus ingénu. Vous aviez oublié de la fermer à clef... cela m'a évité la peine de l'enfoncer.

—Enfoncer la porte, mon Dieu! et pourquoi?

—Je vais vous le dire, et, en même temps, je vous expliquerai par quel hasard j'ai été amené à m'immiscer dans votre entretien avec madame.

—Je vous écouterai avec intérêt, monsieur, fit Espinosa.

Et, comme les deux moines, soit par lassitude réelle soit sur un signe du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement:

—Monsieur, dit paisiblement Pardaillan à Espinosa, ordonnez à ces dignes moines de se tenir tranquilles... J'ai horreur du mouvement autour de moi.

Espinosa fit un geste impérieux. Les religieux s'immobilisèrent.

—C'est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant, sans quoi je serais forcé de me remuer aussi...

Et, se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui, attendaient:

—Ce qui m'arrive, monsieur, est très simple: lorsque j'eus ramené près du roi ce géant à barbe rousse de qui la cour avait voulu se gausser, et que j'ai dû protéger, je sortis, ainsi que vous l'avez pu voir. Mais vos diablesses de portes sont si pareilles que je me trompai. Je m'aperçus bientôt que j'étais perdu dans un interminable couloir: pestant fort contre ma maladresse, j'errais de couloir en couloir, lorsque, passant devant une porte, je reconnus la voix de madame... J'ai le défaut d'être curieux. Je m'arrêtai donc et j'entendis la fin de votre intéressante conversation.

Et, s'inclinant avec grâce devant Fausta:

—Madame, fit-il gravement, si j'avais pu penser qu'on se servirait de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vous extorquer ce parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupé la langue plutôt que de parler. Je me devais à moi-même de réparer le mal que j'ai fait sans le vouloir, et c'est pourquoi je suis intervenu...

Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu théâtrale qui lui seyait à merveille, l'oeil doux, la figure rayonnante de générosité, parlait avec sa mâle franchise, Espinosa songeait:

«Cet homme est une force de la nature. Nous serons invincibles s'il consent à être à nous. Pour se l'attacher, il faut se montrer plus chevaleresque que lui. Si ce moyen ne réussit pas, il n'y aura qu'à renoncer... et se débarrasser de lui au plus tôt.»

Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cette sérénité majestueuse qui lui était personnelle, et, de sa voix harmonieuse, avec un regard d'une douceur inexprimable:

—Ce que vous dites et ce que vous faites me paraît très naturel, venant de vous, chevalier.

—Ce sont là, dit Espinosa, des scrupules qui honorent grandement celui qui a le coeur assez haut placé pour les éprouver.

—Ah! monsieur, fit le chevalier, vous ne sauriez croire combien votre approbation me remplit d'aise. Elle me fait prévoir que vous accueillerez favorablement les deux grâces que je sollicite de votre générosité.

—Parlez, monsieur de Pardaillan, et, si ce que vous voulez demander n'est pas absolument irréalisable, tenez-le pour accordé d'avance.

—Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan en s'inclinant. Voici donc: je désire que vous rendiez à Mme Fausta le document que vous lui avez pris.

Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n'y avait pas le moindre doute: Espinosa refuserait.

Espinosa demeura impénétrable. Il dit simplement:

—Voyons la seconde demande?

—La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraîtra sans doute moins pénible. Je désire que vous donniez l'assurance à madame qu'elle pourra se retirer sans être inquiétée.

—C'est tout, monsieur?

—Mon Dieu, oui, monsieur.

Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur:

—Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible de vous laisser sous le coup d'un remords et, pour vous prouver combien grande est l'estime que j'ai pour votre caractère, voici le document que vous demandez. Je vous le remets, à vous, comme au plus digne gentilhomme que j'aie jamais connu.

Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa, songea:

—Que veut dire ceci?... Je m'attendais à disputer sa proie à un tigre et je trouve un agneau docile et désintéressé. Mort-diable! il y a quelque chose là-dessous!

Et, tout haut, à Espinosa:

—Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.

Puis, à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même le regarder:

—Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire perdre.

—Eh quoi! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez pas?... Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous avez traversé la France et l'Espagne pour vous en emparer. C'est à vous personnellement, sire de Pardaillan, qu'on vient de le remettre, ne pensez-vous pas que l'occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer aux règles de chevalerie si sévères que vous vous imposez?

—Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j'ai demandé ce document pour vous. Je dois donc vous le remettre. Me croire capable du calcul que vous venez d'énoncer serait me faire une injure injustifiée.

—A Dieu ne plaise, dit Fausta, que j'aie la pensée d'insulter un des derniers preux qui soient au monde!... Mais comment ferez-vous pour tenir la parole que vous avez donnée au roi de Navarre?

—Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j'ai eu l'honneur de vous le dire: j'attendrai qu'il vous plaise de me remettre de plein gré ce chiffon de parchemin.

Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.

—Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole: vous et votre escorte pourrez quitter librement l'Alcazar.

—Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance, et, chez moi, ceci n'est pas une formule de politesse.

—Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j'en suis d'autant plus heureux que, moi aussi, j'ai quelque chose à vous demander.

—Ah! oh! pensa Pardaillan, je me disais aussi: voilà bien de la générosité!

Et, tout haut:

—S'il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demander vous sera accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez mis vous-même à acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais.

Espinosa approuva de la tête et, sans bouger de sa place, avec le pied, il actionna un ressort invisible; et, au même instant, la bibliothèque pivota, démasquant une salle assez spacieuse dans laquelle des hommes, armés de pistolets et d'arquebuses, se tenaient immobiles et muets prêts à faire feu au commandement.

Vingt hommes et un officier! dit laconiquement Espinosa.

«Ouf! pensa Pardaillan, me voilà bien loti!... Quand je pense que j'ai eu la naïveté de croire que le tigre s'était mué en agneau pour moi!»

—C'est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais; mais il y a autre chose et mieux.

Et, sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche, laissant au centre un large espace libre. L'officier alla au fond de ce passage ouvrir toute grande une porte qui s'y trouvait. Cette porte donnait sur un large couloir occupé militairement.

—Cent hommes! fit Espinosa, qui s'adressait toujours à Pardaillan.

«Misère de moi!» pensa le chevalier, qui, néanmoins, resta impassible.

—L'escorte de Mme la princesse Fausta! commanda Espinosa d'une voix brève.

Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel.

Pardaillan s'appuya nonchalamment à la porte par où il était entré et un sourire d'orgueil illumina ses traits à la vue des précautions prises contre lui! Et, cependant, dans la sincérité de son âme, il se gratifiait libéralement des invectives les plus violentes.

Mais, par un revirement naturel chez lui, après s'être admonesté, son insouciance reprenant le dessus:

—Bah! après tout, je ne suis pas encore mort!... et j'en ai vu bien d'autres!

Et il sourit de son air narquois.

Espinosa, se méprenant sans doute sur la signification de ce sourire, continuait de son air toujours paisible:

—Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vous appuyez, monsieur de Pardaillan?

Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu'on lui demandait.

Derrière la porte se dressait maintenant une cloison de fer. Toute retraite était coupée par là. Pardaillan, alors, guigna la fenêtre.

Au même instant, au milieu du silence qui planait sur cette scène fantastique, un léger déclic se fit entendre et une demi-obscurité se répandit sur la pièce.

Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenêtre: comme la porte, elle était maintenant murée extérieurement par un rideau de fer. A ce moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dans le couloir.

—Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous êtes libre.

—Au revoir, madame, répondit Pardaillan en la regardant en face.

Espinosa la reconduisit, et, en traversant la pièce secrète où les sbires faisaient la haie, à voix basse:

—J'espère qu'il ne sortira pas vivant d'ici, dit froidement Fausta.

Si cuirassé que fût le grand inquisiteur, il ne put s'empêcher de frémir.

—C'est cependant pour vous, madame, qu'il s'est mis dans cette situation critique, fit-il avec une sorte de rudesse inaccoutumée chez lui.

—Qu'importe! fit Fausta. Êtes-vous donc d'un esprit assez faible pour vous laisser arrêter par des considérations de sentiment?

—Je croyais que vous l'aimiez? dit Espinosa en la fixant attentivement.

Ce fut au tour de Fausta de frémir.

—C'est précisément pour cela que je souhaite ardemment sa mort! râla-t-elle dans un souffle.

Espinosa la contempla une seconde sans répondre, puis s'inclinant cérémonieusement:

—Que Mme la princesse Fausta soit reconduite avec les honneurs qui lui sont dus, ordonna-t-il.

Et, tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de son pas lent et majestueux devant la troupe qui attendait très calme, Espinosa reprit paisiblement:

—Le cabinet où nous sommes est une merveille de machinerie exécutée par des Arabes qui sont des maîtres incomparables dans l'art de la mécanique. Dès l'instant où vous êtes entré, vous avez été en mon pouvoir. J'ai pu, devant vous, sans éveiller votre attention, donner des ordres promptement et silencieusement exécutés. Je pourrais, d'un geste dont vous ne soupçonneriez même pas la signification, vous faire disparaître instantanément, car le plancher sur lequel vous êtes est machiné comme tout le reste ici... Convenez que tout a été merveilleusement combiné pour réduire à néant toute tentative de résistance.

—Je conviens, fit Pardaillan, que vous vous entendez admirablement à organiser un guet-apens.

Espinosa eut un sourire:

—Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que, si j'ai accédé à vos demandes, c'est bien par estime pour votre caractère. Et, quant au nombre des combattants que j'ai mis sur pied à votre intention, il vous dit quelle admiration j'ai pour votre bravoure extraordinaire, Et, maintenant que je vous ai prouvé que je n'ai accédé que pour vous être agréable, je vous demande: consentez-vous à vous entretenir avec moi, monsieur?

—Eh! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur, vous vous acharnez à me prouver que je suis en votre pouvoir et vous me demandez si je consens à m'entretenir avec vous?... La question est plaisante!... Si je refuse, les sbires que vous avez apostés vont se ruer sur moi et me hacher comme chair à pâté... Si j'accepte, ne penserez-vous pas que j'ai cédé à la crainte?

—C'est juste! fit simplement Espinosa.

Et, se tournant vers ses hommes:

—Qu'on se retire, dit-il. Je n'ai plus besoin de vous.»

Avec un ordre parfait, les troupes se retirèrent aussitôt, laissant toutes les portes grandes ouvertes.

Espinosa fit un signe impérieux, et le dominicain et les deux moines disparurent à leur tour.

Au même instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et la fenêtre se relevèrent comme par enchantement. Seule la large baie donnant sur la pièce secrète, où se trouvaient les hommes d'Espinosa l'instant d'avant, continua de marquer la place où se trouvait primitivement la bibliothèque.

—Mordieu! soupira Pardaillan, je commence à croire que je m'en tirerai.

—Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, je n'ai pas cherché à vous intimider. J'ai voulu seulement vous prouver que j'étais de force à me mesurer avec vous sans redouter une défaite. Voulez-vous maintenant m'accorder l'entretien que je vous ai demandé?

—Pourquoi pas, monsieur? fit Pardaillan.

—Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-être même serons-nous amis bientôt si, comme je l'espère, nous arrivons à nous entendre. Dans tous les cas, quoi que vous décidiez, je vous engage ma parole que vous sortirez du palais librement comme vous y êtes entré. Notez, monsieur, que je ne m'engage pas plus loin... L'avenir dépendra de ce que vous allez décider vous-même. J'espère que vous ne doutez pas de ma parole?

—A Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Je vous tiens pour un gentilhomme. Et, si j'ai pu, me croyant menacé, vous dire des choses plutôt dures, je vous exprime tous mes regrets. Ceci dit, monsieur, je suis à vos ordres.

Et, en lui-même, il pensait:

—Attention! Ceci va être une lutte autrement redoutable que celle avec le géant à barbe. Les duels à coups de langue n'ont jamais été de mon goût.

—Je vous demanderai la permission de mettre toutes choses en place ici, dit Espinosa. Il est inutile que des oreilles indiscrètes entendent ce que nous allons nous dire.

Au même instant, la porte se referma derrière Pardaillan, la bibliothèque reprit sa place, et tout se trouva en l'ordre primitif dans le cabinet.

—Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons, comme deux adversaires qui s'estiment mutuellement et désirent ne pas devenir ennemis.

—Je vous écoute, monsieur, fit Pardaillan, en s'installant dans un fauteuil.




XIV

LES DEUX DIPLOMATES

—Comment se fait-il qu'un homme de votre valeur n'ait d'autre titre que celui de chevalier? demanda brusquement Espinosa.

—On m'a fait comte de Margency, fit Pardaillan avec un haussement d'épaules.

—Comment se fait-il que vous soyez resté un pauvre gentilhomme sans feu ni lieu?

—On m'a donné les terres et revenus du comte de Margency... J'ai refusé. Un ange, oui, je dis bien, un ange par la bonté, par le dévouement, par l'amour sincère et constant, fit Pardaillan avec une émotion contenue, m'a légué sa fortune—considérable, monsieur, puisqu'elle s'élevait à deux cent vingt mille livres. J'ai tout donné aux pauvres sans distraire une livre.

—Comment se fait-il qu'un homme de guerre tel que vous soit resté un simple aventurier?

—Le roi Henri III a voulu faire de moi un maréchal de ses armes... J'ai refusé.

—Comment se fait-il enfin qu'un diplomate comme vous se contente d'une mission occasionnelle, sans grande importance?

—Le roi Henri de Navarre a voulu faire de moi son premier ministre... J'ai refusé.

«Chaque réponse de cet homme est un véritable coup de boutoir... Eh bien, procédons comme lui... Assommons-le d'un seul coup», réfléchit Espinosa.

—Vous avez bien fait de refuser. Ce qu'on vous offrait était au-dessous de votre mérite, dit-il.

Pardaillan le considéra d'un oeil étonné et:

—Je crois que vous faites erreur, monsieur. Tout ce qui m'a été offert était, au contraire, fort au-dessus de ce que pouvait rêver un pauvre aventurier comme moi, dit-il doucement.

Pardaillan ne jouait nullement la comédie de la modestie. Il était sincère. C'était un des côtés remarquables de cette nature exceptionnelle de s'exagérer les obligations, très réelles, qu'on lui devait.

Espinosa ne pouvait pas comprendre qu'un homme, conscient de sa supériorité, fût en même temps un timide et un modeste dans les questions de sentiment.

Il crut avoir affaire à un orgueilleux et qu'en y mettant le prix il pourrait se l'attacher:

—Je vous offre, reprit-il, le titre de duc avec la grandesse et dix mille ducats de rente perpétuelle à prendre sur les revenus des Indes; un gouvernement de premier ordre, avec rang de vice-roi, pleins pouvoirs civils et militaires, et une allocation annuelle de vingt mille ducats pour l'entretien de votre maison; vous serez fait capitaine de huit bannières espagnoles et vous aurez le collier de l'ordre de la Toison... Ces conditions vous paraissent-elles suffisantes?

—Cela dépend de ce que j'aurai à faire en échange de ce que vous m'offrez, dit Pardaillan avec flegme.

—Vous aurez à mettre votre épée au service d'une cause noble et juste, dit Espinosa.

—Monsieur, dit le chevalier simplement, sans forfanterie, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à donner l'appui de son épée à une cause que vous qualifiez noble et juste. Il n'est besoin pour cela que de faire appel à des sentiments d'honneur ou plus simplement d'humanité... Gardez donc titres, rentes, honneurs et emplois... L'épée du chevalier de Pardaillan se donne, mais ne se vead pas.

—Quoi! s'écria Espinosa stupéfait, vous refusez les offres que je vous fais?

—Je refuse, dit froidement le chevalier... Mais j'accepte de me consacrer à la cause dont vous parlez.

—Cependant, il est juste que vous soyez récompensé.

—Ne vous mettez pas en peine de ceci... Voyons plutôt en quoi consiste cette cause noble et juste, fit Pardaillan avec son air narquois.

—Monsieur, fit Espinosa, vous êtes un des hommes avec qui la franchise devient la suprême habileté... J'irai donc droit au but.

Espinosa parut se recueillir un instant.

«Mordieu! se dit Pardaillan, voici une franchise qui ne paraît pas vouloir sortir toute seule!»

—Je vous écoutais attentivement lorsque vous parliez au roi, continua Espinosa en fixant Pardaillan, et il m'a semblé que l'espèce d'aversion que vous paraissiez avoir pour lui provient surtout du zèle qu'il déploie dans la répression de l'hérésie. Ce que vous lui reprochez le plus, ce qui vous le rend antipathique, ce sont ces hécatombes de vies humaines qui répugnent à votre sensibilité, selon votre propre expression... Est-ce vrai?

—Cela... et puis autre chose encore, fit énigmatiquement le chevalier.

—Parce que vous ne voyez que les apparences et non la réalité. Parce que la barbarie apparente des effets vous frappe seule et vous empêche de discerner la cause profondément humaine, généreuse, élevée... Mais, si je vous expliquais...

—Par Dieu! je suis curieux de voir comment vous vous y prenez pour justifier le fanatisme et les persécutions qu'il engendre...

—Fanatisme! Persécution! s'exclama Espinosa. On croit avoir tout dit, tout expliqué, avec ces deux mots. Parlons-en donc. Vous, monsieur de Pardaillan, je l'ai vu du premier coup, vous n'avez pas de religion, n'est-ce pas? Eh bien, monsieur, comme vous, et au même sens que vous, je suis sans religion... Cet aveu que je fais et qui pourrait, s'il tombait dans d'autres oreilles, me conduire au bûcher, moi, le grand inquisiteur, vous dit assez et quelle confiance j'ai en votre loyauté et jusqu'à quel point j'entends pousser la franchise.

—Monsieur, dit gravement le chevalier, tenez pour assuré qu'en sortant d'ici j'oublierai tout ce que vous aurez bien voulu me dire.

—Je le sais, monsieur, et c'est pourquoi je parle sans hésitation et sans fard. Donc, là où il n'y a pas de religion, il ne saurait y avoir fanatisme, il n'y a que l'application rigoureuse d'un système mûrement étudié.

—Fanatisme ou système, le résultat est toujours le même: la destruction d'innombrables existences humaines.

—Comment pouvez-vous vous arrêter à d'aussi pauvres considérations? Que sont quelques existences lorsqu'il s'agit du salut et de la régénération de toute une race! Ce qui apparaît aux yeux du vulgaire comme une persécution n'est en réalité qu'une vaste opération chirurgicale nécessaire... Bourreaux! dit-on. Niaiserie. Le blessé qui sent le couteau de l'opérateur tailler impitoyablement sa chair pantelante hurle de douleur et injurie son sauveur qu'il traite, lui aussi, de bourreau. Cependant, celui-ci ne se laisse pas émouvoir par les clameurs de son malade en délire. Il accomplit froidement sa mission, il va jusqu'au bout de son devoir, qui est d'achever l'opération bienfaisante et il sauve son malade, souvent malgré lui. Nous sommes, monsieur, ces opérateurs impassibles, impitoyables—en apparence—mais, au fond, humains et généreux. Nous ne nous laissons pas plus émouvoir par les clameurs, les injures, que nous ne nous montrerons touchés par des manifestations de reconnaissance le jour où nous aurons mené à bien l'opération entreprise, c'est-à-dire le jour où nous aurons sauvé l'humanité.

Le chevalier avait écouté attentivement l'explication que Espinosa venait de lui donner avec une chaleur qui contrastait étrangement avec le calme qu'il montrait habituellement. Lorsque Espinosa eut terminé, il resta un moment rêveur, puis, redressant sa tête fine:

—Mais êtes-vous sûr, monsieur, qu'en agissant ainsi vous réalisez le bonheur de l'humanité?

—Oui, fit nettement Espinosa. J'ai longuement médité ces questions et j'ai mesuré le fond des choses. Je suis arrivé à cette conclusion que la science est la grande, l'unique ennemie qu'il faut combattre avec une ténacité implacable, parce que la science est la négation de tout et qu'au bout c'est la mort, c'est-à-dire le néant, c'est-à-dire la terreur, le désespoir, l'horreur. Tout ce qui se livre à la science aboutit fatalement là où je suis: au doute. Le bonheur se trouve donc dans l'ignorance la plus complète, la plus absolue, parce qu'elle préserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible l'inéluctable moment où tout est fini. Parce qu'avec la foi tout n'est pas fini précisément, et que ce moment d'horreur intense devient un passage dans une vie meilleure. Voilà pourquoi je poursuis irrémissiblement tout ce qui manifeste des idées d'indépendance. Voilà pourquoi je veux imposer à l'humanité entière cette foi que j'ai perdue, parce que, assuré de mourir désespéré, je veux, dans mon amour pour mes semblables, leur éviter, du moins, mon sort affreux.

—En sorte que vous leur imposez toute une vie de souffrance et de malheur pour leur assurer quoi? Un moment d'illusion qui durera l'espace d'un soupir.

—Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun dépit, je n'ai pas réussi à vous convaincre. Mais, si j'ai échoué dans des généralités, peut-être serais-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous soumettre.

—Dites toujours, fit Pardaillan sur la défensive.

—Vous, monsieur, dit Espinosa sans la moindre ironie, vous qui êtes un preux, toujours prêt à tirer l'épée pour le faible contre le fort, refuserez-vous de prêter l'appui de votre épée à une cause juste?

—Cela dépend, monsieur, fit le chevalier, imperturbable. Ce qui vous apparaît comme noble et juste peut m'apparaître, à moi, comme bas et vil.

—Monsieur, fit Espinosa en le regardant en face, laisseriez-vous accomplir un assassinat sous vos yeux sans essayer d'intervenir en faveur de la victime?

—Non pas, certes!

—Eh bien, monsieur, dit nettement Espinosa, il s'agit d'empêcher un assassinat.

—Qui veut-on assassiner?

—Le roi Philippe.

—Diantre! monsieur, fit Pardaillan, qui reprit son sourire gouailleur, il me semble pourtant que Sa Majesté est de taille à se défendre!

—Oui, dans un cas normal. Non, dans ce cas tout particulier. Un homme, un ambitieux, a juré de tuer le roi. Il a mûrement et longuement préparé son forfait. A cette heure, il est prêt à frapper, et nous ne pouvons rien contre ce misérable, parce qu'il a eu la diabolique adresse de se faire adorer de toute l'Andalousie, et que porter la main sur lui serait provoquer un soulèvement irrésistible. Parce que, pour l'atteindre et sauver le roi, il faudrait frapper les milliers de poitrines qui se dresseront entre cet homme et nous. Le roi n'est pas l'être sanguinaire que vous croyez, et, plutôt que de frapper une multitude d'innocents égarés par les machinations de cet ambitieux, il préfère s'abandonner aux mains de Dieu. Mais, nous, monsieur, qui avons pour devoir sacré de veiller sur les jours de Sa Majesté, nous cherchons un moyen d'arrêter la main criminelle avant l'accomplissement de son forfait, sans déchaîner la fureur populaire. Et c'est pourquoi je vous demande si vous consentez à empêcher ce crime monstrueux.

—Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait à discerner la vérité dans l'accent du grand inquisiteur, que, bien que le roi ne me soit guère sympathique, il s'agit d'un crime que je ne pourrais laisser s'accomplir froidement s'il dépendait de moi de l'empêcher.

—S'il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauvé et votre fortune est faite.

—Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le chevalier, qui réfléchissait profondément. Expliquez-moi plutôt comment je pourrai exécuter seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir malgré la puissance formidable dont il dispose.

—C'est bien simple. Supposez qu'un accident survienne, qui arrête l'homme avant l'accomplissement de son crime, sans qu'on puisse nous accuser d'y être pour quelque chose...

Vous ne pensez pourtant pas que je vais l'assassiner! fit Pardaillan glacial.

—Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L'homme est brave. Mais votre épée est invincible. Le dénouement de la rencontre est assuré, c'est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la foule n'ira pas, je présume, s'ameuter parce qu'un étranger se sera pris de querelle avec El Torero...

«J'avais bien deviné, pensa Pardaillan. C'est un tour de traîtrise à l'adresse de ce malheureux prince...»

—Vous avez bien dit El Torero? dit-il hérissé.

—Oui, fit Espinosa avec un commencement d'inquiétude. Auriez-vous des raisons personnelles de le ménager?

—Monsieur, dit Pardaillan d'un air glacial, je me contenterai de vous dire que vous me proposez là un bel assassinat dont je ne me ferai pas le complice.

—Pourquoi? fit doucement Espinosa.

—Mais, fit Pardaillan du bout des lèvres, d'abord parce qu'un assassinat est une action basse et vile, et qu'avoir osé me la proposer constitue une injure grave. Prenez garde! La patience n'a jamais été une de mes vertus, et les propositions injurieuses que vous me faites depuis une heure me dégagent des obligations que je crois vous avoir. Mais, comme vous pourriez ne pas comprendre ces raisons, je vous avertis simplement que don César est de mes amis. Et, si j'ai un conseil à vous donner, à vous et à votre maître, c'est de ne rien entreprendre de fâcheux contre ce jeune homme.

—Pourquoi? fit encore Espinosa avec la même douceur.

—Parce que je m'intéresse à lui et que je ne veux pas qu'on y touche, dit froidement Pardaillan, qui se leva.

—Je vois avec regret que nous ne sommes pas faits pour nous entendre, dit Espinosa livide.

—Je l'ai vu du premier coup... je l'ai même dit à votre maître, fit Pardaillan toujours froid.

—Monsieur, dit Espinosa impassible, je vous ai engagé ma parole que vous quitteriez le palais sain et sauf. Si je tiens ma parole, c'est que je suis sûr de vous retrouver et, alors, je vous briserai impitoyablement, car vous êtes un obstacle à des projets patiemment élaborés... Allez donc, monsieur, et gardez-vous bien.

Pardaillan le regarda bien en face et, l'air étincelant, sans forfanterie, avec une assurance impressionnante:

—Gardez-vous vous-même, monsieur! dit-il.

Et il sortit d'un pas ferme et assuré, suivi des yeux par Espinosa, qui souriait d'un sourire étrange.




XV

LE PLAN DE FAUSTA

Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l'Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l'Or, à l'entrée de la ville.

Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.

Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard autour de lui, et, ne voyant personne, il se campa en face de Montalte, et d'une voix haletante:

—Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière fois: veux-tu renoncer à Fausta?

—Jamais! dit Montalte avec une sombre énergie.

Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa sur la poignée de sa dague. Mais, faisant un effort surhumain, il se maîtrisa, et ce fut d'un ton presque suppliant qu'il reprit:

—Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter... momentanément. Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir... Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie.

—Sais-tu que le pape est malade? Ton onde est bien vieux, bien usé... Nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où il mourra, toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour succéder à Sixte; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.

A l'annonce de la maladie de Sixte-Quint, Montalte ne put réprimer un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves d'ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il n'hésita pas et secoua la tête avec une résolution farouche.

—Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succédera... Tu veux m'éloigner d'elle!

—Eh bien, oui, c'est vrai! gronda Ponte-Maggiore, la pensée que je vis loin d'elle, tandis que, toi, tu peux la voir, lui parler, la servir, l'aimer... te faire aimer peut-être... cette pensée me met hors de moi. Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi!... Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage...

Montalte haussa furieusement les épaules, et d'une voix sourde:

—Insensé! dit-il. Sa présence m'est aussi indispensable pour vivre que l'air qu'on respire... La quitter!... autant vaudrait me demander ma vie!...

—Meurs donc! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au poing.

Montalte évita le coup d'un bond en arrière et, dégainant d'un geste rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés jusqu'à la garde.

Pendant quelques instants, ce fut, sous l'éclatant soleil, une lutte acharnée; coups foudroyants suivis d'aplatissements soudains, sans aucun avantage marqué de part et d'autre.

Enfin, Ponte-Maggiore, après quelques feintes habilement exécutées, se tendit brusquement et son épée vint s'enfoncer dans l'épaule de son adversaire.

Au moment où il se redressait avec un rugissement de joie triomphante, Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son épée au travers du corps. Tous deux battirent un instant l'air de leurs bras, puis se renversèrent comme des masses. Alors, d'un coin d'ombre où il était tapi, surgit le moine qui s'approcha des deux blessés, les considéra un instant sans émotion et se dirigea aussitôt vers la tour de l'Or où il pénétra par une porte dérobée. Quelques instants plus tard, il reparaissait, conduisant d'autres moines porteurs de civières sur lesquelles les deux blessés, évanouis, furent chargés et transportés avec précaution dans la tour.

Montalte, le moins grièvement atteint, revint à lui le premier. Il se vit dans une chambre qu'il ne connaissait pas, étendu sur un lit moelleux aux courtines soigneusement tirées. Au chevet du lit, une petite table encombrée de potions, de linges à pansement. De l'autre côté de la table, un deuxième lit hermétiquement clos.

Entre les deux lits, le moine allait et venait à pas menus et feutrés, versait des liquides épais et inconnus, minutieusement dosés, préparait avec un soin méticuleux une sorte de pommade brunâtre.

Lorsque le moine s'aperçut que le blessé devait être éveillé, il s'approcha du lit, tira les rideaux, et d'une voix douce, nuancée de respect:

—Comment Votre Éminence se sent-elle?

—Bien! répondit Montalte d'une voix faible.

Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout marche normalement.

—Votre Éminence sera sur pied dans quelques jours, à moins d'imprudence grave de sa part, dit-il.

Montalte brûlait du désir de poser une question. Il espérait bien avoir tué Ponte-Maggiore et il n'osait s'informer. A ce moment, un gémissement se fit entendre. Le moine se précipita et tira les rideaux du deuxième lit d'où partait le gémissement.

«Hercule Sfondrato! pensa Montalte. Je ne l'ai donc pas tué!»

Et une expression de rage et de haine s'étendit sur ses traits bouleversés. De son côté, Ponte-Maggiore aperçut tout d'abord la tête livide de Montalte et la même expression de haine et de défi se lut dans ses yeux.

Cependant, le moine-médecin s'empressait. Avec une adresse et une légèreté de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge fin recouvert d'une épaisse couche de la pommade qu'il venait de fabriquer et, soulevant la tête de son malade avec des précautions infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d'un élixir. Aussitôt une expression de bien-être se répandait sur les traits de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tête sur l'oreiller, murmurait:

—Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas... Le moindre mouvement peut vous être funeste.

«Duc! pensa Montalte. Cet intrigant a donc réussi à arracher à mon oncle ce titre qu'il convoitait depuis si longtemps!»

Sous l'effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux énergiques du moine, les deux blessés avaient recouvré toute leur conscience et, maintenant, se jetaient des regards furieux, chargés de menaces.

Le moine se dirigea vivement vers une pièce voisine. Là, un religieux attendait, plongé dans la prière et la méditation... du moins en apparence. Le moine-médecin lui dit quelques mots à voix basse et revint précipitamment se placer entre ses deux malades.

Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et s'approcha du moine-médecin qui se courba respectueusement, tandis que Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec une sourde terreur:

«Le grand inquisiteur!»

Espinosa eut une interrogation muette à l'adresse du médecin qui répondit par un geste rassurant et ajouta:

—Ils sont sauvés, monseigneur!... Mais voyez-les... je crains à chaque instant qu'ils ne se ruent l'un sur l'autre et ne s'entretuent!

Le grand inquisiteur, avec une fixité troublante, fit un geste impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son pas silencieux. Espinosa prit un siège et s'assit entre les deux lits, face aux deux blessés qu'il tenait sous son regard dominateur.

—Ça, dit-il, d'un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des hommes?... Comment! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de commander à vos passions!... Et quelle passion!... la jalousie aveugle et stupide!...

Et, comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestations, Espinosa reprit avec plus de force:

—J'ai dit stupide... je le maintiens!... Eh! quoi, vous ne voyez donc rien? Niais que vous êtes? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui triomphera? Oui? Pardaillan!... Pardaillan qui est aimé, lui! Pardaillan qui réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à vous mordre... et il aura bien raison!

—Assez! assez! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l'oeil injecté, crispait furieusement ses poings.

Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude:

—Au lieu de vous ruer l'un sur l'autre, unissez vos forces et vos haines par le Christ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Alors, quand vous l'aurez tué, il sera temps de vous entretuer, si vous n'arrivez pas à vous entendre.

Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils n'avaient pas songé, ni l'un ni l'autre, à cette solution pourtant logique.

—C'est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur! murmura Montalte.

—Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous?

—Oui, râlèrent les deux blessés.

—Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d'une mort lente et désespérée?

—Oh! tout mon sang en échange de cette minute!

—Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de marcher la main dans la main jusqu'à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.

Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d'une même voix:

—Je jure!...

—C'est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment! Alliance offensive et défensive, et sus à Pardaillan!

—Sus à Pardaillan! C'est juré, monseigneur.

—Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore; je le confie à vos bons soins. Il n'y a pas un instant à perdre; il faut que vous soyez sur pied le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur, qui, pendant que vous êtes Cloués ici, par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs.

Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.

Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l'Alcazar avec tous les honneurs dus à son rang.

Fausta aimait à s'entourer d'un luxe inouï partout où elle allait. A cet effet, elle semait l'or à pleines mains. Le luxe fabuleux dont elle s'entourait faisait partie d'un système, un peu théâtral, savamment étudié. C'était comme une sorte de mise, en scène éblouissante destinée à frapper l'imagination de ceux qui l'approchaient, tout en mettant en relief sa beauté.

A Séville, Fausta s'était fait immédiatement aménager une demeure somptueuse où s'entassaient les meubles précieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés de l'époque. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.

Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de cour qu'elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent une ample robe de lin fin, tout unie et d'une blancheur immaculée. Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne pénétrait et qui contrastait étrangement, par sa simplicité, avec les splendeurs qui l'environnaient.

Là, sûre que nul oeil indiscret ne pouvait l'épier, elle sortit de son sein la déclaration de Henri III que Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considéra longtemps d'un air rêveur, puis elle l'enferma dans un petit étui à fermoir secret qu'elle plaça dans un tiroir habilement dissimulé au fond d'un coffre en chêne massif.

Ces précautions prises, elle s'assit et, sans que son visage perdît rien de ce calme majestueux qu'elle devait à une longue étude, elle réfléchit:

«Ainsi, j'ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trébucher encore!»

Et, avec un sourire indéfinissable:

«Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer!... Il est vrai que, si Espinosa est bien l'homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie... Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu'il avait si admirablement machiné?... Ce n'est pas sûr! La diplomatie de ce prêtre est lente et tortueuse. Moi seule, j'ose vouloir et je sais aller droit au but... Lui aussi!... Pourquoi ne veut-il être à moi?... Que ne ferions-nous pas si nous étions unis?...»

Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II:

«L'impression que j'ai produite sur le roi m'a paru Profonde... Sera-t-elle durable? Alors que j'espérais l'éblouir par l'élévation de mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit... L'amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme... surtout quand cet homme est affaibli par l'âge.»

Et, revenant à ce qui était le fond de sa pensée:

«Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales... Si Pardaillan revoit Philippe, cet amour du roi s'éteindra aussi vite qu'il s'est allumé. Pourquoi?... Comment?... Je n'en sais rien! mais cela sera, c'est inéluctable... Il faut donc que Pardaillan meure!...»

Encore un coup une saute dans sa pensée:

«Myrthis!... Où peut être Myrthis en ce moment? Et mon fils?... Ils doivent être en France maintenant. Comment les retrouver?... Qui envoyer à la recherche de mon enfant! Je cherche vainement, nul ne me paraît assez sûr.»

Et, avec un accent intraduisible:

«Fils de Pardaillan!... Si ton père t'ignore, si ta mère t'abandonne, que seras-tu? que deviendras-tu?...»

Longtemps elle resta, ainsi à songer. Enfin, elle fit venir son intendant, lui donna des instructions et demanda:

—Monsieur le cardinal Montalte est-il là?

—Son Éminence n'est pas encore rentrée, madame.

Fausta fronça le sourcil et elle réfléchit.

«Cette disparition est étrange... Montalte me trahirait-il? Ne lui a-t-on pas plutôt tendu quelque embûche? Il doit y avoir de l'Inquisition là-dessous... J'aviserai...»

—Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery? interrogea-t-elle, tout haut.

—Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la faveur d'être reçu.

—Faites entrer au salon le sire de Bussi-Leclerc, avec mes gentilshommes.

L'intendant sortit. Fausta entra au salon, et prit place dans un fauteuil monumental et somptueux comme un trône, en une de ces attitudes de charme et de grâce dont elle avait le secret, et attendit.

Quelques instants plus tard, Bussi-Leclerc et les trois «ordinaires» s'inclinaient respectueusement devant elle.

Cette superbe assurance sombra piteusement devant l'accueil hautain de Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mépris, répondit:

—Soyez les bienvenus, messieurs. Asseyez-vous. Nous avons à causer.

Les quatre gentilshommes s'inclinèrent en silence et prirent place dans les fauteuils disposés autour d'une petite table qui les séparait de la princesse.

—Messieurs, reprit Fausta, vous avez bien voulu accourir du fond de la France pour m'apporter l'assurance de votre dévouement et l'appui de vos vaillantes épées. Le moment me paraît venu de faire appel à ce dévouement. Puis-je compter sur vous?

—Madame, dit Sainte-Maline, nous vous appartenons.

—Jusqu'à la mort! ajouta Montsery.

—Donnez vos ordres, fit simplement Chalabre.

—Avant toute chose, je désire établir nettement les conditions de votre engagement.

—Les conditions que vous nous avez faites nous paraissent très raisonnables, madame, dit Sainte-Maline.

—Combien vous rapportait votre emploi auprès de Henri de Valois? demanda Fausta en souriant.

—Sa Majesté nous donnait deux mille livres par an.

—Sans compter la nourriture, le logement, l'équipement.

—Sans compter les gratifications et les menus profits.

—C'était peu, fit simplement Fausta.

—Monsieur Bussi-Leclerc nous a offert le double en votre nom, madame.

—Monsieur de Bussi-Leclerc s'est trompé, dit froidement Fausta qui frappa sur un timbre.

A cet appel, l'intendant, porteur de trois sacs rebondis, fit son entrée.

Du coin de l'oeil, les trois spadassins soupesèrent les sacs et se regardèrent avec des sourires émerveillés.

—Messieurs, dit Fausta, il y a trois mille livres dans chacun de ces sacs... C'est le premier quartier de la pension que j'entends vous servir... sans compter la nourriture, le logement et l'équipement... sans compter les gratifications et les menus profits.

Les trois eurent un éblouissement. Cependant Sainte-Maline, non sans dignité, s'exclama:

—C'est trop! madame... beaucoup trop!

Les deux autres approuvèrent de la tête, cependant que, des yeux, ils caressaient les vénérables sacs.

—Messieurs, reprit Fausta toujours souriante, vous étiez au service du roi. Vous voici à celui d'une princesse qui deviendra souveraine un jour, peut-être...

—Prenez donc sans scrupules ce qui vous est donné de grand coeur, ajouta-t-elle, désignant les sacs.

—Madame, dit avec chaleur Montsery, qui était le plus jeune, entre le service du plus grand roi de la terre et celui de la princesse Fausta, croyez bien que nous n'hésiterons pas un seul instant.

—Même sans compensation! ajouta Sainte-Maline, en faisant disparaître un des trois sacs.

—Ni menus profits, dit Chalabre à son tour, en subtilisant d'un geste prompt le deuxième sac.

Ce que voyant, Montsery, pour ne pas être en reste, s'empara du dernier sac en disant:

—C'est pour vous obéir, madame.

Fausta dit soudain:

—Vous allez en expédition, messieurs.

Les trois dressèrent l'oreille.

—La même somme vous sera comptée à la fin de l'expédition...

Les trois furent aussitôt debout.

—Il s'agit de Pardaillan, messieurs.

—Ah! ah! pensa Bussi, je me disais aussi: de quelle entreprise mortelle cette générosité, plus que royale, est-elle le prix?

L'enthousiasme des trois spadassins tomba instantanément. Les faces épanouies devinrent graves et inquiètes, les yeux scrutèrent les coins d'ombre, comme s'ils se fussent attendus à voir apparaître celui dont le nom seul suffisait à les affoler.

—Trouvez-vous toujours votre service payé trop cher? demanda Fausta, sans raillerie.

Les trois hommes hochèrent la tête.

—Dès l'instant où il s'agit de Pardaillan, non, mortdiable! ce n'est pas trop cher!

—Hé quoi! hésiteriez-vous? demanda encore Fausta.

—Non, par tous les diables!... Mais Pardaillan... Diantre! madame, il y a de quoi hésiter!

—Savez-vous que nous courons fort le risque de ne jamais dépenser les pistoles qui tintent dans'ce sac?

Fausta, toujours glaciale, dit simplement:

—Décidez-vous, messieurs.

Baissant la voix instinctivement, comme si celui dont ils préméditaient le meurtre eût été là pour les entendre, Sainte-Maline dit:

—Il s'agit donc de?...

Et un geste d'une éloquence terrible traduisit sa pensée.

Toujours brave et résolue, avec un imperceptible dédain, Fausta formula tout haut, froidement, résolument, ce que le brave n'avait pas osé dire:

—Il faut tuer Pardaillan!

—Ah bah! après tout un homme en vaut un autre! trancha Sainte-Maline.

Et, d'un commun accord, avec des rictus de dogues prêts à mordre, la rapière au poing, les trois crièrent:

—Sus à Pardaillan!

Fausta sourit. Et, sûre d'eux, elle se tourna vers Bussi.

—Le sire de Bussi-Leclerc se croit-il trop grand seigneur pour entrer au service de la princesse Fausta?

—Madame, fit vivement Bussi, croyez bien que je serais fort honoré d'entrer à votre service.

—Dans une entreprise contre Pardaillan, le concours d'une épée telle que la vôtre serait d'un appoint précieux. Faites vos conditions vous-même.

Bussi-Leclerc se leva. D'un geste violent il tira sa dague, et, avec un accent de haine furieuse, il gronda:

—Madame, pour avoir la joie de plonger ce fer dans le coeur de Pardaillan, je donnerais, sans hésiter, non seulement ma fortune jusqu'au dernier denier, mais encore mon sang jusqu'à la dernière goutte... Mon concours vous est donc tout acquis... Plus tard, madame, j'accepterai les offres gracieuses que vous voulez bien me faire. Pour le moment, et pour cette entreprise, il vaut mieux que je garde mon indépendance.

—Quand vous croirez le moment venu, monsieur, vous me trouverez dans les mêmes dispositions à votre égard.

—En attendant, madame, dit-il, souffrez que je sois le chef de cette entreprise... Ne vous fâchez pas, messieurs, je ne doute ni de votre zèle ni de votre dévouement, mais vous agissez pour le compte de madame, tandis que j'agis pour mon propre compte, et, quand il s'agit de sa haine et de sa vengeance, Bussi-Leclerc, voyez-vous, n'a confiance qu'en lui-même.

—Avez-vous un plan tracé, monsieur de Bussi? demanda Fausta.

—Très vague, madame.

—Il faut cependant que Pardaillan meure... le plus tôt possible, insista Fausta en se levant.

—Il mourra! grinça Bussi avec assurance.

Fausta interrogea du regard les trois ordinaires qui grondèrent.

—Il mourra!

—Allez, messieurs, dit Fausta en les congédiant avec un geste de souveraine.

Dès qu'ils furent dans la vaste salle qui leur servait de dortoir, le premier soin des trois ordinaires fut d'éventrer leurs sacs, et d'aligner les piles d'or et d'argent avec des airs de jubilation intense.

—Trois mille livres! exulta Montsery en faisant sauter dans sa main une poignée de pièces d'or. Jamais je ne me suis vu si riche!

—Le service de Fausta est bon!

—M'est avis que nous ne tenons pas encore la gratification, murmura Chalabre en hochant la tête.

Et Montsery, exprimant tout haut ce qu'il pensait tout bas:

—C'est dommage!... Il me plaisait, à moi, ce diable d'homme!

—C'est pourtant ce même homme que nous devons attaquer...

—Que veux-tu, Montsery, on ne fait pas toujours ce qu'on veut.

—Et, puisque la mort de Pardaillan doit nous assurer l'abondance et la prospérité, ma foi! tant pis pour Pardaillan! décida Sainte-Maline.




XVI

LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS

Lorsque Pardaillan, après avoir quitté Espinosa, se trouva de nouveau dans le couloir, il se secoua et, avec un soupir de soulagement:

«Ouf! Me voilà enfin sorti de ce cabinet savamment machiné, certes, mais qui manquait vraiment trop de sécurité avec ses chausse-trapes et ses planchers à bascule... Ici, du moins, je sais où je pose le pied.»

Et, de son coup d'oeil si prompt et si sûr, étudiant le terrain autour de lui:

—Hum! C'est bientôt dit! Qui me prouve que ce couloir n'est pas machiné comme le cabinet d'où je sors? De quel côté aller?

—De quel côté sortir? A droite ou à gauche?... Ce brave monsieur Espinosa aurait bien pu me renseigner... Si je retournais lui demander mon chemin?

Pardaillan esquissa un geste pour rouvrir la porte. Mais il réfléchit:

«Ouais! Ne vais-je pas me remettre bénévolement dans la gueule du loup?... Pourquoi souriait-il de si étrange façon quand je l'ai quitté?... Je n'aime pas beaucoup ce sourire-là... Peut-être serait-il prudent de ne pas trop se fier à la bonne foi de ce prêtre... Voyons! je suis venu par la droite, continuons par la gauche... Que diable! j'arriverai toujours quelque part!»

Ayant ainsi décidé, il se mit résolument en route, aux aguets, la main sur la garde de l'épée bien dégagée, prête à jaillir du fourreau à la moindre alerte.

Le corridor dans lequel il se trouvait était très large. C'était comme une artère centrale à laquelle venaient aboutir une multitude de voies transversales plus étroites. Quelques rares fenêtres jetaient, par-ci par-là, une nappe de lumière tamisée par les vitraux multicolores, en sorte que ces couloirs étaient, dans leur plus grande étendue, plutôt sombres ou même complètement obscurs.

Au bout d'une cinquantaine de pas, le couloir central tournait brusquement à gauche. Pardaillan avait franchi la plus grande partie de la distance sans encombre, lorsqu'en approchant du tournant il entendit le bruit d'une troupe nombreuse en marche.

Par malchance, juste à cet endroit, se trouvait une fenêtre. Impossible de passer inaperçu. Il s'arrêta.

Au même instant, un commandement bref se fit entendre:

—Halte!

Un silence de quelques secondes. Suivi du bruit des armes posées à terre, un brouhaha de conversations bruyantes, des allées et venues, les différents bruits particuliers à une troupe qui s'installe.

«Diable! pensa Pardaillan, ils vont camper ici?»

Il réfléchit un instant, puis eut un de ces gestes résolus qu'il avait dans les circonstances graves et murmura:

«C'est ici que nous allons voir ce que vaut la parole de M. le grand inquisiteur de toutes les Espagnes... Allons!...»

Et il reprit sa marche en avant, sans se presser.

A peine avait-il fait quelques pas, qu'un groupe d'hommes d'armes déboucha dans le couloir. Ces hommes ne parurent pas remarquer la présence du chevalier. Riant et plaisantant, ils s'approchèrent de la fenêtre, s'assirent en rond sur les dalles et se mirent à jouer aux dés.

Comme il allait tourner à gauche, Pardaillan se heurta à un deuxième groupe qui s'en allait rejoindre le premier, soit pour se mêler à la partie, soit pour y assister en spectateur. Pardaillan passa au milieu des soldats, qui s'écartèrent devant lui sans faire la moindre remarque.

«Allons, pensa-t-il, décidément, ce n'est pas à moi qu'ils en veulent!»

Cependant, comme le couloir dans lequel il venait de s'engager était occupé par une dizaine d'hommes qui paraissaient s'établir là comme pour y camper, ainsi qu'il l'avait pensé, tout en poursuivant son chemin d'un air très calme, le chevalier se tenait prêt à tout.

Il avait déjà dépassé le groupe sans que nul fît attention à lui. Il n'y avait plus devant lui qu'un soldat qui s'était arrêté et, accroupi sur les dalles, paraissait très attentionné à réparer une de ses chaussures.

Pardaillan sentit la confiance lui revenir.

Il se trouvait presque à la hauteur du soldat accroupi. Alors il entendit une voix murmurer:

—Tenez-vous sur vos gardes, seigneur... Évitez les rondes... on veut vous prendre... Surtout ne revenez jamais en arrière, la retraite vous est coupée...

Pardaillan, qui allait dépasser le soldât, se retourna vivement pour lui répondre, mais déjà l'homme s'était élancé et rejoignait ses camarades en courant.

«Oh! oh! pensa le chevalier qui se hérissa, je me suis trop hâté de faire amende honorable... Qui est cet homme, et pourquoi me prévient-il?... A-t-il dit vrai?... Oui, morbleu! voici les hommes qui s'alignent et me barrent le chemin... Un, deux, trois, quatre, cinq rangs de profondeur, tous armés de mousquets... Malepeste! M. Espinosa fait bien les choses, et, si je me tire de là, ce ne sera vraiment pas de sa faute!»

Il s'éloigna à grands pas en grommelant:

«Eviter les rondes!... C'est plus facile à dire qu'à faire... Si seulement je connaissais la structure de ces lieux!... Quant à revenir en arrière, je n'aurais garde de le faire...»

Le couloir dans lequel il se trouvait était redevenu sombre et, comme cette demi-obscurité le favorisait, il avançait d'un pas souple et allongé, évitant de faire résonner les dalles, pas trop inquiet, en somme, bien que sa situation fût plutôt précaire.

Tout à coup un bruit de pas, devant lui, vint l'avertir de l'approche d'une nouvelle troupe.

«Une des rondes qu'il me faut éviter», murmura-t-il en cherchant instinctivement autour de lui.

Au même instant la ronde déboucha d'un couloir transversal et vint droit à lui.

«Me voici pris entre deux feux!» songea-t-il.

En regardant attentivement il aperçut, sur sa gauche, une embrasure; d'un bond, il se jeta dans ce coin d'ombre plus épaisse et s'appuya à la porte qui se trouvait là.

Or, comme il tâtait de la main pour se rendre compte, il sentit que la porte cédait. Il poussa un peu plus et jeta un coup d'oeil rapide par l'entrebâillement: il n'y avait personne. Il se glissa avec souplesse, repoussa vivement la porte sur lui et resta là, l'oreille tendue, retenant son souffle. La ronde passa. Pardaillan eut un soupir de soulagement. Et, comme le bruit de pas s'était perdu au loin, il voulut sortir et tira la porte à lui: elle résista. Il insista, chercha: la porte qu'il avait à peine poussée, actionnée par quelque ressort caché, s'était fermée d'elle-même et il lui était impossible de l'ouvrir.

«Diable! murmura-t-il, voilà qui se complique.»

Sans s'obstiner, il abandonna la porte et inspecta le réduit qui l'avait abrité momentanément.

C'était une espèce de cul-de-sac. Il y faisait très sombre, mais le chevalier, qui, depuis sa sortie du cabinet d'Espinosa, marchait presque constamment dans une demi-obscurité, y voyait suffisamment pour se rendre compte de la disposition des lieux. En face la porte il distingua un petit escalier tournant.

«Bon! songea-t-il, je passerai par là... je n'ai d'ailleurs pas le choix.»

Résolument il s'engagea dans l'escalier fort étroit et monta lentement, prudemment. L'escalier émergeait du sol sans rampe et aboutissait à une sorte de vestibule. Sur ce vestibule, trois portes, une de face, l'autre à droite, la troisième à gauche de l'escalier.

D'un coup d'oeil, Pardaillan se rendit compte de cette disposition. Il eut une moue significative et murmura:

«Si ces portes sont fermées, me voilà pris comme un rat dans une souricière.»

Comme en bas, comme dans les couloirs, il se trouvait plongé dans une demi-obscurité qui, jointe à un silence funèbre, commençait à peser lourdement sur lui. Il regrettait presque d'avoir écouté l'homme qui lui avait conseillé d'éviter les rondes. Il se secoua pour faire tomber cette impression de terreur qui s'appesantissait sur lui. Il allait se diriger au hasard vers l'une des trois portes, lorsqu'il crut entendre un murmure étouffé sur sa gauche. Il changea de direction, s'approcha et entendit distinctement une voix qui disait:

—Eh bien, que fait-il?

«Espinosa! songea Pardaillan qui reconnut la voix. Voyons ce qui se trame là derrière.»

Et, l'oreille collée contre la porte, il concentra toute son attention.

Une deuxième voix inconnue répondait:

—Il erre dans le dédale des couloirs où il est perdu.

«Cornes du diable! gronda Pardaillan, ceci me concerne à n'en pas douter. Si je me tire de ce mauvais pas, vous paierez cher votre trahison, monsieur Espinosa.»

De l'autre côté de la porte, la voix de Espinosa reprenait sur ce ton bref et impérieux qui lui était habituel:

—Les troupes?

—Cinq cents hommes, tous armés de mousquets, occupent cette partie du palais. Des postes de cinquante hommes gardent toutes les issues. Des rondes de vingt à quarante hommes sillonnent les corridors dans tous les sens, fouillent toutes les pièces. Si l'homme se heurte à l'une de ces rondes ou à l'un de ces postes, une décharge générale le foudroie...

«Tête et ventre! rugit Pardaillan exaspéré, c'est ce qu'il faudrait voir!»

Et, dans sa tête, avec l'instantanéité de l'éclair, le plan d'évasion se dessinait net et précis, d'une simplicité remarquable: entrer brusquement, saisir Espinosa, lui mettre la pointe de l'épée sur la gorge et lui dire:

—Vous allez me conduire à l'instant hors de ce coupe-gorge ou sinon, foi de Pardaillan, je vous étripe avant que d'être broyé moi-même!

Tout cela n'était qu'un jeu, mais, pour l'accomplir, il fallait que la porte ne fût pas fermée à clef.

Cependant, Espinosa donnait ses ordres:

—Il faut l'acculer à la salle des tortures et l'obliger à y pénétrer.

—C'est facile, monseigneur, fit la voix inconnue: l'homme est bien obligé de passer par les voies que nous laissons libres devant lui.

«La torture! rugit Pardaillan flamboyant de colère, la pensée est digne de ce prêtre doucereux et félon. Mais, par Pilate! Il ne me tient pas encore!»

Et, en disant ces mots, il appuya l'épaule contre la porte, s'arc-bouta solidement et, comme il allait pousser de toutes ses forces, il étouffa une clameur de joie et de triomphe. La porte qu'il avait crue fermée ne l'était pas. Il n'eut qu'à la pousser et se rua dans la pièce.

Elle était vide.

D'un coup d'oeil rapide, il en fit le tour: il n'y avait aucune issue visible autre que celle par où H venait de pénétrer. Elle était sans meubles, froide, obscure.

Dès qu'il vit la pièce absolument vide, Pardaillan se rappela avec quelle facilité la porte du bas s'était si énigmatiquement et si mal à propos fermée sur lui.

«Si celle-ci se ferme toute seule sur moi, je suis perdu!» songea-t-il.

Et, en même temps, d'un bond, il sortit plus vite qu'il n'était rentré. Et, dès qu'il fut revenu dans le vestibule, la porte, mue par un mécanisme invisible, se referma d'elle-même.

«Il était temps!» murmura Pardaillan en passant la main sur son front où pointait la sueur de l'angoisse.

Il s'appuya contre la porte pour se rendre compte. Elle était bien close et paraissait assez solide pour résister à un assaut.

Machinalement, il jeta les yeux autour de lui et demeura stupéfait: il ne se reconnaissait plus.

L'escalier tournant avait disparu. Le trou béant par où il était entré était comblé. L'instant d'avant il y avait trois portes, maintenant il n'y en avait plus que deux: celle sur laquelle il s'appuyait encore et celle qui aurait dû se trouver en face de l'escalier.

Si solide que fût le cerveau de Pardaillan, il commençait à sentir l'affolement le gagner. Il avait beau se raidir, il sentait peu à peu l'horreur le pénétrer.

Ajoutez qu'il était à jeun, et que, depuis des heures peut-être, il errait ainsi, pourchassé et traqué de couloir en couloir.

S'il y avait danger de mort, il n'y avait pas à en douter, et ce n'est pas cela qui était fait pour l'effrayer. Mais où était ce danger? En quoi consistait-il?

«On savait donc que j'étais là, aux écoutes? grommelait le chevalier. Et que me veut-on, décidément? M'obliger à me réfugier dans la chambre des tortures? Le scélérat qui parlait ici tout à l'heure a justement observé: l'homme sera bien obligé de passer par les voies que nous laisserons libres devant lui!»

Et, avec cette froide raillerie qui ne l'abandonnait jamais, même dans les passes les plus périlleuses:

«L'homme, c'est moi! L'homme!... Il ne lui suffit pas d'assassiner les gens, il faut encore qu'il les injurie!...»

Il demeura un moment rêveur et murmura:

«La chambre des tortures! Eh bien, soit, allons voir ce qui nous attend dans cette salle!»

Et, d'un pas rude, il se dirigea vers la porte, bien certain de la trouver ouverte.

«Pardieu! ricana-t-il en voyant qu'elle cédait sous sa pression, puisque je dois passer par là!»

Il franchit le seuil, et, une fois de plus, il se trouva dans un couloir. Et toujours la même demi-obscurité, le même silence...

Pardaillan était habitué à se dompter, et d'ailleurs il s'était trouvé déjà à plus d'une aventure périlleuse. Il avait mis l'épée à la main et il allait d'un pas ferme et tranquille, mettant une sorte d'orgueil à conserver une allure de sang-froid. Mais, de l'effort qu'il faisait, il sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes, et son coeur battait la chamade pendant qu'il se disait:

«Voici ma dernière aventure. Pour cette fois, le diable lui-même ne saurait, je crois, me tirer de ce mauvais pas!»

Il avait déjà parcouru un assez long chemin, tournant et retournant sans cesse, et sans s'en douter, dans les mêmes couloirs, qui s'enchevêtraient comme à plaisir, sondant les coins d'ombre plus épaisse, tâtant le sol avant de poser le pied, cherchant toujours, sans la trouver, une sortie à ce fantastique labyrinthe où il errait éperdument.

Tout à coup, sans qu'il pût discerner d'où elle venait, devant lui, dans l'ombre, il devina, plutôt qu'il ne la vit, une nouvelle troupe qui, silencieusement, venait à sa rencontre. Il s'arrêta et écouta attentivement.

«Ils sont au moins une trentaine, pensa-t-il, et il me semble voir briller les fameux mousquets dont la décharge doit me foudroyer.»

D'un geste rapide, il assujettit son ceinturon, s'assura que la dague était bien à sa portée et se ramassa, étincelant, prêt à bondir, retrouvant instantanément tout son sang-froid, puisqu'il n'avait plus devant lui que des êtres de chair et d'os comme lui.

«Il faut en finir, gronda-t-il, je charge!... Que diable! je trouverai, bien moyen de passer!»

Il allait bondir et charger, ainsi qu'il avait dit; il s'arrêta net: derrière lui, surgie il ne savait d'où, une autre troupe s'avançait à pas de loup. Une fois encore, il était pris entre deux feux.

«Eh bien, non! réfléchit Pardaillan, ce serait folie pure! Mortdiable! il ne s'agit pas de se faire tuer stupidement... il faut sortir vivant d'ici!...»

Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours une embrasure.

«Parbleu! grogna-t-il, puisque je dois aboutir à la chambre de torture, je pensais bien qu'on m'aurait ménagé une de ces voies dans lesquelles je dois passer.»

Et, avec un sourire railleur, il poussa la porte qui céda, ainsi qu'il l'avait prévu. Il pensait que les gens d'armes allaient passer sans s'arrêter. Il repoussa rageusement la porte en maugréant:

«En voilà encore une que je ne pourrai plus ouvrir!»

La porte poussée violemment claqua, mais ne se ferma pas.

«Tiens! s'étonna Pardaillan, elle reste ouverte, celle-là! Qu'est-ce que cela veut dire?»

Comme pour le renseigner, une voix cria soudain:

—Nous le tenons! il est entré là!

Au même instant, il entendit une galopade désordonnée.

«Ah! ah! pensa Pardaillan, cette fois-ci, ces braves vont m'attaquer. Bataille! soit; aussi bien j'aime mieux cela que tout ce mystère.»

Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas son temps et inspectait les lieux.

«Encore un cul-de-sac! s'exclama-t-il. Au fait, c'est peut-être toujours le même qui change d'aspect et où je suis ramené sans m'en douter.»

Dans ce cul-le-sac, il ne vit rien qu'un énorme bahut placé justement à côté de la porte. Sans perdre un instant, il le poussa devant la porte. Il était temps; la même voix qui s'était déjà fait entendre disait en frappant la porte:

—Il est là! Je l'ai vu se glisser.

—Enfoncez la porte, commanda une autre voix impérative, nous le tenons!

—Pas encore! railla Pardaillan, campé devant le bahut.

Les coups commencèrent à ébranler la porte et, en même temps, des rires, des plaisanteries, des menaces éclataient. Le chevalier comprenait parfaitement que, dans le cul-de-sac obscur, il lui serait impossible de tenir tête à cinquante ou soixante assaillants. Tout ce qu'il pouvait espérer, lorsque le bahut serait tombé—ce qui ne pouvait tarder—était d'en découdre quelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous le nombre. Il continuait donc de chercher instinctivement par où il pourrait battre en retraite. Comme il jetait autour de lui des regards scrutateurs, ses yeux tombèrent sur l'emplacement occupé précédemment par le bahut. D'un bond, il fut sur l'endroit et vit, là, une ouverture que le bahut servait à dissimuler sans doute, et qu'il n'avait pas remarquée au premier abord. Il se pencha. C'était encore un petit escalier qui s'enfonçait dans le sol.

Pardaillan réfléchit une seconde:

«Puisque c'est par là qu'on veut que je passe, passons», décida-t-il sur-le-champ.

Et il s'engagea dans l'étroit escalier tournant. Il descendit à tâtons et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouva dans un étroit souterrain plongé dans une obscurité complète, et si bas qu'il fut forcé de se courber. A tâtons, toujours, il fit une vingtaine de pas, assez surpris de n'être pas poursuivi, A ce moment, il entendit derrière lui un bruit assez semblable au grincement d'une grille poussée violemment. Il se retourna, et ses bras tendus heurtèrent en effet, une grille qui venait de se fermer sur lui.

«Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas me poursuivre... mais on ne veut pas non plus que je revienne sur mes pas.»

La situation du chevalier, traqué dans les couloirs du haut, était brillante comparée à celle dans laquelle il se trouvait maintenant. En haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans des couloirs spacieux, il y voyait suffisamment pour se diriger, et il respirait un air qui sentait bien un peu le moisi, à la vérité, mais qui, somme toute, était encore respirable. Ici, les choses changeaient d'aspect.

Plus de dalles propres et luisantes d'abord. Un sol fangeux et gluant, semé de flaques dans lesquelles il s'enfonçait jusqu'à la cheville. Ici, plongé dans des ténèbres épaisses, il était obligé d'aller à tâtons et de se tenir courbé en deux. A chaque instant, il sentait le répugnant contact d'animaux immondes, qui fuyaient sous ses pas.

Pour comble d'infortune, son estomac hurlait la faim, et la fatigue de ces interminables marches et contre-marches commençait à se faire cruellement sentir, et cependant il ne voulait pas s'arrêter.

Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s'emparait de lui dès qu'il séjournait.

De l'angoisse, il passait maintenant à la fureur.

Il était furieux contre Espinosa qui manquait odieusement à sa parole et lui infligeait ce singulier supplice d'une chasse abominable où il jouait le rôle du gibier aux abois. Et cela seul lui faisait présumer ce qui l'attendait dans la salle des tortures, terme mortel de cette course affolante où tout se terminerait pour lui dans les raffinements de quelque supplice monstrueux.

Il était furieux contre Fausta. cause initiale de tout ce qui lui advenait. Enfin, il était furieux contre lui-même, se reprochant amèrement son manque de résolution, exaspéré à tel point que, pour un peu, il se fût accusé de couardise, cherchant, très sincèrement, à se persuader qu'il aurait dû foncer sur les hommes d'armes et que tout, même la mort, était préférable à sa situation présente et surtout à ce danger inconnu qui le guettait et qui fondrait sur lui, quand il serait dans la salle des tortures.

Et, dans ce désarroi de ses pensées, au milieu de l'affolement, au plus fort de la fureur, une lueur d'espoir et de réconfort, en cette suprême constatation:

«Heureusement M. d'Espinosa, qui pense à tout et machine admirablement le guet-apens, a oublié de me faire désarmer. Mordieu! j'ai encore ma dague et ma rapière; avec cela je défie le sieur Espinosa de me livrer vivant à ses bourreaux!»

A ce moment il buta sur un obstacle. Il tâta du bout du pied: c'était la première marche d'un escalier.

«Faut-il monter? réfléchit-il. Ne vaudrait-il pas tout autant m'asseoir là et attendre la mort? Oui, mais la mort par la faim!»

Il frissonna longuement et:

«Non, par tous les diables! Tant qu'il me reste un souffle de vie, tant que j'aurai la force de tenir une arme, je dois me défendre. Montons!... Allons voir ce qui nous attend à la chambre des tortures.»

Il monta. L'escalier aboutissait à une salle voûtée, faiblement éclairée par un soupirail situé tout en haut de la voûte. Et ce pâle crépuscule, succédant aux ténèbres opaques dans lesquelles il s'était débattu, lui parut clair et joyeux comme un ciel radieux. Et, lui qui sortait d'une tombe, il aspira avec délices l'air tiède et moisi qui tombait du soupirail.

Il éprouva instantanément un peu de bien-être. Avec le bien-être, la confiance et le courage lui revinrent aussitôt.

Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes des boues accumulées dans le souterrain et, avec un sourire de satisfaction, il s'écria tout haut, pour le plaisir d'entendre une voix humaine:

—A la bonne heure, mordieu! Ici, on respire, on y voit, on n'a pas à lutter avec les immondes bêtes qui m'assaillent en bas. Tête et ventre! il fait bon vivre!

Ayant ainsi philosophé, il étudia les lieux avec sa promptitude habituelle. Alors il pâlit et murmura:

«Ah! ah! me voici donc acculé en cette fameuse salle des tortures qui doit être pour moi la fin de tout!»

Sa physionomie prit l'expression hermétique et glaciale qu'elle avait au moment de l'action; et, de son oeil froid, il étudia plus minutieusement ce lieu patibulaire.

La salle était relativement propre. Jusque hauteur d'homme, les murs étaient revêtus de plaques de marbre blanc, elle était dallée de même marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaient dans tous les sens, servaient à l'écoulement du sang des malheureux sur qui la main de l'inquisiteur s'était appesantie.

Il y avait là, pendus à des crochets, posés à terre ou sur des tablettes, une collection complète de tous les instruments de torture en usage, et Dieu sait si l'époque était féconde en inventions de ce genre! Il y en avait même d'inédits. Pinces, tenailles, masses de fer, couteaux, haches de toutes dimensions et de toutes formes, réchauds, paquets de cordes, instruments bizarres et inconnus se trouvaient là, rangés méthodiquement et soigneusement entretenus.

L'escalier par lequel il avait pénétré là aboutissait de plain-pied à la salle. Il n'y avait pas de porte. C'était comme un trou noir qui se perdait dans la nuit opaque.

Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardée de fer, défendue par une serrure et deux verrous de dimensions extraordinaires.

Si cette porte se fût trouvée devant Pardaillan, au cours de sa fuite éperdue, il n'eût pas manqué d'aller à elle, avec la quasi-certitude de la trouver ouverte.

Mais Pardaillan était logique. Il savait qu'il devait aboutir là, il savait que cette salle d'horreur était le terme où il devait trouver la mort. Comment? Par quel moyen? Il n'en savait rien. Mais il l'avait dit lui-même: là était la fin de tout pour lui. Pardaillan était donc certain que cette porte était bien cadenassée, et qu'essayer de l'ébranler serait peine inutile. Par là sans doute viendraient le bourreau et ses aides, et qui sait? peut-être aussi Espinosa, désireux d'assister à son agonie.

Pardaillan haussa les épaules et dédaigna d'approcher la porte, de la visiter soigneusement. A quoi bon user ses forces en efforts superflus? Tout à l'heure il aurait besoin de toute sa vigueur pour tenir tête aux assassins.

Instruit par l'expérience, il marchait en sondant le terrain, craignant une surprise ou quelque coup de traîtrise que les machinations fantastiques dont il était la victime lui faisaient une nécessité de prévoir et de redouter. Il choisit dans le tas une lourde masse de fer garnie de pointes acérées; il prit en outre un couteau à lame courte et large—ceci pour le cas où sa dague et sa rapière viendraient à se briser dans le choc qu'il devinait imminent.

Il saisit un escabeau de chêne massif qui servait sans doute au bourreau, le traîna dans un angle, et, la rapière au poing, la dague et le couteau à la ceinture, la masse à portée de la main, il s'assit et attendit en établissant lui-même la situation.

«Ainsi, on ne pourra m'attaquer que de front!... A moins que ces murs ne s'écartent d'eux-mêmes pour permettre de m'assaillir par-derrière. Ainsi, du moins, je puis me reposer un instant... si on m'en laisse le temps.»

Combien de temps resta-t-il ainsi? Des heures, peut-être. Tant qu'il avait marché, le feu de l'action l'avait empêché de songer à la faim. Maintenant qu'il était immobile, elle se faisait impérieusement sentir. Sans doute aussi avait-il la fièvre, car une soif ardente le dévorait et le faisait cruellement souffrir.

Alors, pour la première fois, cette pensée atroce lui vint que, peut-être, Espinosa avait conçu cette idée vraiment diabolique de le laisser mourir de faim et de soif. Cette pensée lui donna le frisson de la malemort et il fut aussitôt sur pied en grondant:

«Par Pilate et Barrabas! il ne sera pas dit que j'aurai attendu stupidement la mort sans rien tenter pour l'éviter... Cherchons, mort-diable! cherchons!...»

Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dont l'aspect formidable l'avait tout d'abord rebuté, et il formula sa pensée à haute voix:

—Qui me dit qu'elle est fermée?... Pourquoi ne pas s'en assurer? Et, en parlant, il franchissait les trois marches, il était sur la porte. Les lourds verrous, soigneusement huilés, glissèrent facilement et sans bruit.

Le coeur lui battait à grands coups dans la poitrine; il examina la serrure. Elle était fermée et bien fermée.

Il tira vigoureusement à lui: la porte résista. Elle ne fut même pas ébranlée.

Alors, il lâcha la serrure pour examiner le chambranle et la gâche. Il étouffa un cri de joie.

Cette gâche était maintenue par deux vis à grosses têtes rondes. La dévisser n'était qu'un jeu; les instruments ne manquaient pas dans la chambre pour mener à bien cette opération.

Il eut tôt fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis, et, tout en travaillant, il se disait:

«Pardieu! j'y suis!... les gens qu'on amène ici sont généralement enchaînés et escortés de gardes... sans cela on n'aurait pas commis l'imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure... Espinosa a oublié ce détail... il a oublié que j'ai les mains libres... aussi, j'en profite.» En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, les deux vis étaient arrachées. Au moment de tirer la porte à lui, il s'arrêta, la sueur de l'angoisse au front, et murmura:

«Et si elle est maintenue par des verrous extérieurs?...»

Mais, se secouant furieusement, il saisit à deux mains l'énorme serrure et tira à lui: la gâche tomba sur les marches, et la porte s'ouvrit.

Pardaillan s'élança avec un rugissement de joie délirante. En effet, il l'avait entendu, Espinosa voulait le forcer à entrer dans la chambre de torture; là, tout devait être fini. Or, pour une cause qu'il ignorait, nul n'était intervenu, ou peut-être Espinosa avait-il réellement pensé à le laisser mourir de faim dans ce cachot.

Or, il était sorti vivant de ce lieu d'horreur qui devait être son tombeau; il n'avait donc plus rien à redouter, les embûches de l'inquisiteur devaient s'arrêter là où il devait trouver la mort. Cela lui paraissait très clair. De là la joie puissante qui l'étreignait.

Avec un soupir de joie, il murmura:

«Allons, je commence à croire que je m'en tirerai!»

Il commença par repousser la porte et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une façon de petit vestibule et il avait en face de lui une porte simplement poussée. Il la tira à lui et entra. Il se trouva alors dans une allée étroite, largement éclairée par un oeil-de-boeuf situé tout en haut, à droite.

«Ouf, s'écria joyeusement le chevalier, voici enfin le ciel! J'ai bien cru que je ne le verrais plus.»

En effet, ce n'était plus ici le jour tamisé d'un intérieur, c'était la lumière pleine, éclatante, qui pénétrait par là. Le tout était d'arriver jusque-là. Pour ce faire, Pardaillan chercha autour de lui, ce qu'il n'avait pas encore fait jusque-là, suffoqué qu'il était par la joie de revoir le ciel et la lumière.

«Oh! diable! fit-il en reculant, ce n'est pas gai!»

Effectivement, ce n'était pas gai! il était dans un caveau mortuaire. Surmontant sa répugnance, il se livra à un examen attentif de sa nouvelle prison.

Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les trois de cercueils en plomb. Sur sa droite, il y avait trois cases, mais une seule, celle du bas, était garnie. Les deux autres béaient, attendant le dépôt funèbre qui devait leur être confié provisoirement.

Mais, ce qu'il y avait de bizarre, c'est que ces cases, au lieu d'être en maçonnerie, comme cela se pratique généralement, étaient en bois de chêne massif et lourd.

Pardaillan ne s'attarda pas à ce détail. Il eut un rire silencieux et, désignant les deux cases vides:

«Pardieu! Voilà une échelle toute trouvée pour atteindre cette lucarne.»

Sans hésiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissa jusqu'à la case du haut où il dut s'allonger tout de son long sur le ventre.

«Ça n'est pas précisément drôle, mais, enfin, je n'ai pas le choix et ce n'est vraiment pas le moment de faire la petite bouche», pensa-t-il.

L'oeil-de-boeuf était coupé par deux barreaux en croix. Pardaillan sortit la tête entre les barreaux et regarda. La vue donnait sur des jardins. Il mesura de l'oeil la hauteur et eut un sourire:

«Un saut magnifique.»

A droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenêtres ogivales garnies de vitraux de couleurs à sujets religieux.

«La chapelle du palais! pensa Pardaillan. Aux barreaux, maintenant!»

Il se recula, se tassa le plus qu'il put pour allonger le bras et tâter les barreaux.

«Ils sont en bois!»

Et il se mit à rire de bon coeur. Cette fois, il était bien définitivement sauvé. Briser ce frêle obstacle, se laisser glisser, franchir le mur qu'il voyait là-bas, tout cela ne serait qu'un jeu pour lui. Il était maintenant plein de joie, de forces et de courage. Sa délivrance lui paraissait assurée, certaine, et il se voyait racontant cette fantastique aventure à son ami Cervantes.

Cependant il s'agissait maintenant de briser l'obstacle, qui ne résisterait pas longtemps à sa poigne vigoureuse.

Déjà il avait saisi le barreau à pleines mains et tirait de toutes ses forces, lorsqu'il sentit que quelque chose montait doucement sous lui, pesait sur sa gorge.

«Oh là! Qu'est ceci! j'étrangle...» nota-t-il et il rentra précipitamment la tête.

Au même instant ce quelque chose passa brusquement à un pouce de son visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d'un couvercle qui se rabat, et il fut plongé dans une obscurité complète.

Il projeta vivement ses jambes à gauche pour descendre. Il heurta violemment une cloison.

Il voulut reculer, se soulever... Partout, il se heurtait à du bois dur comme du fer... Il se sentait pressé dans des cloisons épaisses et solides, basses et étroites, dans lesquelles il respirait péniblement, serré de toutes parts.

Pardaillan était enfermé vivant dans un cercueil.

Il eut un sourire atroce et ferma les yeux en songeant:

«Voilà donc la surprise que me ménageait Espinosa! Voici donc le piège final qu'il me tendait et dans lequel j'ai donné tête baissée comme un étourneau!»

Alors, le cercueil pivota lentement sur lui-même et, lorsqu'il s'immobilisa, une multitude de petites lumières scintillèrent soudain devant ses yeux éblouis.

Refoulant à force de volonté l'épouvante qui l'agrippait, Pardaillan chercha d'où venaient ces lumières.

Il vit qu'un petit judas ouvert était aménagé dans l'intérieur de sa boîte, à hauteur du visage.

«Monsieur d'Espinosa veut que je voie et que j'entende... Soit, regardons et écoutons.»

Et Pardaillan regarda. Et voici ce qu'il vit:

L'intérieur désert de la chapelle. Le choeur brillamment éclairé. Au milieu de l'allée centrale un catafalque autour duquel brûlaient huit cierges.

Avec cette intuition qui lui était particulière, Pardaillan devina que ce catafalque lui était destiné et qu'on allait porter là son cercueil.

Quatre moines taillés en athlètes surgirent de l'ombre et s'approchèrent du cercueil. Et voici ce que Pardaillan entendit:

—On va donc célébrer l'office des morts?

—Oui, mon frère.

—Pour qui?

—Pour celui qui est dans le cercueil.

—L'homme qui a passé par la chambre de torture?

—La chambre de torture, vous le savez, mon frère, n'est qu'un épouvantail destiné à attirer le condamné dans le caveau des morts vivants.

Au même instant une cloche se mit à sonner le glas. La porte de la chapelle du roi s'ouvrit à deux battants, et une longue théorie de moines, recouverts de cagoules blanches, cierges en main, entra, et, d'un pas lent et solennel, vint se ranger devant l'autel. Puis le bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant le catafalque.

Derrière le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoules de toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalque jusqu'à ce que la petite chapelle fût pleine. Un prêtre, revêtu des habits sacerdotaux de deuil, monta à l'autel, flanqué de ses desservants et de ses enfants de choeur.

Les mugissements de l'orgue se déchaînèrent, se répandirent en volutes sonores sous les voûtes de la royale chapelle qu'ils emplirent d'une musique tour à tour plaintive et menaçante.

Alors, les moines rassemblés là, en un choeur formidable, entonnèrent le de Profondis.

Et l'office des morts commença. Pardaillan, fou d'horreur, glacé d'épouvanté, secoué du frisson mortel, Pardaillan, vivant, dut assister à son propre office des morts.

Il se raidit, se débattit, hurla, frappa des pieds et des poings les parois de son étroite prison.

Mais les sons de l'orgue couvrirent ses appels désespérés. Mais, lorsqu'il frappait plus fort, les moines, impassibles, mugissaient:

«Miserere nobis... Dies irae! Dies illa!»

Et, quand cet interminable office prit fin, les moines se retirèrent comme ils étaient venus: en procession lente et solennelle. Les desservants éteignirent les cierges de l'autel. Tout retomba dans le silence et la pénombre. Enfin, autour du catafalque, faiblement éclairé par quelques lampes d'argent qui tombaient de la voûte, il n'y eut plus que les quatre moines porteurs...

Pardaillan sentit ses cheveux se hérisser quand il entendit un de ces moines demander, avec une indifférence placide:

—La fosse de ce malheureux est-elle creusée?

—Il y a plus d'une heure qu'elle est prête.

—Alors, dépêchons-nous de le porter en terre, car voici qu'il est l'heure de souper.

Et Pardaillan sentit qu'on le soulevait, qu'on l'emportait. Alors, rassemblant toutes ses forces, la bouche collée contre le judas, il cria:

«Mais je suis vivant!... Sacripants, vous n'allez pas m'enterrer vivant!...»

Comme s'ils eussent été sourds, les quatre sinistres porteurs continuèrent imperturbablement leur route, le cahotant abominablement, n'apportant aucune précaution dans l'accomplissement de leur funèbre et abominable besogne, uniquement préoccupés qu'ils étaient de se rendre au plus vite au réfectoire.

Bientôt Pardaillan sentit un air plus frais caresser son visage, qu'il tenait obstinément collé contre le judas. Il se vit au grand air, dans un jardin, et il frissonna:

«Le cimetière!...»

Si l'office des morts lui avait paru d'une lenteur mortelle, la marche vers le trou suprême lui parut s'accomplir avec une rapidité fantastique. C'est qu'il espérait encore qu'un miracle s'accomplirait en sa faveur et il comprenait que, lorsqu'il serait dans le trou, que la terre pèserait sur lui lourde et glaciale, tout espoir de délivrance serait à jamais perdu. Il sentit qu'on le posait assez rudement sur un sol meuble.

Il perçut distinctement le glissement des cordes sous le cercueil qui fut soulevé, glissa doucement et tomba mollement au fond de la fosse.

Une voix de basse tonitrua:

«Requiescat in pace!»

Et la terre s'abattit lourdement sur lui. Alors Pardaillan s'abandonna. Et, avec une résignation où perçait encore et malgré tout une pointe de raillerie, il murmura:

«Cette fois-ci, me voici mort et enterré!»

Cet accès de désespoir ne dura pas longtemps. Presque aussitôt il se ressaisit et recommença à crier furieusement, à talonner le couvercle à grands coups, à se meurtrir les coudes et les épaules en s'efforçant de faire éclater les parois. Combien de temps s'écoula ainsi?

Il n'en eut pas conscience.

Et, comme, pour la centième fois peut-être, s'arc-boutant de toutes ses forces décuplées par le désespoir et la rage, il essayait de faire sauter le couvercle, tout à coup, au moment où il râlait, à bout de forces et de courage, sur une faible poussée de l'épaule, le couvercle s'ouvrit comme de lui-même, eût-on dit.

—Mort de tous les diables! hurla Pardaillan.

Il était livide, hagard, tremblant de fureur et d'horreur. Il respira à grands coups comme s'il n'eût pu rassasier ses poumons et passa machinalement sa main sur son front d'où coulaient de grosses gouttes de sueur. Il était à genoux au milieu de son cercueil et regardait autour de lui sans voir, avec des yeux de fou, ne pensant pas à fuir.

Il ne remarqua pas qu'il était dans un jardin et non dans un cimetière comme il l'avait cru. Il ne remarqua même pas que sa fosse n'avait presque pas de profondeur et que toute la terre qu'on avait jetée sur lui, à pleines pelletées, s'était, par suite de quelque agencement spécial, éparpillée à droite et à gauche, laissant le cercueil bien dégagé.

Il ne remarqua rien, il ne vit rien... qu'une chose:

C'est qu'il était vivant et libre, qu'il avait de l'air et de l'espace devant lui, et que, maintenant, enragé de vengeance, il était résolu à tordre le cou de ce scélérat d'Espinosa qui avait combiné le supplice sans nom qu'on venait de lui infliger, et que, sa bonne rapière au poing, bravant la mousquetade, il se sentait enfin de force à tenir tête à tous les sbires de l'inquisiteur.

Enfin, sa tête en feu un peu rafraîchie par l'air frais du soir—la nuit commençait à tomber—ayant retrouvé un peu de sang-froid, il escalada lestement la fosse et, à pas rudes et allongés, avec cette foudroyante rapidité de décision qu'il avait dans l'action, il se dirigea droit vers une porte dérobée située juste en face de lui.

Arrivé devant la porte, il tira sa rapière et brusquement il ouvrit. La porte donnait sur une cour occupée militairement par une compagnie d'hommes d'armes...

Pardaillan fit résolument deux pas en avant. Tout de suite il se heurta à l'officier de garde commandant la troupe, lequel, en le voyant, s'écria d'un air étonné:

—Monsieur de Pardaillan! D'où sortez-vous donc?

Pardaillan entendit-il ou n'entendit-il pas? Il ne comprit qu'une chose: c'est que l'officier ne cherchait pas à lui barrer le passage.

—Par où sort-on? répondit-il.

Au reste, sans attendre la réponse, il tourna à droite, au hasard, sans savoir, et s'éloigna à grands pas.

L'officier cria à son tour:

—Eh! monsieur de Pardaillan! pas par là!

Et, comme le chevalier continuait son chemin sans se tourner, sans se détourner d'un pouce, l'officier courut après lui, le saisit par le bras et dit, très poliment:

—Vous vous trompez, monsieur de Pardaillan, ce n'est pas par là qu'on sort... c'est par ici.

-Et, du doigt, il désignait la direction opposée.

—Vous dites, monsieur? hoqueta Pardaillan stupide d'effarement, ne sachant s'il rêvait où s'il était éveillé.

L'officier répondit paisiblement:

—Vous m'avez fait l'honneur de me demander où était la sortie. Je vous fais remarquer que vous vous trompez... La sortie est à gauche et non à droite.

—Ah! ça, monsieur, gronda Pardaillan qui se sentait devenir fou, vous n'êtes donc pas là pour m'arrêter?

—Quelle plaisanterie, monsieur, fit l'officier en souriant. J'ai, il est vrai, reçu l'ordre d'arrêter quiconque se présentera devant moi. Mais cet ordre ne concerne pas M. de Pardaillan!

Le chevalier regarda l'officier jusqu'au fond des yeux. Il vit qu'il était de bonne foi. Il rengaina aussitôt et, saluant à son tour l'homme qui lui parlait:

—Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois que j'ai pris la fièvre... là... dans ces couloirs.

—Cela se voit, dit l'officier toujours souriant.

A ce moment, une voix, qu'il reconnut aussitôt, dit avec calme:

—Ne vous avais-je pas donné ma parole que vous pourriez sortir comme vous étiez entré?

—Espinosa! gronda Pardaillan. Mais d'où sort-il?

Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi de terre. Pardaillan s'approcha d'Espinosa jusqu'à le toucher et, les yeux flamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, était l'indice d'une colère blanche réfrénée à force de volonté, il lui dit en plein visage:

—Vous arrivez à propos, monsieur! Il me semble que nous avons un compte à régler!

Espinosa ne broncha pas. Avec ce calme imperturbable qui lui était particulier, il reprit paisiblement:

—Si vous ne m'aviez pas fait l'injure de douter de cette parole, si vous aviez passé avec confiance au milieu des troupes, vous n'auriez pas vécu ces quelques heures de transes mortelles. C'est une leçon que j'ai voulu vous donner, monsieur. En même temps, c'est un avertissement. Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient les apparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir et dans ma main, comme vous l'avez été dans ce palais.

Et, avec un accent où perçait, comme malgré lui, une sorte d'intérêt:

—Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous êtes l'homme des luttes épiques sous le soleil éclatant, face à face et les yeux dans les yeux. Rentrez chez vous, en France, monsieur de Pardaillan; ici vous serez broyé, et vraiment j'en aurais du regret, car vous êtes un brave.

Pardaillan allait répliquer vertement. Déjà Espinosa avait disparu sans qu'il eût discerné par où ni comment.

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