Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta
XVII
OU BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES
Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il sortit, la nuit était venue.
Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu'il avait dû passer de huit à neuf heures à errer dans les couloirs et les souterrains dont trois ou quatre dans le cercueil.
«Je voudrais bien voir la figure que ferait M. Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugréa-t-il en s'éloignant. La nasse métallique où m'enferma, l'an passé, la douce Fausta, comparée au se jour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu! l'horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou?»
Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.
Et, tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit était tout à fait venue, il bougonnait:
«C'est la faim qui m'affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel, la perle des hôteliers d'Espagne, n'aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de la Tour pour apaiser ma fringale.»
Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua lui-même.
Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se fût sans doute aperçu que, depuis sa sortie du palais, quatre ombres s'étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse avec une patience inlassable. Mais il ne rêvait pour le moment que ripaille et beuverie.
Si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c'est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arrière, au moment où Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillan.
Bussi-Leclerc était un maître en fait d'armes dont la réputation était solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé ou tué son homme...
Cette réputation de maître invincible, c'était l'orgueil, la gloire, l'honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu'à tout. Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur même. Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l'avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.
Désarmé! lui! Bussi-Leclerc l'invincible! Désarmé à plusieurs reprises! Il en avait pleuré de rage.
Cette mésaventure lui avait été d'autant plus douloureuse qu'à la suite de cette rencontre—la quatrième—qu'il était venu chercher si loin, il avait dû s'avouer à lui-même que jamais il n'arriverait à toucher ce diable d'homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.
Pardaillan, c'était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.
«Or, puisque Pardaillan—et que la foudre m'écrase à l'instant même si je sais pourquoi!—s'obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre. Tête et ventre! mort du diable! il faudra que j'en arrive là, moi, Bussi!»
Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi... mais il n'était pas un assassin!
Et c'était la pensée d'un assassinat qu'il traduisait par ces mots: «en arriver là», c'était cela qui l'enrageait, qui le faisait verdir de honte.
«Et pourtant, songeait-il en sacrant, pourtant je ne vois pas d'autre moyen.»
Et, peu à peu, cette idée d'un assassinat, contre laquelle il se révoltait, s'insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu'il finit par s'écrier:
«Eh bien, soit! descendons jusque-là s'il le faut!... Aussi bien, il ne m'est plus possible de continuer à vivre ainsi, et, tant que cet homme vivra, la pensée de mon déshonneur m'assassinera de rage! Allons!...»
En maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s'en fut chercher les trois ordinaires qu'il emmena incontinent.
Il était environ sept heures du soir lorsqu'ils arrivèrent à l'Alcazar, où Bussi s'informa.
—Je ne crois pas que M. l'ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l'officier qu'il interrogeait.
Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea.
«Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite. Si pourtant le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du palais!... Je n'en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi!»
Frémissant d'espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu'on appelle aujourd'hui «plaza del Triumfo», et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi qui grinça.
«Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d'Espinosa l'a laissé échapper, mais encore il me semble qu'il l'a traité magnifiquement, car l'infernal Pardaillan me paraît avoir bu copieusement!»
Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades.
Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l'objet, le chevalier s'était engagé sur les quais, lieu propice, s'il en fût, à l'exécution d'un mauvais coup. On eût pu croire qu'il cherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est que, nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n'avait pas cru devoir se mettre à la recherche d'un chemin plus sûr.
Or, comme il allait d'un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré le long des quais encombres et déserts, une ombre, surgie d'un coin d'ombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement:
—Por Christo crucificado, une limosna! (La charité, au nom du Christ crucifié!)
Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n'avait pas les idées préconçues de tout le monde. Il se fouilla donc vivement. Mais, ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d'un coup d'oeil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.
Ce mendiant, quoiqu'il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous une épaisse barbe noire, inculte.
Il sembla au chevalier qu'il avait déjà vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu'une impression vague et fugitive. Cette physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il tendit une pièce d'or au mendiant ébloui qui se courba jusqu'à terre en égrenant tout son chapelet de bénédictions.
Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion. Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa brusquement.
Sa face humble et implorante, l'instant d'avant, paraissait maintenant terrible. Ses yeux étincelaient d'une joie sauvage et ses lèvres avaient ce rictus d'un fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte jeta dans la nuit une lueur blafarde.
Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu—geste mortel—du mendiant. Ils s'immobilisèrent, se tapirent dans l'ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allait s'accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta:
—Mort du diable! s'il nous débarrasse du Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite!
Au même instant, le chevalier pensait:
«Où diable ai-je vu ces yeux-là?... Et cette voix!... Il me semble l'avoir entendue déjà...»
Et, machinalement, il se retourna.
Le bras armé du mendiant ne retomba pas, il se courba plus bas que jamais et nasilla éperdument:
—Muchas gracias señor! (Grand merci, seigneur!)
Pardaillan n'avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les épaules et murmura à part lui:
«Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!»
Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda:
«Brute!... Il le laisse échapper!»
Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à faire payer la déconvenue qu'il venait d'éprouver par une magistrale correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.
Mais il eut beau regarder et chercher dans l'ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement.
Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l'Or et s'était engagé dans la rue étroite et sombre où était située l'auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé.
«Il faut en finir!» grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.
Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au poing, allait d'un pas souple et silencieux. Quelques pas encore le séparaient de l'homme qu'il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la dague levée, il franchit d'un bond la distance en rugissant:
—Enfin! je te tiens!
A cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit:
—A vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!.
Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit trébucher dans son élan. Quant à Pardaillan, il s'était jeté brusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l'atteindre entre les épaules, ne fit que l'effleurer au bras.
En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et murmura en dégainant, sans se presser:
—Don César!
El Torero, car c'était bien lui qui venait d'arriver si fort à propos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété qui toucha profondément le chevalier:
—Vous n'êtes pas blessé, monsieur?
—Non, mon enfant, rassurez-vous!
Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s'étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l'épée haute. Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur les cailloux, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre, ils chargèrent avec ensemble.
Pardaillan avait, du premier coup d'oeil, reconnu à qui il avait affaire, et, en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don César:
—Adossons-nous contre cette maison... Ces braves ne seront pas tentés de nous prendre par-derrière.
La manoeuvre s'accomplit avec promptitude et décision et, lorsque les quatre foncèrent, ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les reçurent sans faiblir.
Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois ordinaires et de Bussi, écumant. L'intervention soudaine et imprévue de don César faisait avorter piteusement leur coup.
En effet, les séides de Fausta n'ignoraient pas que Pardaillan, à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis. Ils savaient qu'ils ne pouvaient l'avoir que par coup de traîtrise.
Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici qu'un inconnu venait bravement seconder les efforts de celui qu'ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu paraissait manier son épée avec une maîtrise incontestable.
Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves, pas un instant la pensée ne leur vint d'abandonner la partie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.
Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait:
—Bonsoir, messieurs!... Vous voulez donc me meurtrir un peu?
—Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d'ailleurs paré avec une remarquable aisance, nous vous avons averti ce matin.
—C'est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens... Je me souviens même si bien que, vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.
En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler Bussi, rouge de honte, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l'oeil à tout; son épée, qui paraissait animée d'une vie intelligente, se trouvait partout à la fois, mais c'était pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisait pas encore; après s'être rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante:
—Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, ce sont de braves gentilshommes.
Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, se contentait de parer, couvert d'ailleurs par l'épée étincelante et magique du chevalier qui trouvait moyen de parer même les coups destinés à son second qui, sans lui, eût été touché à deux reprises différentes.
Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pas même l'avoir vu.
Ils étaient près du patio de l'auberge. Au bruit, la porte s'était ouverte. Cervantes était apparu dans l'entrebâillement. Il avait mis tout de suite l'épée à la main et avait voulu se ranger auprès de ses deux amis, mais le chevalier l'avait cloué sur place en disant paisiblement:
—Ne bougez pas, cher ami... Ces messieurs seront tôt lassés.
Et Cervantes, qui commençait à connaître Pardaillan, n'avait pas bougé. Mais il gardait l'épée à la main, prêt à intervenir à la moindre défaillance.
Et, à la lueur de la lune. Manuel, l'hôtelier, et des consommateurs accourus derrière Cervantes, assistèrent effarés à ce spectacle fantastique de deux hommes—d'un seul homme eût-on aussi bien pu dire, tant l'épée de Pardaillan se multipliait,—tenant tête à quatre forcenés, hurlant, jurant, sacrant, bondissant, frappant à droite, à gauche, de la pointe, du revers, des coups furieux, imperturbablement parés, jamais rendus.
Et, s'adressant à Chalabre, Sainte-Maline et Montsery:
—Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez fatigués, nous arrêterons. Remarquez que je pourrais en finir tout de suite en vous désarmant l'un après l'autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger à de galants hommes tels que vous.
Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, en continuant cet étrange combat, avaient compté que Pardaillan finirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dès qu'ils virent qu'ils s'étaient trompés et que leurs adversaires s'obstinaient, leur ardeur se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, qui, étant le plus jeune, était toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa son épée en disant:
—Mortdiable! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions.
Et il rengaina sans attendre l'assentiment de ses compagnons. Comme s'ils n'eussent attendu que ce signe, Chalabre et Sainte-Maline firent de même.
Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il répondit gravement:
—C'est bien, messieurs.
Alors, alors seulement, il parut apercevoir Bussi qui ne désarmait pas, lui, et, écartant d'un geste don César, il marcha droit à l'ancien gouverneur de la Bastille. Et, tandis qu'il avançait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et, en reculant, Bussi, les yeux exorbités fixés sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui l'attendait, et, dans son esprit en délire, il clama:
—Ça y est!... Il va me désarmer encore... toujours!...
Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne saurait lui épargner cette dernière humiliation qu'il sentit son cerveau chavirer. Brusquement, il baissa la pointe de sa rapière et râla dans un sanglot atroce:
—Pas ça! pas ça!... Tout, hormis ça!...
Alors, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n'aimaient pas Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoure, virent avec une émotion poignante le spadassin jeter lui-même son épée derrière lui et se ruer tête baissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlant désespérément:
—Tue-moi!... Mais tue-moi donc!
Si Pardaillan n'avait écarté précipitamment son fer, c'en était fait de Bussi-Leclerc.
Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper, Bussi-Leclerc, comme un fou, s'arracha les cheveux, se meurtrit la figure à coups d'ongles en criant:
—Oh! démon! il ne me tuera pas!...
Pardaillan s'approcha de lui et, avec un accent où il y avait plus de tristesse que de colère:
—Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j'en aurais le droit... A chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j'ai toujours agi sans haine avec vous... Je me suis contenté de parer vos coups et de vous désarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu geôlier et j'ai été votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arrêter, sachant que ma tête était mise à prix. Aujourd'hui, vous avez descendu un échelon de plus dans l'ignominie et vous avez voulu m'assassiner, lâchement, par-derrière! Oui, certes, j'aurai le droit de vous tuer, Jean Leclerc! Mais ce serait vraiment trop simple... et, au surplus, je ne suis pas un assassin, moi! Mais, pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi, qui ne vous avais jamais rien fait... si ce n'est d'exercer vos jambes... j'ai droit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Or, ma vengeance, la voici: je vous fais grâce, Leclerc!... Mais, sachez-le bien, si vous aviez eu le courage d'affronter mon fer, si vous m'aviez combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci, je ne vous eusse pas désarmé et peut-être même vous eusse-je fait la grâce de vous toucher... Mais vous vous êtes désarmé vous-même, Leclerc, vous vous êtes dégradé vous-même... Restez donc ce que vous avez voulu être.
Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc en avait entendu plus qu'il n'en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui s'était jeté courageusement sur le fer de Pardaillan, ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injures débitées posément, d'une voix presque apitoyée. Il prit sa tête à deux mains, et, se martelant le front à coups de poing furieux, il s'enfuit en hurlant comme un chien qui hurle à la mort.
Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires, pâles et raides d'émotion, continua:
—Messieurs, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu, ce matin, la généreuse pensée de m'offrir vos services, je n'ai pas voulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le faire. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus rude et en fronçant le sourcil, mais n'oubliez pas que je me crois dégagé envers vous maintenant... Evitez, messieurs, de vous heurter à moi...
Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissement profond cet homme extraordinaire qui, attaqué à l'improviste par trois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face, sans forfanterie, qu'il n'avait pas voulu les tuer. Et, ce qui redoubla leur ébahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles sans protester, car ils se contentèrent de saluer gracieusement.
—Au revoir, monsieur de Pardaillan!
—A vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujours grave.
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et s'éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu'il était de bon ton pour des mignons.
Pardaillan, demeuré immobile, bientôt n'entendit plus rien. Alors il poussa un soupir mélancolique, haussa les épaules et, prenant le bras de don César:
—Allons souper, dit-il en l'entraînant vers l'auberge. Il me semble que vous devez avoir faim.
XVIII
DON CRISTOBAL CENTURION
Comme bien on pense, Pardaillan trouva l'hôtellerie sens dessus dessous. Manuel, l'hôtelier, Juana, sa fille, les servantes, tout ce monde, au bruit de la bataille, s'était empressé d'accourir et avait assisté à toute la scène.
Pardaillan avait un air qui faisait que, généralement, on se hâtait de le servir avec égards. Mais, ce soir-là, il ne put s'empêcher de sourire en voyant avec quelle célérité le personnel de l'auberge de la Tour, patron en tête, s'empressait de prévenir ses moindres désirs.
En un clin d'oeil, la table avait été dressée dans le coin le mieux abrité du patio, abondamment garnie de mets propres à aiguiser l'appétit, tels que: olives vertes, piments rouges, marinades diverses, saucissons et tranches de porc froid, flanqués d'un nombre imposant de flacons vénérables, aux formes diverses, proprement alignés en bataille, le tout d'un aspect fort réjouissant... surtout pour un homme qui, enterré vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donné de se délecter à si appétissant spectacle.
Bien entendu, pendant ce temps, l'hôte, rué à ses fourneaux, s'activait en conscience et se disposait à envoyer l'omelette bien mordorée, les pigeons cuits à l'étouffée, les côtes d'agneau grillées sur des sarments bien secs, plus quelques bagatelles comme pâtés divers, tranches de venaison, truitons frits, arrosés d'un jus de citron. Enfin, pour couronner dignement le tout: le régiment des marmelades, compotes, gelées, confitures, pâtes de fruits divers, accompagnés des flans et tartes, renforcés par les fruits frais de la saison.
Tandis que le personnel de l'hôtellerie s'activait à son service, Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d'un geste Cervantes et don César, vida la sienne, d'un trait, la remplit, et la vida une deuxième fois et, en reposant la coupe sur la table:
—Ah! morbleu! dit-il. Ce vin d'Espagne vous réchauffe le coeur et, par ma foi! j'en avais besoin.
—En effet, dit Cervantes qui l'observait avec une attention soutenue, vous êtes pâle comme un mort et paraissez ému... Je ne pense pourtant pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi frappé... Il y a certainement autre chose.
Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantes en face, sans répondre. Puis, haussant les épaules:
—Asseyez-vous là, dit-il en s'asseyant lui-même, et vous ici, don César.
Sans se faire autrement prier, Cervantes et don César prirent place sur des sièges. S'adressant à don César et faisant allusion à son intervention qui l'avait préservé du coup de poignard de Bussi:
—Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n'aimez pas, à ce que je vois, laisser traîner longtemps une dette derrière vous.
Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l'air affectueux dont ces paroles furent prononcées, que pour les paroles elles-mêmes. Et, avec cette franchise et cette loyauté qui paraissaient être le fond de son caractère, il répondit vivement:
—Ma bonne étoile m'a fait arriver à point pour vous éviter un mauvais coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous; au contraire, me voici à nouveau votre débiteur.
—Comment cela, monsieur?
—Eh! monsieur, n'avez-vous pas paré pour moi plusieurs coups qui m'eussent indubitablement atteint... si vous n'aviez veillé sur moi!
—Ah! fit Pardaillan, vous avez remarqué cela?
—Nécessairement, monsieur.
—Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l'action, ce dont je vous félicite vivement... Maintenant, si vous m'en croyez, attaquons toutes ces victuailles qui doivent être succulentes, si j'en juge par leur mine. Nous causerons en mangeant.
Et les trois amis commencèrent bravement le massacre des provisions accumulées devant eux.
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Pendant que Pardaillan répare ses forces épuisées par un long jeûne, et les émotions d'une journée si bien remplie, il nous faut revenir à un personnage dont les faits et les gestes sollicitèrent notre attention.
Nous voulons parier de cet étrange mendiant qui, en reconnaissance d'une aumône royale que lui avait généreusement faite le chevalier de Pardaillan, n'avait rien trouvé de mieux que de le menacer de son poignard, par-derrière, et s'était soudain évanoui. Le mendiant s'était tout simplement glissé entre les marchandises qui encombraient le quai, avait gagné une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au Guadalquivir, et s'était élancé en courant dans la direction de l'Alcazar.
Arrivé à une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe et montra une sorte de médaille. Aussitôt, la sentinelle s'effaça respectueusement. Alors, d'un pas délibéré, il s'engagea dans le dédale des couloirs, qu'il paraissait connaître à fond, et parvint rapidement à la porte d'un appartement à laquelle il frappa d'une manière spéciale. Un laquais vint lui ouvrir aussitôt et, sur quelques mots que le mendiant lui dit à l'oreille, il s'inclina avec déférence, ouvrit une porte et s'effaça.
Le mendiant pénétra dans une chambre à coucher. Cette chambre était celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communément appelé Barba Roja, lequel, présentement, le bras droit entouré de bandes, se promenait rageusement, en proférant d'horribles menaces à l'adresse de ce Français, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait presque démis le bras.
Au bruit, Barba Roja s'était retourné. En voyant devant lui une espèce de mendiant sordide, il fronça les sourcils, mais il reconnut le personnage.
—Cristobal! s'exclama Barba Roja. Enfin, te voilà!
Si Pardaillan se fût trouvé là, il eût reconnu dans celui que Barba Roja venait d'appeler Cristobal, le familier qu'il avait délicatement jeté hors du patio le jour de son arrivée à l'hôtellerie de la Tour.
Qu'était-ce donc que ce Cristobal? Le moment nous paraît venu de faire plus ample connaissance avec lui.
Don Cristobal Centurion était un pauvre diable de bachelier comme il y en avait tant à cette époque en Espagne. Jeune, intelligent, instruit, il avait résolu de faire son chemin et d'arriver à une haute situation. C'était plus facile à décider qu'à réaliser. Surtout lorsqu'on ne se connaît plus de père ni de mère et qu'on n'a été instruit et élevé que par la charité d'un vieil oncle, lui-même pauvre curé de campagne, dans un royaume où prêtres et moines sont légion.
Il commença d'abord par se décharger de ces vains scrupules qui sont l'apanage des sots et la pierre d'achoppement de tout ambitieux fermement résolu à réussir. L'opération se fit avec d'autant plus de facilité que les susdits scrupules n'encombraient pas précisément la conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus léger, il n'en demeura pas moins ce qu'il était avant, pauvre à faire pitié au Job, de biblique mémoire. Mais, comme les efforts louables qu'il avait faits pour délester sa conscience méritaient somme toute une récompense, le diable la lui donna en lui suggérant l'idée d'alléger son vieux curé d'oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement économisés en se privant durant de longues années, et qu'il avait précautionneusement enfouis dans une sûre cachette, non pas si sûre pourtant que le jeune drôle ne la découvrît après de longues et patientes recherches.
Muni de ce maigre pécule, subitement emprunté à la prévoyance avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion, se hâta de gagner au large et se mit en quête de quelque puissant protecteur. Ceci était dans les moeurs de l'époque. Il y avait en ce temps un don Centurion que Philippe II venait de créer marquis de Estepa. Don Cristobal Centurion se découvrit incontinent une parenté indéniable—du moins elle lui parut telle—avec ce riche seigneur. Cristobal s'en fut le trouver tout droit et réclama de lui assistance. Le marquis de Estepa était un de ces égoïstes comme il y en a malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il déclara tout net à son infortuné homonyme que, s'il s'avisait encore de se réclamer d'une parenté que lui, marquis de Estepa, s'obstinait à nier contre toute évidence, il ne se gênerait nullement de le faire bâtonner par ses gens.
La menace des coups de bâton produisit une impression pénible sur don Cristobal Centurion, et il s'aperçut alors qu'il s'était trompé et, qu'en effet, le seigneur marquis n'était pas de sa famille.
Durant quelques années, il continua de vivoter.
Il se fit soldat et apprit à manier noblement une épée. Puis il se fit détrousseur de grands chemins et il apprit à manier non moins noblement le poignard. Ayant acquis des notions sérieuses sur la manière de se servir convenablement d'à peu près toutes les-armes en usage à l'époque, il mit généreusement ses talents à la disposition de ceux qui ne les possédaient point; il vous délivrait de quelque ennemi acharné ou vengeait une offense mortelle, un honneur outragé.
Comme il continuait à étudier par plaisir, comme il était merveilleusement doué, il était devenu un vrai savant en philosophie, en théologie et en procédures de toutes sortes. Et, pour varier ses occupations et accroître quelque peu ses maigres ressources, il donnait une leçon à celui-ci, passait une thèse pour le compte de celui-là, écrivait un sermon pour le compte de tel prédicateur, ou encore rédigeait les plaidoiries de tel avocat.
Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d'enfance—ce qu'il appelait: fouiller dans ses papiers de famille—il se rappela qu'une de ses arrière-cousines avait, autrefois, épousé le cousin de l'arrière-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considérable, promu à l'honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majesté catholique.
Don Centurion se dit que sa parenté était claire, évidente, palpable, et que l'illustre Barba Roja—qui, somme toute, faisait en haut de l'échelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion, faisait en bas, pour le compte de tout le monde—ne pouvait manquer de le comprendre et de le bien accueillir.
Il se trouva qu'en effet Barba Roja comprit admirablement le parti qu'il pourrait tirer d'un sacripant instruit et vigoureux, décidé à tout, capable de tenir tête au casuiste le plus subtil, en même temps capable de diriger et d'exécuter adroitement un coup de main.
Il lui apparut que, pour l'exécution de certaines expéditions mystérieuses qu'il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel serait le lieutenant idéal qu'il n'aurait jamais osé espérer.
Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien accueilli. Sa parenté fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin le fit entrer d'emblée à la General Inquisicion suprema avec des appointements qui, pour si modestes qu'ils fussent, n'en parurent pas moins mirifiques au bravo.
Dire que don Centurion était tout dévoué à Barba Roja serait quelque peu exagérer. Une fois pour toutes, il s'était débarrassé de tout sentiment encombrant, et la reconnaissance était au nombre de ceux-là. Mais il était trop intelligent pour n'avoir pas compris que, tant qu'il ne se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui faudrait s'appuyer sur quelqu'un de puissant.
Ah! si quelqu'un de plus puissant s'était offert a l'employer, il n'eût pas hésité à lâcher et, au besoin, à trahir odieusement le confiant Barba Roja. Mais, comme nul ne songeait encore à se l'attacher, il restait momentanément foncièrement attaché à son cousin.
Tel était l'homme qui venait d'entrer chez Barba Roja au moment où le colosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage.
—Eh bien? interrogea-t-il anxieusement.
Centurion haussa dédaigneusement les épaules et répondit d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme, mais où perçait, malgré lui, une sourde irritation:
—Eh bien, c'était prévu! Monseigneur le grand inquisiteur, pour des raisons que je ne saisis pas, a jugé bon de le laisser échapper.
—Sang du Christ!... Que la fièvre maligne étrangle le damné prêtre qui s'avise de jouer à la générosité!... Si cet homme vit, je reste déshonoré, et je perds la confiance du roi et je n'ai plus qu'à me retirer dans quelque cloître et y crever de honte et de macération!...
Ces paroles jetèrent la consternation dans l'âme du dévoué Centurion. La disgrâce du dogue de Philippe II entraînait sa déconfiture à lui. Aussi, fut-ce très sincèrement qu'il répondit non sans quelque mélancolie:
—J'entends bien, mon cousin. Mais vous exagérez quelque peu, à mon sens. Sa Majesté ne peut raisonnablement vous faire un crime d'avoir trouvé votre maître. A bien considérer les choses, j'estime que, dans votre malheur, vous avez encore du bonheur.
—Comment cela?
—Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombé sur un Espagnol désireux de vous supplanter auprès du roi, et vous eussiez été irrémissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune de tomber sur un Français, et, qui mieux est, sur un ennemi de Sa Majesté. Vous voilà bien tranquille: celui-là ne cherchera pas à prendre votre place...
—Peut-être as-tu raison, dit Barba Roja. Mais, n'importe, il me faut une vengeance.
—Oh! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur fauve, je suis de votre avis. Et, si vous avez une dent contre le Français, j'en ai une aussi, et d'une belle longueur, je vous en réponds...
—Enfin, l'as-tu vu? Où est-il? Que fait-il?
—Il doit être maintenant rentré à son hôtel où je suppose qu'il se restaure. Je l'ai vu et je lui ai parlé. A telle enseigne qu'il m'a fait l'aumône...
—Tu l'as vu! gronda Barba Roja, et...
—Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide. S'il a échappé, croyez bien que ce n'est pas le fait de ma volonté. Il faut croire qu'une providence veille sur lui, car, comme j'allais lui enfoncer le poignard que voici entre les deux épaules, il s'est retourné à point nommé et, diable! nous connaissons tous deux la force redoutable du sire. Je n'ai pas demandé mon reste, j'ai filé vivement, et me voici.
Et, avec une explosion de joie sauvage, il reprit:
—Nous le tenons, mon cousin! Je cerne l'auberge et je le prends mort ou vif, dusse-je démolir la bicoque.
—Bon! grogna Barba Roja, c'est cela... Prends autant d'hommes qu'il en faudra et cours, je le voudrais déjà voir les tripes au vent... Quel malheur que le scélérat m'ait à moitié désarticulé le bras!... Je n'aurais laissé à personne le soin de mener à bien cette affaire...
—Pour ce qui est de mener à bien la chose, dit Centurion avec une joie frénétique, vous pouvez vous en rapporter à moi.
—Il t'a fort mal accommodé, toi aussi.
Centurion hocha doucement la tête et, avec un calme sinistrement résolu:
—Dieu aidant, j'espère lui rendre avec usure ce qu'il m'a fait, dit-il. Mais la question n'est pas là... Vous m'aviez donné l'ordre de rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous êtes féru d'amour. Je vous ai obéi comme je le devais, et ce n'est certes pas ma faute si je n'ai pas réussi. Or, grâce à l'intervention de ce Pardaillan, qui ne respecte rien, j'ai échoué et j'ai été désavoué par mes supérieurs... mieux, j'ai été puni pour avoir agi sans ordres... L'ordre venait de vous, mais, comme vous n'avez pas jugé à propos de me couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je n'ai écouté que mon dévouement pour vous et je me suis tu, et j'ai accepté la punition sans murmurer.
—En effet, dit Barba Roja, plutôt gêné, j'avais des raisons toutes spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais, comme il n'est pas juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.
Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il dit en souriant:
—Qui peut m'assurer, mon cousin, qu'il ne m'arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m'est arrivé avec la Giralda? Que je réussisse, comme je l'espère, ou que j'échoue, qui me dit que Mgr d'Espinosa ne se fâchera pas? Si mon action contrarie ses projets, c'en est fait de moi.
—Enfin, fit Barba Roja impatienté, explique-toi clairement. Que veux-tu?
—Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main, à seule fin d'être complètement couvert en cas où ce que je vais entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.
—N'est-ce que cela? Que ne le disais-tu plus tôt! fit Barba Roja en se dirigeant vers un cabinet d'ébène.
Mais, après avoir ouvert le meuble, il s'arrêta et, considérant piteusement son bras en écharpe:
—Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m'y prenne pour écrire avec mon bras malade?
—Ventre de veau! murmura Centurion désappointé, c'est vrai, j'avais oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec froideur, pourtant, je n'agirai pas sans un ordre écrit.
—Diable! fit Barba Roja perplexe, comment faire en ce cas?
Centurion parut réfléchir un instant et soudain:
—Ne pourriez-vous faire signer cet ordre au roi?
Barba Roja haussa ses larges épaules.
—Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi: «Sire, vous plairait-il de signer l'ordre de meurtrir le sire de Pardaillan?»
Tout à coup, en coulant en dessous un coup d'oeil sur Barba Roja, Centurion dit d'un air détaché:
—Il y aurait bien un moyen... Un blanc-seing!...
—Oh! fit-il, comme tu y vas! Sais-tu que ceux que j'ai ici portent la signature du roi?
—Je le sais... C'est justement ce qu'il faut.
—Sais-tu qu'avec un de ces parchemins on peut tuer?
—Cela n'en vaut que mieux.
—Sais-tu qu'avec un de ces parchemins, on peut échapper à toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou religieuses?
L'oeil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.
—Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu'en tardant davantage nous courons le risque de trouver l'oiseau déniché.
Barba Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il murmura:
—Diable! un blanc-seing...
Alors, le voyant ébranlé. Centurion, de son air le plus indifférent:
—Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas pressé, moi. J'attendrai que vous soyez en état de me signer l'ordre...
—Barba Roja se décida brusquement...
—Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin? fit-il.
—Eh! quel profit illicite voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce méchant carré de parchemin? Si encore c'était un bon sur le Trésor, je comprendrais... Mais ça!...
Barba Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l'exécution des ordres secrets du roi et le tendit à Centurion en disant:
—Tiens! tu me rendras ceci après l'expédition.
Centurion prit le parchemin d'un air très détaché, mais, si Barba Roja avait pu discerner l'éclair de triomphe qui s'alluma dans l'oeil du familier, nul doute qu'il ne lui eût arraché le redoutable papier.
Centurion enfouit le précieux parchemin sous ses loques et, se dirigeant vers la porte, il s'écria:
—A bientôt, mon cousin. Je n'ai pas un instant à perdre et cependant il me faut aller changer ce costume.
Déjà, Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba Roja, avec une timidité étrange chez ce colosse, murmura:
—Cristobal!...
Centurion repoussa la porte et attendit. Mais, voyant que Barba Roja, très embarrassé, ne pouvait se résoudre à parler, il lui dit avec cette brusque familiarité qu'il ne se permettait que dans le tête-à-tête:
—Les moments sont précieux, l'homme peut nous échapper. Voyons, videz votre sac une bonne fois.
—Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant.
—La Giralda?... Voilà donc où le bât vous blesse, railla Centurion narquois.
—Ne pourrais-tu... si l'occasion se présente... faire d'une pierre deux coups?... reprit Barba Roja.
—Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois la jeune fille est à l'auberge...
—Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba Roja, dont le visage s'éclaira. Si tu réussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi tout ce que tu voudras!...
—Je n'aurai garde d'oublier la promesse, fit Centurion entre haut et bas.
Et tout haut:
—Je vais travailler de façon à satisfaire à la fois votre haine et votre amour.
Et, sur ces mots, il s'éclipsa.
XIX
LE SOUPER
Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion, et, en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu'il venait d'arracher à la naïveté de Barba Roja, il répétait à chaque instant, comme s'il eût voulu se convaincre lui-même d'une chose qui lui paraissait incroyable:
«Je suis riche!... Enfin! je vais donc pouvoir déployer mes ailes et montrer ce dont je suis capable!»
Comme il traversait la place du Palais en faisant des rêves merveilleux, ce qui ne l'empêchait pourtant pas d'avoir l'oeil aux aguets, une ombre, surgie de derrière un pilier, se dressa soudain devant lui. Centurion s'arrêta et demanda à voix basse:
—Eh bien? L'homme?
—Il a été attaqué par quatre gentilshommes, presque à la porte de l'auberge. Il les a mis en fuite.
—A lui tout seul? demanda Centurion sur un ton d'incrédulité.
—Il lui est venu du secours. El Torero.
—Et maintenant?
—Il vient de se mettre à table avec El Torero et un grand diable qu'il a appelé Cervantes.
—Bon! je connais! Retourne à ton poste, et, s'il y a du nouveau, viens m'avertir à la maison des cyprès.
L'ombre s'éclipsa instantanément. Centurion reprit sa course dans la nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense.
A quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroit désert, une maison solitaire se dissimulait, prudemment tapie au centre de massifs de palmiers, d'orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils parfums. Tout autour de cette première barrière de fleurs et de verdure, une double rangée de cyprès géants dressaient leur sombre feuillage comme un rideau opaque. Le rideau de cyprès était entouré lui-même d'une muraille assez élevée qui gardait la mystérieuse demeure et la défendait contre toute intrusion intempestive.
Centurion s'en fut droit à une porte bâtarde percée dans la muraille. Il frappa d'une certaine façon et la porte s'ouvrit aussitôt. Il traversa le jardin en homme qui connaît son chemin, contourna la maison et, après avoir franchi les marches du perron monumental, il pénétra dans un vaste et somptueux vestibule.
Quatre laquais, revêtus d'une livrée de nuance discrète et très sobre d'ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule où le bachelier-bravo était sans doute attendu, car, sans qu'une parole fût prononcée, un des laquais souleva une lourde tenture de velours et l'introduisit dans un cabinet meublé avec un luxe d'une richesse inouïe.
Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il pénétrait dans ce cabinet, car le familier jeta à peine un regard distrait sur les splendeurs qui l'environnaient. Il était resté campé au milieu de la pièce.
Une apparition blanche surgit soudain d'une merveilleuse portière de brocart, soulevée par une main invisible, et s'avança d'un pas lent et majestueux.
C'était Fausta. Centurion se courba dans une révérence qui ressemblait à un agenouillement.
—Parlez, maître Centurion, dit Fausta sans paraître remarquer l'étrange costume du personnage.
—Madame, dit Centurion, toujours courbé, j'ai le blanc-seing.
—Donnez, dit Fausta sans manifester la moindre émotion.
Centurion tendit le parchemin que venait de lui confier Barba Roja.
Fausta le prit, l'étudia attentivement et demeura un long moment rêveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et, toujours impassible, de son pas lent et un peu théâtral, elle alla s'asseoir devant une table et traça quelques lignes de sa fine écriture sur un parchemin qu'elle tendit au familier en disant:
—Quand vous voudrez, vous passerez à ma maison de la ville, et, sur le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingt mille livres promises.
Centurion saisit le bon d'une main frémissante et le parcourut d'un coup d'oeil.
—Madame, fit-il d'une voix tremblante d'émotion, il y a erreur, sans doute...
—Comment cela? Ne vous ai-je pas promis vingt mille livres? dit Fausta, très calme.
—Précisément, madame... et vous me remettez un bon de trente mille livres!
—Les dix mille livres en surplus sont pour récompenser la célérité avec laquelle vous avez exécuté mes ordres.
Centurion se courba plus que jamais. Un fugitif sourire de mépris vint arquer les lèvres de Fausta.
—Allez, maître, dit-elle simplement, de son ton d'irrésistible autorité.
Centurion ne bougea pas.
—Qu'est-ce? fit Fausta sans impatience. Parlez, maître Centurion.
—Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j'ai la joie de vous annoncer que je tiens Pardaillan.
Fausta était restée assise devant la table. En entendant ces mots, elle se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur le bravo presque prosterné, elle répéta, comme si elle n'eût pu croire ses oreilles:
—Vous avez dit que vous tenez Pardaillan!... Vous?
Rien ne saurait traduire ce qu'il y avait d'incrédulité et de souverain mépris dans le ton de ces paroles.
Cependant, avec une modeste assurance. Centurion reprit:
—Voici, madame: le sire de Pardaillan est en ce moment attablé dans une hôtellerie dont toutes les issues sont gardées par mes hommes. En sortant d'ici, je prends avec moi dix braves lurons dont je réponds comme de moi-même, nous envahissons l'hôtellerie en question, et nous cueillons l'homme...
—L'homme!... Qui ça, l'homme?
—Mais... Pardaillan...
—Dites: monsieur le chevalier de Pardaillan, gronda Fausta.
—Ah! fit Centurion, de plus en plus éberlué. Soit! Nous arrêtons M. le chevalier de Pardaillan et nous vous l'amenons... à moins que vous ne préfériez que nous l'expédions proprement ad patres...
«Je me disais aussi, réfléchissait Fausta, qu'un ignoble sbire, qu'un bravo de bas étage réussisse à s'emparer d'un homme tel que Pardaillan, c'est contraire au sens naturel des choses.»
Et, à voix haute, sans nulle raillerie:
—Voilà ce que vous appelez tenir Pardaillan?... Vous vous ferez tuer, vous et vos dix braves.
—Oh! fit Centurion incrédule, vous croyez, madame?
—J'en suis sûre, dit froidement Fausta.
—Qu'à cela ne tienne... je prendrai vingt hommes, trente, s'il le faut.
—Et vous vous ferez battre... Vous ne connaissez pas le chevalier de Pardaillan.
Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d'un geste impérieux. Elle retourna à sa table et griffonna de nouveau quelques lignes:
—Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres. Il est à vous si vous le voulez.
—A moi!... s'exclama Centurion ébloui. Que faut-il faire?
—Je vais vous le dire, répondit Fausta.
Alors, d'une voix calme et posée, elle donna ses instructions au bravo attentif. Quand elle eut terminé, elle plia le bon, le mit dans son sein, et dit:
—Si vous réussissez, ce bon est à vous.
—C'est comme si je le tenais, fit Centurion, avec un sourire sinistre.
—Allez donc. Il n'y a plus un instant à perdre.
—Madame!... fit Centurion avec une hésitation et un embarras soudain.
—Qu'est-ce encore?
—Vous m'aviez promis que la petite bohémienne ne serait pas livrée à don Almaran.
—Eh bien? fit Fausta en l'étudiant attentivement.
—Eh bien, je désire savoir si cette promesse tient toujours. Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une émotion étrange, je ne suis qu'un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n'a fait que loger le diable dans sa bourse... C'est vous dire que les 50 000 livres que je devrai à votre générosité représentent pour moi une fortune inouïe... Pourtant, cette fortune, je l'abandonnerais de grand coeur contre l'assurance que jamais la Giralda ne sera livrée à cette brute de Barba Roja.
—Tu l'aimes donc bien? demanda Fausta de son air paisible.
Sans répondre. Centurion joignit les mains en une extase muette.
—Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeune fille ne sera, par ma volonté, livrée à ton parent.
Centurion se courba jusqu'à terre et s'élança au dehors, ivre de joie.
Fausta resta un long moment rêveuse, combinant dans sa tête les derniers détails du guet-apens qui devait, enfin, faire disparaître de sa vie cet obstacle vivant qui la faisait trébucher dans toutes ses entreprises, et qui s'appelait Pardaillan.
Ayant tout réglé, elle se leva et sortit du cabinet. Dans le corridor où elle s'engagea, elle s'arrêta devant une porte, poussa un judas invisible, et regarda par la petite fente. Une jeune fille, blottie dans un large fauteuil, en une pose adorable de grâce, paraissait sommeiller doucement, la tête penchée sur son épaule.
Cette jeune fille, c'était Giralda.
—Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout à l'heure.
Doucement, elle repoussa le judas, et poursuivit sa route. Parvenue au bout du corridor, elle ouvrit la dernière porte qu'elle trouva à main droite, et entra.
La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était un rez-de-chaussée surélevé comme un entresol. C'était une espèce de boudoir très simple, éclairé par une fenêtre protégée par des volets de bois qui paraissaient en assez mauvais état.
Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais, qui se présenta aussitôt.
Celui-ci enleva tous les sièges qui garnissaient la pièce et repoussa du côté opposé à la fenêtre tous les meubles qui restaient, en sorte que, lorsqu'il eut terminé sa besogne, il ne resta plus, comme meubles, qu'une petite table, un coffre, et un cabinet placé dans une encoignure. En fait de siège, il ne resta qu'un large divan, sur lequel s'amoncelaient des coussins de soie. Le divan était placé juste en face de la fenêtre, en sorte qu'après cet agencement bizarre une moitié de la pièce se trouva meublée et l'autre moitié complètement dégarnie.
Toutes choses étant ainsi disposées suivant son idée, Fausta sortit, précédée du laquais portant un candélabre garni de cires allumées.
Le laquais, éclairant Fausta, parvint à une porte qu'il ouvrit, et se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait aux caves. Le laquais descendit, et, après maints détours, s'arrêta devant une porte de fer, qu'il ouvrit. Il posa son flambeau sur le seuil et se tint à l'écart, tandis que Fausta pénétrait dans un caveau, bas de plafond, sans aucune ouverture apparente autre que la porte, assez long, mais fort étroit, assez semblable comme forme à une baignoire de dimensions anormales. Les parois et le sol de ce caveau étaient recouverts de larges dalles de marbre blanc.
A la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieu qui n'avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire au flambeau, la leva en l'air, et étudia le plafond. Puis, satisfaite sans doute de son inspection, elle remit la cire en place, revint au milieu du caveau, fouilla dans son sein et en sortit une boîte minuscule, dans laquelle elle prit une petite pastille.
«Ceci m'a été vendu par Magni, songeait-elle. Magni est un homme à Espinosa. Il m'a trompée déjà en me donnant pour du poison ce qui n'était qu'un narcotique. N'en sera-t-il pas de même avec cette pastille?... Peu importe, mes précautions sont bien prises, cette fois-ci... J'eusse voulu lui épargner une trop lente agonie, mais je n'ai plus le temps d'expérimenter ceci.»
Elle, alla allumer le bout de la pastille à une des cires. Elle souffla légèrement pour activer la combustion et vint la déposer au milieu du caveau. De minces volutes d'une fumée bleuâtre et odoriférante s'échappèrent de la petite pastille qui se consumait lentement.
Fausta sortit alors. Le laquais s'approcha et ferma la porte à double tour.
—Vous irez jeter cette clef dans le fleuve, à l'instant, dit Fausta. Demain matin, vous ferez venir des maçons et vous ferez murer solidement cette porte.
Le laquais s'inclina en signe d'obéissance.
Et, en remontant l'escalier, Fausta songeait:
«Qu'il vienne seulement... et rien ne pourra le sauver. Même pas moi... si j'en avais le désir.»
Et, tandis que le laquais s'en allait docilement jeter la clef dans le Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre où dormait la Giralda, en murmurant:
«Allons styler la petite bohémienne.»
Pendant que Fausta organise la mise en scène du guet-apens imaginé par elle, pendant que Centurion procède à l'exécution de ce guet-apens, Pardaillan devise paisiblement avec ses amis.
—Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé à point nommé dans cette rue? dit-il à don César.
—C'est très simple. M. de Cervantes et moi n'étions pas sans appréhensions au sujet de l'entrevue que vous deviez avoir avec le roi. Sans nous être concertés, nous nous trouvions ici vers midi, pensant vous y trouver. Ne vous voyant pas, notre appréhension se changea en inquiétude. Alors, nous allâmes à l'Alcazar, espérant, sinon vous y rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussent rassurés.
—Ah! fit Pardaillan en le regardant en face, vous vous êtes inquiétés de moi?... Qu'eussiez-vous fait si je ne fusse pas revenu?
—Je ne sais pas, monsieur, dit naïvement don César. Mais nous ne serions pas restés inactifs... Nous aurions cherché à pénétrer dans le palais.
—Nous serions entrés, assura Cervantes.
—Et alors? demanda Pardaillan, dont les yeux pétillaient de joyeuse malice.
—Alors, il aurait bien fallu qu'on nous dît ce que vous étiez devenu... et, dans le cas où on vous aurait arrêté, nous aurions cherché à vous délivrer... Nous aurions plutôt mis le feu au palais!
—Mais, cher ami, j'eusse brûlé aussi, en ce cas.
—Oh! fit don César tout saisi, c'est vrai!... Je n'y avais point pensé.
—Et puis, quelle idée bizarre!... venir me chercher au palais, c'est la plus insigne folie que vous eussiez pu faire.
—Fallait-il donc vous abandonner? s'indigna le Torero.
—Je ne dis pas... Mais pénétrer au palais pour m'en tirer, diable!... grommela Pardaillan.
—Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant ou mort? reprit-il, s'adressant à Cervantes.
—Quelle question! fit Cervantes. Il me semble que vous êtes bien vivant, que diable!...
—Eh bien, c'est ce qui vous trompe, dit froidement Pardaillan. Je suis mort... ou plutôt je suis le mort-vivant... A telle enseigne que, dûment et proprement cloué entre quatre planches, j'ai bel et bien été descendu dans la fosse... Qu'avez-vous donc, Juana, ma mignonne?
Cette question était motivée par le bris d'un flacon plein d'un vin généreux que Juana venait de laisser choir sur les dalles du patio.
—Oh! fit Juana, rouge sans doute de confusion pour sa maladresse, est-ce vrai ce que vous dites, monsieur le chevalier?
—Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez être obligée de remplacer le flacon que vous venez de briser... et c'est vraiment dommage, car cet excellent liquide est fait pour nous abreuver et nous donner des forces, et non pour laver les dalles de cette cour.
—C'est horrible! frissonna Juana qui, sous l'oeil perspicace du chevalier, rougissait de plus en plus.
Cervantes et don César ne purent s'empêcher de frémir.
—Et vous vous êtes tiré de là? demanda anxieusement don César.
—Sans doute... puisque me voici.
—C'est donc cela que je vous ai vu si pâle? fit Cervantes.
—Dame, écoutez, cher ami, quand on est mort...
—Sainte mère de Dieu! marmotta Juana, en se signant.
—Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suis mort, je suis aussi vivant... puisque je suis mort-vivant...
Devant cette explication effarante, donnée avec un air paisible, Juana jugea prudent de battre précipitamment en retraite et se réfugia dans la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantes, ému autant qu'intrigué, disait:
—Expliquez-vous, chevalier, je devine à votre air que vous venez d'échapper à quelque terrible danger.
Le chevalier s'empressa de faire à ses amis un récit succinct des effroyables aventures qu'il avait vécues au palais. Lorsqu'il eut achevé, il s'écria joyeusement:
—Versez-nous à boire, et dites-moi, don César, comment vous êtes intervenu si fort à propos pour faire dévier le coup de poignard de Bussi-Leclerc.
—C'est comme je vous l'ai dit, monsieur, qu'étant inquiet je ne pouvais tenir en place. Tandis que M. de Cervantes cherchait une combinaison qui nous permît de vous arracher des griffes de l'inquisiteur, j'étais allé me mettre sur la porte extérieure du patio. C'est de là que j'ai vu s'élancer l'homme et que, n'ayant pas le temps de l'arrêter, j'ai crié pour vous avertir du danger.
Pardaillan parut s'absorber dans la dégustation d'un flan savoureux. Tout à coup, redressant la tête:
—Mais, dit-il, je ne vois pas votre fiancée, la tant jolie Giralda.
—La Giralda a disparu depuis hier, monsieur.
Pardaillan posa brusquement son verre, et dit, en scrutant le visage souriant du jeune homme:
—Ouais!... Vous dites cela d'un air bien paisible! Pour un amoureux, ce calme me surprend, je l'avoue.
—Ce n'est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Torero, en continuant de sourire. Vous savez, monsieur le chevalier, que la Giralda s'obstine à ne pas quitter l'Espagne.
—Ce n'est pas ce qu'elle fait de mieux, fit Pardaillan, et m'est avis que vous devriez l'exhorter à fuir au plus tôt. Croyez-moi, l'air de ce pays est mauvais pour vous comme pour elle.
—C'est ce que je me tue à lui dire, appuya Cervantes en haussant les épaules; mais les jeunes gens n'en font toujours qu'à leur tête.
—C'est que, dit gravement don César, il ne s'agit pas là d'un simple caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez le croire. La Giralda, comme moi, n'a jamais connu son père ni sa mère. Or, depuis quelque temps, elle a appris que ses parents sont vivants, et elle croit être sur leurs traces. La douceur du foyer familial apparaît comme le suprême bonheur à ceux qui, comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-être ont-ils été abandonnés volontairement, peut-être ces parents qu'ils désirent ardemment connaître sont-ils indignes et les repousseront haineusement... n'importe, ils cherchent quand même, quittes à se meurtrir le coeur... La Giralda cherche... et comment aurais-je le coeur de l'empêcher, puisque, moi-même, je chercherais, comme elle... si je ne savais, hélas! que ceux dont je ne connais même pas le nom ne sont plus, ajouta-t-il avec un accent poignant.
—Diable! fit Pardaillan, remué malgré lui, vous m'en direz tant... Mais pourquoi n'aidez-vous pas votre fiancée dans ses recherches?
—La Giralda est un peu sauvage, c'est une bohémienne, vous le savez—ou, dû moins, elle fut élevée par des Bohémiens. Elle a ses idées et ses manières à elle; elle ne dit que ce qu'elle veut bien dire... même à moi... J'ai cru comprendre qu'elle a la conviction que ses recherches n'aboutiront pas si elle ne les fait elle-même. Quant à sa disparition, si elle ne m'inquiète pas autrement, c'est que, plusieurs fois déjà, elle a disparu ainsi. Demain, peut-être, je la verrai revenir avec une déception de plus... et je m'efforcerai de la consoler.
Pardaillan se souvint qu'Espinosa lui avait proposé d'assassiner le Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohémienne ne cachait pas un piège à l'adresse du fils de don Carlos.
—Êtes-vous bien sûr, dit-il, que la Giralda s'est absentée volontairement et dans le but que vous venez d'indiquer?
—La Giralda m'a prévenu. Son absence devait durer un jour ou deux. Mais, ajouta don César avec un commencement d'inquiétude, que pensez-vous donc?
—Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancée vous a prévenu elle-même... Seulement, si, demain matin, vous ne l'avez pas revue, suivez mon conseil: venez me chercher sans perdre un instant et nous nous mettrons ensemble à sa recherche.
—Vous m'effrayez, monsieur!
—Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme habituel, et attendons à demain. Est-il vrai que vous prendrez part à la corrida?
—Oui, monsieur, dit don César, dans l'oeil de qui passa comme un éclair sombre.
—Ne pourriez-vous vous abstenir d'y paraître?
—Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant. Le roi m'a fait le très grand honneur de m'ordonner d'y paraître... Sa Majesté a même poussé l'insistance jusqu'à envoyer à différentes reprises me rappeler qu'elle comptait absolument me voir dans l'arène... Vous voyez bien que je ne saurais me dérober.
—Ah! fit Pardaillan, qui avait son idée. Est-il dans les usages de faire pareille démarche?
—Non pas, monsieur... Aussi bien, l'honneur que me fait Sa Majesté n'en est que plus précieux, dit don César, d'une voix mordante.
Pardaillan le considéra droit dans les yeux. Puis, se penchant par-dessus la table, à voix basse:
—Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une étrange émotion quand vous parlez du roi... Jureriez-vous que vous n'avez pas un sentiment contre Sa Majesté Philippe?
—Non! fit nettement don César, je ne ferai pas un tel serment... Je hais cet homme! Je me suis juré qu'il ne mourrait que de ma main... et vous voyez que je sais respecter un serment.
Ceci fut dit d'une voix ardente, avec un accent auquel il n'y avait pas à se méprendre.
«Diable! pensa Pardaillan, voici qui n'est pas fait pour arranger les choses!»
Et, tout haut:
—Et vous me dites cela, à moi, que vous connaissez depuis quelques jours à peine!... J'admire votre confiance, si elle s'étend ainsi à tout le monde...
—Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires à tout venant, dit vivement le Torero. J'ai été élevé dans une atmosphère de mystère et de trahison. A l'âge où l'on vit insouciant et heureux, je n'ai connu que malheurs et catastrophes, et j'ai dû errer dans les ganaderias ou dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maître un ganadero, que je croyais mon père, et qui était bien l'homme le plus taciturne et le plus soupçonneux que j'ai connu. J'ai donc appris à me méfier et à me taire. Je n'ai dit à personne, pas même à M. de Cervantes, qui est un ami éprouvé, ce que je viens de dire à vous, que je connais depuis quelques jours, à peine.
—Pourquoi à moi? dit Pardaillan avec naïveté.
—Le sais-je? dit don César avec un abandon juvénile. Est-ce la loyauté qui éclate sur votre visage? Est-ce la bonté que j'ai lue dans vos yeux, si railleurs pourtant? Est-ce votre générosité ou votre éclatante bravoure? Un irrésistible penchant m'attire vers vous et j'éprouve ce sentiment fait de confiance, de respect et d'affection, tel qu'on le doit éprouver, me semble-t-il, pour un grand frère... Excusez-moi, monsieur, je vous ennuie peut-être, mais c'est la première fois que je me sens assez de confiance pour parler ainsi à coeur ouvert.
—Pauvre petit prince! murmura Pardaillan attendri; puis, regardant bien en face don César:
—En somme, que savez-vous de votre famille?
—Rien, monsieur... ou si peu. Je sais que mon père et ma mère sont morts, et tout me porte à croire qu'ils étaient d'illustre famille.
—S'il en est ainsi, et c'est probable, dit Cervantes, ne regrettez pas trop cette famille. L'adversité, voyez-vous, forme des caractères de votre trempe et de la trempe du chevalier, et, ce qui vous apparaît comme un malheur, au fond, est peut-être un grand bonheur.
—Peut-être, monsieur. J'avoue que je me suis dit à moi-même plus d'une fois ce que vous venez d'exprimer. Mais cela n'atténue ni mes regrets ni ma douleur.
—Comment avez-vous appris la mort de vos parents? demanda Pardaillan. Êtes-vous bien sûr qu'on ne vous a pas trompé, volontairement ou non, sur ce point?
Le Torero secoua tristement la tête:
—Je tiens ces détails du ganadero qui m'a élevé et je suis bien sûr qu'il ne m'a pas menti. Il connaissait, dans tous ses détails, l'histoire de ma famille, et, s'il n'a jamais consenti à me révéler certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c'est que, m'a-t-il souvent répété: «Le jour où votre existence sera connue, si vous ignorez tout de votre famille, on vous laissera peut-être vivre. Mais, si on soupçonne que vous connaissez votre nom, vous êtes un homme mort!
—Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir à vous dévoiler certains détails qu'il eût été plus humain de vous laisser ignorer?
—C'est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir d'un fils est de venger la mort de ses parents. C'est pourquoi il m'a dit et répété que, peu de temps après ma naissance, mon père et ma mère sont morts de mort violente, assassinés par Philippe, roi d'Espagne... Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai dit que cet homme ne mourra que de ma main.
—Je comprends, en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu'il pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de ce meurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde! Qui vous dit que le roi soit vraiment responsable?
Don César considéra un moment Pardaillan en face, comme s'il eût voulu pénétrer le fond de sa pensée. Ne parvenant pas à déchiffrer la vérité, le Torero eut un geste de colère, et, d'une voix sourde:
—La pensée qu'un homme tel que vous peut me croire capable d'un acte monstrueux m'est insupportable, dit-il. Je vais donc vous dire ce que je sais. Vous jugerez ensuite si j'ai le droit de venger les miens.
Le jeune homme se recueillit, puis expliqua:
—Mon père a été arrêté sur l'ordre du roi, enfermé dans un cachot, soumis à la torture, et finalement mis à mort, sans jugement. Ma mère a été enlevée, séquestrée dans un couvent où elle est morte, empoisonnée... Mon père et ma mère avaient à peu près l'âge que j'ai aujourd'hui. Moi-même, encore au berceau, je ne dus la vie qu'à la compassion d'un serviteur, lequel m'emporta et me cacha si bien qu'il parvint à me soustraire à l'implacable haine du royal bourreau de ma famille. Le bien de mes parents était considérable. Le roi, d'assassin qu'il était, se fit voleur et fit main-basse sur les richesses qui auraient dû me revenir.
Le fils de don Carlos s'interrompit un moment pour passer sa main sur son front moite. Et, pendant que Pardaillan et Cervantes se regardaient, consternés, il reprit d'une voix qui se faisait mordante et rude:
—Quel crime mon père avait-il donc commis? Tout simplement il avait une femme qu'il adorait et qui le lui rendait bien! ma mère. Or le roi se prit d'une passion violente pour la femme de son sujet... Habitué à voir ses courtisans s'abaisser jusqu'aux plus viles complaisances, le roi crût qu'il en serait de même cette fois-ci. Il eut l'imprudence de faire connaître sa volonté, pensant que le mari se trouverait honoré de lui livrer sa femme... Il arriva qu'il se heurta à une résistance que ni prières ni menaces ne purent faire fléchir. C'est alors que la jalousie l'exaltant jusqu'au crime, le bandit couronné fit arrêter celui qu'il considérait comme un rival heureux, le fit torturer par esprit de vengeance et finalement mettre à mort, pensant que, le mari trépassé, la femme céderait... Cet odieux calcul fut déjoué par la fidélité de la femme à la mémoire de son mari lâchement assassiné...
—Alors, l'amour du roi se mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la résistance de ma mère, il la fit emprisonner. Sa haine sauvage s'étendit jusqu'à l'enfant de ses malheureuses victimes, et j'eusse aussi été assassiné si, comme je vous l'ai dit, je n'avais été enlevé et caché par un serviteur dévoué.
Don César se tut et demeura un long moment rêveur. Et Pardaillan, d'un air apitoyé, pensait:
«Pauvre diable!... Mais quel intérêt ce soi-disant serviteur dévoué a-t-il pu avoir à faire cet invraisemblable récit qui, par certains côtés, frôle si dangereusement l'effroyable vérité?»
Don César redressa sa tête fine et intelligente et dit:
«Pensez-vous toujours que venger la mort des miens serait un crime monstrueux?»
XX
LA MAISON DES CYPRÈS
Pardaillan cherchait comment il pourrait éviter de répondre à une question aussi scabreuse lorsqu'il fut tiré d'embarras par l'arrivée d'un personnage qui vint sans façon interrompre leur conversation.
C'était un petit bout d'homme qui paraissait douze ans à peine, noir comme une taupe, sec comme un sarment, l'air déluré, l'oeil vif mais singulièrement mobile. Il se campa devant don César et attendit dans une attitude pleine de fierté.
—Eh bien, El Chico (le petit) qu'y a-t-il? demanda doucement le Torero.
—C'est rapport à la Giralda, répondit le petit homme avec un laconisme plutôt ambigu.
—Lui serait-il arrivé quelque chose? demanda vivement le Torero.
—Enlevée!...
—Enlevée! répétèrent les trois hommes d'une même voix.
Au même instant, ils furent debout tous les trois. Don César, atterré par cette nouvelle inattendue, jetée aussi brutalement, restait muet de stupeur.
—Voyons, ne nous effarons pas et procédons avec méthode, s'exclama Pardaillan.
Et s'adressant à El Chico qui attendait, toujours campé dans sa pose pleine de dignité:
—Tu dis, petit, que la Giralda a été enlevée?
—Oui, seigneur... Il y a deux heures environ.
—Où?
—Passé la Puerta de las Atarazanas.
—Comment sais-tu cela, toi?
—Je l'ai vu, tiens!
—Raconte ce que tu as vu.
—Voila, seigneur: je m'étais attardé hors les murs et je me hâtais pour arriver avant la fermeture des portes, lorsque je vis, non loin devant moi, une ombre qui se hâtait aussi vers la ville: c'était la Giralda.
—Tu en es sûr?
El Chico eut un sourire entendu:
—Tiens! dit-il, j'ai de bons yeux!... Et quand même je ne l'aurais pas reconnue, quelle autre que la Giralda eût appelé El Torero à son secours? Tiens!...
—Elle m'a appelé?
—Quand les hommes se sont jetés sur elle, elle a crié: «César! César! à moi!» puis les hommes lui ont jeté une cape sur la tête et l'ont emportée.
—Quels sont ces hommes? Le sais-tu, petit?
El Chico eut encore son sourire entendu et, avec ce laconisme qui faisait bouillir l'amoureux désespéré:
—Don Centurion, dit-il.
—Centurion! s'exclama don César; le damné ruffian mourra de ma main!
—Qu'est-ce que ce Centurion? demanda Pardaillan qui ne perdait pas de vue le petit homme.
—Le familier que vous avez jeté dehors l'autre jour, dit Cervantes. On sait trop pour le compte de qui opère ce sacripant!
—Pour qui?
—Pour don Almaran, dit Barba Roja.
—Barba Roja?... Ce colosse qui ne quitte jamais le roi?
—Lui-même!... Vous le connaissez, chevalier?
—Un peu, fit Pardaillan avec un léger sourire.
Et en lui-même: «Du diable s'il n'y a pas de l'Espinosa là-dessous!... Enfin je suis là et je veillerai sur ce petit prince pour lequel je me sens de l'affection.»
Pendant ces apartés, don César continuait l'interrogatoire du petit homme:
—Et toi, Chico, qu'as-tu fait, quand tu as vu ces hommes enlever la Giralda?
—Je les ai suivis... Tiens! on aime le Torero!
—Et tu sais où ils l'ont conduite?
—Tiens! je ne serais pas venu vous chercher sans ça! fit El Chico en levant les épaules.
—Bravo, Chico!... Conduis-moi, s'exclama don César se dirigeant vers la porte.
—Un instant! fit Pardaillan, en se plaçant devant lui. Nous avons le temps, que diable!
Et voyant que le Torero, trépignant d'impatience, n'osait pas lui résister:
—Fiez-vous à moi, mon enfant, fit-il doucement, vous n'aurez pas à le regretter.
—Chevalier, j'ai pleine confiance en vous, mais... voyez dans quel état je suis!
—Un peu de patience, donc!... Si tout ce que ce petit bout d'homme vient de raconter est vrai, je réponds de tout... mais diantre! Il ne s'agit pas d'aller nous jeter tête baissée dans quelque traquenard.
—Quoi, vous consentirez?...
Pardaillan haussa dédaigneusement les épaules:
—Ces amoureux sont tous stupides, dit-il à Cervantes, qui se contenta d'approuver d'un signe de tête.
—Voyons, petit, reprit le chevalier en s'adressant à El Chico, tu as vu enlever la Giralda, tu as suivi les ravisseurs, tu sais où ils l'ont conduite et tu es accouru le dire à don César.
—Oui, seigneur!
—Bien. Et, dis-moi, comment savais-tu que don César était ici?
El Chico eut une hésitation imperceptible qui n'échappa pourtant pas à l'oeil perspicace du chevalier.
—Tiens! fit-il, je suis allé chez lui. On m'a dit: «Il doit être à l'hôtellerie de la Tour.» J'y suis venu...
Et comme s'il eût deviné ce qui se passait dans l'esprit du chevalier, il ajouta:
—Si Votre Seigneurie affectionne don César, qu'elle vienne avec lui. Et, se tournant vers Cervantes, muet: Vous aussi, seigneur... et tous vos amis... tant que vous en avez... Tiens! à présent qu'il a pris la Giralda, don Centurion ne la rendra pas sans montrer un peu les crocs... Moi, je peux vous conduire à la maison et puis après, serviteur, je ne compte plus. Que voulez-vous que je fasse, pauvre de moi!... Je suis trop petit, tiens!
El Chico paraissait sincère et devait l'être en effet.
—Si c'était, pensa Pardaillan, un guet-apens, on n'aurait évidemment pas la naïveté de recommander à don César de se faire accompagner. Tout au contraire, on chercherait à l'attirer seul. A moins que...
Et s'adressant à El Chico:
—Tu penses donc qu'ils sont en nombre autour de la Giralda?
—Il y a les quatre qui l'ont enlevée... Il y a don Centurion... Ceux-là, j'en suis sûr. Je les ai vus entrer et ils ne sont pas ressortis... J'ai idée qu'il doit bien y en avoir quelques autres cachés dans la maison...
—Allons! décida soudain Pardaillan.
Aussitôt, El Chico se dirigea vers la porte.
Cervantes, sur un signe de Pardaillan, se plaça à la gauche du Torero, tandis que le chevalier se plaçait à sa droite. Pardaillan était bien persuadé que le guet-apens—en admettant qu'il y eût guet-apens était dirigé contre don César. Pas un instant la pensée ne l'effleura qu'il pouvait être visé lui-même.
Cette pensée, Cervantes ne l'eut pas davantage. Dans ces conditions, leur unique préoccupation à tous deux était de veiller sur le fils de don Carlos, seul menacé.
Quant à don César, il n'en cherchait pas si long.
La Giralda était en danger, il courait à son secours.
Le temps, si clair deux heures avant, s'était couvert, et maintenant d'épais nuages masquaient complètement la lune. La porte du patio franchie, ils se trouvèrent dans la nuit noire.
—Où nous conduis-tu, El Chico? demanda don César.
—A la maison des Cyprès.
—Bien, je connais!... Marche devant, nous te suivons.
Sans faire la moindre observation, El Chico prit la tête de la petite troupe et marcha d'un bon pas.
Tout en marchant à côté d'El Torero, qu'il tenait amicalement par le bras, Pardaillan, l'oeil aux aguets, l'oreille tendue, lui demanda à voix basse:
—Êtes-vous sûr de cet enfant?
—Eh oui, morbleu!
—C'est que El Chico n'est pas un enfant. Il a vingt ans, peut-être même plus. Malgré sa taille minuscule, c'est bel et bien un homme très proportionné, comme vous avez pu le remarquer, et sans aucune difformité. C'est un nain, un joli nain, mais c'est un homme. N'allez pas lui dire qu'il n'est qu'un enfant, il est fort chatouilleux sur ce point et n'entend pas la plaisanterie.
—Ah! c'est un homme!... Tant pis, morbleu! Je le préférais enfant...
—Pourquoi?
—Pour rien... une idée à moi... Mais enfin, homme ou enfant, qu'est-ce que ce nain? D'où le connaissez-vous? Êtes-vous sûr de lui?
—Quant à vous dire qui est ce nain, je confesse que je n'en sais rien... On l'appelle El Chico à cause de sa taille... D'où je le connais? Il traîne par les rues de la ville et vit, comme il peut, des aumônes qu'on lui fait. Un jour, j'ai pris sa défense contre une bande de mauvais drôles qui le maltraitaient. Depuis, il m'a toujours témoigné une certaine affection. Est-il dévoué? Je crois que oui... je n'en jurerais pas cependant.
—Enfin, murmura Pardaillan, allons toujours, nous verrons bien.
Le reste du trajet s'accomplit en silence. Tant qu'il dura, Pardaillan se tint sur ses gardes et il fut plutôt étonné de voir que nulle agression ne s'était encore produite lorsque El Chico s'arrêta enfin devant la porte bâtarde de la maison des Cyprès, en murmurant:
—C'est là!
—Après tout, songea Pardaillan, je me suis peut-être trompé!... Je deviens trop méfiant, sur ma foi!
Il y avait une borne cavalière à côté de la porte. El Chico la désigna aux trois hommes, et dans un souffle il murmura en montrant le mur:
—C'est bien commode, tiens!
De l'oeil, Pardaillan mesura la hauteur et sourit. L'escalade, avec un tel marchepied, ne serait qu'un jeu.
El Chico continua:
—Évitez les allées... à cause du sable qui fait du bruit, marchez sur le gazon. Avec un peu d'adresse, vous pouvez réussir sans qu'il y ait bataille; sûr qu'ils dorment là-dedans... Moi, je vous attends ici, et s'il y a danger je vous préviens en sifflant ainsi.
Et le petit homme fit entendre un léger ululement parfaitement imité.
—Pourquoi ne viens-tu pas avec nous? demanda. Pardaillan peut-être par un reste de méfiance.
El Chico eut un geste d'effroi.
—Non, fit-il vivement, je n'entrerai pas là. Tiens, que voulez-vous que je devienne, si vous vous battez?
Don César, qui avait hâte de passer de l'autre côté du mur, tendit sa bourse en disant:
—-Prends ceci, El Chico. Mais je ne me tiens pas quitte pour si peu envers toi. Quoi qu'il arrive, désormais j'aurai soin de toi.
El Chico eut une seconde d'hésitation, puis il prit la bourse en disant:
—J'étais déjà payé, seigneur... Mais il faut bien vivre, tiens!
—Pourquoi dis-tu que tu étais déjà payé? fit Pardaillan, qui avait cru démêler comme une bizarre intonation dans la réponse du petit homme.
Sur un ton très naturel, celui-ci répondit:
—J'ai dit que j'étais payé parce que je suis content d'avoir rendu service à don César, tiens!
Laissant leur petit guide, les trois aventuriers, en se servant de la borne, eurent tôt fait d'escalader le mur et se laissèrent doucement tomber dans les jardins de la maison des Cyprès. Don César voulut s'élancer aussitôt; mais Pardaillan le retint en disant:
—Doucement, ne nous exposons pas à un échec par trop de précipitation. C'est le moment d'agir avec Imprudence, et, surtout, silencieusement. Je passe le premier en éclaireur; vous, don César, derrière moi; et vous, monsieur de Cervantes, vous fermerez la marche. Ne nous perdons pas de vue, et maintenant plus un mot.
Dans l'ordre qu'il venait d'établir, Pardaillan s'avança prudemment, évitant les allées sablées comme l'avait judicieusement recommandé El Chico, se dirigeant droit vers le côté de la maison qui lui faisait face.
Les portes et les fenêtres étaient closes. Pas le plus petit filet de lumière ne se voyait nulle part. De ce côté, tout semblait bien endormi. Pardaillan contourna la maison et atteignit le deuxième côté, aussi sombre, aussi silencieux que le premier. Il poussa plus loin et parvint au troisième côté. Là, à une fenêtre du rez-de-chaussée située dans l'angle de la maison, à travers des volets mal joints, un mince filet de lumière filtrait. Pardaillan s'arrêta. Il s'agissait maintenant d'atteindre la fenêtre éclairée et de voir ce qui se passait à l'intérieur.
Pardaillan désigna la fenêtre à ses deux compagnons et, sans mot dire, reprit sa marche en avant, en redoublant de précautions.
D'ailleurs, tout paraissait les favoriser. Ils marchaient sur un épais gazon qui étouffait le bruit de leurs pas et ils côtoyaient les massifs, derrière lesquels il leur serait facile de se dissimuler en cas d'alerte.
Pardaillan contourna un massif qui se trouvait à quelques pas de la fenêtre. Don César et Cervantes suivirent à la file et ne remarquèrent rien d'anormal. Ils n'avaient plus qu'à franchir une petite pelouse qui s'étendait presque jusque sous la fenêtre.
Derrière Cervantes, du sein de ce massif où ils n'avaient rien remarqué d'anormal, des ombres surgirent soudain, rampèrent silencieusement et se redressèrent tout à coup pour exécuter, avec un ensemble parfait, la manoeuvre que voici:
Deux mains saisirent l'écrivain au cou, par-derrière, et étouffèrent dans sa gorge le cri prêt à faillir. Une cape fut lestement jetée sur sa tête, vivement entortillée et serrée à l'étouffer. Des poignes vigoureuses le saisirent aux bras et aux jambes, l'enlevèrent comme une plume avant qu'il eût pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, et le portèrent dans le massif.
La capture s'était opérée avec une rapidité foudroyante, sans heurt, sans bruit, sans à-coup d'aucune sorte, sans que ni le Torero ni Pardaillan, plus, éloignés, se fussent aperçus de quoi que ce soit.
Dans le massif, une des ombres dépouilla lestement Cervantes de son manteau. Elle s'en enveloppa soigneusement et, s'efforçant d'imiter l'allure du prisonnier, s'en fut délibérément rejoindre le chevalier et don César. Une voix brève prononça:
—Qu'on le porte dehors, sans lui faire du mal.
Et Cervantes, à moitié étranglé, se trouva porte hors de la maison en moins de temps certes qu'il n'en avaitis à y pénétrer.
Pendant ce temps, Pardaillan et don César étaient parvenus sous la fenêtre éclairée.
Nous avons dit qu'elle était située au rez-de-chaussée. Mais c'était un rez-de-chaussée assez élevé pour qu'un homme, même de grande taille, ne pût atteindre les volets et jeter un regard indiscret dans l'intérieur.
Or, à droite et à gauche de la fenêtre, il y avait deux arbustes plantés dans deux grandes caisses. Et Pardaillan, qui avait passé sa journée à se débattre dans le filet d'Espinosa, ne put s'empêcher de trouver bizarre que ces deux caisses se trouvassent précisément là, sous cette fenêtre, la seule éclairée de la mystérieuse demeure.
«On jurerait qu'on les a placées là pour nous faciliter la besogne», grommela-t-il.
D'un coup d'oeil rapide, il étudia les volets et il pensa:
«Bizarre! ces volets ne tiennent pour ainsi dire pas. La lumière filtre par quantité de fentes et de trous... Mortdiable! cette fenêtre de rez-de-chaussée si mal défendue dans une maison qui, partout ailleurs, paraît gardée!... Voilà qui ne me dit rien qui vaille!...»
Mais, tandis que Pardaillan observait et réfléchissait, El Torero, impatient comme tous les amoureux, agissait. Il traînait une des deux caisses sous la fenêtre, grimpait dessus sans s'inquiéter de l'arbuste qu'il piétinait, et, appliquant son oeil à une de ces nombreuses fentes qui paraissaient suspectes à Pardaillan, il regarda et, oubliant toute prudence, s'exclama presque à haute voix:
—Elle est là!...
En entendant cette exclamation, Pardaillan jeta les yeux autour de lui. A ce moment, l'homme qui s'était enveloppé dans le manteau de Cervantes s'approchait avec précaution, tout comme aurait fait le romancier. Dans l'ombre, Pardaillan le prit pour Cervantes et, n'apercevant rien de suspect, il s'élança d'un bond à côté de don César et regarda, lui aussi, oubliant toutes ses appréhensions du coup.
Sur un lit de repos placé juste en face de la fenêtre, la Giralda, étendue, paraissait profondément endormie.
Don César et Pardaillan se regardèrent et se comprirent sans parler.
S'arc-boutant sur leur caisse, ils saisirent les volets et tirèrent de toutes leurs forces réunies.
Les volets s'ouvrirent sans trop de peine et sans aucun bruit, ce qui était le plus important.
Débarrassés de cet obstacle, ils s'établirent le mieux qu'ils purent sur le bord de la fenêtre afin de l'ouvrir sans bruit, comme ils venaient d'ouvrir les volets.
A ce moment, une porte s'ouvrit dans la chambre. Un homme entra qui s'approcha de la Giralda et la contempla un moment avec une expression passionnée qui fit pâlir don César. Puis, se baissant, l'homme saisit dans ses bras la jeune fille qui s'abandonna, les membres ballants, comme un corps privé de vie. Chargé de son précieux fardeau, qui ne paraissait pas peser bien lourd à ses bras robustes, l'homme se redressa et se dirigea vers la porte par où il était entré.
—Vite! rugit don César en donnant de l'épaule contre la fenêtre, il l'emporte!
Pardaillan tira son épée, appuya de son côté, de toutes ses forces, contre la fenêtre, qui s'ouvrit violemment, et, l'épée à la main, il sauta à l'intérieur de la pièce. Au même instant, il entendit un cri terrible.
Lorsqu'il sentit la fenêtre céder sous leurs efforts, don César se ramassa pour bondir. Dans le même moment, il fut saisi par les jambes et tiré en arrière. Alors, il poussa le cri entendu de Pardaillan. Ramené violemment à terre, le Torero fut saisi, réduit à l'impuissance, porté lui aussi hors de la maison.
Pardaillan, lui, avait sauté.
Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il sentit ce sol trembler et s'écrouler sous lui, et il tomba dans le noir.
Instinctivement, il étendit les bras pour se raccrocher, et son épée, heurtant il ne savait quoi, lui échappa. Il tomba comme une masse, fort rudement. Heureusement, la chute n'était pas très profonde; il ne se fit aucun mal, mais il se trouva dans l'obscurité la plus complète.
«Ouf! dit-il, je ne m'attendais pas à cette chute!»
Et, avec cet air railleur qui lui était familier:
«Ceci me paraît une répétition des appartements si habilement machinés du seigneur Espinosa. Mais diantre! c'est trop dans la même journée, et si chaque jour doit m'apporter une telle abondance d'émotion, la vie ne sera plus tenable!... Le tour est bien joué, par ma foi! Il n'en reste pas moins acquis que je ne suis qu'un niais et ce qui m'arrive est bien fait pour moi. Une autre fois, je serai plus perspicace...»
S'étant convenablement morigéné et invectivé, ainsi qu'il avait coutume de faire chaque fois qu'il était victime de quelque terrible mésaventure qu'il se reprochait—assez injustement, ce nous semble—de n'avoir pas su prévoir et éviter, il se leva, se secoua et se tâta.
«Bon, grogna-t-il, rien de cassé. Si la tête manque toujours d'un peu de cervelle, le reste, du moins, est encore passable... Mon épée a dû rebondir dans la chambre, là-haut. Heureusement, la dague me reste. C'est peu, mais enfin, le cas échéant, on tâchera de se tirer d'affaire avec.»
Ayant ainsi pensé, il porta la main au côté pour s'assurer que la dague y était bien.
Il constata que, si le fourreau était bien accroché au ceinturon, la lame, en revanche, avait disparu.
Tout en bougonnant, il fit à tâtons le tour de son cachot. Ce fut vite fait.
«Peste! ce n'est pas très vaste! Et pas un meuble, pas même un peu de paille... Comment vais-je passer la nuit sur ces dalles?... Et ce plafond, que je touche avec la main!... Ceci ressemble, en plus grand et en pierre, au joli cercueil dans lequel m'enferma ce matin S. E. le cardinal d'Espinosa. Tiens! qu'est-ce que ceci?»
En marchant, il avait senti quelque chose glisser sous son pied, et il avait perçu comme un léger frôlement sur la dalle. Il se baissa et chercha à tâtons.
«Tiens! tiens!... Un parchemin!... Mais diantre! il fait noir comme dans un four ici... Ceci me concerne-t-il? Ceci a-t-il été mis ici pour moi?... Non, évidemment, sans quoi on m'eût donné de la lumière afin que je puisse lire... Un parchemin égaré, alors? Nous verrons plus tard, puisque, aussi bien, je ne peux faire autrement...»
Il mit le parchemin dans son pourpoint et se remit à discuter avec lui-même; puis, il renifla fortement...
«Quel diable de parfum est-ce là?... Ce n'est pourtant pas un boudoir pour jolie femme!... Ah! mordieu! j'y suis!... Fausta!... Quelle femme autre que Fausta consentirait à descendre de plein gré dans pareil tombeau? D'autant plus que je ressens d'étranges sensations. Ma respiration s'oppresse... ma tête s'alourdit... Fausta! eh! par Pilate! la damnée Fausta a passé par là!...»
«Après avoir essayé de m'assassiner de tant de façons différentes, je serais curieux de savoir ce qu'elle a bien pu imaginer cette fois-ci.»
Comme pour répondre à cette question, un judas s'ouvrit à ce moment dans le haut de la voûte. Un imperceptible rai de lumière descendit par les fentes du judas et, en même temps, une voix, que Pardaillan reconnut aussitôt, prononça ces paroles:
—Pardaillan, tu vas mourir.
—Par Dieu! fit Pardaillan, dès l'instant où la douce Fausta m'adresse la parole, il ne saurait être question que de mort. Voyons ce qu'elle me réserve.
—Pardaillan, continua Fausta, invisible, j'ai voulu te tuer par le fer, tu as échappé au fer, j'ai voulu te tuer par la noyade, tu as échappé à l'eau, j'ai voulu te tuer par le feu, tu as échappé à l'incendie. Tu m'as demandé: «A quel élément aurez-vous recours? Je te réponds: «A l'air.» L'air que tu respires est saturé de poison. Dans deux heures, tu ne seras plus qu'un cadavre.
—Voilà donc l'explication que je cherchais. Figurez-vous, madame, que j'étais intrigué par ce parfum que je sens autour de moi, et, vous ne me croirez peut-être pas mais, ma parole, j'ai pensé à vous... J'ai pensé que, si Fausta était descendue dans cette fosse, ce ne pouvait être que pour y apporter la mort et la changer en un tombeau. Voilà ce que j'ai pensé, madame.
—Tu as vu juste, Pardaillan, et tu vas mourir, tué par l'air que tu respires et que j'ai, moi, empoisonné.
Il y avait quelque chose de fantastique dans cette conversation macabre entre deux êtres qui ne se voyaient pas, qui se parlaient à travers l'épaisseur d'un plafond, dont l'un était, pour ainsi dire, déjà dans la tombe et qui, sur un ton paisible et comme détaché, se disaient des choses effrayantes.
Cependant, Pardaillan répondait:
—Mourir! c'est bientôt dit, madame. Mais, voyez-vous, j'ai les poumons bien solidement attachés, et je crois que je suis homme à résister à tous les poisons dont vous avez eu l'attention de saturer l'air à mon intention. J'en suis bien fâché pour vous, madame, dont la marotte est de me vouloir occire à tout prix, par n'importe quel moyen, et je ne sais pourquoi, par exemple?
—Parce que je t'aime, Pardaillan, dit la voix morne de Fausta.
—Eh! morbleu! ce serait une raison pour me laisser vivre au contraire! Quoi qu'il en soit, madame, je crois que j'échapperai à votre poison comme j'ai échappé à la noyade et au feu.
—C'est possible, Pardaillan, mais, si tu échappes au poison, tu restes condamné quand même.
—Expliquez-moi un peu cela, madame...
—Tu mourras par la faim et par la soif.
—Diable! c'est assez hideux cela, madame!
—Je sais, Pardaillan, c'est une mort lente et horrible. Aussi ai-je voulu te l'éviter, et c'est pourquoi j'ai eu recours au poison.
—Bon, goguenarda le chevalier, je reconnais là votre habituelle circonspection. Vous avez si grand-peur de me manquer que vous vous êtes dit que deux précautions valent mieux qu'une.
—C'est vrai, Pardaillan. Aussi ai-je pris non pas deux, mais toutes les précautions possibles. Vois-tu cette porte de fer qui ferme ta tombe?
—Je ne la vois pas, madame, parbleu! Je n'ai pas des yeux de hibou pour voir dans la nuit. Mais, si je ne la vois pas, je l'ai reconnue avec mes doigts.
—Cette porte, dont la clef a été jetée dans le fleuve, dans quelques heures sera murée... Le mécanisme actionnant le plafond par où tu es descendu sera détruit, la chambre où je suis aura ses portes et sa fenêtre murées... Alors, tu seras isolé du monde, alors tu seras muré vivant, nul ne soupçonnera que tu es là, nul ne pourra t'entendre si tu appelles, nul ne pourra pénétrer jusqu'à toi, même pas moi...
—Bah! vous avez beau entasser les obstacles, j'échapperai au poison, je ne mourrai pas de faim et je sortirai d'ici vivant... Le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d'amour sera d'allonger un peu plus le compte que nous aurons à régler un jour... et que nous réglerons en effet, ou j'y perdrai mon nom.
Fausta, comédienne géniale par certains côtés, était, par certains autres, ardemment sincère et convaincue. La foi vibrante qu'elle avait eue en son oeuvre s'était, sous le choc des revers répétés, peu à peu effacée. Elle persistait pourtant, mais c'était maintenant l'orgueil qui la guidait.
Qui, jusqu'à présent, l'avait abattue? Pardaillan. Dès lors, la superstition s'empara d'elle, l'effroi entra dans ce coeur jusque-là indompté, et superstition et terreur unies exercèrent sur elle leur action dissolvante.
Longtemps, elle avait cru qu'en tuant Pardaillan elle tuerait du même coup ces sentiments nouveaux qui la choquaient.
Pardaillan avait résisté à tous ses coups. Comme le phénix de la légende, cet homme réapparaissait alors qu'elle se croyait certaine de l'avoir bien définitivement tué. Et, chaque fois qu'il réapparaissait, c'était pour anéantir irrémédiablement ses combinaisons plus savantes, longuement et patiemment échafaudées.
Sa stupeur avait fait place à la terreur. Et, la superstition s'en mêlant, elle n'était pas éloignée de croire que cet homme était invincible, plus qu'invincible: immortel. De là à croire que Pardaillan était son mauvais génie contre lequel elle s'épuiserait vainement, que Pardaillan échapperait fatalement à toutes ses embûches jusqu'au jour où elle succomberait sous ses coups, il n'y avait qu'un pas qui fut vite franchi.
Fausta poursuivait la lutte âprement, obstinément. Mais elle n'avait plus foi en elle, mais le doute était entré en elle et elle n'était pas éloignée de croire que rien ne lui servirait de rien, qu'elle aurait beau faire, Pardaillan, l'infernal Pardaillan, toujours ressuscité, sortirait une dernière fois de la tombe où elle croirait l'avoir cloué pour la frapper mortellement.
Lorsque Pardaillan eut affirmé qu'il sortirait vivant de son actuel tombeau, Fausta frémit et se demanda avec angoisse si elle avait bien pris toutes les précautions nécessaires, si quelque moyen de fuite inconnu n'avait pas échappé à son minutieux examen des lieux. Ce fut donc d'une voix mal assurée qu'elle demanda:
—Tu crois donc, Pardaillan, que tu échapperas cette fois-ci comme les autres?
—Parbleu! assura Pardaillan.
—Pourquoi? haleta Fausta.
Alors, d'une voix mordante qui la glaça:
—Parce que, je vous l'ai dit, nous avons un compte terrible à régler... Parce que je vois enfin que vous n'êtes pas un être humain, mais un monstre de perversité et que vous épargner, comme je l'ai fait jusqu'à ce jour, serait plus que de la folie, serait un crime... Parce que vous avez lassé ma patience et que je suis résolu enfin à vous écraser... Parce qu'il est écrit que Pardaillan domptera Fausta et la réduira à l'impuissance... Or, maintenant que j'ai reconnu que vous n'êtes pas une femme, mais un monstre suscité par l'enfer, je vous le dis en toute loyauté: gardez-vous, madame, gardez-vous bien, car, le jour où cette main s'appesantira sur Fausta, c'en sera fait d'elle, elle expiera tous ses crimes et le monde sera délivré d'un tel fléau.
Tant que Pardaillan s'était contenté d'expliquer pourquoi il se sentait sûr d'échapper à ses coups, Fausta avait écouté en frémissant, d'autant plus que, sous l'obsession de la superstition, pendant qu'il parlait, dans son cerveau affolé, elle se répétait:
«Oui, il se sauvera comme il le dit, c'est écrit, c'est inéluctable... Fausta ne saurait atteindre Pardaillan!»
Mais, lorsque Pardaillan, justement exaspéré et s'animant au fur et à mesure, assura qu'un jour prochain viendrait où il aurait sa revanche et lui ferait expier ses crimes, le caractère indomptable de cette femme extraordinaire reprit le dessus.
Elle retrouva à l'instant sa lucidité et son sang-froid. Ce fut d'une voix très calme qu'elle répondit:
—Soyez tranquille, chevalier, je me garderai bien et je ferai en sorte que votre main ne s'appesantisse plus jamais sur personne.
—Voire, grommela Pardaillan, je ne saurais trop vous y engager... Mais, excusez-moi, madame, je ne sais si c'est le poison que vous m'avez libéralement dispensé, mais il est de fait que je tombe de sommeil. Brisons donc cet intéressant entretien et souffrez que je me couche sur ces dalles qui n'ont rien de moelleux et dont il faut bien que je me contente, puisque Votre Sainteté n'a pas daigné octroyer même une botte de paille au condamné à mort que je suis. Sur ce, bonsoir!...
Et Pardaillan qui, sous l'influence des miasmes délétères émanés de la pastille empoisonnée, sentait effectivement ses forces l'abandonner et tout tourner dans sa tête endolorie, s'enroula dans son manteau et s'étendit du mieux qu'il put sur les dalles froides.
—Adieu, Pardaillan, dit doucement Fausta.
—Non, pas adieu, par tous les diables! railla une dernière fois Pardaillan, à moitié endormi, pas adieu, mais au revoir...
Les derniers mots expirèrent sur ses lèvres et il demeura immobile, endormi... mort, peut-être.
XXI
CENTURION DOMPTÉ
Fausta attendit encore un moment, écoutant attentivement, n'entendant rien... que les palpitations de son coeur qui battait à coups redoublés.
Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune réponse ne parvint à son oreille tendue.
Alors, elle se redressa, sortit lentement et, confiante sans doute en ses précautions, dédaigna de fermer la porte derrière elle. Elle vint s'asseoir dans ce cabinet où nous l'avons vue en conversation avec Centurion. La, immobile dans son fauteuil, elle médita longtemps. Dans sa tête, avec l'obstination d'une obsession, cette question accessoire se posait avec ténacité:
«Magni m'a-t-il trompée? Est-ce un narcotique ou un poison?»
Cette question aboutissait fatalement à la principale, à la seule qui comptât pour elle:
«Est-il mort ou simplement endormi?»
Haletante, souffrant une torture physique devant l'effroyable geste, accompli, elle en tirait logiquement toutes les conclusions, avec une lucidité que ni la douleur réelle ni l'incertitude ne parvenait à obscurcir.
«Mort, tout est dit... Délivrée de cet amour que Dieu m'imposa comme une épreuve, mon âme victorieuse redevient invulnérable. Je puis reprendre ma mission avec confiance, sûre de triompher désormais, le seul obstacle qui entravait ma route ayant été supprimé par ma volonté.
«Endormi seulement, tout est à refaire peut-être!... Qui peut jamais savoir avec Pardaillan?... Si je pouvais pénétrer jusqu'à lui... un coup de poignard pendant qu'il dort et tout serait fini... Funeste idée que j'ai eue de faire jeter la clef du caveau!... Mes précautions se retournent contre moi.»
Longtemps encore, elle resta ainsi à méditer.
Enfin, ayant pris sans doute des résolutions fermes, elle frappa sur un timbre. A cet appel, un homme parut qui se courba avec obséquiosité.
Cet homme, c'était le familier, le lieutenant et le pseudo-cousin de Barba Roja, c'était don Centurion.
—Maître Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine, on ne m'avait pas trompée sur votre compte. Entre des mains habiles et puissantes, vous pourriez être un auxiliaire précieux. Vous avez, j'en conviens, intelligemment et diligemment exécuté mes ordres. Je consens à vous prendre définitivement à mon service.
—Ah! madame, dit Centurion au comble de la joie, croyez que mon zèle et mon dévouement...
—Point de protestations superflues, interrompit Fausta, hautaine. La princesse Fausta paie royalement, c'est pour qu'on la serve avec zèle et dévouement. Votre intérêt me répond de votre zèle et de votre dévouement... Pour la fidélité, nous en reparlerons. L'essentiel est que vous soyez bien pénétré de cette vérité, que vous ne trouverez jamais un maître tel que moi.
—C'est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c'est pourquoi je considérais comme un honneur insigne d'entrer au service de la puissante princesse que vous êtes.
—Vous êtes, maître Centurion, pauvre, obscur et méprisé de tous—surtout de ceux qui vous emploient. Vous êtes instruit, intelligent, dénué de scrupules, et, cependant, malgré votre supériorité intellectuelle incontestable, vous resterez ce que vous êtes: l'homme des viles besognes, un composé bizarre et monstrueux de bravo, d'espion, de spadassin. On vous emploie sous ces formes diverses, mais, quels que soient les services que vous rendez, vous n'avez pas d'espoir de vous élever au-dessus de cette basse condition. On a tout intérêt à vous laisser dans l'ombre.
—Malheureusement, madame.
—Malgré tout, vous avez de vastes ambitions.
Fausta s'arrêta une seconde, tenant Centurion anxieux sous son clair regard. Puis, elle laissa tomber:
—Ces ambitions, je puis les réaliser... au-delà de ce que vous avez rêvé.
—Madame, balbutia Centurion agenouillé, si vous faites ce que vous dites, je serai votre esclave!
—Je le ferai, dit Fausta résolument. Tu auras tes lettres de noblesse en bonne et due forme et d'une authenticité indiscutable; je t'élèverai au-dessus de ceux qui t'écrasent. Et, quant à ta fortune, ce que tu as déjà reçu de moi n'est rien, comparé à ce que je te donnerai. Mais, tu l'as dit, tu seras mon esclave.
—Parlez... ordonnez...
Fausta était à demi allongée dans un fauteuil monumental. Ses pieds, chaussés de mules de satin blanc, croisés l'un sur l'autre, étaient posés sur un coussin de soie brochée, placé lui-même sur un large tabouret de tapisserie. Ainsi posés, ses pieds croisés dépassaient le bord du coussin. Centurion s'était prosterné, et, comme pour bien marquer qu'elle était pour lui une divinité, pour prouver qu'il entendait rester, au pied de la lettre, le chien soumis dont il avait parlé, il franchit en rampant la distance qui le séparait de Fausta et posa dévotement ses lèvres sur la pointe du soulier.
Il y avait, certes, dans ce geste imprévu, une intention d'hommage religieux comme on en avait rendu souvent à Fausta alors qu'elle pouvait se croire papesse.
Mais Centurion avait exagéré le geste qui avait on ne sait quoi de vil dans sa bassesse outrée.
Cependant, Fausta avait sans doute un plan bien arrêté à l'égard de Centurion car, et bien qu'elle eût un geste de répulsion, elle ne retira pas son pied. Au contraire, elle se pencha sur lui et, posant sa main blanche et fine sur la tête du bravo prosterné, elle le maintint un inappréciable instant les lèvres collées sur la semelle, puis, retirant son pied, brusquement, elle le lui posa sur la tête, appuyant fortement dessus, sans ménagement, et, le tenant ainsi écrasé dans cette pose plus qu'humiliée, elle dit de sa voix chaude et douce comme une caresse:
—J'accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme un chien fidèle et je te serai bon maître.
Ayant dit, elle retira son pied. Centurion redressa son front courbé, mais resta agenouillé.
Et, sur un ton de souveraine autorité:
—S'il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre maître, il est juste aussi que vous appreniez à vous redresser et à regarder les plus grands, car bientôt vous serez leur égal!
Centurion se releva, ivre de joie et d'orgueil. Il exultait, le sacripant! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant qu'il avait trouvé le maître puissant de ses rêves. Il allait enfin être quelqu'un avec qui l'on compte. Ah! certes, il serait fidèle à celle qui le tirait du néant pour faire de lui un homme redoutable.
Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête, Fausta reprit, d'une voix calme, mais où perçait cependant une sourde menace:
—Oui, il faudra m'être fidèle, c'est ton intérêt... D'ailleurs, j'en sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tête rien qu'en levant un doigt.
Centurion la regarda en face, et, d'une voix basse, ardente:
—Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de ma fidélité, puisque j'ai trahi pour vous. Je vous jure cependant que je suis sincère en vous disant que je vous appartiens corps et âme et que vous pouvez disposer de moi comme vous l'entendrez. A défaut de cette sincérité, mon intérêt vous répond de moi.
—Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que je comprends. Voici le bon de vingt mille livres promis pour la capture du sire de Pardaillan. Voici de plus un bon de dix mille livres pour récompenser les braves qui vous ont aidé.
Centurion, frémissant, saisit les deux bons et les fit disparaître vivement en songeant à part lui:
«Dix mille livres pour ces drôles!... Halte-là, madame Fausta, ceci, c'est du gaspillage...»
Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encore Fausta. Elle se chargea incontinent de lui prouver que, s'il avait cherché en elle un maître, il l'avait trouvé, et qu'il lui faudrait marcher droit s'il ne voulait pas se faire casser à gages.
En effet, Fausta, comme si elle avait lu à livre ouvert dans sa pensée, lui dit, sans manifester ni colère ni mécontentement:
—Il faudra perdre ces habitudes de prévarication. La part que je vous fais est assez belle pour que vous laissiez à chacun ce que je lui alloue. Si vous tenez à rester à mon service, il faudra devenir scrupuleusement honnête. Sachez qu'une heure après que vous aurez fait votre distribution, je saurai quelle somme vous aurez remise à chacun, et, si vous avez soustrait seulement un denier, je vous briserai impitoyablement.
Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien étonné lui-même, et, se courbant:
—Vous êtes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyée, puisqu'il vous a donné le pouvoir de ire dans les consciences. Désormais, madame, je vous le jure, je n'aurai plus de telles idées.
—Bien vous ferez, dit froidement Fausta, qui reprit:
—Faites entrer cet enfant, ce nain.
Centurion sortit et revint presque aussitôt, accompagné d'El Chico.
Nous ne saurions dire si le petit homme fut ébloui par les richesses entassées dans la pièce, ni s'il fut impressionné par la beauté et la majesté de la grande dame devant qui on venait de l'introduire. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il se montra indifférent, en apparence. Il se campa devant Fausta, dans cette attitude fière, qui ne manquait pas d'une certaine grâce sauvage et qui lui était particulière, et, respectueux sans humilité, il attendit, dressé sur ses ergots, ne perdant pas une ligne de sa petite taille.
Fausta le fouilla un instant de son oeil d'aigle, et, voilant l'éclat du regard, adoucissant sa voix:
—C'est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Français et ses amis?
El Chico n'était pas très bavard et il n'avait, cela va sans dire, que de très vagues notions d'étiquette, si tant est qu'il connût la signification de ce mot.
Il se contenta de répondre d'un signe de tête affirmatif.
Fausta possédait au plus haut point l'art de composer ses manières, suivant le caractère et la situation de ceux qu'elle avait intérêt à ménager ou qu'elle voulait s'attacher, et ce fut en souriant avec indulgence qu'elle accueillit le semblant de réponse du petit homme. Ce fut en souriant encore qu'elle dit négligemment:
—Ce Torero, don César, vous a fait du bien. A défaut d'affection, vous deviez avoir pour lui de la reconnaissance. Pourtant, vous avez consenti à l'attirer ici?
—Je savais bien qu'on en voulait seulement au Français, dit avec un sourire aussi El Chico. Tiens! on a des oreilles et des yeux. On écoute, on regarde... On est petit, c'est vrai, on n'est pas un sot.
—De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotes ne couraient aucun danger?... Si, cependant, la vie de don César eût été menacée, eussiez-vous agi comme vous l'avez fait? Répondez franchement.
Le petit homme hésita un moment avant de répondre. Ses traits se contractèrent douloureusement. Il ferma les yeux. Un combat violent paraissait se livrer en lui, dont Fausta suivait curieusement toutes les phases.
Enfin, il poussa un gros soupir et répondit d'une voix sourde:
—Non.
—Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux mille livres qu'on vous a promis en mon nom.
El Chico répondit, cette fois sans hésitation:
—Tant pis!
Fausta sourit.
—Allons, dit-elle, je vois que vous savez être reconnaissant. Et le Français?
A cette question, l'oeil du petit homme eut une lueur aussitôt éteinte, et, vivement, il dit:
—Je ne le connais pas. Tiens, ce n'est pas un ami comme don César.
Fausta crut démêler une intonation bizarre dans ces paroles.
—C'est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnez au point de lui sacrifier deux mille livres! dit-elle. Savez-vous qu'en frappant ceux qu'ils aiment, on atteint parfois plus cruellement les gens que si on les frappait eux-mêmes?
Fausta posait la question sans paraître y attacher d'importance, mais elle fixait son oeil doux sur le nain et l'étudiait attentivement.
Celui-ci tressaillit et parut étonné de ces paroles. Évidemment, il n'avait pas pensé qu'en aidant à meurtrir Pardaillan il pouvait, du même coup, faire beaucoup de mal à ceux qui aimaient le chevalier. Mais, approfondir de telles idées était au-dessus du jugement d'El Chico. Il secoua donc les épaules et grommela quelques paroles confuses que Fausta ne parvint pas à saisir.
Voyant qu'elle n'en tirerait rien, elle fit un geste comme pour l'engager à patienter un moment et, à voix basse, donna un ordre à Centurion qui s'éclipsa aussitôt.
—On va vous apporter la somme promise, dit-elle au petit homme. C'est une somme considérable pour vous.
Les yeux du nain étincelèrent, ses traits s'illuminèrent, mais il ne répondit rien.
A ce moment. Centurion revint et déposa devant Fausta un petit sac sur lequel les yeux d'El Chico se portèrent aussitôt pour ne plus le perdre de vue.
—Il y a dans ce sac, reprit doucement Fausta, non pas deux mille livres, mais cinq mille... Prenez, c'est à vous.
A l'énoncé de cette somme, qui lui paraissait exorbitante, El Chico ouvrit des yeux énormes. Sa joie et sa stupeur furent telles qu'il demeura cloué sur place.
—Cinq mille livres L. balbutia-t-il.
—Oui! fit de la tête Fausta qui souriait.
Ce disant, elle poussait le sac vers le petit homme qui, retrouvant soudain le mouvement, s'en saisit brusquement et le pressa de ses deux mains contre sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne voulût le lui arracher, en répétant machinalement:
—Cinq mille livres!
—Elles y sont, dit Fausta, qui paraissait s'amuser de la joie folle du nain. Vous pouvez vérifier.
Vivement, El Chico porta la main au cordon qui fermait le sac, visiblement anxieux de vérifier à l'instant même si on ne se jouait pas de lui. Mais il n'acheva pas son geste. Ses yeux se fixèrent, angoissés, sur Fausta, et, tout à coup, il se mit à rire. Mais son rire avait quelque chose d'effarant. On eût dit plutôt des sanglots convulsifs; et il bégayait, sur un ton plaintif:
—Riche! Je suis riche!... autant que le roi!...
Si Fausta fut étonnée de cette étrange manifestation de joie, elle n'en laissa rien paraître.
—Vous voilà riche, en effet, fit-elle de sa douce voix. Vous allez pouvoir... épouser celle que vous aimez.
A ces mots, El Chico tressaillit violemment et fixa sur Fausta des yeux effarés où se lisait comme une vague terreur. Et, comme il secouait la tête négativement, avec une expression de douleur manifeste:
—Pourquoi non, dit-elle gravement. Vous êtes un homme par l'âge et par le coeur. Vous voilà riche. Pourquoi ne songeriez-vous pas à vous établir, à vous créer un intérieur? Vous êtes petit, c'est vrai, mais vous n'êtes pas contrefait. Vous êtes admirablement conformé dans votre petitesse, on peut même dire que vous êtes beau. Ne dites pas non. Vous aimez, je le vois, pourquoi ne seriez-vous pas aimé aussi?...
El Chico ouvrait de grands yeux ravis et, en écoutant cette princesse qui lui parlait si doucement, sans nulle raillerie, d'un air convaincu.
Mais, sans doute, le bonheur qu'on lui faisait entrevoir lui parut irréalisable, car il secoua douloureusement la tête et Fausta n'insista pas.
—Allez, dit-elle doucement, et souvenez-vous que, si vous avez besoin d'une aide, soit auprès de celle que vous aimez, soit auprès de sa famille, vous me trouverez prête à intervenir en votre faveur. Allez maintenant.
El Chico, très ému, ne trouva pas un mot de remerciement. Titubant, comme s'il était ivre, il se dirigea vers la porte, oubliant de s'incliner devant la grande dame et, comme il allait franchir le seuil, il se retourna brusquement, se précipita sur Fausta, saisit sa main qui pendait au bras de son fauteuil et y déposa un baiser vibrant. Puis, se redressant aussi vivement qu'il était accouru, sans dire mot, il sortit en courant.
Fausta n'avait pas fait un mouvement, pas prononcé une parole. Lorsque El Chico fut sorti, elle songea:
«Voilà un petit bout d'homme qui, maintenant, se fera hacher pour moi. Mais quelle est la femme dont il s'est épris et pourquoi ai-je cru démêler comme de la haine dans sa manière de parler de Pardaillan? Il faudra savoir; ce nain me sera peut-être utile...»
Ecartant momentanément le nain de son esprit, elle se leva, alla soulever une tenture et, avant de disparaître, s'adressant à Centurion, qui attendait immobile:
—Faites ce qui est convenu, dit-elle, et venez me rejoindre aussitôt dans l'oratoire.
Sans attendre de réponse, certaine que ses ordres seraient exécutés, elle laissa tomber la portière et disparut. Elle s'engagea dans le corridor et s'arrêta devant cette porte où nous l'avons déjà vue s'arrêter. Elle poussa le judas et regarda.
La Giralda, sous l'empire de quelque narcotique, dormait paisiblement, étendue sur un large lit de repos.
—Dans dix minutes, elle se réveillera, pensa Fausta qui repoussa le judas et poursuivit son chemin.
Elle parvint à la pièce qu'elle avait désignée à Centurion et y pénétra en laissant la porte grande ouverte. Cet oratoire était plus petit et meublé très simplement. Elle s'assit et attendit quelques minutes au bout desquelles Centurion parut et, sans entrer, dit:
—C'est fait, madame. Il serait prudent de nous retirer. Il est à présumer qu'ils vont visiter la maison.
Fausta fit un geste qui signifiait qu'elle avait le temps et reprit sa méditation sans plus s'occuper de Centurion.
—Madame, répéta le bravo en faisant quelques pas, il est temps de nous retirer.
—Poussez la porte, sans la fermer, commanda Fausta d'un air paisible.
Visiblement intrigué. Centurion obéit. Quand il se retourna, après avoir poussé la porte, il aperçut une étroite ouverture, pratiquée dans l'épaisseur de la muraille, que la porte grande ouverte lui avait masquée.
—Une porte secrète, murmura-t-il; je comprends maintenant.
—Prenez ce flambeau, dit Fausta, et éclairez-moi.
Centurion prit le flambeau et se dirigea vers l'ouverture. Un étroit escalier aboutissait au ras du sol. Il se mit à descendre, éclairant la marche de Fausta qui referma la porte secrète derrière elle sans que le bravo, qui, pourtant, la guignait du coin de l'oeil, parvînt à saisir le secret de cette fermeture.
Après avoir franchi une vingtaine de marches, ils se trouvèrent dans une galerie souterraine assez large pour permettre à deux personnes de passer de front, assez élevée pour qu'un homme, même de haute tailler pût marcher sans être obligé de baisser la tête. Le sol de ce souterrain était tapissé d'un sable très fin, doux à la marche, étouffant le bruit des pas.
Après avoir parcouru un assez long espace. Centurion rencontra une galerie transversale. Il s'arrêta devant le mur de cette galerie et demanda:
—Faut-il tourner à droite ou à gauche?
—Restez où vous êtes, répondit Fausta.
A son tour, elle s'approcha du mur, et, sans chercher, sans hésitation, elle saisit une pierre qui se détacha d'autant plus aisément que cette prétendue pierre était tout simplement une planche assez habilement peinte et maquillée pour qu'elle pût se confondre avec les vraies pierres qui l'entouraient. La planche enlevée démasqua une petite excavation. Fausta passa son bras dans le trou et actionna un ressort caché. Aussitôt, une ouverture apparut dans le mur.
—Passez, dit Fausta en montrant l'ouverture.
Centurion, son flambeau à la main, passa, toujours suivi de Fausta.
Ils se trouvèrent dans une grotte artificielle assez vaste. De la voûte assez élevée pendaient plusieurs lampes. Sur une façon d'estrade basse, trois fauteuils étaient disposés devant une grande table. D'énormes banquettes en chêne massif étaient placées au pied de l'estrade, à droite et à gauche de la table, de telle façon qu'un espace assez large était ainsi aménagé devant l'estrade.
Centurion connaissait-il cette salle de réunion clandestine? Savait-il à quoi servait cette retraite souterraine et ce qui se tramait là-dedans?
On aurait pu le croire, car, dès l'instant où il avait pénètre dans la grotte, une singulière inquiétude s'était emparée de lui. En reconnaissant tout à fait des lieux qui, sans doute, lui étaient familiers, son inquiétude s'était changée en épouvante. Il était devenu livide, un tremblement convulsif s'était emparé de lui. Il regardait avec des yeux hagards Fausta qui ne paraissait pourtant pas remarquer son trouble et disait tranquillement:
—Allumez donc ces lampes, ce flambeau ne nous éclaire pas suffisamment.
Heureux de cacher son trouble. Centurion se hâta d'obéir et, les lampes allumées, il posa machinalement son flambeau sur la table et passa sa main sur son front, où perlait la sueur de l'angoisse.
Toutes les lampes étant allumées, Fausta fit signe au bravo de la suivre. Elle sortit de la grotte, le conduisit à l'excavation qu'elle avait laissée ouverte, et:
—Regardez, dit-elle impérieusement.
Centurion se pencha et regarda. Alors, il sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.
Que voyait-il donc de si extraordinaire?
Rien que de très simple: une infinité de petits trous étaient ménagés dans le fond de l'excavation. Par ces petits trous, on pouvait voir jusqu'aux moindres recoins de la grotte, mais plus particulièrement l'estrade qui se trouvait précisément en face des trous.
Fausta, toujours impassible, paraissait ne rien remarquer de ce trouble qui, maintenant, tournait à l'affolement. Elle rentra dans la grotte, suivie de Centurion en proie à une terreur mystérieuse qui anéantissait ses facultés au point qu'il ne s'aperçut même pas que Fausta, actionnant un deuxième ressort caché, avait fermé la porte par où ils venaient de pénétrer.
—Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulement on peut tout voir, comme vous ayez pu vous en rendre compte, mais encore on entend tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j'ai pu assister, invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont été tenus dans cette salle... Ai-je besoin d'ajouter que je sais tout?
Centurion s'écroula à genoux et râla:
—Grâce! Madame!
Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalée à ses pieds un regard empreint d'un souverain mépris, et, le repoussant rudement du bout du pied:
—Debout! gronda-t-elle. Pensez-vous que je vous aie pris à mon service pour vous livrer à l'Inquisition!
D'un bond. Centurion se releva. Après avoir manqué défaillir de peur, il pensait maintenant s'évanouir de joie.
—Vous ne voulez donc pas me livrer balbutia-t-il.
—La terreur vous rend fou, mon maître, dit-elle en levant les épaules. Prenez garde! je ne garderais pas un lâche à mon service.
Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, se redressant:
—Par le Christ vivant! je ne suis pas un lâche, madame, et vous le savez bien! Mais, misère! j'ai cru sincèrement que vous alliez me livrer.
Et, avec un frisson d'épouvanté, il ajouta:
—J'appartiens à l'Inquisition et je sais trop quels supplices effroyables sont réservés à ceux qui la trahissent. Ce qui m'attendait, madame, est tellement au-dessus de ce que l'imagination peut concevoir que je n'eusse pas hésité à me poignarder devant vous pour me soustraire au sort affreux qui eût été le mien.
—Soit, dit Fausta d'un ton adouci, je te pardonne d'avoir tremblé devant le supplice. Je te pardonne aussi d'avoir essayé de me cacher des choses que j'avais intérêt à connaître. Mais que ce soit la dernière fois!
—J'entends, madame, dit humblement Centurion, et j'obéirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement.
—Bien! opina Fausta. A quelle heure, la réunion?
—Dans deux heures, madame.
—Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l'estrade et s'assit dans un fauteuil.
Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied de l'estrade.
—Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu'au fond des yeux, les hommes qui se réunissent ici savent qu'il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils désirent faire leur chef. Malgré les recherches les plus minutieuses, ils n'ont pu parvenir à découvrir sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j'en jurerais, tu le connais, toi.
—C'est vrai, madame, dit Centurion dompté.
L'oeil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.
—Ce nom? fit-elle d'une voix calme.
—Don César, connu dans toute l'Andalousie sous le nom d'El Torero, répondit Centurion sans hésiter.
Sans doute, Fausta était bien loin de s'attendre à ce nom. Sans doute aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement des plans soigneusement élaborés, car, prise d'une fureur soudaine, elle s'exclama, pâle de rage:
—Tu as bien dit don César... l'amant de la Giralda... Ah! misérable! C'est maintenant que je les ai laissés aller, lui et la bohémienne, que tu me préviens?...
Debout sur l'estrade, une main appuyée sur la table, l'autre tendue dans un geste de menace, prise d'un accès de colère effrayant chez cette femme toujours si maîtresse d'elle-même, Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifié.
—Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas... Vous ne m'aviez pas interrogé.
Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement. Ses traits se rassérénèrent. Elle s'assit et, le coude sur la table, elle réfléchit longuement, paraissant avoir oublié la présence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta sa méditation.
Enfin, elle releva la tête et, très calme:
—Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant, racontez-moi tout.