Les poètes du peuple au XIXe siècle
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Title: Les poètes du peuple au XIXe siècle
Author: Alphonse Viollet
Release date: January 26, 2022 [eBook #67252]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Original publication: France: Librairie Française et Étrangère, 1848
Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
LES
POÈTES DU PEUPLE
AU XIXᵉ SIÈCLE
Poissy.—Imp. d’Olivier-Fulgence et Comp.
LES
POÈTES DU PEUPLE
AU XIXᵉ SIÈCLE
Par Alphonse VIOLLET
PARIS
LIBRAIRIE FRANÇAISE ET ÉTRANGÈRE
Place de la Madeleine, 24.
——
1846
| TABLE |
AVERTISSEMENT.
La plupart des poètes du peuple qui figurent dans ce volume appartiennent à la classe des artisans; quelques uns seulement n’exercent aucune profession manuelle; mais tous ont ce trait de ressemblance qu’ils ne doivent leur illustration qu’à leurs dispositions naturelles et à leurs études propres. C’est à l’un ou à l’autre de ces titres, ou à ces deux titres réunis, qu’ils ont été admis dans cette collection. Tous, sans exception, sont des poètes de la nature. Mais il ne suffit pas d’être tailleur, maçon, cordonnier, pour y avoir droit d’entrée; il faut, avant tout, avoir fait ses preuves d’ignorance, et n’être sorti de cette ignorance que par des efforts personnels, sans autre guide que la vocation. Reboul et Hégésippe Moreau avaient reçu trop d’instruction pour prendre place ici. Nous avons dû épier avec une vive sollicitude les circonstances qui ont donné l’éveil à cette vocation, et, en les rapportant fidèlement, nous faisons assister nos lecteurs à l’éclosion naturelle du génie.
Les événements de la vie commune ont une grande influence sur la vie littéraire de ces pauvres gens qui, pour la plupart, ne peuvent compter sur le pain du lendemain. Mais les anxiétés poignantes, la misère, la faim même ne peuvent entamer que faiblement ces robustes natures, constamment vivifiées par la flamme de la poésie.
Le travail que nous publions ici sur ces poètes originaux nous vaudra, sans doute, les sympathies des hommes, assez nombreux aujourd’hui, qui placent au dessus de tout, le triomphe du caractère et de l’intelligence. Il est à remarquer que ce travail procède d’un phénomène unique dans les annales littéraires de la France, de la réunion de vingt poètes nés sous le chaume des campagnes ou dans les échoppes des villes. Cette irruption soudaine des classes laborieuses sur le domaine privé de la littérature devait éveiller de puériles susceptibilités, de ridicules jalousies. De là des antipathies calculées et des hostilités ouvertes. La politique elle-même, cette Diane chasseresse des temps modernes, flaira la piste de ces audacieux intrus, et il ne tint pas à elle qu’ils n’aiguisassent quelques bonnes flèches.
Nos Poètes du Peuple, tous imbus du sentiment religieux, sont tous animés d’un esprit de charité universelle. S’il leur arrive parfois de déplorer leurs misères personnelles, ils s’oublient bientôt eux-mêmes pour ne s’occuper que des souffrances de leurs frères; loin de s’emporter contre la rigueur de leur sort, ils se montrent calmes, patients, résignés, parce qu’ils espèrent.
Ce livre offre donc une lecture essentiellement morale; il doit encore exciter l’intérêt par la variété des événements de ces existences semées d’épreuves et d’orages. Le récit est aussi animé par les citations de leurs morceaux de poésies les plus remarquables, et, très souvent, ces citations naissent naturellement du sujet.
En réunissant ici, comme dans un tableau de famille, tous ces poètes naturels des diverses provinces de notre France, nous désirons les unir l’un à l’autre par les liens d’une estime et d’une affection réciproque. Après avoir lu notre livre, quelque distance qui les sépare, ils se connaîtront tous, et ils seront excités par l’exemple à de nouveaux progrès dans le bien.
Nous plaçons cette publication impartiale sous le patronage des hommes nationaux qui sont fiers de toutes les gloires de leur patrie.
LES
POÈTES DU PEUPLE.
CONSTANT HILBEY.
Ouvrier tailleur à Paris.
Constant Hilbey est né à Magny-le-Preulle, petite commune du Calvados, de parents pauvres et honnêtes. Son enfance fut heureuse. Sa mère, qui était une excellente femme plutôt qu’une excellente mère, ne contrariait en rien ses volontés. A six ans, on l’envoya à l’école. Son maître, fort sévère pour ses camarades, était pour lui d’une douceur et d’une bonté sans pareille. Pendant sept ans qu’il fréquenta l’école, il ne reçut pas une seule correction; on ne le mit jamais en pénitence. Il est vrai qu’il apprenait facilement. Mais, né avec un vif sentiment de la liberté, il mettait en usage, auprès de sa mère, mille moyens captieux pour se soustraire à l’étude. On peut même avancer, sans crainte d’être contredit, qu’il s’arrangea de manière à perdre agréablement les quatre cinquièmes d’une période de sept années consécutives. Il se plaisait, surtout, dans ses longues récréations, à exécuter de petits ouvrages manuels de fantaisie qui n’étaient bons à rien. Que de milliers de morceaux de bois, subissant les caprices de son imagination enfantine, durent prendre, sous sa hachette ou sous son rabot, des formes essentiellement hiéroglyphiques!
Lorsque Hilbey eut treize ans, on parla de le retirer de l’école pour lui faire apprendre un métier. Fort affligé de cette nouvelle, son maître offrit de le garder pour rien; mais cette offre fut refusée. Très contrarié lui-même, l’enfant s’attribua spontanément une vocation pour la prêtrise. Le père déclara alors que ses moyens ne lui permettaient pas d’envoyer son fils au séminaire. Admis à choisir parmi les états manuels seulement, Hilbey se prononça pour celui de tourneur. En compagnie de ses parents, il se rendit à Mézidon pour entrer en apprentissage chez un homme de cet état. Ce voyage fut inutile, parce que le tourneur demanda plus d’argent que le père de Hilbey ne pouvait en donner. Celui-ci déclara aussitôt qu’il n’y avait que le métier de tailleur qu’il pût faire apprendre à son fils. Ce ne fut pas sans verser beaucoup de larmes dans le sein de sa mère que l’enfant se décida à obéir.
Hilbey se souvient encore de l’impression pénible que lui causa la vue d’un grand tablier de toile, dans lequel il fut presque littéralement emballé par son patron. Toutes les fois qu’il sortait ou qu’il se trouvait en face de quelque étranger, Hilbey avait grand soin de relever ou d’ôter ce tablier, étant très peu flatté de cet accoutrement, malgré sa spécialité. Ces précautions insolites n’échappaient point à l’œil exercé du patron, qui les regardait comme autant de témoignages flagrants de la haine de Hilbey pour son état.
Au bout de six mois environ, le patron de Hilbey venant à manquer d’ouvrage, envoya celui-ci chez un confrère qui ne devait pas le laisser chômer. Or, ce confrère était un fat de village, qui se mit à déplorer le malheur de Hilbey de ne pas demeurer chez lui, tailleur d’un talent réel, bien que modeste; avant six mois, Hilbey serait devenu assez habile pour aller travailler à Paris. Ces paroles décevantes produisirent le plus grand effet; Hilbey s’ennuyait au village, et Paris, vu de loin, est bien beau, même travesti par une enluminure. Le jeune homme fut enchanté. Il résolut de se brouiller au plus tôt avec son patron et sa femme; ce qui ne devait pas être difficile, grâce à la mésintelligence qui avait constamment régné entre l’apprenti et ses maîtres.
A son retour, Hilbey trouva seule la femme du tailleur. Elle lui parla, comme à l’ordinaire, assez sèchement. Charmante occasion pour Hilbey de répondre avec insolence. Surprise de le voir plus changé, après cette excursion, que le perroquet de Gresset au retour de son voyage avec les dragons, elle le bannit comme un profane. Hilbey se voyait déjà sur la route de Paris. Malheureusement, le mari le fit avertir qu’il ne regardait pas son insolence à l’égard de sa femme comme un crime irrémissible, qu’il était le maître et qu’il le prouvait en lui ordonnant de revenir sur-le-champ.
Il fallut obéir.
Un autre incident rompit l’uniformité de ses deux années d’apprentissage: un jour, la femme de son patron eut, avec une voisine, une discussion qui ne tarda pas à devenir un grave différend. Toutes les ressources de la logique ayant été vainement épuisées par Hilbey pour amener une conciliation, les deux parties en vinrent instinctivement aux mains. Effrayé de ce combat, dont il était le témoin involontaire, Hilbey voulut fuir; mais, pour gagner la porte, il fallait traverser le champ de bataille. En prenant ce parti, il s’exposait à recevoir force horions; il jugea donc plus prudent de sauter par une fenêtre qui se trouvait auprès de lui. Sa patronne se méprit sur la cause de cette évasion et lui cria: «Bon, va chercher du secours.»
Dès qu’il se trouva en pleine campagne, Hilbey délibéra longtemps avec lui-même pour savoir quel était le meilleur parti à prendre, dans cette grave circonstance. Il se décida à ne souffler mot de l’aventure, de peur de scandale, et à profiter de l’occasion pour faire une petite promenade. Ces deux résolutions lui parurent marquées au coin de la sagesse. A son retour, on lui signifia son congé. Ou lui dit, en outre, qu’il y aurait un procès et qu’il y figurerait comme témoin. En effet, l’affaire fut portée à Lisieux; la femme du tailleur se présentait comme partie plaignante. Pour exciter à la fois l’intérêt, la pitié et l’indignation, elle allégua que, au moment où son adversaire l’avait accablée de coups, elle, plaignante, était dans un état de maladie qui la rendait incapable de se défendre. Quand vint l’audition des témoins, le président dit à Hilbey: «Vous, Constant, qui demeuriez chez la femme J....., savez-vous si elle était malade?—Monsieur,» répondit le jeune Normand sans hésiter, «je sais bien qu’elle se plaignait beaucoup, mais je ne sais pas si elle était malade.» Cette distinction imprévue excita une hilarité générale et prolongée. Ce fut là son premier triomphe.
Cependant, chez le tailleur où il apprenait son état, Hilbey avait pour camarade un jeune homme de vingt-cinq ans, qui avait un peu voyagé. Ce camarade, qui avait habité Rouen, lui parlait souvent de spectacle et s’empressait de lui raconter toutes les pièces qu’il avait vues. Ces récits transportaient Hilbey et redoublaient son envie d’aller à la ville. Sa dernière année d’apprentissage expirait; il était libre; mais il eut le bon esprit de comprendre la nécessité d’exercer, pendant quelque temps, sa profession à la campagne, dans diverses localités. C’est ainsi qu’il alla travailler chez plusieurs tailleurs des environs; d’abord à Beuvron, puis à Guéville, à Saint-Pierre-sur-Dives, à Dozulé. Chose assez remarquable, ce fut cette femme qui, éveillant le génie poétique de Hilbey, eut le premier son de sa lyre; son âpre, rude et criard, qui l’aurait peu flattée, sans doute, s’il eût résonné à ses oreilles. En termes plus précis, Hilbey composa une chanson satirique sur cette femme, et se rendit coupable du même méfait à l’égard de plusieurs autres. Nous ferons observer, toutefois, que, dans ces satires, Hilbey s’escrimait seulement contre les vieilles et les laides; les jeunes et les belles glaçaient la verve de ce petit Juvénal de village.
Hilbey ignorait complètement les règles de la versification, mais pour remédier à cette ignorance, il composait ses vers sur un air qu’il connaissait. Il arrivait ainsi à l’emploi assez exact de la rime et de la mesure; circonstance tout en l’honneur de la nécessité, et qui ajoute une preuve nouvelle en faveur du parentage de la musique et de la poésie.
Il tomba, un jour, entre ses mains, des vers de Voltaire contre les prêtres. Hilbey fut enchanté de leur rhythme, et comme, selon toute apparence, ses parents l’avaient élevé dans l’indifférence religieuse, il prisa fort les impiétés et les sarcasmes dirigés contre la religion, et il résolut de faire aussi des pièces de vers sur un sujet si plaisant.
C’était ordinairement à la veillée que Hilbey récitait ses pièces de vers à ses camarades, qui les trouvaient admirables. Quand il voulait produire un effet extraordinaire, il illustrait les scènes qu’il décrivait, en joignant la pantomime à la déclamation.
Pauvre jeune homme! tu ne pouvais leur dire qu’un souffle pestilentiel avait passé sur ta vive imagination, car tu l’ignorais toi-même; et l’homicide moral que tu commettais si souvent, tu n’en avais pas conscience! O dix-neuvième siècle! si vain et si bavard, pourquoi dans tes écoles primaires n’enseignes-tu pas la religion assez à fond pour prémunir la jeunesse aveugle contre les sophismes et les froides bouffonneries de l’impiété?
Enfin Hilbey quitta la campagne pour le Hâvre. Arrivé dans cette ville, mille impressions nouvelles agirent sur lui. La plus vive fut celle qu’il reçut au théâtre. Il n’eut que deux craintes: l’une de ne pouvoir demeurer à la ville toute sa vie; l’autre de ne pas gagner assez d’argent pour aller au spectacle.
Cependant Hilbey versifiait de plus belle, et, comme on n’est jamais auteur impunément, il pensa à publier ses œuvres, c’est à dire ses satires et ses chansons. Il alla donc trouver un éditeur, M. Morlent. Malheureusement la première pièce du recueil contenait une grosse faute de français; on y lisait:
A Mesdemoiselles *** qui m’avaient invité à aller chez EUX.
M. Morlent n’en lut pas davantage; il dit au jeune auteur qu’il ferait mieux d’aller à Paris, parce que, ajouta-t-il, en employant le langage commercial du lieu, le Hâvre n’offrait pas assez de débouchés. Hilbey prit ce conseil au sérieux. Comme il faisait ses préparatifs de voyage pour Paris, quelqu’un vint le prévenir, qu’un M. Andrieu, professeur de langues, avait vu de ses vers chez un tailleur, et qu’il désirait lui parler. Hilbey courut en toute hâte chez M. Andrieu. Or, voici à peu près ce que lui dit ce professeur: «J’ai vu des vers de votre façon qui sont pleins de fautes, mais aussi pleins d’esprit, et, avec des leçons, je suis convaincu que vous feriez quelque chose de bien.»
Que ses vers fussent pleins d’esprit, Hilbey le crut sans peine; mais qu’ils fussent pleins de fautes, ce fut pour lui une nouvelle aussi surprenante qu’imprévue. A quoi se réduisaient donc les mille et une louanges qu’ils lui avaient values? Bientôt revenu du léger abattement que lui avait causé cette fâcheuse nouvelle, il ne songea plus qu’aux moyens de s’instruire. M. Andrieu ne demandait pas mieux que de lui donner des leçons, au prix modique de cinq francs par mois; mais Hilbey ne croyait pas gagner déjà trop pour se nourrir, s’entretenir et aller au spectacle, justifiant ainsi, sans s’en douter, la justesse de ce vers d’un poète latin: Scire volunt omnes, mercedem solvere nemo[A]. Tout devait céder à son extrême désir de devenir auteur: le soir, au lieu d’aller souper à l’auberge, il achetait un pain de deux sous qu’il mangeait dans sa chambre. Il lui arriva même plus d’une fois de dîner de la même manière. Grâce à ce triste régime, il parvint à économiser les cinq francs qu’on lui demandait pour l’instruire. Les progrès de Hilbey furent rapides avec M. Andrieu, poète lui-même, et qui avait pris en amitié le jeune tailleur. Grâce aux leçons assidues et zélées du professeur et à un traité de versification qu’il avait donné à Hilbey, celui-ci parvint assez promptement à faire des vers sans trop de fautes. La confiance lui vint avec le savoir, et, quand il eut rimé une pièce de vers, il alla la montrer à M. Andrieu, qui, tout émerveillé, parla de suite de la faire imprimer dans la Revue du Hâvre.
Hilbey fut enchanté. M. Andrieu composa un article en prose, qui devait servir de préambule à cette pièce de vers. Le rédacteur de la revue était précisément le même M. Morlent, qui lui avait conseillé naguère d’aller à Paris. M. Morlent trouva les vers très bien, et se souvint très bien, aussi, de la grosse faute de français de Hilbey—chez eux—qui lui avait valu sa moquerie.
L’apparition de ce morceau et l’insertion de plusieurs autres fragments poétiques de Hilbey dans la Revue du Hâvre attirèrent l’attention sur lui. Un jeune poète de Paris, qui passait alors par le Hâvre, lui adressa des vers dans le journal et lui donna mille marques d’intérêt. Cependant Hilbey travaillait toujours à sa comédie, et M. Morlent l’engageait à la terminer pour la faire jouer. Cet homme bienveillant, recommandable à la fois par les qualités de l’esprit et du cœur, lui conseilla de composer quelques pièces de vers pour les ajouter à celles qu’il avait déjà, lui promettant de les éditer. Hilbey promit d’abord de suivre ce conseil, puis il se ravisa, s’étant rappelé un autre conseil que lui avait antérieurement donné le même M. Morlent: le conseil d’aller à Paris. Cependant il ne put exécuter ce projet immédiatement, sa comédie n’étant pas achevée, et il comptait beaucoup sur elle pour s’ouvrir la carrière des lettres.
Il quitta le Hâvre par une circonstance fortuite mais décisive: le manque d’ouvrage. C’était dans la mauvaise saison. Un tailleur de Fécamp se trouva, un jour, dans l’auberge où mangeait Hilbey. Il était venu au Hâvre pour se procurer un ouvrier; il proposa au jeune homme de l’emmener avec lui. Hilbey accepta, et, le lendemain, il partit pour Fécamp, avec son nouveau patron, se promettant bien de ne pas rester longtemps dans cette petite ville, qui ne pourrait rien offrir à ses goûts nouveaux; petite ville sans théâtre, sans journaux, sans littérature, et qui, peut-être, ne se douterait pas du bonheur de posséder dans ses murs, un poète fort connu...... au Hâvre.
Là, pourtant, sortie d’une famille honnête et aisée, vivait une jeune fille du plus heureux naturel, aimable, spirituelle, gracieuse, qui devait pousser Hilbey sur la scène du monde. Née quarante ou cinquante ans plus tôt, elle eût passé tranquillement ses jours dans une bonne ferme de la Normandie ou dans un comptoir de Caen ou du Hâvre. Le progrès si vanté du siècle devait lui faire une autre destinée. Hilbey l’appelle Séraphie dans ses poésies, et c’est d’elle qu’il a dit:
Précisément vers et romans n’agissent qu’avec trop de force sur une jeune tête de dix-sept ans, et ce n’est ni dans la Nouvelle Héloïse ni dans les romans modernes qu’on trouve les meilleures règles de conduite.
Enfin, Hilbey arriva à Fécamp. Son nom remplit bientôt la petite ville. Un ouvrier tailleur qui faisait des vers! Des vers qui avaient paru dans la Revue du Hâvre! Le fait était unique à Fécamp. On en parla beaucoup; on en parle sans doute encore.
Hilbey ne tarda pas à se marier à la jeune personne dont nous venons de parler. Il vint se fixer à Paris pour y courir les chances de la vie littéraire. Il y débuta par la publication d’un volume de vers intitulé Un Courroux de poète, dont les sujets, pour la plupart, se rapportaient aux divers événements de sa vie. On trouve dans ce recueil de la grâce, de la facilité, de la verve et une science rhythmitique donnée peut-être par la nature seule. Hilbey fit jouer ensuite, à l’Odéon, Ursus, comédie en un acte et en vers, qui n’obtint qu’un succès médiocre. Fort jeune encore, Hilbey peut parvenir à se faire un nom dans les lettres.
Nous donnons à nos lecteurs deux pièces différentes de ton et de sentiment, de ce jeune auteur pour mieux faire apprécier son talent.
ADIEU AU VILLAGE NATAL.
Courant de la fortune éprouver les hasards,
Sur le toit paternel, du haut de la colline,
Une dernière fois retourne ses regards;
A peine au sommet du coteau,
Pour donner un regard suprême
Aux champs qui furent mon berceau!
Je vous ai reconnus, ô vallons toujours chers!
Aux lieux où l’on naquit plus douce est la lumière,
Et plus doux sont aussi les airs!
Souvent mes pas amis, en franchirent le seuil;
Souvent... Mais, qu’ai-je vu? l’herbe y croît, et le lierre
L’enveloppe ainsi qu’un linceul!
Cherchant des traits aimés qu’il ne retrouve plus;
Quoi! partout des vieillards dévorés par la tombe
Font place à des enfants que je n’ai pas connus!
Vers des bords plus heureux et plus remplis d’appas,
Les uns se sont enfuis; d’autres font le voyage
D’où l’on ne revient pas!
N’offraient qu’un sol aride et que des fruits amers,
Cherchant sous d’autres cieux des destins moins barbares,
Sillonne le gouffre des mers!
Dédaignant tout à coup les paisibles douceurs,
Est allé, vain mortel, dans les cités impures,
Briguer d’orageuses grandeurs!
De sagesse et de biens en le douant du jour,
Dans un trépas hâté rendit à sa justice
Ce qu’il tenait de son amour!
Si déserts aujourd’hui, si peuplés autrefois!...
Pas un seul qui, du sein de vos mornes asiles,
Tressaille et réponde à ma voix!
Dispersent au hasard les rapides autans,
Tous, livrant leur fortune au souffle qui l’entraîne,
Flottent dispersés par le temps!
Au caprice des vents qui me vont entraîner!
Mais partout votre aspect, que le ciel rie ou tonne,
Dans mon cœur viendra rayonner!
Plus haut que la tempête et que les vents jaloux,
Viendra vous dire: O vous, champs qui l’avez vu naître,
Il vit, il se souvient de vous.
A M. VICTOR HUGO.
Je ne te connais pas et pourtant je te voi!
C’est que la pureté de tes pensers de flamme,
Infaillible miroir, reflète ta belle âme!
Mille fois gloire à toi, dont le génie ardent
Promène loin du joug son vol indépendant!
Qu’importe que, poussé par l’envie et la rage
Un flot d’écrivassiers, zoïles de notre âge,
Sous ses propres efforts accablé, haletant,
Jette des cris confus que personne n’entend!
Admire cependant une pareille haine!
Certes, avant d’entrer dans la glissante arène,
Ils se savent, au fond, impuissants à lutter;
Mais, ne pouvant te suivre, ils voudraient t’arrêter.
Il est d’autres oiseaux, espèce chamarrée,
Qui, tout surpris de voir leur caverne éclairée,
Et, ne pouvant souffler le flambeau redouté,
Qui vient leur dissiper leur chère obscurité,
Au bras qui le conduit, de leurs griffes impures,
Veulent traîtreusement faire des déchirures.
Ces sinistres hibous, à qui le soleil nuit,
Aiment à s’entourer des ombres de la nuit,
Par beaucoup de raisons, dont voici la première,
C’est qu’ils sont trop hideux montrés à la lumière.
Mais laisse-les blâmer tes sublimes portraits;
Ils les blâmeraient moins s’ils les trouvaient moins vrais.
Leur persécution ajoute à ta victoire;
Tes succès font leur haine, et leur haine ta gloire.
Oh! combien ces cœurs secs, spectres affamés d’or,
Remuant du métal qu’il nomment leur trésor,
Sont pâles à l’éclat de l’auréole sainte
Dont au-dessus d’eux tous je vois ta tête ceinte!
Poète, gloire à toi! dont la puissante main
A travers tant d’écueils soutient l’essor humain;
Qui, de ton vaste sein, d’où la flamme ruisselle,
Fais jaillir, d’un seul jet, sur tous une étincelle;
Qui, foulant du faux grand le vil sceptre brisé,
Fais relever la tête au pauvre méprisé!
C’est que tu sais fort bien, toi, poète équitable,
Que le petit, souvent, est le grand véritable....,
Et que, sur son grabat, à l’heure de l’adieu,
S’il n’a l’appui de l’homme, il a l’appui de Dieu.
Périsse le mortel aux entrailles de pierre,
Qui peut du malheureux repousser la prière!
Ou bien qui, lui jetant un denier regretté,
Le fait plus par orgueil que par humanité!
J’aime les malheureux. Répondez, âmes vaines,
D’autre sang que le leur coule-t-il dans vos veines?
Qu’avez-vous de plus qu’eux pour vous en prévaloir?
Plus bas est placé l’homme, et plus il a d’espoir.
Or, puisque c’est ainsi que l’équité suprême
Fait que l’espoir d’un bien vaut mieux que le bien même,
Donc je préférerais, quoi qu’on en dise, moi,
Etre, s’il le fallait, un mendiant qu’un roi.
Car un roi, fît-il mettre un quart du monde en cendre,
Sans espoir de monter, est sujet à descendre:
Sur le faîte grimpé, comme sur un perchoir,
Et, pour avoir vu trop, il n’a plus rien à voir.
Tel est un voyageur qui, sur une montagne,
S’est élancé d’un bond pour mieux voir la campagne;
Sur le sommet aigu planté superbement,
Il ne peut opérer le moindre mouvement;
Comme sur un pivot, tournant en équilibre,
Le sot, pour être haut, a cessé d’être libre.
Rien ne lui plaira plus, s’il redescend en bas,
Et l’abîme l’attend s’il fait de plus un pas.
GONZALLE,
Cordonnier à Reims.
Né à Reims, de parents pauvres, Gonzalle s’appliqua de bonne heure à cultiver son intelligence. Il apprit promptement à lire et à écrire chez les Frères. Il fut conduit à Paris, à l’âge d’environ sept ans. Son goût décidé pour l’étude ne fit que s’accroître dans la société intime de sa mère, qui, toute femme du peuple qu’elle était, lui faisait lire près d’elle Homère, Thucydide, Tacite, Montesquieu, Corneille, Racine, et quelques poètes modernes. C’est sous ces nobles et grandes influences que se développèrent les dons précieux qu’il avait reçus de la nature.
A douze ans, Gonzalle perdit sa mère. Pour ces deux âmes d’élite qui avaient vécu dans une si étroite communion d’idées et de sentiments, la séparation fut terrible. Sans doute, pendant sa maladie, qui fut longue et douloureuse, la pauvre femme vit se dresser devant elle, comme un fantôme, l’avenir de son fils; elle s’accusa d’imprudence, peut-être, pour avoir découvert l’arbre de la science à cet enfant pauvre et sans appui. Dans son agonie, elle recommanda l’orphelin au jeune médecin qui la soignait. Le médecin par bonheur était sensible et généreux[B]. Il promit à la mourante de veiller sur son enfant.
Le docteur destinait son jeune protégé à une profession libérale, mais, mieux inspiré, celui-ci comprit qu’il devait avant tout, apprendre un état. Il eut une véritable vocation pour celui de passementier. Il fut donc mis en apprentissage, d’après sa volonté formelle. Un an s’était à peine écoulé qu’une violente maladie de poitrine mit ses jours en danger. Les secours de l’art et les soins les plus tendres lui conservèrent la vie; mais, peu de temps après, son ami, son bienfaiteur, son second père, M. Savatier descendait lui-même au tombeau.
La douleur de Gonzalle fut poignante; il restait seul, après ce second coup. Sa santé était, d’ailleurs, trop affaiblie pour qu’il pût continuer son état de prédilection. Que faire alors? Il se présenta une occasion pour celui de cordonnier, qu’il n’aimait pas. Il fallut être cordonnier.
C’est à cette époque de sa vie que Gonzalle comprit parfaitement quels obstacles sans cesse renaissants suscitait au travail purement mécanique le travail de la pensée. Il travaille, sans doute, car la faim est là avec son ardent aiguillon; mais l’ouvrier s’occupe-t-il avec goût de son état? Se pique-t-il d’y introduire des améliorations et des perfectionnements? Non, car l’homme d’intelligence revendique ses droits; dès que la besogne du jour est terminée, Gonzalle parcourt avec empressement les champs incommensurables des sciences, des lettres et des beaux-arts, sans qu’il y ait la moindre place dans son esprit pour le cuir, l’alêne et le tranchet.
Quand l’ouvrier a eu une longue veine de travail, il peut, avec une stricte économie et une tempérance exemplaire, parvenir à faire quelques légères économies; mais le plus beau trésor pour Gonzalle, c’est l’instruction; l’instruction vaste, sans bornes. Aussi, dès qu’il a quelques francs, il achète des livres qu’il ne peut lire qu’en prenant sur son sommeil, et, quand il manque du nécessaire, il les revend à vil prix. Ce manège mainte et mainte fois répété, orne son esprit aux dépens de sa bourse et de sa santé. Plus de mille volumes passèrent successivement par ses mains.
Epuisé par ces études incessantes, Gonzalle, dans le cours de deux ans, alla expier trois fois sur un lit d’hôpital son irrésistible penchant. Il comprit qu’un grand sacrifice lui était commandé: qu’il fallait quitter Paris. Moins excitée, dans la province, sa soif de savoir s’éteindrait peut-être; et puis, pour arriver au lieu qu’il avait choisi, il fallait faire quatre cents lieues! Que de milliers d’objets nouveaux allaient recréer sa vue! que d’impressions sans cesse renouvelées! La nature de l’homme est si mobile! Et puis la fatigue de la route; puis encore la difficulté des occasions; tout cela réuni pouvait amener telles modifications dans son être qu’il fût, en fort peu de temps, tout à fait méconnaissable. Vaines espérances! nouvelle robe de Déjanire, la science ne cessa de le dévorer pendant ses longues pérégrinations. Découragé, il revint dans sa ville natale, où de nouveaux efforts pour étouffer le démon de la poésie furent également inutiles. Vaincu dans ce duel fatal, le jeune athlète tira de son cœur ulcéré ces vérités amères:
A besoin d’ignorer..., même son ignorance!
Quand, fière de ses lois, fruits d’un stérile orgueil,
Notre société, plus froide qu’un linceul,
Ne veut pas tenir compte au penseur prolétaire
Du mal qu’on ne fait pas et que l’on pourrait faire,
Sophistes, beaux parleurs, philanthropes fiévreux,
Laissez-nous l’ignorance ou rendez-nous heureux.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
L’ignorance amplement jouit de l’existence,
Tandis que le mérite, en proie à l’indigence,
Bien souvent du tombeau franchit le noir portail,
Moins usé par les ans qu’usé par le travail.
Ces pensées désolantes mais justes se produisent avec plus de force encore dans les vers suivants:
Souvent sa coupe d’or n’est qu’un froid lacrymal!
Que me sert d’admirer, au gré de ma pensée,
Zoroastre, Brahma, Moïse et Confutzée!
D’aimer entendre Homère exalter ses héros,
Ainsi qu’Anacréon chanter l’antique Eros!
De voguer avec Cook sur des mers inconnues,
Ou de suivre Képler jusqu’au delà des nues?
Avec ce don puissant, ai-je plus de bonheur
Que le simple ouvrier qui ne sait que son cœur?
Non! Son sommeil est calme et le mien plein d’orages.
Mes jours les plus heureux ne sont pas sans nuages;
Quand mes sens sont muets, mon cœur est agité;
Il n’est jamais pour moi de douce oisiveté,
Car la faim sait troubler, par sa fièvre nerveuse,
Du poète en travail l’oisiveté rêveuse!..,
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Pour nous, déshérités, nous, moins qu’un grain de paille,
L’étude, ô fils du peuple, est un champ de bataille,
Où, bien souvent, nos jours sont comptés pour des ans;
Tant nos illusions y durent peu d’instants!
Mais le poète n’est pas toujours triste et sombre; quand l’amour l’inspire, ses vers sont empreints d’une grâce, d’une fraîcheur, d’une vérité de sentiment, qui rappellent Properce et Tibulle.
Il dit quelque part:
J’aime à te voir sourire et pleurer tour à tour;
Je t’aime quand je dors, je t’aime quand je veille;
La vie est, à vingt ans, un poème d’amour.
Une pièce remarquable, intitulée la jeune fille mourante, nous dévoile toute la tendresse de son âme. Nous en citerons quelques strophes:
O mort, fuis loin de moi, ton nom seul me fait peur!
Sans me laisser vieillir, laisse-moi l’innocence...
A peine ai-je effleuré la coupe du bonheur!
Egrener sur mes pas le reste des beaux jours,
Sans me sentir au front, pour dernière couronne
Ces fleurs qui, de l’été, sont les derniers amours.
Quand on sent son cœur battre et ses sens éveillés,
Le bonheur, avec vous, semble prendre la fuite;
Ingrats! on vous sourit, et déjà vous fuyez!
Sans avoir pu fleurir et porter de doux fruits,
Sans troubler du Léthé l’oublieuse paresse,
Dans ses flots nébuleux va se perdre sans bruits!
Enfant d’un doux soleil, laissez-vous attendrir!
De ma vie assez tôt se fermera le livre.
Si jeune, j’aime encore et ne veux pas mourir!
Mais le trait caractéristique de son talent, c’est l’abondance de la pensée mise en relief par une forme vive et pittoresque:
Avec la pauvreté, ce rêve est froid et sombre,
Même lorsque l’étude échauffe notre cœur:
Pauvres, que sommes-nous? Un zéro sans valeur.
Pour les cœurs pleins des feux d’une sublime fièvre,
Il n’est plus de Mécène, il n’est plus de Penthièvre:
Les talents malheureux sont partout méconnus,
S’ils ne savent flatter d’insolents parvenus;
Car, hélas! pour prouver qu’on n’est pas sans mérite,
Il faudrait d’un seul jet faire une œuvre d’élite.
On est jeune.... qu’importe! Eh! qu’étiez-vous, pédants,
Quand vous n’aviez aussi que vingt et quelques ans?
Quoi de sublime en vous pouvait alors surprendre?
Mais l’auteur de Cinna l’est aussi de Clitandre....
Essaie à démêler le bien avec le mal;
Je n’ai point de conseils à te donner à suivre;
Mais, en lisant ces vers, tu peux apprendre à vivre.
Conseiller est un droit qu’il nous faut acheter.
Qu’un Mécène conseille, on aime à l’écouter;
Le moindre de ses mots est pour nous un oracle;
Plein de reconnaissance, il n’est aucun obstacle
Qui nous puisse acquitter; car on croit, en ce jour,
Acquitter une dette et d’honneur et d’amour.
Un mot est bien souvent la clef d’une satire,
Et ce mot, bon Eugène, essayons de le dire:
Pour croire à la vertu, quand le cœur reste froid,
Il faut le voir de près et le toucher du doigt.
L’homme est toujours enclin, quand le malheur l’opprime,
A l’incrédulité de l’apôtre Dydime;
Car, trompé si souvent, il craint de l’être encor;
Le doute est quelquefois un utile mentor.
Gonzalle a été très varié dans ses poésies, mais sans parti pris à l’avance, et l’inspiration se fait sentir au même degré dans les morceaux les plus opposés.
Nous donnerons comme dernière citation la pièce de vers intitulée: Une salle d’asile à Reims, parce qu’elle a quelque rapport avec le sujet principal de notre livre:
UNE SALLE D’ASILE A REIMS.
A Madame Poisson.
Dans son plus vif éclat brille la pureté;
Où de son tendre amour la douce bienfaisance
Vient en aide au malheur et protége l’enfance.
Quoique jeunes, l’étude a des charmes pour eux!
Jouez, enfants, jouez; le jeu plaît à votre âge.
Ignorant du malheur le dur apprentissage,
La vie est à vos yeux un de ces jours d’été
Qui dans un cœur souffrant ramène la santé.
Aspirez ce parfum qui délecte votre âme,
Qui sans cesse l’émeut et sans cesse l’enflamme;
Le jeu joint à l’étude est une volupté.
Savourez le bonheur que j’ai trop peu goûté!
Je ne viens pas ici pour assombrir la joie
Que dans vos jolis yeux l’innocence déploie.
Fils du peuple, assez tôt vous les verrez s’enfuir,
Ces jeux dont aujourd’hui vous aimez à jouir.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . Jouez, jouez enfants.
Ne rembrunissez pas vos visages riants.
Peuple, si rien en moi n’annonce l’opulence,
Je vous apporte un cœur ami de l’innocence.
Ces caprices, ces riens, ces désirs innocents,
Ces fronts vierges encor des atteintes du vice,
Et ces yeux pétillant de joie et de malice.
O muse! tout en eux m’enivre avec lenteur
Des lointains souvenirs de mon premier bonheur!
Je me vois à cet âge (âge trop éphémère!)
Où mon cœur, embaumé des baisers de ma mère,
Ignorait ces chagrins, ces ennuis dissolvants,
Qui souvent par milliers tourmentent mes beaux ans.
Près de ma bonne mère, enfant, je ris, je chante;
Tout en elle me plaît, tout en elle m’enchante;
Je sens sa douce main lisser mes blonds cheveux;
Je jouis de ses pleurs, je souris à ses vœux.
O voluptés du ciel! innocentes ivresses!
Mes sœurs sont près de moi, partagent ses caresses;
Nous folâtrons ensemble, et courons tour à tour
Dans ses bras caressants épancher notre amour.
Et dont le cœur glacé ne croit pas au civisme,
Si vous avez encore un peu du feu sacré,
Que l’homme a su ravir au palais éthéré,
Venez voir ces enfants; et votre âme vénale,
Enviant de la leur la robe virginale,
Rougira de sa honte, entendra retentir
Dans ses désirs fangeux la voix du repentir.
Vous n’accablerez plus les classes ouvrières
D’ironiques dédains, d’insolences altières;
Vous sentirez combien leur vie a de douleurs;
Aux jeux de ces enfants vous mêlerez des pleurs!
Du sein de cet asile où l’enfance s’élève,
Qui sait si quelque jour le sort, comme un beau rêve,
Ne fera pas surgir un Lycurgue, un Kléber,
Un Homère, un Colomb, un Tacite, un Képler?
Vous riez, insensés! Qu’êtes-vous donc pour rire?
Mais le peuple aujourd’hui sait penser, sait écrire,
Et ne jalouse pas votre stérile orgueil;
Ce rire de Xerxès va vous servir d’écueil.
En éclats foudroyants la voix de Démosthènes?
Tout le peuple s’émeut; il admire, il pâlit;
Le ciel tremble et la mer tressaille dans son lit.
Entendez-vous vibrer les accords d’une lyre
Dont Pindare eût parfois envié le délire?
C’est l’immortel Rousseau qui monte dans les cieux
Et qui bien loin de lui laisse les envieux.
Voyez-vous un vieillard, le front brillant de gloire,
Qui déroule à vos yeux les pages de l’histoire,
Fait aimer la vertu, fait plaindre le malheur?
C’est Rollin, dont toujours on vante la candeur.
Entendez-vous les chants d’une muse éclectique?
C’est Horace, au souris gracieux et caustique,
Qui chante ses plaisirs sous un beau ciel d’azur
Et nous fait envier les bosquets de Tibur.
Entendez-vous tomber de la chaire sacrée
Les sublimes accents de cette âme inspirée,
Qui fait pâlir le vice interdit et muet?
C’est Fléchier, le rival du fougueux Bossuet.
Voyez-vous sur la scène, où la vive satire
Démasque l’imposture et des sots nous fait rire,
Un homme couronné de lauriers immortels?
C’est Molière, dont l’astre a partout des autels.
Voyez-vous un des fils de la jeune Amérique
Deviner de l’aimant la puissance féerique?
C’est Franklin, dont le bras, sublime, audacieux,
Désavoue Jupiter, effroi de nos aïeux.
Voyez-vous une muse au front doux et timide?
C’est le tendre Quinault, c’est le chantre d’Armide.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Voyez-vous, plein des feux d’une mâle éloquence,
Comme un brillant soleil, de la nuit du silence
S’échapper un génie aux regards chaleureux?
C’est Jean-Jacques Rousseau, l’ami du malheureux[C].
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Ingrats! vous qui riez des classes populaires,
Ces hommes qu’étaient-ils? des fils de prolétaires[D].
. . . . . . . . . . . . . . .
Enfants! la vie est belle; osez bien la comprendre,
Soit qu’il faille monter, soit qu’il faille descendre.
Riche.... pour bien jouir, il faut, comme Titus,
Allier sa fortune à d’utiles vertus.
Malheur à qui s’écrie, en palpant son suaire,
Je n’ai point fait d’heureux... et je pouvais en faire!
Mais, bons petits enfants, si le soc du malheur
Doit toujours sans pitié vous labourer le cœur,
Ne désespérez pas... l’espérance aide à vivre.
Chaque jour de la vie est la page d’un livre,
Où le pinceau du temps, imbibé de nos pleurs,
Ici peint un désert, là, des bosquets de fleurs.
Oh! quand autour de soi l’on ne voit que des vices,
Des amours sans parfum, des amitiés factices,
De ces jeunes enfants que l’aimable gaîté
Réjouit aisément mon esprit attristé!
Des larmes de plaisir humectent ma paupière!
Que j’aime à suivre au ciel leur naïve prière
Qui, sous les traits d’un ange au parler gracieux,
Comme un léger soupir s’élance dans les cieux!
Qu’importe des haillons qui n’ont rien de coupable?
Jésus n’est-il pas né dans une obscure étable?
De ne pouvoir briller laissons un sot rougir:
L’habit n’anoblit pas... mais on peut l’ennoblir.
Comme une des vertus que prêche l’évangile,
Au nom de tes bienfaits, au nom de tes enfants,
Permets que de ton nom j’embellisse mes chants!
Rémois.... il a des droits à ma reconnaissance;
Peuple.... de mon obscure et fière indépendance
Il ornera le front, comme une fraîche fleur,
Qui du haut d’un rocher sourit au voyageur.
Pour faire la part de la critique, Gonzalle prend peu de souci de la forme; il revient rarement sur son premier jet; spontané, il exhale ses impressions plus qu’il ne les creuse. On trouve encore à reprendre dans ce jeune poète des locutions inélégantes, des expressions impropres et négligées; deux vices souvent jumeaux, la déclamation et l’exagération. Tel qu’il est aujourd’hui avec ses défauts et ses qualités, la verve, la grâce et l’énergie, il a droit aux plus vives sympathies et aux encouragements.
ALEXIS DURAND,
Menuisier à Fontainebleau.
Une imagination vive et rêveuse, une humeur fière et inquiète, une excessive sensibilité à l’endroit des beautés de la nature, telles étaient les principales dispositions qui se faisaient remarquer chez le jeune Durand, même lorsqu’il n’avait pas dépassé la limite de l’enfance. A l’âge de quatre ans, nous le voyons déjà parcourir la forêt de Fontainebleau pour y faire une charge de bois, souvent énorme, mais qu’il trouvait légère, en songeant que sa pauvre mère, tout récemment veuve, et ses jeunes sœurs, dont quelques parents prenaient soin, le jour, et ramenaient, le soir, se réchaufferaient, grâce à sa laborieuse excursion. A huit ans, déjà perçait en lui un sentiment de liberté qui le rendait vagabond, inquiet et peu joueur. Il partait, le matin, avec un morceau de pain dans sa poche, et, toute la journée, il errait dans la forêt, cherchant des fruits sauvages, des nids d’oiseaux, tuant des vipères, et ramassant du bois.
Cette existence tout extérieure, mélange de mouvement et de contemplation oisive, devait indisposer l’enfant contre la règle et la discipline d’une école. Aussi ce fut avec beaucoup de peine que sa mère parvint à le faire entrer en pension chez M. Rabotin, aujourd’hui employé à la mairie de Fontainebleau. Il avait dix ans et demi quand il entra dans cette école, et il y resta à grand’peine jusqu’à l’âge de douze ans. Cependant il remporta les premiers prix d’arithmétique et de mémoire.
Pendant son court séjour dans ce pensionnat, le jeune Durand rapporte un trait de caractère personnel que nous croyons devoir reproduire:
«Les enfants,» dit-il, «admis à faire leur première communion, devaient, la veille, se mettre aux genoux du maître, en le priant d’excuser leurs fautes et de leur donner sa bénédiction. Nous étions douze; onze vinrent en ma présence, et sans balancer, s’acquitter de ce devoir; seul, je refusai obstinément de me soumettre. Je n’en fis pas moins ma première communion, au grand étonnement de mes camarades.»
«Cependant j’étais religieux à ma manière; déjà je trouvais que les cérémonies du culte n’étaient point d’assez dignes interprètes entre la créature et le créateur[E]. Je me reportais avec enthousiasme aux jours où, sans connaître la portée de cet acte, à l’ombre de ma forêt, je m’agenouillais sur le gazon, devant le soleil du soir, plein d’admiration pour un si magnifique tableau.»
Après avoir reçu cette instruction très élémentaire, il entra en apprentissage chez un menuisier-ébéniste de Paris. Les moments dont il pouvait disposer se passaient en visites aux musées et en promenades au bois de Boulogne. C’est là qu’il trouvait des objets plus en harmonie avec ses dispositions secrètes, avec son amour pour la poésie; amour qu’il croyait inné chez lui et qu’il couvait, dès l’âge de dix ans, sans vouloir s’ouvrir à personne, de crainte d’être raillé.
A quatorze ans, il revint à Fontainebleau; mais déjà son imagination exaltée, peut-être, par les merveilles des arts que Paris avait offertes à ses yeux, le transportait, loin de son pays, à des distances fabuleuses. Il partit pour Anvers, où il passa une partie de l’hiver de 1812. C’est là que, pour la première fois, il jouit du sublime spectacle de la mer; c’est là sans doute que ses idées s’étendirent, s’élevèrent. Toutefois le moment était venu où les rêves de l’imagination allaient s’envoler dans de terribles réalités: l’armée française venait d’être ensevelie presque tout entière dans les neiges de la Russie; les hommes d’action devenaient les hommes de la patrie en danger. Durand résolut de paraître parmi eux: il partit, après avoir vaincu la répugnance de sa mère, comme volontaire dans le premier régiment des gardes d’honneur, la ville de Fontainebleau ayant payé son équipement. Ses camarades avaient, la plupart, beaucoup d’argent, tandis que lui n’avait pas un sou; ils avaient reçu une brillante éducation, et lui n’était qu’un ignorant. Là, comme à l’école, Durand attira l’attention sur lui: il composa quelques vers héroïques, pour prix desquels il n’obtint de son capitaine qu’une verte semonce. Mais il n’était pas homme à se décontenancer facilement, et, dans une réponse pleine de fermeté, d’esprit et de convenance, il démontra parfaitement que cette semonce n’était qu’un anachronisme. Le capitaine, homme d’esprit, sans doute, lui fit la meilleure des répliques en le nommant brigadier.
L’abdication de Napoléon, au commencement de 1814, rendit Durand à sa mère, qui faillit mourir de joie et de saisissement en le revoyant. Il avait vingt ans; le goût de la poésie et des voyages revint le tenter, et, au mois de mai, il partit pour Nantes, ayant un sac plus garni de livres que d’habits, et douze francs dans son gousset.
Jeune, ardent, passionné, il rêvait une nouvelle Odyssée, et, comme première halte de ses courses maritimes, il avait choisi l’Amérique. Des causes purement matérielles le réduisirent à s’embarquer seulement pour Bordeaux. Là, il apprit le débarquement de Napoléon. Rappelé sous les drapeaux où l’attendait le grade de sous-lieutenant dans la garde nationale mobilisée, il partit. Les Vendéens l’arrêtèrent à Saint-Maixent; mais, au bout de trois semaines, il fut arraché de leurs mains par la gendarmerie. Il se remit en route et arriva à Soissons, le jour de la bataille de Waterloo.
Après la seconde restauration, il retourna à Bordeaux. Bientôt il parcourut tout le midi de la France, visitant tous les musées, tous les édifices, toutes les ruines. Mais depuis longtemps le fantôme de Rome apparaissait à son imagination ardente, et, le printemps suivant, il prit la route de Lyon, par la Bourgogne, se dirigeant sur l’Italie, dont il commençait à parler la langue.
Durand résida quelque temps à Genève. Aux heures où il pouvait déposer le rabot, il gravissait le mont Salève, et, quand il en avait atteint le sommet, il promenait ses regards investigateurs sur les horreurs sublimes que présentent les glaciers du Mont-Blanc et rassérénait son âme en les reportant sur les riantes campagnes situées dans la plaine. Il traversa successivement les Alpes et le Simplon, en proie aux émotions les plus profondes. Il y avait sans doute de la témérité à s’aventurer sur des sentiers étroits, bordés des deux côtés par d’affreux précipices; à pénétrer dans des forêts peuplées de loups et d’aigles affamés; à couper le fil de torrents impétueux en ayant de l’eau jusqu’à la ceinture; mais il puisait dans ces solitudes sauvages une énergie surnaturelle qui élevait son cœur au-dessus de tous les dangers.
«Qu’avais-je à craindre,» s’écrie Durand, en parlant de son voyage à travers ces montagnes, «n’étais-je pas sous l’aile immense de la Divinité, et même dans le ciel, puisque je voyais les nuages à mes pieds?»
Durand se rendit ensuite à Milan; après y avoir séjourné quelque temps, il se mit en marche pour les Apennins, d’où il aperçut les deux mers; puis gagna Florence. En visitant la célèbre galerie de cette ville, il lut ces mots écrits sur la porte:
La toilette du menuisier-voyageur était plus que modeste; aussi, à sa seconde visite, un monsieur vint le prier poliment de sortir. En homme qui connaît sa valeur, Durand lui répondit en latin: Quem me esse putas? non exeo[G]. Aussitôt le monsieur lui fit des excuses et lui offrit d’être son guide. Durand remercia en français, tout en refusant, et continua de parcourir les salles comme un artiste de la nature qu’il était.
Enfin, le 10 août, jour mémorable dans ses notes de voyage, Durand, mourant de soif et couvert de poussière, plongea sa tête et ses mains dans le Tibre, qui fut loin de répondre à l’image qu’il s’en était faite. Les monuments imparfaits de Rome, les souvenirs grandioses qu’elle évoque, et la solennelle majesté dont se revêt son existence présente agissaient puissamment sur son imagination et le jetaient dans de longues rêveries, auxquelles nous devrons sans doute un livre intéressant. Mais un fait des plus vulgaires vint l’arracher à cette vie mêlée de travail manuel, de méditation, d’étude et de poésie: la police romaine avait pris ombrage de ses interminables promenades, même aux heures de la plus grande chaleur, et il lui était suffisamment démontré que Durand devait être, au moins, un personnage suspect, puisqu’il n’était entré en Italie qu’à l’aide d’un passe-port français. En vain Durand déploya-t-il toute son éloquence auprès de notre consul pour prolonger son séjour dans une ville où il n’était arrivé qu’au prix de fatigues et de privations de tout genre, ce fonctionnaire demeura inflexible, et Durand n’obtint d’autre faveur que d’être embarqué gratis pour Gênes, afin de retourner immédiatement en France. O pauvreté!
Ce coup imprévu ne fit pas perdre à Durand sa sérénité habituelle. Voici en quels termes il nous raconte, avec son âme de poète, les dernières circonstances de sa plébéïenne Odyssée:
«Cinq paoli, environ trois francs, restaient dans mon gousset. Le bâtiment ayant relâché à Livourne, j’obtins la permission d’y travailler quatre jours. On remit à la voile. Chemin faisant, par un temps superbe, debout sur le pont du vaisseau, je lisais à haute voix des passages de l’Orlando; puis, matelots et passagers, à qui ces lectures étaient agréables, me priaient de partager leurs repas. Parfois nous rasions la côte, et j’étais transporté d’admiration à l’aspect des belles forêts qui descendent des Alpes et viennent plonger leurs vastes rameaux jusque dans les vagues agitées.
»A Gênes, mes paoli perdirent moitié; j’allais faire l’inventaire de mon sac... quand une vieille moustache de sergent, qui m’avait vu entrer chez le consul français, m’aborda:—«Vous êtes français?—Oui, mon ancien.—Avez-vous servi?—Oui, dans la garde.» Aussitôt ce brave homme me sauta au cou, et je vis des larmes dans ses yeux. Il me conduisit dans une maison où je restai cinq jours; il ne me venait voir que le matin; je le vis entrer un matin, un bonnet de police à la main. «Je vais conduire un détachement à Suze,» me dit-il, «venez avec nous; vous aurez le billet de logement.»
»En route, il me montra sa croix dont il avait fait une épingle, car il sortait des grenadiers de la garde. Il me pria de lui permettre d’écrire son nom sur un de mes livres. Je lui donnai mon Ossian, et j’ajoutai à sa signature une note qui me rappellera toujours cette circonstance. Il se nommait Sironel. A Suze, nous nous séparâmes et j’acceptai de ce vieux soldat une pièce de cinq francs, autant par nécessité que pour lui en avoir une reconnaissance éternelle.»
Enfin Durand revit la France. Il avait vingt-sept ans; il ne tarda pas à se marier. «Mon travail et celui de ma femme,» dit Durand, «ayant amélioré notre situation, je me hasardai à reparaître le dimanche dans cette forêt, que j’avais autrefois tant parcourue. Je ne pus revoir sans enchantement le mont Ussi, alors que ses rocs et ses vallons sont couverts de muguet, et que le genêt prodigue de toutes parts ses millions de fleurs jaunes, qui semblent un voile d’or étendu sur la verdure, et sur lequel percent çà et là de hauts buissons d’aubépine fleurie, qui embaument l’air. Tous les souvenirs d’enfance, de liberté, d’amour, de poésie, vinrent de nouveau s’emparer de mon cœur; je ne pus résister à tant d’émotions: je chantai.»
Deux poèmes sont nés de ce nouveau genre de vie, ou plutôt deux poèmes entrevus et ébauchés dans les longues pérégrinations de la jeunesse de Durand furent alors sérieusement élaborés et appelèrent sur lui l’attention du monde littéraire. Tous les deux appartenaient au genre descriptif; à ce genre, d’ordinaire froid et monotone, qui, pour plaire, doit recourir à d’ingénieux épisodes et animer un fonds terne par un vif coloris de pinceau.
Le premier de ces poèmes, la Forêt de Fontainebleau, publié sous les auspices d’hommes bienveillants et distingués par leur mérite, obtint un véritable succès. La critique y reprendra sans doute des longueurs, des prosaïsmes de pensée, des tournures maladroites, du décousu dans le style. Mais il faut l’avouer, il y a bien du charme dans le premier chant, le plus faible des quatre qui composent ce poème; et c’est avec une douce émotion qu’on écoute ces modulations naïves d’une voix qui, comprimée longtemps, s’essaie timidement par crainte d’irrévérence envers l’art: c’est une satisfaction délicate que de comparer ce chant, presque entièrement dû à l’inspiration de la nature, avec le troisième qui brille par de grandes beautés, où le sentiment et l’art se confondent.
Les trois morceaux capitaux de ce poème sont: le Bouquet du Roi du deuxième chant; l’Incendie des drapeaux de la garde impériale, et la Communion militaire.
Dans le château de Fontainebleau, qui succéda à la Forêt, l’auteur est parvenu à donner plus de variété au tour poétique; le sentiment du rhythme s’y produit plus manifestement; la coupe des vers est plus habile.
Le morceau suivant, intitulé Bouquet du Roi, adressé à l’académie ébroïcienne, dont le siège est à Evreux, et qui compte parmi ses membres MM. de Châteaubriand, de Lamartine, Ancelot, etc., valut à Durand une faveur inattendue: il fut admis spontanément au nombre des membres correspondants de cette société, qui lui fit expédier sur le champ son brevet.
BOUQUET DU ROI
Et dont avec transport j’aime l’antique ombrage,
Géant de la forêt, noble Bouquet du Roi,
Que l’œil du voyageur admire avec effroi;
Si le souffle inconnu, la végétale vie
Qui dans un double corps tient ta sève asservie,
Ne voile pas ton front, empreint de majesté,
Du lugubre bandeau qu’on nomme cécité;
Si tel est, en effet, le bonheur de ton être,
Patriarche des bois, tu dois me reconnaître.
C’est que depuis le jour où la main du hasard
Te créa l’ornement de l’agreste bazar,
Villageois, citadins et nobles personnages,
Nul ne fit près de toi plus de pèlerinages.
Poussé par je ne sais quel démon familier,
Qui s’empara de moi, quand j’étais écolier,
Soit que le ciel, armé des feux de la torride,
Fît du vaste empyrée une fournaise aride,
Soit qu’il se dérobât dans l’humide brouillard,
Je venais, comme on vient visiter un vieillard,
Qui, dans son ermitage, à la foule ravie
Révèle quelques-uns des secrets de la vie,
Et, d’un titre sublime à nos yeux revêtu,
De l’homme infortuné ravive la vertu.
Toi, donc, qui réunis, sous une immense écorce,
La taille, la beauté, la vieillesse et la force,
Si le ciel, un instant, infidèle à ses lois,
Favorisait ton sein d’une éloquente voix,
Quel torrent précieux de vérités sublimes
Chez les humains surpris verseraient tes deux cimes!
Que de faits jusqu’à nous ne sont pas parvenus,
Qui seraient à l’instant dévoilés et connus!
Monarque des forêts, à la forme androgyne,
Tu nous révélerais l’incertaine origine
Du Palais de nos rois et de Fontainebleau.
Ce nom fut-il celui d’un chien nommé Bléau,
Qui, pressé par la soif, fit, en creusant l’arène,
Jaillir les flots bruyants d’une claire fontaine?
Tu nous affranchirais de cette obscurité.
Et toi, contemporain de ma belle cité,
Es-tu le premier né de la vaste famille
Qui, sous son humble écorce, autour de toi fourmille?
Sans doute aucun rival ne vit à son berceau
Les temps où tu n’étais qu’un fragile arbrisseau.
Qu’est devenu celui qui déposa ton germe?
Quel mortel à tes jours peut assigner un terme?
D’un siècle qui n’est plus orphelin solennel,
Comme ta vieille mère es-tu donc éternel?
Oh! j’en eus la pensée, à ton air, à ta forme,
A l’immense contour de ton colosse énorme.
Porte l’affreux cachet du courroux des autans;
Soit que, pour conserver l’agréable et l’utile,
Tu te sois dépouillé d’une branche infertile,
Soit qu’un malin esprit t’ait livré sans vigueur
Au souffle rugissant de l’aquilon vainqueur;
De ton épais feuillage une palme superbe
D’un effroyable coup fut atteinte, et sur l’herbe
Tomba comme un débris précipité des cieux.
L’endroit qu’elle occupait afflige encore les yeux.
Mais ce léger revers facilement s’oublie,
Et ta mâle beauté n’en est pas affaiblie.
Un héros qui, vingt ans, sous le feu des combats,
Des champs du Borysthène aux campagnes de Rome
Promena, triomphant, les drapeaux du grand homme;
Vieux, il est jeune encore et porte avec orgueil
Des traces qui cent fois l’ont dû mettre au cercueil;
Ulm, Austerlitz, Iéna, Wagram en lui respirent;
La patrie et l’honneur sont les dieux qui l’inspirent;
Le roi, les grands, l’armée et le peuple inconstant
Rendent à sa valeur un hommage éclatant.
Et le spectre hideux qui moissonne les têtes,
Ensemble t’ont porté les plus terribles coups.
Ferme comme un héros tu les a bravés tous;
Et tu règnes en paix sur ta longue avenue,
Les pieds au noir abîme, et le front dans la nue.
Oh! que n’ombrageais-tu ces bois religieux,
Dont la Fable raconte un fait prodigieux!
Aux temps où, consacré par de nombreux miracles,
Un chêne à haute voix prononçait des oracles:
Chez ce peuple, où l’erreur prodiguait les autels,
Ta gerbe eût obtenu l’hommage des mortels;
L’aigle de Jupiter, traversant l’empirée,
Eût arrêté son vol sur ta cime adorée;
Et les Nymphes des bois, aux gracieux contours,
Auraient voulu t’offrir le tribut des beaux jours.
Tous les Dieux.... mais, que dis-je, étrange conjecture!
Ne les as-tu pas vus ces dieux de l’imposture?
Non ceux que, de Byzance et du pays latin,
Pour le Dieu de Solyme a chassés Constantin;
Mais les Dieux impuissants de nos aïeux barbares;
Ces monstres adorés sous cent formes bizarres;
Divinités des Francs et des rois chevelus,
Et dont l’âge a brisé les temples vermoulus.
Avoir ouï les sons de la harpe gallique,
Alors que des Romains le dernier proconsul
Renversa dans nos bois le temple d’Irminsul;
Ou bien quand des Normands la horde sanguinaire
Assiégea dans Paris Louis le Débonnaire.
La vénération qu’on avait autrefois;
Les Dieux n’y viennent plus recevoir nos hommages;
On n’y voit plus errer de sanglantes images;
De ses doux attributs l’arbre est désenchanté;
Son ombre est sans terreur, son front sans majesté.
Toi seul as conservé ce sombre caractère
Qui semble recéler un effrayant mystère.
Magnifique, éloquent, bien que silencieux,
Véritable pasteur de ces sauvages lieux,
Ton aspect nous remplit de surprise et de crainte;
On hésite à percer la ténébreuse enceinte,
Où jamais en été les rayons du soleil
Ne virent folâtrer le papillon vermeil.
Tous les sites charmants chantés par les poètes,
Et ceux qu’ont reproduit les plus doctes pinceaux,
Ne sont rien, comparés à ces mouvants berceaux;
On s’y croit transporté sous la vague profonde
De ces vastes forêts des premiers jours du monde,
Quand, pour venger les cieux, la foudre, en longs éclats,
N’avait point mutilé leurs gigantesques bras.
O vieux héros des bois! ta monstrueuse tige
Aisément au rêveur fait croire ce prodige;
Soit qu’il médite, assis sous la noire épaisseur
Du hêtre, ton voisin, ton rival en grosseur,
Qui se rit de la foudre, et, dans les cieux qu’il cache,
Balance les rameaux de son triple panache,
Soit que, cherchant des lieux à l’homme plus soumis,
Il salue, en passant, ces deux chênes amis
Qui, bien que séparés par une large route,
Forment, en s’embrassant, une élégante voûte,
Et dont les troncs meurtris, vides et crevassés,
Semblent deux vieilles tours, filles des temps passés.
Tu règnes sur eux tous, vieux colosse sauvage,
Qui, pareil au palmier de l’africain rivage,
Noblement dégagé d’un branchage partiel,
Réserves tes rameaux pour les baisers du ciel.
Aussi, qui mieux que toi mérite la couronne!
La plèbe des forêts qui t’aime et t’environne,
T’a nommé justement son légitime roi,
Et les grands, tes voisins, s’inclinent devant toi!
CHARLES MARCHAND,
Passementier et chansonnier à Saumur.
Si l’on remontait à l’origine de la chanson et que l’on fît ressortir la puissance et l’influence qu’elle a exercée sur tous les esprits et à toutes les époques, on serait frappé des graves résultats qu’elle a amenés dans les mœurs publiques et dans les affaires générales. Qu’ils chantent, disait Mazarin, pourvu qu’ils paient. Il fallait bien payer; mais comme la bourse se désemplissait, la chanson faisait fermenter dans le cœur et dans l’esprit certains levains, qui, lors de leur circulation, ne furent certes pas du goût des oppresseurs. Molle et voluptueuse, elle énerve et entraîne dans la satisfaction amère des sens; brutale, elle place le bonheur suprême dans l’anéantissement de la raison, par l’ingurgitation du vin; frondeuse, tour à tour grave et railleuse, elle s’immisce dans la politique, et, dans plus d’une occasion, elle a frappé de haut et donné le coup de grâce. Mais trêve à cette dissertation et venons-en à M. Marchand et à ses chansons.
Nous manquons de renseignements précis sur ce poète chansonnier, mais du moins, nous savons qu’il est de Saumur, qu’il y exerce la profession de passementier, et de plus, qu’il est musicien. C’est en 1843, qu’il publia un volume de chansons. Dans la préface adressée à Charles Poncy, l’illustre maçon de Toulon, M. Marchand nous apprend que son éducation fut des plus élémentaires:
Pauvres couplets disséminés,
Peut-être à l’oubli destinés,
Partez, rimes aussi douteusement placées.
Poncy, je te l’ai dit déjà,
Jamais rien je n’appris, et j’en conviens sans honte,
D’école quelques ans à peine si je compte.
Jeune enfant, mon père abrégea
Mes leçons: il me dit: Tu sais écrire et lire,
Mon fils; tâche d’en profiter.
Tu sais bien aussi réciter:
C’est assez. A mes vœux, Charles, veux-tu souscrire?
De ton père apprends le métier.
Nos honnêtes aïeux ont poussé la navette;
De l’une à l’autre main tu sais comme on la jette;
Crois-moi, reste passementier.
Les chansons de Marchand ne sont d’aucune école, n’appartiennent à aucun parti; elles ne relèvent directement ni de la satire, ni de la politique; elles sont nées tout naturellement des mille petits événements qui composent la vie de l’homme; fonds banal qui ne manque à personne, mais qui a pris sous sa plume facile, des développements ingénieux. Il est fâcheux pour ce jeune chansonnier de n’avoir pas compris que les propos grivois, les froides équivoques, les jeux de mots hasardés n’ont plu, dans tous les temps, qu’à des cœurs corrompus ou à des esprits sans élévation. Nous ne saurions non plus trouver plaisantes les allures décolletées et la sempiternelle forfanterie vaudevilliste dans le couplet que nous citerons plus bas. Il s’agit de la mort. Voici ce pauvre couplet:
Vient frapper le pauvre barde,
Je lui dirai bien gaîment:
Allons donc, vieille camarde!
Du Styx je suivrai la route,
Sans regret et sans effroi;
J’aurai, je crois, nul n’en doute,
Du courage plus qu’un roi.
Nous ne savions pas, avant la lecture de ce derniers vers, que les rois étaient particulièrement renommés par leur courage vis-à-vis de la mort ou de la camarde, comme dit résolument M. Marchand. Mais, de par M. Marchand, ce point ne saurait être mis en doute, et il nous apprend, en outre, qu’il sera lui-même plus courageux qu’aucun d’eux. Du moins, il le croit, et nul n’en doute, ajoute-t-il. Si nous ne craignions de blesser M. Marchand, nous hasarderions ici un peut-être. Mais assez sur ce couplet.
M. Marchand est jeune, badin, gai, folâtre; son imagination est vive, ardente, vagabonde; il voit tout à travers la transparence prismatique de ses excellents vins des côteaux de Saumur. Plusieurs poètes modernes n’auraient pas la même excuse à donner pour le ton leste de leurs effusions poétiques. Nous remarquons, d’ailleurs, que ce chansonnier spirituel est particulièrement imitateur, et, à tout prendre, les défauts que nous lui reprochons ne lui appartiennent pas en propre. Mais l’âge et la réflexion feront justice de ces traditions routinières. Nous lui dirons encore sans crainte, parce que notre langage est sincère, que la vie ne doit pas être pour quelques-uns une fête et un banquet continuels, en présence des misères et des souffrances des masses; et que, à ce point de vue, chanter l’amour, le vin et la folie, c’est chanter, à coup sûr, d’une voix fausse autant que surannée.
La poésie est une espèce d’arbre de science, sur lequel sont greffées de nombreuses boutures, représentant les différents genres qui la constituent, et dont chacune, sans distinction, peut donner la vie ou la mort. Le poète doit donc, quel que soit le genre qu’il adopte, tendre à l’utile, au moral, au charitable; autrement il manque au mandat qui lui avait été confié par la Providence. Chantez; très bien; il faut par intervalles de la gaîté à l’homme, mais ne soyez jamais ni grossier, ni cynique; la morale d’Épicure n’était bonne que pour des païens.
L’arbre de poésie, tel que le font fleurir les poètes du peuple de notre temps, ne produit que des fruits savoureux, et, dès à présent, nous y voyons le rameau qui appartient à M. Marchand; mais, pour être plus sain, plus vigoureux, plus vert, ce rameau doit être débarrassé des insectes malfaisants qui pourraient le dessécher.
Marchand est plein de finesse et de mesure dans le père Malessard; naïf et malicieux dans le nouveau Propriétaire; sensible et touchant dans l’Enfant de la Savoie. Nous citerons avec plaisir deux pièces de vers d’un genre différent, mais qui, malgré quelques négligences, font également honneur au talent poétique du chansonnier de Saumur et à ses sentiments:
LE MOUSSE DE LA LOIRE.
Barcarolle dédiée à Madame Ch. Marchand.
Si le vent s’apaise,
Nous partirons, c’est certain;
François, es-tu bien aise?
Et, trop surpris, moi je pleure;
Je suis fou, car j’attends l’heure
Qui va nous éloigner du port;
Je souffre! mon cœur bat trop fort!
O mon père!
O ma mère!
Je vais donc vous revoir!
Le cœur me bat d’espoir.
Fin de la semaine:
Ma bonne mère à genoux
Aura fait sa neuvaine.
Ce soir, à la bonne vierge
Elle ira porter un cierge,
Et la mère des matelots
Va de suite apaiser les flots.
Des arts, de la gloire!
S’il ne sent pas le retour,
Meurt l’enfant de la Loire!
Rarement son ciel se voile;
L’eau reflète mieux l’étoile
Sous un beau ciel rempli d’azur;
L’air y doit être bien plus pur.
Le bourg de Dampierre,
De Saumur le beau chemin,
Le clocher de Saint-Pierre;
L’eau me semble aussi plus belle;
Des moulins je crois voir l’aile.
Salut, délicieux côteau;
Demain je verrai le château.
VERS SUR L’INONDATION DE LA LOIRE.
17 Janvier 1843.
Bouillonnait dans nos murs, renversait notre digue,
Lorsque sur le côteau, le regard indécis
Cherchait de notre pont les cintres rétrécis,
La Loire, en ce moment, n’était qu’un lac immense,
Abîmant tour à tour nos rives sans défense.
Soudain un cri d’horreur, poussé non loin du port,
Vibre dans le lointain; c’est le cri de la mort.
Le hardi riverain de l’imposante masse
Comble rapidement la première crevasse;
Sans retard et sans trève, en vain il a lutté,
Le courant incessant, par l’homme rebuté,
A quelques pas de là, sur la digue moins sûre,
Refait presque aussitôt une autre déchirure.
Ouvriers courageux, pour vous point de secours;
Luttez contre un torrent qui menace toujours;
Le danger c’est la mort; il n’est plus d’espérance!
Paisibles habitants du jardin de la France,
Abandonnez le lieu qui nous donna le jour.
Qui diffère un instant est perdu sans retour.
Ce fleuve comprimé, s’il se fait un passage,
Va couvrir de vos toits la bruyère sauvage,
Déchirer votre sol; de vos arbres si beaux
L’on n’apercevra plus que les derniers rameaux
Et ces mille pensers que nous donne la crainte
Torturaient le mortel, qui n’avait plus de plainte.
Partout même danger, en tous lieux même effroi.
Ecoutez résonner le sinistre beffroi.
Comment abandonner la chaumière rustique
Et le vaste foyer et le grand meuble antique,
Ces sillons productifs qui sont ensemencés,
L’ouche qui va fleurir ses rameaux élancés?
Le riche, aux biens épars, peut changer de demeure;
Le pauvre, lui, jamais... ou bien, il faut qu’il meure.
Hâtez-vous! emportez le trésor le plus cher;
De la bêche et du soc n’oubliez pas le fer;
Ce métal et vos bras voilà votre richesse!
La terre, au laboureur! au riche, la paresse!
Et la mère, en priant, détache et réunit
Le crucifix d’ébène et le rameau bénit.
Tout fuit.... enfants, troupeaux. La femme demi-morte
Jette un dernier regard, puis referme la porte.
Là, dans le même endroit, pêle-mêle entassés,
Enfants, hommes, vieillards, tous étaient menacés.
De son lit de douleur la malade enlevée
Oubliant tout son mal, gisait sur la levée;
De son sang amassant le reste de chaleur,
Ses membres amaigris retrouvaient leur vigueur.
Mais l’eau mouille leurs pieds; où trouver un refuge?
Horreur! grâce! pitié! c’est un nouveau déluge.
Là, si le prêtre ami ne peut les secourir,
Du moins l’homme sacré leur apprend à mourir.
Aux progrès du fléau l’homme toujours s’oppose;
Si le danger s’accroît, lui jamais ne repose.
A son but généreux l’ouvrier arrivant
Du fleuve courroucé semble un rempart vivant;
Du terrain précieux si l’élément perfide
Enlève brusquement le seul endroit solide,
Décidé, courageux, l’homme déterminé,
Pour combler le dégât revient plus obstiné.
Au plus fort du danger n’existe plus la haine;
Les bras, anneaux mouvants, ne forment qu’une chaîne.
Dieu qui veillait sur vous, secondait vos efforts,
Courageux campagnards! oh! que vous étiez forts!
Le fleuve débordé pourtant croissait encore.
Cette nuit, sans sommeil, on attendit l’aurore.
La crainte d’un malheur nous tenait éveillés;
Les enfants, le matin, seuls avaient sommeillés;
Quand vint poindre le jour, la foule consternée
Contemplait tristement notre cité cernée:
Lisez, enfant naïf, vieillard observateur:
L’eau de l’homme a passé quatre fois la hauteur.
Regardez un instant cette pile solide
Arrêter, comprimer le courant trop rapide.
Il recule, il revient, il a pris un détour;
Il a vaincu l’obstacle, il bouillonne à l’entour.
Lasse de son effort, la Loire enfin s’affaisse;
Chaque lame en passant légèrement s’abaisse,
Et le flot impuissant ne peut plus humecter
Le chiffre indicateur que l’on vient consulter.
La frayeur disparaît, et la douce espérance,
Baume consolateur, efface la souffrance.
Tel un convalescent conserve sa pâleur
Longtemps encore après sa dernière douleur.
La frayeur agissant sur notre âme attérée
Ne permet pas encor la joie inespérée;
Mais le cœur se desserre, et l’on peut exprimer
L’espoir inattendu qui vient nous animer.
Rentrez tous au foyer redire la prière;
Contemplez en passant la solide barrière
Qui seule a défendu vos bois et vos moissons.
Mères, plus de frayeur, regagnez vos maisons.
Oh! vienne un beau soleil, vous verrez le rivage,
Nouvellement fleuri vous offrir un passage;
A l’endroit où bondit le flot dévastateur,
Vous ne trouverez plus que la mousse, une fleur,
Un sentier non frayé, l’herbe qui, trop pressée,
Va plier sous vos pieds humectés de rosée.
Evitez en passant l’épi jaune et fluet;
Sur le bord des sillons ramassez le bluet.
Arrêtez-vous ici; là, derrière la haie,
Veille un dogue grondeur, qui jappe et vous effraie.
Admirez sur les bords d’un rivage sans fin
Les oiseaux sautiller sur le sable si fin.
Vous y verrez l’enfant, jaloux de leur ramage,
Leur tendre des filets pour repeupler sa cage,
Puis, d’un vol mesuré tous par deux réunis,
Les oiseaux effrayés regagneront leurs nids.
Quand des hommes actifs auront comblé la brèche,
Chacun alors pour soi dirigera sa bêche;
Agriculteur ardent, au travail adonné,
De nouveau possesseur du toit abandonné,
Pour réparer le tort des vagues désastreuses,
Il emploira du jour les heures les plus nombreuses;
Lorsqu’au mois le plus chaud, par la fin d’un beau soir,
Près du fleuve paisible il reviendra s’asseoir;
De loin apercevant son enfant plein de joie
Remonter le courant, sans crainte qu’il se noie,
A peine rassuré, douteux de l’avenir,
Il redira ces mots, qu’il ne peut retenir:
Dieu, seul régulateur du ciel, de la lumière
Préserve nos hameaux, protége la chaumière.
A RÉFOUR[H].
HIPPOLYTE VIOLEAU,
Fils d’un maître voilier de Brest.
Hippolyte Violeau est né à Brest. Encore enfant il voyait se lever devant lui un horizon calme et serein. Son père, fatigué de ses courses, devait, au retour d’un dernier voyage, établir une voilerie pour les navires marchands, et achever ses jours paisiblement au sein d’une famille chérie. Avec une retraite de sept à huit cents francs, avec les bénéfices de la voilerie, et par dessus tout cela avec un legs d’une douzaine de mille francs qu’on attendait d’une vieille tante, le maître voilier devait marier avantageusement ses deux filles et payer au collége de Nantes la pension du petit Hippolyte qui montrait d’heureuses dispositions. Une série de malheurs vint traverser tous ces projets: le maître voilier ne tarda pas à mourir au Fort-Royal; la tante mourut aussi, peu après, ayant détruit son premier testament pour en faire un second, qui instituait un cousin éloigné son légataire universel, et enfin, un oncle qui avait écrit de ne point s’inquiéter: qu’il remplirait le vœu exprimé par le père de mettre le jeune Hippolyte au collége de Nantes, vint, trois mois après l’envoi de sa lettre, à rendre le dernier soupir. La famille du voilier se trouva bien près de la misère. Cependant, la veuve, en travaillant avec sa fille aînée, réussit à nourrir ses deux autres enfants.
A douze ans, Hippolyte savait lire, grâce aux soins de sa sœur aînée, et il pouvait, grâce à l’obligeance d’un commis de la marine, former de grosses lettres.
Mais un ordre d’embarquer força le maître à laisser son jeune écolier continuer tout seul ses études calligraphiques.
Comme Lebreton, comme cent mille de ses pareils, Violeau devait, pour apprendre un état passer par le dur apprentissage de l’atelier. L’atelier, où des hommes ignorants, grossiers, cyniques, insultent, à toute heure, à la morale, à la religion: l’atelier, ce perpétuel va-et-vient d’odieux propos, où le blasphème se croise avec l’obscénité; l’atelier, ce hideux lupanar de toutes les brutalités. Quel séjour pour un enfant modeste, délicat, faible, chétif, accoutumé au langage doux et pieux de sa mère et de ses sœurs vivant dans la crainte de Dieu!
Mais Hippolyte ne se plaignait pas; il craignait d’affliger sa mère. Il s’efforçait même, chaque fois qu’il rentrait de montrer un visage gai. Il ne trompa pas longtemps le regard de sa famille. Au lieu de prendre des forces avec l’âge, il devenait plus faible; la vérité fut devinée ou avouée. Mais alors le pauvre enfant représenta à sa mère et à ses sœurs qu’elles avaient déjà trop fait pour lui, qu’il était d’âge à gagner sa vie. On avait pris un parti décisif: on retira Hippolyte de l’atelier, et on lui dit que, son père étant mort au service de l’état, il avait droit, comme fils de veuve, à un emploi dans un bureau dépendant de la marine. Droit n’est pas faveur: au bout de plusieurs années seulement, après des démarches constantes, Hippolyte obtint enfin une place de quatre cents francs au bureau des hypothèques.
C’est de ce temps que datent les beaux jours de ce jeune homme si longuement éprouvé. Au bureau des hypothèques, Hippolyte trouva ce qu’il y a de plus précieux au monde, un ami dans la personne de M. Pierre Javouhey, jeune homme modeste, sage, pieux, le neveu d’une des femmes les plus respectables par ses vertus chrétiennes, Mᵐᵉ Javouhey, fondatrice et supérieure générale de l’ordre de saint Joseph de Cluny. Les mêmes croyances, les mêmes goûts devaient attirer l’un vers l’autre ces deux nobles jeunes gens, imbus des mêmes principes de devoir et de vertu. Pierre avait peut-être un caractère plus ferme, plus décidé; Hippolyte était plus doux, plus sensible; mais ces légères différences servaient plutôt à resserrer les nœuds de l’amitié qu’à les détendre. Dans leurs excursions champêtres aux environs de Brest, que d’aimables projets formés, qui n’avaient d’autre but que le bonheur de la famille, le soulagement de l’humanité et la glorification de Dieu! Que d’études sérieuses, que de longs travaux pour acquérir une petite fortune suffisante à l’acquisition d’une maisonnette à la campagne avec un beau jardin!
Rêves heureux! plus heureux que la réalité même, parce qu’ils n’ont pas sa tiédeur!
Mais ce grand bonheur de l’amitié devait être de courte durée; Pierre partit pour la Guyane française. Mortellement atteint par le climat de cette île, Pierre, après quelques années de souffrance, expira, demandant son ami, et lui léguant tout ce qu’il possédait: cent francs pour l’aider à publier un livre.
Si l’on nous demandait dans quelles circonstances éclata la vocation poétique du jeune Violeau, nous répondrions que ce fut probablement à l’occasion du départ de son ami et que cette vocation prit un grand développement de l’absence. Quand une douleur poignante laboure l’âme profondément, elle fait naître l’éloquence sublime du cœur. On trouve dans les poésies de M. Violeau une sensibilité vraie, pénétrante, unie à une touche fine, délicate, gracieuse, toujours amie de la simplicité des mots, bien qu’elle s’élève parfois dans une région d’idées très élevée. Nous donnons à nos lecteurs une de ses meilleures pièces de vers intitulée A mon Ami absent, c’est-à-dire M. Pierre Javouhey:
A MON AMI ABSENT.
Eloigna ton vaisseau des bords de l’Armorique,
Quand ta voile s’enfla sous le vent du départ,
Quand tu mis tout ton cœur dans un dernier regard,
La coupe de tes jours te sembla trop amère;
Tu n’y vis que dégoût, infortune, misère;
Ton courage faiblit; tu ne pus espérer,
Et, détournant les yeux, il te fallut pleurer.
«Ainsi donc, as-tu dit, ainsi s’use ma vie!
»Pas un jour n’est passé sans tromper mon envie.
»Pas un toit où, le soir, je trouve à m’abriter,
»Qu’il ne faille, au matin, saluer et quitter!
»A vingt pays divers mon passé se partage;
»L’un garda mon berceau pour s’en faire un otage;
»L’autre sourit de loin avec mes jeux d’enfant;
»L’autre me salua lauréat triomphant.
»Celui-ci me voyait, adolescent encore,
»Epier sur ses monts le lever de l’aurore:
»Celui-là m’accueillait, confiant, affermi,
»Et toujours appuyé sur le bras d’un ami.
»Tous ont un souvenir où mon esprit se pose;
»Tous de mon cœur aimant ont gardé quelque chose;
»Et partout je n’ai fait qu’un séjour passager,
»Et j’ai traîné partout l’ennui de l’étranger.
»Ainsi s’en vont mes jours pleins de trames coupées,
»De liens dénoués, d’affections trompées.
»Ainsi, toujours errant, il me faudra vieillir
»Et semer en tout lieu pour ne point recueillir....
»Oh! que n’ai-je plutôt, dans ma route pénible,
»Réuni tous mes soins à me faire insensible!
»Que n’ai-je, insoucieux des passants du chemin,
»Repoussé cet ami qui me tendait la main!
»Plus sage et plus heureux dans ma courte carrière,
»Je ne tournerais point mes regards en arrière;
»Tout entier dans moi-même et n’aimant nulle part,
»Je serais sans regrets au moment du départ.»
Bientôt tu ne vis plus nos côtes effacées,
Et moi, de ce rivage où tu m’avais quitté,
Je perdis ton vaisseau par les flots emporté.
Que mon âme fut triste et ma douleur amère!
Je perdais mon ami, mon Mentor et mon frère.
Je redisais cent fois les mots de ton adieu;
Je racontais ma perte à la nature, à Dieu.
Ta voile qui fuyait de tant de vœux suivie,
Semblait me dérober la moitié de ma vie.
J’évoquais mes beaux jours écoulés près de toi,
Et tous me répondaient et pleuraient avec moi.
A, d’un fardeau plus lourd, chargé nos destinées,
Et l’absence, toujours assise à notre seuil,
Laisse à notre amitié ses regrets et son deuil.
De loin en loin, à peine une lettre bénie
Apporte à l’un de nous une joie infinie
Et, pleine de douceur, de constance et de foi,
Dit: l’ami vit encore et se souvient de toi.
Oh! oui, souvenons-nous, souvenons-nous ensemble;
Qu’à défaut du présent, le passé nous rassemble!
Refais-moi ces récits tant de fois écoutés;
Dis-moi si tes déserts ont de grandes beautés.
N’as-tu pas des rochers, une aride montagne
Qui rappellent un peu ma mère la Bretagne?
N’as-tu pas, dans les eaux, dans les vents, dans les bois,
Entendu comme un chant qui te semblait ma voix?
Je voudrais tout savoir. Sur ta nouvelle terre
N’est-il rien qui ressemble au vallon solitaire,
Au chant de nos oiseaux, au murmure si doux
Du ruisseau qui fuyait sous des buissons de houx?....
Mêle tes orangers à mes genêts sauvages;
Mêle à tes cieux d’azur, mes cieux pleins de nuages!
Tu t’en souviens encor puisque tu les aimais.
Les annales du cœur ne s’effacent jamais.
Moi qui, loin de mon toit, n’ai rien voulu connaître,
Je n’ai point déserté mon indigent berceau:
Les flots bleus, les rochers, le vallon, le ruisseau,
Comme à mon cœur enfant, parlent à ma jeunesse;
Mais, ami, c’est ton nom qu’ils répètent sans cesse,
Et je sens pour nous deux une tendre pitié
Lorsque je vois l’absence où riait l’amitié.
La plus sainte union ne peut être durable;
Tout ce qui tient à l’homme est triste et misérable.
Nous ne nous rencontrons que pour nous dire adieu;
Nous fuyons dispersés par le souffle de Dieu.
L’un s’arrête et nous quitte; un autre nous devance.
Sans guide, sans soutien, on se hâte, on s’avance,
Toujours plus isolé dans l’aride chemin;
A peine se fait-on un salut de la main.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
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S’il revenait un jour!.... Il reviendra, sans doute;
De mon chaume qu’il aime il reprendra la route;
Il reviendra chantant, le front épanoui....
Dieu! s’il ne trouvait plus mon accueil réjoui!
L’hirondelle, au retour de son lointain voyage,
Revoit bien le clocher, le ciel bleu, le feuillage;
Mais, dans ces lieux charmants que le Seigneur bénit,
Revoit-elle toujours sa fenêtre et son nid?
Tu prendras le sentier qui mène à ma cabane,
Si tu ne revois point les houx que j’aime tant,
Et dont tu demandais une branche en partant;
Si, malgré le printemps qui viendra de renaître,
Sans y trouver des fleurs, tu revois ma fenêtre,
Lorsque tu frapperas en disant:—Ouvrez-moi!
Si ma porte aussitôt ne s’ouvre point pour toi,
Si tout, en te voyant, n’a pas un air de fête,
Si l’hospitalité n’a point de table prête,
Si personne ne pleure en disant:—Te voilà!
Alors, ô mon ami, je ne serai plus là.
Consacre au souvenir une soirée entière.
Au milieu des tombeaux des pauvres sans renom,
Cherche une croix modeste où tu liras mon nom.
Pour garder mon sommeil, tu la verras penchée,
Si le délai fatal ne l’a point arrachée;
Car ce n’est pas assez pour le pauvre importun
D’être, pendant ses jours, repoussé de chacun,
Il faut, lorsque vient l’heure où sa force succombe,
Qu’il n’ait pas même à lui la place de sa tombe!
La fosse aussi s’achète et, le délai passé,
Pour un hôte nouveau l’indigent est chassé.
Cette cité des morts où l’on nous abandonne!
Que l’on jette mes os à l’un ou l’autre bout,
A l’ombre de la croix l’espérance est partout:
Partout, ami, partout, sur l’herbe ou sur la pierre,
Tu peux interroger mon âme et ma poussière,
Quelque part que je sois, je te dirai toujours:
Ami, ne pleure point; la vie est peu de jours.
Sois prêt à me rejoindre à la première aurore;
Je t’attends dans le ciel pour te chérir encore.
Dans les mêmes soleils nous devons habiter;
Nous devons nous revoir pour ne plus nous quitter.
L’ange de l’amitié, cher aux saintes phalanges,
Là-haut comme ici bas est le plus beau des anges;
Quand, de l’éternité le jour immense a lui,
Nos plus doux sentiments se confondent en lui.
L’amour, sans vains désirs, sans sexe, sans mystère,
N’est plus aux pieds de Dieu ce qu’il est sur la terre;
Mais l’amitié n’a rien qu’il lui faille épurer,
Elle remonte au ciel sans se transfigurer.
Cependant, avant d’écrire ainsi, Hippolyte avait postulé dix-huit mois inutilement. Il avait alors beaucoup de temps à lui, et, comme il éprouvait déjà un vague désir de poésie, il composa secrètement une pièce de vers, qu’il envoya, secrètement aussi, à un Journal de Brest. La pièce péchait par la forme, mais le rédacteur, homme d’esprit et de conscience, vit dans ce premier coup d’essai comme la lueur d’un talent futur. Il invita donc l’auteur à venir le voir pour causer de sa pièce. Le jeune homme fut enchanté. La réception fut toute bienveillante. La pièce en question dénotait les dispositions les plus heureuses; la nature avait traité Hippolyte en véritable privilégié, mais..... fatal mais! il s’y trouvait des fautes énormes contre la prosodie, voire même probablement des fautes d’orthographe, et, pourtant, l’homme de l’art encourageait l’enfant de la nature; il fallait travailler..... tout le monde peut travailler... et bientôt Hippolyte, rompant les entraves qui s’opposaient à l’essor de son génie, planerait triomphant. En termes plus simples, le rédacteur donna des encouragements à Hippolyte, qui se retira désespéré. Était-ce amour-propre d’auteur froissé? Peut-être bien un peu; mais lui, moins que mille autres, devait souffrir de cette faiblesse; car les observations du rédacteur le blessaient surtout en vue de sa famille. Tant de rêves décevants évanouis! tant de châteaux en Espagne renversés! Lui qui voulait surprendre sa mère et ses sœurs par un grand succès littéraire! Et quand on parvient par son talent à forcer la considération publique, on ne cherche plus une place avec une constance si malheureuse! Les rôles changent..... le protecteur s’empresse d’aller au devant du solliciteur, et la fortune, cette déesse sauvage et insaisissable pour le malheureux, vient au devant de vous, le visage épanoui, la parole caressante! La porte d’airain de son temple se brise et l’élu de la poésie devient l’heureux du jour... O rêves, rêves, rêves!!! Tombé du haut de ces illusions fortunées, le pauvre Hippolyte se sent à peine la force de marcher... Il entre timidement dans une église, et, se jetant à genoux, il soulage son cœur oppressé en répandant un torrent de larmes.
Pour la première fois de sa vie, il en coûtait au malheureux Hippolyte de revenir sous le toit de sa famille. Quand il rentra, ses sœurs remarquèrent sa pâleur, ses yeux gonflés, son émotion mal déguisée. Qu’était-il arrivé? Il fallut bien des détours ingénieux, bien des instances de tendresse pour arracher le trait de son cœur encore saignant. Mais il y avait de l’argent à la maison; vingt francs destinés depuis longtemps à des emplettes utiles. Ces excellentes sœurs ne pensent qu’à une chose, au chagrin de leur frère, et, dans un même élan de tendresse, elles lui dirent: «Nous nous passerons de ce que nous voulions acheter; prends notre argent, et fais-toi donner des leçons.» O vertu du pauvre, ô plaisirs de l’âme, voilà de vos moments!
Ces vingt francs payèrent, en effet, trois mois de leçons. C’est donc à ces vingt francs de ses sœurs bien aimées qu’il dut l’instruction nécessaire de la forme; le reste il le doit à Dieu et à l’amitié.
Le premier recueil de poésies d’Hippolyte Violeau parut en 1841 sous le titre simple de Loisirs. Ce fut un heureux début: sans protecteurs, sans amis, sans annonces, ce livre, dédié à la sainte Vierge, s’écoula rapidement. Encouragé par ce succès, Hippolyte concourut aux jeux floraux de 1842, et obtint une violette d’or. Sa réputation s’étendait: émue de la gloire d’un de ses enfants, la ville de Brest lui fit présent d’une boîte contenant mille francs en or et de quelques livres. Hippolyte dédia son second recueil de poésies à cette ville bienveillante et éclairée, qui, par ce noble procédé, donnait un touchant exemple.
Parmi les suffrages qui durent lui être plus particulièrement chers, nous placerons en première ligne ceux de l’évêque de Quimper et de l’archevêque de Lyon, qui tous les deux écrivirent gracieusement à l’auteur, après la réception de son livre. Voici la lettre de ce dernier prélat:
Archevêché de Lyon.
C’est avec une vive reconnaissance, Monsieur, que j’ai reçu l’ouvrage que vous avez bien voulu m’envoyer. Ce souvenir de votre part m’a fait d’autant plus de plaisir que j’avais lu avec admiration les vers qui ont été publiés de vous dans plusieurs journaux. Vous avez eu une heureuse idée de les réunir en un volume. Il ne faut pas que les choses saintes soient profanées par tant de choses païennes que propagent les feuilles publiques. Vos inspirations sont trop célestes pour les mêler aux publications si terrestres de tous les jours.
Je voudrais bien que quelque circonstance vous amenât dans nos contrées; ce serait pour moi une grande consolation de faire votre connaissance.
Si vous avez la permission de publier la lettre de votre évêque en tête de vos Loisirs, je vous autorise aussi à y joindre la mienne. Je fais des vœux pour qu’elle puisse vous être utile. Je suis persuadé que les supérieurs des petits séminaires s’empresseront de donner votre ouvrage en prix à leurs élèves, surtout après les sages précautions que vous avez prises.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mon sincère dévouement.
L. J. M. cardinal de Bonald,
archevêque de Lyon.
MAGU.
Tisserand à Lizy-sur-Ourcq.
Magu est né au village de Tancrou, canton de Lizy. Pendant trois hivers, seulement, il reçut dans une école primaire une instruction fort incomplète alors. Il passait l’été, comme plusieurs de ses camarades, aussi pauvres que lui, à ramasser des pierres, moyennant un salaire des plus minces, et à extirper des chardons dans les champs. Sorti de l’enfance, il apprit l’état de tisserand. Poussé par un instinct secret, Magu, à ses heures de loisir, lut avidement plusieurs almanachs des muses et quelques autres recueils de pièces fugitives. Mais son plaisir fut extrême quand La Fontaine tomba entre ses mains. Son penchant pour la poésie se déclara alors par plusieurs pièces de vers qui décelaient d’heureuses dispositions; on y trouvait de l’abondance, de la grâce et de la facilité.
Mais, doué d’un grand sens, Magu comprit tout d’abord que, s’il se livrait entièrement aux inspirations de sa muse, il conduisait sa famille et lui-même à la misère. Il se livra donc régulièrement à un travail manuel de douze heures. Et, loin que ce travail éteigne son énergie, il semble, après qu’il l’a achevé, plus frais et plus dispos: son imagination s’élève, son esprit s’anime, son cœur s’épanouit; n’a-t-il pas rempli avec résignation le saint devoir d’assurer l’existence de ses enfants? Cette pensée consolante vivifie son être; il se livre avec abandon à l’inspiration; comme la chrysalide il subit une métamorphose: le tisserand devient poète. L’ouvrier a aussi parfois ses préoccupations, mais elles sont innocentes et toutes d’intérieur: pendant que, la tête penchée sur son métier, il promène d’un mouvement égal sa navette agile, il reçoit la visite d’une abeille, qui lui inspire les vers suivants:
A ma fenêtre monotone
Où jamais le soleil ne luit,
Vois-tu, dans sa retraite creuse,
Cette araignée à forme hideuse
De ton aile écoutant le bruit?
Le féroce instinct qui le guide,
Serait de te mettre en lambeaux;
Viens, sur ma main que je te porte;
Viens donc, je t’ouvrirai la porte;
N’approche plus de mes carreaux.
Dans nos jardins, dans nos campagnes,
L’air est pur et doux ce matin;
Tant de fleurs t’offrent leurs prémices!
Va te suspendre à leurs calices;
Enrichis-toi de leur butin.
Pars si tu n’es pas endormie;
Va, profite de la saison:
Demain il se peut que l’orage
T’empêche d’aller à l’ouvrage
Et te retienne à la maison.
Dans les airs maintenant tu voles,
Et tu me dois la clé des champs.
Oh! combien je voudrais te suivre!
Ici le sort me force à vivre
Loin de mes goûts, de mes penchants.
Quelles images gracieuses! quelle douceur de sentiments! quelle résignation touchante dans cette allocution poétique!
Son talent se montre sous un autre aspect dans la réponse qu’il fait à une pièce de vers anonyme se terminant ainsi:
RÉPONSE DE MAGU.
Dieu! mes yeux sont-ils bien ouverts?
Un papier où ma destinée
Se dévoile et grandit, ô prophétiques vers!
Je m’appelle Magu; je suis grand, je suis sage;
Je suis un être surhumain.
A mes rares vertus chacun doit rendre hommage,
Un S me manquait, je la prends, je suis mage,
Comme l’écrit une invisible main.
Vite, dressez-moi des autels;
De mes pieds baisez la poussière;
Je suis le plus grand des mortels.
Qui compose mes vêtements;
Je suis magicien, savant et philosophe,
Et je commande aux éléments.
Vite, dressez-moi des autels;
De mes pieds baisez la poussière;
Je suis le plus grand des mortels.
Je puis, quand il me plaît, évoquer les démons,
Et des lieux les plus bas faire monter le diable
Sur les plus hauts des monts.
Si je voulais, pourtant j’aurais un grand trésor;
Flamel auprès de moi ne serait qu’un novice
Pour fabriquer de l’or.
Vite, dressez-moi des autels;
De mes pieds baisez la poussière;
Je suis le plus grand des mortels.
Sans machine à vapeur, sans aucun appareil;
Et comme, en vous couchant, vous soufflez vos chandelles,
Je puis éteindre le soleil.
Mes bons vers suffiraient pour illustrer mon nom;
Mais, qu’en ai-je besoin? je vivrai dans l’histoire
Plus que Napoléon.
Vite, dressez-moi des autels;
De mes pieds baisez la poussière;
Je suis le plus grand des mortels.